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1
Florence Naugrette
Le coup de thtre dans la dramaturgie hugolienne
A l'vidence, la construction des pices de Hugo reprend bien des gards la forme extrieure de la
dramaturgie classique : exposition, noeud, pripties, dnouement. Chez lui, le coup de thtre tient un
rle dcisif dans l'volution de l'action, tant au niveau des pripties intermdiaires que dans la forme
spectaculaire des dnouements. Ds qu'on y regarde de plus prs, si l'on cherche dresser une typologie
de ces coups de thtre, on remarque qu'ils empruntent tour tour et le plus souvent tout ensemble aux
codes tragique, comique, et mlodramatique. Rien d'tonnant cel dans une esthtique du mlange des
genres, je vous l'accorde. Le problme, c'est que ces trois types de coups de thtre ne procdent pas de la
mme vision du monde, de la politique, de l'histoire, de la condition humaine, et que leur mlange, voire
leur hybridation, pose l'interprte des problmes vertigineux.
Commenons par rappeler la dfinition du coup de thtre : il s'agit d'une "action tout fait imprvue
changeant subitement la situation ou le droulement de l'action"1
Aprs avoir bross grands traits une petite histoire du coup de thtre et de sa contestation, je
m'interrogerai sur la fonction du coup de thtre dans la dramaturgie hugolienne, fonction double,
puisqu'il engage toujours la fois le destin individuel et le destin collectif. Je veux montrer ensuite que la
double nonciation et le grotesque minent de l'intrieur l'esthtique de la surprise sur laquelle repose le
spectaculaire propre au coup de thtre, et que ds lors on ne peut plus le prendre vritablement comme
un vnement imprvu. C'est sur cette notion d'vnement que je m'appuierai enfin, pour dmler ce que
la mise en oeuvre du coup de thtre chez Hugo donne entendre et voir, de manire souvent
contradictoire, de la fatalit, de la providence, de la libert, des rles respectifs des grands et du peuple
dans l'histoire.
. Deux lments fondamentaux sont
donc constitutifs d'un coup de thtre : le retournement de situation, et l'effet de surprise.
I PROBLEMATIQUE DU COUP DE THEATRE DRAMATIQUE
Commenons par rcapituler la faon dont le coup de thtre a t pens, pratiqu et critiqu dans
l'histoire du thtre occidental.
La dramaturgie du coup de thtre
Aristote
Pour Aristote, la tragdie comporte 6 parties : la fable, la psychologie, le texte, les rles, la mise en scne
et le chant. La partie la plus importante est la fable, car la tragdie n'imite point les hommes, mais leur
action : "le bonheur et le malheur sont dans l'action, le but est agir, non tre, et les hommes sont ce qu'ils 1 Pavis, Dictionnaire du thtre, p.96.
2
sont par leur caractre, mais ils sont heureux ou non par leurs actions () les actions et la fable sont ainsi
le but de la tragdie"2
Or, poursuit Aristote, "les plus puissants ressorts d'action de la tragdie sur les mes sont des parties de la
fable, savoir les pripties et les reconnaissances", entendez : les coups de thtre.
.
L'art du grand dramaturge est d'enchaner les actions (commencement, milieu et fin) sans faire intervenir
le hasard. Sinon, on a une fable pisodique (de 2nd ordre), o "la succession des pisodes n'est ni
vraisemblable ni ncessaire"3
Mais comme l'imitation doit provoquer la crainte et la piti, et que "ces sentiments naissent surtout devant
des faits qui s'enchanent contrairement notre attente", le coup de thtre doit crer l'effet de
merveilleux suivant : l'apparence premire du hasard qui semble rvler une intention
. Le coup de thtre, on le voit, doit donc avoir une ncessit.
4
La priptie, qui est "le retournement des actions en sens contraire [] selon le vraisemblable ou le
ncessaire."
. Aristote donne
comme exemple de ce merveilleux la statue qui assomme le meurtrier de l'homme qu'elle reprsente. Ce
merveilleux indispensable au plaisir du spectateur est assur par la succession des coups de thtre, qui
peuvent tre de deux sortes :
La reconnaissance, qui est "le passage de l'ignorance la connaissance, et par suite l'affection ou bien
la haine, chez ceux qui s'orientent vers le bonheur ou vers le malheur." Pour Aristote, la plus belle
reconnaissance est celle qui nat d'une priptie. Ex chez Hugo : la fin de Mille francs de rcompense
(Etiennette et Puencarral > bonheur), celle de Lucrce Borgia (bonheur : duo d'amour ; et malheur :
matricide).
La priptie ne sert pas qu' alimenter le suspens, elle est l'instrument de la fonction morale de la tragdie,
qui est d'inspirer la crainte et la piti : c'est pourquoi la tragdie ne doit pas
* "montrer des hommes bons transports du bonheur au malheur : ce ne serait ni effrayant ni
pitoyable, mais seulement rvoltant"
* ni montrer "des hommes mchants passant du malheur au bonheur : ce serait la solution la
moins tragique de toutes ; elle n'a rien de ce qu'il faut : ni humanit, ni piti, ni crainte"
* pas non plus prcipiter le mchant du bonheur dans le malheur : ni pitoyable ni effrayant.
La cause du renversement du bonheur au malheur doit tre dans une erreur (hamartia) et non dans la
mchancet du hros. C'est l'erreur et ses consquences funestes qui entranent la terreur et la piti. Quels
sont ces vnements effrayants ou pitoyables ?
* vnements pathtiques naissent entre amis ou proches : inceste, parricide (dont le rgicide est
une variante), infanticide, trahison entre amis, tuer celui qu'on aime 2 Aristote, dans Schrer, Borie, de Rougemont, Esthtique thtrale, SEDES, 1982, p.17. Traduction
originale de Jacques Schrer.
3 Ibid., p.19.
4 Ibid., p.19.
3
* ces vnements pathtiques remettent en cause l'ordre social, finalement rtabli
Rgles de la bonne tragdie5
* porte universelle
:
* viter trop d'pisodes secondaires
* cohrence interne de l'oeuvre : ne pas rendre compte de la pluralit du monde sensible, sans quoi on
perd la vise universelle du propos
* bien choisir priptie et / ou reconnaissances : "c'est par elles, en un grand moment tragique, que le
hros, tre exceptionnel, passe de l'ignorance la connaissance et connat ainsi son destin, son identit, sa
faute"6
* histoire ncessaire et vraisemblable
.
