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Article Snatch 27 94 Snatch 27 95 Dans le studio de Kore DANS LE STUDIO DE KORE Depuis le début des années 2000, Kore rime avec disque d’or. Le long d’une carrière bien fournie, le producteur d’origine algérienne a produit des hits à la pelle, naviguant entre le rap et la pop avec une aisance incontestable. Quelque part entre l’homme de l’ombre et le faiseur de rois, cet acteur essentiel du hip hop français peaufine aujourd’hui encore sa disco- graphie dans son studio parisien. Ces dernières années, Kore s’est fait discret. Après avoir long- temps caracolé en tête des charts français, le producteur a pris la tangente direction Miami, où il souhaitait se réinventer au calme. De retour en France, près de vingt ans après ses débuts dans la musique, cet artisan du son amorce aujourd’hui sa révolution en offrant ses services à des artistes en devenir comme Lacrim, Bro- « Lorsque j’ai débuté comme DJ, je mixais dans les soirées organi- sées par Fabe au Factory, un petit club parisien. Je partais du Val- d’Oise avec mon bac à disques 1 et j’arrivais en train jusqu’à Bas- tille. J’ai également suivi pas mal de rappeurs en tournée : Lunatic, Booba en solo, Rohff, Karlito ou encore Diam’s. Avec eux, j’ai sil- lonné la France. L’un de mes meilleurs souvenirs reste le concert de Lunatic à l’Élysée Montmartre, juste après la sortie de Mauvais Œil. J’étais aux platines, c’était la folie dans la salle. Au moment de l’in- tro de “ Le Crime Paie ”, pour la seule fois de ma carrière, je me suis pris le souffle du public. Je me souviens aussi d’une date à Montpel- lier sur la tournée de Temps Mort, le premier album solo de Booba. On avait préparé un freestyle sur une face B avec tous les membres du 92i. Mais une fois sur scène, comme tout le monde était défon- cé, plus personne ne se rappelait rien... Du coup, devant trois mille personnes, Booba m’a demandé de programmer en live une ryth- mique sur ma MPC. J’ai fait le truc dans l’urgence puis je l’ai sau- vegardé sur ma boîte à rythmes. Quand on est revenus à Paris, on a réécouté l’impro, un truc crade, un peu breakbeat, et c’est finale- ment devenu l’instru du morceau “ Bâtiment C ”. » « Raphaël Garoute, un ancien directeur artistique chez Universal, m’a offert ce vinyle 2 à la fin des an- nées 1990. Stevie Wonder, c’est la musique avec la- quelle j’ai grandi. À dix ans, je me baladais dans ma cité avec mon petit BMX en écoutant ses chansons sur mon Walkman. Il m’a inspiré à mes débuts et m’inspire encore aujourd’hui. Depuis que je suis gosse, je vais voir ses concerts. J’aime ses textes, sa voix, ses orchestrations, ses harmonies... C’est un autodidacte, comme moi. Du coup, il vit la mu- sique d’une autre manière, avec une touche per- sonnelle, un groove unique et un sens de l’imper- fection. Il bouscule sans cesse les codes : les basses qu’il joue au clavier, aucun bassiste ne peut les re- faire. La B.O. qu’il a enregistré pour film Jungle Fever, c’est exceptionnel au niveau de la prise de risque. Le morceau “ Chemical Love”, on dirait carrément un morceau de raï, ça pourrait être du Cheb Mami. J’adorerais pouvoir bosser avec lui un jour. Dans la musique, j’ai des baromètres comme Mike Will, Timbaland ou Pharrell. Mais Stevie Wonder, c’est comme un mentor.» dinski ou Club Cheval. Une évolution dans la droite lignée d’un parcours éclectique et jalonné de hits, pas sans rappeler la trajec- toire d’un autre virtuose du genre, le regretté DJ Mehdi. Parmi les principaux faits d’armes de l’ancienne moitié de Kore & Skalp, des productions pour Booba, Rohff ou Don Choa de la Fonky Family, mais aussi des écrins pop pour sa compagne Leslie ou Magic System. Celui qui se présente volontiers comme un bouli- mique de travail est également à l’origine de la série Raï’n’B Fever, lancée il y a dix ans. Témoin de ce virage musical pris en douceur, le studio de Kore abonde de reliques en tout genre, vestiges d’une carrière foison- nante. Boutonné jusqu’au col, une montre imposante au poignet, l’intéressé s’excuse de l’état du studio, bientôt en chantier. « C’est Sarajevo », glisse-t-il dans un sourire à propos du bunker d’Au- bervilliers dans lequel il travaille depuis maintenant sept ans. D’ici quelques mois, de nouvelles cabines seront construites. En attendant, Kore revient sur les objets qui font la magie du lieu. PAR GRÉGOIRE BELHOSTE PHOTOGRAPHIES PAR VALENTIN FOUGERAY 1 2

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Depuis le début des années 2000, Kore rime avec disque d’or. Le long d’une carrière bien fournie, le producteur d’origine algérienne a produit des hits à la pelle, naviguant entre le rap et la pop avec une aisance incontestable. Quelque part entre l’homme de l’ombre et le faiseur de rois, cet acteur essentiel du hip hop français peaufine aujourd’hui encore sa disco-graphie dans son studio parisien.

