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A cette femme inconnue, assise chaque · de fermer la porte, de prendre l’avion, de prendre une décision. Elle a peur de ses études, du temps qui passe, des araignées, de son

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A cette femme inconnue, assise chaque matin à la terrasse d’un café du quartier. A Gilles. A mes proches.

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Terminus

Elle a peur de tout. De rater le bus, de finir vieille fille, d’être mal coiffée, de s’ennuyer, d’avoir oublié de fermer la porte, de prendre l’avion, de prendre une décision. Elle a peur de ses études, du temps qui passe, des araignées, de son voisin du bas, du feu. Elle a peur de passer à côté, d’une occasion, du quartier Villeneuve, d’un mec bien, du bonheur. Elle a peur quand elle se met à réfléchir comme ça, peur de ses réactions, peur d’elle-même.

« Je peux m’asseoir là ? »

Elle sursaute, ouvre un œil et considère la personne qui vient d’interrompre ses pensées vagabondes du lundi matin.

« Heu… oui bien sûr ! »

Elle enlève précipitamment son sac à dos installé sur la place convoitée, mais son parapluie trempé qui se trouve en équilibre à côté retombe bruyamment. Maladroite, elle le ramasse, mais il s’échappe à nouveau, éclaboussant le siège de droite. L’homme qui attend pour s’assoir prend un air excédé.

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Elle a peur, de ressembler à ces gens qu’elle voit chaque matin dans le tramway. Stressés, aigris. Peur de partager le même tramway qu’eux. Tous embarqués vers la même direction, tous avec le même but. Impossible de faire marche arrière, l’issue est connue et irrémédiable. L’Université. Terminus tout le monde descend.

La manche de l’imperméable de son voisin pleure sur son jean, imprimant une tâche humide. Vengeance de sa part ? En tous cas les deux sont quittes. Ça sent les poils mouillés, le vieux parapluie mal séché.

En face, un étudiant pianote nerveusement sur son portable. Comme tant d’autres, son premier geste a été de sortir son téléphone et de s’inventer des messages urgents à écrire, le trajet durant.

La plupart des passagers ont de la musique vissée dans les oreilles et regardent d’un air absent la pluie dégouliner le long des vitres. Certains ont le courage de lire le journal d’information distribué gratuitement. D’autres profitent de ce temps contraint pour lire les dernières pages d’un roman indigeste et interminable.

Le matin, dans les transports, tout le monde fait quelque chose. Comme s’il fallait absolument rentabiliser le temps. Quelques vingt minutes qu’il faut remplir avec profit pour oublier l’ennui, le stress, et surtout ne pas penser.

Alors, tout le monde se mure dans une occupation de circonstance. C’est pratique, ça évite de se regarder ou de faire connaissance.

Claire préfère le trajet du soir avec son joyeux brouhaha.

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Remplissage

Les gens passent et repassent, foulant le trottoir de leurs pas pressés. Le cœur de la ville résonne sous leurs pieds. Les montagnes, témoins immuables des changements de la cité, observent leurs allées et venues.

Grenoble, tu m’as oubliée, pense-t-elle. Pourtant, assise tous les matins à la même heure au café donnant sur une des artères les plus bruyantes, elle prend part au paysage urbain à sa manière.

« Et un café long pour Madame ! ». Françoise remercie, puis tourne lentement sa cuillère dans la petite tasse en contemplant, le regard fixe, des heures durant, le spectacle de la rue.

L’Albatros est le seul endroit où elle se sent quelqu’un. Le patron la connaît. Parfois il lui fait cadeau du café et discute même avec elle, lui demandant des nouvelles de son fils. Françoise s’est toujours demandé pourquoi ce bar situé dans une ville alpine portait le nom d’un animal marin. Le patron lui-même l’ignore.

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Françoise essaye de structurer son temps pour qu’il lui paraisse moins vide. Pas question de se lever à 11 heures. Elle s’impose un rythme lui permettant de ne pas angoisser durant les heures monotones qui défilent.

Le matin elle se lève à huit heures et fait quelques rangements dans son appartement.

A 10h, elle se rend à l’Albatros où elle commande un ou deux cafés. Cela lui permet de tenir en général jusqu’à 11h 30, sauf si le patron est absent et que son jeune serveur plus pressé ne lui adresse pas la parole.

Puis, elle va faire quelques courses pour le déjeuner. Elle s’arrange pour faire ses achats au fur et à mesure, afin d’avoir toujours quelque chose à acheter.

