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Couverture inférieure mandante Original en couleur NF Z 43-120-8 COUVERTURE SUPERIEURE RECTO ET VERSO

A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

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Couverture inférieure mandante

Original en couleur

NF Z 43-120-8

COUVERTURE SUPERIEURE

RECTO ET VERSO

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LITTÉRATURE.(nU~CŒUlLITTERATUREGRMUEPAR

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TOME TROISIÈME;

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TRAGÉDIE– COMEDIE GENRESSECONDAIRES

PARH

MAURICE CROISET

S&VXl'éBIB ÉDITION

HEVDB ET ADOUENTÉE

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ANCIENNE LlBUÀlBlE THOlUN ET FILS «

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iibraiiee dos Écoïos Françaises 4'Athônea et dô Rome

du OoUôge de Fronce, de l'Éoolo Sownale flupértouie V..

et 4é ta Sooiété dos ÊSudes historiques.

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1899 w

Droits do traduction et de reproduction réserves. v

Page 3: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

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Page 4: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

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HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATUREGRECQUEPARa

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MAURICE CROISETProfesseur

anCollège de Franoe.

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/fo /ERIODEATTIQUE

TRiGEÔm COMÉDIE– GENRESSECONDAIRES

PAR

MAURICE CROISET

DEUXIÈME ÉDITION

RBVDK ET ADOMENTÉE

PARISANCIENNE LIBRAIRIE THORIN ET FILS

ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR

Libraire des écoles Françaises d'Athènes at de Rome

du CoUège de France, de racole Normale Supérieureet de la Société des Études historiques.

4, mUE LIE G4I>IFlF, 41

1899

Droits de traduction et de reproduction réservés.

Page 6: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3
Page 7: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

AVERTISSEMENT

DE LA NOUVELLE ÉDITIOJN

Pour ce troisième volume, comme pour les précédents,

cette seconde édition ne diffère guère de la première que

par des retouches de détail, devenues nécessaires. Il a

fallu tenir compte, soit dans la bibliographie, soit dans

le texte, de ce qui s'est fait depuis sept ans. Les plus

importantes modifications se trouvent dans les pages

relatives à l'organisation matérielle du théâtre grec.

Après les travaux de Doerpfeld et d'autres savants, il a

paru impossible de s'en tenir à des affirmations ébran-

lées d'autre part, il est peut-être trop tôt encore pour

se prononcer définitivement entre des opinions contrai-

res, qui contiennent toutes une grande part de conjec-

tures. Je me suis donc efforcé d'indiquer sur ce pointce qui me paraissait probable, tout en me gardant des

théories systématiques.La courte mention d'Hérodas qui figurait autrefois

Page 8: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

VI AVERTISSEMENT

dans ce volume a dû disparaitro, par suite de la décou-

verte de quolques-uns de ses mimes, qui a permis de

mieux le remettre à sa place. H sera question de lui

dans le volume suivant.

Los autres changements sont de simples corrections.

Je remercie tous ceux qui m'ont signalé des fautes, et

je continuerai à mettre à proj&^iïyâç reconnaissance

leurs bienveillants conseils.

Août 1898. f j?. f } fAoat iaae.

l- M.rf ;/Maurice CrOi^et.

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Hisl. de la Litt. grecque. – T. III. ±

CHAPITRE PREMIER

LA PRIMAUTÉ D'ATHÈNES AU Ve ET AU IV0 SIÈCLE

SOMMAIRE

I. Le génie attique antérieurementan vu siècle. II. Athènes§,' aprèsles guerres modiques. – III. Athènes au iv siècle.–

IV. L'atticismo. V. La langueattique.

I

La prééminence d'Athènos est le fait capital qui dis-

tinguo la période de l'histoire dos lettres grecques dans

laquelle nous entrons.Le génie hellénique parvient alors à sa maturité. Ses

qualités originales brillent de lour plein éclat; et cet éclatest d'autant plus vif, qu'à ce moment il se concentre dansun foyer unique, d'où il rayonne. Athènes est ce foyer.Pendant deux cents ans, c'est en elle que s'élabore toutce qui fait honneur à l'esprit national. Non pas que l'ac-tivité intellectuelle soit éteinte dans les autres parties dumonde grec. Loin le là. Il y nait peut-être autant d'hom-mes remarquables que par le passé. Mais, au lieu dovivre chez eux et d'y faire leur œuvre, ils se tournentvers la grande cité, qui produit alors, à la fois, des mai-tres, dont les exemples s'imposent, et un public, dont

l'opinion est souveraine. Expliquer ce rôle d'Athènes et

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â CHAFITRR 1". PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

la déterminer avec précision est la première chose quenous ayons à faire.

La poputatioa do PAtliquo aimait à se dire autochtone.

En réalité, elle s'était forméo pou à peu, par une série

presque continue de mélanges, sans invasion brusque ni

boute versements. Une vieille tribu pélasgique, établiesur

une presqu'ile rochouse, derrière l'abri du Cilhéronct du

Parnès, en dehors do la route naturelle dos invasions qui

va de la Thessalie au Péloponnèse par l'isthme, avait

pu vivre là dans une sécurité relative Les étrangers

n'avaient eu accès chez elle que peu à peu, en petits

groupes, les uns par mer, les autres par terre, quelque-

fois en combattant, et quelquefois sans combat: Phéni-

ciens, Thraces, Carions, Lélèges, Minyens, et plus tard,

fuyant du Péloponnèse devant les envahisseurs du Nord,

dos Py liens et des Achéens. La population primitive, pé-

nétrée plus ou moins profondément par ces inliltrations,

était restée pendant plusieurs siècles en travail d'orga.

nisation intime. Ello cultivait un sol maigre, mais non

stérile, jouissant d'un climat soc et sain, et respirant un

air dont la pureté a été souvent célébrée

1. Thucydide, 1, 2 Strabon, VIII, 1, 2.

2. Euripide, ttédée, 824. Jules Girard, Éluilea sur l'éloquence

attique, p. 57 Il y a un si merveilleux accord entre la nature de

l'Attique et le caractère des œuvres athéniennes qu'elle semble les

avoir inspirées et qu'elle en aide l'intelligence, en provoquant d'elle-

même des rapprochements qui nous en rendent les qualités plus

sensibles. Rien n'explique mieux l'éloquence attique que la lu-

mière d'Athènes. L'éclat de l'éloquence athénienne, c'est la lu-

mière méme du soleil d'Athènes aux heures si belles qu'éclairent

ses premiers et ses derniers rayons; rien de plus resplendissant,

mais rien de plus doux. C'est un rayonnement puissant qui atteint

et pénètre tout sans choc et sans résistance. Alors le soleil d'A-

thènes inonde les objets de lumière, mais en baigne mollement les

contours, de même que les flots bleus de son golfe viennent dou-

cement s'unir au rivage doré de Phalère. Alors tout est lumineux

et transparent, tout jusqu'aux ombres des montagnes mais aussi

tout a sa valeur les plans divers se dessinent nettement, toutes

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FORMATION DU QÈNIEATTIQUE 3

Apartir d'un temps mal défini,l'ionismo y apparaît et

s'y fait reconnaitro commela forme mêmedu génie de larace résultat certain d'in fait obscur, probublomontd'une simple transformation spontanée. Le propre de

l'ionisme, c'est l'absence de tout caractère spécifique

trop dur et trop exclusif. Tandisqueles Dorions,formantvraiment une variété distincte entre los Hollènes, accu-sont leur individualité ethnique on se cantonnant dansleurs mœurs ot lours traditions, les Ioniens au contraireno nous montrent guère, partout où on les trouve grou-

pés, que le pur naturel hellénique, légèremont modifiéen divers sons, soit par l'influence des pays qu'ils habi-

tent, soitpar la façon dont on y vit, soitpar les relations

qu'ils entretiennent avec des peuples voisins. Celaestvrai de l'Attique comme do l'Asio Mineure. L'atticismone sera en réalité que la forme la plus simple du génie

hellénique, dégagée et perfectionnée peu &pou par descirconstances spéciales; et, sous cette forme, nous trou-verons moins une race distincte, fortement caractérisée,

qu'un certain état moral et intellectuel, dont le degrésupérieur seul sera vraiment localisé.

Deux choses surtout ont façonnéle génie altique le

labeur intelligent et les révolutions politiques. Pendant

des siècles, les habitants de l'AUiquoont gagné leur painà la sueur de leur front. Biendifférentspar là dosIoniens

d'Asie, ces Ioniens du Parnès et du Pontélique n'ont pasconnu la mollesse. Chezeux, ni Pactole, ni vastes plai-nes, ni vignobles renommés. Point de Méandre, large et

fécondant, point de Tmolos ou de Phanéos aux flancs

couverts de vignes. Des montagnes sèches, peu de bon-

les formessontpréciseset pures,chaqueobjetnousrévèletousses détailsetrevêtla nuancequi lui est propre,depuisla cou-leurla plusbrillantejusqu'àla teintela plusfugitive,et detoutcelarésulteun ensembleproportionné,harmonieuxetanimé.»

1.Strabon,pass.cité Katyàp"IcovecêxaXoOvwoltite 'Att.xo!,

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4 OHAPITRB 1". PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

nos terres, peu d'oau dos oliviers dans la plaiuo.deschè-nos verts et dos arbousiers sur les pentes piorreusea oùbroutent les chèvres. Une population do laboureurs, de

bâcherons, do pêcheurs, groupée dans des villages ou des

bourgs, autour dosgrandes familles d'Eupatrides qui pos-sèdent le sol et qui ont chacune leur vieux sanctuaire. Par

conséquent, le travail partoutet toujours, mais un travail

intelligent, dur sans excès, et, en somme. la vie la plus

propre à faire un peuple vigoureux et sobro. Ces vieux

Atliques d'avant Solon n'avaient guère do temps à donneraux Muses. On ne voyait pas dans les maisons des Eu-

patrides ces poètes délicats, ces aulèdes ou ces citharistes,hôtes aimés des riches marchands d'Éphèse ou de Milot.Ni la volupté ni la mélancolie de Mimnermo n'aurait con-venu à ces esprits actifs et pratiques, à ces natures unes,sèches et fortes. Des hymnes dans leurs fêtes, quelques

rhapsodies épiques à l'occasion, peut-être l'élégie raison-neuse et l'iambe moqueur dans des réunions intimes,

puis, pour le peuple rustique, des chants dionysiaques,des danses turbulentes, des invectives en guise de

poésie, voilà de quoi s'alimentait alors le sens du beau

dans ce groupe d'hommos, où allait se révéler logoùl de

la perfection. On y faisait des économies d'esprit et do

sentiment; on y gardait, dans l'extrême simplicité do la

vie, la jeunesse du cœur et la naïveté do l'imagination,

précieux trésor, qui attendait Sophocle et Platon.

Nous connaissons médiocrement lour histoire politique

jusqu'à Solon. Ce qu'on y voit de plus certain, cost qu'il

n'y a pas eu chez eux, comme à Sparte, une race domi-

nante, pesant do tout son poids sur une race asservie. Il

y a ou des groupes rivaux, organisés d'une manière aris-

tocratique, qui se sont souvent heurtés et froissés, puisaccommodés mutueliemoot par de sages concessions. Un

régime fédéral et oligarchique s'y est établi peu à peu.Dans cette fédération, l'unité est devenue de jour en jour

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FORMATION DU 6ÈSÎÎE ATTIQOTB 0

plus étroite; dans cette oligarchie, la force du peuple a

grandi secrètement. Sous ses rois, ses archontes à ue,ses archontes décennaux, puis annuels, Athènes s'est pré-parée à sa liberté future par cette éducation aristocra-

tique qui est peut-être nécessaire aux bonnes démo.craties. A travers cette longue enfance, elle a appris à

respecter et a obéir; elle s'est fait à elle-môme, dans ses

bourgs et ses sanctuaires de villages, une discipline mo-rale et intellectuelle, qui, plus tard, en plein essor démo-

cral:que, lui fut bienfaisante, tant qu'elle dura. Sous ce

régime, le peuple eut souvent à souffrir; mais il nesouffrit jamais sans espoir, commel'hilote laccdémonieu.Ses maîtres n'étaient pas dos vainquours éternellement

organisés en corps d'armée. On apprit de bonne heureen Attique à réclamer, à négocier, à céder: toute la vie

politique consiste on cela. La législation do Solon fut unesorte de traité entre les partis, réglant les concessionsmutuelles. Pour qu'elle ait été possible, il a fallu que lesens pratique, l'esprit de mesure et d'à propos, opposé àtoute intransigeance, fût do longue date développé parmices gens qui se querellaient sans cesse.

On voit déjà, par co simple aperçu des origines, de

quelles qualités était faito l'âme attique, quand elle sortitde l'enfance. Le vi° siècle, celui Je Solon et de Pisistrate,a, dansson histoire, une importance, qui se révèle chaquejour de mieux en mieux. Athènes n'est pas encore, à

proprement parler, un contre littéraire niartistique; maiselle tend à le devenir. Déjà la poésie do Selon nous est

apparuo comme la première et intéressante manifesta-tion d'un génie demeuré latent jusque-là1. Ces élégies etces iambes, où il parle des choses du jour avec une grâcepiquante, cette une sagesse, ce bon sens alerte, cette

imagination vive, ingénieuse, parfois brillante, cette lan-

gue, un peu monotone encore, mais pourtant nuancée

4.TomeU, p. i!7 et suiv.

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6 CHAPITRE V. PRIMAUTÉ ©'ATHÈNES

aussi par instants, tout cela révèle une soeiélô oùl'espritest fêté. Avec Pisistrate et ses ttls, les premiers monu-

ments d'Athènes s'élèvent; l'acropolo s'embellit; un art

attiquâ vient au monde. Une statuaire encore raide ot

sèche, mais fino et sincère, visant à la précision et à

l'éléganco produit dos œuvres quo nous voyons aujour-d'hui reparaitre an jour avec une curiosité où il entre

déjà do l'admiration. C'est le temps où la tragédie et le

dramo satyrique prennent naissance. Le lyrisme étran-

ger est alors appelé en Attique. Anacréon vient d'Asie

Mineuro et Lasos d'Argolide. En mômetempii rancionne

poésie épique est remise en lumière par l'éclat nouveau

donné aux grandes récitations des rhapsodes. La poésio

religieuse et mystique se développe tout à coup d'une

manière surprenante Des fètes nouvelles sont insti-

tuées. Autant do signes qui laissent deviner combien

l'âme athénienne s'élargit rapidement.• Dans le dernier quart du vie siècle, sous le gouverne.

ment d'Hippias, Athènes, certainement, laissait déjàpré-voir sa brillante destinée. Elle tendait à devenir une des

grandes cités intelligentes du monde grec. Toutefois,

sur le continent, Sparte lui était supérieure en puis-sance et en prestige. D'autres villes, Thèbes, Corinthe,

Sicyono même et Mégaro, rivalisaient avec elle. Mais ce

qui faisait la force d'Athènes, c'est qu'ellegrandissait de

jour en jour. La population do l'Attique tendait à se con.

centrer dans sa capitale. Là se formait une société in-

telligente 2, curieuse, déjà polie, qui encourageait ses

poètes et ses artistes, qui voyait avec faveur ceux du

dehors venir à elle. Le génie national s'ouvrait aux

idées et aux sentiments nouveaux, et, tout en gardantsa finesse propre, il visait manifestement à la grandeur.

1. TomeII, p. 444et suiv.2. Hérodote(I, 60),à proposdes Athéniensdu temps de Pisis-

'trate TefcnvpûrcwnXe?ojj.êvo«nHv»t'FM.rpia<t<ro$lift.

Page 15: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ATUÊXBS APRÈS LES ÛUEHitES MÊDIQUES 7

Il

L'expulsion des Pisùtratidcs en 510 et l'institution

démocratique qui s'ensuivit, puis, vingt ans plus tard,en 490 et en 480, la grande crise de la guerre médique,deux fuis renouvelée, et prolongée ensuite par les vic-toires do Cimon jusque vers 450, tels furent, commechacun le sait, les événements, qui décidèront do la pri-mauté d'Athènes.

L'inQuenco qu'ils eurent sur frime athénienne fut im-mense. L'orgueil du succès et do la liberté la remplitd'enthousiasme. Victorieuso du barbare, libératrico dola Grèce, maîtresse d'elle-même, Athènes se sentit ca.

pablo des plus grandes choses. Et, comme elle étaitdésormais l'objet do l'admiration nationale, toutes susforces s'exaltèrent, comme celles d'un athlète déjà cou-ronné qu'enivre l'attente de la foule.

Mais, indépendamment de cel effet intime, si r-uissant,les mêmes événements eurent d'autres résultats plusvisibles, et peut-être aussi féconds. Contrainte par lesbesoins do la défense à se créer une puissance navale de

premier ordre, Athènes devint la tête d'une importanteconfédération maritime et en même temps la principaleplace do commerce du monde grec. Les relations d'af-faires provoquèrent les relations d'idées. Il n'y eut pasdo ville plus fréquentée par les étrangers. On y vint detoute part, d'abord pour commercer, puis pour voir,bientôt pour être vu. La foule attire la foule. Cette af-

fluenco, ce mélange des races, ce mouvement d'affaires,cette importation perpétuelle de marchandises, de modes,do religions, de talents, tout cela formait le plus variédos spectacles Les curieux accouraient, et derrière eux

1. Xénoph.,Banquet,IV,44 Kat yàft,dit Antisthène,xa\ t'oàe?6-T«4vtt XTT,|UlTT|V(T/oXt|ï&dôpâtS[101TOXpoO<T«VMOTS%Ol\OsâcjOot!TaâgioD&xTsxat«xoiewTàâÇîthtowTTa.

Page 16: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

8 CHAPITRE 1», – PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

venaient les gens désireux de se montrer, artistes, sa-

vants, inventeurs, sophistes, des hommes de mérite et

aussi des charlatans, ceux qui voulaiont répandre leurs

idées et ceuxqui se proposaient d'en tirer profit. Grâce ace concours et à la magnificence de l'État, les fêtes d'Athè-nes devinrent splendides autant que variées Jamais

encore pareille chose ne s'était vue en Grèce. Toutes les

autres cités, même les plus célèbres, semblaient à pré-sent de simplesbourgados on comparaison de celle-ci, quiétait à elle seule tout un monde a. Les esprits s'y aigui-saient comme nulle part ailleurs, par le frottement. En-

tre l'Acropole et le Pirée, on pouvait se faire une oxpé-rienco morale aussi étendue qu'on voyageant de Milet à

Syracuse. Et cette expérience était plus fructueuse,

parce qu'elle était plus rapide et plus condensée. L'Agoraétait vraiment le lieu d'où un génie clairvoyant aperce-vait le mieux la vie humaine dans sa variété superfi-cielle, et par conséquent aussi dans son unité profonde.

D'ailleurs cette ville, ouverte à tous, gardait son carac-

tère propre. Quandelle devint le centre du monde grec,elle était assez assurée dans son naturel pour ne plusrisquer do le laisser entamer et dissoudre par l'apportconfus des moeurs et des idées du dehors. Aussi se forma-

t-il dans Athènes au ve siècle un hellénisme athénien,bien supérieur en originalité à l'hellénisme de la périodesuivante. Dans l'un, les éléments les plus purs du génie

grec furent recueillis et mis en oeuvre par une ville quiles marqua de son empreinte, commo une belle monnaie

d'or à fleur de coin. Dansl'autre, ils coururent le monde,

déjà usés et refondus, puis refrappés mollement çà et

là, sans unité d'art ni de sentiment.

Institutions et mœurs, tout àlafois faisait ressortir ce

caractère propre d'Athènes. Jusqu'à la guerre du Pélo-

i. Thucydide,H, 38.2. Icocrate, Anlidosis, 299 Ko» f amv ot plv toioûtoi piv-qv sïva; t«û-

tr,v itiXiv, ta; ê'aXXaç xcS|ioc(.

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ATHÈNES APRÈS LES GUERRES MÉDIQUES 9

ponnèse, c'est-à-dire pondant la plus grande partie duv*siècle, la forme de son gouvernement fut une démo-

cratie tempérée. Le peuple était le maître. Une grandeliberté d'agir et de parler mettait tout le monde à l'aiseet provoquait les esprits. Maisune bonne part des vieilleshabitudes morale8 persistait encore. Les hommes supé-rieurs étaient estimés et respectés ». On voyait Périclèsse maintenir au pouvoir par l'ascendant de son génie

pendant trente ans. Le sons héréditaire de la modération,

l'intelligence saine et pratique prédominaient encore surla mobilité. Cette démocratie en somme faisait preuvede suite dans les idées, de hardiesse réfléchie, d'énergiedans l'action Elle avait en propre une sorte de con-fiance joyeuse et invincible 3, Non seulement elle autori-sait la discussion, mais elle l'aimait Les débats publicsformaient une école sérieuse de politique, de morale,d'histoire, où tous pouvaient s'instruire. La réflexion etla dialectique s'y exerçaient sans cesse, très utilement.Dans la vie privée, l'ancienne simplicité se maintenait

encore, malgré les progrès rapides du bien-être. L'édu-cation restait grave et sévère. Les principes do la moralehéréditaire no furent mis en question que par un petitgrouped'hommes, au temps de la guerre du Péloponnèse.

Jusque-là, il n'est pas douteux qu'ils ne soient restésfermes dans la conscience publique.

Pour toutes ces raisons, le demi-siècle qui s'étend des

guerres médiques à la guerre du Péloponnèse fut vrai-

mentà Athènes un moment unique. L'esprit de tradition

s'y associait à l'esprit de nouveauté de la façon la plus

heureuse. Toute la littérature du temps en témoigne.

t. Thucydide, II, 37 Katà Bl tjiv àÇsueriv, âç sxa<jro« év tw eùSoxi-

(1:1, oùx iitî) jiépou; tô uXéovè; ta xosvà «ht*àpe-rij; icpariiiStai.2. Thucydide, I, 2 gai èicivonaat oÇeï; xai iicœXiaai è'pïw ô ôv -fv(5(jiv3. Ibid. Ka\ icapà 8ûv«(tiv ToX|M)Tavxal itapà TVtû|jirèvxnSuveuTai xa;

lia Toi; 8etvoT( eùéXmSs;.

4. Thucydide,n, 40.

Page 18: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

10 CHAPITRE l". – PBIMAUTÈ D'ATHÈNES

Ajoutons que le patriotisme était on pleine ferveur.

L'intérêt public, ou mémo simplement la gloire d'Athè-

nes, faisait l'objet d'uno sorte do culte pour les citoyens.Tout ce qu'il yavait do généreux dans la nation se don-

nait sans résorvo au service do l'État D'instinct, les

poètes, comme les hommes publics, cherchaient, dans

leur propre grandeur, celle de la patrie.Excitée par des circonstances si favorables, l'imagi-

nai ion athénienne prit alors son essor. Encore pleine do

jeunesse et de fraicheur on mémo temps quo do force,elle se déploya chez Eschyle et Sophocle avec éclat.

C'était le tcinpsoù il semblait bon et facile d'oser beau-

coup car tout réussissait. La poésie, comme la répu-

blique, avait confiance en elle-même. Affranchie de sonancienne timidité, elle se faisait un plaisir d'interpréterla passion et l'enthousiasme. Nous verrons plus loin toutco qu'elle emprunta on co temps au lyrisme étranger.

Philosophie, rhétorique, tout co qui paraissait do bonet do nouveau, Athènes l'appelait à elle. La facilité à

comprendre, a imiter, à s'approprier ce qu'elle jugeaitutile était un des traits de caractère dont elle se glori-fiait s. Au reste, ni la grandeur, la pompe, la magnifi-cence, – ces choses nouvelles, dont elle s'éprenait si

vivement alors, no lui faisaient oublier sa simpliciténative, ni d'autre part le goût des vérités abstraites

n'endormait en elle l'activité pratique 3. Cette sorte do

tempérament exquis, par lequel se conciliaient des cho-ses en apparence contraires, c'est ce qu'on pourrait ap-

peler le premier atticisme, celui du v siècle, le plussubstantiel et le plus parfait. L'œuvre de Phidias en est

l'expression la plus complèto dans les arts plastiquescomme celle de Sophocle dans la poésie.

1. Thucydide,1,6.3. Thucydide,II, 41.3. Ibid., 40 4t).oxaXov(isvfàf (tet*evreXtfc;xa\ ofiXoao?oû|i&vSveu

ItaXaxfac.

Page 19: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ATHÈNES AU IV SIÈCLE il

L'ind ividualisme et l'esprit de société s'y mélangeaientheureusement. Depuis qu'on vivait beaucoup en ville

pour s'occuper d'affaires, on s'était habitué à se rencon-

trer, à converser familièrement. La maison hospitalièrede Périclès et l'influence d'Aspasie laissent deviner ce

qu'était alors la société. Commo partout, le rapproche-ment des hommes devait tendre à multiplier ontre euxles points de contact, c'est-à-dire les idées générales etles sentiments communs, dont les littératures ont si

grand besoin. Mais cette généralité n'était pas encoredevenue de la banalité. L'histoire du v° siècle nous mon-tre à Athènes nombre d'individus qui se distinguent for-

tement do la foule. Les physionomies y sont encore ac-

cusées, lesgrands caractères no manquent paE condition

excellente pour la poésie, et en particulier pour le drame.

III

Il était difficile qu'un état moral et intellectuel siheureusement tempéré se soutînt longtemps. Le mou-vement naturel des choses no pouvait pas ne pas rom-

pre bientôt cet équilibre délicat. Une crise grave, la

guerre du Péloponnèse, précipita cette rupture.Pendant près de trente ans, Athènes fut presque cons-

tamment on état do guerre. Tantôt abattu, tantôt exalté

par les événements, le peuple perdit l'habitude de semaîtriser. Il se montra plus impatient, plus mobile dansses faveurs et dans ses colères, moins accessible à laraison. La partie turbulente de la cité prit souvent le

dessus, favorisée tantôt par le découragement des mo-

dérés, tantôt par l'enivrement général qui troublait lestètes les plus saines quelquefois même, poussée àbout par la politique antipatriotique de l'aristocratie.Dans ces fluctuations incessantes, l'énergie saine s'usa

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13 CHAPITRE 1". r- PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

pou à peu, tandis que los passions rivales s'exaspéraient.Les dixdernièros années furent désastreuses pour Alhè-nes. Non seulement elle fut atteinte dans son prestigeet dans ses forces vives, mais elle out le malheur do sediviser. La tyrannie des ïronto fut pour elle une cala-mité pire que la défaite, car elle remplit son âme desouvenirs amers et malfaisants.

H est vrai qu'après ces épreuves Athènes se releva.Durant la plus grande partiodu ive siècle, malgré des vi-cissitudes de fortune, elle demeura en Grèce une grandepuissance. On ne peut pas dire qu'alors son ancien idéalfût oublié, ni quo le ressort de son activité fût brisé.Loin de là. Il semble au contraire que la conception deson rôle glorieux soit devenue plus populaire en ce temps,grâce aux orateurs, et que ses citoyens aient fait plusd'affaires que jamais, grâce au développement de soncommerce. Malgré cela, il est impossible de méconnaî-tre qu'il y a désormais dans son âme quelque chose de

changé. Cehaut sentiment d'elle-même qu'elle conservelui sert maintenant à charmer sa vanité plus qu'à réglersa conduite. Elle écoute avec ravissement le panégyri-que d'Isocrate, mais elle no sait plus se faire une politi-

que hardie et constante, en rapport avec cesbelles idées.Au lieu de l'énergie toujours égale d'autrefois, elle n'a

plus guère que des accès de patriotisme, quand Démos-thène réussit à l'exalter en la persuadant. Au fond, la

préoccupation des intérêts privés tend à se substituerà celle de l'intérêt public. Le dévouement à la chose

commune s'est refroidi, et par suite les défauts de ladémocratie ressortent davantage. Beaucoup d'hommesde ve.our répugnent à se mêler des affaires publiques,où trop d'incertitudes et de dégoûts sont à craindre. Ilsfont de la philosphie, et vivent dans la cité en specta-teurs sceptiques et mécontents. L'union morale étant

détruite, la force collective est amoindrie.

Page 21: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ATHÈNES AU IV SIÈCLE 18

Il faut se représenter l'Athènes do ce temps comme

une grande ville d'affaires, pleine de gensde toute sorte,

citoyens ou étrangers, qui tous également s'y trouvent

chez eux Ses caractères propres se sont atténués. De

plus en plus, c'est la ville de tout le monde. Active,curieuse à observer, amusante à voir, un spectacle per-manent plutôt qu'une cité à proprement parler. D'im-

portantes maisons de commerce, des banques, des ate-

liers, des écoles fréquentées, des tribunaux bruyants,des fêtes renommées. Avec cela, des mœurs faciles, les

femmes les plus élégantes de la Grèce, les hommes les

plus spirituels et les plus remarquables, d'agréablesrelations de société, un goût général de conversation,tout ce qu'il faut pour occuper les yeux et les oroilles,

pour piquer la curiosité, pour multiplier les idées et les

sensations. En dehors de quelques écoles où la réflexion

va loin, ce qui domine partout, c'est la variété des im-

pressions, l'expérience rapide et multiple, une vio ani-

mée, suggestive, très changeante. La simplicité antiquen'est plus de mode. Les choses semblent avoir plus d'as-

pects divers qu'autrefois, parce que les hommes eux-

mêmes sont devenus plus complexes. Quant aux princi-

pes, aux traditions, aux vieilles habitudes, à tout ce quifait la stabilité morale d'une société, on n'en garde guère

que co qui est indispensable pour vivre. Et on s'imaginevolontiers que c'est peu de chose, bien que ce soit beau-

coup en réalité.

A cet état moral nouveau répond un état intellec-tuel analogue. Le siècle précédent avait vu naître l'es-

prit critique et la dialectique. Ces deux choses, do pluson plus goûtées, tendent à resserrer le domaine de la

fiction et à réprimer l'essor de la poésie. Aussi tes in-

ventions libres et fortes de l'imagination, qui ont illus-

1. Isocrate,Anlidosis,299 OùSIva;tap eîvaticpao-répo-j;oùîèxot-vo-:ipov;o-J8'oit aExetiTepovovticzhvalterna(i:ovm)v8t«Tp&J/e«v.

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44 CHAPITRE lw. –PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

tré le siècle d'Eschyle ot do Sophocle, disparaissent-ellespresque entièrement dans celui d'Aristote. Au géniecréateur qui avait fait le drame et qui remplissait en-core l'histoire d'Hérodote, succède un génio observa-teur et raisonneur, qui est éminemment celui do la

prose. L'idéal intellectuel do cette société, c'ost moinsd'élever son âme par do grandes idées, que do s'instruireet do se satisfaire par des notions justes. Elle goûte entout l'observation. Elle aime qu'on lui mette sous les

yeux la vie humaine telle qu'elle est, les faits de l'his-

toire, ceux do la conscience, ceux de la nature. EUe ap-précie les analyses do sentiments, lu peinture exactedos moeurs, la description du monde et de ses phéno-mènes. Le raisonnement aussi lui plaît; car il mène àla réalité cachée, il met en évidence ce qu'on ne voit

pas, il complète l'observation, Les historiens, les ora-teurs et les philosophes sont vraiment les hommes dece temps. Tous appliquent leur esprit aux faits. Ihles

exposent, ils les font comprendre, ils en développentles conséquences ou on montrent la liaison. C'est co

qu'il faut à ce siècle curieux et positif.Toutofois son réalisme est encore, plus qu'il no le

croit, sous l'influence do la poésie du siècle précédent.Celle-ci, bien que refoulée, reste au fond des âmes, qu'ellea -pénétrées, et les préserve de la sécheresse. Elle est

pour beaucoup dans le charme des prosateurs de ce temps.Elle leur suggère, non seulement le rythme et l'harmo-nie du langage, mais la hardiesse, la grâce, l'imageheureuse, le sentiment. Il est à remarquer d'ailleurs

que, si l'imagination n'a plus le même essor, si l'âmeathénienne n'est plus aussi capable d'élan et d'enthou-

siasme, sa sensibilité, moins vive peut-être, est en re-vanche plus largo et plus délicate. Cela est visible dansles arts plastiques. L'idéal do Scopas et de Praxitèle n'a

plus la grandeur sereine do celui de Phidias, mais il est

Page 23: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

I/ATTIGISME 15

moins spécial à un peuple. Cequi les tente l'un et l'au-

tro, c'ost la grâce, la jeunesse, lo mouvement vif et juste,choses générales en somme, plutôt que l'interprétationreligieuse des vieux mythes et do la légende locale. il

y a là une tendance très remarquable. L'atlicisme dece tomps se dépouille de plus on plus de co qu'il avaitdo particulier et se transforme ainsi en un hellénisme

qui tend à devenir universel.

IV

II résulta do tout ce qui préc&de que l'allicisrce, loind'être toujours identique à lui-même, fut en réalité un

groupe de qualités variables, dans lequel ont prédo-miné, selon les temps, desélémonts divers. llest autrechez Eschyle que chez Sophocle, autre chez Sophocleque chez Euripide, autre chez Platon, Démosthèno ouMénandro. En tant que ces variations ont affecté la so-ciété athénienne tout entière, nous avons cherché à endonner d'avance une idée générale. Il faudra mainte-

nant, à masure que l'occasion s'en présentera, les étu-dier en, ce qu'elles ont ou d'individuel, à propos do cha-cun doj grands écrivains dont nous aurons à parler.

Mais do ces qualités diverses, l'opinion do la posté-rité a dégagé peu à peu un atticisme abstrait, au sujetduquel il importe de s'expliquer. A distance, les parti-cularités s'e ïacent et les ressemblances générales s'ac-cusent. Ce qu'on nomme communément atticisme, c'estdonc un petit nombre seulement des qualités attiques,celles qui ont le moins changé durant les deux siècles dela prééminence athénienne, et qui par conséquent se re-trouvent plus ou moins chez tous les auteurs de co temps.

Dans cette sorte de synthèso idéale, la simplicité, la

précision élégante, la délicatesse, l'enjouement, l'ironie

pénétrante et légère se réunissent pour former ense:n-

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10 CHAPITRE i". – PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

ble un type exquis. En réalité, ce serait faire tort ô Athè-nos que d'y voir son imago complèto, Celte façon de

comprendre l'atlicismo exclut en effet ou néglige quel-ques unes des plus nobles qualités attiquos elle netient pascompte de la force dol'imagination, de l'abon-dance du sentiment, des mouvements de la passion, del'étendue et do la profondeur desvues»de la vigueur du

raisonnement, c'est-à-dire en sommodeschosesque nousadmirons le plus chez les grands Attiques. Ello oublie

Eschyle, ello rapotisso Thucydide, elle méconnait Pla-ton, elle défigure Démosthène'. En revanche, commeelle a pour objet un idéal plutôt qu'une réalité et quocet idéal est d'ailleurs entrevu à travers dos idées mo-

dernes, elle prête à l'antiquité dos mérites qui ne sont

pas tout à fait les siens. Elle adoucit son Apreté naïve,elle la fait plus délicate au point de vue moral, plus dis-crète en bien des choses qu'elle ne l'a été réellement.Doublement inexacte en somme, par co qu'elle ajoute àla vérité et par co qu'eUe on laisse de côté.

L'histoire expliquemieux les chosesque l'abstraction.Antérieurement à la période atliquo, les qualités diver-ses du génie grec s'étaient développées en plusieurslieux, dans des conditions variées. Athènes, onappelantà ello toutes les forces de l'art et de la littérature, enles rassemblant commodans un foyer, les excita et les

tempéra les unes par les autres. Déjà auparavant, son

génieavait par lui-même quelque chosed'intermédiaireentre les diversités, plus ou moinstranchées, des autres

peuples grecs. Cela même la rendit éminemment pro-pre à ce rôle de conciliation.Ainsi l'imagination hellé-

nique se montra chez elle plus concentréedans sa force,

plus judicieuse dans sa hardiesse, plus discrète dans sa

i. M. JulesGirard,dansson ouvragesi justementestimésurl'Atlic;.tmedeLysias,a élargi,commeil convient,la définitiondel'atticisme.Maisil fautreconnattrequece senslargen'est pasceluiquel'usagea consacré.

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tA LANQUE ATTIQUE t7

Hisl. ae la yitt. grecque. T. in. g

liberté, plus élôgante dans sa précision, plus avisée dans

saimïvoté qu'elle ne l'avuilencoro été nulle part ailleurs.La réflexion y fut plus hardie, plus aiguisée, plus pro-fonda; l'esprit, plus alorlo lo sentiment, plus riche et

plus complexe. Par suite, l'art proprement dit, c'est-à-dire lo gouvernement de l'instinct poétique par la rai-son, prit là une perfection nouvelle On s'y habitua à

concilier, do la manière la plus heureuse, dans la com-

position d'une œuvro, la variété et la brièveté, à dispo-ser habilement dos contrastes, à faire valoir délicate.mont les choses los unes par les autres. Cet art mômefit do mieux en mieux comprendre le prix de la vérité;car il no tendait qu'à la mettre en valeur. Le génie grecdéploya alors touto sa franchise. La haine des faux or-

nements, le mépris do l'exagération, lo dégoût des effetsviolents et cherchés, apparurent en lui plus vivement

quo jamais. Il su fit un plaisir délicieux do la justesse,do la simplicité, de la sobriété. Heureux do ce qu'ilavait a montrer, il no so piqua quo do lo laissor parai-tre tel qu'it était. Et ainsi, la porfoclion de l'art pour luifut justement le triomphe do la nature et de la vérité.Voilà le véritablo atticisme, qui no fut autre chose quela fleur môme du naturel hellénique.

V

Athènes, comme les autres régions do la Grèce, a euson dialecte propre. Elle l'a introduit à son heure dansla littérature, oà il s'est trouvé associé à la prééminencedo son génie, et ello a réussi à on faire la langue com-mune de la Grèce.

L'histoire primitive du dialecte attique nous est encore

fort pou connue. Faute de documents, ses rapports avec

Platon. Lois, I. p. 612 T*oiah itoXXSv >st4t«vov, &t 5<ni 'Atv*aiwv tloiv âïa8ol, 8iaj> tp£vto>«état toioîxot. S«xtî àXtfiianxa «Ye«fl«u.

Page 26: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

18 CHAPITREXw– PRIMAUTÉD'ATHÈNES

le dialecte ionien, qui est de même famille, restent dif-

ficiles à déterminer. Ce qui parait le plus probable,c'est que I'lmï at l'autre sont sortis anciennement d'une

souche commune, et qu'ils se sont ensuite développés,chacun à leur manière Malgré la conformité pre-mière, des différences essentielles se sont ainsi mani-

festées. Au ve siècle, la languo dos Athéniens présentedes caractères propres, qui sont en intime accord avec

ceux de leur génie, tel que nous venons de le décrire.

Ce qu'on remarque tout d'abord en elle, c'est qu'elloest, pour ainsi dire, à égale distance des autres dialec-

tes grecs. Le dorien est sonore, mais lourd l'ionien est

élégant, doux à l'oroille, mais un peu mou. Le dialecte

attique est plus léger que le dorien et plus vigoureux

que l'ionien. Il se rapproche de l'un par sa force, do

l'autre par sa grâce. C'est do l'ionien on garde contre

ses défauts naturels, et. par suite, plus mAle, plus con.

densé. Lo son plein de l'a, dont les Dorions abusont, et

que les Ioniens affaiblissent sylématiquemcnl en é, los

Attiques tantôt le maintiennent et tantôt l'adoucissent,avec une heureuse discrétion a. S'ils laissent perdre

quelques-unes des vieilles aspirations, afin de donnor au

langage quelque chose do plus coulant, ils en conservent

cependant assez pour l'empêcher de paraître efféminé

1.Cauer,Dediulecloattieavetustiore(CurtiusStud.,t.VIII, p. 127).Le texte doGrégoirodoCorinthe(p.62SSchaefer),corrigéparKœn,est cité avecraison par Cauerà l'appuide cettemanièrede voir'I«C£<mSiâ).exTo;yxsxpirivtou"luveç JointSiopx<«eîvai'AtSls(ms.aitoîs). Cf. Strabon,VIII, 1, 2 T^vpàv•I<x3«x$iraXcui'KxUtit^va\>tf,vça(«v.

2. Voyezpour les détailsprécis, quine sauraient êtreénumérésici, les diverses grammaires, en particulier Meisterhans,Gram-matikderattischenInschriften,2* éd., Berlin, 18S8,et O.Riemann,le dialecteattiqued'aprèsles inscriptions(Rev.de Philol., t. V. p.148-180et t. IX, p. 49-99).

3. Le digammaa disparu de très bonneheure chezlesAttiques,bien avant la périodeclassique.Maisau vasiècle,l'aspirationjoue

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I»A. LANGUE ATTIQUK 49

Ils préfèront los sons forts pp et vt aux sons plus doux

pc et co. Ils contractant un grand nombre de voyellesque les Ioniens prononcent séparément, et ils obtion-nent ainsi des mots plus courts et plus solides. Mais ilsse gardent bien d'outrer co procédé et ils s'abstion-nent d'en usor, quand il aurait pour effet de défigurerlos radicaux ou de faire disparaître des sons délicats,nécessaires à la variété du langage Leur phonétiqueest donc faite de conciliation comme leur génie même.

11est vrai que le dialecte attique s'est modifié quel-que pou dans lu cours des doux siècles que nous avonsici on vue. On distinguo l'ancien attiquo du nouveau,

la guerre du Péloponnèse marquant approximativementla Un do l'un et le commencement de l'autre. Nous no-teror plus loin, chez les divers écrivains do ce temps,les caractères d'archaïsme ou de nouveauté qui leur sont

propres. Au point do vue général que nous nous pro-posons ici, cette distinction est peu importante. Car, si,de l'ancien attique au nouveau, il y a un adoucissement

incontestable, les caractères essentiels du dialecte n'enrestent pas moins les mômes.

Ces caractères avaient frappé les contemporains. L'au-tour du Traité de la République athénienne remarquaitque la langue d'Athènes était mélangée comme sesmœurs, et il l'expliquait par des emprunts faits à tousles Grecs et même aux barbares Il ne paraît pas dou-toux en effet, que la façon dont la population de l'Atti-

que s'était formée et, plus lard', les relations qu'elle en-

encoreungrandrôle.Onla trouvenotée,mêmedans desmotscom-posés, commesù'ôsxov,àwptov,etc.

1. Par exemple.ils disent 5éo|tsvet non SoOpev.Descontractionstelles que celled'èautoOenaitoCsemblentavoirrencontréunesorteîlerésistanceinstinctive;puisquela formecontractéen'a jamaisréussi à expulserla formeouverte(Meisterhans,ou»,cité,p. 121).Notezencoreles formesp«<xi)i«;,-tiGâaiiv,St56xvtv.

2. [Xénoph.].Républ.athén..II, 8.

Page 28: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ao chapitre: r»; – primauté d'Athènes

trotint avec presque tous les peuples de Ja Grècon'aient

été pour beaucoup dans ces particularités de son lan-

gage. Par suito, bien qu'il fùt propre aux Athéniens, il

n'était en quelque sorte étranger à aucun Gree. C'est co

qu'Isocrate faisait heureusement ressortir, quand il le

louait d'être « tempéré et commun à tous ». Rien ne

fait mieux comprendre avec quelle facilité Athènes putdevenir lo contre littéraire do la Grèce

Il va sans dire d'ailleurs que cotte langue attique,déterminée dans ses caractères généraux, n'était passtrictement identique à ello-mômo on toute occasion.Tout homme, qui a une personnalité marquée, se faitsa langue dans une certaine mesure. Nous aurons occa-sion par la suite de relever ces particularités indivi-

duelles dos grands écrivains du temps. Dès à présent, ilest bon d'indiquor ici certaines différences générales.

Un intéressant fragment d'Aristophane, commenté

par Sextus Empiricus, atteste (ce que nous aurions

d'ailleurs aisément soupçonné) que le langage des

paysans athéniens n'était pas celui des citadins La

langue rustique était relativement grossièro, soit par

l'emploi de certains termes, soit par des intonations

plus rudes. Celle de la ville, dans la bouche de quel-ques rafQnés, devenaitparfois efféminée. Entre ces deux

excès, la langue moyenne d'Athènes (SiaXexToçpanKoXeo;),tenait un juste milieu. Co qui la distinguait le

plus de la langue écrite, c'était sans doute sa rapidité.Elle admettait nombre d'élisions, de crases et d'assimi-lations qui lui permettaient d'aller vite. En outre, les tours

1. Isocrate,Anlidosis,296 TV tîj{fcavqtxoiv&nvraxa\ |WTpi6rr,t«.2. Sext. Empir.,Ad».(Iramm..i, 10 Raiaux*iavril(ovv>j9sia)tSv

xxrà it|v ttypoixiav,t| avri|Setûv iv&nu StxrpiSrfvTuv•nap'oxal6xo>-Hix'o;'Ap:aro;Bvr,(.

îtôXextovï-/ovta\Uirpn4).to){oji' ionixv ino8i)Xvitépav

e~' ~d~9:p6<&ewYP<o~:nf.

