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1 Florence Naugrette Le coup de théâtre dans la dramaturgie hugolienne A l'évidence, la construction des pièces de Hugo reprend à bien des égards la forme extérieure de la dramaturgie classique : exposition, noeud, péripéties, dénouement. Chez lui, le coup de théâtre tient un rôle décisif dans l'évolution de l'action, tant au niveau des péripéties intermédiaires que dans la forme spectaculaire des dénouements. Dès qu'on y regarde de plus près, si l'on cherche à dresser une typologie de ces coups de théâtre, on remarque qu'ils empruntent tour à tour et le plus souvent tout ensemble aux codes tragique, comique, et mélodramatique. Rien d'étonnant à celà dans une esthétique du mélange des genres, je vous l'accorde. Le problème, c'est que ces trois types de coups de théâtre ne procèdent pas de la même vision du monde, de la politique, de l'histoire, de la condition humaine, et que leur mélange, voire leur hybridation, pose à l'interprète des problèmes vertigineux. Commençons par rappeler la définition du coup de théâtre : il s'agit d'une "action tout à fait imprévue changeant subitement la situation ou le déroulement de l'action" 1 Après avoir brossé à grands traits une petite histoire du coup de théâtre et de sa contestation, je m'interrogerai sur la fonction du coup de théâtre dans la dramaturgie hugolienne, fonction double, puisqu'il engage toujours à la fois le destin individuel et le destin collectif. Je veux montrer ensuite que la double énonciation et le grotesque minent de l'intérieur l'esthétique de la surprise sur laquelle repose le spectaculaire propre au coup de théâtre, et que dès lors on ne peut plus le prendre véritablement comme un événement imprévu. C'est sur cette notion d'événement que je m'appuierai enfin, pour démêler ce que la mise en oeuvre du coup de théâtre chez Hugo donne à entendre et à voir, de manière souvent contradictoire, de la fatalité, de la providence, de la liberté, des rôles respectifs des grands et du peuple dans l'histoire. . Deux éléments fondamentaux sont donc constitutifs d'un coup de théâtre : le retournement de situation, et l'effet de surprise. I PROBLEMATIQUE DU COUP DE THEATRE DRAMATIQUE Commençons par récapituler la façon dont le coup de théâtre a été pensé, pratiqué et critiqué dans l'histoire du théâtre occidental. La dramaturgie du coup de théâtre Aristote Pour Aristote, la tragédie comporte 6 parties : la fable, la psychologie, le texte, les rôles, la mise en scène et le chant. La partie la plus importante est la fable, car la tragédie n'imite point les hommes, mais leur action : "le bonheur et le malheur sont dans l'action, le but est agir, non être, et les hommes sont ce qu'ils 1 Pavis, Dictionnaire du théâtre, p.96.

99-01-23Naugrette

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    Florence Naugrette

    Le coup de thtre dans la dramaturgie hugolienne

    A l'vidence, la construction des pices de Hugo reprend bien des gards la forme extrieure de la

    dramaturgie classique : exposition, noeud, pripties, dnouement. Chez lui, le coup de thtre tient un

    rle dcisif dans l'volution de l'action, tant au niveau des pripties intermdiaires que dans la forme

    spectaculaire des dnouements. Ds qu'on y regarde de plus prs, si l'on cherche dresser une typologie

    de ces coups de thtre, on remarque qu'ils empruntent tour tour et le plus souvent tout ensemble aux

    codes tragique, comique, et mlodramatique. Rien d'tonnant cel dans une esthtique du mlange des

    genres, je vous l'accorde. Le problme, c'est que ces trois types de coups de thtre ne procdent pas de la

    mme vision du monde, de la politique, de l'histoire, de la condition humaine, et que leur mlange, voire

    leur hybridation, pose l'interprte des problmes vertigineux.

    Commenons par rappeler la dfinition du coup de thtre : il s'agit d'une "action tout fait imprvue

    changeant subitement la situation ou le droulement de l'action"1

    Aprs avoir bross grands traits une petite histoire du coup de thtre et de sa contestation, je

    m'interrogerai sur la fonction du coup de thtre dans la dramaturgie hugolienne, fonction double,

    puisqu'il engage toujours la fois le destin individuel et le destin collectif. Je veux montrer ensuite que la

    double nonciation et le grotesque minent de l'intrieur l'esthtique de la surprise sur laquelle repose le

    spectaculaire propre au coup de thtre, et que ds lors on ne peut plus le prendre vritablement comme

    un vnement imprvu. C'est sur cette notion d'vnement que je m'appuierai enfin, pour dmler ce que

    la mise en oeuvre du coup de thtre chez Hugo donne entendre et voir, de manire souvent

    contradictoire, de la fatalit, de la providence, de la libert, des rles respectifs des grands et du peuple

    dans l'histoire.

    . Deux lments fondamentaux sont

    donc constitutifs d'un coup de thtre : le retournement de situation, et l'effet de surprise.

    I PROBLEMATIQUE DU COUP DE THEATRE DRAMATIQUE

    Commenons par rcapituler la faon dont le coup de thtre a t pens, pratiqu et critiqu dans

    l'histoire du thtre occidental.

    La dramaturgie du coup de thtre

    Aristote

    Pour Aristote, la tragdie comporte 6 parties : la fable, la psychologie, le texte, les rles, la mise en scne

    et le chant. La partie la plus importante est la fable, car la tragdie n'imite point les hommes, mais leur

    action : "le bonheur et le malheur sont dans l'action, le but est agir, non tre, et les hommes sont ce qu'ils 1 Pavis, Dictionnaire du thtre, p.96.

  • 2

    sont par leur caractre, mais ils sont heureux ou non par leurs actions () les actions et la fable sont ainsi

    le but de la tragdie"2

    Or, poursuit Aristote, "les plus puissants ressorts d'action de la tragdie sur les mes sont des parties de la

    fable, savoir les pripties et les reconnaissances", entendez : les coups de thtre.

    .

    L'art du grand dramaturge est d'enchaner les actions (commencement, milieu et fin) sans faire intervenir

    le hasard. Sinon, on a une fable pisodique (de 2nd ordre), o "la succession des pisodes n'est ni

    vraisemblable ni ncessaire"3

    Mais comme l'imitation doit provoquer la crainte et la piti, et que "ces sentiments naissent surtout devant

    des faits qui s'enchanent contrairement notre attente", le coup de thtre doit crer l'effet de

    merveilleux suivant : l'apparence premire du hasard qui semble rvler une intention

    . Le coup de thtre, on le voit, doit donc avoir une ncessit.

    4

    La priptie, qui est "le retournement des actions en sens contraire [] selon le vraisemblable ou le

    ncessaire."