Ces dernières années, Kore s’est fait discret. Après avoir long-temps caracolé en tête des charts français, le producteur a pris la tangente direction Miami, où il souhaitait se réinventer au calme. De retour en France, près de vingt ans après ses débuts dans la musique, cet artisan du son amorce aujourd’hui sa révolution en offrant ses services à des artistes en devenir comme Lacrim, Bro-

« Lorsque j’ai débuté comme DJ, je mixais dans les soirées organi-sées par Fabe au Factory, un petit club parisien. Je partais du Val-d’Oise avec mon bac à disques 1 et j’arrivais en train jusqu’à Bas-tille. J’ai également suivi pas mal de rappeurs en tournée : Lunatic, Booba en solo, Rohff, Karlito ou encore Diam’s. Avec eux, j’ai sil-lonné la France. L’un de mes meilleurs souvenirs reste le concert de Lunatic à l’Élysée Montmartre, juste après la sortie de Mauvais Œil. J’étais aux platines, c’était la folie dans la salle. Au moment de l’in-tro de “ Le Crime Paie ”, pour la seule fois de ma carrière, je me suis pris le souffle du public. Je me souviens aussi d’une date à Montpel-lier sur la tournée de Temps Mort, le premier album solo de Booba. On avait préparé un freestyle sur une face B avec tous les membres du 92i. Mais une fois sur scène, comme tout le monde était défon-cé, plus personne ne se rappelait rien... Du coup, devant trois mille personnes, Booba m’a demandé de programmer en live une ryth-mique sur ma MPC. J’ai fait le truc dans l’urgence puis je l’ai sau-vegardé sur ma boîte à rythmes. Quand on est revenus à Paris, on a réécouté l’impro, un truc crade, un peu breakbeat, et c’est finale-ment devenu l’instru du morceau “ Bâtiment C ”. »

« Raphaël Garoute, un ancien directeur artistique chez Universal, m’a offert ce vinyle 2 à la fin des an-nées 1990. Stevie Wonder, c’est la musique avec la-quelle j’ai grandi. À dix ans, je me baladais dans ma cité avec mon petit BMX en écoutant ses chansons sur mon Walkman. Il m’a inspiré à mes débuts et m’inspire encore aujourd’hui. Depuis que je suis gosse, je vais voir ses concerts. J’aime ses textes, sa voix, ses orchestrations, ses harmonies... C’est un autodidacte, comme moi. Du coup, il vit la mu-sique d’une autre manière, avec une touche per-sonnelle, un groove unique et un sens de l’imper-fection. Il bouscule sans cesse les codes : les basses qu’il joue au clavier, aucun bassiste ne peut les re-faire. La B.O. qu’il a enregistré pour film Jungle Fever, c’est exceptionnel au niveau de la prise de risque. Le morceau “ Chemical Love ”, on dirait carrément un morceau de raï, ça pourrait être du Cheb Mami. J’adorerais pouvoir bosser avec lui un jour. Dans la musique, j’ai des baromètres comme Mike Will, Timbaland ou Pharrell. Mais Stevie Wonder, c’est comme un mentor. »

dinski ou Club Cheval. Une évolution dans la droite lignée d’un parcours éclectique et jalonné de hits, pas sans rappeler la trajec-toire d’un autre virtuose du genre, le regretté DJ Mehdi. Parmi les principaux faits d’armes de l’ancienne moitié de Kore & Skalp, des productions pour Booba, Rohff ou Don Choa de la Fonky Family, mais aussi des écrins pop pour sa compagne Leslie ou Magic System. Celui qui se présente volontiers comme un bouli-mique de travail est également à l’origine de la série Raï’n’B Fever, lancée il y a dix ans.

Témoin de ce virage musical pris en douceur, le studio de Kore abonde de reliques en tout genre, vestiges d’une carrière foison-nante. Boutonné jusqu’au col, une montre imposante au poignet, l’intéressé s’excuse de l’état du studio, bientôt en chantier. « C’est Sarajevo », glisse-t-il dans un sourire à propos du bunker d’Au-bervilliers dans lequel il travaille depuis maintenant sept ans. D’ici quelques mois, de nouvelles cabines seront construites. En attendant, Kore revient sur les objets qui font la magie du lieu.