Page 29: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

£A LANOUE ATTIQUK SI

familiers, les ellipses, les phrases irrégulièros. Cela est

de tous les pays et de tous los temps. Mais comme on

causait beaucoup à Athènes et qu'on y causait vive-

ment, il s'était fait, là plus qu'ailleurs, une langue com-

mode, claire, alerte, dégagée da tout embarras, riche on

transitions faciles. On y trouvait toutes prêtes une foule

de ressources, dont la variété même excitait l'esprit.

L'usage y établissait des distinctions fines entre les

mots, et ces distinctions, bientôt familières à tous, ai-

guisaient la pensée, en la provoquant à en chercher

d'autres. Un des charmes do la langue attique, c'était

l'emploi qu'elle aimait à faire des termes atténués

Tantôt elle y mettait une ironie gracieuse, tantôt une

nuance délicate de sentiment, tantôt une discrétion spi-rituolle, qui aimait mieux laisser deviner en partie les

choses que de les dire. Mais, par un contraste remàr-

quable, cette langue, si propre aux sous-entendus, abon-

dait aussi on expressions vives et franches, qu'elle em-

ployait à propos. Go qui nous en donne le mieux l'idée,ce sont les comédies d'Aristophane et certaines partiesdos dialogues de Platon. On est charmé, en les lisant,

d'y prendre sur le fait la conversation athénienne avec

toute sa vivacité, sa grâce, son enjouement, et cette

sorte de précision dramatique qui fait sentir les plusfines variétés d'humeur ou de caractère comme les plus

légers mouvements de la passion.La langue écrite différait nécessairement, à Athènes

comme partout, de la langue parlée; et elle en différait

plus ou moins, selon les genres. Nous insisterons ail-

leurs sur ces différences. Ce qu'il faut dire immédiate-

i. Notons,un peuau hasard, les affirmationsnégatives(oixJfyot-piî,eu ««vo,o\>xfpttota).les futurs atténués (ouïtSvàitiXtotp',iXXà

xtyo ti|v6ipav.Arist.,Acharn.403),etc. Au reste, il suffit de lire

vingtvers de suite d'une comédied'Aristophanepour rencontrermaint exempleà l'appui de cesobservations.

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83 CHAPITRE le% – PRIMAUTÉ D'ATHÈNES

ment, c'est quo, là mémo où l'écart est le plus sensible,la langue écrite ne cesse pas de s'inspirer de la langue

parlée. C'ost colle-ci qui a été par excellence l'école

des écrivains attiques, qui a fait dès l'enfance leur édu-

cation, qui a tracé dans lour esprit ce qu'on pourrait

appeler les routes de la pensée, et qui, par suite, les a

marqués do son empreinte. Chez tous, on sent son in-

fluonce présente et activo, à côté do celle de la tradition

littéraire dont ils sont les héritiers. Les poètes, dont ils

ont appris los vers par cœur, leur suggèrent des ré-

miniscences, qui se transforment en idées, an imagos,en belles et délicates expressions. Mais ce qui déter-

mine l'allure même do leur pensée et le tour de leur

phrase, c'est l'atticisme vivant, au milieu duquel ils ont

été élevés. Chacun sans douto l'approprio à son tour

d'esprit et le fait sien; mais, sous ces modifications per-sonnelles, le fonds commun se laisse distinguer et

reconnaître sans peine. Et delà cette sorte d'aisance char-

mante qui no fait guère défaut à aucun d'eux. Ils par-lent la langue de leur temps, et cette languo est excel-

lento. Bien loin d'avoir à s'en délier, ils n'ont au con-

traire qu'M'écouter constamment en eux-mêmes, commeune bonne conseillère. Pour eux, le sentiment de l'art

n'est que le développement de l'instinct. Il en a donc

la sûreté et la spontanéité; et il n'est en quelque sorte

qu'une forme exquise du naturel.

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CHAPITRE II

LES ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

I11IH.IOQRAPHIE

Les fragments des poètes tragiques antérieurs t\ Eschyle sontfort peu nombreux. On les trouvera dans les recueils des frag-ments des poètes tragiques grecs. Celui de Fr.'G. Wagner{Poetarumtragicorumfragmenta, 3 vol. in-8°, Ratisbonne, i 846-62)a été reproduit dans lel volumede la Bibliothèque Didot quicontient les Fragments d'Euripide. Le plus récent et le meilleurest celui de A. Nauck (Tragicorum grxcorum fragmenta, i vol.

in-8», %•>édition, Leipzig, 1889).

SOMMAIRE

I. Le sentiment tragique avant la tragédie. n. Le dithyrambeet la tragédie primitive. III. Les premiers poètes tragiquesThespis; Choerilos Pratinas Phrynkhos.

I

Le premier genre nouveau qui apparut avec éclat au

début de la période attique, ce fut le drame; et parmi

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S4 GHAPiTRE H. ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

les formes diverses qu'il prit successivement, la tragé-diè, avec le drame satyrique qui en dépend.

De mémo que l'cpopào et lo lyrisme, la tragédie,avant de se manifester au grand jour. cut, pour ainsi

dire, une existence obscuro et inconsciente dans Pâmo

du peuple. Elle s'y forma lentement, s'y accrut psu à

pou et y prépara de loin sa destinée future. Ce qu'onpeut discerner d'elle dans cette période embryonnaireso réduit à deux éléments l'un, mimique, et l'autre,

pathétique. L'importance du second est infiniment su-

périeure à celle du premier.L'idéo de représenter une action fictive co:nmcsi elle

était réelle est si conforme aux instincts do l'imagina-tion humaine, en particulier chez une race vivo et im-

pressionnable, qu'cllo a dû être réalisée dès les tempsles plus reculés sous des formes multiples. Il serait fa-

cile de relever en détail, dans mainte manifestation pri-mitive du génie grec, des traces d'une mimique naïve,

qui peut être considérée comme un lointain prélude du

genre dramatique Il nous suffira d'en dire ici quel-

ques mots. Sans parler de l'hyporchème, dont il a été

question précédemment 2, il est certain que, dans plu-sieurs sanctuaires helléniques, le culte local a donné

lieu, dès la plus haute antiquité, à des représentationssacrées, dont on no saurait contester le caraclèro dra-

matique 3. Nous en trouvons de telles notamment en

Crète, à Délos, à Delphes Celles do Delphes, d'après

1. C'est ce qu'a fait, avec plus de zèleque de critique, Ch. Ma-gnin, dans le premier volumede son ouvrage sur les Originesduthéâtremoderne,Paris, 1833.

2. TomeII, p. 273et suiv.3. Lucien,Dela dansemimique.18 TeXetr,vo-liïpfavàp^afavïstiv

eipEÏvaveuappâta;.4. Danse mimique des Curètes en Crète, Strabon, X, 3, 2. La

Fépavo;deDelphesreprésentaitla délivrancedes enfantsvouésauMinotaure,Poilus, IV, 101.Fêtes deDelphes,Plutarque,Questionsgrecques,XII.

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FORMES PRIMITIVES DU SENTIMENT TRAGIQUE 25

l'idée que Plularquo nous en donne, formaient uno assez

longue série de scènes, mal liées ot mal conduites, mais

parfois d'un grand effet. Lors de la grande fête appelée

Sleptérion, on y représentait le combat d'Apollon contre

le serpent Python, et ses suitos. Une autre fête, l'Hérois,consacrée à Sémélé et célébrée par les Thyiades, repro-duisait probablement, sous des formes symboliques.

quelque chose du mythe de la naissance de Bacchus.La Charila mettait en scène une vieille légende, à la

fois naïve et cruollo, qui se déroulait en plusiours actes.

Évidemment toutes ces choses, et d'autres analogues

qu'on pourrait citer, avaiont un certain rapport avec le

drame proprement dit. Mais il faudrait se garder pour-

tant d'exagérer cette ressemblance. En somme, c'étaient

là plutôt dos espèces do tableaux vivants, qui no don-

naient pas l'impression d'une action véritable. Ce quiconstitue essentiellement le drame, c'est-à-dire le jeudes passions, y était à peine indiqué. Notons donc sim-

plement ces faits comme dos indices de l'instinct mimi-

que dans la race grecque, sans méconnaître combien il

y avait loin do pareilles représentations à la tragédie,môme élémentaire

Celle ci a pour caractère propre lo pathétique. Et voilà

pourquoi les seules formes de représentations religieu-ses qui nous paraissent pouvoir être regardées comme

dos ébauches do la tragédie future, co sont celles où la

douleur, la pitié, l'effroi, l'enthousiasme se produisaientavec force.

A ce titre, le culte des divinités telluriq^es mérite une

mention particulière. On a vu plus haut quel développe-ment il avait pris au vie siècle dans les mystères d'É-

leusis, consacrés à Démétcr, à Coré et à Iacchos Lessentiments qu'il excitait dans l'âme des initiés étaient

t. Il faut ajouterquenous n'avonspas de renseignementspré-cis sur l'âge de ces représentationsreligieuses.

2. Tomen. p. 449et suiv.

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36 CHAPITRE II. –ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

certainement voisins de ceux que le drame allait y pro-duire. On s'intéressait passionnément à la douleur decotte mère divine privée de sa fille, on s'associait de cœurà toutes les angoisses de son ardente recherche, on par-tageait ses espérances, on se réjouissait de sa joie. Enmôme temps, derrière co drame divin, apparaissaitl'imago do la nature, privée par les rigueurs do l'hiverde tout ce qui faisait sa joie, et demeurant muette dansune douleur sombre, voisine de la mort, jusqu'au jouroù la vie lui revient avec le printemps. L'adoration

mystérieuse des grandes lois du monde se mêlait doncà une sympathie profonde pour la douleur maternelle;et do tout cela se dégageait une idée religieuse de ladestinée humaine, qui saisissait fortement les esprits.De telles émotions, si elles ont précédé, comme cela

parait probable, les émotions tragiques proprementdites, étaient bien de nature à les préparer.

Mais c'est surtout dans la religion de Dionysos qu'ilfaut chercher ce qu'il y avait de tragédie latente en Grèceavant la naissance de l'art tragique. Dos éléments divers

y sont confondusdès l'origine :1e mysticisme orgiaque dela Phrygie et de la Thrace, la gaieté rustique et l'ivresse

joyeuse du paysan grec, la conception religieuse de cer.taines lois de la nature. Aussi, entre tous les cultes hel-

léniques, est-ce celui-là qui parle le plus fortement auxsens et à l'esprit tout à la fois. De même que la légendede Déméter, il laisse apercevoir, comme fond do tableauobscur et grandiose, ces phases successives de dépéris-sement et de renaissance, qui sont la vie même des cho-ses, et dont l'humanité aime à se faire un rôvo pleind'espérance. Conceptions vagues pour la multitude,mais capables cependant de la toucher vivement, parcequ'elles se traduisent d'une manière sensible dans des

phénomènes naturels. Conceptions profondeset attrayan-tes pour les intelligences plus pénétrantes, qui aiment

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FORMES PRIMITIVES DU SENTIMENT TRAGIQUE S7

à interpréter librement le symbolisme populaire. Dansce culte, plus que dans aucun autre en Grèce, on trouvedonc ce qui fait les grandes religions une occasion dehautes pensées, la révélation d'une puissance supérieure,le mystère qui s'imposo à la contemplation, et que l'onsent infini à mesure qu'on essaie de le pénétrer. Et d'au-tre part aussi, tout ce qui fait les religions populairesà savoir les manifestations extérieures, l'appel aux sen-timents exaltés, l'impulsion violente, chère au croyant.Admirablement variée, la légende de Dionysos est pleinede joie et de douleur en môme temps. Sous un de ses

aspects, c'est unepassion; sous l'autre, c'est un triomphe.Par là, elle remuait les âmes comme rien ne les avaitencore remuées. Elle leur faisait goûter, avec une force

incomparable, l'émotion des contrastes, le plaisir brusquedes péripéties et des coups do théâtre; en un mot, elleles rendait avides du drame avant sa naissance.C'est par son côté douloureux qu'elle touche à la tra-

gédie. Sur un fond commun, des récits divers naissentçà et là, qui font voir, à l'aide d'images pathétiques, laviolence triste do l'hiver, la vigne dépouillée et mutilée,morte en apparence, mais pour renaître bientôt. EnThrace, c'est la légende du roi Lycurgue, chassant Dio-

nysos et son cortège, mais bientôt cruellement puni,quand le jeune dieu, qui semblait vaincu, révèle sa puis-sance. A Thèbes, c'est celle de Pentheus, le petit-fils deCadmos, rebelle lui aussi à Dionysos et déchiré par sapropre mère, Agavé. En Attique, c'est Icarios et sa tille,Érigone. Dans tous les récits de ce genre, certains traitscommuns nous frappent la violence des passions dé-chaînées, la terreur et la pitié poussées au plus hautdegré;surtout, cette chose si éminemment tragique, l'a-

veuglement de l'homme, croyant voir le mal là où estle bien et préparant sa propre perte par les moyensmêmes qui lui paraissent assurer son succès. Voilà ce

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38 CHAPITRE II. – ORIGINES DE LA TKAOÈDIB

qu'on peut appeler l'essence de la tragédie, et ce quecontenait cote religion étrange, si pleine de trouble etsi puissante.

Les cultes des héros, partout répandus en Grèce, pré.sentaient quelques-uns des mômes caractères. S'ils n'a-vaient pas au même degré l'exaltation, ils y suppléaientpar le patriotisme local. Les héros, c'étaient en effet lesdivinités particulières des villes ou des régions. On leshonorait à titro d'ancêtres ou de protecteurs, moins éloi-

gnés do la condition humaine que les dieux proprementdits et par là môme plus familièrement aimés. Leurs lé-

gendes étaient celles qui avaient autrefois rempli l'épo-pée mais il semble que, dans les cultes locaux, ellesdevaient prendre, sans se modifier essentiellement, uneforme particulière. Ils y étaient isolés, et par conséquentagrandis. Leur physionomie gagnait à cela quelque chosede plus idéal, et aussi de plus conforme au typo du pays.Ils devenaient, ainsi conçus, les patrons, et, pour mieuxdire, les saints de la localité. Chose plus digne d'atten-tion encore, leurs fêtes étant essentiellement religieuses,les récits qui les concernaient, de profanes qu'ils étaientdans l'épopée, devenaient religieux, eux aussi. Par suite,toutes les idées qui font partie nécessairement de la

religion acquéraient dans ces récits une importancenouvelle. On y considérait l'homme dans ses rapportsavec les dieux, conduit ou égaré par eux, subissant leurs

lois, quelquefois merveilleusement protégé par leur

bienveillance, et quelquefois, au contraire, poussé sanss'en douter aux dernières catastrophes. Co que nousavons remarqué des fêtes de Dionysos se réalisait éga-lement daus celles-ci. On y avait sous les yeux des spec-tacles variés, très dramatiques par eux-mêmes, et dansces spectacles une foule d'idées philosophiques appa-raissaient à travers le mystère de la religion.

Quelques-unes do ces fêtes de héros nous sont parti-

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FORMES PRIMITIVES DU SENTIMENT TRAGIQUE 29

culièrement connues, et cela justement dans cette pé-riode do tomps, où so prépara la naissance de la tragédie.

A Sicyone, vers lo commencement du vt*siècle, nous

voyons célébrer le culto du héros argion Adraste, chefde la première expédition contre Thèbes. Au milieudo l'agora, se dressait un héroon ou sanctuaire, qui luiétait consacré. On offrait là des sacrifices annuels, etdes chœurs chantaient « les souffrances » du héros. Ces

souffrances, nous les connaissons. C'étaient la guerredo Thèbes, la mort do tous les compagnons d'Adraste,la destruction do son armée, sa fuite, ses tentatives

pour obtenir la sépulture des siens, sa vieillesse déso-lée. Véritable drame que l'épopée avait déroulé autre-fois avec ampleur, et qui se resserrait maintenant dansces chants en quelques scènes choisie. pleines de ter-reur religieuse et d'exaltation. Le peuple on était forte-ment ému. A un certain moment, Sicyono étant en

guerre avec Argos, lo tyran Ciisthène vit un danger dansces fêtes où ses sujets se passionnaient pour un Argion.Il n'osa pas les supprimer, mais, dépouillant Adrastede ses honneurs, il les transféra à Dionysos 1. Attri-bution significative, qui montre bien la ressemblanceintime du culte des héros avec le culte bachique.

Dans la grande Grèco et en Sicile, fêtes analogues.Diomèdo passait pour le premier colonisateur de l'Iapy-gie et do la Messapio. A Argyrippe, ilavait un sanctuaireet des fêtes. AMétaponte, ou l'honorait comme un dieu.Plus tard, à Thurii, on lui consacra des statues2. L'Ita.lie méridionale était pleine de pareils souvenirs. Toutel'œuvro de Stésichore, si nous la possédions, attesteraitavec quelle ferveur, à la fois religieuse et patriotique,les Grecs d'Himèro et d'autres villes siciliennes célé-braient vers l'an 600 le souvenir do leurs héros. Dans

1. Hérodote,V, 67.2. Schol.Pind..Wm.X, !S. [Aristote].Récitsmerveilleux,10?,110.

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SO CHAPITRE II– ORIGIXKS DK LÀ TRAGÉDIE

les fètes du printemps quo nous représente un beau

fragment de son Orestie, des chœurs, interprètes de la

piété publique, chaulaient ce queles rhapsodes avaient

raconté pendant longtemps. Par l'effet du chant, ces

vieux récits étaient transformés. Tout ce qu'ils conte-

naient de religieux était mis en lumière. La grandeurdes idées, comme colle dos personnages, remplissaitlos auditeurs d'une admiration pieuse. Il est vrai que,dans les hymnes do Stésichoro, le pathétique était tem-

péré probablement par une sorte de gravité empruntéeà l'épopée. Mais ce qui s'était passé à Sicyone, où les

chants héroïques avaiont pris si aisément le caractère

dionysiaque, prouve assez combien l'âme populaire était

prête à s'exalter, dès qu'on l'y provoquait par ce genred'émotions.

Ainsi, quand la tragédie se constitua, dans la premièremoitié du vie siècle, on peut dire qu'elle existait déjàà l'état latent, grâce au lyrisme et à la religion quil'avaient tirée de l'épopée. Elle cherchait sa forme

propre co fut le dithyrambe qui la lui fournit.

II

Parmi toutes les sortes de chœurs qui figuraient dansles fêtes, il n'y en avait pas do plus populaires que leschœurs do satyres des Dionysies. On les appelait tragi-

ques (Tpayptoi,de Tpâyo;, bouc), en raison de l'extérieur

à demi sauvage et bestial de leurs choreutes, que le

peuple nommait les boucs Ceux-ci représentaient en

effet le cortège turbulent de Dionysos. Lour chant était

le dithyrambe. On a vu précédemment l'histoire de ce

genre lyrique Pendant longtemps, la forme en resta

1. Elijm.Magnum:TpayidSca.S« TaitoXXàot xopoi*««cttvpcov<ra-vîtrravtooOjixâXo-jvTpàyou;.Le mêmemot est appliquéà un satyredansEschyle,Promélhieallum,defeu,fr. 202(Nauck).2. TomeH, p. 297.

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TRA.NSFQRMa.TIUN ûU UlTHYRAMBE SI

purement populaire. Mais à la tin du vue siècle, le Los-bien Arion de Mélhymne, un des maîtres du lyrisme,imagina de perfectionner ces dithyrambes, dont l'effetétait si puissant. Il no dépendait pas de lui, et sansdoute il n'essaya pas, d'en modifier la nature. Ce quiles rendait chers au peuple, c'était leur violenco unesorte de déliro, d'abord voulu, puis involontaire; un

rythme effréné, l'agitation du corps, des chants qui res-semblaient par moments à des cris de douleur Il secontenta de soumettre ces manifestations dionysiaquesaux lois do l'art qui régnait alors. 11y mit de l'ordre, ily introduisit la symétrie lyrique, il en régla la turbu-lence môme.

Ces chœurs, plus ou moins assujettis à cette disciplinenouvelle, furent certainement en Grèce ce qui passionnale plus le public pondant les vingt ou trente années quiprécédèrent immédiatement la naissance do la tragédie.

Les Dionysies, où ils se produisaient, étaient de tou-tes les fêtes celles où l'àmo populaire se mettait le plusfranchement en liberté K L'ivresse y aidait peut-être;mais il est difficile de croire qu'elle eût part au dithy-rambe et vraiment, elle n'y était pas nécessaire. Quandl'homme du peuple, déguisé en satyre et devenu enimagination un des compagnons de Dionysos, chantaitles souffrances de son dieu ou ses triomphes, il se sen-tait bien plus ému que dans les représentations solen-nelles des autres cultes. Tantôt s'abandonnant à la joieet tantôt au contraire prenant au sérieux sa douleur, il

t. Proclus, Chrestom..ii -E«tv 03vi yAv8i9ip«,igo;xex.vrniêvoçxa\ jtoXxTOêv8o«<n»«8S|iSTàxoftianèM«ivuv,etsnito)xaTaoxe-jatftievo;TaitaXurtaoixalaxwSew-xaiaeaiéivtai(livtoîtpud|iof;.2. Nous connaissonsmal l'histoire des Dionysies.Il est proba-ble qu'au commencementdu vi«siècle, il n'y avait qu'une fêtede Dionysos,cellede la fin de l'automne,fête du vin nouveau,connueplus tard sousle nomdeDionysiesdesddmes.VoyezMomm-sen,Beortologie,p. 330.335;cf.J. Girard,art. Dionysiesdans leWc-UimaaireieDaremberget Saglio.

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83 CHAPITRE II; –OKIGIN'KS DE LA TRAGÉDIE

jouissait do ces péripéties, si appropriées à son instinct

dramatique. C'était un plaisir pour Jui que d'insulterdans (los chants do triomphe les onnomis do son dieu,

qui devenaient alors ses propres ennemis; et c'en étaitun autre que do souffrir avec lui et do se lamenter surses malheurs. Cos alternatives étaient si bioa le carac-tère dos choeurs tragiques, qu'on finissait, ce semble,

par donner lo môme nom à d'autres formes du lyrismereligieux, où elles se retrouvaient. Hérodote, dans lo

passage cité plus haut, appelle chcours tragiques ceux

qui célébraient ù Sicyono les souffrances du hérosAdraste. C'est qu'en effet, quel que fût le sujet deschants et le costume des choreutes, on sentait alors con-fusément qu'un genre nouveau prenait naissance, un

genre dont lo dithyrambe proprement dit était le type,mais qui comportait d'aillcursd'asscz notables variations.Son seul caractère distinctif, c'était d'être, entre tous, lo

genre pathétique par excellence. Procédant directementdu vieux chant populaire des satyres, ils'appelaiUra^i-que par tradition, alors mémo que la signification pro-pro du mot n'était plus justifiée

Lorsque Aristoto parle dos improvisations qui ont étéle début de la tragédie, c'est sans doute à ces représen-tations lyriques qu'il fait allusion 9. Mémo après Arion,le dithyrambe gardait beaucoup do son ancienne li-berté. Dos innovations musicales ne doivent pas être

conçues, comme une sorte do loi nouvelle, qui, du jourau lendemain, so serait imposée partout impérieuse-ment. Ariou avait montré à Corintho uu type de dithy-rambo plus beau, plus correct, plus savant. Onl'imitait,

* 1. Wi'iamowitz.danssonEuripide*Héraclès( l'«êd. 1. 1,eh.3}prendà la lettre le motTpafixi; et admetque les chœurs de Sicyono,mêmequand ils chantaientAdraste,étaient forméeda ciureatesdéguisésensatyres. L anciennehypothèseparait plusvraisembla-ble.

a. Poétique,e.

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TRANSFORMATION DU DITHYRAMBE 33

Hist. de la Li»t. grecque. T. ni. 3

çà et là, du mieux qu'on pouvait, mais librement. Cha-

que villngo peut-être, avait sa manière. L'ancienne im.

provtsution maintenait ses droits plus ou moins forte-

mont. Toutefois, elle no pouvait guère trouver place dans

loschauU du chœur. On n'improvise qu'à soi tout seul.

Son domaine propre, c'étaient les récits mélodiques

qui servaient de prétexte à ces chants. Un narrateur,à l'imagination vive, à la parole facile, poète et chan-

teur pur instinct, qui d'ailleurs pouvait fort bien

n'être autre que le coryphée lui-même, y exposait àla fouir les souffrances du dieu ou du héros national

Selon 4U0 le sujet l'inspirait, il amplifiait librement

tulle ou telle partie do son thème. Son récit était une

sorte do mélopée, d'un rythme uniforme, aisé, et né-

cessaire montpeu sévère. Il le jouait on môme temps

qu'il le chantait. Cela s'appelait préluder au dithyrambe(g£zpx.eiv?ôy &tQ<5paj*€ov)le chœur répétait, de temps à

autre, soit quelques-unes de ses paroles, soit un refrain

convenu. Arisloto dit formellement que la tragédie estsortie de ces préludes du dithyrambe (àxo tùv É&cp^ov-twv tov Si9ûpa{têov)a. Ou ne peut douter qu'il n'ait rai-son. Toutefois les chants du chœur ont dû prendre de

jour en jour, à partir d'Arion, uno importance nouvelle.Autrefois sans doute, ce n'étaient guère que des crisde douleur, des refrains plaintifs très élémentaires. Peuà peu, ils se transformaient en do vrais développements

lyriques, et c'était là surtout ce qui touchait la foule.

Si l'on se représente cette série de chants, précédéschacun d'un prélude narratif, on a l'idée d'une ébauche

de tragédie sans dialogue, déjà divisée en scènes, déjàpourvue d'une sorte d'action, et aboutissant à une la-

1. C'est peut-êtreà cela que fait allusionPoilus IV, 123 'EXe'oç8*jjvtpâiteÇa&p%*l<x,i?' Sjvitpô©éuiccîoceîc tic «vaêàctotcX°Pmaîîiitexpivato.Detoutefaçon,l'expressionànexpivatosembleimpropre.

t. Poétique,pass. cité.

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84 CHAPITRE" H.'– ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

mentation (inale provoquée par quelque chose d'analo-

gue à un dénouement. D'une part un chœur, qui sub-

sistera toujours dans le drame perfectionné, de l'autre

un narrateur, qui deviandra bientôt l'acteur tragique

proprement dit'.

Les progrès de la tragédie naissante sont extrême-

ment obscurs pour nous. Pour les exposer de manière

à être compris, il faut d'abord laisser de cùtti les petitsfaits personnels, relatifs aux poètes, et suivre seulement

du regard l'évolution probable du gonri. Aristote l'a

résumée on disant qu'on perfectionna tour à tour cha-

cun des éléments dramatiques, à mesure qu'ils se révé-

laient Cola donne l'idée d'une croissance assez lente,

à laquelle collaborèrent les poètes et le public. Telle ou

telle innovation fut sans doute essayée en plusieurs en-

droits à la fois. Elle plut et s'imposa. Les maitres do ce

temps furent des esprits clairvoyants, qui découvrirent

les principes essentiels de leur art en expérimentantsans cesse quelque nouveauté.

Cette longue série de progrès peut se résumer en

trois faits principaux élimination de l'élément satyri-

que, transformation du narrateur primitif on acteur,

constitution d'une action régulière.Les satyres étaient à leur place dans les chants ba-

chiques proprement dits, c'est-à-dire dans ceux qui

1. En un certain sens, la tragédie de ce tempsest uniquementdans les chants du chœur Cetaseul est tragiqueau sens propredu mot. Le narrateur se tient en dehorsdu drameet ne fait quele préparer il remplit à peu près la fonction«lu recitant • dansles théâtres d'ombres chinoises.Voilàpourquoi DiogèneLaerce

(111,86)n'avait pas tort (l'affirmerqu'avant Thespis le chœurconstituaitle drameà lui tout seul (p&vo;6 /opô?8u8pa|i£t(Cev).EtAthénéeest assezi-xnetaussi, bien que peu précis, quand il dit,(XIV,630c) S-jvl<rtr,xs81xat <raTupnri|itioa.notr,<ricto itaXaiôvêxx°-pôv,û;%a\i, trfteTpaywBta• Siinepoùîèûiroxpitiçelxev.

2. Poétique,c. 4 Kxcàfr.xpbvi)-j(r,6>|,«poaY*««*vîoovèviveraçave-Poétique,e, Kœ-rœJl.11tpOYlIvef,6'1,1fpoœY&'lTldYSaoYèylYe'ofClve-p«va-Jtf, xaùitcX/.i;|tETX$oXi(|UT2@x>oO<ra4) TpaytaSt*{mcSsa™,lia't

go-tetqv~w<!i<~«Hf.

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TRANSFORMATION 00 DITHYRAMBE 35

avaient pour objet los légcaios de Bacchus, Au con.traire, ils n'avaient vraiment rien à faire dans la plu-part des légendes de héros. A masure que celles-cientrèrent plus largement dms les fùtes de Bacchus,comme équivalent de celles-là, les satyres durent être

plus souvent remplacés par djg choeurs non salyriquas.Ces derniers représentaient le cortège naturel des hé-ros, leurs compagnons, leurs soldats, leurs serviteurs,comme les satyres eux-mômoi personnifiaient dans los

légendes de Bacchus les suivants du dieu. Il y eut alorsdeux sortes do choeurs tragiques, do caractères assezdifférents Mais comme, au fjad, l'esprit grec étaittrès conservateur dans los chosas religieuses, il est pouprobablo qu'on se soit décidé à éliminer complètementle choeur satyrique des représentations où figurait unchoeur héroïque. Si la chose fut tentés», elle dut déplaireau public ot l'inquiéter. Il n'y avait pas à dire c'était

dépouiller Bacchus d'un genre d'hommages auquel ilétait habitué. On ne savait pas comment il prendraitcela. Le chœur satyrique lui était cher, parce qu'il était

proprement à lui. La prudence commandait à une cité

croyante de le maintenir à côté du nouveau chœur donton lui offrait le spectacle Voilà sans doute comment,dans les tragédies dont les héros étaient le sujet, onfut amené à réserver aux satyres un acte, prologue ouexode, qui dovint le germe du drame satyrique propre-ment dit 3. En leur assurant ainsi leur place, on se

1.On remarquera qne, dans le passage de VElymolog.Magnumcité plus haut (p. 30,n. 1).il est dit ti icoiXÔet Zopoiix ttatipcova-jviirravTO.Onpeut infôrerdesmots t* mùXique cela n'avait paslieu toujours.

2.LeproverbeOOSîvnpi»;tôvAt-jvuaovasa légendebienconnue;(Sui-das. s. v.) Ondit qu'il futd'abord la formulespontanéed'une viveréclamationdu peuple,indignéde voir qu'onfrustrait ledieudesessatyres.Quelleque soit la valeur de cettehistoriette,ella traduitdu moinsun genrede scrupule fort naturel,qui dut alors exercerune influencecapitalesur le développementdn g«nr»tragique.

3. Aristote,Poétique,c. 5: Aîi t» tx »arjptxo5(maSotXetv,Atyidue-

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38 CHAPITRE II. – ORIGINES liJS LA THAUÉDIE

débarrassait d'eux partout ailleurs, et cela permit l'heu-

reuse transformation qui fit passer la tragédie de la

forme satyrique à la forme purement héroïque. Cechan-

gemont s'accomplit plus ou moins vile, selon los lieux,selon les poètes, selon le publie. blais, une fois com-

mencé, il s'accomplit sûrement. Le public en Grèce avaitun instinct trop juste des convenances pour n'en passentir vivement les avantages.

Un autre progrès, simultané, fut la transformation dunarrateur en acteur proprement dit. A défaut de ren-

seignements sur ce point, on ne peut qu'indiquer en

gros et par à pou près ce qui dut se passer. Ce fut évi-

demment le chœur, assujetti déjà à la fiction dramati-

que, qui pou à peu y attira le narrateur. Un poète,peut-être Thespis, imagina de faire, de Vi^if/y» du

dithyrambe devenu tragédie, un être fictif, directement

intéressé comme les choreutes au sujet choisi. Celaétait si naturel et si propre à augmenter l'intérêt qu'ondut renoncer aussitôt à faire autrement. Selon lo mot

d'Aristote, un des éléments du drame venait d'apparai-tre. Dans les tragédies dionysiaques, l'ancien narrateurdevint ainsi ou Bacchus lui-même, ou l'un do ses en-

nemis, parfois encore un des premiers propagateurs deson culte. Dans les tragédies héroïques, il représenta,suivant les circonstances, tel ou tel des personnagescélèbres de l'épopée. Le plus souvent même, il dut jouersuccessivement plusieurs rôles divers. Tour à tour hé-

ros, dieu, messager, il sortait et rentrait, apportantchaque fois au chœur de nQuveaux sujets, qui lui per-

oepvûvfir,.Il résulte certainementde ce témoignage,en particulierdu motityi,qne la tragédiefut longtempsassociéeà l'élémentsa-tyrique. Pour concilierce fait avec celuide l'emploide chœurspurementhéroïques,n'est-il pas nécessaired'admettrequoles sa-tyresparaissaient à un certain moment? C'est d'ailleurs aussice1quiexpliquele mieuxl'union du dramesatyriqueet de la tra-gédiedans la tétralogie.

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TRANSFORMATION DÛ DITHYRAMBE 37

mettaient de varier ses chants. Au fond, il ne faisait

que ce qu'avait fait avant lui le narrateur primitif. Maisil le faisait beaucoup mieux. Car il était la tragédie vi-

vante, et par lui la légende héroïque devenait une réa-lité qu'on avait désormais sous les yeux. Secondaire au

début, son rôle contenait en lui-même tout l'avenir dudrame.

Un troisième et dernier progrès est à noter la cons-titution d'une action régulière. A vrai dire, ce n'est paslà un fait qui ait besoin d'être expliqué. Il résulta natu-

rellement du succès même de la tragédie, qui l'obligeaità se perfectionner sans cesse. Le premier pas dans cettevoie fut l'abandon de l'ancienne improvisation. De

même quo le rôle du chmur, celui de l'acteur dut être

entièrement arrêté d'avance. Et dès lors on sentit queles diverses scènes gagnaient à être bien liées les unes

aux autros et qu'une progression d'intérêt y était fort

utile. Toutefois, ce fut là surtout que la difGcuIté natu-relle de l'art se fit sentir. Bien composer une pièce,comme l'a remarqué Aristote, est justemont ce qu'il ya de plus difficile et co qu'on apprend en dernier lieuOn peut donc admettre que, malgré la bonne volontédes poèteset leurs efforts, ces tragédies primitives étaienten général assez mal composées. Comme les chants duchœur y étaient presque tout, l'action restait fort élé-mentaire. On ignorait l'art do varier une situation, decréer des péripéties, de montrer les aspects divers d'unemême nature morale. C'est sans doute aux essais confusdes poètes de ce temps qu'il faut rapporter l'origine

première de la structure tétralogique Si elle n'était

1, Aristote. Poétique,c. 5 Oi èfxsipoOvte;noietvnpitepovSûvaviattç WÇeixa\toî; rfizaivàxpt6o0vzkitpâfputa(TVvIoraaOai.olovxat ot«prâtotnoti)TalvxsSbvfeavre;.

2. Voir sur cesujetEeimsoeth,DetragmdimgraecaeIrilogiiscom-mentalio,Bonn,1869,et monétude sur LesOriginesde la tétralogiegrecque(RcvtodesÉtudesgrecques,t, I, ne4).Cf.Weil, Journaldes

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88 CHAPITREII. – ORiaiXESDESLATRAGÉDIE

pas née spontanément, ce serait, à coup sûr, la plusétrange des conventions. Ancontraire, en tenant compteà la fois dos témoignages ot des vraisemblances, rienne s'explique plus aisément. L'ancien dithyrambe étaitrelativement court les premières tragédies lui ressem-blèrent on cela. Onse contentait de fables peu étendues.A mesure que le genre nouveau prit plus d'importance,on fut conduit à chercher des sujets plus amples, à mul-

tiplier les épisodes, en un mot, à construire des piècosdont la représentation eût une longue durée. C'est ce

qu'Aristote atteste expressément «. On eut ainsi de vas-tes tragédies lyriques, assez mal liéos, dont les diverses

parties, bien que cohérentes, pouvaient aisément se sé-

parer Il.Dans ces conditions, le rôle du chœur devenait

singulièrement fatigant. Il suffit, pour que la séparationdes parties s'accusât de plus en plus, qu'on eût l'idéede partager les choreutes en autant de sections qu'il yavait d'épisodes principaux. De môme que l'acteur

jouait successivement plusieurs rôles, le chœur, luiaussi, pouvait bien représenter tour à tour, dans ces

longues pièces, divers groupos par exemple les com-

pagnons do Laïos, puis ceux d'(Edipe, puis ceux d'Étéo-cle ou do Polynice. Uno représentation tragique ainsi

organisée se composait en fait de plusieurs groupesSavants,janvier 1890(ou Étudessur tedrame antique,Paris, 1897,p. 13et suiv.)et Weeklein,Sitzungsber.dermunch.Ak.i891,p. 327et suit.

1. Poétique,c.4 "Entï xh(U^eo;lx|itxp<5v|«58covx«tXéÇewçït>ot«,îto oro4xvatupsxo5)MT<t6tt~<!<,ô~àLa fable a gagnéenétendueen mêmetempsqu'elle s'est débarrasséede l'élémentsa-tyrique. Sur le nombredes épisodes,mémepassage "Ett tï êtisi-aoaiwvw>.1¡O..%MIeà &>.>'œw; lxa«a xoap.1\fIi¡vlII'>'iy8orlill.aoSitavickifinxaXta 5) &t de ces xo<»(«]6îjvai>*rstat.

e à la2. Aristote(Po«. c. 5)parle de ces anciennes tragédies «à laduréeindéterminée»àipumst<5-/pAvu,qui ressemblaientpar là àdes épopées.La durée dont il s'agit là n'est pas cellede la repré-sentation,maiscelledel'action fictive.Il en résulte que ces tra-gédies embrassaientde longues sériesd'événements,commelesépopées,commela Thébaïdepar exemple.

">

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TRANSFORMATION PU DITHYRAMBE 39

dramatiques successifs, qu'on pouvait appeler à volonté

épisodes ou tragédies, selon qu'ils étaient plus ou moinsdistincts les uns des autres. L'un de ces groupes, le

premier ou le dernier, probablement le dernier, con-servait, comme noue»l'avons vu, l'ancien caractère sa-

tyrique. Pour passer de là à la tétralogie liée, c'est-à-dire à celle qui se compose do quatre pièces (dont undrame satyrique) relatives à un même sujet général, il

n'y avait évidemment qu'un pas. Il fallait simplementfixer à trois le nombre des épisodes tragiques et déter-miner une fois pour toutes la place de l'épisode satyri-que. L'usage, ici comme partout, dut précéder et pré-parer peu à peu la prescription légale, qui devint la

règle des concours publics.Nous n'avons rien dit encore du dialogue. C'est qu'il

ne nous paraît pas avoir toute l'importanco qu'on lui at-tribue communément. La tragédie aurait pu se passertoujours du dialogue. Ala rigueur, un seul personnage etun chœur, des monologues et des chants, suffisaient à laconstituer. Pourtant, il n'est guère douteux qu'une fois lenarrateur transformé en acteur, le dialogue proprementdit n'ait pris naissance. Il put avoir même plusieursformes. Tantôt purement lyrique, il consistait en unchant alterné, dans lequel l'acteur et le chœur se répon-daient. C'était le plus souvent un échange de plaintes, de

questions pathétiques, de gémissements et de cris dedouleur. De là le xo^ô; de la tragédie classique. Tan-tôt le chœur seul chantait à proprement parler, l'acteurusant d'une sorte de récitation mélodramatique plus oumoins voisine de la simple déclamation. Tantôt enfin,le coryphée se faisait l'interprète du chœur, et alors unvéritable dialogue parlé s'engageait entre lui et l'acteur.Toutesces manières de faire étaient simples, naturellesil est probable qu'elles ont dû être employées de bonne

heure, et simultanément.

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40 CHAPITRE Il. ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

Aristote nous apprend que le métro de la tragédieprimitive fut lo tétramètre trochaïque Cela ne peuts'appliquer évidemment qu'au dialogue. Il ajoute« Quand on se mit à parler (au lieu de chanter), la na-» ture même des choses fit trouver Io mètre convena-» blo; de tous les mètres, le plus accommodé à la pa-» role est l'iambe 8. » On peut conclure de là qu'autemps où régnait le tétramètre, il n'y avait point de

rôles, ni de parties de rôles, qui fussent simplementparlés. Tout était plus ou moins chanté. Mais il y outévidemment une série de degrés intermédiaires par les.

quels on passa du chant primitif à la simple récitation

iambiquo. La date de l'apparition de l'iambe ne nousest pas connue. Toutefois ce mètre no dut prédominerdéfinitivement qu'après les débuts d'Eschylo et par soninfluence. Car une vieille tradition rapportée par Suidasfaisait de Phrynichos l'inventeur du tétramètre 3. Qu'ill'ait inventé ou même introduit au théâtre, cela ne sau-rait être admis. Mais on peut conclure de ce témoi-

gnage, d'abord que le tétramètre dominait encore dansses dialogues tragiques, au moins pondant la premièrepériode do sa vie, ensuite qu'il avait donné à ce genrede dialogues beaucoup plus d'importance que ses pré-décesseurs, et peut-être enfin, qu'il fut le premier àfaire débiter par l'acteur certaines parties de son rôlesans mélopée et sans accompagnement musisal. Cedernier fait marquerait bien le moment de transition

qu'Aristote semble avoir en vue dans le passage cité,quand il parle du temps, « où on se mit à parler tout

1. Poétique,c.4 Tô|iivitprâtov?etpa|térp^>l-^pdizoSiàTaor«tupre»|v*alôpxi<mxtoTép«vsîvaitV «olriaiv.

2. Poél., c. 4 Aigeuc8èYevo[iévï|ç,avrilt) tfiais t'o oixetov(jUtpov«upe |iaX«rra^àp>exTixôvtûv pérpcavih Ia|i6eï4v£<mv.

3. Suidas.*pvvtxoç.Bergk,Griech.Ut. VU,p. 266.n. «7,propose3. Suldas.4)p4vt-Xoc.Borgk,Grimh.Lit.M, p. 266,». 47,proposede lire TpmêTpou.C'est modifierle texte sans raison décisive. Jecrois qu'on peutl'expliquertel qu'il est.

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PREMIERS POÈTES TRAGIQUES 41

simplement. » Comme ce fut, d'après lui, cette habi-tude nouvelle qui fit substituer l'iambe au tétramètre,on est en droit de penser qu'on se servait encore dutétramètre quand eUe fut introduite.

On voit d'ailleurs que, bien ayant cette dernière in-

novation, la tragédie, dès le vi° siècle, possédait assezde ressources propres pour atteindre à une remarqua-ble puissance d'effet. Ainsi s'explique qu'elle ait alors

pris possession de la faveur publique avec une force

toujours croissante et qu'elle ait suscité des poètes de

valeur, qui furent les prédécesseurs dEschyle.

III

Il est impossible aujourd'hui de faire la part exactede chacun de ces poètes dans les progrès que nousvenons d'esquisser. Il ne l'est pas moins d'apprécierexactement leur talent. Leurs œuvres ont péri. N'étant

jamais remises sur la scène à partir du temps d'Es-

chyle, elles furent oubliées dès le siècle suivant et dis-

parurent alors presque toutes. D'une manière générale,nous devons nous représenter ces poètes comme des

entrepreneurs de.spectacles et des maîtres de ballet.Ils excellaient autant à instruire un chœur, ou même à

danser, qu'à composer des chants ou des dialoguesDisons rapidement le peu qu'on sait de chacun d'eux.

Le sicyonien Épigène est cité quelquefois comme undevancier de Thespis. Mais aucune innovation précisene lui étant attribuée, il est bien probable qu'il fautvoir simplement en lui un de ces poètes lyriques do-

riens, qui, au commencement du me siècle, adaptèrent

l. Athénée,I, p.22:*«ri 8kxaiStt oi àpxaToiitonpal®éaici(,Ilpa-tJvaç,KpatTvoç,$pjvtx<>c4pOT«a)éxaXoOvtoStàxo\à\ (tivovtôtIototûvSpâpataàvafépseveUopx>i<îivtoOy.opoû,<HiXà*a\ëfr»tSv lîîwvitotïijià-twv SiSxexeivtoi; ftauXo|t£vou(èp-/eïa8ai.

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43 CHAPITRE II. – ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

lo dithyrambe au culte des héros, et, par là, préparèrentl'avènement de la tragédie. Ce que nous avons dit plushaut des chants tragiques de Sicyone en l'honneur d'A.

draste s'applique à son rouvre. On comprend ainsi com-

ment, d'après une tradition, les mots oùâèvrpoç tôv Aid-

vusovpureat être prononcés pour la première fois à proposde ses poésies

C'était sans doute du nom d'Épigèno et de quelquesautres poètes du même genre que les Péloponnésienss'autorisaient pourrovondiquer l'honnourd'avoir donnénaissance à la tragédie 2. En un certain sens, cet hon-

neur parait bien leur avoir appartenu en effet. Maiscette tragédie péloponnésienne se distinguait à peinedu dithyrambe. Ce fut en Attique qu'elle devint vrai-

ment une chose nouvelle.

