8539887 Thomas More LUtopie Ou Traite de La Meilleure Forme de Gouvernement

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REPRES CHRONOLOGIQUES

HISTOIRE

VIE CULTURELLE

1450 Essor de l'imprimerie. 1453 Fin de l'Empire de Byzance. 1455 Dbut de la guerre civile dite Guerre des DeuxRoses (entre Richard d'York la rose blanche et Henri VI de Lancastre la rose rouge). 1461 Mort de Charles VII ; avnement de Louis XI. 1463 Cration des Etats gnraux des Pays-Bas. Marsile Ficin commence traduire Platon. Naissance de Pic de la Mirandole (1463-1494). Naissance de Guillaume Bud (1467-1540). Naissance d'Erasme (1469-1536). Naissance de Machiavel (1469-1527). L'imprimerie est introduite en Sorbonne. Naissance d'A. Durer (1471-1528). Marsile Ficin : Institutiones platonicae.

1467 Charles le Tmraire succde Philippe le Bon. 1469 Isabelle de Castille pouse Ferdinand d'Aragon. 1987, FLAMMARION, Paris,

pour cette dition et pour la traduction de Marie Delcourt. (l rc dition : 1966) ISBN : 2-08-070460-5

1470 1471

L'UTOPIE

REPRES CHRONOLOGIQUES

1473 1474 1475 Charles le Tmraire envahit la Lorraine. 1476 Charles le Tmraire battu par les Suisses. Rvolte de la Lorraine. 1477 Mort de Charles le Tmraire. 1478 1481 Institution de l'Inquisition en Espagne. Torquemada. 1482 1483 Mort de Louis XI. Mort d'Edouard IV ; Richard III, son frre, s'empare de la couronne d'Angleterre en faisant a s s a s s i n e r les fils d'Edouard. 1484 Bulle papale contre la sorcellerie.

Naissance de Copernic (1473-1542). Naissance de l'Arioste (1474-1533). Naissance de MichelAnge (1475-1564).

1489 1490

Commynes commence la rdaction des Mmoires. Naissance de Thomas Munzer (1490-1525). Lefvre d'Etaples : Introduction la Mtaphysique d'Aristote. Naissance d'Ignace de Loyola. Lefvre d'Etaples : Paraphrase sur la Physique d'Aristote. Naissance de Rabelais (1494-1553).

1491 Cration de l'Universit d'Upsal.NAISSANCE DE THOMAS MORE

1492 C h r i s t o p h e Colomb aborde aux Antilles. 1494 Chute des Mdicis Florence. 1495 Constitution de la Sainte Ligue.

Dcouverte de l'embouchure du Congo. Naissance de Luther (1483-1546). Naissance de Guichardin (1483-1540). Naissance de Raphal (1483-1520). Naissance de Zwingli (1484-1531). Marsile Ficin traduit Plotin. Rencontre de Marsile Ficin et de Pic de la Mirandole. Voyage de Covilham et Pava d a n s l ' o c a n Indien. Condamnation de Pic de la Mirandole par le pape. Bartolomeu Dias double le cap de Bonne-Esprance.

1497 Excommunication de Savonarole. Dbut du voyage de Vasco de Gama. 1498 Mort de Charles VIII ; avnement de Louis XII. Mort de Savonarole. 1500 1501 Des esclaves noirs partent pour l'Amrique. 1503 1507 1509 En Angleterre, Henry VIII succde Henry VII (il rgnera jusqu'en 1547). Il pouse Catherine d'Aragon. 1511

Naissance de Melanchthon (1497-1560).

Erasme : Adages.

premiers

Albuquerque en Inde. Naissance de Michel de l'Hospital (1507-1573). Naissance de Calvin (1509-1564). Naissance de Michel Servet (1509-1553). Naissance d'Etienne Dolet (1509-1546). Erasme : Eloge de la Folie.

1486

1488

101512 1513 1514 Mort de Louis XII. 1515 Avnement de Franois I er . Wolsey, chancelier d'Angleterre. 1516 Mort de F e r d i n a n d d'Aragon. Avnement de Charles Quint. 1516

L'UTOPIE

REPRES CHRONOLOGIQUES

11 Vives : De ratione studii. Holbein : portrait d'Erasme. L u t h e r : Lettre aux princes de Saxe. Erasme : De libero arbitrio. Naissance de P. de Ronsard (1522-1585). Naissance de F. Hotman (1522-1590). Luther : De servo arbitrio. Naissance de Breughel le Vieux. Mort de Mntzer. Ignace de Loyola : Exercices spirituels.

Naissance de Mercator (1512-1594). Naissance de Jacques Amyot (1513-1593). Guillaume Bud : Deasse.

1524 Mort de Bayard. Pizarre chez les Incas.

Naissance de sainte Thrse d'Avila (1515-1582). Erasme dite le Nouveau Testament.

1525 Bataille de Pavie.

Machiavel : Le Prince. Thomas More : L'Utopie. L'Arioste : Le Roland furieux. Pomponazzi : Tractatus de immortalitate animi. Publication des 95 thses 1517 de Luther contre les indulgences. Naissance d'Ambroise Par (1517-1590). Luther : Appel la 1520 Camp du Drap d'or. Dcouverte du dtroit de noblesse chrtienne ; De captivitate babylonica; De Magellan. Rvolte du Mexique libertate christiana. contre Corts. 1521 Dite de Worms ; elle Machiavel : De l'art de la met Luther au ban de guerre. Melanchthon : Loci l'Empire.communes.

1526 1527 Henry VIII et Franois Ier font la guerre Charles Quint. 1529 Opposition du pape Clment VII au divorce d'Henry VIII. Disgrce de Wolsey. Thomas More chancelier d'Angleterre. 1530 Couronnement imprial de Charles Quint. Confession d'Augsbourg. 1531 Henry VIII se dclare chef de l'Eglise anglaise. 1532 Dmission de Thomas More.

Le luthranisme, religion d'Etat en Sude et au Danemark. Triomphe de la Rforme. Dveloppement de l'anabaptisme aux Pays-Bas. Guillaume Bud : Commentarii linguae graecae.

Naissance d'Henri Estienne (1531-1598).Rabelais : Grandes et inestimables chroniques de Gargantua. Faits et prouesses de Pantagruel. Robert Estienne : Thsaurus linguae latinae. Calvin a d h r e la Rforme.

1522 L'Inquisition aux PaysBas. Naissance de l'anabaptisme en Allemagne.

Erasme ': Colloques.

Naissance de J. du Bellay (1522-1561). Luther : De l'autorit temporelle.

1533 Henry VIII pouse Ann Boleyn.

12Naissance d'Elizabeth. Thomas Cromwell chancelier de l'Echiquier. 1534 Dbut de la rvolte du Prou contre Pizzare.

L UTOPIE

Naissance de Montaigne (1533-1592). J a c q u e s C a r t i e r au Canada. Rabelais : Vie du grand Gargantua. Bud : De transitu. La Rforme adopte Genve.

THOMAS MOREET

1535 Massacre des anabaptistes Mntzer. Franois Ier et Charles Quint reprennent la guerre. 1536 Excution d'Ann Boleyn. 1537 Lorenzaccio assassine Alexandre de Mdicis. 1540 Henry VIII pouse puis rpudie Anne de Clves. Excution de Thomas Cromwell. 1547 Mort d'Henry VIII ; avnement d'Edouard VI. Mort de Franois I er ; avnement d'Henri Il. 1548EXCUTION DE THOMAS MORE et de Fisher

L'UTOPIE

Calvin Genve. Mort d'Erasme.

La Botie rdige le Discours de la servitude volontaire.

La liste des repres chronologiques se rapportant la fin du XVIe sicle se trouve dans notre dition de La Botie, Discours de la servitude volontaire, GF Flammarion, 1983.

INTRODUCTION I. LA VIE DE THOMAS MORE

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Biographies Les dates d'une vieIl. LE SENS DE L'UTOPIE

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1. Le ralisme de l'altrit a. Aux sources de L'Utopie b. L'esprit de L'Utopie Le ralisme La vertu polmique Le vu rformiste Progrs et spiritualit 2. Lutte politique et combat spirituel a. Contre l'hybris politique Le procs de la tyrannie Le corpus des passions politiques b. Pour la rdemption de l'humanit . . . . Regarder le CielIII. LE DESTIN DE L'UTOPIE

32 33 38 38 40 43 45 47 47 47 51 54 57

La querelle des interprtations Renatre l'humanitas

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Le dynamisme de l'uvre et le genre utopiqueBIBLIOGRAPHIE SLECTIVE

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Thomas More et L'Utopie L'ide d'utopieLES DITIONS DE L'UTOPIE

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INTRODUCTION Les rfrences au texte de L'Utopie sont donnes : 1. en caractres romains, l'dition de Marie Delcourt (Renaissance du Livre, Bruxelles; reprint Droz, Genve, 1983) ; 2. en caractres italiques, notre dition.

La vie et l'uvre de Thomas More s'inscrivent dans un temps de mouvance o des drames sanglants se mlent des crations blouissantes. En effet, le dbut du xvi e sicle est, partout en Europe, secou de guerres et d'intrigues ; les questions religieuses, prement dbattues, conduisent, ici, l'Inquisition, l, la Rforme. Mais, simultanment, le monde gographique s'largit grce aux grandes dcouvertes tandis qu'un incomparable lan illumine la vie culturelle. C'est en ce temps de contradictions, marqu aussi bien par le sac de Rome et le dbut de la traite des Noirs que par l'explosion intellectuelle qui engendre les uvres d'Erasme, de Commynes et de Rabelais, que Thomas More invente un nologisme appel une ample fortune. Son Utopia, en 1516, expose ce que l'on a gnralement considr comme l'un des rves politiques de la Renaissance : rve si puissant qu'il se droule en l'Ile de Nulle-Part et que, par-del tous les lieux et tous les temps, Veutopie vient en lui couronner l'utopie et l'uchronie1.1. L'Utopie, par la formation mme du mot, dsigne la contre qui n'est nulle part : le ou de ou-topos ou u-topie, est privatif; comme elle n'a exist ni n'existera en aucun temps, l'u-topie est aussi, selon la mme formation linguistique, ou-chronos ou u-chronie. Dans le sizain qui, en tte des deux ditions de Ble de 1518, prcde la carte d'Utopie, More donne son le le nom d'Eu-topie : elle est l'le du bonheur.

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Sans l'avoir vraiment voulu, More cra un genre littraire pour lequel les sicles venir devaient s'engouer : de l'abbaye de Thlme au phalanstre de Fourier, en passant par la Cit du Soleil, la Nouvelle Atlantide ou la fte rvolutionnaire, nombreux furent les auteurs qui ciselrent la dialectique par laquelle les lgendes dores permettent de fuir les noires ralits. L' utopie devint l'criture fantastique d'un principe d'esprance : la mtaphore apte vhiculer, dans son dfi au temps, les rgles de bonheur des socits idales. A dire vrai, More ne s'tait gure souci d'inventer un genre littraire. Parce que l'Angleterre, mine par les tristes exploits des princes aux lendemains de la Guerre des Deux-Roses, puise par la cupidit des seigneurs en armes, tait politiquement et socialement malade, More avait cherch une forme de gouvernement 1 dont l'excellence pt carter les maux et les malheurs. Il traa donc l'pure d'une le idale dont la coupure topographique devait faire le lieu d'une rpublique parfaite. Le beau rve , assurment, correspond au besoin d'vasion que More partageait avec la plupart des humanistes de la Renaissance. Mais, d'une part, l'Utopie morienne n'est pas un paradis artificiel : elle ne ressemble ni la province de Bigoudi dcrite dans le Dcamron (Boccace, 8e journe, 3e nouvelle), ni au Pays de Cocagne peint par Breughel l'Ancien. Loin de faire miroiter les chimres d'une terre d'lection, elle propose plutt les projets prudents d'un homme d'Etat qui, pour conjurer la dcadence de la Cit, entend allier l'thique et la politique. En effet, d'autre part, ce serait dtourner L'Utopie de son sens que d'omettre ou mme d'attnuer la profondeur spirituelle du message qu'elle apporte. Ainsi lorsque Rabelais, seize ans plus tard, accentue jusqu'au mythe l'idalit utopique, il est infidle l'esprit de More :1. Le titre exact est : L'Utopie ou le trait de la meilleure forme de gouvernement.