A midi, elle déjeune en écoutant les informations locales. Avec le téléfilm du début d’après-midi, elle tient jusqu’à 14h.

Ensuite, elle sort dans le nouveau centre commercial de son quartier. Elle n’achète rien mais elle se promène.

A 16h, elle téléphone à son fils. Si celui-ci est de bonne humeur, ça lui permet de passer un quart d’heure agréable. Elle termine l’après-midi en lisant des magazines people.

A 18 h, elle se rend à nouveau au café mais elle boit cette fois une bière.

Le soir elle se couche tôt, mais parfois elle regarde « Le plus grand cabaret du monde » ou « Danse avec les stars » à la télévision.

Voilà l’emploi du temps chronométré de Françoise Otina depuis 3 ans.

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Connexions

23h05, indique l’heure en bas de l’écran d’ordinateur.

Les yeux qui le constatent sont rougis par de longues heures de concentration. Le jeune homme se lève de sa chaise, fourbu, massant une nuque endolorie qui semble ne plus lui appartenir. Des pas chancelants l’emmènent jusqu’à la cuisine plongée dans l’obscurité. Le ronronnement provoqué par l’ouverture du réfrigérateur le fait tressaillir. La lumière crue braque un profil régulier aux traits tirés. Nicolas reste un instant dans cette position rafraichissante.

Sa main hésite entre le carton de pâtes cuisinées et la pizza sous cellophane, avant de se poser sur une des nombreuses canettes de bière.

L’ouverture de la boisson dégage un souffle rassurant qui vient troubler le silence pesant de l’appartement. Le jeune homme se hisse sur l’une des hautes chaises métallisées et attrape un sachet d’aspirine dans la corbeille posée sur le bar.

Un sourire déchire son visage. 5 000 connexions sur son site internet trois jours seulement après le lancement. Prometteur.

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Sans Valentin

Elle a voulu faire plaisir à Christelle en allant à sa « Soirée St Valentin sans Valentin ».

Le concept est déjà en lui-même un peu discutable. Mais si en plus, elle imagine tous les célibataires

désespérés qui espèrent trouver leur moitié ce soir, alors là, elle y va carrément à reculons.

Christelle habite une curieuse bâtisse qui devait être à l’origine une conciergerie. Située dans la cour intérieure de plusieurs immeubles qui la dominent et l’écrasent, elle paraît minuscule. Claire est déjà venue une fois. Pas de doute, il s’agit d’un appartement pour étudiants. Il faut enjamber le bac de la douche pour aller aux toilettes et dans la cuisine, lorsqu’on ouvre le réfrigérateur, on ne peut plus sortir un plat du four. Bien qu’elles soient deux, il n’y a qu’une chambre. La colocataire moins bien lotie dort sur le canapé. On y écoute de la chanson française nouvelle vague. On suspend avec des pinces à linges, les affiches de concerts auxquels on a participé. Les lumières directes ont été bannies et on s’éclaire avec des guirlandes décoratives.

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Depuis le porche, elle entend la musique et l’éclat des voix qui résonnent puis s’élèvent le long des murs gris des immeubles. Elle se sent déjà mal à l’aise. Elle ne connait personne car leurs amis communs n’ont pas répondu à l’invitation.

Deux personnes fument devant la porte d’entrée. Claire ne distingue pas leurs visages emportés dans un flot vaporeux. Elle voit juste le bout de leurs cigarettes briller dans l’obscurité. Un petit néon juste au-dessus d’eux grésille. Quelques insectes viennent s’y brûler les ailes dans un petit bruit disgracieux. Lorsqu’elle est stressée, son esprit a tendance à s’attarder sur ce genre de petites choses insignifiantes.

Claire jette un « Bonsoir ! » qui se veut décontracté avant d’entrer dans le salon aux lumières tamisées.

Des gens discutent dans tous les recoins de la pièce. Elle cherche Christelle avec des yeux appelant à la rescousse.

« Claire ! » Christelle lui saute au cou avec l’énergie qui la caractérise. Elle la présente à ses amis qui ont tous la trentaine. Ça n’est pas désagréable de se sentir la plus jeune.