Les traditions athéniennes personnifiaient en Thes-

pis l'invention de la tragédie. En fait, les témoignages

qui se rapportent à lui nous font entrevoir plutôt toutoune série d'essais, tentés peut-être par plusieurs poè-tes à la fois; il fut le plus hardi et le plus heureux, ileut l'instinct le plus sûr de ce qui était bon, et ce futlui qui marqua la voie. L'apogée de sa vie littérairedoit être placé vers l'an S35 avant notre ère, date pro-

1.Suidas,v. ©éonit TpaYsxôçèxxatSixaTo;àitàtoOitpcÔTOUYevo|tivouTpaYVSioitoioO'Eiri-févouctoûSixucoviouTids|ievo;<!>;Serive;,Seûtgpoç|ist«'Ei»YévT)v.Nousne savonspas à quelleslistes de fantaisieseréfère ici le lexicographe.Celaimportepeu. Il est clair que plusieurs contemporainsd'Épigèneont dû faire ce qu'il a fait. Onaurait pu constituerainsitout un catalogued'obscurschorodidas-calesde Sicyoneet des villes voisines. Zenob. V, 40 T^ç-jàpimi-fynu>(ht 8t6up£|i6outt)vx«apx*lvsitalfuia;xal Ta icpàcAi^vuaavivfaonanpotYlMt-ceuoit^yrib'Emiivwi Stxutdvto;où/oûtwitotr^açfytov«toOtovtôvX6yov oùièvtcpà;ïbvAtivuaov.–Mentionnons,à titre desimplecuriosité, le fabuleuxThémis,signalé par Malalas(CAro-nagr.V, 60,p. Ul, éd. de Bonn)commeayant le premier donnédesdramesaprèsla prisede Troie.Thômisn'est-il pas là pour Thes-pis ? simpledistraction de l'auteur ou du copiste.

2. Aristote,Poétique,c. 3.

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TUESP1S 48

bablo de l'institution dos concours tragiques officiels à

Athènes Si l'on songe, d'ailleurs, que l'établissement

do ces concours implique tout un développement anté-

rieur du genre nouveau, il paraît naturel d'admettre

que Thespis put commencer à se faire connaitre vingt-

cinq ou trente ans plus tôt, vers 560 environ, c'est-à-

dire au temps do la vieillesse de Solon. Le témoignagede Plutarque qui les met en rapport l'un avec l'autre

confirme ce calcul

Durant ce laps do temps, il est évident que Thespis,

esprit inventif et créateur, ne manqua pas do perfection-ner sans cesse son art. Né à Icaria, au nord du Pentéli-

que, à peu do distance do Marathon 3, il fut un dos pre-miers à introduire dans les spectacles dionysiaques des

dèmes voisins les innovations péloponnésiennes, c'est-

à-dire les récits des aventures des héros. Un passagebien connu de l'Art poétique d'Horace nous le représente

promenant de bourg en bourg ses tragédies sur un cha-

riot il ajoute qu'on les jouait, le visage barbouillé de

lie Ce qu'il peut y avoir do vrai dans celte tradition,évidemment fort confuse, c'est que Thespis à ses débutsse produisit surtout dans des fêtes de villago il y régnaitune liberté qui permettaitau poète de se soustraire plushardiment aux usages reçus. Bientôt, pourtant, le succès

1.Sutdas, ©émet;,dit qu'il nt jouer des pièces(îSiSale)dans lasoixante-et-unièlneOlympiade(536-533).Nous prenonsS3Scommedate moyenne.Cf..Chroniquede Paros,ép. 43,et Clinton,Faslihel-lenici,anno 535.

2.Plutarque, Solon.29. Sur les relations de ThespisavecPisis-trate, rien de biencertain.Donaldson,Théâtreof IheGreeks,p. 69,fait de lui «unagent du tyran ». Cela estpar trop conjectural.Pi-sistrate protégeaitleslettres, les spectacles,tout cequioccupaitetcharmaitlepeuple.Il dutvoir d'un bonoeille succèsdela tragédienaissante.N'allonspas au delà.

3. C'est aujourd'huiDionysos.Sur la situationtopographiquedecedéme,établie par des recherchesrécentes,voirun extrait d'unelettrede M.Bikélas,RevuedesÉtudesgrecques,I, w l, p. 12S.

4. Horace,Artpoétique,215-17.

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44 CHAPITRE II. OHlCHNES DE LÀ TBAOÉDIE

l'enhardit. Sortie d'fcaria, sa tragédie se fit recevoir dans

Athènes. Elle inquiéta d'abord les vieux Athéniens Ce

qui los troublait, c'était cette fiction hardie qui mettait

sous les yeux du public los personnages légendaires eux»

mêmes, comme s'ilsétaient vivants. Illour semblait qu'onn'avait pas le droit de disposer ainsi des héros ils ne

voulaient pas qu'on leur fit dire ce que peut-être ils

n'auraient pas dit. Il y avait là une sorte de mensonge

qui offensait ces esprits honnêtes et simples. Mais lo peu-

ple était charmé et ses chefs trouvaient bon qu'il le fut.

Le succès fut tel que, à chacune des grandes fêtes dio-

nysiaques, plusieurs poètes à la foisse présentèrent avec

dos tragédies pour se disputer la faveur du publicConcours d'abord privé, qui ne tarda pas à devenir offi-

ciel.

On a fait honneur à Thespis de presque toutes les

inventions capitales qui ont constitué l'art tragique et do

quelques autres moins importantes. C'estlui qui aurait,le premier, ajouté au chant du chœur un prologue et des

récits s lui encore, – et ceci au fond revient au même,

-.qui aurait institué le rôle de l'acteur en face de celui

du chœur4; enfin c'est lui qui aurait créé la mise en

scène, par l'introduction du masque Vraisemblables

d'une manière générale, ces assertions ont peut-être le

tort de ne pas tenir assez de compte de ce qui avait puêtre fait déjà avant Thespis, et surtout do ce qui se fit

1.Plutarque, Solon,29. DiogèneLaerce(1,60)va plus loin Kol8ûmtvixtiXuerexpayaSiaçôiSeivxa\ SiS&nteiv,as àvtixpsXtjrqviJisuSoXo-flav.

2. Platon, Minos, 16 "Eux: Si tîjî notfi/iaat 3i)|ioTepité<rraTov n %a\

itiujeTufixÛTaTov if| xpctymBia. Cette vertu propre de la tragédie, qui

tient à sa nature même, dut se faire sentir dès le début. Le peupleaime le pathétique.

3. Themistios, Oral. 26, p. 382 Dindorf Ta p&vitpw-rov i x<"pôç elvi&v

T)8evet; toùc 9eoù«, 0ê«iti< Sï npiloyov xai fr,acv èÇeOpsv.

i.Diog. I-aerce, III, 56.

6. Suidas,ôfcrmc.

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CHQKRILOS ET PRATINAS 45

autour do lui. Nous n'avons d'ailleurs aucun moyen delos discuter ulilomont dans le détail.

Rien d'authentique ne s'est conservé de l'œuvre du

premier poète tragique d'Athènes. Quand le goût de l'his-toire littéraire se fut répandu en Grèco, on sentit vive-mont combien cette perte étaitregrettabk'. Pour la répa-rer, quelquos hommes, qui avaient plus d'industrie

poétique que de scrupules, rofirent à leu.' manière lestragédies manquantes. On n'est pas pou surpris do ron-contrer parmi ces ingénieux faussaires le savant péripa»télicien HéraclidodoPont Decette fabrique d'antiquitéssortirent les drames dont quatre fragments sans valeursont venus jusqu'à nous. Suidas on a énuméré les titres:les Jeux fianèbres de Pélias, Phorbas, les Prêtres, lesJeunes Gens, Penthëc*. Créées par do spirituels érudits,poul-èlro ces pièces ont-elles du moins sauvé de l'oublilos noms do quelques-unes dos tragédies véritables deThespis.

Thespis représente, à lui tout seul, la première géné..ration des poètes tragiques. La seconde figure dans l'his-toire littéraire par trois noms, ceux de Choerilos, dePratinas et de Phrynichos. Prédécesseurs immédiats

d'Eschyle, leur vicillesso a été contemporaine de sonadolescence ou do sa jounesse. Ce sont eux, par consé-

quent, qui ont préparé lo grand essor du genre tragi-que. On ne saurait trop regrotter qu'ils nous soient simal connus. Entre leurs mains, la tragédie devient enquelque sorte une institution publique. Victorieuse desdéfiances et des incertitudes de l'opinion, elle a désor-mais sa place dans les nouvelles fêtes dionysiaques, ré-cemment instituées ou agrandies. L'État l'encourage enlui réservant des prix et en constituant pour elle des cho.régies spéciales à côté des chorégies dithyrambiques. Les

1. Diog.Laerce»V, 92,d'aprèsAristoxène.8. Suidas,état: WclcUor,Grle:h.Ti-ayaeJ.,T, p. 16.

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46 CHAPITRE"II. – ORIGINES DE tX TRAGÉDIE

concours se succèdent régulièrement d'annéo en année.

Par suite, un désir nouveau do grandeur et de perfection

a'impos* t la fjisau public et aux poètes. Athènes adoptela tragédie, et celle-ci veut so rendre vraiment digned'Athènes.

CluDrilos était Athénien. Il prit part au concours tra-

gique pour la première fois dans la 61° Olympiade (524-821 av. J. G.) t. Un témoignage ancien le fait figurer à

côté de Phrynichos, quaraule ans plus tard, dans la 74°

Olympiade(484-481)*. Ces doux dates doivent nousdon-

ner approximativement les deux tormes extrêmes de sa

vie littéraire. SalonSuidas, il aurait fait représenter cent

soixante drames et il aurait été vainqueur treize fois. Le

premier de ces chiffres a contre lui sa propre invraisem-

blances le second peut bien être exact. Une soute do

ses tragédies nous est connuepar sou titre c'est YAlopé,

ompruntôeaux légendes do l'Attiquc Aucun fragmentcertain de Chœrilos n'est venu jusqu'à nous Ajoutons

qu'un vieux proverbe nous le représente comme le roi

du genre salyrique e.Pratinas do Phlionte a ou un peu plus de célébrité. Il

concourut, nous dit-on; avec Eschyle et Chœrilos dans

la 70e Olympiade (500-497 av. J.-C.)7 c'est la seule date

i. Suidas,XoipO.o;.2.Cyrille,c. Julien,p. i3 B.3. Il est à remarquer,toutefois,qu'au tempsdola jeunessede

Chœrilos,les tragédiespouvaientêtrebeaucoupplus courtesqu'el-les ne le furentplus tard. En outre, lesdiversépisodesd'un même

groupepouvaientavoir des titres à eux,distinctsdutitre collectif.Noussommeslà en pleineobscurité il faut doncse garder dètre

trop affirmatif.4. Pausanias, I, 14,2.5.Les quelquesmots citéspar Eustathe(Iliade,p. 809,43)et par

Tzetzès(Bhet.gr.de Walz, III, p. 330),pourraient bienappartenirà un autre Chœrilos.

6. 'Hvîxa (tsv Bam>*ù«f,v XotpiXoç èv o«i5?oic. Proverbe cité par les

grammairiens latins, notamment par Plotius, p. 501, Keil.

7. Suidas, npsTivs;.

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PHRYNICHOS 47

tlo sa vie qui nous soit connue. Suidas lui attribue cin-

quante pièces, dont trente deux drames satyriques. C'est

on effet dans le drame satyrique surtout que Pratinassemble avoir marqué sa supériorité. Ses Sxvu^ot et ceux

do son filsAristias passaient pour les plus remarquables

après ceux d'Eschyle Nous y reviendrons plus loin.

Un titre incertain de tragédie (les Caryatides) et un ti-

tre authentique de drame à satyres (les Lutteurs), voilà

tout ce qui nous reste de lui, en dehors de quelquesfragments lyriques, étrangers à l'histoire dudrame. Un

de ces fragments, cité ailleurs2, nousrô vélo un véritable

poète, gracieux et moqueur. En se plaignant des empié-toments de la musique sur la poésie dans l'hyporchème,Pratinas y fait pieuve d'une spirituelle fantaisie.

Un grand poète nous reste à nommer c'est Phryni-chos. Athénien de naissance, fils de Polyphradmon, et

père lui-même d'un autre Polyphradmon qui devint aussi

poète tragique, il fut l'élève ou en tout cas l'héritier de

Thespis. Sa première victoire est rapportée par Suidasà la 67° Olympiade (512-509 av. J.C.) 3. Sa Prise de Mi-let dut être jouée peu après l'événement qu'elle repré-sentait, vers 494. L'émotion profonde qu'elle causa estattestée par Hérodote Les Athéniens s'irritèrent dece qu'on leur avait mis sous les yeux un désastre dontils so sentaient en partie responsables ils frappèrent le

poète d'une amende. Nous avons déjà vu qu'un témoi-

guago ancien le faisait figurer à côté de Choerilos dansla 74° Olympiade (484-481). En 476 probablement, sousl'archontat d'Adimante, eut lieu son plus beau triomphe.

1. Pausanias,II, 13.5.2. TomeII, p. 8, note 1. Pour le texte,voir Bergk,Poèteslyricl

uneci,Ht, p. 577et snrv. (4«éd.)3. Suidas,$pûvi;(o;.4.Hôrodot3,VI,21 *E;8ix?uxtmeitô8ir,tpov.Cf. Strabon,XIV,

]'. 635 Plat. Moralia,p. 814B Élien, Bist.variée,XIII, 17 Schol.Oué.m.v. 1490;Am-nienMarcellin,XXVÎII,1,

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48 CHAPITRE«. – ORIGINESDE LATRAGÉDIE

Thémistoclo, tout fier de sa récente victoire, romplis-sait les fonctions de chorègo do sa tribu. Une pièce de

Phrynichos fut représentée par ses soins et remporta le

prix. Tout fait supposer que c'étaient les Phéniciennes,véritable tragédie do circonstance, qui célébrait la vic-

toire do Salaroino, et par conséquent le glorieux chorègo,sans le nommer >. Phrynichos était alors âgé. Nous

ignorons la date de sa mort, qui eut lieu en Sicile 1. Il

disparait pour nous au moment où Eschylo entre dans

tout l'éclat de sa renommée.

Neuf seulement do ses pièces nous sont connues da

nom les Égyptiens, Alcecte, Antéc ou les Libyens, les

Danaïdes, là Prise de Mile t, les Femmes de Pleuron, Tara-

tale, Troilos, les Phéniciennes3. La somme des fragments,en y joignant ceux qui proviennent d'autres tragédies

inconnues, est minime. Toutefois, quelques-uns d'entre

eux nous permettent de deviner, d'après la grâce ot la

variété dos mètres employés, lo talent lyrique de Phry-niches

1. Plutarque Thémistocle, c. 5.2. Anonyme Usp\ xcoiiwfiiot;.III, 10. Le mot tronqué. <?pdt8|iovoc,

débris de HoXupp<i8|iovoc,montre qu'il s'agit bien là do Phrynichosle tragique et non du poète comique du même nom.

3. Suidas, <6pdvixo{.Scol. Aristoph. Guépes, 1481 Glaucos, Arg.des Perses Athénée, XIII. p. S64 f. Hosych., 'E?é8p«v«. Cf. Welcker,Vie gvlech. Tragced., I, p. 18 et suiv. et E. von Loutsch, Phihgogus,t. XIV (1859). Nous laissons de côté à dessein la question de sa-voir si quelques-unes de ces pièces, les Égyptiens et les Danaïdes parexemple, étaient groupées en trilogies. En l'absence de tout frag-ment de valeur et de témoignages, il ne peut y avoir là-dessus

que des discussions de pure fantaisie.4. Voyez particulièrement, dans Nauck, les fragments 8, 10, 11,

14. – Sur la variété du lyrisme de Phrynichos. on peut consulterle témoignage d'Àristote, dans un passage, d'ailleurs obscur, des

Problèmes (XIX, 3t). Dans une épigramme rapportée par Plutarque(Propos de lable.Vlll, 9, 3), Phrynichos vante lui-même la variétédes danses de ses chœurs. Cela touche de près à colle des airs etdes rythmes

Sxr.iiwca S'opxrjott xiax (tôt nipsv, fiero*ivl kAvtu

xjtuttct soufrai -/îliiaît vùSàXoij.

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pnmixiCHOs 40

Hisl. de la Litt. grocque. T. III. 4

Lui seul, dans cetto génération antérieure à la gloire,est resté longtemps glorieux. Au siècle suivant, quandla tragédie et la comédie sont en pleine floraison, sonnom demeure populaire. II vit, associé à des chants quotout le monde connait et répète. Aristophane y faitmainte allusion Qu'étaient cos chants? Des mélodiesdétachées des drames pour lesquels le poète les avaitcom-posées. Chantées d'abord par los chœurs tragiques qu'ilavait formés lui-même, elles avaient charmé l'oreille dupublic athénien. On les avait retenues, et on aimait à leuredire. Cet hommage gracieux et spontané do tout unpeuple nous permet de mieux apprécier ce que valaitle poète. Nature délicate, mais non sans force ni har-diesse, Phrynichoi ressemble à son illustre contempo-rain, Simouide. Il eut comme lui la grâce, la suavité na-turello du chant, la tendresse, Je pathétique. Ses tragé-dies n'étaiont que des élégies, plus dramatiques et plusvariées. Peu d'action, nulle conception grandiose ousaisissante, point de hautes idées ni de personnagessurhumains, à la manière d'Eschyle. Un seul événement•ouloureux comme fond do tableau, ordinairement uno

catastrophe légendairo, parfois une ville prise, une ar-mée détruite, et sur le devant un chœur de femmes

désespérées. Avec Phrynichos, la tragédio s'attendris-sait. Elle se remplissait des sentiments les plus hu-mains. Ignorant encore l'art do les mettre on action, elleles exprimait lyriquement, d'une manière touchante.De là l'importance des rôles de femmes, dont on lui at-tribua plus tard, sans doute à tort, l'introduction sur lascène tragique De là aussi, ces sujets pris en pleine

1.Aristoph.,Guêpes,220,1490Grenouilles,1299;Oiseaux,750;pas-sagecharmantqu'il faut citer:

£v8evoxntepsi (jiîurra

*p«vixo; àfrôpoac'cov peXcuv oiteêioxexo xapitôv, àel çépMv YXuxsîav <i8ocv.2. Suidas, «&pyvij(O{.

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50 CHAPITRE II. – ORIGINES DE LA TRAGÉDIE

réalité contemporaine, ces épisodes do l'histoire du jour,tableaux émouvants de la lutte des Grecs contre les Per-ses. Le drame proprement dit y était pou de chose.Dans les Phéniciennes, où Phrynichos, avant Eschyle, re-

traçait la défaite de Xorxès, cette défaite, le saul évé-nement do la pièce, était annoncée dès le prologue. Querestait-il dès lors pour l'action? Ce qui remplissait la

tragédie, c'étaient, avec quelques récits sans doute, leschants des femmes de Sidon qui formaient le chœur,tours plaintes, leur .admiration involontaire pour laGrèce, mélodieuse et pathétique lamentation qu'onchantait encore soixante ans plus tard.

Nous voici arrivés au grand essor de la tragédie. Sor-tie de l'enfance, elle existe désormais comme un genredistinct, à côté de la poésie lyrique et en dehors d'elle.Avant do l'étudier chez ses grands représentants du ve

siècle, il est indispensable do la considérer en elle-mêmeet d'essayer d'en tracer à grands traits une imago aussifidèlo que possible.

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CHAPITRE III

LES CONCOURS DE TRAGÉDIE AU Ve

ET AU IV8 SIÈCLE

SOMMAIRE

I. La tragédie en Grèceest une des formes du culte. Jours desreprésentations.Rôledes magistrats. Conditionsdu concours.Ordre et durée du spectacle. Il. Lieu des représentations.Théâtresdivers.Leur organisationessentielle. III. Le ohœurtragique.Sa constitution ses évolutions seschants.– IV. Lesacteurs et les figurants. Leur nombre. Masqueset costumes.Déclamationet mimique. V.Les juges. Les prix. Le public.Les didascalies.

I

Plus on étudie de près la tragédie grecque, plus on

comprend combien elle diffère des autres formes dudrame sérieux que mentionne l'histoire générale deslittératures. Obligée de s'adapter à tout un ensemble deconditions et d'habitudes spéciales, elle en a reçu sa

forme, son esprit et ses lois. Sans une certaine con-naissance de ces conditions, il est impossible de la ju-ger. Nous devons donc ici les exposer tout d'abord, si-non dans le détail, du moins avec assez de précisionpour bien mettre en relief tout ce qui est vraiment in-

téressant et distinctif. Il appartient àla science archéo-

logique de discuter les points incertains et de faire peu

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5fl (IHAPITRE III. – CONCOURSTRAGIQUES

à pou la lumière sur la multitude des choses dont la

connaissance est si désirable pour l'histoire littéraire.

Mais celte-ci ne peut se dispenser d'utiliser dès a pré*sent ce qui a été rendu certain, ou même simplement

probable, pour éclairer l'intelligence d'une des plusbelles formes de l'art antique t.

L'idée qui doit dominer tout cet exposé, c'est que la

tragédie en Grèce est une des formes du culte public.Cela résulte do l'histoire même de ses origines, telle

que nous venons de la raconter. Née d'un des rites de

la religion dionysiaque, olle resta, pendant toute la

période classique, un hommage remfyi par la cité à un

de ses dieux. Ce n'est que plus tard, après io tempsd'Alexandre, qu'elle tendit parla force naturelle des cho-

ses à devenir un divertissement organisé par un chef

de troupo et souvent payé par des libéralités privées.Encore garda-t-elle, mémo on ce temps, quelque chose

du caractère qui lui avait été imprimé à sa naissance.

An ve et au iv* siècle, elle est toute religieuse. l'ar-

tout où l'on joue des tragédies, et principalement à

Athènes, c'est la cité même, par l'intermédiaire do ses

1. 11 nous sera permis de renvoyer d'une manière générale, pourtout ce qui est archéologie dramatique, à l'excellent manuel queA. Millier a publié, sous le titre de Griechisehe Bâhnenalterlhamer,dans la nouvelle édition du Lehrbueh der Griechischen Artiiquilàteode Hermann, Fribourg, t8S6. On y trouvera sur chaque point,outre les résultats acquis, l'indication des ouvrages, spéciaux lesplus importants, notamment de ceux de G. Hermann et de K. Fr.Hermann, de Welcker, d'Otfried Müller, de -Scbône, de Schneider,de Schônborn, de Wieseler, de Donaldson. Il faut y ajouter au-jourd'hui l'ouvrage de A. E. Haigh (Te AUic théâtre, Oxford, 1889),qui se recommande par la méthode et la clarté, celui de Gust.Œmichen {Das Bahnenwesen der Griechen und RSmer) qui forme letome V du Handbuch der Alterlhumswûsenchaft de Iwan von Mû!-1er, et en francais le Dionysosde O. Navarre, Paris, 189S, résumésubstantiel et très justement estimé enfin, et surtout, l'impor-tant volume de Dôrpfeld et Reisch, Das r/riechiscke Theater. Athè-nes, 1896.

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JOURS DE REPRÉSENTATIONS 03

magistrats, qui les fait représenter en certaines fêtes.

En agissant ainsi, elle vise bien moins à procurer un

plaisir à ses membres qu'à les associer dans une sortede fonction religieuse, d'autant plus agréablo à la di-vinité qu'elle est plus unanime et plus splendide.

La première conséquence de ce fait, c'est que la tra-

gédie n'est pas jouée, comme chez nous, en n'importequel temps, ni même fréquemment. Elle appartient en

propre à Bacchus, comme le dithyrambe d'où elle est

sortie, et elle ne peut être représentée qu'en son hon-neur. Elle est liée à son culte, aussi étroitement que cer-tains offices le sont chez nous à des fêtes déterminées.Cela ne veut pas dire qu'elle figure nécessairement danstoutes les fêtes dionysiaques. L'usage semble l'avoir

réservée, en Attique du moins, à trois d'entre elles aux

Dionysios des champs, aux Lénéennes, aux Dionysies dela ville ou Grandes Dionysies

C'était, comme on l'a vu plus haut, aux Dionysies des

champs (fi AiovûmaTaxxt' àypoû;) que la tragédie étaitnée. Il était naturel qu'elle continuât d'y tenir sa place.Au ve et au ive siècle, cette fête du vin nouveau était

célébrée, soit dans le moisdePosidéon, soit dans le moisintercalaire qui, en certaines années, s'y ajoutait souslenom de Posidcon second. Cette date répondait approxi-mativement à notre mois de décembre 1. La fête était

proprement celle desdèmes. Athènes, en tant que capi-tale, n'y prenait point part. Mais plusieurs do ses quar-tiers ou faubourgs la célébraient, en qualité de dèmesdistincts. Chaque dème avait sa fête à lui, qu'il organi-sait comme il l'entendait, selon ses ressources et par

t. Sur l'origine probableet le caractère propre de chacunedeces fêtes, consulterA.Mommsen,Heortologie,Leipzig,1864.Malgréles discussions récentes,les faits qu'il a établis nous paraissentencoreles plus probables.Cf. J. Girard, art. citéplus haut, p. 31.

2. Voir Bouché-Leclercq,Allaspourl'Histoiregrecquede Curtius,I>.68et suiv.

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54 CHAPITRE III. CONCOURS TRAGIQUES

les soins de son démarque ». Il est probable que cesfêtes locales n'étaient pas simultanées; elles se succé-daient, de jour en jour, pendant toute la période indi-

quée. Quelques-unes, celles du Pirée par exemple,étaient fort brillantes. D'autres, le plus grand nom.bro sans doute, – ne pouvaient ètro quo fort modestes.Toutefois les gens do la ville s'y rendaient volontiers,les uns parce qu'ils faisaient partie du dème en fôte a,les autres tout simplement par le goût des spectaclesSur ces scènes plus ou moins rustiques, on ne devait

guère monter de pièces nouvelles que par exception.Ni les poètes ni les acteurs n'auraient voulu présenterune œuvre considérable au publicailleurs que dans Athè-nes, sauf peut-être dans un ou deux endroits, tels quele Pirée En général, les dèmes devaient se contenterde reprendre des tragédies qui avaient déjà réussi surle grand théâtre athénien. Dans cette mesure, l'impor-tance des représentations données par eux mérite pour-tant d'être signalée. Des pièces qui n'avaient paruqu'une fois &Athènes devinrent certainement populairesgrâce à ces reprises fréquentes en dehors de la ville.

La fête des Lénéennes (t<xAr.vata), instituée peut-êtreau vi9 siècle par Pisistrate, semble avoir été, jusqu'autemps des guerres médiques, la principale cérémonie

dionysiaque, célébrée dans Athènes au nom de l'État.

1. Consulter sur ce point Haussoullior,La viemunicipaleenAtlique(Paris,1883),chap. iv.

8. Isée, Héritagede Ciron,18.Les plaideurs disent à proposdeleur grand-père Ei«AumW elc«fpôv$y«và«liitiSïx«l(ter'txelvou4Seo>p«0|iev.

3. Platon, liépubl.,p.478D: "Oorop8e£ito|U|u<rt«>XQTecta wtaîna-«oOowi«âvtuvXopùvnepiSéouettoT«A«m»«loi«offretôvxatà ««sicoffretâWxatà%d\xa(àicoXeiit(5(ievot.

4. Êlien, BUt. variée, II, 13. Platon, lachis, c. 6 -O< Sv o^tsuxçafta&Uv x«),<3« notetv, eux if|o>SevxuxXu nep\ tt|V *Amxr|v xarà rà«4tt«« «aei{êit(8eixvû(t6vo« iwpiépx««'. &&' eiflùc SeOpoç«pet« x«\ tot«8eèniSefcvuonv elxitu«.

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JOURS DE REPRÉSENTATIONS 55

Quand les concours de tragédie furent établis, c'est auxLénéennes, par conséquent, qu'ils durent avoir lieu, on

plein hiver, au mois de Gamélion, correspondant à pouprès à notre mois de janvier. Le soin de les organiserétait confiée l'archonte roi. Plus tard, après l'institutiondes Grandes Dionysies, ces concours devinrent l'orne-ment principal de la fête nouvolle. On admet commu-nément qu'ils furent par là mémo retranchés des Lé-

néennes, et qu'ils n'y reparurent qu'au temps de la

guerre du Péloponnèse. Peut-être est-il plus naturel decroire que les concours tragiques des Lénéennos subi-ront simplement alors une diminution d'importance.Il n'était guère conforme à l'esprit athénien de suppri-mer un élément d'une fête religieuse cela eût été dola part do l'État une sorte d'impiété. Mais l'éclat desGrandes Dionysies dut engager les poètes à désertervolontairement les Lénéonnes; et, ainsi, l'ancien con-

cours, sans être supprimé, fut à peu près abandonné

pendant quelque temps. Toutefois, à mesure que lenombre des concurrents augmenta, il dut y avoir encom-brement aux Grandes Dionysios. Alors, on reflua versles Lénéennes. Des auteurs nouveaux, qui avaient en-core à se faire connaitre, eurent d'excellentes raisons

pour préférer ce concours, d'un accès plus facile. On

s'explique ainsi comment Agathon, tout jeune encore,

remporta sa première victoire, en 4i6, aux fêtes d'hiveret non à celles du printemps Par suite, les représenta-tions tragiques des Lénéennes reprirent faveur. Plu-sieurs témoignages permettent d'affirmer qu'elles semaintinrent pendant tout le ivesiècle. Il semble seule-ment qu'alors elles furent .plus spécialement réservéesaux pièces anciennes du répertoire.

Mais la grande fête de la tragédie dans Athènes, auve et au ivesiècle, ce fut incontestablement celle des Dio-

1. Ath4née, V, p. 217 A.

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50 CHAPITRE III. – CONCOURS TftÀUlQOES

nysies urbaines (xi Atovvcixri Iv ôûrm). Transforméeet embellie probablement après les guerres modiques,ello dut son éclat à l'extension de l'hégémonie maritimed'Athènes C'était au printemps qu'on la célébrait, en

Klaphébolion (mars-avril), c'est-à-dire au moment de

l'année, où, la mer étant apaisée, les alliés venaient

débarquer au Piréo, apportant leurs tributs ot leursmarchandises. Déjà, la belle saison s'annonçait. Unevéritable joie de vivre so répandait partout. « Quand» revient le printemps, dit le chœur des Nttées dans» Aristophane, Bromios ici mot tout en fète. Alors» s'éveillent les chants, alors les danses enivrantes des» chœurs, alors les notes de la flûte, sonore et frémis-» santo 1. » Plus anciennement, Pindaro, dans un beau

dithyrambe, faisait sentir, lui aussi, le charme de cesfètes athéniennes: « Venez, ô dieux do l'Olympe, di-

» sait-il, venez recevoir l'hommage printanier de ces» violettes tressées en couronnes. car, toute brillante,» la fête appelle le poète, lorsque les saisons aux voiles» de pourpre rouvrent leur demeure fermée, lorsque le

» priutemps embaumé ranime la fraîcheur divine des

» plantes. Alors c'est la vie qui renaît alors, surla terre» immortelle, les fleurs charmantes, violettes et roses,»se mêlent pour couronner nos fronts. Chantez en modu-» lafit vos voix au son des flûtes, chantez, ô chœurs, la

Mgracieuse Sémélé 3. » Les concours tragiques furent

certainement, pendant toute la période classique, lecharme et l'honneur des grandes Dionysies, bien que le

dithyrambe ot la comédie y eussent aussi leur place mar-

quée. Presque toutes les victoires d'Eschyle, de Sophocle,d'Euripide ont du être remportées à ce moment de l'an-née. Au ive siècle, quand les tragédies anciennes parta-

i. Mommsen,Heortologie,p. 60.2. Aristoph.,Nuées,310.Cf. Plat., Proposdetable,VIT,9.3. Pindare,fragm. 75,Bergk.

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JOURS DE REPRÉSENTATIONS 57

gèrent avec les nouvelles la faveur du public, ce fut

toujours aux Dionysies urbaines que se produisirent les

pièces inédites; et l'usage s'établit alors de désigner lafête elle-même comme le temps des « nouvelles tragé-dies » (xxivoïjtpay^Soïî) ». Cela ne voulait pas dire d'ail-leurs qu'à cette fête mômeles anciennes pièces n'eussentaucune placo. Seulement, la principale était résorvéeaux nouveautés a.

En dehors de ces trois fêtes dionysiaques, il ne sem-ble pas qu'il y ait eu alors en Attique de représentationstragiques proprement dites 3. En ce qui concerne lesautres parties de la Grèce, nous sommes singulière-ment dénués de renseignements. Nous savons, il est

vrai, qu'il y avait des représentations tragiques à Syra-cuse dès le temps d'Eschyle, que l'acteur Gallippide,au temps de la vieillesse de Sophocle, joua à Oropos en

Béotie, que VAndromague d'Euripide fut représentéeà Argos, que ce poète, ainsi qu'Agathon, furent attirésen Macédoine par le roi Archélaos, qui fit certainement

jouer leurs pièces devant lui II n'est donc pas dou-teux que, dès le v. sièsle, la tragédie athénienne nefùt accueillie dans les principales villes du monde grecet qu'il n'y eût des représentations jusque dans dos lo-calités de médiocre importance. Au siècle suivant, le

1. Démosth.,Couronne,5»,84,115.Cf. diverses inscriptions,parexemple CIA,II, 341,383.

2. La didasc-iliode l'année 341-310(CIA,II, 973)parait bionserapporter aux grandes Dionysies pourtantla représentationdé.bute par une tragédie ancienne,l'Orested'Euripide.

3. Un passagede la Vieanonymede Sophocle(p.130,1, Wester-mann),rapprochéde Plutarque, Viedesdixorat.VII, 1,10,permetseulementde conjecturerqu'aux Anthestéries(en Anthestérion,correspondantà peu près à notre moisde février)avait lien unconcoursd'acteurs tragiques Les poèteseux-mêmesn'yprenaientpointpart. Il s'agissait d'apprécier le mérite comparatifdes artours, qui, sans doute, récitaient des morceaux,choisispar fax.dansle répertoire.

4. Viesd'Eschyle,de Sophocle,d'Euripide.

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58 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

tyran Alexandre faisait représenter à Phères en Thos-

salie les œuvres des poètes athéniens On les jouait à

iEgae devant Philippe 3. Alexandre s'en donnait le spec-tacle jusqu'au fond do l'Asie 3. On peut dire qu'alorson jouait la tragédie partout où il y avait des Grecs4.

Mais si ce fait ost bien établi, nous ignorons jusqu'à

quel point ces représentations tragiques étaient encore

roligiousos 5.

En Attique, le soin d'organiser les concours tragi-

ques était conliô à divers magistrats. L'archonte épo-

nymo était l'ordonnateur des Grandes Dionysies; l'ar-

chonto roi celui des Lénéennes Quant aux Dionysiesdes dèmos, c'étaient les démarques qui devaient pour-voir à leur célébration 7. Ces magistrats disposaient des

choeurs fournis par les tribus ou par le dèmo. Il leur

appartenait de choisir les poètes auxquels il convenaitdo les attribuer. Quiconque voulait faire représenterune pièce devait donc demander un chœur à l'archonte

(xopôvatatv) celui-ci pouvait l'accorder (xopovSt&ôvat)ou le refuser, à son gré. Cette concession du chœur

était un premier jugement porto sur la valeur des piè-ces 8. L'archonte, en le rendant, avait plein pouvoir.

1. Élion,llist. variée,X. 14,40.S. Diodore.XVI,92.3. Plutarque,Alexandre,29 Élien, H, var. VIII, 7 Athén.,XII,

p. S38E XIII, 595E.4. Eschine,Ambass.19.Cf. Lucien, Man.d'écrirel'histoire,1.5. Nousvoyonsbien parun très grand nombrede témoignages,

et surtoutde documentsépigraphiques,qu'on célébraitles Diony-sies dans beaucoupde villes grecques,et qu'on y jouait alors latragédie.Maison la jouait aussi en d'autres circonstances.Voy.Diodore,XVII, 16et XVI, 92.Les représentationsscéniquesdeDélos,au ni*siècle,se donnaientauxPtoléméetmes(Bullet.de Cor-resp. hellénique,IV, p. 324).A une date inconnue,les concourstragiques furent introduits aux jeux Pythiques (Plut., Proposdetable,V, 2, 1).).

6. Pollux,Vin, 89et 90.7. CIAn, B7fi,S89.8. Platon, Lois, VII, 817 D.s. Platon,Loia,VII, sfî D..

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ROLE DK L'ÉTAT 59

Mais lo sentiment de sa responsabilité devait l'einpê-cher en général d'on abuser. Son amour-propro étaitintéressé à co que la fête organisée par lui fùt agréableau peuple. C'était s'exposer au mécontentement public,et môme au ridicule, que d'accepter des tragédies mau-vaisos ou médiocres, en écartant colles dos poètes renom-més. Pour éviter d'être jugés eux-mômes, les magis-trats avaient tout intérêt à tenir le plus grand comptedes réputations déjà faites. Toutefois, il semble bien

que, par exception, quelques-uns d'entre eux se soient

permis des préférences au moins singulières t. Unechoso importante à remarquer, c'est que le jugementfavorable du magistrat n'empêchait pas quo les poètesdemeurassent responsables de leurs œuvres. Nous

voyons que plusieurs d'entro eux furent poursuivispour des propositions jugées mal sonnantes, bien quele chœur leur eût été accordé. On no dit pas que l'ar-chonte ait été jamais impliqué dans ces poursuites. Sonrôle en réalité était plutôt celui d'un commissaire de lafête que d'un censeur ou d'un critique.

Aux Grandes Dionysies, le nombre des poètes quiprenaient part au concours tragique parait avoir été debonne heure fixé à trois, et il ne semble pas qu'il aitvarié dans le cours du v° ni du ive siècle. Aucune con-dition légale d'âge ni de nationalité n'était imposée auxconcurrents. Leur personne importait peu c'était deleurs pièces qu'il s'agissait. Chacun d'eux devait en

présenter quatre à la fois au concours trois tragédieset un drame satyrique. L'origine probable de cet usagea été expliquée plus haut. Nous le trouvons invariable-ment observé dans toutes les didascalies connues duve siècle. Vers le milieu du ive siècle, les inscriptionsprouvent qu'il fut modifié. Chacun des trois concurrents

i. Athénée(XIV,638F)parle d'unarchontequirefusaun chœurà Sophocle.

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60 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

n'apporta plus que deux tragédies: un seul drame saly-rique, d'un autre poète, était joué àl'ouverture du cou-

cours En ce qui concerne les dèmes, los renseigne»ments nous font défaut. Los usages ont du varier aveclus localités, et Ton ne saurait môme affirmer qu'il y ait

eu concours partout. Telle bourgade pauvre épuisaitses ressources en fournissant un seul chœur, tandis

que tulle autre, plus richo, n'avait pas de peine à enfournir plusieurs. Tout ce qu'on peut dire, c'est quela forme du concours, étant chère aux Grecs, a dû s'im-

poser partout où elle n'était pas impossible 2.Les pièces acceptées par le magistrat étaient payées

à leur auteur au nom do l'État ou du dèmo. Ce paie-ment s'appelait salaire (;«o0oç). Il paraît certain, d'a-

près une allusion d'Aristophane, que Sophocle le fitélever à son profit s. Cela implique un débat préalableet une sorte de marché entre le poète et l'archonte.Les poètes renommés se faisaient payer en raison deleur réputation. Peut-être des prétentions exagérées deleur part furent-elles parfois la cause de la préférenceaccordée par l'archonte à des concurrents moins illus-tres.

Sur l'ordonnance et la durée du spectacle dont la

tragédie faisait partie, il faut s'en tenir à de simplesvraisemblances. L'opinion la plus satisfaisante nous

parait être celle-ci. Aux Grandes Dionysies du v8 siè-

cle, le concours tragique durait trois jours. Chaquejour, on jouait de suite, dans la matinée, les trois tra-

t. CIA,II, 973.S. Le fait du concours est atteste pour le Pirée(CIA, I. 589).

pour Eleusis (CIA,I, 574),pour un autre dètne inconnu(CIA,I,S76),enfinpour la petitevilled'Héphestia,à Lemnos,habitéepardesclérouquesathéniens (CIA,I, 592).

3. Schol.Aristoph. Pair, 697.Onpeut sans doute en cettema-tière appliquer à la tragédie cequi estdit de la comédie,Schol.Geeiutuilles,367 Assembléedesfemmes,102.Cf.Hesychius,p.t<x*ô;.

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LES THEATRESGRECS 61

gédies et lo drame satyrique d'un des trois concurrents

admis, et, dans la soirée, une comédie. Toutofois, celane (iout être démontré d'une manière certaine En ou-

tre, cet arrangement fut nécessairement modifié au

tve siècle, ot nous ignorons s'ils'appliquait aux autres

fètes.

II

Puisque la tragédie était un acte public do religion,il était naturel qu'elle fut jouée dans un lieu affecté aux

cérémonies religieuses. Elle faisait partie du culte dio-

nysiaque elle naquit et sedéveloppa sous les regards

même do Dionysos, au voisinage immédiat detemples

qui lui étaient consacrés.

Malgré les obscurités qui enveloppent encore l'his-

toire du théâtre, considéré dans son installation locale et

matérielle, il n'y a pas de douto sur ce point essentiel.

Les recherches les plus récentes, critique des textes et

fouilles, paraissent établir que, dès le vie siècle, les fètes

de Dionysos, à Athènes, se célébraient autour de deux

sanctuaires8. L'un, lo plus ancien, dédié a Dionysos Le.

1. Voir sur ce sujet Haigh. The allie </i?a(»v,p. 34 et suivantes.2. Dans tout ce qui suit, j'ai cru devoir tenir grand compte des

idées développées par MM.Dôrpfeld et Reisch dans l'ouvrage citéplus haut. Ces idées sont encore très vivement contestées, et onne peut nier qu'elles ne présentent des difficultés. Mais ces diffi-cultés sont surtout frappantes aux approches de la période ro-maine. Au contraire, les pièces du v« siècle se comprennent bienmieux, surtout celles d'Eschyle, avec la théorie nouvelle. Iresfouilles de M. Dôrpfeld au grand théâtre d'Athènes ont com-mencé en 1884.De toute façon, elles auront rendu un servicocapital aux études grecques. La bibliographie des discussionsqu'elles ont provoquées serait fort longue et médiocrement utilecar c'est le sort de ces discussions, relatives à des faits maté-riels, de vieillir très vite, à mesure que les faits constatés sontétablis. L'essentiel se trouve dans les ouvrages cités de A. Muller,de Haigh. de Œmieben, de Navarre, dans divers articles de Wila-mowitz- Mollendorf (ffei-roes,XIV) et dans lo Bulletin de comMpjntf-

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63 CHAPITREIII; –CONCOURSTRAGIQUES

naeos, s'appelait le Lenaoon, et était situé à l'ouest de

J'Acropole, an pied do la coltine de l'Aréopage, confi-nant à t'agora. Là, avait lieu originairement la fête des

Lénéennes. L'autre, plus récent, était consacré, à Dio-

nysos Eleuthéreua; il s'élevait au sud-est de l'Acropole,non loin de l'Ilissos. On y célébrait la féto urbaine, les

grandes Dionysies; l'extension de cette fête eut pour con.•

séquence celle de l'enceinte et ce fut là que, peu à peu,se constitua le grand théâtre d'Athènes, celui où furent

jouées les tragédies des maitrosdo la scène.Ces théâtres, comme il est naturel, furent extrême-

ment simples à l'origine Misn'exigèrent d'abord aucuneconstruction proprement dite; rien que des travaux donivellementet d'aménagement. Les édifices dont en voit

aujourd'hui les ruines no remontent pas au de là dutempsde Démosthèno.

Le contre du théâtre grec était à l'origine, et resta,pendant tout le v8 siècle au moins, la place de danse,l'orchestra (ôpx^p*); simple plate-forme circulaire, pri-mitivemont onterro battue, plus tard couverte do largesdalles soigneusement assemblées, de manière à offriraux pieds des danseurs un sol bien uni. Au centre decette place, se dressait l'autel du diou, ou thymélê(Ooji.sXij),sur les marches duquel prenait place lo joueurde flûte. Le chœur dithyrambique d'abord, puis le chœur

tragique, qui lui succéda, évoluaient tout autour, dans

l'espace laissé vide.

Les fètes dionysiaques attiraient toute la ville. Il fallait

qu'une foule nombreuse put suivre du regard les mou.

helléniquede ces dernières années. Mentionnonsaussi toutefois,pour des vues personnellesvraiment intéressantes,le vol.de E.Bethe,Pmlegomenasut-GeschichtedesTheatersimAtterthum,Leipzig,1896.

i. Renvoyonsparticulièrement,pour l'historique qui suit, auxchapitres V et VIII de l'ouvr. cité de Doerpfeldet Reisch l'untraite des termes servantà désigner les parties du théâtre grec,l'autre de l'histoire de sondéveloppement.