    . Aristote donne

    comme exemple de ce merveilleux la statue qui assomme le meurtrier de l'homme qu'elle reprsente. Ce

    merveilleux indispensable au plaisir du spectateur est assur par la succession des coups de thtre, qui

    peuvent tre de deux sortes :

    La reconnaissance, qui est "le passage de l'ignorance la connaissance, et par suite l'affection ou bien

    la haine, chez ceux qui s'orientent vers le bonheur ou vers le malheur." Pour Aristote, la plus belle

    reconnaissance est celle qui nat d'une priptie. Ex chez Hugo : la fin de Mille francs de rcompense

    (Etiennette et Puencarral > bonheur), celle de Lucrce Borgia (bonheur : duo d'amour ; et malheur :

    matricide).

    La priptie ne sert pas qu' alimenter le suspens, elle est l'instrument de la fonction morale de la tragdie,

    qui est d'inspirer la crainte et la piti : c'est pourquoi la tragdie ne doit pas

    * "montrer des hommes bons transports du bonheur au malheur : ce ne serait ni effrayant ni

    pitoyable, mais seulement rvoltant"

    * ni montrer "des hommes mchants passant du malheur au bonheur : ce serait la solution la

    moins tragique de toutes ; elle n'a rien de ce qu'il faut : ni humanit, ni piti, ni crainte"

    * pas non plus prcipiter le mchant du bonheur dans le malheur : ni pitoyable ni effrayant.

    La cause du renversement du bonheur au malheur doit tre dans une erreur (hamartia) et non dans la

    mchancet du hros. C'est l'erreur et ses consquences funestes qui entranent la terreur et la piti. Quels

    sont ces vnements effrayants ou pitoyables ?

    * vnements pathtiques naissent entre amis ou proches : inceste, parricide (dont le rgicide est

    une variante), infanticide, trahison entre amis, tuer celui qu'on aime 2 Aristote, dans Schrer, Borie, de Rougemont, Esthtique thtrale, SEDES, 1982, p.17. Traduction

    originale de Jacques Schrer.

    3 Ibid., p.19.

    4 Ibid., p.19.

  • 3

    * ces vnements pathtiques remettent en cause l'ordre social, finalement rtabli

    Rgles de la bonne tragdie5

    * porte universelle

    :

    * viter trop d'pisodes secondaires

    * cohrence interne de l'oeuvre : ne pas rendre compte de la pluralit du monde sensible, sans quoi on

    perd la vise universelle du propos

    * bien choisir priptie et / ou reconnaissances : "c'est par elles, en un grand moment tragique, que le

    hros, tre exceptionnel, passe de l'ignorance la connaissance et connat ainsi son destin, son identit, sa

    faute"6

    * histoire ncessaire et vraisemblable

    .

    * plaisir du spectateur orient vers la crainte et la piti

    Le thtre de Hugo rpond presque tous ces critres de la bonne tragdie, sauf ceux de ncessit de

    l'intrigue et de vraisemblance

    Le classicisme

    La tragdie classique franaise reprend Aristote l'exigence d'une progression logique de l'action :

    comme dans la tragdie classique, qq pripties ou coups de thtre "raniment rgulirement l'illusion

    des personnages sur leur propre destin"7

    L'usage de la priptie est trs frquent dans le thtre baroque o elle permet de figurer le dsordre du

    monde, y compris chez Corneille qui compose son action sur les pripties pousses jusqu'au dernier

    moment, "ce qui permet de jouir du dsordre du monde avant la remise en place finale"

    ; ces apparents succs de fortune succdent des pripties

    modifiant la situation du hros en l'inversant ; c'est le revers de fortune classique, tel qu'on le trouve dans

    Ruy Blas (qui s'est illusionn sur son propre destin) o le retour de Salluste intervient juste aprs le duo

    d'amour avec la Reine.

    8

    Racine au contraire n'aime pas les pripties, parce qu'il ne croit pas la Providence. Chez lui le tragique

    repose plutt sur l'accomplissement inluctable du destin, sur une fatalit qui implique l'absence de

    priptie. On assiste plutt chez lui un dvoilement progressif, sans retournement, de l'illusion dans

    laquelle se tient le hros.

    .

    9

    Mais dans les deux cas, aprs avoir inspir au spectateur une fascination vertigineuse pour le dsordre, le

    dnouement finit toujours par entraner la cessation des prils et des obstacles, par rtablir l'ordre

    Le spectateur constate l'horreur des passions et l'impossibilit s'en dfaire.

    5 Christian Biet, p.24.

    6 Biet, p. 24.

    7 Christian Biet, p.76.

    8 Christian Biet, p.79.

    9 Ibid., p.79.

  • 4

    politique ou psychologique mis en pril. Ce rtablissement est la consquence logique d'un droulement

    causal et intelligible des faits.

    Dans la comdie, le fonctionnement causal est le mme ; ex : dans la tradition de la pastorale, le

    dsordre est figur par le schma des couples dsunis (Le Songe d'une nuit d't : A aime B qui aime C

    qui aime D qui aime A) : tout s'arrange la fin, grce un coup de thtre providentiel qui redistribue au

    mieux les couples et rtablit un ordre heureux ; le vice des barbons (avarice, jalousie, luxure, tyrAnne

    Ubersfeld domestique) est puni de manire providentielle par les pripties intermdiaires (ex : les

    fourberies de Scapin) ou l'intervention ultime du deux ex machina qui vient rtablir un ordre lgitime et

    juste ; c'est le cas particulirement spectaculaire du dnouement en deux temps de Tartuffe, aussi

    invraisemblable dans sa structure que ncessaire dans sa fonction idologique, o le messager du Roi

    vient rtablir la justice in extremis, la surprise gnrale, des personnages comme du spectateur ; la

    clairvoyance du souverain qui ne s'est pas laiss abuser par l'imposteur vaut pour la providence divine (il

    n'est pas de droit divin pour rien).

    Fortune du coup de thtre

    Le coup de thtre connat une fortune durable dans toutes les formes de thtre o la fatalit et la

    providence sont l'oeuvre pour rsoudre les problmes en rtablissant in fine un ordre menac : le

    mlodrame, le vaudeville, le thtre de boulevard.

    Critique du coup de thtre : dramaturgie en tableau, thtre pique

    De Diderot

    On l'a vu, le couple Fatalit / Providence repose sur une vision religieuse de l'histoire ; on ne s'tonnera

    donc pas de voir Diderot supprimer le coup de thtre, changement brusque dans la situation par

    l'intervention d'une transcendance devenue invraisemblable dans une vision matrialiste du monde, pour

    le remplacer par le tableau. Dans lesEntretiens sur le fils naturel , Diderot fait dire l'un de ses

    personnages :

    "si un ouvrage dramatique tait bien fait et bien reprsent, la scne offrirait au spectateur autant de tableaux rels qu'il y aurait dans l'action de moments favorables au peintre".