Pantagruel a beau tre n de l'union de Gargantua et de Badebec, fille du roi des Amaurotes en Utopie, il a perdu le srieux et la ferveur des Utopiens invents par Thomas More. L'univers de libert des Thlmites est un ailleurs fantastique o la vie intrieure, si importante chez More, ne compte gure. De mme, chez les Svarambes de Veirasse ou au pays de Macaria, la topographie utopique ne vise gure qu' provoquer le merveilleux du dpaysement gographique et politique : ce sont des mondes clos dont l'image charme et envote. C'est une tout autre altitude que se situe L'Utopie de More. Le merveilleux qui nimbe l'Ile de Nulle-Part possde une bivalence troublante : il est la fois matriel et spirituel. Ce tour extraordinaire, en quoi s'allient le vecteur d'vasion et la force de la foi est inimitable, ce qui explique l'altration et les mutations smantiques d'un nologisme dont la richesse s'est trs vite change en ambigut. Afin de saisir le sens de L'Utopie, il faut interroger tout ensemble la vie de Thomas More et, par-del sa comprhension raliste du problme politique, sa conception de la nature humaine.

I LA VIE DE THOMAS MORE 1478-1535

BIOGRAPHIES

In Histoire des Rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth, notes manuscrites de John More pre de. Thomas crites sur les pages blanches (cit par A. Prvost, dition de L'Utopie, p. 33); Manuscrit 1125 Galfro Monumetensis, Historia Regum Britanniae, f 140, Trinity Collge, Cambridge.BRIDGETT,

Life and Writings of blessed Thomas More, Londres, 1891. DUDOCK G., Sir Thomas More and his Utopia, Amsterdam, 1923. HARPSFIELD N., The Life and Death of Sir Thomas More, Londres, 1932. LEYRIS P., Thomas More, Ecrits de prison et vie de Sir Thomas More, Paris, Seuil, 1953. ROPER W., The Life of Sir Thomas More, Londres 1935 ; trad. franaise par Pierre Leyris, cit prcdemment. Ro : BA 1 , The Lyfe of Syr Thomas More, sometymes Lord Chancellor of England, 1599; d. E. H. Vaughan, Londres, 1950. e WALTER, Thomas More et son poque, 2 d., Tours, 1855.1. Ces mystrieuses initiales dsignent un auteur anonyme.

Les dates d'une vie

1478 : Les biographes ne sont pas d'accord sur la date de naissance de Thomas More. Trs vraisemblablement pourtant, il est n Londres le 7 fvrier 1478. Son pre, haut magistrat londonien, entendit ne rien ngliger pour l'ducation de son fils. Confi d'abord aux matres raffins de Saint Anthony School, le jeune garon fut initi trs tt au latin et la rhtorique ces deux enseignements, dont la conversation d'Hythlode portera la marque allant d'ailleurs de pair. 1490 : Thomas More entra comme page dans la maison de John Morton, grand personnage du temps, archevque de Cantorbry, grand chancelier du Royaume depuis 1487 et cardinal en 1493. Auprs de cet homme hors du commun, le jeune garon reut une ducation svre et commena son initiation politique. Tandis que le cardinal discernait chez l'adolescent de trs riches promesses il deviendra certainement un homme extraordinaire , aurait-il dclar 1 , Thomas More tait, quant lui, tellement frapp par la sagesse lucide du prlat qu'il dessinera dans L'Utopie un portrait gnreux de ce ministre que, pourtant, l'Angleterre n'apprciait que fort mdiocrement 2 . 1492 : Nanti de ce premier bagage, le jeune More partit, l'ge de 14 ans, pour l'universit d'Oxford. L, il devait parfaire sa connaissance de la rhtorique et du latin. Il apprit le grec et la philologie avec William Grocyn et1. W. ROPI-:R, La Vie de Sir Thomas More, trad. P. Leyris, Seuil, 1953, p. 5. 2. Cf. L'Utopie, livre I, p. 17; p. 93.

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Thomas Linacre. Parmi ses matres, il faut citer galement John Colet dont la culture humaniste, la puret morale et la pit constiturent pour sa pense un apport dcisif. L'enseignement reu non seulement lui permit de lire, avec son ami William Lily, les Dialogues de Lucien de Samosate 1 , dans lesquels il dcouvrit la valeur de l'ironie et du sophisme comme chemins de la vrit, mais les institutions avec lesquelles il se familiarisa devaient lui fournir un modle pour rgler la vie intellectuelle de ses Utopiens 2 . 1494 : Son pre, inquiet de voir More se passionner pour les antiquits grecque et latine, le fit inscrire New Inn puis, deux ans plus tard, Lincoln's Inn afin qu'il y apprt le droit. Bien qu'il et avou n'avoir gure de got pour la science juridique, il fit des tudes brillantes. 1499 : Aprs avoir soutenu une thse, aujourd'hui perdue, More obtint son inscription il n'avait que 21 ans au barreau de Londres. C'est cette poque, probablement aprs un dner chez Lord Mountjoy, que More rencontra Erasme. Malgr la diffrence d'ge Erasme a douze ans de plus que More , les deux hommes se lirent d'amiti. Dornavant, ils entretiendront une correspondance assidue et, plus tard, en 1508-1509, c'est dans la demeure de More qu'Erasme achvera l'Eloge de la Folie en la ddiant son jeune ami. En 1517-1518, c'est Erasme qui surveilla la publication et les corrections de L'Utopie (3 e et 4e dition). 1503 : More, lu professeur de droit par ses pairs, enseigna Furnivall's Hall, annexe de Lincoln's Inn. Mais, bien qu'il et toujours prouv grand plaisir frquenter le monde grco-latin (avec W. Lily et Erasme, il avait traduit, outre les uvres de Lucien, des pigrammes grecs en latin), il devait embrasser alors la carrire politique. Elu membre de la Chambre des Communes, il se fit remarquer aussitt par la fermet avec laquelle il refusa de voter les subsides rclams par le roi Henry VII, dont les caprices et les dpenses somptuaires le scandalisaient.1. Il composa mme en 1506 des Luciani Compluna Opuscula, version latine de trois Dialogues de Lucien. 2. Cf. L'Utopie, livre Il, p. 65-69; p. 146-148.

C'est l'poque aussi o, quatre annes durant, il aurait accompli une retraite la Chartreuse de Londres. L, il partagea l'existence des moines et acquit une connaissance minutieuse de la Bible 1 . Il dcouvrit avec ravissement l'uvre mystique de Denys l'Aropagite. Ds cette poque de jeunesse, sa pit n'avait d'gale que son amour de la politique. Il ne sembla pas avoir eu en effet, quoi qu'on en ait dit parfois, de vocation pour les ordres monastiques, dans lesquels se glissent toujours L'Utopie le rappellera non sans malice quelques moines nonchalants proccups de tout autre chose que de religion. 1504 : Thomas More ne tarda pas d'ailleurs se marier, non sans sacrifier son vritable amour, puisqu'il pousa par devoir Jane Cot, sur ane (elle n'avait cependant que 17 ans) de la jeune fille qui avait conquis son cur. Sa vie de famille, auprs d'une jeune pouse pleine d'admiration laquelle il apportait une ducation raffine, fut heureuse mais brve. Jane lui donna quatre enfants trois filles et un fils dont l'ane, Marguerite, devint Mrs. Roper ; selon Marie Delcourt, elle fut la vraie fille de son intelligence et de son cur 2 . Mais Jane More mourut en 1514. Quelques semaines plus tard, More se remaria avec une veuve, Alice Middleton, qui lui fut infiniment dvoue. Quant sa vie professionnelle, elle ne manquait pas d'originalit. Jeune avocat, il refusait toujours de plaider une cause o la morale lui paraissait offense. Il cherchait moins d'ailleurs gagner sa vie qu' rconcilier les parties en litige. Devenu en 1510 sous-shrif de la Cit de Londres, il s'employa moins l'action judiciaire du prtoire qu' l'action pacificatrice des esprits, surtout parmi la population ouvrire de la ville. En vrit, il projetait ses proccupations morales et spirituelles dans tout ce qu'il faisait. Sa vie politique, tout particulirement, tait le miroir de sa haute spiritualit. Homme de devoir avant tout et lecteur attentif, cette poque de sa vie, du De Civitate Dei de saint Augustin, il tolrait trs mal l'intransigeance tyrannique du roi Henry VII. Il dut mme, en 1508, s'exiler en France.

1. Cf. G. M A R C H A D O U R , Thomas More et la Bible, Vrin, 1963. 2. In Introduction L'Utopie, d. Droz, 1983, p. 13.

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1509 : L'avnement d'Henry VIII l'emplit d'espoir. Il rentra Londres o il reprit sa profession d'avocat. Le jeune prince, clbre alors par son humanisme, remarqua le brillant magistrat lors d'une audience. Il le pria de se mettre son service. La pit et l'humilit de More l'amenrent n'accepter sa promotion comme sous-shrif de Londres puis, plus tard, comme grand chancelier qu'avec rsignation . Il aimait en effet son mtier d'avocat ; mais participer la vie politique du Royaume lui apparut comme un devoir. Il voulait qu'Henry VIII devnt un pre pour le peuple et non un matre d'esclaves . 1515 : L'une des premires missions officielles de More qu'voque la premire page de L'Utopie le dpcha Bruges, de mai octobre 1515. Il devait y dbattre d'affaires commerciales. De Bruges, il gagna Anvers, cit de lettrs dont il apprciait l'humanisme gnreux. C'est chez son ami Pierre Gilles (1487-1533), secrtaire de la Ville et correcteur chez Thierry Martens, diteur Louvain, que, ayant l'esprit l'exemple de Pic de la Mirandole, il imagina la rencontre avec Raphal Hythlode qui ressemble comme un frre son blouissant modle. Au retour de sa mission dans les Flandres, il rdigea le rcit du voyage imaginaire d'Hythlode la seconde partie de L'Utopie. Mais ses fonctions l'absorbant tout entier, il dlaissa son projet, qu'au dire d'Erasme, il caressait pourtant depuis 1509 afin de faire diptyque avec l'Eloge de la Folie. Son manuscrit demeura donc inachev. Nanmoins, Erasme le pressant de le terminer, More cda ses instances. Il composa la premire partie, une lettreprface, une conclusion ddie Pierre Gilles, et il confia l'ensemble Erasme. 1516 : La publication du livre en latin fut un prodigieux succs. Bien qu'il ft compris de diverses manires, il suscitait un flot d'loges, sans tre pour autant traduit en anglais. Dans le mme temps, Henry VIII qui ne semble pas avoir connu le livre de More lui prodiguait maintes attentions, exigeant en contrepartie toujours plus de son humanisme et de son amiti. En 1518, il le nomma membre du Conseil priv du Roi. Le cardinal Wolsey qui, depuis 1516 justement, tait le chancelier d'Henry VIII,