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LES THÉÂTRES GRECS 63

vements du choeur dans l'orchestra. Cebesoin impérieuxdonna naissance au théâtre proprement dit (ÔMwpov,le lieu d'où l'on regarde). Pour l'organiser, on utilisadès l'origine, et on continua d'utiliser par la suite, ladisposition naturelle du terrain choisi. On avait soind'établir la place de danse au pied d'une colline; c'étaità Athènes, la colline de l'Aréopage pour le Lénseon, cellode l'Acropole pour l'enceinte de Dionysos Éleuthéreus.Les rangées de spectateurs s'étageaient sur la pente, plusou moins bien aménagée pour leur permettre de s'as-seoir et do circuler. Des gradins do bois (fccpjx)prolon-geaient au besoin ces rangées demi-circulaires, do façonà envelopper une moitié environ de l'orchestra1. Plustard, et pou ù pou, cette installation primitive s'amé.liora. Onremplaça les gradins do bois et les sièges taillésdans le terrain de la colline par des gradins do pierreou même de marbre. Le théâtre devint alors un monu-ment, mais cela n'eut lieu d'une façon déBnitivo qu'auiv' sièclo. Au reste, lo détail do ces changements inté-resse plus l'archéologie que l'histoire de la littérature.La seule chose essentielle pour l'intelligence esthétiquede la tragédie, c'est do se bien représenter la forme ori-ginelle et durable du théâtre, ainsi que son extrêmesimplicité. Les indications qui précôdont sont suffisan-tes à cet égard.

Enrevanclie.il serait bien désirable de savoir très pré-cisément où jouaient les acteurs, où ils se costumaient,par où ils entraient et sortaient. Or il se trouve qu'au-jourd'hui ces questions, si nécessaires, sont aussi les plusdiscutées, et qu'elles donnent liou à des hypothèses très

1. Vholim,Lexiquf>:»H?Vx-tàivt^ àYopï,àf'iv éOsùvtoToi«Aiovu-fftaxoueiy&viiistptoîj xatoKnteuaoeîjvaito iv Aiovwrov«écrcpov.Photiusparaît croireici quelo théâtreprimitif, dit de l'agora, était établisurun terrain profano,cequi estprobablementune erreur, commeonvient de le voir.

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64 CHAPITRE III, – CONCOURS TRAGIQUES

divergentes. S'il est impossible de les éluder, il y auraitimprudenco à prétendre les résoudre définitivement.D'ailleurs, dos discussions aussi techniques seraient icihors de propos. Nous devons nous contenter d'in-diquer ce qui nous parait pour le moment le plus vrai-semblable, en nous résignant d'ailleurs à beaucoup dedoutes et à une large part d'ignorance inévitable.

A supposer quo le chœur lui- mômen'ait pas eu trèsanciennement un baraquement qui lui servait de ves-tiaire, ce vestiaire (musth)semble bion avoir dû devenirindispensable, dès qu'il y eut un acteur qui changea derôles, ot par conséquent de costume, au cours d'unemôme pièce. 11fallait, d'ailleurs, qu'il fût tout près dulieu où so tenait le chœur, puisque l'actour était enrelations incessantes avec lui. Le plus naturel était doncde l'installer au fond de l'orchestra, en face des specta-teurs. C'est là que se développa plus tard ce qu'on peutappeler le troisième organe essentiel du théâtre idéal,le bâtiment de la scène. Il y a tout lieu do croire quel'installation primitive, si simple qu'elle fût, a été le

germe de ce développement ultérieur. Ce qui donne à

penser que le vestiaire dos acteurs, construit en bois ouen toile, a été, dès l'origino, à cet endroit. D'ailleurs, il

n'empiétait pas sur le cercle de l'orchestra, qui, dansle théâtre grec, est toujours resté entier.

Mais de l'existence probable d'un vestiaire, on ne sau-rait conclure à celle d'une estrade (Xoyeïov)sur laquelleauraientjoué les acteurs. Les fouillesdu théâtre de l'Acro-

poloet celles des autres thcâtresgrecsont démontré qu'iln'y a pas ou de logéon en pierre pendant toute la pé.riode classique. Quand il y en eut un, plus tard, il n'estpas sûr qu'il ait servi aux acteurs; et, en tout cas, latragédie, en ce temps, se jouait dans des conditions fortdifférentes. Si l'estrado a existé au v8 siècle, elle n'a

pu être qu'on bois. L'exislenco d'une telle estrade n'est.

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liBS THEATRES GBECS C5

Hist. do la Litt. grecque. T. III. 5

atlcstôo nettement par aucun témoignage décisif. Il fautdonc sur ce point recourir à des hypothèses; et celles-ci no peuvent se fonder que sur des vraisomblances

générales et sur l'éluda des tragédies subsistantes, qui,

par malheur, sont loin de révéler sûrement leur miseen scène.

Pour ce qui est (l'abord des traditions anciennes, il

n'y a évidemment aucun compte à tenir de celle qui se

rapporte au chariot de Thespis ». Car ce chariot, s'il a

existé, n'a dû être qu'une voiture de forain, sur laquellel'entrepreneur de tragédiostransportait de dème on dèmele matériel nécessaire à ses représentations. Pollux, ilest vrai, est plus précis il nous parle d'uno sorte detable, appoléo (èXssç), plus ancienne encore, sur la-

quelle montait celui qui s'entretenait avec Je chœur 2.

Mais, si ce n'est pas là une pure invention, faut-il voirdans le fait en question un usage vraiment général ?qOn comprend aisément qu'un acteur, jouant dans un

village, ait dû monter sur des tréteaux pour se fairemieux voir do spectateurs qui étaient eux-mêmes surun torrain plat. Comment cela prouverait-il qu'on aitcontinué à agir de même, lorsque le public fut commodé-ment assis sur uno pente, d'où chaque spectateur do-minait l'orchestra? Selon Horace, c'est Eschyle qui le

premier aurait mis ses acteurs sur un plancher légère-ment exhaussé 3. Voilà, en fait, le seul témoignage net,rolatif à l'établissement d'une estrade au y" siècle. Quelleen est la valeur ? Personne ne peut le dire aujourd'hui.A coup sûr, il paraît probiable que le poète latin ne

parle pas absolument à la légère. Ce qu'il dit lui vient,directement ou indirectement, des savants alexandrins;

1.Hor.Artpoét.,276 Dicituret plaustrisvexissepoemataThespis.2. Pollux,IV, 123 'EXei«8'qvtpâitsïaàp^asa,è?' \i itpô0é<ntiîo;

et; ticàv»6à;toîcx°PîUTaîçctaexpivato.3. Hor.Artpodt.,219JîschylusetmodicisinstravitpulpHaUsais.

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6G ..CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

et ceux-ci ont dû être assez bien informés do l'histoiredes progrès de l'art théâtral. Mais un tel témoignage,isolé dans sa brièveté, est toujours sujet à caution. Le fait

auquel il so rapporte peut avoir été mal interprété. Es.

chyle, nous allons lo voir, fitusage do décors en bois ot,dans plusieurs de ses pièces, les acteurs paraissaient aumilieu doces décors, sur des marches ou des plateformesdisposées pour cola. Cela no suffisait-il pas à donner nais-sance à une tradition fausse?

Coqu'ilfaut reconnaître, c'est, d'une part, qu'une foisles gradins du théâtre établis, une estrade pour les ac-tours était vraiment inutile, sinon incommode; et, d'au-tre part, que le drame du v«siècle, tel que nous le con-

naissons, suppose quantité de mouvements, d'allées etvenues des acteurs à travers l'orchestra, do relationsentre eux et le chœur, qui s'oxpliquont bien mieux, sitout se passait en terrain plat. Les défilés do cortège,les entrées do personnages montés sur des chars abon-dont. Tout cela est difficile à concevoir avec une diffé-rence sensible de niveau. Dans ces conditions, la vrai-semblance parait nous demander d'admettre que les ac-tours du ve siècle, et mémo probablement ceux du iv°,

jouaient devant la skènè qui leur servait do vestiaire,sans aucune estrade, sur le sol môme do l'orchestra,mais, autant que possible, en dehors du cercle où évoluaitle chœur. Si plus tard cet état do choses se modifia, de

façon adonner naissance aujD«//KÏumduthéâtre romain,ce fut probablement par une série do transformations,

qui appartiennent à la période alexandrine et qui se pro-duisirent d'abord dans l'Asie grecque Nous n'avons pas

i. Dôrpfeld,Bullet. decorr.hellên.Dec.1896.-Suivant une opinionintermédiaire,les acteurs auraient joué sur une estradede bois,large et peu élevée,à partir des premièresannéesde la guerredu Péloponnèse.Voir E. Bethe,ouv. cité., dontla démonstration«st loin de me semblerprobante.

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LES THEATRES GRECS 6?

à en tenir compte ici, et elles ne sont encore ni assez

claires, ni assez certaines, pour qu'il soit possible de les

exposer à grands traits.La akène, au v*siècle, paraît n'avoir consisté qu'on

une construction en charpente '.C'était, par destination

originaire, Tondrait ou los acteurs se retiraient en quit-tant l'orchestra et où ils changeaient de costume. Il

semble qu'Eschyle, pendant la plus grande partie de sa

vie théâtrale au moins, l'ait dissimulée aux yeux du pu-blic par un décor peint, formé de panneaux en bois ou

de châssis couverts de toiles, qui représentait tantôt un

autel, tantôt une masse de rochers, tantôt une cons-

truction très simple'. Ce décor pouvait être disposé sur

plusieurs plans; et dans le Prométhée par exemple, il

est probable qu'il y avait au moins deux rangées do ro-

chers, censées séparées par un abîme; du milieu de la

seconde, se détachait très haut, isolée et drossée, la pierreà laquelle était enchaîné le Titan. Cela donne à penserqu'il y avait, dans l'épaisseur de la décoration, des degrés,des paliers, et probablement des rampes, dissimulés aux

regards des spectateurs. Une telle décoration avait sa

perspective naturelle, qui ne demandait rien à l'artificedu trompe-l'œil.

Mais bientôt, on s'aperçut qu'il n'était pas impossiblede donner, sur une surface plane, au moyen du dessin

et do la peinture, l'illusion de la profondeur, et quelque-fois du vide. Des artistes, puis des mathématiciens, en

déterminèrent la pratique et la théorie. La décorationthéâtrale put donc se simplifier, tout en produisant.plusd'effet. Les premiers progrès semblent s'être produits

i. Xénoph.,Cyrop.VI,54,parlant d'une tour en bois,élevéesurun chariot, qui pouvait être traîné par huit paires debœufs,ditqu'elleétait faite avecdes madriersde mêmeépaisseurque ceuxd'unec scènetragique ».

2. Vie d'Eschyle Ilpûto; AfogtSXo; tr,v sxt|v>|v èxiïpiia: x«t tt|v

$<|"Vtùv Osio|tsvuy xxTéitX*|8 Ypxjaï;.

Page 76: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

68 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQITES

déjà pendant les dernières années d'Eschyle Maisce fut surtout au temps de Sophoclequ'elle se perfec-tionna do toile sorte qu'à parler sommairement, on

put dire que l'art de la décoration par la peinture dataitde lui*.

Ce décor peint consistait essentiellement en une série

do panneaux dressés dovant la skènè, et représentantle plus souvent'un temple, un palais, une maison, quel-

qnofois une tente, on même un paysage, dont le centre

était occupé généralement par un bouquet d'arbres ou

des rochers 3. On l'appelait, en raison do sa situation,

le Proskénion. De bonne heure probablement, on eut

l'idée do former sur les côtés l'espace réservé entre ce

décor ot la skènè. Pour cela, on augmenta la skènè de

ùeux ailes proéminentes, les Paraskénia, qui encadraient

leproskénion otpeut-ôlrcle dépassaient en avant. Adroite

et à gaucho des spectateurs, deux entrées, appelées Pa-

rodoi, restèrent ménagées entre ces ailes et les gradins;

elles donnaient accès dans l'orchestra c'est par là

qu'arrivaient généralement les choeurs, les cortèges,

1. Vitruve, vn, préface Primum Agatharchus Athenis, Ms-chylo docenta tragœdiam, scenam fecit et de ea commentarium reli-quit. Ex eo moniti, Democritus et Anaxagoras de eadem re scrip-serunt. quemadmodum oporteat ad aciem oculorum radiorumqueextensionein, certo loco centro constituto, lineas ratione naturaliresponJere, ut deincerta re certae imagines œdificiorum in scaena-rum picturis redderent speciem, et quae in directis planisquefrontibus sint figurata, alia abscedentia, alia prominentia essevideantur.

2. Aristote, Poét. S Sxtivoypaçtav ïoçoxi^3. Ce qui distinguait, selon Vitruve, les décors tragiques, c'étaient

les colonnes, les hautes constructions, les statues, et diverseschoses semblables qu'il qualifie de royales. n est impossible dedire jusqu'à quel point ce témoignage d'un contemporain d'Augustes'applique au théâtre de Sophocle. Mais un bon nombre de tragé-dies subsistantes ne s'accommoderaient en aucune façon d'un pa-reil décor, par exemple Phitoctèle, Œdipe à CGlone.Le seul qui leurconvienne est celui que Vitruve appelle satyrique, consistant euarbres, grottes, montagnes, et autres objets naturels.

Page 77: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES THÉÂTRES GRECS 69

souvent mémo les acteurs, lorsqu'ils ne sortaient pas du

palais ou do la tonte, représentés par le décor.A cette partie essentielle dela décoration, s'ajoutèrent,

plus tôt ou plus tard, des parties accessoires, qui, pourla plupart, nous sont mal connues. Dès le temps d'Es.

chyle, nous voyous que des dieux figuraient parfois dansla partie supérieure du décor, probablement au-dessusdu proskénion, sur une plate-forme appelée le Théolo-

geion. D'autre part, il est question assez fréquemment dedécors tournants, les Périacte$(m$iiuem\i) il semblo quece fussent des panneaux, situés à l'extrémité dos paras-kénia, et mobiles sur des pivots. En tournant sur eux-

mêmes, ils présentaient aux spectateurs tantôt une

face, tantôt une autre, suivant.les besoins do la mise en

scène. Quant aux renseignements qui nous sont donnés

par Vitruve et Pollux sur le nombre des portes prati.quées dans le décor du fond et sur leur destination il

n'y a vraiment rien à en tirer pour l'intelligence duthéâtre classique. Outre qu'ils sont assez confus, ils pa-raissent se-rapporter soit à des cas particuliers, soit àdes conventions tardives et contestables. Les poètes duVesiècle composaient leurs pièces librement, et les met-taient en scène sans s'assujettir à dos règles puériles.

Ce que nous pavons de la machinerie scénique se

réduit à pou de chose On en attribuait l'inventionà Eschyle 3. Mais celle dont les diverses pièces sont

nommées ou décrites par les scoliastes et par Pollux

semble avoir appartenu bien plutôt aux « féeries » des

époques hellénistique et romaine qu'à la tragédio du

ve siècle. Les pièces,d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide

que nous possédons n'exigeaient certainement pas de

1. Pollux,IV, 124;Vitruve,V,6.2. Consulterspécialementà cesujetDôrpfeld,ouv. cité,chap.IV,

sect. 2.3. Vied'Esch.(p.469,J.9Wecklein).

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70 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

machines compliquées. On savait, au temps de ces poètesdéjà, imiter derrière la scène le bruit du tonnerre. On

pouvait montrer au spectateur une masse de rochers va-cillant sur sa base ou un palais qui semblait s'ébranler;il suffisait pour cela que quelques parties du décor fus-sent mobiles. Des morts sortaient de leur tombeau;mais comme ce tombeau était figuré en forme do tertre

élevé, ils n'avaient qu'à gravir une échelle derrière ledécor pour apparaître tout à coup aux regards. – Lesmêmes témoins décrivont, sous le nom A'eccyclème, unemachine, ou plutôt deux machines, dont il est malaiséde se faire une idée précise. C'est tantôt, d'après eux.un simple siège roulant qu'on poussait hors des portes

do la maison, tantôt un décor monté sur un pivot, quis'ouvrait et permettait au public do voir l'intérieur du

temple ou du palais. La première de ces inventionsétait plutôt un meuble de forme spéciale qu'une véri-

:table machine; la seconde, plus conventionnelle, n'a-vait pourtant rien que de simple. La plupart des sa-vants modernes se sont, il est vrai, représenté l'ee-

cyclème, comme une large plate-forme montée surdes roues, qui, sortant du palais, aurait paru aux re-

gards, chargée d'un groupe de personnages. Mais il.semble bien qu'il faille renoncer à cette conception.Les textes ne la justifient pas, et les plus graves diffi-cultés matérielles auraient empêché le fonctionnementd'une pareille machine l. Dans le dernier tiers du y"

siècle, probablement, on inventa l'appareil à voler

(atwpnpx, ou plus ordinairement (u>xav*>)*grâce auquel

». Principauxtextes Pollux, IV, i28; Schol.Aristoph.Aeharn.-408; Schol.Esch. Humé».(H. scènes finales â'Agamemnonot desChodphores,premièresscânesdes Suménidea;voiraussil'Aja.vdogo.phocle,au début, lorsqu'Ajaxost aperçudans sa tonte,la findeVAnUgone,Vllippolytxd'Eiiripido.les Acharnionsd'Aristophaneotnos Femmesmmfêle» deDémêler.L'anolennothéorie est oxposâeetaisauW»,avftowmJ«>iiii*MMto«r»l>M».«tenuA.MuJlHr,«mv.cité,I»,419otBulv.;ia nottvollotliiuuMrpfold,ouv, cité, p. 83»et buIv.

Page 79: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

.LES LESTHÉÂTRESOBEGS71

des dieux ou dos personnages merveilleux purout so

montrer suspendus dans l'ospaeo. La pièce essentielle

de l'appareil était sans douto un cftblo tondu entre les

paraskénia; à l'aide d'une poulie mobile qu'on y atta.

chait, on pouvait hisser en l'air et faire ensuite aller et

venir dans los deux sens soit une nacelle, soit dos ac-

teurs, qui semblaient voler

On a longtemps admis comme une chose certaine quole théâtre grec n'avait pas do rideau. Do nos jours, la

question a été posée do nouveau; et il faut reconnaître

que, malgré l'absence de témoignages précis, il y a dofortes raisons do croire que la vue do la scène devaitêtre cachée aux spectateurs avant l'ouverture do la

piècea.En somme, l'arrangement du théâtro, au v6siècle, nous

apparait comme quelque chose de fort simple. On se ras-

semblait dans uno enceinte sacrée, on profitait de la dis-

position naturelle du liou, on élevait là une scène en

bois entourée de quelques constructions accessoires, on

la décorait à pou de frais, et cela suffisait. Un tel théâ-

tre pouvait sans doute avoir sa beauté, mais co qu'onlui demandait surtout, c'était d'êtro commode et appro-

prié à son objet. Il ne s'agissait pas de procurer aux

spectateurs l'illusion do la réalité, à l'aide d'artifices sa-

vants et compliqués. Un beau spectacle religieux, des

danses, des chants, une action simple et forte, voilà ce

que demandait le public. Il lui fallait un vasto espace

disposé do façon que tout lo monde pût voir ot enten-

dre, une placo assez largo pour les évolutions du chœur»uno scène devant laquello les acteurs fussent bien en

vuo et d'où leur voix pût retentir au loin. Cela était né-

cessaire ot paraissait suffisant. Cotte simplicité môme

1. K. Dotho,ouv. «it<5,c. VIII, fltigmmehino,PdrpfuM.p. 827atruIv.

2. K, Bothe,p. 183et suiv, USrpfeH.p. 833.

Page 80: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

73 CHAPITRE III. – CONCOURSTRAGIQUES

avait quelque chose de naïf qui convenait à la jeunessede J'art. Quand on out cessé de faire de belles tragédies,on s'avisa do faire de beaux théâtres.

Ce fut probablement le perfectionnement de la musi.

que qui les rendit nécessaires. L'Odéon construit par Pé.riclès pour les concours musicaux n'était qu'un théâtre

plus petit, approprié à une destination spéciale. Au iv"

siècle, les constructions définitives du théâtre do Dio-

nysos s'élevèrent là où Eschyle avait dressé son modeste

décor. Elles furent achovées dans la seconde moitié du

môme siècle sous l'administration do Lycurgue Ce

théâtre nouveau hérita naturellement des dispositionsessentielles des théâtres de bois qui l'avaiont précédé.Seulement à l'ancion ?:poH«ivioven bois on en substitua

un on maçonnerie. Le bâtiment de la scène devint un

monument. Plus tard, à l'époque romaine, des colon-

nes, des entablements, plusieurs étages d'architecture

superposés en formèrent la décoration fixe. Elle avait sa

raison d'être, lorsque le théàtro servait aux assemblées

publiques. Pendant los représentations tragiques, elle

disparaissait sans doute sous la décoration mobile queréclamait la pièce. Derrière co mur du fond, et sur les

côtés de la scène, on édifia, à différentes époques, des

bâtiments destinés au sorvice du théâtre. D'autre part,aux gradins taillés dans le roc, on substitua dos gradins

rapportés, avec certains sièges sculptés. Le théâtre de.

vint alors un immense édifice, digne dos autres monu-

ments d'Athènes.

En dehors do cetlo villo, la Grèce vit s'élever, dans

la même période de temps, beaucoup d'autres construc-

tions analogues 1. Loti prumiors Ihéâtros on piarro son»,

blont dator partout du IVIIaièelo. Celui d'Épidiiuro, mu-

1. HytiArUto(U|>.A|mhnm,Miel,onm-i,WiiIk,IX.p. fit»),|l>liitnr<qno). l)Uovat.\U,i.t. CIA. IJ.fllfl «tViimuiH.», H».«fi.

il,Vtiil'liiilitHmi||itjim.limjp|'iiuil|uniMiliuiimllii'iiUl'iibiluiiblliiijif.ilil.

Page 81: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE CHOEUR TRAGIQUE 78

vre de Polyclèto lo jeune, est un dos plus anciens. AprèsAlexandre, toute ville grecque de quelque importancevoulut avoir lo sien.

111

L'organisation des roprésentations tragiques compre.nait, outre l'installation d'un théâtre, la préparation duchœur et celle des actsurs. Sur ce double sujet encore,

quelques renseignements sommaires suffiront ici.La chorégie tragique était à Athènes une dos contri-

butions imposées à Uur do rôle aux riches citoyens.Chaque année, pou après les concours tragiques, lestribus dont c'était le tour élisaiont, parmi leurs mem-

bres, chacune un chorège, et le faisaient connaître à

l'archonte. Co chorègo avait d'abord à constituer le

chœur, puis à le faire instruire, enfin à l'équiper tousles frais étaient à sa charge. Bien que formé par un par-ticulier, le chœur, dans la cérémonie, avait un rôle pu-blic aussi ne dovait-ii en principe se composer quodo citoyens; ce fut par une îolérance, devenue sansdoute

nécessaire, qu'on finit pary admettre les métèques, maisseulement aux Lénéennes Tout chœur tragique était

sacré, comme le chorège lui-raèmo; car il s'acquittaitd'uno fonction religieuse 3. Par suite, les choreutes otlo chorègoétaiont exempts du sorvice militaire pondantla durée do la chorégie 4. Quels que fussent les droitsdu chorègo quant au choix des choreutes, il est bienévident qu'un fait co choix impliquait uu arraugutuentconsonli do part et d'uutro on n'était ohoreutu quolorsqu'on voulait, bien l'ôtro, II y avait sûrement à

I, Ii(ml'Immi'Hillthyritmlili|iinnr»|U'itaiintal<mtlus trilms iih.Ihtu»oltoMU'Hll'ltHl((ilimKlillllllnlltUVnU'l'ulH'iitu'Ilti''l'I'UlltUi|ltOlttiOf.Vny.Ititittit.Theitttk ttimitre,|i, V».

ït,Huliol,AHnti>|i!i,I'IiiIhh,UX\,tt, UAiiionlIiAMii,Mliliomiii,<fl,4, Ihh».t» nmlwHéîttK,ih

Page 82: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

74 CÙAP1TAEIII. – CONCOURSïftAGIQtlES

Athènes un certain nombre dogons de bonne volonté,.recommandés d'ailleurs par des aptitudes spéciales, quiformaient un personnel choral toujours disponible1. Les

chorèges avaient ainsi soua la main des hommos déjà

préparés d'une manière générale.L'ancien chœur dithyrambique était composé do cin-

quante choreutes Il est à peu près certain qu'a l'ori-

gine le chœur tragique dut être constitué de la même

façon 3.Nous avons expliqué plus haut comment la crois-

sance mêmo de la tragédie, au vi° siècle, fut probable-ment la causo qui amena la division du chœur en qua-tre groupes, de douze choreutes chacun. On nous affirme

qu'avant Sophocle c'était là le nombre fixé Toutefois,il reste douteux que les chœurs d'Eschyle aient été inva-

riablement de douzo choreutes. Ceux de Sophocle en

comptèrent certainement quinze s. La liaison naturelle

des faits nous oblige à croire que, à l'origine du moins,le chorège dut fournir quatre chœurs partiels, de douze

personnes chacun, qui formaient ensemble le chœur

tragique affecté à une tétralogie 6. biais cet usage sub-

sista-t-il plus tard ? Nous l'ignorons. Lo rôle du chœur

s'étant amoindri peu à peu, il n'est pas impossiblo queles mômes choreutes, au temps do Sophocle et d'Euri-

pide, aient pu suffiro à plusd'uno pièce, peut-être même

aux trois tragédies du mômo poète, sinon encore au

drame satyriquo qui y était joint.

Malgré son titre qui signifie directeur du chœur, le

chorègo on réalité no dirigeait gubro quo do très haut.

t. Platon (République,III, 9. 7)(Utqua c'âtnlontHouvontloa ma-"»mcIiot'ftKtoftqui fleurnlnntdannla ti\i|friilloet In eoiuAtlto.

8, Sliiionido,|t, 803Borgk.Ctf,Kohol,Jfisolilne,a. Timwrjuo,li. 191Retsha.

a, i'uUuh,iv, iio4,Huiditrt,>!n^iûP|(.Il,HuiduHrihid,VltuhS(i|ilificlti()i.1117,i% WiiHltirnmnii.0, Oita.Mulluf,Kuuuiu.y. lii.

Page 83: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE GIICEUft THAGIQUK 75

Le chœur était instruit en vue de la représentation

par le poète luî-roômo, qui naturellement pouvait seul

lui tracer les grandes lignes de son rôle. En cette qua-lité, il était appela maître ou instructeur du chœur (x°?*~SiSâraaî.0;) >.Mais, à côté des indications générales don-

nées par le poète, il fallait des exercices répétés, tout

un enseignement quotidien, très minutieux, qui deman-

dait do l'expérience technique et de la patience De

bonne heure il y eut à Athènes des gens spéciaux pourse charger de tous ces soins et s'en faire un métier. Au

ive siècle, plusieurs témoignages nous font voir que

quelques-uns d'entre eux avaient une réputation établie

et que les chorèges, jaloux du succès, se les disputaient3.Ces instructeurs subalternes étaient à la fois des maîtres

de chant et des maîtres de ballets4. Au reste, ils ne pa-raissaient pas dans la représentation. Pour celle-ci, le

chœur tragique avait un chef, appelé coryphée(xopwpaïoç),et peut-être, à partir de Sophocle, deux sous-chefs ou

parastates (itapacuToteai).Ni le coryphéo ni les parastatesn'étaient des maîtres. Préparés eux-mêmes par le cho-

rodidascale et comparables à nos premiers sujets, ils

avaient la charge des parties les plus difficiles du rôle

choral. De plus, c'étaient eux qui conduisaient leurscamarades et qui souvent parlaient on leur nom commun.

Le costume des choreutes variait naturellement selonles pièces. Dans certaines tragédies il comportait un

arrangement plus ou moins fantastique. Les Érinnyes,

l. Harpocratlon,v. 8i8âon«Xo«noticovoproitultopar Suidas,v.fii8Âax»tov.

8,Xânoph,Hipp,I, 20 Aî^ov&t»3w*«tiv ref{y.opoï;,in (uxpûvâfftmvêvax»RoXXal(tàv.n6vai>tcoAXmIfilftamSvatveX«Ov?ai.

8. Bimnionest cita dans IMuitmtli,.Mklwime,SB Vied'Eseliino,p. gflB,80,WoHtormnnnOléànàie,dinml'isohtmi,c, Timarque.08,II uomWnquo(son{irtitiflionaaient àt6 ilâaldtiâaproprementpar lanomdu<mnfii««<7««).oi,Voyo»les IoxIiihuhiIdI'IioUiihot il'IIÔHycliliiHft«»imot, – CM.l'olliix,IV, Iflfti Pl^inn,/««, p, «3tt Ai WA,II. «RI,

4, Vlwfius,textqua,ifi^ifii»^

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76 CHAPITRE III. CONCOURS TRAGIQUES

dans les Euménides d'Eschyle inspiraient l'effroi parleur seul aspect 1;les Bassarides et les Bacchantes, dansles pièces d'Eschyle ot d'Euripide auxquelles elles don-naient leur nom, portaient nécessairement les insignestraditionnels des thyases de Dionysos, la nébrido, lo

thyrse, le tambourin C'étaient là toutefois des excep-tions. En général, lo chœur figurait simplement une

troupe d'hommes ou do femmes, dont l'extérieur n'avaitrien d'extraordinaire. Mais, alors môme, il fallait bien

marquer aux yeux les distinctions d'âge, do rang, de na-tionalité c'étaient dos vieillards ou des jeunes gens, des

mères, des épouses, ou des jeunes filles, des hommos du

peupleou desgrands, des Grecsou des barbares. Le chœurdes Suppliantes d'Eschyle, par exemple, portait des vê-tements orientaux 3.Dans des situations où le deuil étaitde la mise, commo dans les ChoépAores, on l'habillait denoir 4. Souvent aussi, il se montrait vêtu do riches étof-

fes, qui imitaient le brocart d'or 3. D'une manière gêné-rale, étant données les habitudes de la tragédie grec-que, il est à peu près certain que les costumesdes choeursdevaient viser bien moins ù l'exactitude qu'à la beautéde la mise en scène. On no se proposa probablementjamais à Athènes, commo on le fait chez nous, de co-

pier, avec une fidélité scrupuleuse, la façon de se met-tre qui était propre à toi peuple ou à telle classe. C'étaitassez d'indiquer les choses; on ne so souciait pas de les

reproduire jusque dans le détail. En revanche, on re-cherchait évidemment tout ce qui augmentait l'effet

scéniquo: Jus/fci'lloa couloura, les draperies simples et

élégantes, pm'foiHmémo l'éclat do l'or, employé à propos,

t. Emninide»,v. «Uet anlv..»U2.813,ttf. Vietl'Bwliylfi.p. tes, 1»Wuekloin,ot l'uuuuiiiaa1,88,(!.

ii,J>m'i|ii.lo,muvhnntw,v. M.a, IfiBoUylo.Nuftplimittii,v, 810,i, KBPliylft,Vlurfphom*,v. JW.n. Mfunofithnnfl,wmwo, n.

Page 85: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

..1LE CHŒUR TRAGIQUE 77

avec cette hardiesse de bon goût qui apparaît partoutdans l'art classique de la Grèce. Les choreutes, étant

par convention d'un rang inférieur à celui des héros dela scène, n'avaient pas leur tenue majestueuse; d'ail-leurs trop de pompe eût été fort incommode pour mar-cher en cadence, et encore plus pour danser. Donc pointde hauts cothurnes, point de vêtements trainants, riende lourd ni d'encombrant. Sauf exceptions, l'idéal du

chœur, c'était une sorte d'agilité gracieuse, parfaite-ment compatible d'ailleurs avec la gravité tragique.

Ses évolutions étaient toutes clairement ordonnées.Le principe figuré d'où clles procédaient était la forme

rectangulaire D'ordinaire, après s'être préparé der-rière la scène, le chœur se rendait dans l'orchestra parl'une dos entrées latérales qui séparaient la scène des

sièges du public 2. Cotte arrivée du chœur donnait lieuà un défilé qui formait une des parties attrayantes du

spectacle. Lorsque les choreutes furent au nombro de

quinze, ils s'avançaient ou bien par filos de trois (Çoyot)sur cinq de profondeur, ou bien au contraire par rangsdecinq (aroT^ot)sur trois de profondeur; le premier mode

s'appelait la marche par files (%%?£Cuyi), le second lamarche par rangs (x*t£ OTotyo'j;)3. Comme le chœur en-trait normalement par la porte de droite (c'est-à-dire àdroite du public), c'était la gauche de la colonne quiétait du côté des spectateurs. Aussi mettait-on là les

meilleurs choroutes, ceux qu'on appelait pour cette rai-

1. Ktym,mag».Tpat^Sln.Tzetzès,Prohgom.ad Lycop/n:8.Les nàpaîoidont11a été questionp. 08.Aristoph. Cheval.148,

schol. Cf.Ptutarque, Amlua,23 Aristoph.JV«('e»,320ot Oiseaux898,avec la seholie. Cas exceptionnels les Océanides.ilnus989,ttYootu aehoUa.– Caa eteepttonneta tes Oc~antftea.thmsle Vrométhêed'Kaehyle,arrivent ft lui sur un char allé U«sÊWu-iiyogdans lis KuménUle»sortent dit tampta,etc.

3, l'ôthu, IV, (08et 100.Loprincipenue fois compris, chacunpout l'iipplitiitorau «hiourdotloueo choreutes: le «toï/o; est alorsdu 4, > »Çuyf;ûluultuujoufado8.

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78 CHAPITRE III. – CONCOURSTRAGIQUES

son môme (âpvrapoGTétai) «. Le coryphée se tenait dans

co groupe d'élite, au milieu du flanc gaucho Il.Parfois,mais très rarement, los choreutes, au lieu d'entrer ainsi

on masse, apparaissaient soit un par un, soit par grou-

pes 3. Cola répondait à des intentions tout exception-nelles, sur lesquelles il n'y a pas lieu d'insister ici.

Pendant toute la durée de la pièco, le chœur se tenait

dans l'orchestra, le plus souvent près de l'autol. Mais

quand l'action l'exigeait, il se portait vers la scène, pourentourer les personnages/les assister, ou les menacer.

Rarement, il sortait. Il no pouvait se mouvoir tout en-

tier qu'avec uno certaine lenteur. Des sorties et desrentrées répétées auraient ralenti le spectacle et fatiguéle public. Voilà pourquoi, hors le cas de nécessité, unofois dans l'orchestra, il y restait jusqu'à la fin de la

pièceComment s'arrangeait-il pour éviter de tourner le

dos au public, tout en s'adressant aux acteurs ? Nous ne

saurions le dire au juste. Quelle que fût d'ailleurs sa

disposition première et normale, elle servait de point de

départ à uno foule do mouvements, qui no nous ont été

décrits nulle part avec précision. Le chœur avançait et

reculait, variait ses intervalles, se divisait en groupes

qui exécutaient des mouvements divers, mais concor-dants. Tout cola était soumis à une symétrie élégant*»,d'où résultait une impression agréable d'ordre et de li-berté 5. La division la plus ordinaire était la dichorie,

par laquelle le chœur se partageait en deux sections

i. Polliw,II, 161.S. Photius, Lex.TpEto;âpumpoO.3. Pollux.IV, 10».Vied'Eschyle,p. 468,10WecMeka.4. Dans YAjaxdo Sophoolo,UanaVAlcesled*Euri}>!de,le clirç'ir

sort ut n.'iitro;e'imtune <>xc»)>tioii.11.Xi5iKi|ihon,liconom.VIII, 3.< MttM, ÏX. <07 tKBychtus,v. e~optet~K.Heat difficiled'ad.fl, l'ùllux,A.

<07 Ilâsychlus, v. «rçopioiCeiv.Il oatdifficiled'ad-mottm.u vonA,Mlkllop,tjuolo tunnofogoplaait dÔBignâl'emploiai.

Page 87: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE CHŒUR TRAGIQUE 70

En portant lo nombre dos choreutes de douze à quinze,et on mettant à la disposition du coryphée deux sous-

chefs ou parastatos, Sophocle fit beaucoup pour donner

à tous ces mouvements plus d'aisance et aussi plus

d'ampleurLe choeur tragique évoluait soit en marchant, soit en

dansant. La marcho proprement dite convenait surtout

au défilé d'entrée ainsi qu'à la sortie; elle so faisait au

son do la flûte, et par conséquent ello était nettement

rythmée Pendant la pièce même, quand le chœur ne

so tenait pas immobile, ses mouvements devaient être

plutôt das danses que des marches. D'une manière gé-nérale la danso tragique s'appelait emmêlie (typAsia) 3.

Ce qui la distinguait éminemment, c'étaient la noblesse

et la gravité. De là vient qu'on l'opposant à l'hypor-

chème, vif et léger, on la considérait à peine comme une

danse. En l'absence de témoignages précis, il convient

do se la représenter comme un système d'évolutions

lentes et symétriques, exécutées à pas rythmés, sans

rien do brusque ni de saccadé 4. Mais on admettant

multané de deux chœurs dans une môme pièce, par exemple d'unchoeur d'hommes et d'un chœur de femmes, comme dans la Lysis-ti-ale d'Aristophane. Ce n'est pas là le sens naturel du passage dePollux.

1. Voyez Muff, C/torischc Technik des Sophokles, p. 11et suiv. Lesdeux textes principaux sur les parastates sont: Aristote, l'olilinue,III, 4 et Métaphysique, IV, II.

2. Le fait est attesté pour la sortie. Il est prouvé pour l'entréepar cette simple observation, qu'au temps d'Eschyle, elle était or-dinairement accompagnée d'une récitation anapestique.

3. Pollux, IV, 99; Lucien, Danse mimique, 22 et 26. Sur son carac-tère propre, Athén. XIV, 730 E; Platon, Lois, VII, p. 816 A.

4. Signalons, à titrn de simple rapprochement, le bas-relief n»59dans les Monuments figuré* du Voyage archéologique de Le Bas (éd.Reinach). Ce monument représente probablement une nymphe (?)dansant devant une t.jitup de Pan. Le mouvement de la danseuse

indique que le pied glisse sur le sol, dont il se détache à peine. L'ai-titudo, droite sans raideur, est pleine de grâce et de dignité. Leslongues draperio» Ilottont légèrement autour du corps, qu'elles en-

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80 CHAPITRE III. – CONCOURSTRAGIQUES

quo ce fût là le type de l'emmôlio, il semble bien qu'elleait comporté do nombreuses variations. On nous parleen effet des -figures (o^pxTx) qu'invontaient les poètes,ou, plus tard, leurs ehorodidascales'. Au temps d'Es-

chyle encore, ces figures étaient mômo accompagnéesparfois d'une mimique expressive. Son chorodidascale,Télestès, sut imaginer, dit-on, des gestes qui traduisaient

les paroles. Dans les Sept, il rendait visibles on quelquesorte, par la pantomime qu'il enseigna au chœur, les

spectacles que décrivait le poète Plus tard, il est vrai,le goût devint plus sévère et la danse du chœur tragi-

que so fil do moins en moins expressive s. Mais, à côlé

do l'cmmélie ainsi simplitiée, il y eut toujours dans la

tragédie d'autres danses plus vives, qualifiées du nom

général A'hypor chômes. Les anciens les caractérisaienten disant que, dans l'hyporchème, le chœur dansaittout enchantant cela prouve que, dans l'omniélio.sos

pas ressemblaient à une marche plutôt qu'à une danse

proprement dite. L'hyporchèmo tragique ne devait ôtreen somme qu'une imago assez affaiblie de l'ancien

hyporchèmo. Il no pouvait en avoir ni l'ampleur ni la

mimique. Mais enfin, c'était une véritable danse, relati-

vement vive et rapide, qui formait comme un épisode

joyeux dans un drame sombre.

veloppentsans l'embarrasser. L'artisto udtkse souvenirde l'em-mélio tragique; en tout cas, il nousen donnel'idée.

1. Plutarque, Proposde table,VIII, 9,3,. iO;Athénée,I, p. 21E.Voyezplushaut, p. 43,note 2.

2.Athénée,I. p. 21E et p. 22A. Cesecondpassagesembledireque c'était Tél«stc3lui-mêmequiexécutaitcette pantomime;maisil nepouvaitl'exécuterque devantle choeur,pour la l'ii enseigneravant la représentatioi. puisqu'il était chorodidascale;à moinsqu'il ne fut en mêmetempscoryphée.

3.Fragmentd'un poètecomiqueanonyme(Platon ouAristophanechezAthén.XIV,p. 628F) NOvtï 6pw<r.vo-lih,i'il' ùnrepàx&itXr,-xtoiotiîr,vêoTûie;wpùovTai.

4. Cramer,AnecdotaParie.I, p. 10.Athén.XIV,p. 631C.Proclus,Chresiomalh..p. 320P, Bekker.

Page 89: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CHANTS DU CHŒUR 81

Hi»l.d» la Mit. gïacquo. T. III. 6

Nous parlerons plus loin dos chants du chœur au pointde vue lyrique et dramatique. Quelques mots seulement

ici sur la manière dont ils étaient exécutés.

Le rôle du chœur dans la tragédie comprenait des par-

ties iambiques, simplement récitées, des parties anapes-

tiques, qui probablement étaient déclamées d'une façon

mélodramatique, et eu lin des parties proprement lyri-

ques, qui étaient chantées.

Les premières no se distinguaient pas du simple dia-

loguo quant à l'exécution. Comme on ne saurait ima-

giner, en dehors du chant, plusieurs personnes parlant àla fois, il est de toute évidence que ces parties étaient

récitées par le coryphée seul. Celui-ci était alors le re-

présentant et l'interprète du choeur tout entier.

Les parties anapestiques du rôle choral comprenaientessentiellement le récitatif d'entrée et celui do sortie,et accessoirement quelques autres morceaux, au cours

de la pièce. L'emploi do formes attiques, et non dorien-

nes, dans ces morceaux prouve qu'ils n'étaient paschantés. Mais, d'autro part, comme ils accompagnaientune marche, ils ne pouvaient pas être non plus sim-

plement récités. On leur appliquait donc probablementcette sorte d'oxécution intermédiaire depuis longtempsusitée pour la poésie iumbiquo, celle que les Grecs appe-laient la quasi-récitation (rczpaxxTxtayT)) Il est difficile

do décider d'ailleurs si ces morceaux étaient débités parle coryphée seul, ainsi qu'on l'admet en général, ou parle chœur tout entier, ou encore pardivers groupes de cho-

reutes successivement3.

Les parties méliques proprement dites étaient de

i. Voir tomeII, p. m. ·2. Voir à cesujet Arnoldt (Cttorin AgamemnondesJEsehylos$ce->

nischerlûulerl,p. 20 et 22)et contradictoirementGulu-auer(Bur-sian's lakresbericht,XLIX,p. 32et suiv.) Les trois modesd'exécu-tion indiquéspourraientbien avoir été employésselonles cas.

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8â CHAPITRE III. – CONCOURSTRAGIQUES

beaucoup les plus importantes et les plus étendues, dansle rôle total du chœur. Il ne parait guère douteux qu'el-les n'aient comporté los divers modes d'exécution quonous venons d'indiquer. Elles pouvaient être chantéesen effet par des voix isolées, ou par des groupes qui se

succédaient et se répondaient, ou par le chœur tout en-

tier à l'unisson'. L'emploi do chacun de ces modes en

particulier est ou attesté ou probable pour un petit nom-bre d'exemplos particuliers; mais il faut bien recon-naître quo le plus souvent l'incertitude est à pou près

complèlo et quota fantaisie jouo le plus grand rôle dansles hypothèses do la critique. Peut-être est-il sage,

quant à présent, do no pas trop croire à cette sorted'éuviettomcnt dis chœur dont on abuse aujourd'hui, et

qui aurait ou pour résultat de supprimer complètement,dans ses chants, le genre d'otretle plus antique, le plus

simple et le plus naturel. Quand les anciens parlentd'un chœur, c'est un ensemble qu'ils ont en vue; il estbion diflicile d'admettre quo dans la plupart des cas,l'ensemble ait été justement ce qui manquait le plus.

Chants et danses exigeaient un accompagnementmusical. La flùlo fut l'instrument de la tragédie comme

elle avait été autrefois colui du dithyrambe. Les aulètes

étaient répartis entre les chorèges, au moyen d'un tirageau sort présidé par l'archonte 2. 11semble qu'on n'en ait

attribué qu'un seul à chaque chœur tragique. Sa placeétait sans doute dans l'orchestra, près de la scène, surla thyméié. On a supposé qu'il entrait avec le chœur 3.

1. Il n'estpasdequestionqui ait plus été agitéede nosjoursquecelle-là.NotonsparticulièrementG.Hermann,Opuscula,II, p. 130Otfr.Millier,Eumenid.p. 71-99 Bamberger,DecarminibusMscbyliapartibus chorieantatls,Warburg, 1S33;puis les dIversopusculesde Muff,liense, Arnoldt,Heimsœtti.Les conclusionsmodéréesdeiVeckleinsemblentles plus solides(tarhrbùeherfur classischePhilo-logie,t. XIII suppl., p. 215).