* plaisir du spectateur orient vers la crainte et la piti
Le thtre de Hugo rpond presque tous ces critres de la bonne tragdie, sauf ceux de ncessit de
l'intrigue et de vraisemblance
Le classicisme
La tragdie classique franaise reprend Aristote l'exigence d'une progression logique de l'action :
comme dans la tragdie classique, qq pripties ou coups de thtre "raniment rgulirement l'illusion
des personnages sur leur propre destin"7
L'usage de la priptie est trs frquent dans le thtre baroque o elle permet de figurer le dsordre du
monde, y compris chez Corneille qui compose son action sur les pripties pousses jusqu'au dernier
moment, "ce qui permet de jouir du dsordre du monde avant la remise en place finale"
; ces apparents succs de fortune succdent des pripties
modifiant la situation du hros en l'inversant ; c'est le revers de fortune classique, tel qu'on le trouve dans
Ruy Blas (qui s'est illusionn sur son propre destin) o le retour de Salluste intervient juste aprs le duo
d'amour avec la Reine.
8
Racine au contraire n'aime pas les pripties, parce qu'il ne croit pas la Providence. Chez lui le tragique
repose plutt sur l'accomplissement inluctable du destin, sur une fatalit qui implique l'absence de
priptie. On assiste plutt chez lui un dvoilement progressif, sans retournement, de l'illusion dans
laquelle se tient le hros.
.
9
Mais dans les deux cas, aprs avoir inspir au spectateur une fascination vertigineuse pour le dsordre, le
dnouement finit toujours par entraner la cessation des prils et des obstacles, par rtablir l'ordre
Le spectateur constate l'horreur des passions et l'impossibilit s'en dfaire.
5 Christian Biet, p.24.
6 Biet, p. 24.
7 Christian Biet, p.76.
8 Christian Biet, p.79.
9 Ibid., p.79.
4
politique ou psychologique mis en pril. Ce rtablissement est la consquence logique d'un droulement
causal et intelligible des faits.
Dans la comdie, le fonctionnement causal est le mme ; ex : dans la tradition de la pastorale, le
dsordre est figur par le schma des couples dsunis (Le Songe d'une nuit d't : A aime B qui aime C
qui aime D qui aime A) : tout s'arrange la fin, grce un coup de thtre providentiel qui redistribue au
mieux les couples et rtablit un ordre heureux ; le vice des barbons (avarice, jalousie, luxure, tyrAnne
Ubersfeld domestique) est puni de manire providentielle par les pripties intermdiaires (ex : les
fourberies de Scapin) ou l'intervention ultime du deux ex machina qui vient rtablir un ordre lgitime et
juste ; c'est le cas particulirement spectaculaire du dnouement en deux temps de Tartuffe, aussi
invraisemblable dans sa structure que ncessaire dans sa fonction idologique, o le messager du Roi
vient rtablir la justice in extremis, la surprise gnrale, des personnages comme du spectateur ; la
clairvoyance du souverain qui ne s'est pas laiss abuser par l'imposteur vaut pour la providence divine (il
n'est pas de droit divin pour rien).
Fortune du coup de thtre
Le coup de thtre connat une fortune durable dans toutes les formes de thtre o la fatalit et la
providence sont l'oeuvre pour rsoudre les problmes en rtablissant in fine un ordre menac : le
mlodrame, le vaudeville, le thtre de boulevard.
Critique du coup de thtre : dramaturgie en tableau, thtre pique
De Diderot
On l'a vu, le couple Fatalit / Providence repose sur une vision religieuse de l'histoire ; on ne s'tonnera
donc pas de voir Diderot supprimer le coup de thtre, changement brusque dans la situation par
l'intervention d'une transcendance devenue invraisemblable dans une vision matrialiste du monde, pour
le remplacer par le tableau. Dans lesEntretiens sur le fils naturel , Diderot fait dire l'un de ses
personnages :
"si un ouvrage dramatique tait bien fait et bien reprsent, la scne offrirait au spectateur autant de tableaux rels qu'il y aurait dans l'action de moments favorables au peintre".
Il faut donc crire la pantomime (et a Hugo le fera abondamment) : "il faut s'occuper fortement de la pantomime ; laisser l ces coups de thtre dont l'effet est momentan, et trouver des tableaux"
On le sait, de nombreux auteurs du XIXe sicle, et notamment de drame romantique, adopteront cette
dramaturgie en tableaux, qui permet de montrer un milieu social et familial avec un ralisme pictural, et
d'introduire des lments piques dans le drame, sans dcomposer une dure, des enchanements
ncessaires, mais en proposant des fragments d'un temps discontinu. Mprisant les ficelles de l'action, de
5
l'intrigue fonde sur le suspense et la priptie, le tableau permet au dramaturge de dployer une enqute
sociologique ou une peinture de genre. C'est pourquoi on le retrouve l'oeuvre dans le thtre naturaliste.
Brecht
Dans le thtre pique de Brecht, la dramaturgie en tableaux sert combattre l'impression de ncessit
qui rsulte de l'enchanement continu des scnes et des actes de la forme classique ; le tableau permet de
montrer des scnes discontinues, de casser l'identification prolonge du spectateur au personnage, de
forcer le spectateur rflchir sur l'enchanement des causes et des effets. Dans cette perspective, le coup
de thtre ne peut tre utilis que de manire ironique, comme c'est le cas dans le dnouement de L'Opra
de quat'sous :
Le bandit Mackie est en prison, il doit tre excut. Seul espoir : que quelqu'un paie une caution.
Mais ses amis ne se pressent pas pour rassembler la somme ncessaire sa libration ; sa femme
ne se presse pas non plus ; quant sa belle-mre, elle se rjouit dj d'offrir une jolie robe de
veuve sa fille : plus rien ne peut donc le sauver.
Surgit un messager de la reine, en la personne de Tigerbrown, chef de la police, copain d'enfance
de Mackie qui n'avait pas russi le sauver parce qu'il tait lui-mme mouill jusqu'au cou. Il
annonce que
* Mackie est grci
* qu'on lui donne des titres de noblesse
Le public reprsent sur scne se pme d'aise ; il s'agit du peuple rassembl pour assister au
couronnement de la reine.
Cette pirouette finale, inspire des coups de thtre de comdie classique, met en oeuvre une providence
scandaleuse qui rcompense la crapule : cette absurdit remet en cause le caractre arbitraire du happy
end ; le public ragit en se disant que cette fin heureuse n'est pas crdible.