Après deux verres au bar, improvisé sur la table de l’étroite cuisine, Claire trouve quelques personnes avec qui parler. Ils ont tous de supers métiers ; journaliste, chargé de communication, attaché territorial, professeur…

Dans les soirées, on ne demande jamais à quelqu’un « Et toi qui es-tu ? » mais « Et toi qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », comme si le travail ou les études étaient les choses qui définissaient le mieux une personne. Même dans les jeux télévisés on pose cette question aux candidats. C’est le moment qu’elle

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redoute le plus, l’occasion de se comparer, d’envier, ou de se rassurer. La question qui va l’amener à faire le point sur sa vie avec un parfait inconnu.

Evidemment, ça ne loupe pas, un garçon qui lui parle depuis un quart d’heure de son site internet d’informations indépendantes lui pose la question fatidique. Elle s’entend répondre : « Je suis étudiante en master 1 de sociologie ».

Parfois cette réponse suffit à son interlocuteur. Mais ce soir, il a envie d’en savoir plus.

Le jeune homme demande alors : « Et tu veux faire quoi avec ça à la fin de tes études ? ».

Elle pourrait faire le choix de lui répondre honnêtement : « Je ne sais plus quoi faire de ma vie. Je me suis inscrite en sociologie au hasard, en parallèle de l’Institut de la danse. Aujourd’hui je suis blessée au pied, j’ai dû arrêter la formation après trois ans d’acharnement. Je ne pourrai jamais être professeur de danse. Je suis donc forcée d’investir des études qui ne me plaisent pas et sans aucune perspective d’insertion professionnelle. »

Pourtant elle s’entend répondre platement : « sociologue ». Puis « tu m’excuseras » avant de le planter là, un peu surpris, pour filer aux toilettes.

Dire qu’il va falloir recommencer ce manège avec toutes les personnes qui vont lui adresser la parole. Ce serait tellement plus simple si les gens demandaient « Pourrais-tu te présenter ? » ou « qu’est-ce que tu aimes faire ? ». Là, elle aurait des tas de choses à dire.

Quelques verres plus tard, l’ambiance de la soirée prend un autre tour. Christelle a monté le son, sorti un balai et tous les invités se plient chacun leur tour pour passer dessous dans un Limbo endiablé. Claire se sent

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plus à l’aise, elle a lâché ses cheveux qui caressent le sol.

Etourdie après deux trois passages, elle s’effondre sur un coussin indien. La tête lui tourne. Un grand brun s’assoit en face d’elle.

Il commence à lui parler. Elle tend l’oreille mais reste fixée sur ses lèvres fines et sa barbe négligée. Il ressemble un peu à Johnny Depp. Dans sa bouche, la question fatidique parait beaucoup plus douce que d’habitude. Il dit qu’il fait une thèse en physique quantique. Claire fond. Il est intelligent en plus. S’ensuit un long monologue où il explique la trajectoire des molécules et d’autres choses qui n’intéressent absolument pas la jeune femme. Elle hoche la tête bêtement pour lui faire croire qu’elle écoute. Mais elle a décroché et commence à détailler tous les traits de son visage. Il semble s’apercevoir que Claire n’est plus avec lui. « Je suis bête, ça ne doit pas t’intéresser. » Elle répond mécaniquement : « Si si au contraire ! ». Il continue alors plein de passion à lui détailler les péripéties scientifiques contenues dans sa thèse.

Elle a l’impression de le peindre en le regardant. La lumière tamisée projette des ombres harmonieuses sur le visage du jeune homme. Tout à coup elle n’entend plus sa voix, et voit juste ses lèvres bouger et former les mots. Une intonation qui dénote des autres la tire de sa rêverie. Il vient de lui poser une question. Elle se mord les lèvres. N’osant pas le faire répéter, elle croise les doigts pour que la réponse attendue soit OUI. Pourvu que la question ne soit pas « je t’embête hein ? ». Elle se lance. Il a l’air satisfait et continue de plus belle. Ouf.

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La soirée touche à sa fin. En ramassant ses affaires, elle essaye d’en savoir plus sur lui. Christelle met fin aux espérances de Claire en lui apprenant qu’il habite en couple à Lyon.

Dehors, les premières lueurs de l’aube blanche accueillent les fêtards engourdis. Les voix qui ont trop crié sont rauques, les oreilles cotonneuses. Les filles en talons commencent à boiter et s’appuient sur des épaules amicales pour soulager leurs jambes endolories. La bruyante procession des survivants de la soirée s’éparpille joyeusement et progressivement aux quatre coins de la ville qui se lève.

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