2. Argument de la indienne.

3. C'est l'opiniond'A. Muller,ouw. cité,p. 210.

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LES ACTEURS 83

Pourtant, dans certaines pièces, telles que le Prométhée

d'Eschyle, il y a des parties méliqnos qui exigeaient la

présence do l'aulète avant l'entrée du chœur. Le seulfait attesté, c'est qu'il so retirait avec lui et le précé-dait dans sa retraite 1 chose naturelle, puisque ce départdu chœur marquait la fin do la pièce.

L'éclat des chœurs tragiques fut très grand au vesiè-cle. Il semble qu'il ait diminué vers la fin de la guerredu Péloponnèse, lorsque Agathon introduisit dans la

tragédie les chants épisodiquos qui n'étaient guère quedes morceaux de musique vocale. Toutefois, auiv6 siècle

encore, quand la comédie eut perdu ses chœurs, Ja

tragédie consorva les siens3. Aucun témoignage ne nous

permet de dire au juste combien do temps cela dura.Nous savons seulement qu'à l'époquo romaine, sous les

empereurs, les parties lyriques des tragédies anciennesn'étaiont plus représentées, tandis qu'on en jouait en-core les parties dialoguées 3. Il est possible que cet aban-don ne so soit produit qu'après la période classique.

IV

On a vu, danslo chapitre précédent, comment lescréa-tours de la tragédie ajoutèrent au choeur un narrateur,

qui, plus tard, se mêla lui-même à la fiction dramati-

que. Ce fut l'origine dos rôles attribués aux acteurs

(«itoxpreat).

Thespis se servit d'un seul acteur; Eschyle en intro-duisit un second; Sophocle, un troisième4. Ce nombre detrois acteurs est resté le nombre normal pour toute la

1. Schol.Aristoph.Guêpes,582.2. Démosth.,Midienne,58.Cf. Vied'Eschine,p. 269,26. Wester-

mann.3. Dion Chrysost.,XIX,p. 487Reiske.

Amtoto, Poétique;c. îv, t6. Cf. Diog.Laerce,m. 56.

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84 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

période classique, à partir des débuts de Sophocle en 468.

Eschyle no put proliter du troisième acteur que dans

ses dernières pièces. Mais, après lui, tous les poètes

dramatiques en firent usage. D'autre part, ce clullVo de

trois no fut jamais dépassé, sinon peut-être dans des

cas tout à*fait exceptionnels c'est encore le seul qu'A-ristote ait en vue dans sa Poétique.

Le nombre dos rôles dans chaque pièce a été cons-

tamment très supérieur à celui des acteurs. A l'ori.

gine, quand le poète ne disposait que d'un seul ac-

teur, il lui attribuait déjà plusieurs rôles. Lorsqu'il

y eut plusieurs acteurs, les rôles se partagèrent entre

eux, et le partage se fit naturellement dans des condi-

tions d'inégalité qui donnèrent lieu à une véritable

hiérarchie. Les rôles longset difficiles, qui exigeaient un

talent supérieur, furent le lot du meilleur acteur, qui pritle nom de protagoniste. Souvent mômo, ce protagonisten'out qu'un seul rôle, assez étendu pour remplir presquetoute la pièco, tel que colui de Prométhée, par exemple.Les rôles secondairos furent dévolus d'abord au detitéra-

goniste seul; puis, partagés entre lui et le trittagoniste,

toujours d'après lomême principe. Danscetto répartition,la dignité du personnage n'était rien, et la valeur drama-

tique du rôle était tout ». Outre ces trois acteurs, il pou-

1. Les rôlesde tyrans étaient souventattribués au tritagonistsDémosth,Ambass.,247 Couronne,180.Leprotagonistepouvaitêtrepar conséquentle sujet oule serviteur du tritagoniste Plut. Pré-ceptessur legouvern.,p. 816F. Si le principeest incontestable,l'applicationqu'on,en peut faire aux piècessubsistantes,en l'ab-sencede témoignagesprécis,est toujoursconjecturale.Les princiopales monographiessur cesujet sont K. Fr. Hermann,Dedistri-tttHonep~t'MKat'MmM<efAM<f«MMm<fa~<B<KM~r~eM,Marburg,1842ïutionepersonaruminterhistrionesin tragaedüagr~cia, Marburg,l848.1.Richter,DieVerlheilungderRottenunterdieSchauspielerdergrieeh.Tragœdie,Berlin, 1842.En outre,on trouverades indicationset desdiscussionssur cepoint dansun grandnombred'éditionsdestra-gédiesgrecques.J'ai moi-mêmeétudié ce sujetdans un mémoiresur lesecondacteurchezEschyle(Académ.des Inscript.etB. Lettres,Mémoire!dessavantsétrangers,V série, t. X,lropartie)..

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LES ACTEURS 85

vait se faire, par exception, qu'un poète eût absolument

besoin d'en faire intervenir un quatrième. L'Œdipe àColone, par exemple, semble ne pouvoir ôtro joué que parquatre acteurs. Le fait était si rare quo les anciens en

parlent à peine. Quand il s'agissait d'un rôle proprementdit, comme dans Œdipe, il fallait bien quo celui qu'onen chargeait fût un véritable acteur Mais, le plus sou-

vent, tout se réduisait soit à des paroles dites ou chan-

tées derrière le théâtre soit à un rôle très court, soit

même à un jeu muet. Onpouvait alors recourir à un sim-

ple Ogurant. Cela était d'autant plus facile que, dans

presque toutes les pièces, on avait do ces figurants on

assez grand nombre. C'étaient eux qui formaient les fou-

les, les cortèges des grands personnages, los gardes des

rois ». Une chose remarquable, c'est qu'il n'y avait pointde femmes dans tout ce personnel. L'usage athénien

ne leur permettait de figurer en public que dans cer-taines fêtes déterminées. Elles n'avaient jamais été ad-mises dans les chœurs dithyrambiques, et par suite ellesne le furent pas davantage dans les genres dramatiquesqui en sortirent. On prit dès le début l'habitude d'attri-buer leurs rôles à des hommes, et cette habitude per-sista.

Au vte siècle, ot plus tard encore, les poètes étaienten général acteurs dans leurs propres pièces 4. On pour-rait supposer même qu'ils le furent,seuls, tant que cha-

que tragédie n'exigea qu'un acteur unique. Toutefois,comme ils pouvaient être empochés au jour voulu, il y

1. Voyezplus loin, dansle chapitresur Sophocle, 2, ce quiestdit de cette tragédie et la notesur la répartitiondes rôles.

2. C'est cequ'onappelait,à ce qu'il semble,itapewnrçviov,Pollux,IV, 109.

3. Dece dernieremploivenait leur nomde 8opu?tfpotou Sopuço-p^iutta,Schol.Lucien, Man.tPéerirel'hist.,4; Elym.Magn.Sopu?â-pov Hésychins,Sopufipoc.Harpocration,s. v. vipoc.

4. Aristote,Rhétorique,III, 1, 3.

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86 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

a plutôt lieu de croire que, dès ce temps, les poètes eu-

rent des hommes de cunfianco pour los suppléer au ho-

soin. En tout cas, dès qu'il y eut un deutéragonistoattitré, la profession d'acteur devint nécessairement

indépendante de celle de poète. Les gens qui en tirent

métier s'y distinguèrent par des aptitudes spéciales, quoPoxorcico développait. Il on résulta quo les poètes trou-

vèront bientôt avantage à leur céder la place. C'est ainsi

que, au temps d'Eschylo déjà, Gléandros d'abord, et, un

peu plus tard, Mynniscos do Chalcis acquirent une répu-tation en jouant ses pièces. Cela laisso supposer quo le

poète leur attribuait, quelquefois au moins, les premiersrôles Sophocle joua encore lui-mômodans sajounosso;puis la faiblesse de sa voix l'y fit renoncer Mais déjàl'ancien usage achevait do se perdre, et bientôt la profes-sion d'acteur s'organisa complètement. Il somblo qu'audébut ceux qui s'y adonnaient aient été indépendantsles uus des autres. Plus tard, on vit se former de peti-tes troupes, qui avaient parfois pour chef un protago-niste, menant avec lui ses auxiliaires; et enlin, aprèsla période attique surtout, de larges associations, quiétaient en même temps des confréries. Il suffit ici d'in-

diquer ces faits sans y insister 3. En revanche, n'omet-

tons pas de remarquer que les acteurs tragiques en

Grèce participèrent longtemps au caractère sacré de la

tragédie elle-même. Ils devaient à leur profession une

sorte d'inviolabilité, grâce à laquelle ils étaient accueil-

lis partout. On en profita pour les charger parfois de

missions diplomatiques; d'où l'on doit conclure qu'ilsn'étaient l'objet d'aucune, mésestime.

Les témoignages anciens nous montrent les acteurs

rétribués par l'État. Lo chorège n'a pas affaire à eux

1. Vied'Eschyle,p. 121,79, Westermann.2. Viede Sophocle,p. 137,26,Westermann.3.Voy.Foucart, Decollegiisscenicorumartificum,Paris, 18T3.4.Les salairesallouéspar l'État aux acteurs étaient élevés.Po-

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LES ACTEURS 87

C'est l'archonte, chargé do la fête, qui traite avec eux.Une fois ce traité passé, ils sont attribués à tel ou tel

poète, comme les chœurs. C'est ce qu'on appelle le par-tage des acteurs (vipwn; tûv ùnoxpirâv) Co partage,nous dit-on, était réglé par le sort. D'autre part noussavons par plusieurs témoignages quo les poètes du v8

et du tre siècle avaient leurs acteurs préférés, et même

composaient pour eux des rôles appropriés à leur talentContradiction véritable, qui reste encore à résoudre.

En scène, tous los acteurs portaient un masque. Iln'est guère douteux que lu masque tragique n'ait ou une

origine religieuse. Dotout temps, dans les fêtes rustiquesde Dionysos, on s'était barbouillé de lie et couvert la têtedo touffes de plantes, dont le feuillage retombait commeuno sorte do voile. C'était là peut-être un jeu, qui avaitfini par devenir un usage sacré. Toutefois, il pourrait sefaire qu'il y eut lieu do distinguer ici entre le rite tra-

gique et celui de la comédie. Co qui a fait la tragédie,c'est l'introduction d'un personnage fictif dans Je dithy-rambe. Ce personnage était ordinairement un dieu ou

un héros. Celui qui le jouait devait, par une convenanceà la fois dramatique et religieuse, se donner à lui-môme

l'aspect le plus conforme à son rôle. On sait que pendantlongtemps, dans les processions, il y out ainsi des gensqui représenteront les dieux au naturel 3. Et dans le

drame même, le déguisement des choreutes en satyrestémoigne do co goût d'imitation. I! n'est pas improba-blo que l'usage du masque tragique on dérive également.

Suidas nous dit assez confusément que Thespis so ser-

los gagnaitun talent en deuxjours (Plut.,Dixoral., Démoslh..66).Celafaisait près de 6000francs'de notre monnaie,mais représen-tait en réalitéune sommebeaucoupplus forte.

1. Hésychius,Suidas et Pholius,v. veinfaeiçûitoxpitwv.2. Viesd'Eschyle et de Sophocle.Aristote,Poétique,c. 9.3. Voir les témoignagesréunis par Hermann,Gotlesdienstl-Aller-

Ihùmer,§35,n. 3t.

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88 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

vit, pour so masquer, de céruso ou do fard ($ikwtôtov),

puis de touffesde pourpier (ivfyiyvn), et enfin de mas-

ques en toile (ôOéwi)Vil est difficiledo croire que ce soit

là un ordre chronologique. Le pourpier a pu servir à

des drames où l'élôimat bachique dominait, tandis

que le fard et plus tard les masques do toile du-

rent êtro employés de préférence dans la tragédie pro-

prement dito. A la fin du vi«siècleet au commencementdu v», le masque tragique se porfeetionna rapidement.Ghœrilos, Phrynichos et Eschyle contribuèrent, dit-on,lace progrès, ce dernier plus que porsonno*. Après lui,il n'y eut plus d'amélioration essentielle, sans doute

parce qu'on n'en avait plus à désirer.Lo masque est un des signes extérieurs qui manifes.

taient lomieux le caractère idéal de la tragédie grecque.Évidemment, il excluait toute représentation minutieuse

de la vie morale, car il supprimait les jeux de physio-nomie. Quand un personnage restait en scène depuis le

commencement de la piècejusqu'à la fin, commele Pro-

méthée d'Eschyloou l'Œdipe à Colonede Sophocle,l'ex-

pression do son visage était toujours la même, puisqu'illui était impossiblede changer do masque. Elle- nepou-vait donctraduire quetrès sommairement la souffranceou les sensations vives, sous peine d'offrir un spectacleridicule par sa continuité. Si le personnage sortait à plu-sieurs reprises, ce qui était l'ordinaire, il pouvait sans

doute changer do masque; mais alors mêmeson cxpres.sion avait toujours quelquechosedo durable, coschange-ments étant rares. Par suite, il y a lieu de croire quel'art du vesiècle, sous l'influence de la sculpture con-

temporaine, dut viser surtout à donner aux masques

tragiques une sorte de beauté grave et triste, qui n'ad-

t. Suidas,&tmat.Surle masquetragique,voirP. Girard,Rev.desEt. ffi\,189t,p. 16Ssuiv.

2. Suidas, Xospilo;, ^pûvi^o;, Ai<x)rûXo{.

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LESACTEURS 89

mettait, en fait de particularités individuelles, que des

indications discrètes, et laissait beaucoupà faire à l'ima-

gination des spectateurs. Plus tard, quand les sculptours,au temps de Scopas et de Praxitèle, recherchèrent da-

vantage la variété précise do l'expression, les masquesdes acteurs subirent nécessairement une modificationconforme au goût nouveau. Elle aurait été bien plus sen-sible encore, si la force dos choses no s'y était opposée.Ceux que nous connaissons par les monuments appar-tiennent on général ou à ce temps ou à la période ro-maino. Ils no nous donnent peut-être qu'une idée impar-faite des offets qu'un art plus réservé avait pu produireau temps des chefs-d'œuvro de la scène. Encore est-il

qu'ils gardent presque tous ce caractère typique t.Si l'usage du masque supprimait les jeux do physio-

nomie, il avait l'avantage de supprimer aussi les dé-fectuosités du visage de l'acteur. Quel que fut son âge,quelle que fut sa physionomie propre, quand il représen-tait Achillo, il était toujours jeune et beau. Et peut-être,après tout, ne fallait-il pas beaucoup plus de complai-sance do la part du public pour animer ce visage coloré,

qui laissait paraître l'éclat des yeux et qui permettaitde deviner le frémissement des lèvres, qu'il ne nous en

faut à nous pour ne pas voir les perruques, les faussesbarbes et tout le placage artificiel qui les accompagne 1.

Le masque a d'ailleurs permis à l'art tragique on Grèce

do mettre sur la scène les personuages féminins, bien

qu'il n'eût pas d'actrices à sa disposition. Nous lui de-

1. Wioseler,Denkmillerd. Buhnenw.,tab. V. 18et 32-26.É numé-ration desmasquestragiquesnécessairespour jouer le répertoireclassiquedans Pollux, IV, 133.

2. Les masquesn'ont commencéà paraître ridiculesqu'autempsoù la pantomimemanifestaun art tout nouveau,qui donnait aucorps ce que l'art anciendonnaità l'àmc. On peut voir les plai-santeriesde Lucienà cesujet, Dansemimique,27 Anarcharsis,23Coq,28;Nigrinus.lt.

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90 CHAPITRE III. CONCOURS TRAGIQUES

voosÉlectro et Antigène, Polyxène et Ipliigénie, Alceste,Hécubo ot Andromaquo, la meilleure moitié peut-être deses créations. Enfin, c'est grâce au masque qu'un môme

acteur pouvait remplir plusieurs rôles. Sans le masque,le petit nombre des acteurs eût été un obstacle à tout

progrès dramatique. C'est par lui quo s'est maintenuela simplicité d'action, alors que le drame dovonait pour-tant de plus en plus varié

Le costume desactours tragiques présentait, lui aussi,un aspect conventionnel C'est Eschyle, dit-on, qui en

fixa le caractère. Il parait constant qu'il prit modèle sur

les vêtements pompeux dos hiérophantes et dos dadou-

ques d'Eleusis 3,Tout tendit à donner aux personnagesune sorte do majosté religieuse. Do longues tuniquestaiairos, ornées de bandes et de broderies, d'amplesmanteaux à larges plis, qu'on pouvait draper de plu-sieurs façons, des manches flottantes, do hautes chaus-

sures, des tiares ou des diadèmes 4. On grandissaitl'acteur artiliciellement, on le grossissait môme à l'aidede coussins, pour le rendre plus imposant, et sans douteaussi pour quo sa taille fut moins disproportionnée avec

l'immensité du théâtre.Tout cela imposait au jeu des acteurs grocs dos con-

ditions spéciales. Un mouvement trop animé aurait con-trasté durement avec cet appareil. D'ailleurs, pour se

faire entendre d'un public aussi nombreux, non seule-

1. Ona aussi considéréle masque,sur la foid'Aulu-Oelle(NuitsAttiques.V,7), commeun moyenpropreAdonnerà la voixplusdosonorité.Celane peut conveniren tout cas au masqueprimitifentoile, ni mêmeprobablementaux masques tragiques en général.

2.Pollux, IV, «5.3. Athénée,1,21E. Le textereçu dit quecefurent les prêtresqui

imitèrent les acteurs. Maiscela est si invraisemblablequ'il y alien ou de redresserle témoignaged'Athénéeen ce qu'il a de ma-nifestementinexact,oude corrigerle textecommel'a fait Fritzscho(Aristoph.Grenouilles,1062).

4. Lucien,Zeustragéd.,il et Dansemimique,27.

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LES ACTEURS 91

ment une voix sonore était indispensable mais il fallaitaussi en bien user, c'est-à-dire parler haut et lente-ment t. Une foulo d'olfets, qui sont ordinaires sur nos

théâtres, devenaient par là môme, sinon impossibles,du moins beaucoup plus difficiles. Tout lo dramo étaitdonc ompreint d'une sorte de solennité héroïque, quiest du reste attestée aussi par le langage même dont ilusait a.

Les fonctions do l'acteur tragique comprenaient le

chant, la déclamation et la mimique. Elles exigeaienttout d'abord une remarquable variété d'aptitudes 3.

Los acteurs chantaient avec le chœur ou seuls. Dansles deux cas, ils étaient accompagnés par la note. Leschants do la première sorte constituaient des dialogueslyriques. C'étaient le plus souvent des xojtjwi4, plaintespassionnées, qui devaient être traduites en général avec

plus de force pathétique quo do variété. Au contraire,dans tes chants de la seconde sorte ou monodies(iJ.wu>%î.x:),la variété dominait. La puissance d'expression, l'artdélicat des nuances, les contrastes brusques, en un mottout ce qui peint l'agitation do l'âme, c'était là leur mé-rite propre. Los grands acteurs s'y faisaient donc ad-mirer. Plus leur art les rendait populaires et leur don-nait d'autorité, plus ils réclamaient des poètes ce genrede morceaux, qui los faisaient valoir.

t. C'est ce qu'onappelait |»Iy«xa\ xsrtkovî|t0o3oOxi(Synes. deProvid.,p. 106A).

2. Toutefoisun acteur tragique, sous le masque,pouvait, à coqu'il paraît, produireun effettrès dramatiquepar le rira. C'estceque fit l'acteur Plisthènoen jouant le rôle d'Ajaxdans une piècede Karkinos (Parémiographeanonyme,dans Miller, MélangesdeUUér.grecque,p. 356;Aiivteio;Té)i(.>;).Il s'agit nécessairementd'unrire sonorequ'onentendaitdanstout le théâtre.

3. Cesaptitudesétaientd'ailleurstrès spéciales.Les acteurstra-giquesne jouaientpas la comédie Platon, Républ.VU,395B.

4. Arist., Poétique,c. 12: Ko|t|iô;8*8?f,vo{xotvôczopoOxal «rôax1\~i¡;.

Page 100: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

98 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

Mais la déclamation avait en somme plus d'impor-tance encore que le chant. JI n'est guère douteux

qu'à l'origine, quand l'art tragique usait ordinairement

dans lo dialoguo du tétramètre trochaïquo, elle n'ait été

accompagnée, au moins en partio, par la flùte. Sous

cette formo, c'était encore une sorte de chant. Plus la tra-

gédie devint dramatique, plus elle dut tendre à s'affran-

chir do cette gêno. L'introduction du trimètre iambiquen'aurait pas eu de sens, si elle n'eût libéré la déclama-

tion. Durant la période classique, tout démontro qu'en

général les parties iambiques étaient simplement réci-

tées l. Toutefois cette récitation pouvait être plus ou

moins voisine du chant, et c'est là peut-être un fait

dont on ne tient pas toujours assez de compte. Il paraitnaturel d'admettre que, au temps d'Eschyle, le débit

des acteurs tragiques, bien que déjà libre d'accompa-

gnement, était encore en quelque mesure modulé et

chantant, tandis qu'après lui'il tendit à se rapprocherde plus en plus du parler ordinaire. Un passage d'Aris-

tote prouve que l'art des acteurs grecs se développaautour de certaines formes typiques d'intonation, quifurent de bonne heure reconnues et fixées telles quele commandement (évroXiq), la prière («tyq^le récit (o*tfl«

ywri;), la menace (Anexkh), l'interrogation (épwTnxn?), la

réponse (à-ôxpisi;), etc 2. Cela confirme ce qui a été dit

t. Plusieurs savants ont pourtant cru que ces parties elle-mémeaétaient à demi chantées Westphal, Griech. Melrik, n, p. 480 et

Prolegomena zu JEschylos, p. 200 Naeke, Rhein. Muséum,XVII, p. 521.Ils s'appuient sur deux témoignages anciens (Plut. Musique,p. 1140F.et Lucien, Dansemimique, 27). Mais ces passages ne paraissent viser

que des cas exceptionnels (Voyez Christ, Metrik, § 376, et la disser-tation déjà citée du même savant sur la Paracataloge, p. 179). Outreles raisons que donne Christ, il faut remarquer que deux passagesd'Aristote, relatifs à l'iambe {Rhétor. m, 8 et Poétiq. 4), mon-trent indubitablement que l'iambique trimètre est un rythme parlé(Xsxtixôv|»étpov).Voyez en outre Aristote, Rhélor. m, 2, 4.

2. Aristote, Poétique, c. 19. Cf. c. 30.

Page 101: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES ACTEURS 93

plus haut sur le caractère général de cet art. Les ac-

teurs de la première moitié du Vesiècle produisirent de

grands effets avec des moyens très simples. Leur jeuainsi que leur diction étaient graves et traditionnels;

leur personnalité n'y apparaissait encore que discrète-

ment. Dans la seconde moitié du même siècle, un chan-

gement notable out lieu. On ne saurait mieux l'ex-

pliquer qu'en le comparant à celui qui se produisit à la

tribune dans les habitudes des orateurs. Périclès y était

sévèrement drapé, presque immobile; Cléon donna

l'exemplo do rejeter son manteau, d'agiter les bras,

d'élever et d'abaisser la voix; les orateurs du siècle

suivant firent de l'action une des principales parties de

l'éloquence. De même, sur la scène, il vint un jour où

les nouveaux acteurs scandalisèrent les anciens. Myn-niscos de Chalcis, qui avait joué sous la direction d'Es-

chyle et qui était plein do son esprit, traitait de singeson succossour Callippide, qui pourtant faisait pleurer le

peuple au temps d'Àlcibiado Cela voulait dire simple-mont qu'un art plus expressif recherchait alors une

imitation plus exacte do la vie par des intonations, des

changements de voix, dos gestes passionnés que l'art

primitif avait ignorés L'ancienne uniformité parais-sait monotone et raide. On recourait aux notes aiguës,aux cris, aux inflexions pathétiques 3. On s'attachait à

caractériser chaque rôle par lo son de la voix, par la

démarche, alors môme qu'un seul acteur faisait succes-

sivement plusieurs personnages 4. Un des écueils de cet

1. Aristote,Poétique,c. 25.2. Démétr.,Uzp\èpimveîorç,195Speng.,curieux exemplede mi-

mique. tiré du rôle d'Ion dans Euripide. Ces gestes devenaientensuitetraditionnels; Schol.Eurip. Oresl.268et 643.

3. Alciphron,III, 48,t. Licymnios,dit-il, l'a emportésur ses ri-

vaux,dans les nponopnoid'Eachyle,topw«vlxal YsfravôiS, t}o>vfl-p&tixpn»âl«vo«-

4. Plutarque, Ditnélrius, iS Ka9ùtsp Tpaytxôv facoxpreâv âps t$

Page 102: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

94 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

art, c'était de paraître artificiel un autre, plus dan-

gereux encore, c'était d'ôtcr à la tragédie sa dignité na-turelle et de la compromettre dans des imitations domauvais goût3. Les meilleurs acteurs eux-mêmes no lesévitèrent pas complètement. Il fallait bien quo lo débit

tragiquo subit la loi générale de tous les arts, qui estde chercher toujours dos effets nouveaux.

Dèsta fin du vesiècle, l'importance des acteurs devint

presque égale à celle dos poètes. Au iv», Aristote no

craignait pas do dire qu'elle était décidément supé-rieuro ». Déjà Callippido, au temps de la guerre du Pé-

loponnèse, était un personnage en Grèce 4. Ses succes-seurs, Théodore, Aristodémos, Polos, furent encore pluscélèbres et plus adulés 5. En Grèce, comme presquepartout, l'art de l'interprétation tragique atteignit son

apogée, quand la tragédie oJle-mômo était en pleinedécadence. Cela se comprend. Une pièce n'arrive àdonner à la scène tout ce qu'olle contient qu'après avoirété longuement étudiée. Et, quand il en est ainsi, lesœuvres classiques, interprétées avec cette perfection,pèsent, pour ainsi dire, sur les pièces nouvelles, en lesasservissant à leur exemple.

oxîuj ttîtorêaUivTMV xai pâStapa xal çtovriv xal xaréxXurtv xal vpoaafi-

peuaiv.i. Aristote(Rhélor.m, 2, 4)loueThéodorede ce qu'il paraissait

toujoursparler naturellement,tandis que la voixdes autres ac-teurs ne semblaitpas être leur proprevoix 'H |ùvysptoOUyovxoiëotxsvelvai,ai S' àXXAtperEt il ajoute qu'il faut |iJ| SoxetvXéyetvKncXaepévu;,àVkàiteçux&Twj.

2. Aristote, Poétique, c. 26 "Oirep xa\ KaXXcmciSti4nîTt(i5to xal vOv

S).).oi;. û; oùx 4Xe«6épa{ yinatiuti |u|iou|i{v<av.3. Aristote, Rhétorigui, III, t, 4 MtÇov 8Jv«vt«i vûv t<»v ro>sr,Tfiv

01 ûitoxpitai.4. Plutarque, Agésilas, 31 Ka\ x<5ie KaUutitîenc 6 tûv xfafi^t&v

iitoxptrn; ôvo|ia xa\ 6Aï«v ifxuv iv wî« "EXX»ii«xa't (TitouîaÇiJnevot 6ic»

ICIXVTtOV.

8. Voirla liste des principauxacteurs grecs, avec l'indicationdes plus notablestémoignages,dans A.Müll3r,ouvr.cité,p. 185.

Page 103: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES PRIX 05

: V

Acteurs, choreutes, chorègos et poètes concouraient

avec des rivaux. On pensait à Athènes, comme presque

partout en Grèce, quo le plus sur moyen d'honorer une

divinité, c'était démettre au concours l'hommage qu'onvoulait lui rendre. Dès le >;i8siècle, l'État institua des

concours tragiques, c'est-à-dire qu'il eut ses juges et

décerna des prix.Ces prix étaient attribués à un groupe iadivisible,

formé du poète et du chorège. On récompensait l'un

pour son talent, l'autre pour sa générosité et pour les

soins intelligents qu'il avait donnés à l'instruction du

chœur. Chacun d'eux avait sa part du succès, mais la

victoire était commune. De la sorte, un même intérêt

les stimulait. Ne pouvant pas triompher l'un sans l'au-

tre, ils étaient obligés do s'entendre et do s'associer

étroitoment. Dans cotte association, c'était naturellement

le poète qui avait le pas. Les trois concurrents admis

par l'archonte étaient classés. Mais le premier rang était

une victoire, le second un demi-succès, le troisième

une défaite.

Les acteurs ne furent d'abord dans le concours queles auxiliaires du poète. Interprètes de sa pensée, ils ne

faisaient qu'un avec lui, et par suite il ne pouvait yavoir pour eux de récompenses distinctes. Plus tard,

quand l'interprétation dramatique eut prévalu sur

l'œuvre même, les choses changèrent. Au me siècle,

nous voyons par les inscriptions que les protagonistesconcouraient entre eux. C'était là sans doute le dernier

terme d'une série de changements qui nous échappent.'Il put arriver en ce temps qu'un acteur fùt mis au pre-mier rang, pour sa façon de jouer une pièce qui n'était

classéo elle-môme qu'au second ou au troisième Rien

i. CIA,II. 073.

Page 104: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

96 CHAPITRE III. – CONCOURS TRAGIQUES

no montre mieux à quel degré de subtilité dana l'appré-ciation les juges athéniens étaient alors parvenus.

Il va de soi que les prix do tragédie ainsi décernés

soit aux poètes, soit aux acteurs, étaient indépendantsdo leur salaire. Nous sommes d'ailleurs dépourvus de

renseignements précis sur leur valeur.

Par qui étaiont-ils décernés? Nous no pouvons le dire

que pour Athènes. Là, le sénat et les chorèges intéres-

sés dressaient ensemble, chaque année, avant les con-

cours, une véritablo liste do jurés, dont les noms grou-

pés par tribus étaiont mis dans des urnes. On scellait

ensuite ces urnes et on les gardait dans l'AcropoleDans ce premier choix, le Sénat représentait l'État, et

chaque chorège son intérêt personnel. Au jour du con-

cours, les urnes étaient apportées au théâtre. L'archonte

tirait au sort dix noms, un par tribu 3. Les dix person-nes désignées constituaient ensemble le jury; on les

appelait les juges (xptrat). Ils prêtaient serinent, et dès

lors tout dépendait do leur décision, qui no dépendaitolle-mêmo que de leur opinion personnelle. Leur sen-

tence était rendue au scrutin secret, à la tin du concours,

et proclamée alors par la voix du héraut 3.- ·

Le public n'avait aucun rôle officiel dansce jugement.Cela no veut pas diro qu'il ne prit point parti pour les

concurrents et qu'il n'exerçât pas son influence sur le

vote final. Los poètes le sentaient si.bien qu'ils no né-

1. Isocrate, xvn, 33.i. Cela résulte indirectementdu récit dePlutarque, Cimon,8.3. ViedeSophocle,vtxôvixrip-j-/6r|.Onadmetgénéralement(Voy.

A. Mulleret Haigh)qu'après le concours,un secondtirageau sort".vaitlieu, qui réduisait à cinq le nombredesjuges définitifs.Lenombrede cinq est attesté pour la comédie,maisnon pour la tra-

gédie.Quantà ce» procédure,très compliquée,on la déduitd'un

passagede Lysias (IV,3),qui est relatif au.concoursdithyrambi-que,nonau concourstragique.Cepassageestd'ailleurs fort obscur

pour nous. Sur le choixdes juges, consulteraussi Lafaye,De

poetarumet oralorumcertaminibusapudveleres,Paris, i883.

Page 105: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES PRIX 97

Hiat. de la L tt T. M. 7~.t~At'f

gligeaient rien pour lo bien disposer. Dès le v° siècle,les concours tragiques des Dionysies étaient précédés,à quelques jours do distance, d'une cérémonie particu-lière, qu'on appelait le prélude du concours (irpodl^dv).Le 8 d'Élaphébolion, jour do la fête d'Asclépios, le peu-plo s'assemblait à l'Odéon, et les poètes admis'au pro-chain concours venaient so présenter à lui et lui pré-senter leurs acteurs et tours choreutes Chacun d'euxétait appelé à son tour par le héraut Il entraii en

scène, couronné comme pour un acte religieux, suivi deson chœur et de ses acteurs, non costumés, et il faisaitconnaître au public le sujet des pièces qu'il se proposaitde soumettre à son jugement 3. A partir de ce moment,le programme des concours était officiellement connu,les cabalos pouvaient se former. Elles étaient parfois si

violentes, qu'il deveaait difficile à l'archonte de tirer ausort le nom dos juges 4. En tout cas, les impressions dumoment suffisaient à rendre les représentations agitées.Ces spectateurs athéniens étaient vifs, ardents, impres-sionnables. On pleurait, on criait, on applaudissait, onsifflait. C'étaient de longues acclamations ou de vérita-bles huées s. Quand le public était trop mécontent d'un

acteur, il le chassait de la scène honteusement, quelquefois môme on l'accablant do projectiles divers. Quand aucontraire il était ému et captivé, son enthousiasme écla-tait en longs transports. Le caractère religieux de lafête u'était en aucune façon un obstacle à ces explosionstumultueuses les Grecs ont toujours eu la dévotionlibre et bruyante. D'ailleurs, le tempérament national le

1. Schol.Eschine,contreCtésiphon,61.Sur leitpoifwv,voirRohde,RkeinischesMuséum,XXXVIII,p. 251.

2. Aristoph.,Acharn.10.3. Platon, Banquet,p. 191A.4. Plutarque,Cimon,pass. Cité.5. Voyeznotamment,sur le xW|i6; on t grognement»,l'art. du

lexiqued'Harpocration,au motêxXwïew.

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98 CHAPITRE III. CONCOURS TRAGIQUES

voulait ainsi. Los longues contraintes lo fatiguaient; ildébordait au théâtre, comme à l'agora, cummo danstes tribunaux, cummo partout. Cola même était une

-partie de l'effet heureux des grandes oeuvres tragiques.Elles faisaient vibrer avec forte l'àino populaire; elles-donnaient l'essor à toutes los puissances d'amour ou dehaine qui s'agitaient en elle, et par là, comme l'a senti

Aristule, elles la purifiaient L'obsorvation ingénieusedu philosophe a dû lui venir à l'esprit au théâtre d'A-

thènes, un jour que Théodore ou Polos interprétait Eu-

ripide.Une fois le concours terminé, l'archonte en faisait

dresser une sorte do procès-verbal sommaire, qui était

déposé aux archives. On y trouvait naturellement le ti-tre des pièces, les noms des poètes et des chorèges,ceux des protagonistes (du moins à partir du momentoù ils commencèrent à compter), et enfin la sentencedes juges A une date plus récente, mais difficile à

déterminer, l'usage s'introduisit do rédiger ces procès-verbaux sous forme d'inscriptions et do consacrer ces

inscriptions dans l'enceinte du téménos de Bacchus 3.D'autre part, c'était l'habitude des chorèges vainqueursd'ériger, en souvenir do leur victoire, un monument,dont la partie principale consistait en un trépied et quiportait une inscription commémorative. Ces diverses

inscriptions constituaient une série de documents surs,où étaient contenus tous les faits principaux de l'his-toire du drame. On comprend aisément quel intérêt ilsdurent offrir à ceux des anciens qui s'occuperont de

préparer ou d'écrire cette histoire. Aristoto fut un des

premiers à les recueillir. Il constitua ainsi la collection

1. Aristote,Poétique,c. fi.VoirWeil, Éludes,etc., p. 157et suiv.2. Boeckh,CIG,I, p. 350et Kœhler,Millheil.d. archeol.Instit. in

Athen.III, p. U2 et suiv. et 129et suiv.3. CIA, II, 97*, 913, 914, 973.

Page 107: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES DIDASCALIES 99

dos Didascalies ou Victoires dionysiaques D'autres

l'imitèrent, et l'érudition aloxandrine en profita, De re-

cueils ainsi formés sont venus les fragments de notices

que nous trouvons encore çà et là, mêlés aux argu-monts des tragédies grecques dans los manuscrits. Dé-

rivant de sources officielles, ils contiennent des ren-

seignements précis, dont lavaleur a été reconnue depuis

longtemps.Voilà, très sommairement, ce qu'il importe le plus de

savoir au sujet de la forme des concours tragiques, des

ressources dont disposaient les poètes, et des conditions

spéciales qui leur étaient imposées. Passons mainte-

nant à la tragédie elle-même, et voyons cequ'ollc était,

considérée dans son ensemble et dans ses parties.

1. DiogèneLaerce, V, 26.Les SiSetexaXiaid'Aristote sont fré-quemmentcitées ses vfetuSiovumaxaile sontmoinssouvent.Pri-mitivementle mot StSaaxaXiasignifiaitrepi-ésenlationon est passéde là naturellementau sensde «procès-verbal d'une représenta-tion »,notice commémorative».

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CHAPITRE IV

LA TRAGÉDIE KT SES LOIS

SOMMAIRE

I. Les sujets tragiques. II. L'action. Les parties du drame.III. Progressiondol'intérêt. IV.Loa trois unités. V. Lechœur; les personnages. Leur nature et leurs rapports.VI. Lyrismetragique.Sesorigineset sesformes. VII. Ledia-logueet les récits. VIII. La languo de la tragédie. IX. Savaleurmorale.

I

C'est par le choix de ses sujets que la tragédie grec-quo se distinguo tout d'abord. D'une manière générale,elle les emprunte aux récits héroïques et mythiques.Le dithyrambe célébrait Bacchus; les chants tragiquesde Sicyone lui substituaient des héros souffrants, mais

toujours des héros. On ne sortait pas de ce monde plusou moins divin, où toute la grando poésie antérieures'était circonscrite. La tragédie naissante accepta cet

héritage, et, on se développant, elle en restreignitl'étendue plutôt qu'elle no l'accrut.

Ce qui l'y attacha invinciblement, ce fut ce même es-

prit religieux qui explique toute son histoire. En s'é-

loignant des dieux, elle aurait manqué à sa fonction

propre. Les légendes héroïques, rattachées à la mytho»

Page 109: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES SUJETS TRAGIQUES 101

logie, formaient aux yeux des Grecsuno sorte « d'his-toire sainte », qui tenait sans doute intimement à l'his.toire profane, mais qui pourtant ne se confondait pasavec elle. Cette histoire était pleine de dieux. C'étaientles fils des Immortels qui en étaient les acteurs eux-mêmes, ils y intervenaient sans cesse. En la mettantsur la scène, on leur rendait honneur, on faisait actede religion. Cela était senti d'instinct et par tout lemonde. A défaut de prescription expresse, une sortede convenance tacite maintenait la tradition.

Outre leur valeur religieuse, ces légendes avaientd'ailleurs pour les Grecsun vif et profond intérêt, à lafois humain et national. Homère les leur avait renduesvraiment chères Loshérosdontelles parlaient étaientles types mêmes de l'humanité telle qu'ils la conce-vaient. En eux, ils retrouvaient lours idées, leurs sen-timents, toute leur vie morale. Par la variété desaventures, par la grandeur des ;catastrophes, par laviolence des passions, la légende héroïque offrait audrame une merveilleuso matière. Elle avait pour do-maine un temps fictif, antérieur à toute législation,temps où la vie était orageuse, le devoir difficileet obs-cur, où les supériorités individuelles éclataient vive-ment, où les amours, les haines, les dévouements, leshontes, les fureurs, les vengeances s'exaltaient prodi-gieusement. Une telle humanité était une humanité

plus agissante et plus souffrante. Bienqu'ancienne, elletenait au présent. Onreconnaissait en elle le fondqu'ondistinguait encore en soi-même, sous l'apaisement dela civilisation. Deplus, ces héros, pour lesGrecs,étaientdes êtres réels et des ancêtres. Si le détail de leur his-toire était incertain et livré à la poésie, le fait mêmede leur existence ne l'était pas. Onhonorait en eux les

t. Platon,lIépubl.X, t -£01118y&P'riiSv1&GI).,r,v&trcbffl)VTO,sffDVT~V4.Platon,Rèpubl.X,1 "Eoixsy«Ptûvx«Xûvànâvra»toi5t<ovtôvTpsifexflvrcpSto;SiSâcntdXicTa«al%«|i&vtevlotai.

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103 CHAPITREIV. – LA TRAGÉDIEET SES LOIS

protecteurs des cités, des tribus, des familles; on lourrendait un culte, on les craignait, on lus aimait. Toutela terre grecque était remplie de leur souvenir. On yvoyait leurs palais cyclopéens, leurs trésors, les tem-

ples qu'ils avaient bâtis, les jeux qu'ils avaient insti-tués, los lieux où ils avaient accompli leurs exploits.Leurs relations mutuelles, n'était-ce pas déjà, sous uneforme antique, l'histoire contemporaino En parlantd'eux et en les faisant parler, en rappelant leurs al-liances ou leurs hostilités, les services qu'ils s'étaientrendus les uns aux autres, les promesses qu'ils s'étaient

faites, on touchait aux questions du jour. Sparte et

Athènes, Thbbes et Argos figuraient sans cesse dansles légendes do Ménélas, de Thésée, d'Héraclès, deDanaos, d'Agamentnon. Les allusions naissaient d'ollos-

mêmes, tant le présent était vivant dans ce passé tout

hellénique.Réalité nationale et réalité humaine, voilà cortes de

quoi satisfaire à toutes les exigences do l'art. Où au-rait-il trouvé quelque chosed'équivalent? Et ce n'était

pas tout. Cetteriche matière avait un autre avantage. Ellese prêtait, mieux qu'aucune autre, à cotte simplilicationidéale, dontla tragédie grecque avait besoinen raison de

l'exiguité de sos ressources, et qu'elle aima d'ailleurs

toujours par instinct. La vie des héros ne s'offrait pas à

l'imagination desGrecscomme tout à fait semblable à laleur. Ils ne la concevaient que d'après la poésie et lesœuvres d'art, par conséquent sousses grands traits seu-lement, dans co qu'elle avait de plushaut et d'essentiel.Point de détails encombrants. L'exactitude matériellen'avait rien à faire en de tels sujets. Ils ne demandaient

pas qu'on leur représentât au vrai la robe d'Hélène oula cuirasse d'Agamemnon, ni qu'on assujettit les actesdo tels personnages à toutes les petites vraisemblances

gênantos de la réalité. La vie héroïque flottait, ponr

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LES SUJETSTRAGIQUES 103

ainsi dire, dans leur pensée, comme une belle imago un

pau vague, qui ne voulait pas être trop précisée. Cela

laissait au poble assez de hberté pour qu'il n'eut souci

que des grandes choses.

Gosraisons, qui recommandaient tes sujets héroïques,expliquent pourquoi les autres ne réussirent jamais à se

faire accepter, malgré de remarquables tentatives et de

glorieux succès.La partie purement divine de la mythologie offrait

bien quelques-uns des mêmes avantages que la légendehéroïque Mais, au point de vue tragique, les dieux, saufde rares exceptions, ne pouvaient pas exciter l'intérêt

passionné qu'excitaient des hommes en souffrant et enmourant Il fallait vraimentlo génie d'Eschyle pour met-tre en scène leurs passions et leur prêter des idées à lafois intéressantes et dignes do leur gandeur. Ses Pro-mêthées doivent être regardés comme une tentative ex-

ceptionnelle, dont le succès peut-être n'aurait pu êtrerenouvelé ni par un autre poète ni avec un autre sujet.

L'histoire proprement dite, et en particulier l'histoire

contemporaine, pouvait sembler au premier abord bien

plus attrayante. Pour nous, modernes, quand nous ré-fléchissons à ce qui eût été possible en ce genre, c'estune occasion d'étonnemont et do regret de voir que tantde beaux sujets, qui s'offraient d'eux-mêmes, ont étélaissés de côté. Si la Grèce avait eu un drame histori-

que, que de belles tragédies, presque toutes faites, pourun Phrynichos ou un Eschyle, dans les événementsarrivés à Sparte, à Athènes, à Sicyone, à Corinthe, à Mi-

let, entre le début des Olympiades et les guerres médi-

t. Si les Grecsn'avaient cherchedans la tragédie qu'un spec-taclereligieux,il ne manquaitpas de belleslégendesdivinespro-pres au théâtre.Ona vu plushaut qu'à Delphesonjouait danslesfêtesune sorte dotragédied'Apollon.Mais.dans ces sortes desu-jets, le spectacletondaità prévaloirsur le drame,et la dévotionsur l'émotion.