    Il faut donc crire la pantomime (et a Hugo le fera abondamment) : "il faut s'occuper fortement de la pantomime ; laisser l ces coups de thtre dont l'effet est momentan, et trouver des tableaux"

    On le sait, de nombreux auteurs du XIXe sicle, et notamment de drame romantique, adopteront cette

    dramaturgie en tableaux, qui permet de montrer un milieu social et familial avec un ralisme pictural, et

    d'introduire des lments piques dans le drame, sans dcomposer une dure, des enchanements

    ncessaires, mais en proposant des fragments d'un temps discontinu. Mprisant les ficelles de l'action, de

  • 5

    l'intrigue fonde sur le suspense et la priptie, le tableau permet au dramaturge de dployer une enqute

    sociologique ou une peinture de genre. C'est pourquoi on le retrouve l'oeuvre dans le thtre naturaliste.

    Brecht

    Dans le thtre pique de Brecht, la dramaturgie en tableaux sert combattre l'impression de ncessit

    qui rsulte de l'enchanement continu des scnes et des actes de la forme classique ; le tableau permet de

    montrer des scnes discontinues, de casser l'identification prolonge du spectateur au personnage, de

    forcer le spectateur rflchir sur l'enchanement des causes et des effets. Dans cette perspective, le coup

    de thtre ne peut tre utilis que de manire ironique, comme c'est le cas dans le dnouement de L'Opra

    de quat'sous :

    Le bandit Mackie est en prison, il doit tre excut. Seul espoir : que quelqu'un paie une caution.

    Mais ses amis ne se pressent pas pour rassembler la somme ncessaire sa libration ; sa femme

    ne se presse pas non plus ; quant sa belle-mre, elle se rjouit dj d'offrir une jolie robe de

    veuve sa fille : plus rien ne peut donc le sauver.

    Surgit un messager de la reine, en la personne de Tigerbrown, chef de la police, copain d'enfance

    de Mackie qui n'avait pas russi le sauver parce qu'il tait lui-mme mouill jusqu'au cou. Il

    annonce que

    * Mackie est grci

    * qu'on lui donne des titres de noblesse

    Le public reprsent sur scne se pme d'aise ; il s'agit du peuple rassembl pour assister au

    couronnement de la reine.

    Cette pirouette finale, inspire des coups de thtre de comdie classique, met en oeuvre une providence

    scandaleuse qui rcompense la crapule : cette absurdit remet en cause le caractre arbitraire du happy

    end ; le public ragit en se disant que cette fin heureuse n'est pas crdible.

    Il apparat clairement que le thtre de Hugo relve de ces deux esthtiques la fois, dramatique et

    pique, que Brecht oppose dans un tableau clbre dans ses Notes sur Mahagonny (voir feuille jointe) ;

    nous allons tenter de rsoudre ce paradoxe en tudiant maintenant le fonctionnement du coup de thtre

    propre la dramaturgie hugolienne.

    II D'UNE PIERRE DEUX "COUPS" : REVELATION DE L'IDENTITE, COUP D'ETAT

    Dans Le Roi et le bouffon, Anne Ubersfeld repre une particularit du coup de thtre hugolien : le coup

    de thtre qui fonde tout drame hugolien, dit-elle, est celui de la dtermination du sujet ; elle remarque

    que dans les premiers drames, toutes les ambiguits sont leves ds les premires scnes, on sait qui est le

    hros, mais qu' partir du Roi s'amuse, "il faut attendre l'acte II pour s'apercevoir que le hros n'est pas le

    Roi, mais le Bouffon"10

    10 Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, Jos Corti, 1974, p.488.

    ; elle souligne ce sujet la composition magistrale du dbut de Ruy Blas, o les

  • 6

    deux premires scnes laissent croire au spectateur que le hros est Salluste, Ruy Blas n'apparaissant

    comme sujet qu'avec sa confession de la scne 3. C'est ce qu'Anne Ubersfeld appelle le "dvoilement

    progressif du sujet". Ce dvoilement constitue, pour le spectateur, un premier coup de thtre.

    Je voudrais distinguer nettement ce type de coup de thtre, destin uniquement au spectateur, du

    deuxime, qui a pour point commun avec lui de concerner encore l'identit du hros. Anne Ubersfeld

    poursuit son ide en montrant que

    "le noeud de l'action reprsente chez Hugo le point o le sujet prend conscience de sa fracture interne et de l'impossibilit de la combler".11

    Cette prise de conscience, dit-elle, est gnralement trs tardive, et constitue bien souvent la priptie

    ultime, le retournement de l'action qui entrane le dnouement-catastrophe.

    On sait aussi que dans le thtre de Hugo, le destin individuel est li au destin collectif ; on peut penser

    cette articulation comme l'quivalent dramatique de la double porte intime et universelle, de la parole

    lyrique hugolienne12

    Cette articulation se retrouve dans les coups de thtre hugoliens ; c'est ce que montre un relev indicatif

    (non exhaustif) des coups de thtre principaux du thtre de Hugo. Je ne prends pas pour l'instant en

    compte les pripties intermdiaires, mais les pripties dcisives, pour montrer, si je peux me permettre

    le jeu de mots, que Hugo y fait toujours d'une pierre "deux coups".

    .

    Dans Cromwell, le coup de thtre principal, le renoncement du Lord Protecteur la couronne, lui

    permet de sauver sa peau en chappant aux complots mens contre lui (il a fait arrter les cavaliers, mais

    il reste les puritains), et de ne pas tre un tyran, c'est--dire d'accomplir une sorte de "contre-coup-d'tat"

    Dans Hernani, le dnouement double disjoint et fait apparatre en quelque sorte deux hros : dans la

    sphre

    en conservant sa lgitimit la tte de l'Etat en tant que Lord-Protecteur, lgitimit qu'il n'aurait pu

    conserver en se faisant proclamer roi.

    politique Charles Quint, qui acquiert sa pleine lgitimit par son lection et sa clmence

    inaugurale, et dans la sphre prive

    Dans Marion de Lorme, la qute

    Hernani qui rcupre d'abord, titre personnel, la femme et ses titres

    de noblesse, mais qui paie cette fortune de sa vie.

    amoureuse de Marion et Didier rencontre trs tt le pouvoir politique ;

    le suspens final (Richelieu fera-t-il grce) a une double porte dramatique et idologique, propre

    satisfaire le public en qute d'motions fortes, les mes sensibles la piti, et faire rflchir le penseur

    comme le citoyen sur l'arbitraire royal, la violence d'tat et la peine de mort

    Le dnouement de Lucrce Borgia a lui aussi cette double porte : le coup de thtre final (le meurtre

    de Lucrce par Gennaro) rsulte de la dcouverte par le jeune homme de son appartenance la famille

    .

    11 Le Roi et le bouffon, p.488.

    12 Je renvoie ici aux travaux bien connus sur le lyrisme hugolien de Pierre Albouy, Guy Rosa, Jean-Marie

    Gleize, et plus rcemment de Ludmila Wurtz.