ne voyait pas d'un il serein l'ascension de More dont la droiture, les hautes comptences en matire de politique et d'administration aussi bien que l'indpendance d'esprit jusque dans les affaires religieuses le troublaient fort. 1520 : Le roi Henry VIII pria Thomas More de l'accompagner au somptueux camp du Drap d'or o il rencontra le roi de France Franois I er . La magnificence tale par le monarque franais sembla More de mauvais got et de mauvais aloi. Mais il lui apparut que le roi d'Angleterre, par son intelligence et par son prestige, pouvait devenir l'arbitre de l'Europe conformment la fire devise qu'il avait adopte : Qui je dfends est matre. 1521 : More accompagna Bruges le chancelier Wolsey. C'tait l'poque o Henry VIII composait contre Luther un trait thologico-politique qui devait lui valoir le titre de dfenseur de la foi . En cette mme anne 1521, se situe la dernire rencontre de More avec son ami Erasme. 1524 : More, heureux, s'installa Chelsea, deux miles de Londres, dans la demeure qu'il avait fait construire pour les siens. Erasme a fait le rcit de la vie chaleureuse qui se droulait dans la demeure familialel ; il compare la confortable maison une cole ou universit de christianisme , vante la pratique des sciences librales et, surtout, la vertu qui y accompagne la gaiet. 1527 : Thomas More fut envoy par le roi en mission de confiance Amiens. Cependant, il prit nettement position dans l'affaire du divorce d'Henry VIII et de Catherine d'Aragon 2 . Ce divorce, en effet, heurtait tout ensemble sa foi catholique et son sens moral. En cour de Rome, l'affaire trana en longueur. Le pape tait d'autant moins favorable ce divorce que Catherine, tante de Charles Quint, avait une trs grande puissance en Italie.1. Ce rcit se trouve dans sa lettre Ulrich von Hutten, in P. S. A L L E N , Opus Epistolarum Desidorii Erasmi denue recognitum et auctum, Oxford, 7 vol., 1906-1928, in tome IV. 2. Le mariage, raison de la parent qui unissait le roi et la reine, n'avait pu avoir lieu qu'avec une dispense accorde par le pape Jules Il. Ce fut aprs dix-huit ans de mariage qu'Henry VIII s'avisa, selon la parole officielle, de l'irrgularit de cette dispense; aussi demanda-t-il au pape Clment VII d'en prononcer l'annulation.

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1529 : Malgr les pressions exerces sur lui par le roi qui crut obtenir ses faveurs en le dsignant comme grand chancelier aprs l'viction de Wolsey, More ne modifia pas son attitude. Sa pit, de plus en plus profonde, lui dicta de demeurer hostile au divorce du roi. 1530 : Nonobstant le poids et les difficults de sa charge politique, More prit part aux querelles thologiques engendres par le mouvement de la Rforme. Il composa plusieurs textes (Supplication of Souls; Dialogues, 1531; Answer to Frith, 1532) dans lesquels il plaida avec une conviction mouvante en faveur de l'Eglise catholique et de l'unit de la foi chrtienne. More, par un effort colossal, entreprit dans le mme temps d'assainir le monde judiciaire dans lequel Wolsey avait laiss s'installer laxisme et irrgularits. Malgr la ferveur de son catholicisme, il ne se montra jamais intolrant envers les protestants. 1532 : Le roi, ayant press More d'user de son plus haut prestige pour obtenir du Parlement des dcisions dont il ne pouvait approuver la teneur, en vint le contraindre de lire la Chambre basse des dclarations plus ou moins authentiques selon lesquelles les plus grandes universits d'Angleterre, de France et d'Italie reconnaissaient la validit de son divorce. Par souci de droiture, More remit sa dmission au Roi, rendant le sceau sous prtexte de sa mauvaise sant. Henry VIII devait ne jamais le lui pardonner. 1533 : Le roi confisqua les biens de Thomas More qui dut tristement quitter Chelsea. Cranmer, archevque de Cantorbry, ayant, par ambition, prononc la nullit du mariage royal avec Catherine, Ann Boleyn fut couronne reine d'Angleterre. 1534 : Henry VIII, furieux d'tre excommuni par le pape, fit voter par le Parlement l'Acte de suprmatie qui le plaait la tte de l'Eglise d'Angleterre. Il n'en fut que plus l'aise, l'heure o il commena perscuter le clerg monastique, pour accuser Thomas More de complicit avec Elizabeth Barton, la nonne du Kent , qui avait prophtis les malheurs d'Henry VIII aprs son union avec Ann Boleyn. Il rclama des prtres de Londres et de Westminster un double serment : la reconnaissance de sa suprmatie

spirituelle et leur allgeance envers les descendants de la reine Ann '. More, qui bien qu'il ne ft point prtre avait t intim l'ordre de prter ce double serment, refusa2. Il fut arrt et enferm la Tour de Londres. 1535 : Pendant une anne, More, en prison, subit de mauvais traitements et les pressions incessantes du roi. Sa rsistance ne faiblit pas. Le roi obtint que le Parlement dcrte de haute trahison toute opposition au roi comme chef spirituel. Au prix d'un faux tmoignage de l'attorney gnral Rich, More fut donc accus de haute trahison et condamn, le 1 er juin, tre pendu, expos et cartel. Henry VIII transmua cette condamnation. Le 6 juin, More, en mme temps que son ami l'vque Fisher, fut dcapit Tower Hill.

1. Mary, fille de Catherine, tait exclue du droit de succession la couronne tandis qu'Elizabeth, fille d'Ann Boleyn, tait proclame hritire de la couronne. Elle succdera effectivement Marie Tudor et rgnera sur l'Angleterre de 1558 1603. 2. A l'instigation de Fisher, vque de Rochester, ainsi que de quelques amis, More avait admis la question successorale ; mais il demeura intransigeant sur la question religieuse.

Il LE SENS DE L'UTOPIE

L'Utopie, qui emporte le lecteur sur l'Ile de NullePart, est, a-t-on dit, un extraordinaire exercice de rhtorique . Il est mme incontestable que le livre, par son plan, par les techniques de l'criture et, plus encore, par la vivacit d'esprit qui, sous l'influence de l'lgance rasmienne, s'y manifeste, a enfant dans la rpublique des lettres un genre littraire aux effets stylistiques et esthtiques puissamment durable. Mais More a une formation de juriste et il est homme de loi. En outre, les ides et l'action politique le fascinent. Comme nagure Aristote dont Lefvre d'Etaples vient de commenter la Physique et la Mtaphysique , et l'oppos des habitudes de logique formelle de la scolastique dont, aprs Erasme, il a si souvent dplor le peu de pertinence, More a accumul des notes et des remarques sur les lois et les usages de toutes les socits dont il a pu avoir connaissance, soit par la lecture des Anciens, soit travers les travaux des savants ou les rcits des voyageurs de son temps. Comme Machiavel, dont il est l'exact contemporain 1 , il est sensible au ralisme des situations politiques et conomiques, au caractre dramatique de la condition sociale. Aussi bien L'Utopie n'est-elle pas pas davantage en tout cas que1. Machiavel (1469-1527) commence crire Le Prince et les Discours sur la premire dcade de Tite-Live en 1513.

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VEloge de la Folie ou Le Prince un simple exercice de rhtorique. La meilleure forme de gouvernement ' n'est pas rve par More selon les formes pures de l'loquence. Thomas More est beaucoup trop curieux de l'vnement et de l'histoire, trop ouvert au monde social, trop soucieux de l'exprience vcue, trop avide d'action et de justice, trop pris de droiture pour se complaire dans les images et les mirages du romanesque littraire. A l'heure o il met sur le mtier les pages qui deviendront son chef-d'uvre, son office d'avocat, ses missions diplomatiques et sa magistrature civile ont fait de lui un observateur lucide et un juge impartial. Loin de chercher l'vasion dans un ailleurs idal, il construit, avec un tonnant ralisme, la charpente juridique et sociale d'une autre politique en laquelle se liguent, afin de conjurer la folie des hommes, les puissances institutionnelles et morales d'un antimonde. Ce ralisme de l'altrit est, tout ensemble, une lutte politique et un combat spirituel.

Il importe d'en saisir l'inspiration profonde pour comprendre le sens de L'Utopie. a. Aux sources de l'Utopie. L'humanisme vanglique des matres d'Oxford avait, trs tt, orient More vers les dfenseurs de la foi. Sous l'influence de John Colet, il avait dcouvert, dans l'uvre de Pic de la Mirandole, l'importance de la Bible, de Plotin et de saint Augustin. La lecture du De civitate Dei fut pour lui un voyage dans l'au-del dont la dimension mtaphysique a pu prendre valeur d'archtype fondamental. L'amiti d'Erasme et les heures passes avec lui pour traduire les Dialogues de Lucien de Samosate avaient attis en son esprit l'attrait du priple extraordinaire et, surtout, stimul une sensibilit critique qui le conduisit aussitt dnoncer l'imposture de ces thologiens et de ces moines qui, manquant leur vocation vritable, distillent le venin de la superstition et des miracles. Sans doute ne s'agit-il point l, proprement parler, des sources de L'Utopie. Car l'rudition de More est pratiquement sans limites. Il est probable que, sans qu'il ait vers dans l'clectisme, son immense savoir ait fourni bien des pierres la construction de L'Utopie. Ainsi, ni le stocisme ni l'picurisme n'ont de secrets pour More. Cicron, Denys l'Aropagite, Epictte, saint Jean Chrysostome, Dante peut-tre... lui ont fourni le matriau d'une topologie eschatologique en laquelle se retrouvent d'ailleurs nombre des proccupations de l'humanisme renaissant. Cela n'a rien d'extraordinaire quand on ctoie Erasme et Guillaume Bud. Mais il est remarquable que, ds ses annes d'tude, More se soit nourri d'un humanisme chrtien qui est un mlange de la sagesse vanglique puise dans les Textes sacrs ou chez les Pres de l'Eglise et de la sagesse antique dont Platon et le noplatonisme lui offraient le modle. Il n'est pas douteux en effet que, directement et, surtout, travers Marsile Ficin, More ait admir Platon : il aimait non seulement le philosophe de La

1. LE RALISME DE L'ALTRIT.

A. Prvost a reconstitu l'histoire de la rdaction de L'Utopie2. Etant tabli que le livre Il a t rdig antrieurement au livre I, il rappelle que More, depuis 1510, a amass, l'instigation de son ami Erasme, documents et rflexions ; que, lors de sa mission dans les Flandres, il mit de l'ordre dans ses notes de travail sans pour autant laborer une suite de chapitres; qu'au cours de l'automne 1515, Bruges puis Anvers, tirant profit des Voyages du navigateur Amerigo Vespucci au Nouveau Monde 3 , il insuffla son texte originaire une dimension et un accent nouveaux.1. 2. 3. Di, Tel est le sous-titre de L'Utopie. A. PRVOST, Introduction l'dition de L'Utopie, p. XLI. Amerigo Vespucci (1451-1512) avait publi en 1507, Saintses Quatuor Americi Vespuccii Navigationes.