Page 112: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

104 CHAPITRE IV. – hk TBAGÊDIE ET SES LOIS

quea t Révolutions intérieures, guerres civiles, proscrip-

tions, renversements du fortuno, avènements de tyrans,

complota, vengeances politiques ou privées, n'était-ce

pas là une admirable matière qui appelait son poète ?Hérodote est plein de tragédies qui ne demandaient qu'àêtre transportées sur la scène pourquoi ne l'ont-elles

pas été ?q

La tradition sans doute était contraire à ce genre. Mais

la tradition est-elle un obstacle sérieux pour les génies

hardis, aux époques d'essais et d'initiative? Il est certain

qu'il y eutun moment où la tragédie historique tenta les

plus grands poètes d'Athènes, où elle fut essayée, où

elle parut réussir, et où néanmoins elle s'arrêta dans

son succès môme. Ce fut l'émotion patriotique qui la sus-

cita lo deuil de la Grèce d'abord, quand l'Ionie lui fut

arrachée, puis l'ivresse du triomphe, quand on eut

vaincu à Salamine. Phrynichos, au commencement duv°

siècle, fit représenter sa Prise de Milet vingt ans plustard environ, ses Phéniciennes. Eschyle, en 472, donna

aux Athéniens ses Perses, qui semblent avoir été joués

plusieurs fois. Deces trois pièces, la première n'out qu'unsuccès de larmes, qui se changea en. révolte de patrio-tisme et en indignation. Mais les doux autres, et surtout

celle d'Eschyle, provoquèrent un véritable enthousiasme.

D'où vient donc qu'Eschyle s'en tint là, on fait de tra-

gédies historiques, et qu'après lui, ce genre, qui pro-mettait tant, fut définitivement abandonné ? q

Nous ne connaissons ni la Prise de Milet ni les Phéni-

ciennes mais nous lisons encore les Perses. Cela suffit

pour que ce fait étrange nous soit expliqué. Obligée de

s'accommoder aux convenances de la scène, l'histoire,

dans cette pièce, a dù s'éloigner autant que possible de

son vrai caractère. Laissant de côté tous les personnages

1.Le Thémistoclede Moscbionet pout-ètroses Phérêentne sont

quedes tentativesisolées,sansimportance.

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LES SUJETSTRAGIQUES 105

réels, connus du public,, la tragédie s'en tient a ceux que

l'imagination populaire entrevoit vaguement dans une

sorte de révo> à Xerxès, à sa mère Atossa, à ses Fidèles,

ou bien elle en crée de purement lictifs, tels que l'Ombre

de Darius. Quant aux événements, elle en néglige, de pro-

pos délibéré, tout le détail. Rien qu'un grand fait, sim-

plifié, idéalisé, divinisé. Et pardessus tout, une idée re-

ligiouse dominante, qui mèno l'action. 11est clair qu'unetelle transformation de l'histoire implique, de la part du

poète, la croyance absolue en une sorte do type héroïquede la tragédie, seul possible. Tout ce qui est propre à

l'histoire, tout ce qui la distingue de la légende, les dé-

tails de mœurs,'la complexité des faits, la variété infinie

des motifs, tout cela est écarté par lui sans hésitation.

Pour la rendre tragique, il se sent obligé do la rendre

légendaire, autant que possible. Il la met, pour ainsi dire,

à la même distance de ses contemporains que le meurtre

d'Agamemnon ou la prise de Troie il s'appliquo à la leur

faire voir comme ils la verraient si elle n'était arrivée

jusqu'à eux que par une tradition lointaine et poétique.En d'autres termes, l'histoire, entre ses mains, perd sa

nature propre. Dès lors, plus de tragédie historiquecar, ainsi comprise, qu'était-elle, sinon une tragédie lé-

gendaire d'une espèce particulière, plus difficile à trai-

ter ? Disons plus elle n'était possible que pour un très

petit nombre de sujets exceptionnels, qui se prêtaient à

cette sorte de transformation. Quant aux autres, la ré-

sistance des habitudes d'esprit, soit dans le public, soit

choz les poètes, était si forle qu'il n'y avait même pasà y songer.

Restait une dernière classe do sujets les sujets de

pure invention. Nous savons par un témoignage d'Aris-tote qu'on vit sur la scène grecque des tragédies dans

lesquelles tout était Octif, l'action aussi bien que les per-

sounages. La plus célèbre fut celle d'Agathon qui s'ap-

Page 114: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

106 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

pelait Anthos ou Antheus et dont le succès est attesté ».En soi, ce genre n'avait rien qui répugnai à la naturo dola tragédie grecque. Toute légonde, mise à la scène, com-

portait une grande part d'invention libre. De degré en

degré, on pouvait en venir à inventer tout, sans que le

publie fût trop dérangé dans ses habitudes. Toutefois,cette manière do faire fut en somme extrêmement rare.Aristote en donne une raison c'est, dit-il, que la tragé-die a besoin de vraisemblance or ce qui passe pour êtrearrivé est, parlà môme, tonu pour vraisemblable a. Il estclair pourtant qu'on inventant librement, mais avec goûtet sagesse, un poète habile n'aurait guère été embar-rassé de se faire croire. Nos drames bourgeois sont ac-

ceptés du public sans la moindre difficulté, bien que lesdonnées en soient purement imaginaires. Ce qui Ht qu'onpréféra en Grèce les légendes anciennes aux ticlions pu-res, c'est plutôt que ces légendes étaient liées à la reli-gion nationaloet entourées d'une sorte de respect héré-ditaire qui en augmentait la puissance. Rien qu'en los

évoquant, le poète faisait surgir dans les âmes millesentiments confus, mais profonds, dont il profitait.

Dans la légende héroïque elle-même, tout était-il àprendre? Il somble que, tout à fait à ses débuts, l'art

tragiquo ait comporté un élément satyrique, c'est-à-direbouffon. Mais cet élément s'en détacha de bonno heureot n'y reparut jamais. Aristote définit la tragédie undrame sérieux. Les Grecs do l'époque classique ne l'ont

pas conçue autrement. Par suite, toutes les parties dela légende qui étaient bouffonnes furent exclues de sondomaine et rejetées dans celui du drame satyrique. Ce.ne fut point par scrupule religieux qu'on agit ainsi,puisque le drame satyriquo et la comédie elle mêmen'étaient pas, aux yeux des Grecs, des choses moins reli-

1.Aristote,Poétique,c.9.2. Ibidem.

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LES SUJETS TRAGIQUES 107

gieuses que la tragédie; ce fut par un instinct de con-

venance esthétique qui caractérise la race. N'aimant pasà confondre des choses dissemblables, elle séparait les

genres spontanément, par goût d'ordre et de distinction.

Voilà comment elle se fit une tragédie purement tragi-

quo, à côté d'uue comédie purement comique. D'ailleurs

elle accomplit ce partage sans raideur, parce qu'ellen'obéissait pas en cola à une discipline superstitieuse,mais à un instinct. Libre de tout joug et de toute imi-

tation, c'était son plaisir qui était sa loi et elle n'écar-

tait que ce qui l'offensait.

Si l'un voulait essayer do définir les conditions géné-rales que l'art grec exigeait d'un sujet tragique, il fau-

drait donc dire d'abord, en résumant ce qui précède,

qu'il devait être légendaire et dégagé do tout élément

de ridicule. Mais il est évident quo cela ne suffisait paset qu'il fallaitavant tout qu'il fut dramatique C'est pour-

quoi, entre tant de légendes qui s'offraient, beaucouprestèrent toujours inexploitées, d'autres on assez grandnombre ne furent misesà profit qu'une fois ou deux, tandis

que quelques-unes, en raison de leurs qualités propres,

après avoir été do bonne heure tirées de l'obscurité,

passèrent ensuite de main en main, presque indéfini-

ment. Cola tint surtout à ce que la notion même <'e l'in-

1. M.de Wilamovitz,dans son Euripide.?llerakles(in éd.Berlin,1889),a consacréunchapitre,pleind'idéespersonnelles,à cetteques-tion qu'est-cequ'une tragédie grecque? Selonlui, c'est surtoutun spectaclehéroïque,un morceaudelégendemissur la scène;il n'est pas nécessairequece spectaclesoitdramatique.Je ne peuxvoirlà qu'unbrillant paradoxe.Sansdoute,lestragédiesprimitivesne sont pas dramatiquescommecellesd'Euripide, mais elles lesont à leur manière.Unesimplelamentationpeutêtredramatiquequandceuxqui selamententsont frappés sousnos yeux et quandleur douleurest soumiseà certainespéripétiesintimes. Elle l'estsurtout, quand elle résulte d'un grand événement,c'est-à-dired'uneactiondivine. Voir,dans le mêmesens, Jownal dea Sa-vanlsjanvier Î890),art. de M.de Weil sur le UvredeM. de Wila-movitz(reproduitdans les Étudessurle drameantique,p.i et suiv.).

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108 CHAPITRE IV. LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

tôrêt dramatique, on devenant plus précise dans les

esprits, y devint aussi plus étroite. Au début, comme le

remarque Aristote, les poètes acceptaient presque tou-tes les légendes; peu à pou, ils Bnirent par a'attachorà

quelques familles exclusivement'. Les Grecs, ayant l'es-

prit ingénieux, devaient aimer les rencontres fortuitesd'événements qui ressemblent à des combinaisons de

l'esprit. Il fallut quelque temps à leurs poètes tragiquespour se faire la main à ce genre de composition. C'étaitun métier à apprendre. Euripide, le premier, y excella;Sophocle, dans Œdipe roi, s'y révéla aussi comme unmaître, Dès lors, la tragédie voulut dos méprises, desmalentendus prolongés, des reconnaissances, surtoutdes conjonctures extraordinaires, qui armaient des filscontre leur père, des sœurs contre leurs frères, des mè-res contre leurs fils, de façon à exciter violemment lessentiments naturels par des situations contraires à lanature. Dans ces conditions, la terreur et la pitié deve-naient les ressorts tragiques par excellence, ou mêmeles seuls ressorts de la tragédie. Un petit nombre de

sujets seulement se prêtaient à des exigences si rigou-reuses. Cette tendance était si naturelle à l'esprit grecqu'Aristote a pu la prendre pour la loi même de l'art

tragique. Malgré son autorité, il serait très injusted'oublier qu'elle n'a prévalu définitivement que versla fin de la période des chefs-d'œuvre. En fait, la tra-

gédie grecque a été bien plus large dans ses concep-tions, au temps d'Eschyle et de Sophocle, qu'on ne se-rait tenté de le croire d'après les formules de la Poéti-

que. Nous le montrerons plus loin en parlant de cesdeux poètes.

Disons aussi que, indépendamment de leur intérêt

dramatique, les sûjets choisis par les poètes avaientsouvent, pour eux et pour leur public, un intérêt ac-

1. Aristole.Poétique,c. 13.

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LES PARTIES DU DRAME 109

cessoire, religieux, politique ou philosophique'. Mais,comme il s'agit là de vues personnelles qui tiennent

aux hommes et aux circonstances, il sera plus à proposde les indiquer ailleurs.

Il

L'idée de l'action dramatique ne s'est pas présentéeà l'esprit des poètes grecs d'une façon abstraite. Elleleur est apparuo d'abord confusément dans le dithy-rambe et dans d'autres compositions lyriques analogues,d'où ils l'ont dégagée peu à peu. Or le propre du ly-risme, c'est do laisser à l'âme le temps do s'épancher,c'est de faire môme de ces épanchements prolongésson sujet préféré. Rien n'ost plus contraire à sa nature

que de se hâter; s'il se précipite, il sacrifie co qui faitsa puissance. Voilà pourquoi l'action, dans la tragédiegrecque primitive, ne dut guère tendre qu'à fournir àla poésie lyrique, dont elle était le soutien, dos occasionsfavorables. Bien loin de la dominer et de l'entraînerviolemment avec elle, elle se mettait à son service etl'attendait patiemment. Une pièce composée d'aprèsces principes consistait surtout en récits ou en dialo-

guos élémentaires, qui provoquaient des chants passion-nés ou plaintifs.

Il résulta de là que la tragédie grecque se divisa

spontanément en parties récitées et parties chantées. Lesunes et les autres naissaient d'un même fond; les pre-mières devaient être le prétexte et l'explication des se-

condes, tandis quo celles-ci à leur tour étaient le déve-

loppement pathétique des premières. Primitivement,c'était l'élément lyrique qui était le plus étendu et le

1. Unepartiede cesujeta été traitéepar M. Weil dans sa dis-sertation Detragœdiarumgr&carumcumrébuspubliaisconjunctione,Paris, 4848.

Page 118: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

iïO ÛHAPITBE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

plus important. Peu à pou, co rapport se modifia, Amesure que los habitudes analytiques de l'esprit et le

goût du raisonnement so développèrent en Grèce, on

prit plus de plaisir aux exposés de motifs, aux discus-

sions, aux ripostes. L'importance du dialogue s'en ac-crut d'autant, et colle du lyrisme diminua. A la fin, le

rapport primitif se trouva entièrement renversé. Mais

jusqu'au dernier jour, des traces manifestes de l'ancienétat do choses subsistèrent, non seulement par la per-sistance des chœurs, mais aussi, comme nous le verrons

plus loin, par uno manière originale do comprendre la

progression de l'intérêt. En outre, cette conception fon-

damcntalo de l'action fut pour beaucoup dans la simpli-cité dont elle ne se départit jamais. Le lyrisme, qui la

dominait à ses débuts, l'y avait assujettie et accoutu-mée. Môme quand elle se fut affranchie presque entiè-romont de sa loi, elle. garda toujours l'empreinte de la

première habitude.

De là sortit naturellement la distinction des partiescomposantes de la tragédie 1.

Le prologue, selon la définition d'Aristote, est la par-tie do la tragédie qui précède l'entrée du chœur Ilsemble par suite qu'il ait dû manquer à la tragédiepri-mitive où le chœur était presque tout. Et, en fait, deux

des pièces d'Eschyle, vraisemblablement les plus an-

ciennes de celles qui subsistent, les Suppliantes et les

Perses, n'ont point de prologue c'est le chœur qui pa-raît d'abord et qui en expose le sujet. Celte, expositionnécessaire est alors faite en vers anapestiques, proba-blement récités par le coryphée. Peut-être faut-il voir

1. On trouveraun des meilleursexposésde cettequestiondansR. Westphal, Prolegoménazu MschylusTragœdien(Leipzig,1369).Voir particulièrementle premierchapitre intitulé DieGliedermgderJEschyléischenTmgœdie. '

2. Poétique,c. 12:*E«m81itpiXoro;piv|tépo;SXovxfay^Bîixit&«pi,toao`v~G&II&3oV.

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LES PARTIES DU DRAME ili

là le type du prologue primitif. En tout cas, cette ma.

nière fut abandonnée de bonne heure. Elle offrait desinconvénients évidents. Le premier aspect du chœur etle spectacle mémo do son défilé devaient distraire le

public, qui était ainsi moins attentif aux choses dites.On pensa justement qu'il valait mieux le mettre au cou-rant des faits avant l'entrée du chœur. Ainsi naquit le

prologue proprement dit. Si cela eut lieu au temps où le

poète ne disposait que d'un seul acteur, ce prologue futnécessairement un monologue. Nous en trouvons encoreun pareil dans YAgamemnon d'Eschyle. Dès qu'il y eut

plusieurs acteurs, la forme dialoguée, plus vivo et plusfacile, dut être préférée en général. Le prologue devint

alors une première scène, ou même tout un groupede scènes. Il arriva quelquefois, dans ce second cas, quela pièce débuta encore, comme autrefois, par un mono-

logue, mais suivi d'un dialogue; par exemple les Eu-

ménides d'Eschyle. Quand co monologue prit le carac-

tère d'une exposition préalable, ce qui devint usuel

chez Euripide, il constitua une sorte de prologue spé-cial dans un autre prologue plus largo Contentons-nous d'indiquer sommairement cos diverses espècesd'un môme genre.

Le prologue mis à part, une tragédie grecque se diviseen un certain nombre de parties principales appelées

épisodes, encadrées entre des chants du chœur, dont le

premier porte le nom de parodos, tandis que les autresse nomment stasima.

La parodos (sàfoBo;) n'est autre chose, comme sonnom l'indique, que le chant d'entrée du choeur Nor-

1. Et de là, par un abusde langage, l'habitude des grammai-riens grecs de dire que le personnagequi parle le premierdébitele prologue(itpoXoyîCet),même quand la piècecommencepar undialogue.Voir parexemplelepremier argumentà' Œdipeà Colane.

2. Aristote,Poétique,c. 13 nâpoSoe\ài i\npcâniXiÇtç6)i)(mss.SXou)[toS]x0?»5-Le mot &<">laisserait supposerqu'il pouvait y

Page 120: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

lia CHAPITRE IV. LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

maternent, ce chant comprend un développement lyri.que d'une certaine ampleur. Au temps d'Eschyle, la pa.rodos était encore quelquefois fort étendue; telle estcelle des Suppliantes ou colle do YAgamemnon. Chez

Sophocle, elle se réduit en général à deux couples an-

tistrophiques, suivis ou non d'une épode. A côté de ce

type, diverses formes accessoires apparaissent dès le

temps d'Eschyle et se multiplient bientôt après. Au lieud'une parodos proprement dito, nous voyons dans leProméthée enchaîné un dialogue lyrique entre Promé-thée et les Océanides. Il en est encore ainsi dans YElec-tre do Sophocle, dans son Œdipe à Colonc, dans sesTraehinicnnes. Euripide à son tour use du môme pro-cédé dans Hélène, dans Electre, dans les Béraclidcs,dans/?», dans Médée, dans Oreste, dans les Troyennes;on le trouve aussi dans Rhésos La parodos à'Hécube,'

qui est un dialogue aaapostique, reste isolée pour nous,comme un type absnlumont exceptionnel. Quelquefois,mais rarement, les choreutes, dans ce chant d'entréo,conversent, non plus avec un dos acteurs, mais entreeux. L'ardente parodos des Euménides nous offro le mo-dèlo do cette manière, qu'on retrouve dans l'Alceste

d'Euripide et ailleurs. Mais en général il semble bien

que lesiuipooV. étaient chantéos par le chœur tout en-

avoir, avant la parodos,d'autres chants du chœur la correctionSi»lest nécessaire voirWestphal,ouvr-.cité,p.58,Quandlechœurquittait l'orchestre et y rentrait ensuite, il y avait une secondeparodosqu'on appelait epiparodo8.Il en est ainsi dans l'AjaxdeSophocle.C'est là un cas tout exceptionnel.

i. Westphal, (ouvr. cité, p. 61) refuse le nomde «âpoSotaux.chants d'entrée,lorsqu'ils sont débitéspar un ou plusieurscho-reutes successivement,commepar exempledansOEdipeà Colone,v. 117 il l'attribue au contraire à ceuxqui sont débités par desdemi-chœurs,par exempleEuménides,v. 143.Cettedistinctionest,je crois, arbitraire. L'essencede la nâpoEoc,c'est d'accompagnerl'entrée du chœur,commel'étymologiel'indique. Le noms'appli-que à unensemble(Xtgi;ôXij),dontlesparties peuventêtrediverseset dont la formea pu varier.

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LES PARTIES DU DRAME 113

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 8

tier, ou par des groupes importants du chœur qui se

répondaient.Le mot arâaipov signifie proprement chant en place.

Il s'oppose donc à la parodos ou chant d'entrée, et il dé.

signe les principaux chants du chœur dans l'orchestra.

Que ces chants soient accompagnés de danses ou non,il reste toujours également juste, ainsi compris. Ce quicaractérise essentiellement lesstasima, c'est qu'ils mar-

quent des divisions dans l'action Très souvent, pen-dant qu'on les chantait, la scène restait vide. Quand il

n'en était pas ainsi, l'action demeurait tout au moins

en suspens. En principe, un stasimon doit être en re-

lation plus ou moins étroite av«c le groupe de scènes

qui le précède immédiatement. Ces scènes ont développé

dramatiquement une situation; les émotions et les idées

qu'elles ont fait naitro viennent se formuler lyrique-ment dans-le chant qui les clôt et qui les résume. Cette

manière de faire est celle d'Eschyle et de Sophocle,

malgré des différences individuelles que nous signale-rons en leur lieu. Mais, chez ces poètes môme, le stasi-

mon, comparé aux scènes qui le précèdent, a presque

toujours un caractère plus contemplatif. L'âme s'y dé-

tend, alors même qu'elle souffre cruellement, et surtout

l'imagination y prend l'essor. Il y avait donc, entre les

deux éléments du drame, une différence naturelle très

sensible. Avec le temps, elle s'élargit à tel point que les

stasima devinrent étrangers à la pièce où ils étaient

contenus. Chez Euripide, cette séparation n'est pas en-

core faite, mais on la voit en train de se faire. Elle fut

complète, lorsque Agalhon les remplaça par des morceaux

i. Il est impossiblede rien tirer dela définitiond'Aristote,Poéti-que,c. 12 Stâoi|iovSï|is>o:5(opoOtb SvevivarcaiffrouxaltpoxxfouLetexte est manifestementaltéré,et sans doutepar une lacuneaprèsXooo0,de tellesorte que les motsrapprochésne vontpas ensemble.Westphal(ottvr.cité,p. 65)proposeIo lire StdûntiovSIp&o;xopoO•ci»[|ut' èneio48iov]Svëux. t. X.

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414 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

de chant on de musique qu'on appela intermèdes

(iti&û'kv/.x).Avant cola, les atasima avaient varié d'éton-duo et de composition dans le courant du V siècle.Gomme pour la parodos, nous trouvons ici, à côté du

type, certaines formes secondaires, telles que dialogueslyriques et hyporchèmes. On peut dire toutefois que,dans la plupart descas, tes stasima ont gardé leur carac.tère propro. Leur destination même exigeait qu'il onfut ainsi. Dès qu'ils devenaient dramatiques, ils conti-

nuaient l'action au lieu de l'interrompre, et par suiteils ne remplissaient plus tour office.

Entre les stasima, s'étendaient les épisodes. La sens

étymologique du mot (nt8to6$to»)n'est pas absolumentcertain. H est probable pourtant qu'it a désigné d'abordl'entrée de l'acteur primitif, survenant après te chœur

pour lui apporter quelque nouvolle. En tout cas, ce senss'est perdu de bonne heure, et l'on entendait tout sim-

plement par épisode chacun dos groupes de scènescom-

pris entre deux stasima Après le dernier stasimon,venait l'exode, qui était l'épisode final s. Les épisodespouvaient comprendre, outre des morceaux de dialogueparlés, des chants épisodiquosdu chœur, desdialogueslyriques entre le chœur et les acteurs, des lamentationsalternatives (sco^juk),des duos entre acteurs (t« d«à

ooiv/iî),et enfin des solos ((iovcpSiai)3.Unopremière remarque à faire au sujet des épisodes

do la tragédie grecque,c'est qu'ils n'ont jamais étéassu.

jettis, comme les actes de nos pièces modernes, à unemesure commune. S'il y en a de très longs, il y en aaussi do très courts, et cela dans une même tragédie.Dans les Sept contreThèbes,le secondépisodea350vers,

1. Aristote,Poétique,c. 12 'EiteivMtov8k(tlpo;SXovTp«f(p8iocto|UTagù8Xa>vxoptxûvpeAâv.

2. IbUI.. "EijoSo;8iu$po;6XnvTpsy<p8isc{u(k' ovx Sort -/opoOpéta;.3. Westphal, ouvr. cité, p. 188.

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LES PARTIES DU DRAME Ii5

tandis que lu troisième en a 29. Dans les Perses, le pre-mier un a 476, le second 34. Frappante chez Eschyle,cette disproportion n'est guère moindre chez Sophocleet chez Euripide. On peut donc la considérer comme un

des traits distinctifs de la tragédie grecque. Celle-ci luia dû une liberté d'allure très particulière. Le poète,n'était pas obligé do partager son action on groupes de

scènes à peu près égaux, la divisait à son gré, selon les

convenances du sujet. C'était une difficulté da moins quilui était imposée, et la composition dramatique y gagnaiton naturel. Il est vraiment remarquable que les Grecs,

toujourapréoccupésd'équilibroetdesymétrie, s'en soient

dispensés à cet égard. Quelle qu'en ait été la raison, il

semble bien que la tragédie y ait trouvé avantage.Si l'étendue des épisodes était arbitraire, leur nombre

n'était pas non plus déterminé très rigoureusement. Au

temps d'Eschyle, il est vrai, l'usage tendait à s'établir deconsidérer commo normal le nombre de quatre stasima

Il en résultait que la pièce avait quatre épisodes, aux-

quols s'ajoutait le prologue, lorsqu'il y en avait un. Par

suite, les pièces sans prologue, comme les Suppliantesou les Perses, n'avaient que quatro parties, tandis que

les. tragédies à prologue, comme les Sept, Prométhce,

Agamemnon, les Choéphores, les Êuménides, en avaient

cinq. Mais cotte habitude semble avoir été presque re-

jetée par Sophocle, à en juger d'après ses pièces subsis-

tantes. Ajax, Electre et Philoctète sont les seules deses tragédies qui présentent la division en cinq parties.

OEdipe roi, OEdipe à Colone et les Trachiniennes en ont

six; Antigone en a sept. Euripide, à cet égard, est plus

assujetti que Sophocle à une règle fixe. Sur les dix-sept

ttagédies de ce poète que nous possédons encore, une

seule, Électre, n'offre que quatre parties; les Héraclides,

1. Y comprisla parodos,qui est assimilableà un stasimon, encequ'ellemarqueune desgrandesdivisionsde la pièce.

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HO CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

les Suppliantes, iWdéeel les Phéniciennes en ont six; lea

douze autres en uni cinq. On voit par là que ce nombre

de cinq, sans s'imposer rigoureusement aux poètes du

siècle de Périolès, tondait pourtant à se faire accepter

par eux commo le plus convenable. Nous ignorons en

quel temps au juste la division en cinq actes se substi-

tua à la division on épisodes. Horace, dans son Art poé-

tique, en fait l'objet d'une prescription formelle H est

évident par là que, de son temps, cetto division était à

pou près incontestée dans la tragédie romaine. Et,comme celle-ci avait pris modèle sur la tragédie grec-

que, on doit croire quo les Grecs avaient adopté co mode

de division vers la fin de la période classique. Il est pro-bablo qu'il dériva naturellement de l'usage dos emfto-

lima. Los stasima ralentissaient l'action plutôt qu'ils no

l'interrompaient; les otnbolima au contraire la suspen-daient absolument c'étaient de véritablosenlr'actes. Dès

qu'ils furent en usage, cette sorte do continuité qui ca-

ractérisait la vieille tragédie grecque disparut. Le drame

fut comme coupé en morceaux. Dès lors, la nécessité

s'imposa de donner à chacun do ces morceaux une im-

portance à peu près égale et d'en faire un tout. L'épisodeétait souple et variable tantôt simple scène de transition,

tantôt groupe complexe qui avait en lui-même ses péri-

péties. L'acte au contraire fut arrêté dans ses formes et

rigoureusement mesuré dans son étendue

Chez les modernes, los actes se divisent en scènesdivision qui est marquée uniquement par l'entrée et la

sortie des personnages. Une scène est un dialogue entre

un certain nombre de personnages. Si l'un d'entre eux

1. Horace,ad Pisones.189Neveminor,neu sit quintoproduetioractuFabula, qnae poseivult et spectatareponi.

Voirl'art. ActusS, dansl'eneycl. de Pauly-Wissowa.2. « Voltairedisait qu'il fallait regarder les cinq actes d'une

tragédiecommecinqprovinces,dontchacunedevait avoir sa ca-pitale. >(Racine,éd. Lefenvre,Phèdre,acteIII, se. vi, note.)

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LES PARTIESDU DRAME 117

s'éloigne on s'il on survient un nouveau, une scène nou-

velle commence. LesGrecsont euaussi ce genre do divi-

sion, qui tient à la nature mêmedol'art dramatique, mais

i\* n'ont jamais donné à ces parties de la tragédie un

nom distinctif. En outre, ils en ont pratiqué uu autre,

plus délicat, qui tient au mélange du chant et de la pa-role dans leur drame. Les mêmes personnages rustant

en scène, leur dialogue peut ôtre interrompu, soit parune réflexion du coryphée, soit par un chant du chœur.

Sice chant est bref, s'il se lie intimement à l'action, s'il

est dramatique, il fait lui-môme partie de l'épisode ce

n'est pas un stasimon, c'est, comme on dit, un chant

épisodique.Do tols chants, réduitsle plus souvent à une

simple phrase musicale, marquent desdivisions légères,et les groupes qui en résultent sont distingués nette-ment les uns des autres, mais sans dureté. Il y a danstout cela quelque chose d'aisé, de naturel, qui est char-mant. C'est un tableau où tout ost à la fois nuancé etfondu. Souvent aussi, le dialogue des acteurs, sansmême s'interrompre, passe do la parole au chant, pourrevenir ensuite à la parole. Ainsi sont caractérisées les

phases successives d'une même situation. Enfin los mo-

nodies, intercalées à propos, peuvent encore servir à

produire le même effet. Ce qui fait lemérite et la grâcepropre de ce genre de divisions, c'ost qu'elles naissentdu mouvement des idées et dos sentiments, c'est-à-diredu fond môme du û.ame. En outre, elles comportenttoute une fine gradation, grâce à laquelle les parties,plus ou moins distinguées les unes des autres, appa-raissent tantôt comme des scènes proprement dites,tantôt comme de simples moments d'une même scène.Si les Grecs n'ont jamais eu un terme spécial pour les

désigner, c'est justement parce qu'elles ne se laissent

pas ramener à un type unique. La division de la pièceen épisodes, bien qu'assez libre, était constante dansses procédés; au contraire, celle des épisodes en

Page 126: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

118 CHAPITREIV. – LA TRAGÉDIEET SES LOIS

parties secondaires était essentiellement changeante;elle avait quelquechosed'indéfinissable, comme les im-

pressions mêmes sur lesquelles elle se modelait.L'étendue des tragédies semble avoir été déterminée

chez les Grecs,bien moinspar des considérations esthé-

tiques, que par les conditions matérielles des concours.Aristote a fort bien reconnu ce fait Si le concoursn'eût imposé à tous sa loi, l'étendue des pièces auraitvarié avec les sujets, dans de certaines limites tout aumoins. Au lieu de cela, on remarque qu'elle ne varia

guère qu'avec les conditions de la représentation. Au

temps d'Eschyle, où l'élément lyrique avait plus d'im-

portance, les tragédies étaient relativementcourtes. Celatenait sans doute à ce que l'exécution des parties chan-tées demandait plus de temps. Quand la part propor-tionnelle faite au chant devint plus petite, on se trouvaavoir du temps de reste, et on en profita pour donneràl'action plus de développement. C'est ainsi que les piè-ces de Sophocleet d'Euripide sont en moyenne plus'étendues, d'un tiers environ, que celles d'Eschyle 8.

III

Tout cela se rapporte à la forme de l'action tragique.Si nous passons maintenant à sa structure intime, nousconstatons d'abord que, selon 2a loi même du drame,elle impliqueun progrès à partir d'une situation initialevers une situation finale. Mais ce qui importe, c'est defaire ressortir ce qu'il y a de particulier dans la façondont les Grecsont conçu ceprogrès. Mettons-nouspourle moment au-dessus des différences propres aux divers

poètes, et considérons sous ce rapport l'art helléniquedans son développement.

1. Artatote, Poétique, c. 7.2. Voir plus loin, chap. vhi, il, ce qui est relatif à Aristarquo

de Tégée.

Page 127: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PROGRESSION DE L'INTÉRÊT 119

Dans sa période d'essai, la tragédie grecque s'offre à

nous sous un aspect d'une simplicité presque naïve. C'est

avant tout une lamentation, mais une lamentation ac-

tive, en quoique sorte, on ce sens qu'elle se prépare et

qu'elle s'accroît. Au fond, elle a toujours gardé ce carac-

tère primitif, bien qu'elle soit devenue de plus en plushabile et savaoto dans la préparation et la progression.

Comme toute pièce de théâtre, elle débute par une ex-

position qui est contenue en général dans le prologueet dans la parodos. Ce que le poète y expose, ce sont

los faits qui constituent la situation initiale. En cela,

l'exposition, telle que les Grecs la comprennent, ressem-

ble à celle do la tragédie moderne. Elle en diffère en ce

qu'elle estbeaucoup moins complète. JamaislesGrecs ne

se sont imposé a eux-mêmes ta loi d'enfermer, pour ainsidire, toute la pièce dans son premier acte, comme l'em-

bryon de laplanto est enfermédans sagraine.A l'origine,ce débutn'était réellement poureux que l'introduction du

premier épisode. On ymettait le spectateur en état de le

comprendre et de s'y intéresser, voilà tout. Chaque épi-sode se greffait ensuite sur le précédent, comme les évé-

nements dans la vie se greffent les uns sur les autres,

sans être annoncés. En suivant l'histoire de la tragédie

grecque chez ses principaux représentants, nous verrons

qu'il y a eu progrès constant à cet égard. Euripide, en

particulier, fait un effort manifeste pour donner dans

quelques-unsde ses prologues un aperçu de toute sa pièce.Mais,alors même, l'ancien principe se maintient toujours,en ceci du moins, que des personnages étrangers à l'ex-

position surgissent çà et là, à mesure que la pièce che-

mine. C'était là d'ailleurs une nécessité résultant du petitnombre des acteurs. Cetteliberté de l'épisode, cotte sorte

de sans-gène dansl'emploi d'éléments dramatiques nou-

veaux et inattendus, voilà ce que les Grecs n'ont jamaisabandonné. L'exposition chez eux prépare sans doute la

Page 128: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

430 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

pièce, mais elle n'est pas du tout une sorte de présen-tation préalable du personnel au publie.

L'art dos péripéties était complètement ignoré des

premiers autours de tragédies. Tout se réduisait poureux à établir une situation pathétique et à la prolongerensuite, en la montrant sous un certain nombre d'as-

pects, plut ou moins variés. Point de nœud proprementdit, ni par conséquent de dénouement. Il n'y avait qu'un

sujet douloureux, dont l'effet patbétiquo se renouvo-

lait d'épisode en épisode, en s'accroissant autant que

possible, jusqu'à ce qu'on en eût tiré tout ce qu'il con-

tenait. La porte des tragédies primitives no nous per-met pas de donner à cette observation toute la préci-sion que nous voudrions. Mais le théâtre d'Eschyle, si

simple encore, laisse deviner un état do choses anté-

rieur qu'on peut au moins se représenter à peu près.Rien de moins complexe que ses pièces. Et pourtant,nous savons qu'elles parurent très savamment condui-

tes à ses contemporains, qui n'étaient pas habitués à

tant de variété Pour concevoir ce qui les n précé-dées, il faut donc réduire la notion du mouvement dra-

matique à son "minimum. Le récit, intervenant entre

les chants, ajoutait de scène en scène quelques circons-

tances nouvelles, quelques motifs de douleur p!»3

pressants. Le lyrisme s'en emparait et les mettait en

œuvre puissamment. C'était par lui surtout que l'inté-

rèt s'accroissait. Mais il ne faut pas se faire d'illusion

sur cet accroissement. Il n'avait rien de tondu ni de

précipité. Ce que le public demandait, c'était que, sur

un même fond de sentiments, le poète déployât succes-

sivement plusieurs grandes mélodies, qui eussent cha-

cune leur caractère propre.

Eschyle, comme nous le verrons, fut le premier qui

1.Aristopli,,Grenouilles,909 Toutûtaxic – IZrpàxa,suifouçVaSiwnapà4>puvlj(wtpafévtac.

Page 129: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PROGRESSION DE L'INTÉRÊT 121

introduisit dans la tragédie une action proprement

dite, parce qu'il y introduisit la pensée constante d'une •

volonté divine qui menait les événements vers une

fin. Par là môino, le progrès dramatique devint bien

plus réel et plus profond, car il résulta désormais de ce

que le spectateur sentit approcher, avec un intérêt tou-

jours croissant, cette fin mystérieuse, mais prévue. So.

phocle ajouta au spectacle de la volonté divine un au-

tre spectacle, bien plus émouvant et plus varié, celui

de la volonté humaine, qu'il mit au premier plan. Ce

fut alors seulement que la notion de péripétio se déga.

gea nettement, soit pour les poètes, sait pour le public.Dès qu'il y eut deux volontés en présence, l'une, mys-térieuse, patiente, sûre do son fait et toute-puissante,l'autre, pressée, sujette à l'illusion, et profondémentfaible dans son énergie même, le va-et-vient des pré.visions humaines devint le fait tragique par excellence.

C'est de là justement qu'Aristote tire sa définition de

la péripétie (-ejswcsTfli*).Elle n'est autre chose pour lui

que le moment où l'action parait changer do cours t.

Ce moment fut nécessairement le point capital de la

tragédie Il la divisa en deux parties, le nœud et le

dénouement. Le nœud ($&n;) fut tout le groupe dos

événements antérieurs à la péripétie le dénouement

(Xû<n;),celui des événements qui suivaient'. Chez So-

phocle, la péripétie est en général peu compliquée, et

elle vise moins à surprendre le spectateur qu'à varierla situation moralo des personnages. Chez Euripide,

t. Poétique,c. il "E«i Si tnpMti-ceta(iivr| etcm èvavriovtwvnpat-TO|Uv<avitentôoXr,.

8. Poétique, c. 6 :Tà néyiota oîc Jcjxeqwreï -f) TpaYV&atoû pûSov jilpn

èuTiv, aï te ttepntitetai x«t &vaYvu>pîee((.

.3. Poétique. c. 18 "Eorct Sï itioti! xfayiaiia^th yiv fisuiç, rà Se XiS<n;

Asfu Sk 6é<7iv(lïv glvai "rfivin' àp-/ï|Ç (uxp^ toutou toû [ilpo'j; ô Svxar&v

iotiv, Si ou («taSaivet eU sûruyiav (il faut probablement suppléer ici

ïj iueruxfov), xûoiv 81 t>|v âicb crfi «PX% xnî («taêâoew; (têxP1 téXovc.

Page 130: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

183 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

quelque chose de plus se manifeste. Il est visible qu'oncommence à aimer la péripétie pour elle-même, pour

la secousse qu'elle donne à la sensibilité, pour la sur-

prise qu'elle cause à l'esprit. Dès lors, il faut la compli.

quer pour la rendre plus étonnante, plus brusque, pourla faire désirer ou craindre vivement. On voit naitre

ce que nous nommons intrigue, c'est-à-dire une com-

plication d'événements concertés à dessein par le poète

en vue d'effets inattendus. Les reconnaissances (dvayvw-

pîsatç),à peine entrevues par Eschyle, rarement, mais

admirablement employées par Sophocle, deviennent un

élément nécessaire du drame. Dès le dernier tiers du v»

siècle, l'art tragique est maître de tous ses moyens, et.

la progression des effets atteint alors en Grèce son plushaut degré de perfection.

Mais si l'art de compliquer et de conduire l'action va

en se perfectionnant, il est incontestable que jamais

pourtant, jusqu'à la fin, l'influence des habitudes pri-mitives n'a complètement disparu. Elle a été assez forte

pour imposer à la tragédie grecque des caractères pro-

pres très persistants. La simplicité chez elle est fonda-

mentale. Même quand les Grecs eurent délaissé ce

qu'Aristote appelle la tragédie simple (iitkri fpayw&ta)

pour créer celle qu'il qualifie d'implexo (oupsaùUypévi))»leurs combinaisons furenttoujours bien moins savantes

que celles des modernes. Non, qu'ils n'imaginent des

rencontres aussi extraordinaires; mais ce,qui distin-

gue leur manière de la nôtre, c'est qu'ils semblent bien

moins préoccupés que nos poètes soit de renouveler

constamment l'intérêt par des faits nouveaux, soit de

faire en sorte quo la situation se tende de plus en plus.A cet égard, les définitions d'Aristote, si l'on n'y pre-nait garde, seraient môme de nature à nous tromper.Elles se rapportent à la tragédie grecque idéale, mais

par là inouïe elles ne conviennent complètement qu'à

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PROGRESSION DE L'INTÉRÊT 133

un petit nombre do tragédies réelles. En fait, il y a des

tragédies admirables dans le théâtre grec, – et non

pas des tragédies primitives, mais de celles qui attes-

tent un art consommé,– l'Œdipe à Colone, par exem-

plo, où il n'y a point de péripétie proprement dite, ni

par conséquent de nœud, ni de dénouement. Toutes

ces appellations ont quelque chose de compliqué, qui ne

convient pas à l'admirable simplicité d'une telle pièce.Et pourtant, il y a là une action qui progresse, cela est

incontestable. Mais ce progrès ?• *hit sans effort, sans

combinaison apparente, sans liaison laborieuse des

épisodes. Il se fait par le développement tranquilleet merveilleusement sûr du caractère principal, parune succession 'naturelle d'événements qui touchent

au cœur le vieil Œdipe et qui de plus en plus

nqus attachent à lui, par l'accomplissement d'une vo-

lonté ferme qui s'appuie sur une révélation divine.

Nulle précipitation, nul souci apparent d'une théorie

dramatique quelconque. Un tel drame a quelque chose

d'épique, qu'il doit justement à cette suprême aisance.

d'allure. Or cette aisance, cette liberté gracieuse dans

la progression, c'est ce que la théorie dogmatique d'A-ristote risquerait de nous faire méconnaître, si nous

ne l'interprétions avec un esprit vraiment antique; et

c'est pourtant ce que nous retrouvons sans cesse, non

seulement chez Eschyle, mais chez Sophocle, mais chez

Euripide lui-même. Dans leurs pièces les plus compli-

quées et les plus savamment combinées, chaque évé-

nement qui surgit n'a point nécessairement un rap-

port plus immédiat avec la catastrophe que l'événement

qui précède. Encore une fois, l'action progresse, maisil n'est pas nécessaire à leurs yeux que la progressionse fasse par l'action.

Ceci regarde l'ensemble du drame. Quant à la con-

ception grecque du dénouement, elle n'est pas moins

Page 132: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

124 en A PITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

parliculièro. Il faut remarquer, pour la bien compren-dre, que les tragédies primitives n'étaient en quelquesorte que do longs dénouements. La catastropho étant

énoncée dès le début ot constituant par elle-même le

sujet tragique, il ne restait plus qu'à la déplorer, et la

pièce se réduisait, comme nous l'avons dit, à une la-

mentation (ôpivo;). Mais comme il faut bien toujours

qu'une pièce finisso, cette lamentation, à défaut d'évé-

nement qui on marquât la limite, devait trouver son

terme on elle-même. C'était un tormo lyrique plutôt

que dramatique1. Ilconsislait généralement en ceci, qu'àla phase aiguë de la révolte succédait celle des longuesdouleurs acceptées par nécessité. Après les sanglots et

les cris, la plainte prolongéo est déjà un commencement

d'apaisement. La lamentation tragique avait pour terme

naturel le moment où la nature humaine, tout en souf-

frant cruellement, laisse entrevoir qu'elle ne saurait

suffire longtemps à la souffrance même. Peu à pousans doute, cette façon de faire se modifia. A mesure

que l'action s'enrichit d'événements, la part faite à l'an-cienne lamentation fut plus petite. Quand il y eut un

noeud, il y eut par là même un dénouement; et comme

les personnages prirent beaucoup plus de temps pour

agir, il leur en resta moins pour pleurer. Mais, ici non

plus, il n'y eut pas de changement brusque; les vieilles

habitudes persistèrent sous les nouvelles. La tragédieen Grèce ne s'est jamais décidée franchement, comme

chez nous, à finir sur un acte violent. Les plus belles

pièces des poètes grecs, par exemple Y Œdipe roi de

Sophocle, les Phéniciennes d'Euripide, se prolongent au

delà de l'événement final d'une manière qui nous

étonns. Ces dernières scènes sont en fait un souvenir

manifeste de la -vieille lamentation primitive. Elles

n'augmentent pas l'effet dramatique; au contraire. En

le prolongeant, elles l'a Iténueu. même en un certain

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PROGRESSION DE L'INTÉRÊT 135

sens, ou plutôt elles le transforment. Elles lui ôtent co

qu'il ado brusque, d'âpre, de déchirant. EUes habituent

les spectateurs à la douleur, et elles leur permettent

par suite de se l'assimiler plus profondément. Ainsi

ennoblie par lus larmes et pénétrée par la réflexion,cette douleur toute vivo, dont la crudité aurait paruintolérable, descend lentement dans les âmes qui n'yrésistent plus et s'y répand jusqu'au fond. C'est une

sorte de prise do possession intime, très délicate et très

puissante.Il importe de remarquer ici que certains effets tra-

giques ont été à peu près exclus par les poètes grecs,et justement quelques-uns de ceux qui chez nous ser.vent le plus aux dénouements. Ce n'était pas l'usagedes héros chez eux, comme chez nous, de se tuer sur

la scène. Non qu'ils aient eu peur dos spectacles d'é-

pouvante. Eschyle faisait apparaître devant son publicles Érinnyes, il offrait aux regards des Athéniens des

cadavres que son imagination au moins leur représen-tait comme tout sanglants. Sophocle ramenait sur la

scène son Œdipe, après qu'ils'était volontairement crevé

les yeux. Euripide leur montrait Agavé en délire, te-

nant à la main la tête de son fils. Tout cela nous parait

beaucoup plus horrible qu'un coup de poignard. Ce

n'était donc pas par une délicatesse plus féminine quevirile, ni pour ménager les nerfs de leur public, queles poètes s'abstenaient de représenter des meurtres

sur la scène. Leur scrupule à cet égard provenait ma-

nifestement d'une idée religieuse. La scène était un

lieu sacré, presque un temple. Tout s'y passait sous

l'œil des Dieux. La pureté divine aurait été souillée parun assassinat ou un suicide, même fictifs. En proscri-vant ce genre de représentation, c'était la divinité quel'on ménageait, et non le public. Mais au fond, cela

n'avait qu'une petite importance, et le caractère génô-

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136 CHAPITRE IV. LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

rai du spectacle était loin d'en être sensiblement adouci,

Quand Oresto, dans les Çhoêphores d'Eschyle tient samère sous le poignard pendant une scène onti&ro, bien

qu'il la frappe seulement derrière là coulisse, le spec-tateur ne perd rien do l'horreur de la situation. L'a-

gonie visible de la victime est plus épouvantable ici

que sa mort mémo.