Il apparat clairement que le thtre de Hugo relve de ces deux esthtiques la fois, dramatique et
pique, que Brecht oppose dans un tableau clbre dans ses Notes sur Mahagonny (voir feuille jointe) ;
nous allons tenter de rsoudre ce paradoxe en tudiant maintenant le fonctionnement du coup de thtre
propre la dramaturgie hugolienne.
II D'UNE PIERRE DEUX "COUPS" : REVELATION DE L'IDENTITE, COUP D'ETAT
Dans Le Roi et le bouffon, Anne Ubersfeld repre une particularit du coup de thtre hugolien : le coup
de thtre qui fonde tout drame hugolien, dit-elle, est celui de la dtermination du sujet ; elle remarque
que dans les premiers drames, toutes les ambiguits sont leves ds les premires scnes, on sait qui est le
hros, mais qu' partir du Roi s'amuse, "il faut attendre l'acte II pour s'apercevoir que le hros n'est pas le
Roi, mais le Bouffon"10
10 Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, Jos Corti, 1974, p.488.
; elle souligne ce sujet la composition magistrale du dbut de Ruy Blas, o les
6
deux premires scnes laissent croire au spectateur que le hros est Salluste, Ruy Blas n'apparaissant
comme sujet qu'avec sa confession de la scne 3. C'est ce qu'Anne Ubersfeld appelle le "dvoilement
progressif du sujet". Ce dvoilement constitue, pour le spectateur, un premier coup de thtre.
Je voudrais distinguer nettement ce type de coup de thtre, destin uniquement au spectateur, du
deuxime, qui a pour point commun avec lui de concerner encore l'identit du hros. Anne Ubersfeld
poursuit son ide en montrant que
"le noeud de l'action reprsente chez Hugo le point o le sujet prend conscience de sa fracture interne et de l'impossibilit de la combler".11
Cette prise de conscience, dit-elle, est gnralement trs tardive, et constitue bien souvent la priptie
ultime, le retournement de l'action qui entrane le dnouement-catastrophe.
On sait aussi que dans le thtre de Hugo, le destin individuel est li au destin collectif ; on peut penser
cette articulation comme l'quivalent dramatique de la double porte intime et universelle, de la parole
lyrique hugolienne12
Cette articulation se retrouve dans les coups de thtre hugoliens ; c'est ce que montre un relev indicatif
(non exhaustif) des coups de thtre principaux du thtre de Hugo. Je ne prends pas pour l'instant en
compte les pripties intermdiaires, mais les pripties dcisives, pour montrer, si je peux me permettre
le jeu de mots, que Hugo y fait toujours d'une pierre "deux coups".
.
Dans Cromwell, le coup de thtre principal, le renoncement du Lord Protecteur la couronne, lui
permet de sauver sa peau en chappant aux complots mens contre lui (il a fait arrter les cavaliers, mais
il reste les puritains), et de ne pas tre un tyran, c'est--dire d'accomplir une sorte de "contre-coup-d'tat"
Dans Hernani, le dnouement double disjoint et fait apparatre en quelque sorte deux hros : dans la
sphre
en conservant sa lgitimit la tte de l'Etat en tant que Lord-Protecteur, lgitimit qu'il n'aurait pu
conserver en se faisant proclamer roi.
politique Charles Quint, qui acquiert sa pleine lgitimit par son lection et sa clmence
inaugurale, et dans la sphre prive
Dans Marion de Lorme, la qute
Hernani qui rcupre d'abord, titre personnel, la femme et ses titres
de noblesse, mais qui paie cette fortune de sa vie.
amoureuse de Marion et Didier rencontre trs tt le pouvoir politique ;
le suspens final (Richelieu fera-t-il grce) a une double porte dramatique et idologique, propre
satisfaire le public en qute d'motions fortes, les mes sensibles la piti, et faire rflchir le penseur
comme le citoyen sur l'arbitraire royal, la violence d'tat et la peine de mort
Le dnouement de Lucrce Borgia a lui aussi cette double porte : le coup de thtre final (le meurtre
de Lucrce par Gennaro) rsulte de la dcouverte par le jeune homme de son appartenance la famille
.
11 Le Roi et le bouffon, p.488.
12 Je renvoie ici aux travaux bien connus sur le lyrisme hugolien de Pierre Albouy, Guy Rosa, Jean-Marie
Gleize, et plus rcemment de Ludmila Wurtz.
7
Borgia ; par le matricide, il opre la fois une vengeance personnelle (venger ses amis empoisonns) et
un meurtre politique
Le coup de thtre final de Marie Tudor (Gilbert est sauv) est une rcriture de la fin de Marion de
Lorme : il engage
(tyrannicide).
deux histoires d'amour la fois et pose lui aussi la question de la violence d'tat et de la
peine de mort
Dans Ruy Blas, le dnouement permet au hros d'
. La dimension politique de ce coup de thtre est rehausse par l'intervention de Simon
Renard, qui, dans son choix de sacrifier Fabiano, coute la volont du peuple, mme si cette dcision
relve du machiavlisme, et non d'une conviction dmocratique.
assumer son identit, et ce titre (en tant que laquais)
de gagner l'amour vritable de la reine ; le dnouement a une double dimension politique : Ruy Blas
sauve l'tat en sauvant la reine, il manifeste aussi sa libert en s'affranchissant de son matre tyrannique
("je relve le front sous le pied qui m'crase", avait-il dj protest avant de s'incliner, III, 5) par la mort
violente
Le dnouement des Burgraves a aussi cette double dimension intime et politique :
. Il s'agit la fois d'une fin de mlodrame o le tratre est chti par le justicier, et d'un
dnouement tragique o le hros est puni de sa faute (pntration indue dans l'espace A, oubli de son
identit vritable).
* un premier coup de thtre qui en contient deux : dcouverte par Otbert que Job est Fosco et
que cet homme est son pre
* l'arrive providentielle de Barberousse
Fin apparemment heureuse : le parricide est empch, la paix civile et familiale est retrouve par la
reconnaissance mutuelle de leurs autorits politiques respectives par les deux frres ennemis.