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Rpublique, mais aussi celui du Philbe et du Time. Nombre de dtails de la vie des Utopiens la proprit commune des terres, une ducation identique pour les deux sexes, l'lite des savants et des magistrats, les rapports du bonheur et de la justice, l'importance des lois... rappellent les exigences de la Cit platonicienne. Seulement, lors mme que les remparts de l'le d'Utopie ressemblent fort aux fortifications de l'Atlantide, lors mme que la distinction tablie par le Cratyle entre Vhimeros et le pothos1 prfigure avec prcision l'opposition de la dystopie et de l'eutopie qui fournit sa structure au livre de More, l'idalisme platonicien n'est pas le moule de la pense politique qu'expose L'Utopie2. Nous irons mme jusqu' dire que More n'est pas du tout philosophe au sens o l'est le matre de l'Acadmie. D'une part, le logos ncessaire l'art royal dfini par l'Euthydme (291 b-d) et qui glisse en lui la concorde et 1' unanimit (Rpublique, I, 351 d 5-6 et IV, 442 c 10- d 12) par lesquelles il est la rplique de l'ordre du monde dcrit par le Time (cf. Lois, V, 746 e sq et VI, 771 b), n'a gure de place chez Thomas More. D'autre part, si More appelle de ses vux le rgne des roisphilosophes, ce n'est pas, selon lui, la contemplation des essences intelligibles qui est ncessaire pour permettre le gouvernement des hommes dans la Cit ; il ne conoit pas la politique dans la perspective dialectique de la connaissance vraie. Il existe, enfin,1. Cratyle, 420 a. L'himeros est le dsir caractris par sa dmesure et son instabilit devant les choses prsentes. Le pothos est le dsir d'aller toujours plus loin vers Tailleurs et l'impossible. Cf. Victor EHRHNBERG, Alexander and the Greeks, Oxford, 1938. 2. La thse du platonisme de More est soutenue par J. SERVIER, Histoire de l'Utopie, Paris, Gallimard, 1967, p. 134 et par G. DuDOK, Sir Thomas More and his Utopia, Amsterdam, 1923, p. 88. R. TROUSSON, in Voyages aux pays de Nulle-Part, Bruxelles, 1975, avec beaucoup de nuances, refuse globalement cette thse et considre que, mme dans les dtails, les identits sont plus apparentes que relles (p. 56). Si More, ajoute-t-il, se dfinit par rapport Platon, c'est au moins autant par contraste que par ressemblance (p. 57).

dans la politique platonicienne et, tout particulirement, dans la lgislation civile, un jeu subtil de la ncessit et de la raison auquel More n'est pas assez philosophe pour, faire rfrence. Le platonisme de Thomas More est un platonisme de cur beaucoup plus qu'une adhsion philosophique. Cela suffit certainement expliquer que les Utopiens possdent en leurs bibliothques la plupart des uvres de Platon; mais cela n'autorise pas faire de l'Utopie morienne le reflet de la Rpublique platonicienne. D'ailleurs, les Utopiens lisent aussi Aristote et la pense de More porte l'empreinte du pripattisme que Grocyn avait expos avec talent ses lves l'heure o l'engouement de l'universit d'Oxford pour Aristote tait intense. A. Prvost estime juste titre que l'esprit de L'Utopie est fidle la mtaphysique et la morale d'Aristote. La conception du juste et, corrlativement, la conception du droit que dveloppe More reflte les thses de l'Ethique Nicomaque dont, d'ailleurs, les commentaires des Pandectes et les gloses des romanistes, certainement aussi bien connus de Thomas More que de Guillaume Bud, avaient soulign l'importance pour la conduite des affaires humaines. De son ct, G. Marc'hadour rappelle 1 combien More a t sensible au ralisme, voire au positivisme du Stagirite, principalement en matire politique. En effet, la mthode de travail de More, exprimentale et accumulative, rappelle celle de l'quipe de chercheurs qu'Aristote avait rassembls autour de lui pour tudier les Constitutions des anciennes cits grecques et barbares ; en outre, l'ide de communaut naturelle chre aux Utopiens, ainsi que de nombreux aspects de la belle rpublique ressemblent fort aux traits de la Cit idale dessine par le livre VII de La Politique. En fait, pourtant, la pense de Thomas More est celle d'un esprit libre, qui n'est infod aucune1. G. MARC'HADOUR, More ou la sage folie, Seghers, Paris, 1971, p. 69.

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philosophie. Comme la plupart des humanistes de son temps, comme Pic de la Mirandole surtout, dont il a tant admir en sa jeunesse le savoir universel et l'ample gnrosit, More a l'ambition d'une synthse cumnique en laquelle se conjuguent des influences venues, certes, de Platon et d'Aristote, mais aussi de la Bible, de la patristique, du stocisme, de l'picurisme et mme de la Kabbale. Et, comme rien d'humain ne lui est tranger, il puise non seulement de nombreuses sources doctrinales, mais il leur adjoint maintes rfrences exprimentales. Lecteur attentif ds que ses charges professionnelles et familiales lui en laissent le loisir, il savoure les rcits de voyages qui lui font dcouvrir d'autres lieux, d'autres hommes et d'autres murs : ainsi fera-t-il de Raphal Hythlode le marin-philosophe compagnon de fortune de Vespucci l ; Pierre Gilles voquera explicitement l'le de Ceylan et le port indien de Calicut 2 visit par Covilham en 1487 et par Vasco de Gama en 1498 ; la beaut et la libert des Utopiennes seront celles des femmes dont Christophe Colomb a dcouvert au Nouveau Monde le genre de vie, insouponn des Europens 3 ; les bateaux et les ports de l'le fortune sortiront tout droit du livre de bord de Vasco de Gama... More, de surcrot, possde un sens aigu de l'observation. Avocat, il a scrut d'un regard lucide le monde des plaideurs et des juges; homme politique, il sait mieux que quiconque les habitudes qui rgnent la Cour et au Parlement ; diplomate, il a mesur et dplor les hypocrisies auxquelles laissent place les tractations ; appel enseigner le droit, il connat l'Universit, ses mthodes, ses querelles d'ides, les rivalits qui s'y dploient, les dbouchs professionnels auxquels elle conduit ; le monde de l'dition o se1. Rappelons que les Navigationes ont. paru en 1507 mais aussi que, par Diodore de Sicile, More connat le rcit du voyage imaginaire du marchand Iamboulos l'le tropicale d'Hliopolis. 2. Il s'agit du port actuel de Kozhicode, non de Calcutta. 3. Cf. The Four Voyages of Christophe Colomb, d. J. M. Cohen, Penguin Classics, 1969.

dveloppe la jeune imprimerie n'a gure de secrets pour lui; au cours de ses missions, il a assist aux conversations des marchands de Londres ou d'Anvers pour conclure des accords commerciaux et cela, dj, lui a rvl les us et coutumes des Indes orientales ; sa pit lui fait galement ctoyer des hommes d'Eglise chez qui il n'est pas sans discerner souvent enttement ou troitesse d'esprit... Faut-il ajouter qu'il s'intresse aux conqutes de la technique, aux bouleversements qu'elles introduisent en matire maritime, commerciale ou militaire ? Il s'intresse la mdecine et la pharmacope du moment. Il n'est indiffrent ni la mode vestimentaire ni aux jeux. Le thtre et, plus directement, la langue des rues, les manies ou les commrages du bas-peuple lui semblent instructifs. Erasme rapporte mme qu'il se plaisait tudier le caractre des btes... Ce regard scrutateur, jet sur le monde et sur la vie, est, bien davantage que les sources livresques, l'inspirateur et l'instituteur de L'Utopie. Mille observations convergent donc pour tracer l'pure minutieuse d'un pays fantastique o la Sagesse rpond, comme son autre, la Folie. More et Erasme sont jumeaux : en 1509, l'Eloge de la Folie tait ddi Thomas More. Ds 1510, More songeait crire l'autre volet d'un diptyque : l'loge de la sagesse, mais d'une sagesse si belle qu'elle ne pouvait exister nulle part : Nusquama nostra, diront les deux amis... Ds lors, par un travail de six annes, au cours desquelles, peu peu, les rflexions enrichirent ou corrigrent la puissante intuition originaire, More cisela l'anti-monde que, en 1516, par une inspiration de gnie consistant forger un mot latin transcrit du grec 1 , il appela U-topia2.1. Dans la lettre que Thomas More crit vraisemblablement en octobre 1516 l'intention de son ami Pierre Gilles et qui constituera la Prface de l'dition de Louvain, il insiste, ds le dbut, sur sa connaissance de la langue grecque (p. 1). 2. C'est prcisment dans cette mme lettre Pierre Gilles que le mot Utopia apparat pour la premire fois. L'invention en est dfinitive.

38 b. L'esprit de l'Utopie. Le ralisme.

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Selon Guillaume Bud, l'le d'Utopie se trouve situe hors des limites du monde connu : on ne peut la situer sur aucune carte, mais on peut l'imaginer en inversant les donnes gographiques les plus courantes : c'est pourquoi elle n'est en aucune contre ; la ville d'Amaurote y est une cit-mirage; le fleuve Anhydre y est sans eau; la vie s'y droule hors du temps... Sous le signe du ngatif et de l'anti-ralit, le pays de Nulle-Part est tout ensemble u-topie et uchronie. Mais, en fabriquant plaisir un vocabulaire sotrique et provocant l , More ne cde nullement aux sortilges de la fantasmagorie : l'apparemment impossible est pour lui plus prgnant et plus vrai que le rel en sa platitude. Il ne s'gare pas dans un rve mais s'attache une logique de Tailleurs qui n'a rien de chimrique. Bien au contraire, c'est un troublant ralisme que manifestent les descriptions du Livre Il de L'Utopie (qui sont, rappelons-le, l'criture primordiale de l'ouvrage). Ainsi, l'le, en forme de croissant et protge de hautes montagnes qui en rendent l'accs fort difficile, comporte cinquante-quatre cits identiques les unes aux autres; il suffira donc d'en connatre une, Amaurote, pour connatre toutes les autres. Cent soixante-deux membres de ces cits sigent en un Conseil confdral dont les comptences sont rigoureusement dtermines. Le port d'Amaurote est actif; les fortifications, les remparts, le trac des rues, l'alimentation en eau, l'architecture des maisons, le dessin des jardins... n'ont rien de fuyantes illusions. More exprime avec minutie, prcision et rigueur sa vision concrte, colore et vivante de l'altrit : L'Utopie dpeint, en son second livre, la ralit de l'ailleurs absolu. Les brouillards de la Tamise,1. Faut-il voquer par exemple le pays sans contre des Achoriens, ou la cit sans peuple qu'est l'Alaopolrie ?

le vacarme criard du port de Londres, l'obscurit insolite des rues de la capitale, l'insalubrit, les dogmes politiques ou sociaux, religieux ou philosophiques, les paradoxes spcieux, en cette le de Tailleurs, n'ont pas cours. Un autre mode de vie, une autre organisation, un autre esprit rgnent sans partage. La diffrence s'est installe; l'altrit, partout, affirme sa prsence et son triomphe. Les multiples dtails accumuls par More dans sa description ne laissent rien dans l'ombre : la fondation d'Utopie, le nombre des cits, l'organisation du Conseil de l'le en un Snat confdral, la rpartition des terres cultivables, la planification de l'conomie impliquant la coopration des populations rurale et urbaine, le caractre lectif des fonctions publiques et religieuses, la complmentarit des mtiers principaux, la distribution des heures de travail, les institutions ducatives, les amnagements relatifs l'hygine, la sant et aux sports, la rglementation du mariage, l'administration de la justice, l'art de la guerre, la diplomatie ncessaire la paix... toutes ces questions auxquelles est suspendue la vie concrte et quotidienne d'un peuple sont examines avec un luxe de mticulosit qui ne peut passer inaperu. Rien, dans les problmes sociopolitiques, ne demeure flou ou n'est abandonn l'improvisation : par exemple, la nuptialit est de 22 ans pour les hommes et de 20 ans pour les femmes ; la classe aristocratique qui n'est ni une aristocratie nobiliaire ni une aristocratie d'argent mais qui, prcise More, repose essentiellement sur le mrite, la valeur, la vertu et le dsintressement ne peut excder cinq cents personnes ; chaque jour, six heures sont consacres au travail, huit heures au sommeil et le reste du temps la culture... Dans l'le d'Utopie, il est impossible de s'ennuyer ou de ne pas savoir que faire. Tout est prvu jusque dans le moindre dtail et avec un ralisme exemplaire. L'criture utopique n'a pas la vertu prolifrante de l'imaginaire. A travers une luxuriance de dtails, complmentaires les uns des autres, More n'crit pas une fable; il ne dessine pas