PAR GRÉGOIRE BELHOSTE PHOTOGRAPHIES PAR VALENTIN FOUGERAY

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Page 2: 94 95 - s3.amazonaws.com« Je vais bientôt lancer la marque Arab With Attitude 5, du nom de la structure que j’ai montée. Au-delà d’un simple trend, c’est un état d’esprit

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Kore

« Depuis deux ans, grâce à une application que j’ai installée sur mon iPhone 3, je compose partout. La meilleure des machines pour un autodidacte comme moi, c’est celle qui va me permettre d’immor-taliser mes idées le plus rapidement possible. C’est pour ça que j’ai longtemps travaillé sur MPC. Avec les boîtes à rythmes, tu peux composer de manière très directe, tu ne perds pas de temps. C’est pareil avec cette application. Le titre “ Je suis qu’un thug ” ou le featu-ring avec French Montana sur l’album de Lacrim, je les ai démar-rés là-dessus. Ça s’entend, il n’y a que quatre notes dans ce type de morceaux. C’est ça, le rap. C’est rudimentaire. Le fait qu’il n’y ait que quatre pistes sur le logiciel stimule la créativité. Ensuite, je vais au studio, je couche mes pistes dans les machines et je pimpe mon son. Avec le reste de mon équipe, on essaie de rester à l’affût des nouvelles machines, mais ce n’est pas le plus important. Quand tu écoutes ce que fait Club Cheval avec seulement deux synthés et une respiration de voix... »

« J’ai obtenu plus de trente-cinq disques d’or 4 au cours de ma carrière. Pourtant, je n’ai pas de recettes pour faire un hit. De manière générale, il n’y a pas de règles dans la musique, rien de protocolaire. J’ai souvent considéré le fait de ne pas avoir étudié le solfège comme un handicap. Aujourd’hui, je suis dé-complexé. Pour la BO de Taxi 3 sur laquelle j’ai bossé, les Nep-tunes étaient crédités comme producteurs. Dans le studio, une session Pro Tools de l’un de leurs morceaux était ouverte. J’ai écouté chaque piste indépendamment, ça ne ressemblait à rien. Mais une fois toutes les strates empilées, ça sonnait par-faitement. Dix ans plus tard, j’y repense encore. La musique, je la conçois comme un puzzle : chaque élément doit répondre à un autre. Comme disait Quincy Jones, ce ne sont pas les notes qui comptent mais le placement des notes. De jeunes beatma-kers viennent parfois me faire écouter des beats pompés sur “ A Milli ” de Lil Wayne et Bangladesh. D’un point de vue tech-nique, je leur explique que ma mère est capable faire le même morceau. Le génie, c’est d’avoir eu l’idée initiale. » 

« Je vais bientôt lancer la marque Arab With Attitude 5, du nom de la structure que j’ai montée. Au-delà d’un simple trend, c’est un état d’esprit. Le premier qui a validé l’idée, c’est Rick Ross. Après le concert “ Raï’n’B Fever ” que j’avais organisé à Bercy en 2009, j’étais un peu déçu par le peu de retombées médiatiques. Du coup, j’ai décidé d’aller vivre à Miami. Mon idée, c’était de repartir de zéro, de faire comme un môme qui part avec son sac à dos. Je n’ai pas prévenu ma maison de disques, je préfé-rais qu’on ne sache pas ce que j’avais fait en France. Comme je voulais absolument bosser avec Rick Ross, j’ai regardé toutes ses vidéos jusqu’à tomber sur une séquence où il achète des bijoux chez son joaillier. À un moment, l’adresse du mec apparaît. J’y suis allé, j’ai acheté une montre et j’ai fini par leur expliquer que j’étais venu pour rencontrer Rozay. Trois jours plus tard, j’étais chez lui. Il m’a ouvert, torse nu et en claquettes. On s’est posé dans son studio, il m’a demandé de lui faire écouter mes sons. On a écouté, il a esquissé un sourire en regardant son banquier privé et il a lâché : “ This shit is serious ”. À partir de là, on s’est revu et j’ai produit pour Wale, Meek Mill ou le label Poe Boy. » 

« Brodinski et Club Cheval, avec qui je bosse au studio, ont rame-né cette photo du Studio Harcourt 6 qui me fait délirer. À mon retour de Miami, j’ai fait leur connaissance grâce à mon ami Jé-rémy Chatelain. Très rapidement, on est devenus potes. Manu Barron, le patron du label Savoir-Faire, m’a ensuite proposé de travailler sur leurs albums respectifs. J’ai accepté sans hésiter. Depuis plus d’un an, on bosse tous ensemble. Avec eux, j’ai dé-couvert une autre manière de produire, une autre vision de la musique. Ce qu’on est en train de faire, c’est du travail d’orfèvre. Au-delà de la production, si je devais définir mon rôle sur ce projet, je dirais que je les aide à aller là où ils veulent aller, à op-timiser leurs choix. On a pas mal voyagé tous ensemble, on est allés à Atlanta, Miami ou Los Angeles. Dans l’équipe, mes potes américains ont trouvé un surnom pour Myd de Club Cheval : “ The Scientist ”. Quand tu écoutes ses tracks en fermant les yeux, ça donne l’impression qu’ils étaient deux cents dans le studio et qu’il a enregistré avec un quatuor à cordes et une tronçonneuse. En vrai, il fait ça tout seul sur son ordinateur. »

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