Cette caractristique finale du drame de Hugo, de lier une intrigue prive une action publique, n'est pas
une nouveaut radicale ; dans la tragdie, l'erreur du hros l'amne dj se placer dans une situation
prive qui menace l'ordre social. Ce qui est sans doute plus probant dans le parcours que nous venons
d'effectuer, c'est que le dnouement double permet gnralement, au-del du pessimisme ambiant,
d'entrevoir un niveau ou un autre, public, priv, ou les deux la fois, une lueur, de bonheur, de
rconciliation, de justice, sauf dans deux cas : les dnouements de Marion de Lorme et du Roi s'amuse,
o le mchant n'est aucunement inquit, dstabilis, et o la vertu est perscute ; dnouements qui sont
proprement scandaleux pour les contemporains, ce qui explique peut-tre, outre le fait qu'elles mettaient
en scne la monarchie franaise, que les deux pices aient t respectivement censure et interdite.
Par ces dnouements, Hugo manquait la fonction morale du thtre fixe par Aristote dont nous parlions
tout l'heure : pour que s'articulent la terreur et la piti, il ne fallait ni
* "montrer des hommes bons transports du bonheur au malheur : ce ne serait ni effrayant ni pitoyable,
mais seulement rvoltant"
* ni montrer "des hommes mchants passant du malheur au bonheur : ce serait la solution la moins
tragique de toutes ; elle n'a rien de ce qu'il faut : ni humanit, ni piti, ni crainte"
Le sort de Marion, de Didier, de Blanche et de Triboulet veille sans doute la compassion. Mais au lieu
d'veiller la terreur (qui passe par la reconnaissance d'un chtiment d'une certaine faon mrit que le
8
hros s'est attir, non par sa mchancet, mais par sa faute), il veille la rvolte, et ne permet pas au
spectateur de rentrer chez lui apais, ce qui est la loi du thtre classique. C'est cette absence totale
d'apaisement qui pouvait laisser penser aux autorits que ces deux pices taient dangereuses pour l'ordre
public.
III L'ESTHETIQUE DE LA SURPRISE MINEE PAR LE GROTESQUE
En largissant maintenant l'analyse l'ensemble des coups de thtre, et non plus seulement la priptie
qui engendre le dnouement, je voudrais montrer comment Hugo travaille mettre distance le
spectaculaire sans pour autant le refuser.
Un thtre effets
Car le thtre de Hugo est un thtre effets. La critique journalistique s'en gargarise et pousse le tableau
l'extrme : "Grandiloquent", "grand-guignolesque", "mlodramatique", lit-on, depuis des dcennies,
dans les comptes-rendus. Grce Anne Ubersfeld, nous savons bien qu'il n'en est rien, et je ne veux pas
rpter ici les preuves qu'elle en donne et que vous connaissez.
En me limitant au cadre de mon tude, je veux seulement montrer dans un premier temps que le
spectaculaire donne au coup de thtre hugolien les apparences formelles du coup de thtre tragique,
comique, ou mlodramatique.
Emotions, Terreur et piti
Tragiques, les coups de thtre o le hros commet une erreur fatale, causant la perte de ceux qu'il
aime : Marion qui perd Didier, Lucrce qui empoisonne son fils, Triboulet qui tue sa fille, Marie qui tue
Fabiano, Jane qui perd Gilbert, Ruy Blas qui entrane la Reine ds le gouffre et envoie son ami Don Csar
aux galres, Don Ruy qui tue Doa Sol.
Gnralement, ces coups de thtre consistent en, s'accompagnent de, ou sont prpars par des effets
scniques trs impressionnants, portes qui s'ouvrent, gestus expressif des personnages :
* surgissement imprvu de Don Ruy l'acte I d'Hernani, du plerinHernani l'acte III, de
Charles Quint sortant du tombeau de Charlemagne (la main de pierre gante sortant dans un
nuage de fume ou de poussire dans la mise en scne de Vitez et accouchant de l'empereur) et
pardonnant aux conjurs, de Don Ruy au dernier acte.
* surgissement de Lucrce dans le festin, accompagne de la procession des moines, puis des
cercueils.
* retour de Salluste dguis en laquais, qui donne l'ordre Ruy Blas de fermer la croise et de
ramasser son mouchoir : le coup de thtre gestuel anticipe le retournement de situation effectu
par le dialogue qui va suivre
* procession funbre qui accompagne Fabiano ou Gilbert la mort, si spectaculaire dans la mise
en scne de Vilar
9
Sur la scne imagine par Hugo, le coup de thtre est tout autant scnographique que discursif.
Pripties et reconnaissances providentielles
On trouve aussi plusieurs scnes de reconnaissances providentielles hrites de la tradition comique et du
mlodrame ; on a dj voqu les retrouvailles d'Otbert et son pre Job, qui nouent et dnouent le drame
en l'espace de quelques minutes, finalement heureuses aprs avoir failli tre tragiques ; les plus franches
sont celles de Cyprien Andr et d'Etiennette la fin de Mille francs de rcompense : ce schma de
comdie moliresque (L'Avare, Les Fourberies de Scapin) ne manque pas d'ailleurs de faire rire le public.
Ce spectaculaire est bien entendu au service de l'admiration, de la terreur, de la piti, du soulagement,
donc de l'motion
Mais refus de l'effet de surprise pour le spectateur
Mais il y a en mme temps chez Hugo refus du spectaculaire pur, de l'identification massive du
spectateur au hros, grce un retravail du coup de thtre dans le sens de la distance. Ce creusement de
la distance est effectu par la double nonciation : le coup de thtre ne produit pas le mme effet de
surprise sur les personnages et sur les spectateurs. Par un effet d'ironie dramatique, le spectateur sait
souvent dj ce que le coup de thtre rvle aux autres personnages bahis.
Ainsi, quand Lucrce apprend Gennaro qu'elle est sa mre au dnouement, le spectateur le sait depuis le
dbut, au point de brler, mais il n'est pas au Guignol, de l'envie de le dire au jeune homme un peu lent
comprendre. Cet exemple est extrme, mais on peut dire que dans presque tous les cas, au moins pour les
coups de thtre de reconnaissance, lis au dvoilement de l'identit du hros,
soit le spectateur est prvenu :
* dtronisation de Fabiano Fabiani, laquelle le spectateur peut assister froidement, sans terreur
* Triboulet trouve Blanche la place de Franois Ier dans le sac
soit il s'en doute
* construction de l'Acte I des Jumeaux : la dernire rplique de la scne I, 3, scne
d'exposition, le comte de Bussy dit de Jean de Crqui "Et s'il rentrait demain, la Grve aurait sa tte."