  • 7

    Borgia ; par le matricide, il opre la fois une vengeance personnelle (venger ses amis empoisonns) et

    un meurtre politique

    Le coup de thtre final de Marie Tudor (Gilbert est sauv) est une rcriture de la fin de Marion de

    Lorme : il engage

    (tyrannicide).

    deux histoires d'amour la fois et pose lui aussi la question de la violence d'tat et de la

    peine de mort

    Dans Ruy Blas, le dnouement permet au hros d'

    . La dimension politique de ce coup de thtre est rehausse par l'intervention de Simon

    Renard, qui, dans son choix de sacrifier Fabiano, coute la volont du peuple, mme si cette dcision

    relve du machiavlisme, et non d'une conviction dmocratique.

    assumer son identit, et ce titre (en tant que laquais)

    de gagner l'amour vritable de la reine ; le dnouement a une double dimension politique : Ruy Blas

    sauve l'tat en sauvant la reine, il manifeste aussi sa libert en s'affranchissant de son matre tyrannique

    ("je relve le front sous le pied qui m'crase", avait-il dj protest avant de s'incliner, III, 5) par la mort

    violente

    Le dnouement des Burgraves a aussi cette double dimension intime et politique :

    . Il s'agit la fois d'une fin de mlodrame o le tratre est chti par le justicier, et d'un

    dnouement tragique o le hros est puni de sa faute (pntration indue dans l'espace A, oubli de son

    identit vritable).

    * un premier coup de thtre qui en contient deux : dcouverte par Otbert que Job est Fosco et

    que cet homme est son pre

    * l'arrive providentielle de Barberousse

    Fin apparemment heureuse : le parricide est empch, la paix civile et familiale est retrouve par la

    reconnaissance mutuelle de leurs autorits politiques respectives par les deux frres ennemis.

    Cette caractristique finale du drame de Hugo, de lier une intrigue prive une action publique, n'est pas

    une nouveaut radicale ; dans la tragdie, l'erreur du hros l'amne dj se placer dans une situation

    prive qui menace l'ordre social. Ce qui est sans doute plus probant dans le parcours que nous venons

    d'effectuer, c'est que le dnouement double permet gnralement, au-del du pessimisme ambiant,

    d'entrevoir un niveau ou un autre, public, priv, ou les deux la fois, une lueur, de bonheur, de

    rconciliation, de justice, sauf dans deux cas : les dnouements de Marion de Lorme et du Roi s'amuse,

    o le mchant n'est aucunement inquit, dstabilis, et o la vertu est perscute ; dnouements qui sont

    proprement scandaleux pour les contemporains, ce qui explique peut-tre, outre le fait qu'elles mettaient

    en scne la monarchie franaise, que les deux pices aient t respectivement censure et interdite.

    Par ces dnouements, Hugo manquait la fonction morale du thtre fixe par Aristote dont nous parlions

    tout l'heure : pour que s'articulent la terreur et la piti, il ne fallait ni

    * "montrer des hommes bons transports du bonheur au malheur : ce ne serait ni effrayant ni pitoyable,

    mais seulement rvoltant"

    * ni montrer "des hommes mchants passant du malheur au bonheur : ce serait la solution la moins

    tragique de toutes ; elle n'a rien de ce qu'il faut : ni humanit, ni piti, ni crainte"

    Le sort de Marion, de Didier, de Blanche et de Triboulet veille sans doute la compassion. Mais au lieu

    d'veiller la terreur (qui passe par la reconnaissance d'un chtiment d'une certaine faon mrit que le

  • 8

    hros s'est attir, non par sa mchancet, mais par sa faute), il veille la rvolte, et ne permet pas au

    spectateur de rentrer chez lui apais, ce qui est la loi du thtre classique. C'est cette absence totale

    d'apaisement qui pouvait laisser penser aux autorits que ces deux pices taient dangereuses pour l'ordre

    public.

    III L'ESTHETIQUE DE LA SURPRISE MINEE PAR LE GROTESQUE

    En largissant maintenant l'analyse l'ensemble des coups de thtre, et non plus seulement la priptie

    qui engendre le dnouement, je voudrais montrer comment Hugo travaille mettre distance le

    spectaculaire sans pour autant le refuser.

    Un thtre effets

    Car le thtre de Hugo est un thtre effets. La critique journalistique s'en gargarise et pousse le tableau

    l'extrme : "Grandiloquent", "grand-guignolesque", "mlodramatique", lit-on, depuis des dcennies,

    dans les comptes-rendus. Grce Anne Ubersfeld, nous savons bien qu'il n'en est rien, et je ne veux pas

    rpter ici les preuves qu'elle en donne et que vous connaissez.

    En me limitant au cadre de mon tude, je veux seulement montrer dans un premier temps que le

    spectaculaire donne au coup de thtre hugolien les apparences formelles du coup de thtre tragique,

    comique, ou mlodramatique.

    Emotions, Terreur et piti

    Tragiques, les coups de thtre o le hros commet une erreur fatale, causant la perte de ceux qu'il

    aime : Marion qui perd Didier, Lucrce qui empoisonne son fils, Triboulet qui tue sa fille, Marie qui tue

    Fabiano, Jane qui perd Gilbert, Ruy Blas qui entrane la Reine ds le gouffre et envoie son ami Don Csar

    aux galres, Don Ruy qui tue Doa Sol.

    Gnralement, ces coups de thtre consistent en, s'accompagnent de, ou sont prpars par des effets

    scniques trs impressionnants, portes qui s'ouvrent, gestus expressif des personnages :

    * surgissement imprvu de Don Ruy l'acte I d'Hernani, du plerinHernani l'acte III, de

    Charles Quint sortant du tombeau de Charlemagne (la main de pierre gante sortant dans un

    nuage de fume ou de poussire dans la mise en scne de Vitez et accouchant de l'empereur) et

    pardonnant aux conjurs, de Don Ruy au dernier acte.

    * surgissement de Lucrce dans le festin, accompagne de la procession des moines, puis des

    cercueils.

    * retour de Salluste dguis en laquais, qui donne l'ordre Ruy Blas de fermer la croise et de

    ramasser son mouchoir : le coup de thtre gestuel anticipe le retournement de situation effectu

    par le dialogue qui va suivre

    * procession funbre qui accompagne Fabiano ou Gilbert la mort, si spectaculaire dans la mise

    en scne de Vilar

  • 9

    Sur la scne imagine par Hugo, le coup de thtre est tout autant scnographique que discursif.

    Pripties et reconnaissances providentielles

    On trouve aussi plusieurs scnes de reconnaissances providentielles hrites de la tradition comique et du

    mlodrame ; on a dj voqu les retrouvailles d'Otbert et son pre Job, qui nouent et dnouent le drame

    en l'espace de quelques minutes, finalement heureuses aprs avoir failli tre tragiques ; les plus franches

    sont celles de Cyprien Andr et d'Etiennette la fin de Mille francs de rcompense : ce schma de

    comdie moliresque (L'Avare, Les Fourberies de Scapin) ne manque pas d'ailleurs de faire rire le public.