Une chose fort intéressante, ce sorait de savoir dans

quelle mesure les lois générales de l'action tragique en

Grèce se sont appliquées à la structure trilogiquo. En

ce qui concerne la trilogie liée, il n'est pas douteux

quo trois tragédies, groupées par un lien légendaire et

-moral, n'aient dû constituer un ensemble dramatique,dont les parties se prêtaient assistance mutuellement.Mais en quoi consistait au juste cette sorte de coopéra-tion ? C'est ce qu'il est impossible de dire, faute d'oxom-

ples. L'Orestie est en effet pour nous le seul spécimensubsistant de trilogie liée. Cela no suffit pas à établir

une théorie générale de la structure trilogique. De sa-

vants et ingénieux critiques ont émis à cet égard des

idées divergentes, qu'il est inutile de discuter, puis-qu'elles sont toutes également conjecturales Le plus

probable, n'est-co pas en somme que la manière de

construire les trilogies liées a dit varier sans cesse, so-

1. Voir en particulier l'intéressantedissertationde G.Hermann,Decompositionetetralogiarumlyriearum,1819(Opusc.II, p. 308).Hy exprimaitl'idée que dans une trilogie chaque pièce avait soncaractèrepropre. Dansla première,dominaitl'action;dans la se-conde,le chant;dans la troisième,le spectacle.Goétheapprouvaitfort cetteconception,plus ingénieuseque solide (Werke,M. deStuttgard, t867,t. 30,p.l). Schlegel.dansnu.Littératuredramatique(trad. française, 1.1, p. 154),avait conçu autrement les choses.Pour lui, les deux premièrespiècesprésentaient deux objets decontraste, et la troisièmele point de vue qui lesconciliait.>En-fin Welcker(Aischyl.Trilogie)pensaitquela piècedumilieudevaitêtre la plus émouvante,tandis que la dernièreétait surtout reli-gieuse et destiné*»a produireun apaisement. Toutesces discus-sionsn'ont plus guère aujourd'huiqu'un intérêt

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UNITÉ D'INTÉRÊT 437

ton los poètes et -selon les sujets ? En tout cas, on ne

peut guère douter raisonnablement qu'il n'en ait été

ainsi pour les trilogies libres. Sans doute, quand un

poète présentait à un concours trois pièces, même in-

dépendantes les unes des autres, l'ordre qu'il leur as-

signait pouvait n'être pas indifférent au point de vue

du succès et il lui appartenait, en les composant, de

songer d'avance à cet eidro et d'en tenir compte jus-

qu'à un certain point dans la combinaison dos effots

dramatiques. Mais qui pourrait entreprendre de ramo-

ner do tels arrangements à des règles générales ? Là

où l'appréciation personnelle a dû avoir tant do liberté,tout énoncé de lois serait une erreur.

IV

La progression dramatique implique à la fois variété

et unité. Sans variété, la pièce n'avancerait pas; sans

unité, elle irait çà et là, au lieu de marcher vers un

terme. En quoi consistait pour les Grecs cette unité

fondamentale et nécessaire? q

il est clair qu'étant donnée l'origine de leur tragédie,ils ont dû rencontrer dès le début ce qu'on nomme unité

d'intérêt, sans mêmo le chercher. Un genre de drame

qui nuit directement do la chronique, commo le drame

historique de Shakespeare par exemple, est d'abord en

présence de la complexité des choses, d'où il ne peut

dégager l'unité intime que peu à peu, par le progrès de

l'art. Pour la tragédie grecque, il n'en fut pas ainsi.

Issue du dithyrambe, elle dut être, comme lui, dès ses

débuts, le développement lyrique d'un motif donné. De

là:un principe profond d'unité, qui créa sa constitution

primitive et qui la maintint ensuite en ce qu'elle avait

d'essentiel. Mais, d'autre part, comme les Grecs n'a-

vaient pas do modèles étrangers devant eux, commeils

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128 CHAPITRE IV, – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

n'obéissaient qu'à oux-inômes, ils, prirent de bonno

heure, tout en respectant co principe, l'habitude de

l'interpréter librement, et ils la gardèrent. Noua avons

vu que la tétralogio liée naquit probablement de l'exten-

sion progressive du draine primitif, qui finit par embras-

ser plusieurs sujets connexes. Dans la période mal

connue où ce fait curieux sa produisit, il est clair quel'unité d'intérêt tendait à se distendre, au risquo do se

rompre. La rupture fut complète quand naquit la tétra-

logio libre, c'est-à-dire quand un n.oino poète fit jouersimultanément plusieurs pièces dont les sujets étaient

indépendants los uns des autres; ce qui out lieu dès le

temps d'Eschylo. Et alors, co qui s'était produit pour la

tragédie primitive se passa do nouveau pour les tragé-dies de eu second àgo, ainsi forméos des débris do l'an-

cienne. Chacune d'elles fut très simple à l'origine, et

par suite l'unité d'intérêt y était, pour ainsi dire, écla-

tante c'est le cas de la plupart des pièces d'Eschyle.Néanmoins, dès ce temps, le goût do la variété recom-

mença à lutter contre l'habitude do l'unité, tout comme

au siècle précédent. L'intruduction d'épisodes, tels quecelui d'Io par exemplo dans le Prométhée enchaîné, est

un indice de cette sorte de travail intérieur qui se fai-

sait sentir maintenant dans chaque pièce isolément.

L'art admirable do Sophocle nous dissimule peut-êtrece qui se passa en ce genre autour de lui. Il est cer-

tain qu'entre ses mains la tragédie gagna en variété

sans compromettre gravement son unité. Cela tenait

à la bévérité do sa conscience dramatique, associée à

un savoir-faire tout à fait supérieur. Encore est-il que,dans l'Ajax, l'unité d'intérêt est conçue manifestement

avec une largour qui étonne les modernes la seconde

partie de la pièce, après la mort du héros, est sans doute

le complément de la première, mais elle s'en distinguebien plus que les épisodes de cette première partie ne

Page 137: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

DNITÉ D'INTÉRÊT 189

Hiat. de la Litt. grecque. T. ni.. 9

se distinguent les uns des autres. Domôme, dans l'OE-

dipe à Colone, s'il est incontestable qu'un objet prin-cipal retient l'Amodu spectateur jusqu'au dénouement,il faut reconnaître du moins qu'à cet intérêt dominantse mêlent d'autros intérêts secondaires, qui ne se con-fondent pas avec lui. On peut conclure do là, que, chezla plupart des poètes contemporains, moins habiles etmoins sévères, l'unité d'intérêt n'avait rien de rigou-reux. Et ce qui le prouve clairement, c'est la manièredo faire d'Euripide. Chezce poète, l'unité, au lieu do pé.nétrer profondément chaque détail de la pièce, en do-mine seulement l'ensemble mais les parties ont unetendance manifeste à s'affranchir docette domination età se faire admirer pour «Iles- mémos.Aristote atteste

que cette façon do composer était devenue assez or-dinaire au iv° siècle, puisqu'il la reproche à de bons

poètes non moins qu'aux médiocres « J'appelle fable» épisodique,dit-il, colle dans laquelle les épisodes se» suivent sans que leur succession résulte ni de la vrai-» semblanconi de la nécessité. Les mauvais poètes font»des pièces de ce genre parce qu'ils sont mauvais poè-» tes, les bons en font a cause dos acteurs f. » Les deux

explications ainsi alléguées ont leur valeur, mais on

peut douter qu'elles soient suf6santes. La tragédiegrecque était partie de l'unité et elle avait toujourscherché la variété. Le premier effet de cotte tendancefut de créer la tétralogie liée, le second fut de la rom-

pre, le troisième fut de compliquer la tragédie indépen-dante, le quatrième do la réduire parfois à une succes-sion d'épisodes faiblement liés. En somme, il y eut làun mouvement toujours identique à lui-même, dont lacontinuité ost frappante. Certains poètes l'ont précipité,d'autres l'ont ralenti, aucun ne l'a jamais arrêté. Ce

i. Aristote,Poétique,c. 9.

Page 138: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

taÔ CHAPITRE IV, – ItA TRAGÉDIE ET SES LOIS

qu'il faut retenir dans l'ensemble, c'ost quo l'unité

d'intérêt, dans la tragédie, n'a jamais été aux yeuxdos Grocs une toi qui eût sa formule définitive. L'habi-

twdo en avait fait pour eux une notion très forte, mais

vivante, et par conséquent changeante. On peut dire

qu'elle prenait uno valeur nouvelle aux Grandes Diony-eios de chaque année.

A cette unité intime, ils en ont ajouté doux autres,

qu'on peut appeler extérieures, l'unité do lieu et l'unité

de temps. Ici encore, il importe do serrer de près leur

conception, pour la bien distinguer dos idées modernes

qui en sont sorties.

L'unité de lieu, comme on l'a souvent remarqué, était

presque imposée aux poètes grecs par ta présence du

chœur. Toutefois, ce n'était pas l'unité rigoureuse qu'onost parfois tonte d'imaginer. Tout d'abord, i! semble

bien qu'ils aient pris quelquefois la liberté de représen-ter simultanément plusieurs lieux assez, éloignés los uns

des autres. Dans la première partie dos Choéphores, le

tombeau d'Agamemnon et le palais sont censés assez

distants l'un de l'autre, pour qu'on ne puisse ni voir ni

entendre du palais ce qui se passe près du tombeau. L'u-

sage do l'cccyclème et du théologéion n'était quo l'appli-cation du même principe. Sans changer do place, le

chœur put voir à certains moments l'intérieur du palais,où les princes se tuaient entre eux, et l'Olympe, où déli-

béraient lesdieux. Mais, en général, plutôt que de repré-senter à la fois plusieurs lieux sur la scène, on préféraneutralisor en quelque sorte celui qu'on mettait sous les

yeux du spectateur. La scène' grecque fut ainsi un lien

à la fois déterminé et idéal, où tous les personnages se

succédèrent librement, où l'on put délibérer, comploter,

chanter, offrir des sacrifices, sans que le public s'en

offensât. Il fut convenu tacitement que c'était là le ren-

dez-vous nécessaire de tous ceux qui avaient part à

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UNITÉS DE LIEU ET DE TEMPS 181

l'action. Par suite, on accepta comme raisons suffisan-

tos les prétextes plus ou moins ingénieux qu'inventè-rent les portes pour expliquer les entrées et los sor-

ties. Lu rospuct de l'unité -de lieu fut d'ailleura facilité

par l'omploi des messagers. Ceux-ci avaient été peut-êtreles premiers agents du drame tragique, on dehors du

choeur; ils y conservèrent toujours un rôle considérable.Grâce à eux, les poètes n'eurent pas à transporter l'ac-tion en des lieux divers, plus ou moins éloignés les unsdos attires. Lesévénements lointains vinrent d'eux-mê-

mes, sous forme de messages, au devant du public; et,à défaut de représentation plastique, ce fut lapuissancodescriptive du récit qui lit voir les choses absentes.Cela ne contribua pus médiocrement àompôclior la tra-

gédie grecque de jamais s'attacher de très près ù la réa-lité pittoresque et sensible.

llsonible que l'unité de temps, entendue au sens ri-

gouroux qui lixo à un jour la durée de l'ucliun, ne fùt

pas moins nécessaire a la tragédie grecque que l'unité

de lieu, et qu'elle le fùt pour les mùmes raisons. Toute-

fois, il y,a lieu de faire ici une distinction. L'aspect des

lieux frappe notre vue, tandis que c'est l'esprit seul quijuge du temps. Do là uno. facilité remarquable pour le

poète d'attribuer à la durée des choses une valeur ar-

bitraire. Ce qui l'augmentait encore en .Grèce, c'était le

mélange du lyrisme au drame proprement dit. Un dia-

logue tragiquo, en effet, mesure le temps avec uno cer-taine exactitude, parce qu'il ressemble à un dialogueordinaire; le chant d'un chœur ne le mesure pas, parce

qu'il appartient à la pure convention. Cela mit les poè-tes grecs fort à leur aise. Ils eurent l'air de respecterl'unité de temps, parce que les différents actes de leurs

pièces se succédaient sans discontinuité apparente; mais,en fait, il y eut entre ces actes des espaces de tempsabsolument arbitraires, que les stasima remplissaient

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133 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

sans los mesurer. Onpourrait dire, pour bion faire com-

prendre cette convention très particulière»qu'ils dispo.aaient de deux sortes do durée l'une réelle, dans lesépisodes, l'autre tout idéale, pendant les stasima. C'estainsi, par exemple, que, pendant le premier stasimon del'Agamemnon, l'arméo argienne revient do Troie à Ar-gos, bien que dans le palais, pendant le même chant, ilno se passe rien que de.très rapide. Il est visible que làle même temps apparent n'a pas la môme valeur pourles divers acteursde la pièce, ce qui revient à dire qu'en-tre les deux épisodes la notion môme du temps estcomme suspendue. On trouve des exemples analoguesdans les Suppliantes d'Eschyle, dans les Sept, dans lesPerses,dansles Eumémdes.Sophocle,il est vrai, est infi-niment plus réservé à cet égard; mais, ici encore, les

scrupules de son art lui sont tout particuliers. Euripidetraite le temps avec autant de liberté qu'Eschyle. Sesstasima, comme ceux du vieux poète, se prêtent à tout.Ils représentent la duréedos événements multiplesaussibien que celle d'une courte absence d'un acteur. Toutnous porte à croire que cette manière de faire, si com-mode, a dû être celle do la plupart des poètes contem-

porains. Sidonc on attribue à la tragédie grecque, d'unemanière générale, l'unité de temps, il faut bien enten-dre qu'il s'agit d'une apparence beaucoup plus qued'une réalité.

V

C'est le choeur, nous l'avons vu, qui eut dans la tra-gédie primitive lo principal rôle. L'acteur, créé parThespis, ne venait d'abord qu'au second rang. Par unesérie de changements, ce rapport primitif finit par êtrecomplètement interverti. Lapersonnalité du chœur alla

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ROLE DU CHŒUR 133

toujours en s'effagant à mesure que son importance di-minuait au contrairo, celle de l'acteur, attirant de plusen plus l'intérêt, se subdivisa d'abord en plusieurs rd-les, puis, dans chacun de ces rôlos, elle prit chaquejourplus de variété.

Cette première vue nous explique immédiatement la

divergence d'opinions des critiques au sujet du chœur.Horace, traduisant évidemment des idées plus ancien-nos, veut que le chœur agisse, qu'il ait son rôle à lui,comme un véritable acteur'; mais quand il définit cerôle, il le réduit à énoncer des maximes générales KAristote d'autre part fait du chœur une sorte de specta-teur bienveillant, qui n'agit pas 3. La vérité est que lerôle du chœur a varié sans cesse, et qu'aucune formule

par suite ne peut en rendre compte exactement. Lesdifférentes phases decette variation seront mieuxcarac-térisées plus tard, lorsque nous étudierons successive-ment la conception dramatique propre à chacun desmattres de la tragédie. Quant à la raison qui expliquece déclin uniforme et constant du chœur, elle ost évi-dente. Le principe d'action qui était dans la tragédie se

dégageant de plus en plus, il fallut de toute nécessité

qu'elle sacrifiât ceux de ses éléments qui étaient impro-près à l'action. Le chœur fut condamné par là même.S'il se défondit jusqu'à la Gn de la période classique, Ildut cette forcede résistance, quin'était pasen lui-même,à la tradition, d'une part, et à l'art des

maîtres, d'autre

part.Sauf de très rares exceptions, dont la plus notable

nous est offerte par les Euménides d'Eschyle, le chœur

tragique se composede personnes d'un rang inférieur

t. Horace,ad Pisones,t93.2. Ibid.. 196.3. Problème*,ÎU. 48 KsjBsuïJjîSspsnuoi.4. Aristote, Problèmes, XIX, 48.

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184 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

Ge que nous avons dit plus haut de son histoire suftit à:

Tondre raison de ce fait. Par suite, il est en général pru-dont et respectueux. Mais il n'est pas nécessairement

juste ni clairvoyant: loin do là. Il peut avoir les préjugésdes foules, leurs prompts enthousiasmes, leurs décou.

ragomonts; et cela même est une qualité dramatique.Toutefois, on no saurait dire que ce soit une foule, à

proprement parler. A travors tous les changements, il

conserve une conscience obscure, mais indéniable» de

son rôle religieux, et, plus que les héros, il regarde.instinctivement vers les dieux. Dolà. ce fond de sagessetraditionnelle, qui apparait si souvent dans son langage.Unevéritable foule serait plus aveugle, plus capricieuse,

plus brutale. Il y a en lui quelque chose do sacré, qui en

définitive oriente toujours son âme vers la piété.Le choix de ceux qui le composent n'est assujetti à

aucune règle fixe et, à ce point de vue, plusieurs typesde chœurs peuvent être distingués. Laissons de. côté,,comme exceptionnels, ceux qui tiennent dans la tragé-die la place de.véritables acteurs, les Krinnycs dans les

Euménides d'Eschyle, les filles de Danaos dans ses Sup-

pliantes. En dehors de ce cas, lo principe général le plus

apparent, c'est que le chœur doit être, pour ainsi dire,le cortège naturel d'un des acteurs. C'est ainsi que la.

reine Atossa se montre entourée de ses Fidèles, Electre,dans les Choéphores, suivie de ses compagnes, Ajax,chez Sophocle, au milieu de ses compatriotes et de ses

soldats. Coite relation est celle qui détermine le plus.souvent la condition sociale, l'âge, le sexe des person-nes du chœur. Il est ordjnairo qu'entre les acteurs, ce

soit le protagoniste qui ait le privilège de faire ainsi le.

chœur à son imago. Mais il s'en faut de beaucoup que

ce privilège ne s'impose. Dans les- Choéphoresd'Eschyle,Electre n'a que le second rôle, et pourtant lechoeur estformé de ses compagnes de même, dans le Philoctète

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LES PERSONNAGES 135

de Sophocle, c'est autour de Néoptolème que se groupele chœur. L'Anligone du même poète nous montre le

rôlo choral attribué à des vieillards, qui forment eomma

la suite de Créon, c'est-à-dire du tritagonisto. En réalité,

ce qui détermine le choix du poète, c'est un ensemble

de raisons dramatiques assez complexes. Il doit tenir

compte de la vraisemblance, et par conséquent constituer

un chœur qui ait un motif, ou du moins un prétexte plau-

sible, de se mêler à 1'action. Il doit en outre le compo-ser de telle manière que sa présence facilite, ou du moins

ne gène pas, l'expression des sentiments des principaux

personnages. Il doit enfin, s'il est possible, viser en le

choisissant à certains effets dramatiques. Cette der-

nière préoccupation est sensible chez tous, les grands

tragiques d'Athènes, mais surtout chez Eschyle et So-

phocle. Ils aiment à créer un contraste entre le chœur

et le protagoniste contraste qui peut varier d'inten-

sité, depuis l'antagonisme franc jusqu'à une simple iné-

galité de force morale. Dans Agamemnon, les vieillards

défendent le droit contre Clytemnestre; à un moment

même, ils tirent l'épéo. Dans les Sept, l'effroi des fem-

mes de Thèbes fait ressortir le courage sombre ot

exalté de Polynice. Dans Prométhée, la grâce timide

dos Océanides est heureusement opposée à la hauteur

provocante du Titan. Sophocle atténue en général ces

contrastes, mais il se garde .bien de les délaisser. Il aime

à composer ses chœurs do façon que le protagonistetrouve en eux une certaine contradiction, qui n'exclut

ni la sympathie, ni la pitié, ni même, en certains cas, le

respect et l'affection. Cela leur donne une personnalité

qui a toujours sa valeur et dont nous parlerons ailleurs

plus en détail. Euripide met un art moins délicat dans

ses choix. Chez lui, c'est surtout la qualité du protago-niste qui détermine la nature du chœur, ou encore

c'est une raison d'utilité dramatique. D'ailleurs, comme

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136 CHAPITREIV. – LA TRAGÉDIEET SES LOIS

il ne leur demande rien de très personnel, il n'a pasbesoin qu'ils aient un caractère très particulier. Les

chœurs déjeunes filles et les chœurs de vieillards sont

ceux qu'il préféra. Les uns et les autres se prêtent à

ces chants gracieux ou méditatifs qui lui conviennent;

dociles au caprice du poète, ils décrivent ses brillantes

visions, ou ils interprètent sa pensée s'il leur donnait

une individualité plus prononcée, ils seraient moins ap-tes à parler en son nom.

Les sujets do la tragédie grecque étant empruntés à

la légende héroïque, la plupart de ses personnages sont

des héros; ce qui revient à dire qu'ils appartiennent

par convention à une sorte d'humanité supérieure. Cette

supériorité, très accusée chez Eschyle par la pompe du

langage, a été sans cesse en déclinant, mais elle n'a ja-mais disparu. En quoi consiste-t-elle au juste? Un héros

de tragédie, selon les idées des Grecs, était capable de

toutes les passions et de toutes les souffrances dont les

hommes ordinaires sont capables. Il raisonnait comme

eux, faisait les mêmes calculs, se trompait comme ils

se trompent et s'affligeait comme ils s'affligent. Différent

du héros épique, il n'était pas, comme celui-ci, en pos-session d'une force surnaturelle, et par conséquent il

n'accomplissait pas d'exploits merveilleux. Seul peut-être, Héraclès restait en dehors de cette règle. Mais les

Agamemnon, les Ajax, les Ulysse, combattants surhu-

mains dans l'épopée, n'étaient plus au théâtre quo de

vaillants guerriers, sans aucun privilège exceptionnel de

vigueur ni d'adresse. Leur prééminence était donc pu-rement morale. Elle so réduisait à une certaine majestéde langage et d'extérieur, qui répondait à pou près à

l'idée que le peuple grec se faisait d'un roi. La pompeorientale de la monarchie perse, vaguement entrevue

par l'imagination populaire, fut probablement pour quel-

que chose dans cette conception, assez naïve au fond.

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LES PERSONNAGES 137

Une pensée religieuse s'y mêla. S'il est vrai qu'Eschyleemprunta aux pompes d'Eleusis la splendeur hiératiquedes vêtements, on peut admettre qu'en cela il no 6t quotraduire heureusement les impressions obscures do lafoule. Celle-ci, d'instinct, identifiait plus ou moins lesvieilles légendes tragiques aux choses saintes qu'onpouvait voir dans les mystères. Elle trouvait bon et con-venable quo les princes homériques eussent l'air d'hié-

rophantes, puisqu'ils racontaient et représentaient ce

qui s'était passé en dos temps divins. A mesure que lanaïveté croyante se perdit, cette conception dut se mo-difier insensiblement. A l'idéal hiératique et royal dos

premiers temps, succéda un idéal plutôt aristocratique.On vit sur la scène de jeunes héros qui ressemblaientaux fils des grandes familles athéniennes. Mais, touten rendant de jour on jour la majesté des rois de théâ-tre moins pompeuse, les poètes ne la supprimèrent ja-mais complètement. La tradition fut assez forte pourlutter même contre l'influence de la comédie, qui, en

s'élevant, attirait à elle la tragédie ot l'invitait à s'abais-ser. Il demeura toujours admis en principe qu'un hérosde tragédie ne devait pas s'occuper sur la scène de troppetites choses. Une sorte do convenance spéciale s'im-

posait à ses pensées et à ses sentiments. Il eût été ri-dicule qu'un acteur si magnifiquement vêtu eût lesmêmes soucis qu'un Pasion ou un Déméas.

Ces grands personnages de la scène donnèrent le tonaux petites gens qui les entouraient. 11y eut, dans la

tragédie, des serviteurs, des messagers, des gardes, desnourrices, dos pédagogues, sorte de plèbe associée à la

majesté de ses maîtres, bien qu'à un degré inférieur.L'observation de ces différences, dans une certaine uni-formité générale, est une des choses où l'art des poètesgrecs révèle le mieux sa délicatesse. Tous, avec des pro-cédés ditférenls, se sont étudiés à marquer la distance

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488 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

entre les personnages royaux et les subalternes' moins,il est vrai, dans le langage mémo que dans les senti.

ments et les pensées. Mais tous, d'autre part, ont senti

qu'un serviteur de tragédie devait différer grandementd'un esclave de comédie. Non seulement tout ce qui en

eux aurait pu prêter à rire fut écarté résolument, mais

aussi tout ce qui aurait fait tache dans la couleur géné-rale du tabloau. Voilà pourquoi leur naïveté, leurs

craintes, leur verbiage, lorsque le poète jugeait à pro-

pos de les indiquer, ne furent jamais notés par lui

qu'avec discrétion, de façon à provoquer tout au plus le

sourire des spectateurs; et encore à ce sourire se mêla

le plus souvent quelque attendrissement. On voulait bien

faire sentir 'que c'étaient là de petites gens, des faibleset des humbles, mais les humbles d'une société tout

idéale, fort différents en somme du bas peuple qui fré-

quentait le Pirée ou l'agora.Entre ces personnages subalternes, les plus dignes

d'une mention spéciale parce qu'ils sont les plus parti-culiers à la scène grecque, sont les messagers, les péda-

gogues et le3 nourrices.

Les messagers (ayysXoi) ont du être presque aussi

anciens sur la scène grecque que la tragédie elle-même.

Étant donnée sa constitution, elle ne pouvait se passerd'eux. C'était par eux qu'elle communiquait soit avec le

1. Arist. Rleét.III. c.2 'Enelxal JvTaOSa(dans la poésie),etSoOXoçxaXXieitoitoXlavvioc,&ipeité<rrgpov,«eplXfav(wcpc&vàXX'ï<mxaitv 'tO~-r01Çia~avvsaa7~bpevovxailI{¡tll'l6p.s'IOVsbwpéaov.îv2. Le87ttirucrreXV6fisvovxald'une façongénérale tout messager.~?2. Le mot 5fy«Xocdésigned'une façongénérale tout messager.Il pent y avoir plusieurs5-nsXoidans une mêmepièce c'est lecas des Bacchantespar exemple.On appelait plus spécialementl|ài7ïXo«celui qui venait rapporter cequi se passait au dedansdu palais (Hésychius:ll&tieXoç'Syyekot&xi ïou>YSYov&ratoi; ïÇ<oàfïéXXwv).Voir,par exemple,Antigone,OEdiperoi,etc. Cettedistinc-tion n'est pas strictementobservéedans lesmanuscrits. Ainsi lemessagerde Médée,qui est un iliyyi>.oz,est appelé simplement!yyr).o;.

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LES PERSONNAGES 189

dehors, soit avec l'intérieur du palais, et c'était grâce àeux qu'elle pouvait se dispenser dos spectacles tumul-tueux ou des scènes de meurtre qui lui répugnaient.Au début, ils purent intervenir indifféremment à n'im-

porte quel moment du drame. Quand l'action fut plussavamment conduite, leurprincipal rôle fut d'annoncer la

catastrophe. Presque toujours, c'est au dornier acte quese place lo grand récit confié à l'un d'entre eux. Entretous les personnages de la tragédie grecque, le messagerest celui qui resta toujours le plus soumis à une conven-tion presque immuable. En général, il n'a point de ca-ractère propre: c'est un narrateur anonyme et à peuprès impersonnel; son rôle est de faire voir les choses

qu'il raconte, de les rendre aussi présentes que possibleaux spectateurs, et pour cela il importe qu'il ne détournesur lui-même ni leur attention ni leur intérêt. Si doncil mêle au récit ses impressions, celles-ci doivent êtreassez générales pour convenir à un témoin quelconquequi aurait de l'imagination et de la sensibilité. Enfait,ce sont les événements eux-mêmes qui parlent, pourainsi dire, par la bouche du messager, et ils le font ense conformant au ton général de la tragédie, sans tenir

grand compte d'aucune particularité individuelle.Les pédagogues et les noùrrices n'ont pris pied sur

la scène grecque qu'après les messagers. Eschyle nesemble pas s'en être servi, car la nourrice d'Orcsto dansles Choéphôres n'a pas du tout le rôle de confidente quifut dévolu plus tard à ses pareilles et qui leur est pro-pre. Ce fut l'introduction du troisième acteur et la com-

plexité progressive de l'action qui les fit entrer dans le

personnel théâtral. Dès qu'on eut besoin de subalternesà qui les premiers personnages pussent dire tous leurssecrets, on dut penser tout naturellement à ces humbles

serviteurs, qui se distinguaient des autres par une cer-taine autorité morale, par l'affection sincère, par uué'

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140 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

vieille habitude de donner des conseils. Chez Sophocle,nous voyons paraître, dans Électre, le pédagogued'Oreste; danalos Trachmienne$,la nourrice de Déjanire.Malgré tout, on sent encore chez lui une discrétion ré-fléchie dans l'emploi de ces rôles, soit qu'il eût une dé-fiance naturelle à l'égard des moyens trop faciles, soit

qu'il fut porté à réserver les sentiments délicats à des

personnages d'un rang plus élevé. Au contraire, tout

scrupule de ce genre a disparu chez Euripide. Dans ses

pièces, comme dans cellos<do beaucoup de ses con-

temporains probablement – le pédagogue et la nourricesont presque des personnages indispensables. Et ce n'est

pas seulement parce qu'ils rondent la conduite de l'action

plus aisée évidemment, il y a quelque chose de plus dansleur succès ils plaisent à la démocratie athénienne parce

qu'ils sont eux-mêmes du peuple. Ils représentent dansla tragédie, au point do vue moral, un élément nouveau,ils y apportent avec eux une certaine familiarité rela-

tive, des sentiments et des idées directement empruntésà la vie domestique. Si la vieille dignité tragique lesenveloppe encore, du moins elle ne les drape plus avec

autant de majesté. C'est par eux surtout que la distance

entre la tragédie et la comédie tend à diminuer, et quele drame d'Euripide s'achemine vers celui de Ménandre.

On a vu dans le chapitre précédent que les divers rô-les de chaque tragédie devaient être nécessairement

répartis entre deux ou trois acteurs, inégaux entalontet en considération. Quelques mots ici sont nécessaires,au sujet de l'influence exercée par cette répartition surla composition même dos pièces.

Ce fut Eschyle qui, en créant le second acteur, établitles principes de la hiérarchie des rôles. Chez lui, la no-tion du premier rôle so dégage et apparaît clairement.

Étéocle, Prométhée, Clytemnestre dans YAyumetnnwi,Oresto dans les Choéphores, ont une prééminence mar-

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HIÉRARCHIE DES ROLES 141

quée. Ils sont en scène presque constamment; d'où il

résulte que l'acteur, chargé d'un de ces rôles, ne pou-vait on joueraucun autre dans la mômepièce. D'ailleurs

les personnages ainsi mis au premier rang se distin-

guent de tous les autres soit par l'intensité do leur souf-

france, soit par la force de leurs passions, soit par leur

énergie morale, soit par l'impulsion fatale qui agit en

eux. Grâceces grandes créations, la prééminonco d'un

rôle dans chaque pièce devint une des lois de 'l'art tra-

gique. Ni Sophocle, ni Euripide ne songèrent à s'y sous-

traire. L'intérêt des acteurs do talent la rendit inébran-

lable. Les variations de l'art n'eurent d'autre effet à cet

égard que de modifier la forme do cette prééminence,d'ailleurs immuable en son principe Chez Eschyle,c'est surtout par la forco soutenue quo se nm:\juo la

supériorité du premier rôle; chez Sophocle, c'est parla richesse du développement psychologique; chez Eu-

ripide, c'est ordinairement par le pathétique Sous ces

différences secondaires, le fait capital persiste. Et rien

peut-être n'a plus contribué à donner à la tragédie grec-

que un caractère distinct. Elle est faito autour d'un per-

sonnage, et elle tire de là une sorte de concentration

et d'unité fondamentale, qu'on ne trouve nulle part ail-leurs au même degré.

Au-dessous du premier rôle, nettement prééminent,les autres forment un groupe, dans lequel apparaissentaussi des distinctions, sensibles encore, quoique moins

prononcées. Ces rôles, comme nous l'avons dit, se par-

tageaient entre le doutéragoniste et le tritagoniste.Chacun de cos acteurs en avait plusieurs à remplir;mais, parmi ceux dont il était chargé, il était rare qu'il

t. Cie. Divin.in Ctucil.48:Utin actoribusgruecisfleri videmus,sœpeillum qui est secundarumaut tertiarum partium,cumposaitaliquantoclarius dicerequamipseprimarum,multumsuinmittere,ut illeprincepsquam maximeexcellat..

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143 CHAPITRE IV. – Ï.A TRAGÉDIE ET SES LOIS

n'y on oiU pas un principal. Certains rôlès do doutera»

gonisto et même do tritagoniste pouvaient avoir unevéritable valeur dramatique. Chez Eschyle déjà, il y ades rôles de douléragoniste d'un grand eflet; tels sontceux de Darius dans les Perses, d'Io dans Prométhée, de

Cassandre daus Âgamemuon, d'Électro dans les Choé-

phares. Ce dernier, rapproché du rôlo d'Oreste dans lamôme pièce, offre un intéressant exemple de ressem-blanco et do subordination tout a la fois. Électre a lesmémos désirs et les mômes haines que son frère, maisnon la môme énergie ni la i -ômo impulsion divino.Choz Sophocle, les seconds rôles ont souvent une déli.catesse particulière, que nous étudierons en sou lieu.

lis font valoir les premiers, tout en nous charmant d'ail*

leurs par eux-mêmes. Rien on eux n'est très fort ni très

complot; ils se laissent entrovoir, mais ils n'avancent

point on pleino lumière. Qu'on se rappelle Tecinèsse

dans Ajax, Ismène dans Antigone, Chrysothémis et

Oreste dans Électre, Jocaste dans OEdipe roi, Antigonedans Œdipe à Colone, Néoptolèmo dans Philoctète. Chez

Euripide, on trouve des rôles de cet ordre admirable-

ment passionnés, comme ceux de Phèdre dans Hippolyte,-de Ciytemnestre dans Iphigénie à Aulis, de Creuse dans

Ion; on en trouve de gracieux, de nobles et dotouchants,comme ceux 'de Polyxène dans Hécube, d'Andromaquedans les Troyenna, de Polynice dans les Phéniciennes,

d'Électro dans Oreste, etc. Mais, en règle générale, chez

tous les' poètes classiques, ces rôles n'ont qu'un petitnombre de scènes. Évidemment un principe supérieur

empêche le poète 'de leur donner toute l'importance

qu'ils sont capables d'avoir et que nous souhaitorionssouvent de leur voir prendre. L'acteur qui les joue a

'peu de temps à donner à son personnage il va falloir,

pour la marche mômo do l'action, qu'il passe à un au-

tre, puis à un autre encore. Et d'ailleurs, fût-il libre, il

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LYRISME TRAGIQUE 143

ne lui serait pas permis de détourner sur lui pne tropgrande part de l'admiration qui est due au protagoniste.

A plus forte raison, cela est-il vrai du tritagoniste. A

lui aussi on attribue souvent des personnages qui sont

loin d'être insignifiants. Il jouera par exemple,. dans

Agamemnon, le rôlo du roi lui même; dans l'Anligonede Sophocle, le rôle de Créon dans son Électre, celui

de Cly tomncstre dans Philoctète, celui d'Ulysse. Ce sera

uncore VÉtàofAaAoaPhéniciennes d'Euripide, l'Agamem-non de son tphigénie à Attlis, l'Ulysse de son Hécube.

Mais, dans ces rôles même. le poète aura soin de ne pasle laisser sortir du rang qui lui est assigné. Son office

je plus ordinaire, c'est de donner au protagoniste l'oc-

casion de montrer son héroïsme. Les tâches ingrates et

odieuses lui reviennent de droit, mais il ne faut pas

qu'il les relève trop haut par uno grandeur farouche.

Il lui est permis d'occuper parfois losocond plan, quandl'action l'exige, mais jamais le premier. La tragédie

grecque, par la façon dont elle dispose ses personnageset détermine leurs rapports, ressemble à un fronton,où tout est ordonné en vue d'un effet simple ot frappant.Au milieu, le protagoniste se tient debout, rayonnantdo beauté, et dominant ceux qui l'entourent. A droite et

à gauche, des amis ou des ennemis se groupent, infé-

rieurs par la taille et tournés vers lui. Aux extrémités,on en voit de fort beaux encore, qui le menacent ou

l'encouragent de loin, vigoureux sans doute et puis-

sants, mais couchés ou n'apparaissant qu'à mi-corps.

VI

Les personnages, comme les chœurs, dans la tragé-die grecque, usent tantôt do la parole simple, tantôt de

chant. Dolà un double mode d'expression, que nous de-

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i44 CHAPITRE IV. – h\. TRAGÉDIE!KT SES LOIS

vona étudier rapidement, on commençant par le

chant

C'est au dithyrambe, d'où elle sortait, que la tragédie

dut emprunter tout d'abord ses principales formes lyri-

ques. Malheureusement, nous nu connaissons assez ni

lo modèle, ni l'imitation primitive, pour pouvoir déter-

miner avec précision ces emprunts. Nul doute d'ail-

leurs que, dès los premiers temps, la tragédie naissante

n'ait senti lo besoin de sortir du domaine propre du

dithyrambe pour s'agrandir. En tout cas, cotte tendance

est manifeste au début du v° siècle. En réalité, c'est à

pou près tout le lyrisme ancien qu'elle appello alors à son

aide et dont elle utilise les ressources. L'hymne héroï-

que, le thrèno, le prosodion, l'hyporchèmo lui fournis-

sent tour à tour des modèlos ou lui suggèrent d'heureu-

ses innovations. A tous, olle demande dos rythmes, dos

groupements do vers, probablement aussi des phrasesmusicales; mais en s'appropriant tout cola, elle l'adapteà sa propre nature et aux emplois nouveaux qu'elle a

en vue.

Des rythmes oux-mêmes, nous ne dirons ici quofort pou de chose. L'étude précise ne peut en être faite

que dans dos ouvrages apéciaux. Signalons seulement

ce que la tragédie a délaissé et ce qu'elle a mis en hon-

neur, dans la mesure où ce choix mémo peut servir à

la mieux comprendre.Parmi les rythmes dont la fortune avait été particu-

lièrement brillante dans la période antérieure, coux

qu'elle a délaissés sont surtout les dactyliques, les péo-

niques, les ioniques et les choriambiques. Los rythmes

dactyliques avaient passé très anciennement do l'épo-

pée dans les nomes et dans certains chants religieux

qui s'en rapprochaient. Ils étaient graves, pleins d'une

i. Cesujet a été bien étudié par P. Masqueray,Théoriedesfor-meslyriquesde la tragMiegrecque,Paris, 1893.

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LYRISME TRAGIQUE 145

Bist. de la Litt. grecque. T. III. 10

sorte d'archaïsme pieux et d'une majesté naïvo. La tra-

gédie les Ot servir d'abord à des chants plus ou moins

narratifs; mais plus elle devint dramatique, plus elles'en détacha. Elle finit par no les employer quo rare.

ment, en los mêlant discrètement à des strophes oùdominaient d'autres éléments. Les rythmes péoniquos,autrefois popularisés par Thalétas, appartenaient auculte d'Apollon. Ils s'adaptaient à des airs de danses

religieuses, trop pou pathétiques pour la tragédie. Onles y trouve pourtant ça et là, chez Eschyle surtout.Mais, dans i'onsoinhlodu lyrisme tragique, on peut dire

qu'ils no comptent pas. Les rythmes ioniques et clio-

riambiques avaient servi aux Koliens et aux Ioniens à

exprimer le troublo de la passion, Jos élans du désir,les agitations inquiètes du la volupté. Par là même,il semblo qu'ils pouvaient prétendre à tenir quelqueplace dans la tragédie. Ils n'y furent pas dédaignésentièrement. Au début du ve siècle, Eschyle appréciaitencore à leur juste valeur ces rythmes tantôt langou.reux, tantôt brisés et tumultueux, et ne craignait pasd'on composer à l'occasion de longs morceaux d'un ca-ractère original. Mais cela no dura guère après lui.Sans doute, les compositions do celte sorte parurenttrop monotones pour un art dramatique plus savact.La part faite à ces rythmes devint donc de jour en

jour plus modeste. On on composa des phrases musica-les isolées, qui vinront se mêler à des strophes diverses,mais on ne les laissa plus s'épanouir librement dans de

longs développements uniformes.

Tandis que les rythmes dont nous venons de parlertombaient ainsi en discrédit, d'autres, au contraire, fai-saient fortune dans l'art tragique. Ce fut d'abord l'ana-

peste dimètre, vieillo mesure de marche, énergique etvive. La tragédie se l'appropria pour les entrées de seschœurs ou de ses personnages principaux. Tant qu'elle

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146 CHAPITKB IV. – LA TRACIÉDIEET SES LOIS

eut le goût do la pompe, des délilés solennels, des divi-

sions nettes et tranohéesontre losdivers momentsde l'ac-

tion, elle l'employa fréquemment. Au contraire, quand

ellerechercha davantage la souplesse et u ncertain laisser»

aller, voisin du naturel de la vie commune, elle y re-

nonça. – Les rythmes logaédiques avaient eu déjà la

plus brillanto fortune dans la poésie lyrique avant la

naissance do la tragédie ils continuèrent à y être en fa-

veur, quand celle-ci fut née. On a vu quel parti on

avaient tiré Stésichore, Simonide et Pindare. C'était une

des formes lyriques les plus souples, une do celles qui

se prêtaient le mieux à toutes les intentions du poète

capable do joie et de douleur, do vivacité, et au besoin

de gravité, moyennant de très légers changements qui

no demandaient à l'art aucun effort difficile. Dès le

temps d'Eschyle, les chants logaédiquos ont un rôle très

important dans la tragédie. Après lui, cette importance

augmente, au point de devenir une véritable préémi-nence Chez Euripide, cn peut dire que les autres

rythmes sont passés à l'état d'exception, et que celui-là

est désormais le rythme du lyrisme tragique par excel-

lence. L'iambo et le trochée ont dû ôtre populairesavant la naissance de la tragédie dans les chants diony-

siaques. Ils convenaient à ces chants par leur vivacité

entraînante et leur brusquerie. Voilà pourquoi, dans la

tragédie, les dipodies iambiques diversement groupéeset mêlées de longues prolongées s'adaptèrent à la plainte

vive, à la prière, aux appels douloureux et pressants.

Eschyle en fit grand usage. Mais de tous les rythmes

du lyrisme tragique, le plus intéressant, après le logaé-

dique, c'est le dochmiaque. Venu probablement du di-

thyrambe, il en portait au plus haut degré le caractère

ardent et agité. Au point de vue de l'effet pathétique,

c'était en quelque sorte un choriambe pin» énnrgique,

plus pressé, plus voisin de la simple parole, et par là

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LYRISME TRAGIQUE 147

môme plus naïf et plus touchant. Ce mérita le prédispo-sait à un rôle tragique de premier ordre. Il était on

pleine faveur dès le temps d'Eschyle et il sy mainte-

nait, sans déclin, dans les dernières années d'Euripide.On voit, par eos quelques indications, que l'art tragi-

que, après avoir essayé de presque toutes les ressour-

ces du lyrisme indépendant, fit bientôt son choix et no

garcla on somme que ce qui était particulièrement dra-

matique. Cette observation, qui est vraio des rythmes,ne l'est pas moins do la composition lyrique.

Le principe qui domine le lyrisme savant du vie siècle,

en dehors dola tragédie naissante, c'est l'ordonnance partriades formées d'une strophe, d'une antistrophe et d'une

épode. Dans une même ode, toutes les triades, depuis le

commencementjusqu'à la lin, sont somblables, quant au

rythme et à la mélodie dans la triade elle-même, l'anti-

strophe est semblable à la strophe, dont l'épode diffère

plus ou moins do telle sorte qu'en fin do compte, quandon considère le développement lyrique dans son ensem-

ble, toute l'invention rythmique et mélodique se réduit

àdeux groupes, une strophe double et une épode, qui se

répètent indéfiniment. Nous savons qu'au vi° siècle, le

dithyrambe était antistrophique, lui aussi mais nous

ignorons si, dans un même développement dithyrambi-

que, tous les groupos de strophes étaient assujettis au

même rythme et à la même mélodie. Quant au lyrisme

tragique, aussi loin que nous pouvons remonter dans son

histoire, nous le voyons affranchi de cette loi. Il procèdebien, il est vrai, par strophe et antistrophe, mais jamaisun de ces couples n'est semblable à celui qui le précèdeni à celui qui le suit. Do là résulte une variété intime, qui

répond 'à un besoin de changement tout à fait propre. au

genre. Nous sommes en présence d'une poésie qui veut

exprimer des états d'âmeessentiellement mobiles. Toute

1.Aristote, Problèmes,XIX,15.