le spectateur a entendu "L'Homme" dire Guillot-Gorju la fin de la scne 1 que sous son nom
(qu'on ignore encore mais qu'on est trs intrigu d'apprendre), on a chance d'"tre dcapit"
le spectateur est donc bien moins surpris que les seigneurs qui l'Homme se dcouvre en leur
disant "Je suis Jean, comte de Crqui"" (coup de thtre), et ne l'est plus du tout quand il dit
Alix qu'il n'est pas celui qu'elle croit (c'est un coup de thtre pour elle, mais pas du tout pour
nous)
* de mme pour le retour de l'empereur Barberousse dans Les Burgraves , qui est annonc dans
la scne d'exposition (Ire partie, sc. 2) par rappel de la prdiction : "Cet enfant, dont le monde un jour suivra les lois,
10
Deux fois sera cru mort et revivra deux fois."
son entre est un coup de thtre puisqu'elle reprsente un retournement de situation (Hatto
l'avait fait chasser, Job le fait entrer), mais le public se doute que c'est lui bien avant qu'il ne se
dclare "Frdric de Souabe. Empereur d'Allemagne"
* de manire gnrale, la rvlation de l'identit du hros ne surprend pas le spectateur, elle
surprend le hros qui ne se connat pas ou les autres personnages qui ne s'attendaient pas lui.
Les dclarations sous la forme "Je m'appelle Ruy Blas et je suis un laquais"
"Frdric de Souabe. Empereur d'Allemagne"
"Je suis Jean d'Aragon."
"Je suis Jean, comte de Crqui"
font de l'effet sur les autres personnages mais ne nous surprennent pas davantage que si nous
entendions le hros dire "My name is Bond. James Bond"
Il y a l une forme d'ironie dramatique que l'on retrouve dans le dnouement d'Hernani : l'arrive de la
statue du Commandeur-Don Ruy qui rappelle Hernani son serment produit un effet de surprise sur Doa
Sol, sur Hernani qui avait manifestement oubli (ou au moins refoul) son serment ; Don Ruy apparat
comme le retour de ce refoul, qui produit un effet de terreur sur les deux amants. Ce n'est qu'un demi-
coup de thtre pour le spectateur : le premier dnouement heureux, par lequel, outre ou par un effet de sa
clmence, Charles-Quint accorde Hernani la main de Doa Sol et lui rend ses titres de noblesse, laissait
prsager la 2e fin, catastrophique : tandis qu'Hernani (voix de tnor) chante la louange du nouvel
empereur, et formule un retournement de fortune subit et gnral ("Oh! ma haine s'en va ! [] Je n'ai plus
que l'amour dans l'me [] Je ne hais plus. Carlos a pardonn. Qui donc nous change tous ainsi ?"), le
spectateur entend la voix de basse de Don Ruy dire son malheur intact ("Eclaterai-je ? oh non ! Fol amour
! douleur folle ! [] Pas un cri. L'on rirait") et le voit sur scne ne pas participer aux vivats des
conjurs. La question d'Hernani ("Qui donc nous change tous ainsi ?") est illusoirement optimiste :
aucune Providence ne les a tous changs, puisqu'ils ne sont pas tous changs ; Don Ruy, par sa seule
rsistance l'piphanie de l'empereur, nie son statut providentiel. A partir de l, la logique interne du
pacte faustien pass entre le vieillard et le jeune homme l'acte III appelle ncessairement le second
dnouement.
Il en va de mme pour le retour de Salluste l'acte III de Ruy Blas, remarquablement construit sur la
structure analyse par Anne Ubersfeld dans le Roi et le bouffon d'intronisation-dtronisation13
13 dans la section Le drame carnavalesque.
. L encore,
le spectaculaire coup de thtre du retour de Salluste ne surprend pas le spectateur, qui attend
logiquement l'excution du pacte diabolique pass l'acte I (il faut bien que les deux billets signs de la
main du laquais, l'un "Ruy Blas", l'autre "Csar" servent quelque chose, c'est--dire le confondre).
11
Dans une premire version de Ruy Blas, la pice commence par un coup de thtre qui est la fois
surprenant pour le personnage (Ruy Blas a oubli que Salluste reviendra forcment, qu'il n'est pas
vraiment ministre) et pour le spectateur, qui n'a pas t mis au parfum par l'exposition. En repoussant ce
CT au 3e acte, Hugo en transforme radicalement l'effet dramatique : il n'y a plus CT que pour le
personnage. Le spectateur, lui, est en position de distance, d'ironie dramatique puisqu'il s'attend depuis le
dbut au retour de Salluste.
En rsum, on peut dire qu'un grand nb de CT sont mis distance par Hugo de la manire suivante : il
reprend le schma classique de la reconnaissance (rvlation de l'identit) ou de la priptie
(retournement de fortune) ; mais il scinde en deux l'effet de surprise par le biais de la double nonciation :
la surprise (et donc la terreur) ne concerne plus que les personnages ; l'effet spectaculaire du coup de
thtre est attnu ou supprim pour le spectateur par l'ironie dramatique. L'motion n'est pas
supprime, mais elle est, avec l'illusion, mise distance.
L'admiration sape par le grotesque
Chez Hugo, ce rglage entre identification et distance est aussi effectu par le grotesque, qui, dans le cas
du coup de thtre, a pour but de saper l'admiration excessive qui rsulterait d'un sublime pur.
Ex : admiration qui pourrait rsulter de la clmence de Cromwell ou de Charles-Quint. rcritures par
Hugo de l'pisode de la clmence de Cinna dans Auguste ; dans le cas de Corneille, on sait que ce coup
de thtre magistral n'est pas forcment un modle de sublime : l'admiration (tonnement + sublime)
excessive que ce geste de grandeur risque de produire sur le spectateur est nfaste, car
* cette vertu hors-norme, inimitable en pratique, peut se rvler dangereuse si elle est imite14
* le geste n'est pas si grandiose que a : il s'agit aussi de la meilleure stratgie pour Auguste, qui
met ainsi fin au dsordre, assure sa lgitimit par un geste sublime, et surtout se concilie la
reconnaissance et l'admiration des conjurs ; la grandeur d'me est le meilleur calcul
Chez Hugo, le geste sublime de Cromwell renonant la couronne et pardonnant aux conjurs, de
Charles-Quint inaugurant son rgne par la clmence, ne sont pas dpourvus du mme calcul (Cromwell a
eu le temps de peser la situation ; le renoncement et la clmence lui sauvent la vie). Le geste sublime des
deux hommes d'tat est assourdi par des contrepoints comiques : dans Cromwell, par les sarcasmes et les
jeux de mots des conjurs, la confirmation Rochester de son mariage avec dame Guggligoy,
l'intervention grotesque de Carr qui proteste quand il n'est plus temps, ne sachant pas que Cromwell a
renonc au trne.