    Ce spectaculaire est bien entendu au service de l'admiration, de la terreur, de la piti, du soulagement,

    donc de l'motion

    Mais refus de l'effet de surprise pour le spectateur

    Mais il y a en mme temps chez Hugo refus du spectaculaire pur, de l'identification massive du

    spectateur au hros, grce un retravail du coup de thtre dans le sens de la distance. Ce creusement de

    la distance est effectu par la double nonciation : le coup de thtre ne produit pas le mme effet de

    surprise sur les personnages et sur les spectateurs. Par un effet d'ironie dramatique, le spectateur sait

    souvent dj ce que le coup de thtre rvle aux autres personnages bahis.

    Ainsi, quand Lucrce apprend Gennaro qu'elle est sa mre au dnouement, le spectateur le sait depuis le

    dbut, au point de brler, mais il n'est pas au Guignol, de l'envie de le dire au jeune homme un peu lent

    comprendre. Cet exemple est extrme, mais on peut dire que dans presque tous les cas, au moins pour les

    coups de thtre de reconnaissance, lis au dvoilement de l'identit du hros,

    soit le spectateur est prvenu :

    * dtronisation de Fabiano Fabiani, laquelle le spectateur peut assister froidement, sans terreur

    * Triboulet trouve Blanche la place de Franois Ier dans le sac

    soit il s'en doute

    * construction de l'Acte I des Jumeaux : la dernire rplique de la scne I, 3, scne

    d'exposition, le comte de Bussy dit de Jean de Crqui "Et s'il rentrait demain, la Grve aurait sa tte."

    le spectateur a entendu "L'Homme" dire Guillot-Gorju la fin de la scne 1 que sous son nom

    (qu'on ignore encore mais qu'on est trs intrigu d'apprendre), on a chance d'"tre dcapit"

    le spectateur est donc bien moins surpris que les seigneurs qui l'Homme se dcouvre en leur

    disant "Je suis Jean, comte de Crqui"" (coup de thtre), et ne l'est plus du tout quand il dit

    Alix qu'il n'est pas celui qu'elle croit (c'est un coup de thtre pour elle, mais pas du tout pour

    nous)

    * de mme pour le retour de l'empereur Barberousse dans Les Burgraves , qui est annonc dans

    la scne d'exposition (Ire partie, sc. 2) par rappel de la prdiction : "Cet enfant, dont le monde un jour suivra les lois,

  • 10

    Deux fois sera cru mort et revivra deux fois."

    son entre est un coup de thtre puisqu'elle reprsente un retournement de situation (Hatto

    l'avait fait chasser, Job le fait entrer), mais le public se doute que c'est lui bien avant qu'il ne se

    dclare "Frdric de Souabe. Empereur d'Allemagne"

    * de manire gnrale, la rvlation de l'identit du hros ne surprend pas le spectateur, elle

    surprend le hros qui ne se connat pas ou les autres personnages qui ne s'attendaient pas lui.

    Les dclarations sous la forme "Je m'appelle Ruy Blas et je suis un laquais"

    "Frdric de Souabe. Empereur d'Allemagne"

    "Je suis Jean d'Aragon."

    "Je suis Jean, comte de Crqui"

    font de l'effet sur les autres personnages mais ne nous surprennent pas davantage que si nous

    entendions le hros dire "My name is Bond. James Bond"

    Il y a l une forme d'ironie dramatique que l'on retrouve dans le dnouement d'Hernani : l'arrive de la

    statue du Commandeur-Don Ruy qui rappelle Hernani son serment produit un effet de surprise sur Doa

    Sol, sur Hernani qui avait manifestement oubli (ou au moins refoul) son serment ; Don Ruy apparat

    comme le retour de ce refoul, qui produit un effet de terreur sur les deux amants. Ce n'est qu'un demi-

    coup de thtre pour le spectateur : le premier dnouement heureux, par lequel, outre ou par un effet de sa

    clmence, Charles-Quint accorde Hernani la main de Doa Sol et lui rend ses titres de noblesse, laissait

    prsager la 2e fin, catastrophique : tandis qu'Hernani (voix de tnor) chante la louange du nouvel

    empereur, et formule un retournement de fortune subit et gnral ("Oh! ma haine s'en va ! [] Je n'ai plus

    que l'amour dans l'me [] Je ne hais plus. Carlos a pardonn. Qui donc nous change tous ainsi ?"), le

    spectateur entend la voix de basse de Don Ruy dire son malheur intact ("Eclaterai-je ? oh non ! Fol amour

    ! douleur folle ! [] Pas un cri. L'on rirait") et le voit sur scne ne pas participer aux vivats des

    conjurs. La question d'Hernani ("Qui donc nous change tous ainsi ?") est illusoirement optimiste :

    aucune Providence ne les a tous changs, puisqu'ils ne sont pas tous changs ; Don Ruy, par sa seule

    rsistance l'piphanie de l'empereur, nie son statut providentiel. A partir de l, la logique interne du

    pacte faustien pass entre le vieillard et le jeune homme l'acte III appelle ncessairement le second

    dnouement.

    Il en va de mme pour le retour de Salluste l'acte III de Ruy Blas, remarquablement construit sur la

    structure analyse par Anne Ubersfeld dans le Roi et le bouffon d'intronisation-dtronisation13

    13 dans la section Le drame carnavalesque.

    . L encore,

    le spectaculaire coup de thtre du retour de Salluste ne surprend pas le spectateur, qui attend

    logiquement l'excution du pacte diabolique pass l'acte I (il faut bien que les deux billets signs de la

    main du laquais, l'un "Ruy Blas", l'autre "Csar" servent quelque chose, c'est--dire le confondre).

  • 11

    Dans une premire version de Ruy Blas, la pice commence par un coup de thtre qui est la fois

    surprenant pour le personnage (Ruy Blas a oubli que Salluste reviendra forcment, qu'il n'est pas

    vraiment ministre) et pour le spectateur, qui n'a pas t mis au parfum par l'exposition. En repoussant ce

    CT au 3e acte, Hugo en transforme radicalement l'effet dramatique : il n'y a plus CT que pour le

    personnage. Le spectateur, lui, est en position de distance, d'ironie dramatique puisqu'il s'attend depuis le

    dbut au retour de Salluste.

    En rsum, on peut dire qu'un grand nb de CT sont mis distance par Hugo de la manire suivante : il

    reprend le schma classique de la reconnaissance (rvlation de l'identit) ou de la priptie

    (retournement de fortune) ; mais il scinde en deux l'effet de surprise par le biais de la double nonciation :

    la surprise (et donc la terreur) ne concerne plus que les personnages ; l'effet spectaculaire du coup de

    thtre est attnu ou supprim pour le spectateur par l'ironie dramatique. L'motion n'est pas

    supprime, mais elle est, avec l'illusion, mise distance.

    L'admiration sape par le grotesque

    Chez Hugo, ce rglage entre identification et distance est aussi effectu par le grotesque, qui, dans le cas

    du coup de thtre, a pour but de saper l'admiration excessive qui rsulterait d'un sublime pur.