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non plus une parabole. Loin de proposer la silhouette d'une rpublique mythique, il transpose en une vritable charte politique les requtes d'une socit heureuse. Celle-ci ne peut pas tre livre au hasard et l'improvisation. Elle a besoin de lois, de rgles et de codes. Et cette normativit ncessaire ne tolre pas le vague ou l'approximation : une loi est prcise ou ce n'est pas une loi; une rgle de droit appelle une application concrte rigoureuse, dfaut de quoi, dpourvue d'effectivit, elle versera dans le chaos du non-droit. Aussi bien Thomas More ne peut-il rver le gouvernement d'Utopie. Il lui faut en noncer les structures et les dispositifs de telle sorte qu'ils rpondent toutes les dimensions de la vie quotidienne effective que son exprience lui a rvles. Il n'est pas, selon l'expression de R. Trousson, un lgislateur en chambre . Si les coordonnes de l'univers utopien sont nes d'une mtamorphose essentielle de la banalit gographique, rien, sur le croissant escarp de Nulle-Part, n'a perdu sa consistance. L'organisation et la vie de la communaut utopienne se placent sous le signe d'un sain ralisme. La vertu polmique. L'criture fantastique par laquelle Thomas More dploie la ralit de Tailleurs ne laisse pas place l'trange polysmie dont, au fil du temps, se lestera le terme d' utopie . Les diverses figures de l'Utopie qu'il s'agisse, au cours du second livre, de gographie, d'urbanisme, de droit constitutionnel, du travail et des loisirs, de dmographie, de voyages, de guerre ou de religion , signifient la diffrence : travers elles, se lisent, comme l'envers, les vices de la dystopie 2 . Elles permettent donc l'auteur, non pas de raconter une lgende ou un mythe, mais de se1. R. TROUSSON, Voyages aux pays de Nulle-Part, p. 51. 2. La dystopie est l'oppos de l'eutopie; le prfixe dys (dus) y dsigne la ngation et le malheur.

faire visionnaire et prophte de la politique : on ne renonce pas sauver le navire dans la tempte parce qu'on ne saurait empcher le vent de souffler1 . Le philosophe Hythlode, qui est, somme toute, le marin de la pense, doit livrer le message dont il est porteur. En consommant une rupture radicale avec l'hic et nunc, la vieille civilisation des Utopiens propose un modle de sagesse. Le long rcit d'Hythlode droule une atmosphre insouponne o la ralit utopique se profile avec une extraordinaire vertu polmique. En effet, la texture de 1' autre monde possde, en chacune de ses fibres, une puissance critique. Par un admirable effet spculaire, les structures institutionnelles d'Utopie rvlent les failles et les faiblesses des gouvernements de la terre. Parce qu'en Utopie, dans Tailleurs absolu que n'accueillera jamais nul coin de notre globe, la misre et le malheur des hommes sont conjurs, parce que la rpublique y est une seule grande famille libre des faux biens et des faux plaisirs, parce que l'tude y conduit aux joies sublimes de la contemplation, parce que la justice y est la mme pour tous..., la vie bienheureuse qui s'y coule indique que le mensonge et la lourdeur des royaumes terrestres sont l'offense suprme l'humanit de l'homme. Aussi bien n'est-ce pas le merveilleux et, encore moins, le miracle, que Ton dcouvre au bout du grand voyage sous la gouverne du marin philosophe. Utopie n'est pas un paradis. More-Hythlode, penseur de Taltrit, invite voir, avec les yeux de l'esprit, la diffrence de nature irrductible qui spare les murs des Utopiens et celles des terriens, principalement dans l'Angleterre vacillante du sicle. De l'ici Tailleurs, la distance est infinie. C'est pourquoi il est si difficile d'aborder l'Ile de l-bas. Mais on peut saisir la raison de ce prodigieux loignement : c'est que, au rgne du principe individualiste qui triomphe parmi les hommes et dont More a dj compris qu'il tait1. L'Utopie, livre I, p. 49; p. 126.

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vou vicier, fondamentalement, par son enflure, toutes les socits venir, les Utopiens ont substitu une loi de communaut qui est l'axiome de base de leur existence thique et politique. La communaut de nature entre les Utopiens entrane non seulement la communaut des biens, mais la configuration des villes, les structures agraires, l'existence d'un jardin commun aux lots des maisons, leurs portes sans serrures, la distribution des produits de la terre... Ds lors, il n'y a pas, en Utopie, de riches et de pauvres ; le dsir, l'orgueil et la cupidit ne rongent pas les habitants de l'le; la proprit prive et, surtout, les signes de richesse et l'argent n'existent pas. Au royaume de cette anti-terre, les triomphes malfiques de la subjectivit qui, dans les cits terrestres, engendrent la misre et les drames, ne peuvent pas se produire. La Cit utopienne est vritablement une communaut civile . Il n'est pas question que se glissent en elle les prrogatives ou les revendications de l'individu. La personnalit des Utopiens n'est pas pour autant nie ; mais nul n'est fond rclamer cette espce de droits que l'volution juridique de la Modernit dfinira comme droits de l'homme ou droits subjectifs . More, ds le dbut du xvi e sicle, a entrevu les dangers de l'individualisme pour la gouverne des cits. La vie communautaire de son Utopie est une dclaration de guerre au principe individualiste qui commence poindre dans la politique moderne. Mais si l'axiome communautaire est indubitablement une arme critique destine pourfendre les tendances que manifeste, ds son aurore, la politique moderne, il ne suffit pas pour que l'on prte More l'intuition doctrinaire d'un communisme militant, lointain prlude au socialisme scientifique du xix e sicle 1 . L'anachronisme est vident, mme quand on1. A. L. MORTON, in L'utopie anglaise, trad. fr., Paris, 1964, estime que More est un point de repre sur la route du socialisme scientifique , p. 44.

veut insister sur l'ide-image d'une socit sans classes et sur l'abolition de la proprit prive : les contextes sociaux et conomiques du dbut du xvi e sicle et du xix e sicle sont si diffrents, le capitalisme possde ici et l des dimensions si dissemblables que la construction utopienne ne peut anticiper sur une doctrine rvolutionnaire . Thomas More, humaniste, a pu trouver chez Aristophane l , chez Platon 2 ou chez Aristote 3 le thme communautaire qui est l'une des ides-force mais non la seule de L'Utopie. Comme le dit Erasme de manire fort clairvoyante dans sa lettre Hutten, l'intention de More tait de marquer pour quelles causes les Etats europens sont corrompus ; il prcise dans la mme missive que rfrence spciale [est faite par More] la politique anglaise qu'il connaissait si bien 4 . Ds lors, le maniement de l'arme critique devient, dans L'Utopie c'est mme, explicitement, l'enjeu du dbat que le livre I situera Anvers, dans l'htel de More 5 l'occasion de s'interroger sur l'ventualit et la possibilit de desseins rformistes. Le vu rformiste. On peut considrer en effet que L'Utopie exprime les mtamorphoses qu'appelle l'esprance humaniste pour redresser, s'il en est encore temps, la Cit gangrene par le mal. Anim par un immense principe d'espoir, More tracerait donc, en n'omettant aucun dtail, l'pure d'un rformisme marqu du sceau de la diffrence. Il sait bien que Platon, avec raison,1. Les Discours d'Aristophane et L'Assemble des femmes suggrent la peinture d'Etats o l'ide communautaire est fondamentale. 2. La communaut des femmes et des enfants chez les guerriers de La Rpublique de Platon (livre V, 457d sqq) sert moins la thse communiste que l'ide de l'unit de la Cit. 3. L'ide de communaut est, selon Aristote, au principe mme de la Cit (Politique, 1252 a). 4. Lettre Hutten, in A L L E N , t. III, p. 476. 5. L'Utopie, livre I, p. 15 ; p. 91.

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invitait les sages s'abstenir de toute activit politique l et Raphal Hythlode n'a gure envie de se jeter dans une bataille constitutionnelle et idologique. Il entrane pourtant ses auditeurs et More, ses lecteurs sur un vecteur d'esprance o la profusion des images, qui sont autant d'ides, laisse dchiffrer les conditions du salut de l'humanit. L'Utopie se prsente en effet comme un livre de sagesse vritable livre d'or (libellas vere aureus2) dont More voulait faire un livre d'trennes pour ses contemporains et, probablement, une offrande l'humanit tout entire. La forme mme de l'le d'Utopie en est le symbole : le croissant de la nouvelle lune est le dbut d'une re-naissance . Ds lors, l'efficience des lois et des coutumes en cette contre qui s'ouvre au renouveau, la force de dpaysement de sa langue, la vertu tonifiante de son mode de travail, le pouvoir constructeur de son conomie, les effets salutaires de son systme judiciaire, la fcondit de ses conceptions pdagogiques et culturelles... font d'elle l'antithse de la dcadence et de la corruption. Le rformisme de More est si concret et si prcis qu'il lui permet d'ironiser sur les pratiques judiciaires utilises en Europe au dbut du xvi e sicle, sur les soldats mercenaires soucieux de leur argent avant que de dfendre le pays, sur les trsors royaux ou les prestiges nobiliaires qui scrtent la misre ou l'abtardissement, sur la politique conqurante qui mne aux dsastres et aux ruines... Ce rformisme parodique n'est pas un simple effet stylistique o les figures rhtoriques de l'opposition, de la contradiction, de l'antithse, de l'antinomie... trouveraient une place de choix. Il est l'index du mal radical qui pervertit les socits, si bien que, au-del de ses clauses sociales et politiques, il prend une dimension quasiment ontologique. Ce mal essentiel, ce sont assurment les ferments1. L'Utopie, livre I, p. 51 ; p. 128. 2. Cette expression figure en tte de l'dition de 1516.

individualistes en lesquels l'amour-propre dgnre en gosme. Ds leur apparition, ils ont engendr, avec la complicit tacite d'un pouvoir politique autocratique, le dlire de la proprit individuelle d'o sont nes les disparits sociales et conomiques du capitalisme naissant; dornavant, les ambitions politiques des riches ont eu l'occasion belle pour scrter des injustices de tous ordres. C'est pourquoi les cits utopiennes, qui ne connaissent pas ces drames, sont prsentes comme formant une seule et mme famille . Mais il y a l bien plus qu'une politique privilgiant, contre les intrts privs, les modalits communautaires de l'existence. Aprs tout, il est de l'essence mme du politique de viser le bien public et l'intrt gnral. La pense de More se situe une autre altitude et prend un sens mtaphysique. En montrant que la socit civile est, ds sa cellule originelle, une vaste famille, il lui assigne comme rgle, dans une mutuelle affection, la cohsion et la solidarit. Par voie de consquence, les lois, en leur gnralit, doivent tre, pour tous, le rempart de l'gosme. D'une part, donc, il est impossible de sparer l'thique et la politique; d'autre part, leur intime union a quelque chose de sacr puisqu'elle rpond la nature fondamentale des choses : avant que d'tre des individus, les hommes sont frres dans la grande communaut humaine. L'humanisme rformiste de Thomas More a pour rgle premire de rpondre aux requtes ontologiques de l'humanitas. Progrs et spiritualit. L'humanit veut la vie. Le ralisme, la fois polmique et rformiste de More insuffle donc la socit utopienne une puissante vitalit. C'est un contresens, en effet, que de considrer l'le d'Utopie comme une socit acheve ou comme un modle immuable en sa perfection. A la diffrence de la Rpublique idale selon Platon, Utopie n'a pas la raideur hiratique d'un archtype. Elle vit. Sa vie est