Dans Hernani encore, la clmence de Don Carlos est prcde de la rvlation par Hernani de son
identit noble, moment sublime cass par Charles Quint qui rpond "en effet, j'avais oubli cette histoire"
(ce qui ne manquait, dans la mise en scne de Vitez, dit avec une dsinvolture enjoue par Redjep
Mitrovitsa, de dclencher les bons rires du public). 14 Voir ce sujet Hlne Merlin, Public et littrature en France au XVIIe sicle, Les Belles Lettres,
1996, ch.VIII.
12
Le dnouement ultime d'Hernani, qui reprend le motif sublime de la mort des samants, n'est pas dpourvu
non plus d'un certain grotesque ; sans parler du joli geste de Jany Gastaldi qui tapait sur le bouchon de la
fiole de poison aprs avoir bu sa dose, invention intgrale du metteur en scne et de la comdienne, le
dnouement s'amorce dans un quiproquo entre Doa Sol et Hernani, sur le sens du cor, la nature du mal
qui torture le jeune mari, de l'effet thrapeutique du flacon qu'il demande sa femme d'aller lui
chercher ; comme le dit Yves Gohin dans sa prsentation15
Tout est donc fait pour que le spectateur garde toujours un point de vue critique sur l'vnement.
, les circonstances sont tragiques, mais c'est un
quiproquo quand mme.
IV FIGURATION DE L'EVENEMENT ?
C'est cette notion d'vnement que je vais maintenant essayer de travailler, dans le but de dmler ce qui,
dans le coup de thtre hugolien, relve de la providence, de la fatalit, et de la libert de l'homme.
Dfinition de l'vnement par Badiou
Je partirai de la dfinition et de la thorie qu'en propose Alain Badiou16
On part de la situation : c'est--dire du "ce qu'il y a". L'vnement est ce qui fait trou dans la situation : il
se passe "qqch d'irrductible son inscription ordinaire ds "ce qu'il y a". Ce supplment, appelons-le un
vnement" (p.38). "Les vnements sont des singularits irrductibles, des "hors-la-loi" des situations."
.
Il y a bien sr des apparences d'vnement qui n'en sont pas (ex : la rvolution nationale socialiste) : les
critres qui permettent de les distinguer des vrais vnements sont les suivants :
* le vritable vnement provient du vide de la situation antrieure, il nomme l'insu de la
situation ; tandis que le faux vnement est fond sur le suppos "plein" de la situation antrieure
(l'identit et la supriorit de la nation aryenne, dont on fait une substance pleine)
* le faux vnement n'est pas universalisable (dans l'ex de l'avnement du national-socialisme, il
ne concerne que les allemands)
La loi de l'thique, c'est la fidlit l'vnement : l'vnement nous contraint dcider une nouvelle
manire d'tre et d'agir dans la situation, une nouvelle manire de penser la situation qui est un processus
de vrit . Cette fidlit vnementielle est une rupture relle (pense et pratique) et immanente,
continue. Elle obit l'injonction interne du Continuer.
Le sujet est le support de cette fidlit, il est induit par le processus de vrit (donc il n'existe pas avant
l'vnement).
Le mal peur prendre l'une de ces trois formes :
* non-reconnaissance de l'vnement, ou inversement processus d'un simulacre de vrit
15 Folio, p. 23
16 Alain Badiou, L'Ethique, Hatier, Optiques, 1993. L'auteur s'inscrit dans la continuit de la pense
nietschenne de l'vnement.
13
* non-fidlit l'vnement (celle-ci n'est pas ncessaire, elle est alatoire, c'est pourquoi il y a
une thique des vrits)
* totalisation de la vrit
Fidlit l'vnement historique
Dans Cromwell, c'est le non-avnement de Cromwell en roi qui fait vnement ; quelque chose arrive l
et se trouve formul ensuite dans son discours, qui instaure un processus de vrit : l'impossibilit de la
restauration monarchique, dont Cromwell devient le sujet.
De mme, l'lection de Don Carlos en Charles-Quint fait vnement, non pas en tant que date historique
identifiable, mais en ce qu'elle amne l'empereur formuler diffremment la situation, dans le fameux
monologue o le futur empereur entend gronder le peuple-ocan, et formule son changement de
perspective historique (dernire scne de l'acte IV) : demande Charlemagne s'il a bien chang.
Inversement, Louis XIII veut encore, ds un sursaut, couter le peuple (qui parle par la voix de Marion);
pour s'affirmer sujet, il grcie ; mais son geste est inefficace, car il n'est pas conforme la situation (c'est
Richelieu qui commande), et il ne s'lve pas la puissance d'un coup d'tat susceptible de la changer.
En fait, il y a peu de vritables vnements ds le thtre de Hugo. Bcp de CT, mais peu d'vnements.
Pourtant la dfinition stricte du coup de thtre semble tre l'quivalent dramaturgique de la dfinition
philosophique que Badiou donne de l'vnement : il y faut la fois surprise et changement de la situation
par un processus de vrit.
On le sait, Anne Ubersfeld l'a montr, les dnouements de Hugo sont le plus souvent pessimistes, donnent
l'image d'une histoire arrte, bloque. Mme le dnouement heureux de Mille Francs de rcompense
reste insatisfaisant, puisque le sort de Glapieu, le sauveur des autres, reste inquitant.
Fatalit, providence et libert
Pessimistes, horribles parfois, mais pas tragiques :
Car le conflit tragique oppose tjrs l'homme une fatalit, principe moral ou religieux suprieur, rtabli
par la justice ternelle lorsque le hros succombe ; dans le tragique, le hros manifeste sa grandeur en
acceptant de lutter le plus loin possible contre son destin, il se confronte lui en signant sa perte, mais
finalement, malgr le chtiment ou la mort, le hros se rconcilie avec la loi morale et la justice ternelle.
De cette rconciliation rsulte une impression d'lvation de l'me transfigure (purge des passions) :
rien de tel chez Hugo, au contraire, les passions restent intactes (l'amour, l'ambition de Cromwell, la
volont de puissance de Marie Tudor) ; la piti et la terreur cdent la place, dans le thtre de Hugo, la
compassion et la rvolte, qui dmantlent le mythe pour relancer l'histoire.