    Ex : admiration qui pourrait rsulter de la clmence de Cromwell ou de Charles-Quint. rcritures par

    Hugo de l'pisode de la clmence de Cinna dans Auguste ; dans le cas de Corneille, on sait que ce coup

    de thtre magistral n'est pas forcment un modle de sublime : l'admiration (tonnement + sublime)

    excessive que ce geste de grandeur risque de produire sur le spectateur est nfaste, car

    * cette vertu hors-norme, inimitable en pratique, peut se rvler dangereuse si elle est imite14

    * le geste n'est pas si grandiose que a : il s'agit aussi de la meilleure stratgie pour Auguste, qui

    met ainsi fin au dsordre, assure sa lgitimit par un geste sublime, et surtout se concilie la

    reconnaissance et l'admiration des conjurs ; la grandeur d'me est le meilleur calcul

    Chez Hugo, le geste sublime de Cromwell renonant la couronne et pardonnant aux conjurs, de

    Charles-Quint inaugurant son rgne par la clmence, ne sont pas dpourvus du mme calcul (Cromwell a

    eu le temps de peser la situation ; le renoncement et la clmence lui sauvent la vie). Le geste sublime des

    deux hommes d'tat est assourdi par des contrepoints comiques : dans Cromwell, par les sarcasmes et les

    jeux de mots des conjurs, la confirmation Rochester de son mariage avec dame Guggligoy,

    l'intervention grotesque de Carr qui proteste quand il n'est plus temps, ne sachant pas que Cromwell a

    renonc au trne.

    Dans Hernani encore, la clmence de Don Carlos est prcde de la rvlation par Hernani de son

    identit noble, moment sublime cass par Charles Quint qui rpond "en effet, j'avais oubli cette histoire"

    (ce qui ne manquait, dans la mise en scne de Vitez, dit avec une dsinvolture enjoue par Redjep

    Mitrovitsa, de dclencher les bons rires du public). 14 Voir ce sujet Hlne Merlin, Public et littrature en France au XVIIe sicle, Les Belles Lettres,

    1996, ch.VIII.

  • 12

    Le dnouement ultime d'Hernani, qui reprend le motif sublime de la mort des samants, n'est pas dpourvu

    non plus d'un certain grotesque ; sans parler du joli geste de Jany Gastaldi qui tapait sur le bouchon de la

    fiole de poison aprs avoir bu sa dose, invention intgrale du metteur en scne et de la comdienne, le

    dnouement s'amorce dans un quiproquo entre Doa Sol et Hernani, sur le sens du cor, la nature du mal

    qui torture le jeune mari, de l'effet thrapeutique du flacon qu'il demande sa femme d'aller lui

    chercher ; comme le dit Yves Gohin dans sa prsentation15

    Tout est donc fait pour que le spectateur garde toujours un point de vue critique sur l'vnement.

    , les circonstances sont tragiques, mais c'est un

    quiproquo quand mme.

    IV FIGURATION DE L'EVENEMENT ?

    C'est cette notion d'vnement que je vais maintenant essayer de travailler, dans le but de dmler ce qui,

    dans le coup de thtre hugolien, relve de la providence, de la fatalit, et de la libert de l'homme.

    Dfinition de l'vnement par Badiou

    Je partirai de la dfinition et de la thorie qu'en propose Alain Badiou16

    On part de la situation : c'est--dire du "ce qu'il y a". L'vnement est ce qui fait trou dans la situation : il

    se passe "qqch d'irrductible son inscription ordinaire ds "ce qu'il y a". Ce supplment, appelons-le un

    vnement" (p.38). "Les vnements sont des singularits irrductibles, des "hors-la-loi" des situations."

    .

    Il y a bien sr des apparences d'vnement qui n'en sont pas (ex : la rvolution nationale socialiste) : les

    critres qui permettent de les distinguer des vrais vnements sont les suivants :

    * le vritable vnement provient du vide de la situation antrieure, il nomme l'insu de la

    situation ; tandis que le faux vnement est fond sur le suppos "plein" de la situation antrieure

    (l'identit et la supriorit de la nation aryenne, dont on fait une substance pleine)

    * le faux vnement n'est pas universalisable (dans l'ex de l'avnement du national-socialisme, il

    ne concerne que les allemands)

    La loi de l'thique, c'est la fidlit l'vnement : l'vnement nous contraint dcider une nouvelle

    manire d'tre et d'agir dans la situation, une nouvelle manire de penser la situation qui est un processus

    de vrit . Cette fidlit vnementielle est une rupture relle (pense et pratique) et immanente,

    continue. Elle obit l'injonction interne du Continuer.

    Le sujet est le support de cette fidlit, il est induit par le processus de vrit (donc il n'existe pas avant

    l'vnement).

    Le mal peur prendre l'une de ces trois formes :

    * non-reconnaissance de l'vnement, ou inversement processus d'un simulacre de vrit

    15 Folio, p. 23

    16 Alain Badiou, L'Ethique, Hatier, Optiques, 1993. L'auteur s'inscrit dans la continuit de la pense

    nietschenne de l'vnement.

  • 13

    * non-fidlit l'vnement (celle-ci n'est pas ncessaire, elle est alatoire, c'est pourquoi il y a

    une thique des vrits)

    * totalisation de la vrit

    Fidlit l'vnement historique

    Dans Cromwell, c'est le non-avnement de Cromwell en roi qui fait vnement ; quelque chose arrive l

    et se trouve formul ensuite dans son discours, qui instaure un processus de vrit : l'impossibilit de la

    restauration monarchique, dont Cromwell devient le sujet.

    De mme, l'lection de Don Carlos en Charles-Quint fait vnement, non pas en tant que date historique

    identifiable, mais en ce qu'elle amne l'empereur formuler diffremment la situation, dans le fameux

    monologue o le futur empereur entend gronder le peuple-ocan, et formule son changement de

    perspective historique (dernire scne de l'acte IV) : demande Charlemagne s'il a bien chang.

    Inversement, Louis XIII veut encore, ds un sursaut, couter le peuple (qui parle par la voix de Marion);

    pour s'affirmer sujet, il grcie ; mais son geste est inefficace, car il n'est pas conforme la situation (c'est

    Richelieu qui commande), et il ne s'lve pas la puissance d'un coup d'tat susceptible de la changer.

    En fait, il y a peu de vritables vnements ds le thtre de Hugo. Bcp de CT, mais peu d'vnements.

    Pourtant la dfinition stricte du coup de thtre semble tre l'quivalent dramaturgique de la dfinition

    philosophique que Badiou donne de l'vnement : il y faut la fois surprise et changement de la situation

    par un processus de vrit.

    On le sait, Anne Ubersfeld l'a montr, les dnouements de Hugo sont le plus souvent pessimistes, donnent

    l'image d'une histoire arrte, bloque. Mme le dnouement heureux de Mille Francs de rcompense

    reste insatisfaisant, puisque le sort de Glapieu, le sauveur des autres, reste inquitant.