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intense, ouverte au perfectionnement des techniques, aux progrs conomiques, aux amendements institutionnels, l'amlioration incessante de la condition sociale... Elle n'voque nullement l'excellence d'un Age d'or originaire car elle a une histoire dont les annales des cits de l'le, tenues depuis 1760 annes, montrent qu'elle est ouverte, par le mouvement immanent qui la porte, vers un avenir construire sans relche. Mais il est assez remarquable que, dans leur fringale de proversion, les Utopiens ne laissent jamais le progrs technique ou matriel dvorer leur me. Non seulement ils consacrent chaque jour trois heures l'tude et la culture de l'esprit, mais ils tiennent pour primordiales les vertus de tolrance et de libert. Quoique planifie avec un soin mticuleux, la praxis n'touffe pas la theoria. Au contraire, la vie utopienne qui va toujours de l'avant puise ses ressources dans l'activit intellectuelle et dans la clart spirituelle. Il n'y a de vritable progrs, donc, de possibilit d'avenir, qu'en chappant l'illusion rificatrice ; et, pour cela, il importe au premier chef de sauvegarder les plus hautes valeurs. Ainsi s'explique que les Utopiens soient profondment religieux, mme s'ils ignorent la Rvlation. Leur socit, a-t-on dit, est une thonomie1 . De nombreuses religions s'y ctoient sans heurts. Certes, la douceur du christianisme attire quelques Utopiens ; mais ils rvrent principalement le dieu Mythra qui les invite une espce de religion naturelle. Mythra n'a pas besoin de parler travers des dogmes ; il est omniprsent; et son omnipotence se manifeste dans toute la nature; la lumire des cieux exprime son infinie bont. C'est bien pourquoi les Utopiens, en toutes leurs entreprises, regardent le ciel. Leur prire,1. Cette thonomie n'est pas synonyme de thocratie. More dit explicitement que les prtres (qui, d'ailleurs, se marient conformment aux lois de la nature) ne jouissent d'aucun pouvoir politique .

la fin du livre Il, rvle combien leur me est ptrie de foi et d'esprance. Comme dans l'humanisme chrtien d'Erasme, passe en Utopie un puissant souffle de spiritualit.2. LUTTE POLITIQUE ET COMBAT SPIRITUEL.

Il y a un pouvoir ontologique de l'utopie qui, sous ses mtaphores, provoque ou, du moins, appelle la mtamorphose. Cela suffit expliquer que l'humanisme de Thomas More ne soit ni gratuit ni innocent. D'une part, en effet, le livre premier de L'Utopie, rdig, on le sait, rapidement et sur les instances d'Erasme pour les besoins de la publication il faut comprendre : pour que l'ouvrage produise son effet bouleversant , indique sans ambages la charge polmique dont il est porteur. Thomas More, homme du droit et homme politique, est un pamphltaire audacieux qui ne redoute pas d'engager sa plume au service de sa pense : le livre d'or est une dclaration de guerre au rgime anglais et, plus gnralement, aux mfaits de Vhybris politique. Mais, d'autre part, le chrtien qu'est More lit dans ces dsordres la contradiction qui dchire la nature et la vrit de l'homme. La critique socio-politique se double donc d'un combat spirituel dont la puissance purificatrice ne le cde en rien la causticit de la critique sociale.a. Contre Vhybris politique.

Le procs de la tyrannie. L'Angleterre que connat Thomas More traverse une crise gnrale grave. Certes, la fin de la Guerre des Deux-Roses a permis, partir de 1485, l'effacement de la fodalit ; les grandes dcouvertes ont pu donner ce pays de navigateurs et de marchands une impulsion bnfique. Mais les soldats qui n'ont plus combattre ne trouvent pas de travail dans les campagnes ; les dbuts de l'conomie capitaliste transfor-

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ment non seulement la vie des villes mais la vie rurale qui, accordant confiance aux jeunes manufactures lainires, s'oriente largement vers l'levage ovin et dlaisse l'agriculture vivrire; les enclosures, fruit de l'appropriation prive, se multiplient. Simultanment, la moyenne ou grande proprit terrienne provoque la dpossession des petits paysans qui sont condamns devenir, quand ils le peuvent, domestiques ; plus gnralement, on les rencontre errant dans les campagnes, sans travail, sans argent et affams. La misre est intense; compagne du vagabondage, elle engendre l'inflation du vol et du pillage. La justice pnale se montre impitoyable ; elle punit de mort le voleur et mme le vagabond. Ainsi, l'heure o s'amorce le progrs, le rgime anglais voil ce qui, en More, frappe l'homme d'Etat est franchement rtrograde. A l'heure o les hommes peuvent entrevoir le bonheur, il est voil ce qui, en More, dchire l'humaniste et le chrtien un lieu de misre et de malheur. Cela explique le ton passionn du livre premier de L'Utopie qui, aux antipodes de la parabole ou de la thorie abstraite, s'accroche l'actualit brlante et douloureuse de l'Angleterre. Sans fard ni prcautions oratoires, More intente procs au prcdent roi, Henry VII Tudor, exactement comme, trois ans plus tt, il avait fustig Richard III Plantagent l dans l'une de ses uvres anglaises. La diatribe est, ici comme l, sans mnagements. Les cruauts horribles du roi Richard III dpassent cependant, dans l'esprit de More, le fait historique dans sa nudit. Elles sont un signe : l'index des malfices que tout usurpateur et tout tyran1. Richard III d'York (dont Shakespeare a fait le personnage central d'un drame) fut roi d'Angleterre de 1483 1485, aprs s'tre empar de la couronne en cartant par. le crime les enfants de son frre, le roi Edouard IV. Son rgne fut un absolutisme inique et sanglant. 2. Le titre de la traduction franaise de Pierre Mornand (Lumen animi, IX, Paris, 1932) est : La Pitoyable Vie du roi Edouard IV et les cruauts horribles du roi Richard III.

peuvent faire endurer un peuple. On a dit que le Richard III de Thomas More (que Louis XVI traduira en langue franaise) comportait des invraisemblances psychologiques et des inexactitudes historiques, que More y adoptait le ton d'un procureur, qu'il plaidait pour les Tudor... L'important est ailleurs : il fait comprendre que l'Angleterre a pti gravement de l'ambition et des abus de pouvoir du prince tyranl. La premire partie de L'Utopie peut tre considre comme le complment du Richard III. Par-del la mise en accusation d'un homme et le procs des abus du rgime monarchique anglais, More soulve des problmes juridiques que l'actualit du moment rend particulirement aigus : celui, par exemple, de la lgitimit du prince, la question dynastique, celles du mariage des rois, de la dvolution de la Couronne, de l'immunit lgale... Juriste et homme politique, More ne peut que dplorer la manire dsinvolte dont le droit public et les lois fondamentales du royaume sont parfois bafous 2 . Les exactions d'Henry VII, les dlires expansionnistes de Louis XII de France montrent quoi conduisent le pouvoir arbitraire et l'apptit insatiable de l'homme de pouvoir, surtout quand il cultive le secret d'Etat et cde la flatterie des hommes de cour. Ds lors, le droit malmen, ce sont le dsordre et la draison qui s'installent; aprs quoi, tous les maux dferlent. Erasme et, sous d'autres cieux, Machiavel l'ont, eux aussi, compris.1. Voici le portrait du tyran Richard III : Il tait d'un caractre secret et ferm, retors et dissimulateur ; arrogant de cur, il se montrait ouvertement familier l o il hassait intrieurement, et n'hsitait pas embrasser celui qu'il pensait tuer ; cruel et sans piti, non toujours pour faire mal, le plus souvent par ambition et pour servir ses fins, amis et ennemis lui taient tous indiffrents, car, l o se trouvait son avantage, il n'pargnait personne de ceux dont la vie pouvait tre un empchement ses desseins , Richard III, in trad. franaise cite, p. 42. 2. On comprend donc pourquoi More, dchir par le drglement gnral de la vie suscit par la crise, avait mis tant d'espoir, en 1509, dans l'avnement du roi humaniste Henry VIII et de la jeune reine Catherine d'Aragon.

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Le dialogue que le sage Morton noue, dans sa maison, avec Hythlode l est, par sa langue mme, rvlateur de l'tat d'esprit de More. La charge lance contre la rigueur aveugle des lois pnales qui, sans aucune nuance, conduisent les voleurs la potence, donne le ton. Dans la conversation des deux hommes, suivent la critique du mercenariat dont la France, avec une ccit totale l'gard de ses consquences en temps de guerre comme en temps de paix, use et abuse; puis la longue et lourde charge lance contre une conomie qui te l'homme son courage, sa dignit, son humanit ce sont les moutons qui dvorent l'homme et qui transforme l'instauration des monopoles et la cupidit des propritaires assoiffs de luxe en disette et en calamit pour les ouvriers. La critique, pntrante, insidieuse et dure, met l'accent sur les mfaits moraux du malaise socioconomique : les tavernes, les bouges, les maisons publiques, les jeux dtestables pullulent dans un univers qui s'croule. L'incurie et l'impuissance des hommes d'Etat devant ce spectacle touche au scandale. Chassez, s'crie More, ces funestes flaux (perniciosas pestes) ...

tement clair que la fin des tyrans est analogue la fin des sauvages. Ce n'est pas seulement une figure de style emphatique : la lutte contre la folie du Pouvoir appelle une rupture. Les malheurs du politique ne seront conjurs que par une conversion la raison. Le corpus des passions politiques. A l'oppos des royaumes drgls et pervertis du continent europen, l'le d'Utopie manifeste donc en tous domaines ses puissances d'ordre. Tout y est raison et mesure. Son organisation qu'il s'agisse des magistratures, des colonies, de la puissance militaire, de la liturgie... nie toujours la ngativit qui mine les royaumes de la terre. Elle est, comme telle, affirmation d'quilibre et de contrle. Mais que l'on ne se mprenne point : lorsque More avait expos, ds la rdaction du Livre Il, la matrise de l'espace, du travail, de la dmographie, de la sant, de la culture... dont sont capables les Utopiens, c'tait, dj, sous la litote, non seulement les carences et les faiblesses des royaumes qu'il mettait en accusation, mais bien les hommes eux-mmes. Il n'y a rien d'tonnant d'ailleurs qu'un humaniste rattache sa pense la conception qu'il se fait de l'homme. Seulement, Thomas More, qui n'est pas vritablement un philosophe, ne construit pas, systmatiquement, une thorie de la nature humaine. De manire trs concrte, existentielle pourrions-nous dire, il a prouv douloureusement les distorsions, les dsquilibres et les aberrations qui se logent dans la vie quotidienne des hommes. Ses charges publiques ont rvl sa sensibilit la fourberie, l'ambition et les calculs, parfois cyniques, qui tissent l'action desdmocratie : l'influence des Monarchomaques ; in n" 2, 1982, Le peuple et le droit d'opposition ; cf. galement, Introduction La Botie, Discours de la servitude volontaire, GF Flammarion, 1983), soit pose en termes parfaitement explicites par More ds le dbut du XVIe sicle.