Northrop Frye a montr comment l'volution de la tragdie l'a conduite vers l'ironie, c'est--dire la prise
de conscience de l'vitabilit de ce qu'on croit fatal (la rsistible ascension, comme dirait Brecht) :
l'instance tragique prend alors une forme humaine ou sociale ; ainsi, chez Hugo, la fatalit anonyme prend
14
la forme de tel ou tel puissant, Don Ruy par exemple, qui incarne non pas des valeurs ternelles, mais
celle d'une classe particulire, historiquement date.
Au "cela doit tre ainsi" succde un "en tout cas c'est comme a" mis en vidence chez Hugo par les
aparts, trs nbx ds Cromwell, et notamment dans Mille Francs de rcompense, qui historicisent les
situations, et orientent le thtre de Hugo vers un thtre pique, o le spectateur ne se dit plus
"Oui, cela, je l'ai prouv, mais aussi. C'est ainsi que je suis. C'est chose bien naturelle. Il en sera toujours ainsi. La douleur de cet tre me bouleverse parce qu'il n'y a pas d'issue pour lui. C'est l du grand art : tout se comprend tout seul. Je pleure ave celui qui pleure, je ris avec celui qui rit."
mais
"Je n'aurais jamais imagin une chose pareille. On n'a pas le droit d'agir ainsi. Voil qui est insolite, c'est n'en pas croire ses yeux. Il faut que cela cesse. La douleur de cet tre me bouleverse parce qu'il y aurait tout de mm une issue pour lui. C'est l du grand art : rien ne se comprend tout seul. Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit."17
Il en va de mme pour l'envers de la Fatalit, la Providence. Apparences de Providence : Simon
Renard, Glapieu, mais il s'agit de providences humaines (donc pas une transcendance), comme Gavroche
est une providence en guenille pour ses frres.
La critique de la notion de providence devient nettement plus radicale dans le thtre de l'exil, comme en
tmoigne cet extrait de Mille Francs de rcompense : nous sommes l'acte I, scne 4 ; Etiennette, aux
abois devant l'arrive des huissiers qui viennent saisir le mobilier, voit arriver Rousseline, qu'elle espre
son sauveur, et lui dit :
"Ah ! c'est la providence qui vous envoie !"
En apart pour le spectateur, Glapieu commente : "Voyons a, la providence. J'ai toujours t curieux de voir la figure de cette dame-l."18
Dans les schmas actantiels qu'elle propose, Anne Ubersfeld met le plus souvent en position de
Destinateur le couple Fatalit et Providence, figure 2 ttes de la transcendance.
Les deux sont effectivement trs prsents dans le discours des personnages :
La fatalit tout d'abord :
* Hernani se dit "agent aveugle et sourd de mystres funbres"19 ; "Nommez-moi Hernani !
Nommez-moi Hernani ! / Avec ce nom fatal je n'en ai pas fini !"20
17 Brecht, Notes sur Mahagonny, cit par Schrer, p.292.
18 Bouquins, tome II, p.707.
19 III, 4, v.993
20 V, 3.
15
* Ruy Blas se sent poursuivi par une espce de "fatalit sociologique"; mais le dterminisme
sociologique n'est pas le rsultat d'une transcendance
* de manire gnrale, ce sont quasiment tous les personnages, surtout dans le thtre de la
priode romantique, qui se sentent perscuts par une fatalit
La providence ensuite : nombreuses sont les occurrences o le personnage voit dans un retournement de
fortune avantageux le signe d'une intervention divine en sa faveur ; dans la rencontre amoureuse, le hros
voit souvent la femme comme un ange envoy du ciel pour le sortir de son malheur.
Mais, Anne Ubersfeld le montre ensuite21
En ralit, c'est toujours un choix opr par un des personnages, ou bien une raison historique objective,
qui explique le dnouement.
, la structure des oeuvres congdie en fin de compte tant la
fatalit que la providence ; c'est au thtre, dit-elle, davantage que dans la posie lyrique, que se
manifeste le discours athe de Hugo ; il passe par le motif rcurrent de la prire ironiquement adresse
un Dieu absent, par l'absence de vritables pres dignes de ce nom, par le caractre scandaleux ou
alatoire des dnouements.
Le dnouement est le rsultat d'un choix: ainsi, dans Hernani, o le thme de la fatalit est si accentu,
Don Ruy, aprs tout, pourrait parfaitement faire le choix inverse, ne pas exiger d'Hernani le respect de
son serment. En miroir, Hernani pourrait parfaitement ne pas respecter son serment ; en principe
d'ailleurs, on ne peut faire promesse que de ce qu'on pourrait ne pas tenir ; la parole donne d'Hernani est
une parole donne des morts, son geste est-il moral, qui ne sauvera aucun vivant ? Doa Sol formule
d'ailleurs cette libert d'Hernani :
"Vous n'tes pas lui, mais moi. Que m'importe
Tous vos autres serments !"
"[] Non, non ; rien ne te lie ;
Cela ne se peut pas ! crime, attentat, folie !"
A l'inverse, le choix que fait Charles-Quint de la clmence souligne par contraste que Don Ruy et
Hernani se laissent volontairement, l'un par mauvaise foi (jalousie), l'autre par un fatalisme superstitieux,
entrainer dans le sacrifice pour l'un, la damnation pour l'autre22
Choix encore, le dnouement de Ruy Blas ; l'assassinat de Salluste (remake de Quasimodo et Frollo), acte
de libration (cf. le "lche-le" des gosses la projection du Bossu de Notre-Dame) : le CT fait
. Mais il n'y a l, contrairement ce qui se
passe dans la fatalit tragique, aucun rtablissement d'un ordre suprieur. La lgitimit est maintenant
incarne par Charles-Quint, qui ne croit plus ce vieux code d'honneur. La mort des amants,
contrairement celle de Romo et Juliette qui rconcilie la cit, ne sert personne, elle n'a aucune valeur
morale.
21 Le roi et le bouffon, p.494 sqq.
22 Et encore, le cri final de Don Ruy n'engage que sa croyance. Rien ne garantit dans la pice que
l'instance susceptible de la damner existe.
16
vritablement vnement, pas prvisible du tout par le spectateur cette fois-ci. Vraie affirmation d'une
libert par laquelle RB devient vritablement sujet (et assume son nom).
En fait, ds le thtre de Hugo, les notions de fatalit et de providence sont intriorises par les
personnages, qui se plaignent d'tre d'avance condamns par la premire (jeunes premiers, Hernani,
Didier) ou implorent la seconde. Mais en ralit, c'est leur libert, assume ou non, qui dtermine le
dnouement.