    Fatalit, providence et libert

    Pessimistes, horribles parfois, mais pas tragiques :

    Car le conflit tragique oppose tjrs l'homme une fatalit, principe moral ou religieux suprieur, rtabli

    par la justice ternelle lorsque le hros succombe ; dans le tragique, le hros manifeste sa grandeur en

    acceptant de lutter le plus loin possible contre son destin, il se confronte lui en signant sa perte, mais

    finalement, malgr le chtiment ou la mort, le hros se rconcilie avec la loi morale et la justice ternelle.

    De cette rconciliation rsulte une impression d'lvation de l'me transfigure (purge des passions) :

    rien de tel chez Hugo, au contraire, les passions restent intactes (l'amour, l'ambition de Cromwell, la

    volont de puissance de Marie Tudor) ; la piti et la terreur cdent la place, dans le thtre de Hugo, la

    compassion et la rvolte, qui dmantlent le mythe pour relancer l'histoire.

    Northrop Frye a montr comment l'volution de la tragdie l'a conduite vers l'ironie, c'est--dire la prise

    de conscience de l'vitabilit de ce qu'on croit fatal (la rsistible ascension, comme dirait Brecht) :

    l'instance tragique prend alors une forme humaine ou sociale ; ainsi, chez Hugo, la fatalit anonyme prend

  • 14

    la forme de tel ou tel puissant, Don Ruy par exemple, qui incarne non pas des valeurs ternelles, mais

    celle d'une classe particulire, historiquement date.

    Au "cela doit tre ainsi" succde un "en tout cas c'est comme a" mis en vidence chez Hugo par les

    aparts, trs nbx ds Cromwell, et notamment dans Mille Francs de rcompense, qui historicisent les

    situations, et orientent le thtre de Hugo vers un thtre pique, o le spectateur ne se dit plus

    "Oui, cela, je l'ai prouv, mais aussi. C'est ainsi que je suis. C'est chose bien naturelle. Il en sera toujours ainsi. La douleur de cet tre me bouleverse parce qu'il n'y a pas d'issue pour lui. C'est l du grand art : tout se comprend tout seul. Je pleure ave celui qui pleure, je ris avec celui qui rit."

    mais

    "Je n'aurais jamais imagin une chose pareille. On n'a pas le droit d'agir ainsi. Voil qui est insolite, c'est n'en pas croire ses yeux. Il faut que cela cesse. La douleur de cet tre me bouleverse parce qu'il y aurait tout de mm une issue pour lui. C'est l du grand art : rien ne se comprend tout seul. Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit."17

    Il en va de mme pour l'envers de la Fatalit, la Providence. Apparences de Providence : Simon

    Renard, Glapieu, mais il s'agit de providences humaines (donc pas une transcendance), comme Gavroche

    est une providence en guenille pour ses frres.

    La critique de la notion de providence devient nettement plus radicale dans le thtre de l'exil, comme en

    tmoigne cet extrait de Mille Francs de rcompense : nous sommes l'acte I, scne 4 ; Etiennette, aux

    abois devant l'arrive des huissiers qui viennent saisir le mobilier, voit arriver Rousseline, qu'elle espre

    son sauveur, et lui dit :

    "Ah ! c'est la providence qui vous envoie !"

    En apart pour le spectateur, Glapieu commente : "Voyons a, la providence. J'ai toujours t curieux de voir la figure de cette dame-l."18

    Dans les schmas actantiels qu'elle propose, Anne Ubersfeld met le plus souvent en position de

    Destinateur le couple Fatalit et Providence, figure 2 ttes de la transcendance.

    Les deux sont effectivement trs prsents dans le discours des personnages :

    La fatalit tout d'abord :

    * Hernani se dit "agent aveugle et sourd de mystres funbres"19 ; "Nommez-moi Hernani !

    Nommez-moi Hernani ! / Avec ce nom fatal je n'en ai pas fini !"20

    17 Brecht, Notes sur Mahagonny, cit par Schrer, p.292.

    18 Bouquins, tome II, p.707.

    19 III, 4, v.993

    20 V, 3.

  • 15

    * Ruy Blas se sent poursuivi par une espce de "fatalit sociologique"; mais le dterminisme

    sociologique n'est pas le rsultat d'une transcendance

    * de manire gnrale, ce sont quasiment tous les personnages, surtout dans le thtre de la

    priode romantique, qui se sentent perscuts par une fatalit

    La providence ensuite : nombreuses sont les occurrences o le personnage voit dans un retournement de

    fortune avantageux le signe d'une intervention divine en sa faveur ; dans la rencontre amoureuse, le hros

    voit souvent la femme comme un ange envoy du ciel pour le sortir de son malheur.

    Mais, Anne Ubersfeld le montre ensuite21

    En ralit, c'est toujours un choix opr par un des personnages, ou bien une raison historique objective,

    qui explique le dnouement.

    , la structure des oeuvres congdie en fin de compte tant la

    fatalit que la providence ; c'est au thtre, dit-elle, davantage que dans la posie lyrique, que se

    manifeste le discours athe de Hugo ; il passe par le motif rcurrent de la prire ironiquement adresse

    un Dieu absent, par l'absence de vritables pres dignes de ce nom, par le caractre scandaleux ou

    alatoire des dnouements.

    Le dnouement est le rsultat d'un choix: ainsi, dans Hernani, o le thme de la fatalit est si accentu,

    Don Ruy, aprs tout, pourrait parfaitement faire le choix inverse, ne pas exiger d'Hernani le respect de

    son serment. En miroir, Hernani pourrait parfaitement ne pas respecter son serment ; en principe

    d'ailleurs, on ne peut faire promesse que de ce qu'on pourrait ne pas tenir ; la parole donne d'Hernani est

    une parole donne des morts, son geste est-il moral, qui ne sauvera aucun vivant ? Doa Sol formule

    d'ailleurs cette libert d'Hernani :

    "Vous n'tes pas lui, mais moi. Que m'importe

    Tous vos autres serments !"

    "[] Non, non ; rien ne te lie ;

    Cela ne se peut pas ! crime, attentat, folie !"

    A l'inverse, le choix que fait Charles-Quint de la clmence souligne par contraste que Don Ruy et

    Hernani se laissent volontairement, l'un par mauvaise foi (jalousie), l'autre par un fatalisme superstitieux,

    entrainer dans le sacrifice pour l'un, la damnation pour l'autre22

    Choix encore, le dnouement de Ruy Blas ; l'assassinat de Salluste (remake de Quasimodo et Frollo), acte

    de libration (cf. le "lche-le" des gosses la projection du Bossu de Notre-Dame) : le CT fait

    . Mais il n'y a l, contrairement ce qui se

    passe dans la fatalit tragique, aucun rtablissement d'un ordre suprieur. La lgitimit est maintenant

    incarne par Charles-Quint, qui ne croit plus ce vieux code d'honneur. La mort des amants,

    contrairement celle de Romo et Juliette qui rconcilie la cit, ne sert personne, elle n'a aucune valeur

    morale.

    21 Le roi et le bouffon, p.494 sqq.

    22 Et encore, le cri final de Don Ruy n'engage que sa croyance. Rien ne garantit dans la pice que

    l'instance susceptible de la damner existe.