Mais il sait que le Pouvoir est sourd toute sagesse pratique et ferm la philosophie : elle n'a pas accs, dit-il, auprs des princes . D'ailleurs, le tyran n'coute aucun conseil 2 ... Alors, comment mettre fin l'affreux rgime, sinon par un coup de force semblable celui d'Utopus en Abraxa ? On ne peut, ici, oublier que, ds 1506, More et Erasme ont travaill ensemble un Tyrannicide inspir de Lucien 3 . Pour Thomas More, il est parfai1. L'Utopie, livre I, p. 34-52; p. 111-133. 2. C'est l un trait gnral du tyran. Cf. La Tyrannie, Cahiers de philosophie politique et juridique, n VI, 1984, Caen. 3. Il est assez-remarquable que la question du tyrannicide, qui prendra tant d'importance, dans le dernier quart du sicle, chez les Monarchomaques (cf. Simone Goyard-Fabre, in Cahiers de philosophie politique et juridique, n" 1, 1982, Au tournant de l'ide de

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hommes politiques. Dans sa vie professionnelle, il a appliqu sa bont et sa gnrosit redresser ces dviations qu'il a vu prolifrer du plus bas au plus haut niveau de la socit. Mais, parce qu'il connat admirablement les choses et les gens, il a trs vite compris que ses efforts ne donneraient jamais que des rsultats ponctuels, tout prendre infimes et peut-tre inutiles tant lui semble profonde la dpravation humaine. Sous son regard aigu, il lui est apparu que les hommes ne sont ni ce qu'ils pourraient tre ni ce qu'ils devraient tre. L'Utopie est un essai prodigieux pour rendre l'homme sa vritable nature : elle remodle la vie extrieure des hommes, elle les fait renatre la vie intrieure. D'une part, le rformisme utopien rpond la hantise qu'prouve More des tares et des vices qui souillent les institutions. Aux pieds du trne et dans la rue, il a vu dferler la dbauche, il a vu couler les larmes et le sang. A-t-il devin que le nouveau roi Henry VIII, malgr sa silhouette aurole de lumire, serait son bourreau et pouserait successivement huit reines pour en mener deux l'chafaud ? Mme s'il n'a pas cette prescience, il sait par-devers lui, comme Hamlet, que tout est pourri au royaume d'Angleterre et que la France, sa voisine, ne vaut gure mieux. Sous les maximes d'Etat des monarchies qui rgnent sur ces pays malades le roi ne peut mal faire ; il est le propritaire absolu du royaume et de ses sujets ; sa loi est son bon plaisir ; la misre du peuple est le rempart du royaume ... , More a dchiffr le corpus des passions politiques : chez les princes, l'amour de la guerre, de la conqute et de la gloire, la cupidit et la prodigalit, l'ambition, l'gosme, la ruse, l'inconscience...; chez les ministres et les courtisans, la flatterie, l'hypocrisie, le calcul, la rouerie, le mensonge...; chez les peuples, la peur et la passivit, l'ignorance et la lchet, l'irrflexion, une servitude quasiment volontaire... Toutes ces passions accumules sont le triomphe du ngatif. A quelque rang ou quelque place qu'ils soient, les hommes ont quelque

chose de grimaant et de sordide, indice provocant de la dgradation pathologique dans laquelle ils se vautrent. Quant aux plaies qui suppurent partout dans la socit, elles sont dues aux effets corrosifs de cette psychologie contre nature. Les calamits extrieures n'ont d'autre cause que le drglement intrieur de la nature humaine. Or, d'autre part, Thomas More, dans sa ferveur chrtienne, ne peut qu'admirer et vnrer l'uvre du Dieu-Crateur. Sans doute ne saurait-on confondre la foi de More avec la volont vangliste de son ami Erasme. Il n'est pas, comme lui, thologien. Mais il a la mme soif de rectitude et de puret que lui. Dans son souci rformateur, il unit un christianisme moral et une politique de l'ordre. Aussi la sagesse des Utopiens rpond-elle, en dfinitive, l'optimisme mtaphysique qui fonde sa gnrosit : elle restitue les hommes leur nature originaire, voulue d'un DieuPre infiniment bon, et que, seuls, le pch et la passion des hommes mmes ont dnature. Les lois et la rglementation qui rgnent dans l'Ile, en forant au silence les vices dltres d'une humanit qui s'est laiss corrompre, restaurent la rectitude et la puret que Dieu lui avait donnes. Cela ne signifie pas du tout que les Utopiens vivent en 1' tat de nature . Ce concept, qu'utilisera Grotius un sicle plus tard et qui deviendra un lieu commun de la littrature politique de l'poque classique, ne correspond pas la pense de Thomas More. Les Utopiens, en effet, ont des lois civiles, un droit positif, un Code qui, pour tre rduit au maximum, n'en est pas moins prcis en sa forme et en son contenu. Mais, justement, l'office normateur de ces structures juridiques consiste rtablir dans la vie de la communaut la sociabilit originelle que l'gosme, en s'exacerbant, a fini par occulter. Toutes les rgles de droit, depuis l'organisation constitutionnelle du gouvernement jusqu'au droit civil ou pnal, ne sont que des moyens en vue d'une fin, qui est, conformment au dessein providentiel, la mme justice pour

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tous. Le lgislateur, en veillant l'ducation du peuple, l'entraide mutuelle, au bonheur d'une socit d'hommes sains et libres, en prvoyant la punition de l'intrigue et la suppression de l'ingratitude ... contribue rendre l'homme la vertu et la dignit : il travaille recrer l'humanit de l'homme. Autrement dit, les structures gouvernementales, l'organisation conomique, la politique ducative, les usages diplomatiques, la tolrance religieuse convergent pour redonner la nature humaine sa vrit premire. Non seulement la politique et l'thique des Utopiens sont insparables l'une de l'autre, mais le redressement politique est un combat spirituel. b. Pour la rdemption de l'humanit. Le rformisme de Thomas More est travers d'une lueur vanglique. C'est pourquoi il ne nous semble pas signifier, comme le soutient P. Mesnard, l'exaltation de l ' E t a t 1 ; encore moins L'Utopie nous apparat-elle comme le roman de l'Etat 2 ou comme le mythe de la cit idale 3 . La politique utopienne s'lve contre l'homme dchu enlis dans les marcages de la faute et de l'erreur ; sa finalit est de rendre l'homme sa vritable nature et, partant, de restituer au monde la vrit que lui avait confre le Crateur. L'Etat, en Utopie, n'est pas une fin. La Constitution politique y est une espce d'asymptote mystique destine effacer la folie d'un monde dchu et frelat. More, l'vidence, est trs proche de l'humanisme vanglique d'Erasme. Quoique plus politique que le prince des humanistes, il a la mme aspiration que lui la justice et l'galit parce que Dieu, dans sa bont, les avait donnes l'humanit. C'est pour la mme raison, savoir, parce que les hommes n'ont1. P. M E S N A R D , in L'Essor de la philosophie politique au xvie sicle, 3e d., Vrin, 1969, p. 168. 2. Cf. le rcent ouvrage de J.-F. MOREAU, Le Rcit utopique, droit naturel et roman de l'Etat, P.U.F., 1982. 3. R. MUCCHIELLI, Le Mythe de la Cit idale, P.U.F., 1960.

pas su sauvegarder ces biens originels, que la diatribe, dans VEloge de la Folie comme dans L'Utopie, est si rude : elle constitue, en deux styles diffrents, le mme procs de la corruption et la mme accusation de l'homme, responsable de sa misre. Les deux ouvrages lancent donc le mme appel pathtique pour sauver l'humanit en perdition. Erasme, thologien, pense davantage au salut des mes ; la Querela Pacis, quelques annes plus tard, montrera combien il aspire, dans un parfait cumnisme, la concorde universelle. Le rquisitoire de More, la fois juge et partie dans la politique de son temps, se double de vises plus pratiques. Il reste que, en proposant, par la voix de la Constitution utopienne, la communaut des biens, les repas pris en commun, la tolrance, une culture qui affine la foi dans la transcendance..., il ne pense, comme Erasme, qu' remonter aux sources du pome et restaurer la justice de Dieu. Les deux jumeaux , comme l'avait si bien compris Guillaume Bud, mnent le mme combat spirituel : l'Utopie est l'Hagnopolis, la cit sainte et sans faute o s'accomplissent toutes les virtualits de sagesse de la raison. Ainsi, que le bien commun soit la finalit essentielle du politique n'est pas seulement, sous la plume de Thomas More, une conception banale de la philosophie du droit des cits. En cette vise tlologique, le droit de la rpublique se conforme aux requtes de la Nature. Cet impratif suffit condamner, de droit et ds le principe, tous les privilges que les distorsions individualistes ne manquent pas de multiplier la faveur du dveloppement du capitalisme : il faut les effacer parce qu'ils sont contraires aux dcrets de Dieu. C'est pourquoi les Utopiens comme les humanistes chrtiens de la Renaissance dfendent,1. Lettre de G. Bud Thomas Lupset, place en tte de l'dition de Ble de 1518 (la 4e dition de L'Utopie) ; la traduction en est donne par A. Prvost dans sa magistrale dition ; cf. la lettre mentionne, p. 8.

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en dernire analyse, la tradition juridico-politique des Pres de l'Eglise comme saint Augustin, saint Bonaventure ou saint Thomas. Certes, ils n'ont pas reu la Rvlation ; mais, dit More, si eux, clairs par la seule sagesse humaine, en sont arrivs l, que devraient faire des peuples chrtiens ? La renaissance de cette tradition, fidle la cration divine, est l'unique chemin de la purification et de la rgnrescence des hommes. Si donc L'Utopie n'est pas exactement initiatique , tout le moins est-elle profondment cathartique, et c'est l l'essentiel. En s'adressant aux lettrs de son sicle L'Utopie, il faut le rappeler, est crite en latin , More, par son ironie parfois cynique, lance une mise en garde solennelle une humanit qui s'est crue autorise s'carter des voies traces par le Crateur. Il faut faire taire cet orgueil immense. Il est grand temps que politique et morale remettent les hommes dans la rectitude du chemin. La rgle utopienne a donc, dans la socit comme eu gard la personne, une porte qui est beaucoup plus que corrective. L'institution importe en effet beaucoup moins en elle que l'aspiration qu'elle incarne et vhicule; le bonheur est moins important que l'nergie qui porte toujours l'homme vers plus d'tre. La force normative inhrente la meilleure forme de gouvernement est la condition d'une restauration axiologique et ontologique, en laquelle culmine la pense de Thomas More. En un temps de draison o les hommes savourent jusqu' la folie les dlices de l'individualisme tout prt s'exacerber encore, ils souillent leur me et perdent leur tre. Hythlode, en naviguant sur l'ocan de la pense, a voulu tre visionnaire et prophte. Il l'a t. Lorsqu'il dclare formellement, en terminant son discours, il faut craser le serpent d'enfer 1 c'est--dire l'avidit et la vanit des hommes dtestables 2 , plus1. L'Utopie, livre Il, p. 151 ; p. 233. 2. Ibid., p. 149; p. 232.

aucun doute n'est permis. Il faut rendre vie ces valeurs transcendantes que sont la justicel et l'amour fraternel 2 . Ils sont le bien divin qui fait jouir des autres biens ; l'esprance et le bonheur ne trouvent vie que par eux. L'inversion politique que les Utopiens ont magnifiquement opre est l'index d'une conversion spirituelle. Dans un extraordinaire lan mtaphysique, Thomas More, bien au-del d'un rformisme pragmatique et plat, recre la substance du monde. Refuser la draison qui menace la Terre, c'est regarder le Ciel. Regarder le Ciel... C'est, en dfinitive, ce que fit More lui-mme. Malgr tous ses efforts, il ne put convertir la dystopique Angleterre. Alors, sur l'chafaud branlant o l'attendait la mort, son me s'envola vers l'Ile de Nulle-Part. En cet instant qui jouxte l'ternit, l'quivoque utopienne que laissent deviner les derniers mots de l'ouvrage se rvle comme en un miroir grossissant : il y a dans la rpublique utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cits. Je le souhaite plutt que je ne l'espre 3 . Tel un dialogue socratique, L'Utopie s'achve sur une aporie.