Le fait mme que Hugo hsite pour ses dnouements, accepte de les changer, allant jusqu' substituer
Fabiani Gilbert, tmoigne de cette croyance, au-del de son pessimisme foncier, en l'ouverture des
possibles.
Les vritables "vnements"
L'vnement historique
Mais cette ouverture ne peut pas aller jusqu' la reprsentation pleine d'une rvolution populaire russie.
Hugo ne peut pas faire advenir par la fiction un avnement du peuple qui ne correspond pas la ralit
historique contemporaine dont il parle dans son drame, o le pass, comme on sait, sert aussi figurer le
prsent. D'o la victoire ncessaire de A sur B.
Mais il peut figurer l'vnement historique rel, tel qu'il s'est effectivement produit dans le pass,
l'vnement avr. C'est le cas du renoncement au trne de Cromwell, et de l'accession l'Empire de Don
Carlos.
Cromwell
Dans la Prface de Cromwell, Hugo est fascin par le destin du grand homme anglais ; de l'pisode qui va
lui servir pour son drame, Hugo retient le
"dnouement trange. C'est ce jour-l mme, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Wetsminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se rveiller l'aspect de la couronne, demande s'il rve, ce que veut dire cette crmonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignit royale [] L'heure dcisive, la grande priptie de la vie de Cromwell, c'est le moment o sa chimre lui chappe, o le prsent lui tue l'avenir, o, pour employer une vulgarit nergique, sa destine rate."
On repre dans ce commentaire la superposition du lexique de l'vnement (subitement, sursaut, heure
dcisive, moment) et de celui du thtre (dnouement, estrade, priptie), qui fait quivaloir le coup d'tat
un coup de thtre. Or dans Cromwell, le vritable coup de thtre est prcisment qu'il n'y a pas de
coup d'tat. L'vnement est prcisment l'absence de l'vnement annonc, ce qui n'est finalement pas
tonnant, puisque par dfinition l'vnement est ce qui ne pouvait tre envisag dans la situation.
En fait, ce refus de la couronne n'est qu'en apparence un vnement imprvisible : on a vu Cromwell
hsiter, couter les mises en garde, surprendre lui-mme le complot des royalistes. Comme dans les cas
voqus tout l'heure, il s'agit d'un CT intgral (retournement de situation + surprise) pour les
personnages mduss, mais il ne s'agit que d'un demi-CT pour le spectateur, qui de plus sait trs bien
17
d'avance que le personnage historique Cromwell a refus le trne (on est dans la mme position que le
public de Corneille, pour qui la clmence d'Auguste est un lieu commun de l'histoire et de la pense
politique). Le public jouit plutt ici de voir la surprise qu'prouvent les conjurs.
Par cet vnement paradoxal, Cromwell est en ralit fidle l'vnement prcdent : le rgicide (il suit
ainsi la position des conjurs puritains). Son discours est le processus de vrit qui fait advenir cet
vnement. Son refus de la couronne est rupture permanente, il obit l'injonction du "continuer" dont
parle Badiou.
Mais qu'il s'agisse de Cromwell, d'Hernani, ou du retour de Barberousse dans Les Burgraves, le seul
avnement-vnement que Hugo peut montrer est celui du puissant. Faut-il en conclure qu'un coup de
thtre jamais n'abolira le pouvoir ?
L'vnement amoureux
Pour rpondre cette question je reviens un instant Badiou ; ce dernier trouve sa thorie de
l'vnement 4 champs d'application qu'il appelle des "conditions" : la politique et l'histoire (l'vnement
historique), la science (la dcouverte d'une nouvelle thorie qui remplace les prcdentes), l'art (il y a des
rvolutions artistiques), et l'amour (la rencontre amoureuse).
A la place de la fidlit l'vnement impossible "Rvolution", ou "accession du peuple au pouvoir", ce
que Hugo peut reprsenter, c'est la fidlit l'vnement "rencontre amoureuse". L, qqch change, en
pense et en pratique : la Reine tutoie Ruy Blas et l'appelle par son nom, Doa Sol, fidle son proscrit
refuse les situations que veulent lui faire Don Carlos et Don Ruy, et mourra avec Hernani plutt que d'tre
spare de lui ou un autre, Didier pardonne Marion. Hugo opre un traitement positif de la passion ; il
y a certes encore des passions dvastatrices, comme la jalousie de Don Ruy, l'apptit de pouvoir de
Lucrce et Marie Tudor, ou la vengeance de Salluste ; mais aussi une passion qui, si elle n'est pas
salvatrice, puisqu'elle n'empche pas la mort, et ne peut souvent s'exprimer qu' la condition de la mort,
au moins n'est pas rduite par le dnouement, et guide une thique de la vrit. Cette fidlit-l est la
figure de l'autre, encore impossible tant que l'vnement politique n'est pas reconnu comme tel par un
processus de vrit. Ce que montrent les coups de thtre des dnouements hugoliens, c'est qu'il n'y a
pour l'instant de Sujets populaires que de l'amour, pas encore de l'Histoire, mais presque.
BIBLIOGRAPHIE
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Christian Biet, La Tragdie, Armand Colin, "Cursus", 1997.
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Jourdheuil, L'Arche, 1972.
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18
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Jacques Schrer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1981.
Jacques Schrer, Monique Borie, Martine de Rougemont, Esthtique thtrale, SEDES, 1982.
Peter Szondi, Thorie du drame moderne, L'Age d'Homme, Lausanne, 1983.
Peter Szondi, "Tableau et coup de thtre", Potique, n9, 1972.
Jean-Marie Thomasseau, Drame et tragdie, Hachette, 1995.
Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, Jos Corti, 1974.
Anne Ubersfeld, Le Drame romantique, Belin, "Lettres Sup", 1993.
Le coup de thtre dans la dramaturgie hugolienneI Problmatique du coup de thtre dramatiqueLa dramaturgie du coup de thtreAristoteLe classicismeFortune du coup de thtre
Critique du coup de thtre : dramaturgie en tableau, thtre piqueDe Diderot Brecht
II D'une pierre deux "coups" : rvlation de l'identit, coup d'etatIII L'esthtique de la surprise mine par le grotesqueUn thtre effetsEmotions, Terreur et pitiPripties et reconnaissances providentielles
Mais refus de l'effet de surprise pour le spectateurL'admiration sape par le grotesque
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Bibliographie