  • 16

    vritablement vnement, pas prvisible du tout par le spectateur cette fois-ci. Vraie affirmation d'une

    libert par laquelle RB devient vritablement sujet (et assume son nom).

    En fait, ds le thtre de Hugo, les notions de fatalit et de providence sont intriorises par les

    personnages, qui se plaignent d'tre d'avance condamns par la premire (jeunes premiers, Hernani,

    Didier) ou implorent la seconde. Mais en ralit, c'est leur libert, assume ou non, qui dtermine le

    dnouement.

    Le fait mme que Hugo hsite pour ses dnouements, accepte de les changer, allant jusqu' substituer

    Fabiani Gilbert, tmoigne de cette croyance, au-del de son pessimisme foncier, en l'ouverture des

    possibles.

    Les vritables "vnements"

    L'vnement historique

    Mais cette ouverture ne peut pas aller jusqu' la reprsentation pleine d'une rvolution populaire russie.

    Hugo ne peut pas faire advenir par la fiction un avnement du peuple qui ne correspond pas la ralit

    historique contemporaine dont il parle dans son drame, o le pass, comme on sait, sert aussi figurer le

    prsent. D'o la victoire ncessaire de A sur B.

    Mais il peut figurer l'vnement historique rel, tel qu'il s'est effectivement produit dans le pass,

    l'vnement avr. C'est le cas du renoncement au trne de Cromwell, et de l'accession l'Empire de Don

    Carlos.

    Cromwell

    Dans la Prface de Cromwell, Hugo est fascin par le destin du grand homme anglais ; de l'pisode qui va

    lui servir pour son drame, Hugo retient le

    "dnouement trange. C'est ce jour-l mme, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Wetsminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se rveiller l'aspect de la couronne, demande s'il rve, ce que veut dire cette crmonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignit royale [] L'heure dcisive, la grande priptie de la vie de Cromwell, c'est le moment o sa chimre lui chappe, o le prsent lui tue l'avenir, o, pour employer une vulgarit nergique, sa destine rate."

    On repre dans ce commentaire la superposition du lexique de l'vnement (subitement, sursaut, heure

    dcisive, moment) et de celui du thtre (dnouement, estrade, priptie), qui fait quivaloir le coup d'tat

    un coup de thtre. Or dans Cromwell, le vritable coup de thtre est prcisment qu'il n'y a pas de

    coup d'tat. L'vnement est prcisment l'absence de l'vnement annonc, ce qui n'est finalement pas

    tonnant, puisque par dfinition l'vnement est ce qui ne pouvait tre envisag dans la situation.

    En fait, ce refus de la couronne n'est qu'en apparence un vnement imprvisible : on a vu Cromwell

    hsiter, couter les mises en garde, surprendre lui-mme le complot des royalistes. Comme dans les cas

    voqus tout l'heure, il s'agit d'un CT intgral (retournement de situation + surprise) pour les

    personnages mduss, mais il ne s'agit que d'un demi-CT pour le spectateur, qui de plus sait trs bien

  • 17

    d'avance que le personnage historique Cromwell a refus le trne (on est dans la mme position que le

    public de Corneille, pour qui la clmence d'Auguste est un lieu commun de l'histoire et de la pense

    politique). Le public jouit plutt ici de voir la surprise qu'prouvent les conjurs.

    Par cet vnement paradoxal, Cromwell est en ralit fidle l'vnement prcdent : le rgicide (il suit

    ainsi la position des conjurs puritains). Son discours est le processus de vrit qui fait advenir cet

    vnement. Son refus de la couronne est rupture permanente, il obit l'injonction du "continuer" dont

    parle Badiou.

    Mais qu'il s'agisse de Cromwell, d'Hernani, ou du retour de Barberousse dans Les Burgraves, le seul

    avnement-vnement que Hugo peut montrer est celui du puissant. Faut-il en conclure qu'un coup de

    thtre jamais n'abolira le pouvoir ?

    L'vnement amoureux

    Pour rpondre cette question je reviens un instant Badiou ; ce dernier trouve sa thorie de

    l'vnement 4 champs d'application qu'il appelle des "conditions" : la politique et l'histoire (l'vnement

    historique), la science (la dcouverte d'une nouvelle thorie qui remplace les prcdentes), l'art (il y a des

    rvolutions artistiques), et l'amour (la rencontre amoureuse).

    A la place de la fidlit l'vnement impossible "Rvolution", ou "accession du peuple au pouvoir", ce

    que Hugo peut reprsenter, c'est la fidlit l'vnement "rencontre amoureuse". L, qqch change, en

    pense et en pratique : la Reine tutoie Ruy Blas et l'appelle par son nom, Doa Sol, fidle son proscrit

    refuse les situations que veulent lui faire Don Carlos et Don Ruy, et mourra avec Hernani plutt que d'tre

    spare de lui ou un autre, Didier pardonne Marion. Hugo opre un traitement positif de la passion ; il

    y a certes encore des passions dvastatrices, comme la jalousie de Don Ruy, l'apptit de pouvoir de

    Lucrce et Marie Tudor, ou la vengeance de Salluste ; mais aussi une passion qui, si elle n'est pas

    salvatrice, puisqu'elle n'empche pas la mort, et ne peut souvent s'exprimer qu' la condition de la mort,

    au moins n'est pas rduite par le dnouement, et guide une thique de la vrit. Cette fidlit-l est la

    figure de l'autre, encore impossible tant que l'vnement politique n'est pas reconnu comme tel par un

    processus de vrit. Ce que montrent les coups de thtre des dnouements hugoliens, c'est qu'il n'y a

    pour l'instant de Sujets populaires que de l'amour, pas encore de l'Histoire, mais presque.

    BIBLIOGRAPHIE

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  • 18

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    Jacques Schrer, Monique Borie, Martine de Rougemont, Esthtique thtrale, SEDES, 1982.

    Peter Szondi, Thorie du drame moderne, L'Age d'Homme, Lausanne, 1983.

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    Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, Jos Corti, 1974.

    Anne Ubersfeld, Le Drame romantique, Belin, "Lettres Sup", 1993.

    Le coup de thtre dans la dramaturgie hugolienneI Problmatique du coup de thtre dramatiqueLa dramaturgie du coup de thtreAristoteLe classicismeFortune du coup de thtre

    Critique du coup de thtre : dramaturgie en tableau, thtre piqueDe Diderot Brecht

    II D'une pierre deux "coups" : rvlation de l'identit, coup d'etatIII L'esthtique de la surprise mine par le grotesqueUn thtre effetsEmotions, Terreur et pitiPripties et reconnaissances providentielles

    Mais refus de l'effet de surprise pour le spectateurL'admiration sape par le grotesque

    IV Figuration de l'vnement ?Dfinition de l'vnement par BadiouFidlit l'vnement historiqueFatalit, providence et libertLes vritables "vnements"L'vnement historiqueL'vnement amoureux

    Bibliographie