1. L'Utopie, p. 148; p. 229. 2. Ibid., p. 151; p. 233. 3. Ibid., p. 152 ; p. 234 ; nous avons ajout le ne expltif.

III LE DESTIN DE L'UTOPIE

De L'Utopie, sont nes de nombreuses utopies. More lui-mme a donn l'exemple puisque l'Ile de Nulle-Part, d'abord absolument isole, est devenue le cur d'une pliade de mini-utopies la Polylrie, l'Achorie, la Macarie... avoisinant des anti-utopies comme l'Alaopolcie, la Nphlogcie, la Zapolcie... L'Utopie, qui fut traduite en allemand ds 1524, puis en italien en 1548, en franais en 1550 et, enfin, en anglais en 1551, fit natre une floraison de rcits extraordinaires qui sont autant de voyages aux pays de Nulle-Part . Seulement, dans cette prolifration gnreuse, filiation est loin d'tre ncessairement fidlit. Sous le pouvoir de fascination qu'exerce cette moderne descendance, les contresens l'gard de l'uvre de More se sont multiplis si bien qu'aujourd'hui le concept d' utopie est malais dfinir. Devenu un nom gnrique , il a vu son contenu smantique s'tendre et se diversifier, mais perdre en prcision l . La querelle des interprtations. Il est vrai que par sa forme, par son style, par son contenu explicite et par ses horizons implicites, le texte mme de L'Utopie est trangement multidimen1. B. BAC2KO, Lumires de l'Utopie, Payot, 1978, p. 20.

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sionnel et la pense qui le porte a une richesse polyvalentel. Cela explique que le nologisme morien ait suscit tant d'interprtations divergentes. A tout le moins celles-ci montrent-elles que 1' utopie , vecteur d'vasion, est appele, comme par nature, jeter le trouble dans les esprits. En fait, les querelles nes de l'interprtation du texte de More l'enveloppent d'un voile embarrassant, tiss par des divergences trs frappantes. On a dchiffr en lui en effet une inspiration platonicienne2 ou vanglique3 ; on l'a lu comme un message socialiste avant la lettre4 ; certains exgtes ont considr qu'il exprimait avant tout le souhait rformiste d'un homme d'Etat5 ; d'autres ont suggr qu'il cachait sous le masque la volont expansionniste de l'Angleterre 6 ; de manire plus plate, d'autres encore ont estim qu'il se bornait la satire d'un rgime et d'une poque ; laissons de ct ceux qui n'ont reconnu en lui qu'un exercice littraire ou un essai de philosophie politique purement spculative... Dans toutes ces interprtations, il faut oser le dire, beaucoup de contresens se sont glisss. Il est tout particulirement aberrant de saluer dans l'uvre de1. Le quatrain crit par Pierre Gilles en langue vernaculaire et qui se trouve au dbut de l'dition de Ble de 1518 traduite par A. Prvost (p. 334) suggre ces polyvalences par son sotrisme et ses paraboles. 2. Cf. J. SERVIER, Histoire de l'Utopie, Gallimard, 1967; G.DuDOCK, Sir Thomas More and his Utopia, Amsterdam, 1923 ; R. M. ADAMS, Utopia, Sir Thomas More, A new translation, Backgrounds, Criticism, New York, 1975. 3. C'est en ce sens qu'incline principalement, quoique avec des nuances fines, l'interprtation d'A. Prvost dans son introduction l'dition de L'Utopie, cite plusieurs reprises. 4. K. KAUTSKY, Thomas Morus und seine Utopia, Stuttgart, 5. R. AMES, Citizen Thomas More and his. Utopia, Princeton, 1949. 6. G. RlTTER, Machtstaat und Utopie, Munich, 1940. 7. H. W. D O N N E R , Introduction to Utopia, Londres, 1945 ; R. W. CHAMBERS, Thomas More, Londres, 1935; A. CIORANESCU, L'Avenir du pass, Utopie et Littrature, Gallimard, 1972.

Thomas More un socialisme vivant , dfenseur d' une socit sans classes reposant sur une vaste conomie communiste1 . Le caractre anhistorique de L'Utopie n'autorise pas cette lecture anachronique de l'uvre, pourtant frquemment adopte. Le trait de la meilleure forme de gouvernement est assurment un rquisitoire contre la misre et le mal ; le sentiment de rvolte qu'a prouv More l'gard des iniquits sociales se double sans aucun doute d'un principe d'esprance 2 o se lit son aspiration vers le mieux-tre des hommes. Mais, lors mme que l'on insiste sur l'abolition de la proprit prive prconise par Hythlode la fin du livre premier3, cela ne suffit pas situer l'uvre dans la ligne des thories socialistes4 . D'une part, ces thories ne prennent leur sens que rapportes un moment prcis de l'histoire politique et conomique de l'Occident. D'autre part et surtout, la logique de L'Utopie relve d'une conception de la nature humaine qui, parfaitement traditionnelle en 1516, ne sous-tend pas une doctrine socio-politique, mais bien plutt une mtapolitique. De faon gnrale d'ailleurs, toute lecture de L'Utopie qui ne s'lve pas cette altitude en affadit le sens et en fausse la porte. Renatre l'humanitas. Si les drames de l'Angleterre ont t la cause occasionnelle du rformisme dont L'Utopie propose le vaste dessein, on ne peut oublier que la formation juridique de More l'a nourri du droit romain, ptri de1. M. BOTTIGELLI-TISSERAND, introduction l'dition de L'Utopie, Editions sociales, 1966, p. 61. 2. Nous nous inspirons ici du titre d'un ouvrage d'E. BLOCH, Le Principe esprance, Gallimard, 1976. 3. L'Utopie, p. 52-53; p. 130-131. 4. En cet exemple, apparat aussi, a contrario, le caractre artificiel ou fictif des rgles du droit positif qui dfinissent le droit de proprit.

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l'ide du droit naturel. Le jus s'y unit au fas et rapporte le droit des hommes la nature des choses. Par-del Aristote, les compilations d'Ulpien et de Justinien, claires de la morale et de la mtaphysique de Cicron et de saint Thomas, ont appris More le rapport du jus et du justum : l'ide du juste naturel, inscrit dans le grand Tout cosmique, est le substrat de sa rflexion. Cette adhsion fondamentale au jusnaturalisme bien compris lui fait videmment repousser la confusion du droit et de la force qui lui apparat comme une monstruosit ravalant l'homme la bte sauvage. Dans son mtier d'avocat, elle lui permet de dpasser la simple application technique des rgles du droit positif qui lui apparaissent comme des fictions risquant de conduire l'injustice : comme Aristote, il aspire l'quilibre souple que veut l'quit. L'ide du droit naturel inspire aussi l'homme politique sa conception des colonies de peuplement : les hommes sont, par la nature mme des choses, fonds s'tablir sur des terres demeures incultes. Et puis, surtout, le droit naturel est comme le cur de l'humanit; par cette ide, Thomas More est proche de la thse d'Aristote soulignant l'importance de la philia qui porte naturellement les nommes les uns vers les autres ; peut-tre peut-on lire aussi en elle le souvenir de la morale stocienne rattachant la sagesse des hommes- la raison qui les fait participer l'ordre du cosmos. Quoi qu'il en soit des rminiscences qui affluent en cette option jusnaturaliste, il est clair que le droit naturel constitue pour More le lien ontologique qui donne l'humanit son unit et son universalit. Il dcouvre en lui le reflet du souverain Bien et de l'ternel ; son penchant au mysticismel aurole et,

tout ensemble, cautionne la vieille notion naturaliste du droit. Ainsi, More a puis dans une mtaphysique ontothologique et non dans un rve, impossible alors, de rvolution socialiste les semences de sa logique utopienne. Le dualisme de la dystopie et de l'utopie rpte le dualisme augustinien de la cit terrestre et de la Cit de Dieu. A la dcadence, au bout de quoi le chrtien meurtri voit se profiler une apocalypse, doit rpondre une renaissance qui requiert, ds le principe, la rgnration de la nature humaine. L'harmonie dont jouit la socit des Utopiens indique donc bien le sens que More reconnat l'uvre de la divine Providence, et que le temps de l'histoire humaine a ruin. Tout l'hritage culturel de Thomas More l'a conduit penser que l'homme intrieur, marqu par la faute, doit se redresser afin de retrouver, jusque dans son existence extrieure, les voies de Dieu : le De optimo reipublicae exprime, dans la perspective de l'humanisme chrtien, l'esprance d'une vie rgnre, rendue sa vrit. L'Utopie ne peut pas tre un manifeste socialiste. Elle n'est pas non plus une uvre qui se complat, par pur plaisir esthtique, dans le jeu des images fantastiques ou des figures de rhtorique. La pense y est grave, car il ne s'agit de rien de moins, selon More, que de la destine des hommes. Celle-ci se dcide la croise des chemins de l'histoire, qui est aussi le carrefour de la vie morale : on ne peut pas sparer l'existence objective de la vie intrieure. En ce lieu qui est partout et que rptent tous les instants du temps, il faut que l'humanit choisisse : ou bien le vice et la passion garent les hommes dans un monde qu'ils se rendent hostile, et ils sont dnaturs ; ou bien, par des institutions sages qui refltent leurs exigences intrieures, ils renaissent la vrit ontologique de l'humanitas. Mais More, par exprience et mieux que quiconque, sait que la dystopie ne peut disparatre ni l'utopie exister : elle est un vu. Nanmoins, la force de

1. Au prieur des Chartreux, on s'en souvient, More avait partag la vie des moines ; il avait connu les joies de la contemplation ; il avait pratiqu saint Bonaventure et saint Jean Chrysostome ; il s'tait prpar une communion spirituelle avec Denys l'Aropagyte et, surtout, avec saint Augustin. Son catholicisme fervent avait fait le reste.

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l'uvre rside dans le dynamisme spirituel qui la porte et qui est proprement la fonction utopique. Le dynamisme de l'uvre et le genre utopique. Cela dit, la floraison des voyages imaginaires close dans le sillage de L'Utopie en a gnralement provoqu le dtournement du sens. Dans les lointains merveilleux de La Cit du Soleil, dans la contre des Svarambes ou au royaume d'Antangil, dans la Nouvelle Atlantide ou en L'An 2240..., nombreux sont les auteurs qui ont cisel un monde idal. Mais si le meilleur des mondes a la transparence fabuleuse du rve, il en a aussi l'inconsistance. A la fois trop riches et trop pauvres, les utopies modernes ne ressemblent que de trs loin l'Utopie morienne. Il faut nanmoins reconnatre que, de l'extraordinaire rcit de Thomas More, est n un genre littraire et philosophique qui forge, en un style blouissant, les paradigmes vers lesquels regarde l'humanit pour construire le progrs. L'utopie est une rponse donne aux inquitudes, espoirs et rves inassouvis du sicle; elle apparat aussi comme une limite vers laquelle tendent la rflexion et l'imagination, comme une dimension cache d'une ide, comme l'horizon lointain d'une recherche1. De L'Utopie de Thomas More, nous retiendrons surtout, au-del du discours utopien, la prodigieuse dynamique de la pense. C'est d'elle que procde, mme si elle ne correspond pas de manire exacte aux intentions de More l'aube de la Renaissance, la fonction dvolue au genre utopique : essentiellement pratique, il est une invite modifier, par une lgislation parfaite, le cours de l'histoire. C'est aux lumires de la fiction que le rformisme engendrera le bonheur des hommes; les chimres de l'utopie doivent s'pa-

nouir en une fte et les images du gran