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148 CHAPITRE IV. LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

uniformité lui est contraire. C'est affaire au poète de con-

duire ces changements suivant un ordre naturel, de les

relier les uns aux autres, et par conséquent de laisser

sentir, sous ce renouvolloment incessant, uno certaine

unité nécessaire. Les maitres de l'art y réussissent par

des nioyons divers; mais, chez tous, le principe fonda-

mental est le môme: ne jamais se répéter exactement. En

outre, dans le lyrisme tragique, l'ôpode disparait pres-

que entièrement si on l'emploie encore, c'est par ex-

ception, pour marquer, ici ou là, une sorte d'étape dans

un large développement, ou plus ordinairement à la 6n

du chant. Cet emploi exceptionnel contribue à faire res-

sortir ce fait caractéristique, qu'en général le chant tra-

gique est un chant qui n'a point d'arrêts. L'ode de Pin-

dare et de Simonide n'avance qu'on revenant sans cesse

sur elle-même et en reprenant haleine à chaque retour.

Les stasima d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide vont

droit devant eux, dans une sorte de course plus ou

moins rapide, mais continue.

En cela, les chants tragiques ont une liberté qui man-

quait à la plupart des compositions indépendantes. Mais

cotte liberté, ils la restreignent en général volontaire-

ment par une symétrie à eux, qu'ils combinent selon

leurs besoins. Tandis que, dans l'ode pindarique, l'anti-

stropho suit toujours la strophe immédiatement, il en est

tout autrement dans les parties chantées do la tragédie.

Là, il arrive qu'entre une strophe et son antistrophe le

poète intercalo un autre groupe lyrique, quelquefois

même plusieurs groupes et de diverse nature. Si ces

groupes à leur tour s'entremêlent savamment entre eux,

on conçoit que les combinaisons les plua variées naissent

do cet enlacement. Cela peut avoir lieu dans tous les

chants du chœur, mais bien plus souvent dans les dialo-

gues lyriques où le chœur s'entretient avec un ou plu-

sieurs personnages. Le poète en effet disposait alors d'é-

Page 157: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LYRISME TRAGIQUE i49

léments divers qu'il lui était facile de combiner leschants du chœur à l'unisson, les récitatifs du coryphéeou do quelques choreutes choisis, los solos d'un des ac-

teurs, enfin les phrases simplement parlées qu'il inséraitentre des morceaux de chant. A. l'aidede ces parties très

nettement caractérisées, il était en état de constituer des

groupes symétriques, dont lacorrespondance exacte frap-

pait immédiatement les oreilles et les yeux du public,et il pouvait encadrer ces groupes les uns dans les au-tres sans confusion. Certains dialogues chantés d'Es-

chyle sont ainsi de véritables chefs-d'œuvre d'architec-ture lyrique, dont l'effet malheureusement est ù peuprès perdu pour le lecteur moderne dans les moilleu-res traductions

Toutefois, sous ces combinaisons infinies, le lyrismetragique n'aurait pas ou encore assez do variété pour suf-fire complètement à sa destination. Toute symétrie, silibre qu'elle soit, est une chaine, et il y a des mouve-ments de l'âme si brusques, si changeants, si contra-

dictoires, qu'ils ont besoin d'une entière liberté. Ce fut

pour les traduire qu'on eut recours de bonne heure aux

mètres libres (àiïoXeXufiéva),affranchis de toute régula-rité antistrophique. Là, le chant, partant d'un rythmefondamental, pouvait s'en écarter ou s'en rapprocherlibrement, se perdre en mille détours, tantôt s'attarderet tantôt se précipiter, en un mot suivre à son gré lesfluctuations infinies du sentiment. Cette forme libre fut

par excellence celle des monodies qui apparaissent déjàchez Eschyle, qui furent employées discrètement par

Sophocle, mais qui, autour de lui, entre les mains d'Eu-

ripide et de ses contemporains, devinrent un des élé-ments nécessaires de la tragédie. Merveilleusement

souples et variées, ces compositions pouvaient être très

i. Voir,en particulier, le grand Gommosdes ChaSpkores,306-478,analysédans Masqueray,ouv. cité,p. 187suiv.

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160 CHAPITRE IV. LA TEAGÉDIE ET SES LOIS

dramatiques, et elles le furent souvent. Mais c'était à

condition que l'expression sincère du sentiment y pré*d ominAt. Leur inconvénient était de se prêter trop do1

eilement à la virtuosité pure de l'acteur et du musicien.

La mimique et lu musique y étaient sans cesse sollict*

t ées à empiéter sur la poésie proprement dite. Les cri-

tiques d'Aristophane prouvent qu'à la fin du va siècle

ce genre d'empiètemont n'était pas rare.

Nous sommes trop mal renseignés sur l'emploi des

divers modes musicaux dans le lyrisme tragique pour

qu'il soit possible d'en présenter un oxposé satisfaisant.

Quelques mots à ce sujet suffiront ici. Les deux modes

par excellence du lyrisme tragique étaient.le mode do-

rien et le mode mixolydien, le premier grave et majes-tueux, le second pathétique Indépendamment de ces

modes fondamentaux, Eschyle employa par exception le

mode ionien, plaintif et presque langoureux, en vue decertains offets particuliers Sophocle, à son tour, in»

troduisit au théâtre le mode phrygien, ardent et enthou-siaste Si le lydien, réputé pour sa mollesse, y fut ad-mis également, ce que nous ignorons, ce ne peut être

que de la même manière, c'est-à-dire par suite d'initia-

tives individuelles qui ne créèrent pas un usage. Quantaux modes éolien (ou hypodorien) et hypophrygien,Aristote atteste expressément qu'ils étaient étrangersaux chants du chœur, mais qu'ils convenaient à certainschants de la scène, le premier par son caractère de gran-deur paisible, le second parco qu'il respirait l'ardeur de

l'action4.

t. Plutarque. de Musica,16.2. Eschyle,Suppliante»,v. 69.8. Viede Sophocle.4. Aristote, Problèmes,XIX,48.

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DIALOGUE ET RÉCITS 151

Après lo chant, le second mode d'expression des sen-timents chez les poètes tragiques, c'est la parole sim-

ple, soit dans le dialogue, soit dans les récits.On a coutume do dire que les scènes parlées représen-

tent dans la tragédie l'élément épique. Cela n'est justeque dans une certaine mesure. L'épopéo grecque se

composait de récits, de discours, d'entretiens. Or sans

doute, dans la partie des tragédies qui était parlée,on retrouve aussi des récits, des discours et des en.trotiens. C'est une ressemblance incontestable, mais

qui n'implique pas une filiation directe. Il est à remar-

quer d'abord que la partie lyrique de la tragédie con-tient aussi des éléments analogues, et que l'influence,au moins indirecte, de l'épopée, n'y est pas non plusinsensible. La question est donc do savoir si cetteinfluence s'est fait sentir plus directement sur le dialo-

gue proprement dit. Jamais la tragédie n'a emprunté,pour sa partie narrative et dialoguée, le mètre de l'é-

popée, l'hexamètre dactylique. Ce seul fait met hors dedoute que, dès l'origine, bien des morceaux que nous

jugeons plus ou moins épiques ne l'étaient pas pourles contemporains. Le mètre primitif dos entretiens oudes monologues tragiques fut le tétramètre trochaïque.Ce rythme vif, courant, satyrique n'avait rien de la

gravité d<=.l'épopée. Quand nous le retrouvons encore,çà et là, dans les pièces d'Eschyle ou dans celles

d'Euripide, il sert à traduire des échanges rapides de

paroles, questions inquiètes et pressées, disputes, pro-vocations. Issu do la poésie bachique, il en gardait le ca-ractère. Évidemment, quand les emprunts faits par la

tragédie à la tradition épique se présentaient sous cotteforme, c'était tout autre chose que des morceaux d'é-

VII

Page 160: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

453 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

popéo découpés et insérés entre des chœurs. En somme,

la tragédie était uno; et, si elle procédait de l'épopée,ce qui n'est pas douteux, c'était toujours, sans distinc-

tions de scènes chantées et do scènes parlées, à travers

le lyrisme.De botme heure, il est vrai, et probablement dès la lin

du vie siècle, elle réduisit la part du tétramètro trochaï-

que, mal approprié à la gravité pompeuse dont elle

tondait à faire son idéal. Quo l'influence de l'épopéeait été pour quelque chose dans ce changement, cela

est possible. Toutefois, quand la tragédie adopta un'nou-

veau mètre pour ses récits et ses dialogues, elle ne s'a-

dressa pas, cette fois non plus, à l'hexamètre épique.Celui dont elle fit choix fut l'iambique trimètre. Illus-

tré autrefois par Archiloque, puis par ses successeurs,ce rythme avait perdu assurément dans l'usage quelquechose du caractère très défini que les maîtres de la

poésie moqueuse lui avaient donné. Pourtant il est bien

clair qu'il restait toujours fort différent, quant au ton,

de l'hexamètre épique. L'égalité et l'ampleur qui dis-

tinguaient celui-ci lui étaient étrangères. Il avait une

sorte d'élan un peu court, et, comme l'a dit Horace,

quelque chose d'actif, qui rappelait les tours libres et

souvent brusques de la conversation ordinaire. Ce fut là

précisément ce qui le 6t choisir pour le drame. Par là

même, cette forme de l'art accusait nettement ce qu'ellevoulait et marquait bien la conscience très nette qu'elleavait de différer sensiblement de l'épopée. Sur ce rythmed'action la tragédie jeta ses locutions pompeuses, ses

expressions hardies et sonores, toute cette décoration

extérieure du langage qui lui donnait si grand air

au temps d'Eschyle. Mais tout cela encore, ce n'était

pas à l'épopée qu'elle l'empruntait, pour la plus grande

partie du moins; c'était plutôt à la poésie lyrique, et en

particulier au dithyrambe. De quelque côté qu'on re-

Page 161: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

DIALOGUE ET BÉGITS 153

garde la tragédie, c'est donc toujours le lyrisme qui lui

est le plus prochain, et si l'épopée, elle aussi, y ap-parait partout, c'est du moins dans uno sorte do loin-

tain rotatif.

De mémo d'ailleurs que le rythme du dialogue, sa

structure intime dénote plutôt l'influence directe du

lyrisme que celle de l'épopée.Nous avons dit plus haut comment les scènos dialo-

guées, dans la tragédie grecque, se divisaient naturel-

lement, par le mélange du chant, par le changement du

rythme, par lo groupement des vers, en un certain

nombro déphasés distinctes, qui forment comme autant

de moments dramatiques. Dans la succession de ces

moments, l'allure du dialogue s'accélérait ou se ralen-

tissait. Dolà des variations de mouvement, analogues àcelles dont usent les musiciens. Ces variations se re-

trouvent aussi chez les modernes, car elles sont dans la

nature même. Mais chez les Grecs, elles ont toujoursété assujetties, bien qu'à divers degrés, selon les

temps, ™ à une ordonnance plus ou moins régulière,

qu'on peut comparer à une sorte de rythme. Les mor-

ceaux étendus (pvicet;), ceux que nous appelons tirades,

marquent les moments où les esprits se possèdent assez

pour rassembler et développer leurs idées; ce qui n'im-

plique d'ailleurs en aucune façon que la passion en eux

ne soit pas ardente alors même elle est seulement dans

sa.période d'épanchement continu. Autour de ces p'ôcetç,se groupent des parties de dialogues plus découpéesles unes qui les préparent, les autres qui les suivent

et en font, pour ainsi dire, jaillir tout ce qu'elles con-

tiennent dosouffrances, do colères, de contradictions. Là

se pressent les questions inquiètes, les réflexions rapi-des, souvent les disputes ou les invectives. La passion

y a quelque chose de brusque, de violent, d'irrésis-

tible. Le type le plus caractérisé de ces parties d'entre-

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164 CHAPITRE IV. LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

tiens, c'ost ce qu'on nomme stichomythie (cm^pôice)forme de dialogue singulièrement frappante, tout à fait

comparable à un assaut d'armes, puisque le vers y ré-

pond au vers, comme uno riposte instantanée répond à

une attaque. Toute l'agilité de l'esprit grec y entroen

jeu; la subtilité logique y vient en aide à la passion.Outre le don de l'expression fine et acérée, l'invention

prompte des formules concises y fait merveille. Quel-

quefois, au lieu de procéder vers par vers, le dialogueprocède par domi-vors, quelquefois au contraire pargroupes de deux vers. Grâce à cos artifices très simples,le poète a sous la main trois ou quatre formes du dialo-

gue, répondant à des états d'esprit divers. En les entre-

mêlant de diverses manières, il peut varier, selon les

besoins, l'architecture générale de chaque scène; et il le

fait toujours suivant un certain ordre général, qu'uneobservation attentive n'a pas de peine à démêler. Sorted'art très délicat, tout à fait étranger à l'épopée, et enréalité aussi lyrique que dramatique.

S'il y a des parties où l'influence de l'épopée se fasse

sentir, ce sont évidemment les pricet;. Il en est de

plusieurs sortes. Les unes sont des narrations, les au-tres des exposés de sentiments, d'autres encore de vé-ritables plaidoyers. Los dernières attestant d'une

manière frappante les progrès de la dialectique en

Grèce. On y suit en quelque sorte l'histoire de la rhé-

torique contemporaine. Nous y reviendrons à proposde Sophocle et d'Euripide. Quant aux premières,elles constituent ce qu'on pourrait nommer la par.tie épique de la tragédie et par suite il n'est pas sur-

i. On y trouve même parfois certaines formesgrammaticalesde l'épopée,que la tragédien'admettaitpas danslesautrespartiesIaii>bit|u6s,par exempledes passés sans augment.Cf. KrOger,Griech.Spraehh.II, 28. 3,4.

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DIALOGUE ET RÉCITS 155

prenant que dès le temps d'Eschyle ellesy apparaissentdans tout leur éclat. Leur forino la plus parfaite, ce

sont les récits de messagers (£wmç oEYyeXuutî).En par-lant plus haut des messagers, nous avons fait compren-dre pourquoi il n'y a presque pas do tragédie grecquesans récits de ce genre. Les Grecs, habitués aux récita-

tions rhapsodiques, écoutaiont cos narrations tragiquesavec des sentiments assez différents de ceux d'un publicmoderne. Sachant d'ailleurs qu'on no pouvait pas leur

montrer les choses racontées, ils n'éprouvaient aucune

impatience contre cette forme narrative, pourvu que le

récit fût lui-même une sorte do spectacle parlé. Les ex-

posés des messagers' pouvaient donc s'étendre longue-ment. Et toutefois, là aussi, il fallait bien s'assujettiraux conditions spéciales de la scène. Voilà pourquoi,

comparés aux récits épiques, les récits tragiques se

distinguent par des qualités propres. Ils sont plus con-

centrés, plus nettement -divisés, ils mettent plus en re-

lief les moments principaux, ils ont plus de pompe et

d'éclat. Jusque dans ce domaine épique, la tragédie esttout autre chose que l'épopée.

Que le goût inné des Grecs pour la symétrie se soit

fait sentir dans toutes les parties du dialogue tragique,cela résulte de ce qui vient d'être dit. Mais c'est une

question encore, et peut-être une question insoluble,do savoir exactement jusqu'où ils ont poussé le groupe-ment symétrique

La symétrie exacte est évidente dans certains grou-

1. Voir en particuliersur ce sujet H. Weil, Journalde Finstrue-lionpublique,1860,n« 24,35,36,et les annotationsdu mêmesavantdanseeaéditionsdestragédiesd'Eschyleet d'Euripide;Wecklein,Philologus,XXXI,p. 733et suiv.; nombreusesdissertationsde A.Lowinskidans les .lahrbiicherfar classischePhilologie,partir dutome77; H. Keck,Litleraiurnberdensi/mmelriscliemBaudesRecita-*«nsbeijEschylus,mêmerevue,t. 81,p. 809;Œri, Christ,Prien, The-senilberdiescenheheResponsion,Wiesbaden,1877.

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156 CHAPITRE IV. – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

pes do trimètros iambiques, insérés entre dos partieschantées, de façon à former avec elles un tout Queces trimètrcs fassent accompagnés eux-mêmes de mu-

sique, ou qu'ils ne le fussent pas, il est certain qu'ilsdevenaient un élément intégrant do la composition ly-rique à laquelle ils se rattachaient. Il eût été contraireau rythme général que les intervalles entre les mor-ceaux chantés ne fussent pas sensiblement égaux. En

dehors de ce cas spécial, une symétrie voulue et fort

exacte apparait avec évidence dans certaines parties du

dialogue. La stichomythie en est en quelque sorte le

type achevé. Quelquefois ce sont des groupes étendus

qui se correspondent mutuellement. Dans la célèbrescène des Sept, où un messager fait connaitre à Éléocleles sept chefs ennemis qui menacent la ville et où

Éléocle à son tour fait connaitre les sept chefs argions

qu'il compte leur opposer, il y a une symétrie incon*

testablo, soit entre les sept couples de descriptions ainsi

constitués, soit entre les deux groupes dont se composechacun de ces couples. La seule question est de savoir si

cette symétrie était simplement approximative, comme

dans l'état actuel du texte, ou absolument rigoureuse,comme elle l'est encore dans quelques parties a. Et au

fond tous les doutes relatifs à la symétrie du dialo-

gue se ramènent à cela. Pour quelques critiques, il

n'y a de symétrie que cello qui est rigoureusementexacte, comme dans la musique; et cette sorte do sy-métrie, disent-ils, existe chez les tragiques grecs, plusou moins altéréo par les modifications du texte. Elleexiste jusque dans l'intérieur dos pvi«i;, qui se subdi-

visent en morceaux d'égale étendue, entremêlés, dans

une combinaison toute lyrique. Pour retrouver ces sy-

1. Eiw.liyl»,Suppliantes,73*«t swiv, Promtthée,889et suit., ete.2. Ritschl,Opusc.I, 300et suiv. Consulteren outre &ce sujet

les principaleséditionsdesSept.

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LANGUE DE LA TRAGÉDIE 157

métrios exactes, là où elles ne sont pas apparentes, onen vient presque nécessairement à établir dans beau.

coup de passages des groupements de penséos qui sontarbitraires, ot parfois, ea désespoir de cause, à suppo-ser des lacunes ou des additions. C'est l'abus d'une idée

juste. La musique seule a cette rigueur. parce qu'elleest assujettie à un compte de temps tout à fait exact. Endehors des parties chantées, une correspondance appro.ximative devait parfaitement suffire à satisfaire le goûtdu publie. Dans la scène d'OEdipe roi entre Œdipe etTirésias (v. 300), il est manifeste qu'au milieu du dia.

logue deux discours parallèles se détachent, celui du roiet celui du devin. Si nous comptons les vers, ces deuxdiscours ne sont pas tout à fait égaux; mais, si nousnous contentons de les écouter, ils se font contrepoidstrès exactement l'un à l'autre, parce qu'avec une éten-due presque égale ils ont la même valeur dramatique.Ce genre de symétrio, par à peu près, est, croyons-nous,celui qui a prédominé dans la tragédie grecque au vesiè-

cle, en dehors des parties lyriques. Il suffit à lui don-ner un caractère de régularité qui la distinguo pro.fondément, jusque dans la forme, de toutes les autres

tragédies.

VIII

Comme la tragédie avait ses rythmes préférés et sesformes do dialogue traditionnelles, elle avait aussi sa

langue, distincte de celle des autres genres littéraires.Si celle-ci a varié d'ailleurs assez sensiblement, selon les

temps et selon les poètes, elle a néanmoins présentétoujours certains caractères généraux, qu'il importe d'in-

diquer ici sommairement.Procédant du lyrisme dorien par ses parties lyriques,

il était naturel qu'elle fit au dialecte dorien une part

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158 CHAPITRE IV. – LA TttAOÈDIE ET SES LOIS

dans son langage J. Mais dès ses origines, somblo-t-il,elle lo confina exclusivement dans les parties chantées,

et jusqu'à la lia elle maintint cette loi. Les formes do-

rionnes sont donc entièrement excluos, non seulement

des parties purement récitées, c'est-à-dire dos dialogueset des récits, mais encore des morceaux qui étaient sou-

mis à la déclamation mélodramatique, tels que les ana-

pestes. Au reste, là même où elles sont admises, il s'en

faut de beaucoup qu'elles no donnent à la langue tra-

gique un caractère entièrement dorien. Le poète attiquefait son choix parmi ces formes, et ce choix est fort dis-

cret. En réalité, tout le dorisme de la tragédie, dans ses

parties chantées, se réduit à peu près à la substitution

de l'a long au son attique de l'o. Cela donno à ces par-ties une teinte dorienne, mais rien de plus. Si d'ailleurs

la tragédie n'emprunte que pou de formes au lyrisme

do: ien, en revanche elle lui doit beaucoup quant au vo-

cabulaire et aux habitudes du langage. Dans les partieschantées, cette influence est évidente. Los mots compo-

sés, los épilhètos sonores, les accumulations d'adjectifs,les constructions hardies, les enlacements do phrase, ea

un mot presque tout ce qui en fait la beauté extérieure

vient de la tradition dont Stésichore, Arion, Ibycos, Si-

monide et Pindare étaient les représentants. Non que

l'originalité do l'esprit attique n'apparaisse jusque dans

l'emploi de cette richesse. Elle y est manifeste, au con-

traire mais ello ne crée point les ressources dont elle

dispose; ello se contente de les approprier à son goût.Dans les parties non chantées, l'influence de la poésiedorienne est naturellement beaucoup plus faible. Pour-

tant, nous verrons plus loin que, au temps d'Eschyle,elle a certainement contribué à la grandiloquence du

t. H. Sehaîfer,DeDorismimu in tragoedAtejraws, Gottbos,1866.Althaus, De tragkonimgrsecorumdialecto;I, île Dorismo;Berlin.1866.Cf.Curtins Studien,I, 2, 263.

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LANGUE DE LA TRAGÉDIE 159

dialogue tragique. Et comme la langue d'Eschyle, mal.

gré les modifications que lui ont fait subir Sophocle et

Euripide, est restée on somme le type môme du langage

tragique, on ne peut nier que celui-ci n'ait prolité des

exemples et des traditions du lyrisme. Certaines qualités

remarquables, la concision forte et hardie des expres.

sions, surtout le goût des images éclatantes et des allian-

ces de mots, paraissent lui être venues de là plutôt quedo l'épopôo.

Toutefois, après le lyrisme, l'épopée aussi a eu son

intluonco profonde et constante sur la langue tragique.La poésie homérique constituait en Grèce une sorte de

fonds commun où tous les poètes étaient autorisés à ve-

nir puiser t. Ceux do la tragédio continuèrent à user de

ce droit; seulement, ils le tempérèrent eux-mêmes parun sentiment très juste des convenances do leur art.

Les formes ioniennes de la langue d'Homère avaient une

sorte de grâce archaïque, qui était en désaccord avec

l'esprit de la tragédie. Ils los rejetèrent donc absolu-

ment. Au contraire, ils gardèrent beaucoup d'expres-sions épiques, que le langage commun n'avait jamais

adoptéos. Ces façons de parler, anciennes et poétiques,en se mêlant, dans le dialogue même, à d'autres plus

courantes, prêtaient à la langue des héros de la scène

un caractère idéal, qui était en rapport avec leurs senti-

ments et leur costume. Cola les distinguait immédiate'

ment du vulgaire et faisait sentir qu'ils appartenaientà une humanité supérieure, presque divine.

Mais, en définitive, ni l'élément épique ni l'élément

lyrique ne constituent le fond du langage tragique. Ce-

lui-ci est attique, et c'est à son atticisme qu'il doit son

i. H. Weil, préfacedes Sept tragédiesd'Euripide,p.xlvii: « Ho-mèreest le père dela langue littérairede la Grèce,et il serait bonde le savoir par cœur»afindo bien comprendretous les auteursqui ont écrit dans sa langue. »

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160 CHAPITRE IV. LA TRAGÉDIE ET SES LUIS

caractère dominant et ses mérite» principaux. Il est at-

tique, sauf les exceptions signalées, par los formes des

mots, par les tours de phrase. Bien qu'idéalisé, le lan-

gage de la scène est l'image de celui de la bonne société

athénienne; et s'il s'en distingue visiblement par la har-

diesse, par l'éclat, par la couleur poétique, il l'imite de

près par la précision des termes, par la saveur do l'ex-

pression, par la vivacité des tours, par l'élégance forte

et concise t. Cette ressemblance vive avec la réalité,

partout sensible sous la pompe tragique, c'est justementce qui l'empêche de paraitre, malgré l'artifice, une lan-

gue artiticiello. Ces héros majestueux ont à chaque ins-

tant des mots simples, vivants, qui faisaient vibrer toute

âme athénienne. Leur langage imitait l'élocution naïve,

mais il se tenait au-dessus du parler commun (to tStu-

Ttxov).Les poètes comiques s'en moquaient fréquemment,et rien n'était plus facile, car mainte expression ou cons-

truction do mots, prise isolément, avait quoique chose

d'inselite qui excitait le rire 2. L'art des poètes était de

composer, avec ces mots et formes de provenance diverse,

un tissu poétique aux vives couleurs et sans disparate.

IX

11 n'est pas surprenant qu'un genra littéraire si com-

plet, qui s'était ainsi formé de tous les autres en ab-

1. Aristote(Poétique,c.22)distingue, en fait delangage, cequiconvient au dialogueiambique, à l'épopée, au dithyrambe, et il

ajoute 'Ev &soicIap6e(oic>Siat-1 StipâXiirtaXégiv(i:|isîa6a!,raûta

&p|i&Tteitûv 6vo|iâr<ovSaoiçxavdvÀiyo'-t?'«XP^ivatT(t^*TI ta tot-aûta to xûpcovxai (uia?opàxa\xiajio;.

2. D'après Aristote (même passage), un certain Âriphradcs tour-

nait en dérision les poètes tragiques parce qu'ils s'exprimaient

comme personne ne le faisait en Grèce, par exemple quand ils di-

saient 8px|utTa>v aito au lieu d'dhtô SpapcrHav, ou encore oéOev, ou Ifù

m vtv, ou *Ax«XXé«>;népi. Aristot» ajuut» Aii T«p tô (lî eïvai iv tôt;

x-jpîoic tco-.eï t!) n») I8ta>Ttxôvêv t^ XlÇct ânotvta tù TOtaOT» cxetvo; Ss

toOto r,Yvieu

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SA VALEUR MORALE 161

Hist. de la Litt. grecque. T. m. il

sorbant ce qu'il y avait do meilleur en eux, ait pris, dès

qu'il fut en possession de tous ses moyens, une impor-taoco morale incomparable. La tragédie, au v° siècle,

remplace l'épopée et le lyrisme héroïque; elle est enmême temps une des formes do l'histoire, de l'éloquence,de la philosophie morale. C'est vraiment un genre uni-

versel, qui captive les cœurs par tous leurs sentiments

profonds, qui intéresse les esprits à lafois par les idéesles plus anciennes et les plus neuves, qui enchante les

imaginations par le spectacle de la vie humaine sous saforme la plus noble, qui charme les yeux et les oreilles

par l'union de ce qu'il y a de plus puissant alors dansla poésie et dans la musique, dans la déclamation et dansla mimique.

On ne saurait douter quo, par suite, la tragédie n'aitété en ce temps pour le spectateur grec une admirableécole i. Ses enseignements avaient d'autant plus de

force et d'autorité qu'ils étaient plus solennels et plusrares. Une grande pompe, un immense rassemblement

d'hommes, une sorte de communion spontanéo des âmesdans un môme sentiment religieux, la joie de la fête,la piété, l'enthousiasme, la curiosité, tout contribuait àdonner aux choses de la scène une puissance extraor-dinaire. Dans ces grands jours de la poésie et do la reli-

gion, les âmes étaient plus vibrantes et plus impression-nables, les esprits étaient plus dociles, et les paroles du

poète retentissaient au-dessus de la foule avec un éclatmerveilleux. C'était par le théâtre surtout que le Grecse familiarisait avec le passé légendaire de sa race. Là,toutes les traditions antiques étaient sans cesse remisessous ses yeux. Il voyait les héros nationaux en personne,les regardait agir et souffrir, il les entendait parler,

1.Aristoph., Grenouilles.10G4Toî; |Uvyàp«ai&tpJotoivg<mSi-BioxaXosSorteçpotCet,toîc^ëwuivSs«oititai.Cf.Olympiodore,ViedePlaton,c. 3.

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163 CHAPITRE IV- – LA TRAGÉDIE ET SES LOIS

il mettait ses sentiments à l'unisson des leurs. La Grèce

des vieux Ages, sous cette forme poétique, mais pourtant

réelle, devenait pour lui quelque chose de vivant et de

concret, qui prenait corps dans son imagination.Et cette école d'hellénisme était en même temps une

école do morale, au sens le plus large du mot. Tous les

problèmes de la vie humaine ne se posaient-ils pasd'eux-mêmes dans cos drames pleins d'humanité? Des-

tinée, devoir, passion, héroïsme, liberté, imprudence,

vertige d'orgueil, toutes ces choses grandes, obscures,

admirables ou terribles, qui s'agitent on nous et autour

de nous, le théâtre ne cessait do les mettro on lumière.

La raison et l'instinct, le probable et l'inconnu, le calcul

et le hasard, sujets de réflexions infinies. De môme

d'ailleurs que la fréquentation d'une bonne société affine

l'esprit, donne aux sentiments plus de délicatesse et au

jugement plus d'acuité, de même la fréquentation do

ces êtres fictifs, créés par dos esprits supérieurs à leur

propre ressemblance, familiarisait le public athénien

avec tout un ordre do pensées élevées, de dispositions

généreuses, d'émotions noblosot rares, que la vie de tous

les jours no lui aurait pas fait connaître. Par là, elle

rendait à la culture intellectuelle et morale un service

dont la valeur ne peut être exagérée. Les grands espritseux-mêmes étaient frappés de cette « sagesse » de la

tragédie, qui produisait do si ingénieuses combinaisons,

qui révélait si bien la nature humaine, qui exprimaiten si belles sentences tant de pensées utiles et instruc-

tives Et en fait, chacun, en sortant du spectacle, em-

portait avec lui toute une provision do souvenirs utiles.

On venait do vivre pendant quelques heures d'une vie

plus haute, plus instructive et plus lumineuse, qui ne

1. Platon, Républ.VIII, 18 Oùxfreoe te xfoefatlaô/.wçaofhvSo-xEÎetvui;

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SA VALEUR MORALE 163

pouvait manquor de se refléter longtemps sur los actions

et los paroles quotidiennes.

Malgré cela, la tragédie a été vivement critiquée.Elle l'a été par los poètes comiques et par les philoso-

phos. Les poètes. comiques, à vrai dire, ne se sont pas

attaqués au genre lui-même, mais à quelques-uns de ses

représentants, à Euripide surtout. Nous aurons donc lieu

de parler ailleurs de leurs critiques. Pussent-elles justesdans telle ou telle application particulière, elles avaiont

tout au moins le tort de s'en prendre à des détails etde méconnaître l'influence totale des grandes œuvres,si heureuse et si féconde alors môme qu'elle n'était pasentièrement pure. Quant aux philosophes, il faut bien

le dire, lour point de vue était plus étroit encore, parce

qu'il était plus théorique. Ce que Platon a reproché à la

tragédie on plusieurs passages de ses œuvres, commed'ailleurs à l'épopôo, c'ost de représenter les héros selonla vérité do la nature humaine, avec leurs passions,leurs aveuglements et leurs misères. Un toi reprocheest en rapport avec un idéal d'éducation et de vie phi-losophique, qui vise à faire de la société uno sorte de

confrérie, présorvée par un chimérique artifice de toute

impression non conforme à la pure doctrine. Pour nous,c'est justement parce que la tragédie grecque a mérité ce

reproche qu'elle est le plus digne d'être admirée, mêmeau point de vue moral. Condamnés aux combats, aux

difficultés, aux rudesses et aux épreuves de la vie, c'estdans la vie aussi que les hommes doivent trouver les

leçons dont ils ont besoin. L'art des grands poètes estde leur faire aimer ce qui les élève, alors mémo qu'ilsleur montrent ce qui les humilie. On peut dire sans hé-sitation que la tragédie grecque a compris cette tâche etl'a remplie noblement.

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CHAPITRE V

ESCHYLE

BIBLIOGRAPHIE

Manuscrits. Sur les manuscrits d'Eschyle, consulter prin-

cipalement la préface de Dindorf, en tête du tome II, 4™partie,de son édition, et aussi- les préfaces de MM. Wecklein et Weil

dans leurs éditions respectives.Il est pou près établi que tous les manuscrits connus d'Es-

chyle procèdent d'un même archétype, qlli est le Mediceusde

la bibliothèque Laurentienne de Florence (plut. 32, 9). Ce ma-

nuscrit, du Xe ou du xi" siècle, contient les sept pièces subsis-

tantes, mais avec trois lacunes (Agam. 323-1050,4459-1673,et

Choéphores,début). Le texte est de deux mains différentes. Il

y a des additions ou des corrections dues encore à d'autres

mains. Malgré sa valeur, le Medieeusest fort imparfait. Il offre

beaucoup de passages inintelligibles ou manifestement alté-

rés.Les autres manuscrits n'ont qu'une importance secondaire.

Mentionnons seulement le Plorentinus (Bibl. Laur. 31, 8) du

xiv» siècle, qui a servi à compléter le texte de VAgamemnon.Ce manuscrit et quelques autres abondent en corrections con-

jecturales dues à divers grammairiens; la critique moderneen a souvent profité. Un grand nombre de manuscrits necontiennent que trois pièces (Prométhée,les Sept, les Perses) cesont celles qu'on étudiait communément dans les écoles byzan-tines.

SCOLIES.Avec le texte d'Eschyle, la plupart des manuscrits

conservés nous ont transmis des scolies. Le premier recueil

de ces annotations anciennes a été publié par les Aides en

4548,Mais il faut mentionner surtout l'édition de Robortellus,

Venise, t552. Cette collection a été augmentée peu à peu et

Page 173: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

BIBLIOGRAPHIE 165

pourrait l'être encore, s'il y avait quelque profit ù en espérer.

Mais, de nos jours, on a compris que la plupart des scolies

byzantines sont un véritable fatras, dont il n'y a rien à tirer «.

Dindorf, dans son édition, a donné l'exemple de mettre à partles soolies du Uediceus, et il a eu le mérite d'en faire ressor-

tir l'immense supériorité. Depuis lors, elles ont été publiéesde nouveau, après une révision attentive, par Wecklein, dans

son édition d'Eschyle. Ces scolies sont manifestement déri-

vées des commentaires des Alexandrins. Elles sont courtes et

instruotives. Leur brièveté même prouve qu'elles doivent être

considérées comme un abrégé d'une annotation plus complète,

aujourd'hui perdue.Parmi les scolies byzantines, signalons seulement le groupe

des scolies métriques (mol pirpw»),attribuées à Démétrius Tri-

clinius.Éditions. L'édition princeps d'Eschyle parut en 1318, à

Venise, chez les Aides (£sahyli tragœdUeseae.)Etablie d'aprèsune copie du Medieeus, elle réunissait en une seule tragédie

l'Agammnon et les Choéphores,en raison des lacunes du ma-

nuscrit il n'y avait donc que six pièces au lieu de sept.Cette erreur fut corrigée seulement en Io57, dans l'édition pu-bliée à Paris par Pierre Vettori et H. Estienne. Les pre-mières améliorations sérieuses du texte sont dues surtout à

Ganter (Anvers, 1580), suivi de près par Stanley (Londres,

1663),et à Schûtz (Halle, 1782-94;rééditions, 1799-1807et 1809-

1822).Mais c'est en notre siècle que le texte du grand poètea été corrigé avec méthode et hardiesse à la fois. Il faut citer

l'édition de Wellauer (Leipzig, 1823-1830),celle d'Ahrens (Bibl.

Didot, Paris, 1842),et tout particulièrement celles de Dindorf

(Mschyli tragœdisesuperstites et deperditarumfragmenta eum anno-

lationibus et scholiis grxcis, Oxford, 18*1-1851 et Poète scemci

grmi, i"éd. Leipzig, 1830; 3"éd. Londres, 1869); puis les deux

éditions de M. Weil, la première (Giessen, 1858-67) remar-

quable par d'heureuses conjectures, et aussi par l'élégante con-

cision des notes; la seconde (Teubner. 1884 réimprimée en 1 896)

contenant une préface relative aux manuscrits d'Eschyle; celle

de Merkel (Oxford, 4871);et enfin celle de Weeklein et Vitelli

(2vol., av. suppl. Berlin, 1885-1893),fondée sur une révision très

attentive du Mediceus;cette dernière édition contient les scolies

du Medieeus,et un appareil critique fort complet (dans le t. H),

i. Voyez cependant Wilamovitz, Bernes, XXV(1890),p. 161suiv.

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166 CHAPITRE V. – ESCHYLE

où sont notées i\ peu près toutes les conjectures de quelquevaleur qui ont été proposées pour la restitution du texte.

Outre les éditions complètes, il a été publié un grand nom-bre d'éditions des pièces séparées. Nous ne pouvons les énu.mérer ici. Rappelons seulement col le des Euménidesd'Otfr, Mill-ler (Gœttingen, 1 833),accompagnée d'une remarquable disser.tation, souvent citée, sur la mise en scène et la composition decette tragédie; et mentionnons en outre l'édition annotée del'Orestie de Weeklein, Leipzig ISS*, ainsi que celle de Wila.mowitz-Mœllendorf, avec traduction en vers allemands et com-mentaires (Aeschylos Orestie, Berlin 1896; les Choéphoresseulesont paru jusqu'ici).

Les fragments d'Eschyle se trouvent dans la plupart des édi.tions complètes précédemment citées (notamment dans cellesde Weeklein Partis I auctarium, fragmenta, Berlin, J893). Voiren outre, en tête du chap. H, la bibliographie pour les recueilsf inéraux de fragments des tragiques grecs.

LEXIQUES.Notons d'abord ici le lexique de Faehse, communaux trois tragiques (Learieongrsseumin tragicos, 2 vol. Primis.laviœ, 1830-38);puis les lexiques, spéciaux à Eschyle, de Lin-wood (Londres, 1843)et de Wellauer (Leipzig, 1830; formantle tome III, en 2 parties, de son édition). En raison des correc-tions»apportées au texte, ces ouvrages ont beaucoup vieilli. Leseul lexique dont on se serve aujourd'hui est celui de Dindorf(LexiconMschykum, Leipzig, 1876).

SOMMAIRE

I. Via et caractère d'Eschyle. n. Ensemble de son œuvre. Cequi en reste. III. Ses idées religieuses et philosophiques.IV. Comment Eschyle conçoit la tragédie. Structure de ses piècesan point de vue théologique et au point de vue dramatique.V. Grandeur et simplicité des personnages. VI. Le poète lyri-que. VII. L'écrivain. – VIII. Influence d'Eschyle.

I

Trois noms dominent l'histoire de la tragédie grecqueau v* siècle ce sont ceux d'Eschyle, de Sophocle et

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L'HOMME 167

d'Euripide. Le premier est le plus grand des trois. Plusnotre siècle a étudié de près le génie d'Eschyle, plus sa

supériorité s'est révélée. Entre tous les poètes créateurs,il n'en est aucun peut-être qui l'ait été avec autant de

puissance et d'autorité. Celui-ci a mis son âme dans la

tragédie grecque et il lui a imposé la formo môme deson esprit t.

Eschyle, fils d'Euphorion, naquit à Éleusis, près d'A-

thènes, vors l'an 523 avant J.-C. Issu d'une famille

d'Eupatrides, il vit le jour dans le dème le plus imbu de

religion et le plus sacerdotal de l'Attjque, près du sanc-tuaire vénéré des grandes déesses, foyer des mystères.Dans ce milieu, une nature généreuse et profonde de-vait s'imprégner do sentiments religieux et patriotiques.L'hérédité mit en Eschyle la hauteur aristocratique de

l'esprit et du caractère l'influence locale d'Éleusis ydéveloppa le sens et le goût des vérités divines, l'habi-tude de rapporter aux dieux les choses humaines, une

piété grave, quelque chose d'antique que rien ne putjamais entamer. La poésie germa en son âme, – commeautrefois le froment était né du sol de Thria, – sous le

regard bienveillant de Déméter et dans le sillon qu'elleavait tracé ».

1. Pour l'appréciation généraledu caractère et du génied'Es-chyle,on relira toujours avec fruit les pagesque Patin a écritessur ce sujet dans le tome I»' de ses Étudessurles Tragiquesgrecs.Cetouvrage,malgréles progrèsqui ont été faits dansla connais-sancedela tragédiegrecquedepuissa publication,méritederesterclassiquepar la fermetédélicatedu jugement.

2.Les sourcesde la vie d'Eschyle sont surtout une Vieano-nyme,qu'ontrouvera dans la plupart des éditionsde ses œuvresla noticede Suidas.AUrgilnçlesindicationsdu marbre de Paros.Les témoignagesanciensrelatifs à la vieet aux œuvresd'Eschyleont été réunis par Fr. Schoelldans l'édition desSeptcontreThèbesdonnéepar Ritschl,Leipzig,1815.Article Aischylos,par Dieterich,dansl'encyclopédiedePaul;r-Wissowa.

3.Aristoph.,Grenouilles,888 A^iupep.j) 8pé+au«xtjvè|uivf pivot,eîvat(tetûva<ôv85ioviwornptav.C'estEschylequiest censéparlerici.

Page 176: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

168 CHAPITRE V. – ESCHYLE

Tout co que nous savons de sa vio est simple et grand.Sur son enfance et sa jeunesse, rien que des légendesil s'endort dans la vigne de son père, et Dionysos lui

révèle en songo qu'il est poète. En réalité, si nous igno-rons quels furent les maîtres qui contribuèrent à l'es-

sor de son génie, nous pouvons du moins deviner avec

certitude ce qu'il apprit d'eux. Comme faits, tout ce queles poètes nationaux avaient raconté; comme art, la

musique sous ses trois for>r««ss,musique des vers dans

les récits de l'épopée et dans «es chants lyriques, mu-

sique de la voix et ùcs instruments par l'usage de la

cithare, musique des pas dans l'orchestique tradition-nelle doschoeursd'enfants ou do jeunes gens. Lesrythmesdoriens, la mélodie grave et pure des vieux maîtres, la

grandeur naïve d'Homère et la splendeur du lyrisme,voilà les impressions profondos de sa jeunesse, qui mi-rent en lui l'empreinte première et définitive.

Très jeune, il est séduit par l'éclat des concours tra-

giques t. Si faible que fût encore l'élément dramatiquedans la tragédie naissante, la puissance do l'art nou-veau se révélait déjà. La seule pensée do ces beaux

spectacles devait saisir et transporter cet esprit débor-dant de poésie, qu'un instinct créateur sollicitait. De

vingt-cinq à trente-cinq ans environ, acteur et poète àla fois, il rivalise avec les successeurs de Thespis, avec

ChœriJos, Pratinas et Phrynichos, cherchant sa voie.Période d'activité féconde, do progrès incessants, de ré-flexions et d'essais, malheureusement dénuée pournous do témoignages 2.

Au milieu do ces succès, surviennent les guerresmédiques. A deux reprises, contre Darius d'nhord, on

1. Vie Nia; {jptatatffivTp<»Y<d8tc3v.2.D'apris lo marbre deParcs. op. 30.sa prointàrovlctulrodans

un coneriurstri«nii(iu>ont lionon4M.QVmtvwacotninpshkuïiilmttoquo sonart pronrtna formaj«'O|>foot qu'il ÂtuliUt«onuututitâ.

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L'HOMME 169

490, puis contre Xerxès, de 480 à 479, la Grèce doit dé-fondre son indépendance. Beaucoup de peuples grecshésitent; mais Athènes et Sparte font leur devoir hé-

roïquement, et leur courage assure la victoire. Eschyleest partout où l'on combat. Il y est, peut-être avecses frères, au milieu des hommes du dème d'Éleusis.Marathon et Salamine resteront, dans son extrême vieil-

lesse, les deux souvenirs do sa vie. Il rappellera le pre-mier dans son épitaphe, laissant à sa tragédie des Persesle soin de conserver l'autre

Il n'est pas douteux que ces grands événements, en

remuant, comme ils le firent, l'âme nationale, n'aient

imprimé à celle du poète un élan vigoureux. D'ailleurs,c'était aussi le temps où, en pleine maturité, il deve-nait complètement maître do son art. Huit ans aprèsSaîamine, peut-être au rotour d'une expédition en Thraceoù il avait servi sous les ordres de Cimon, il fit repré-senter les Perses (472). Il était alors vraiment le maîtrede la scène. Ses premiers rivaux, Chœrilos, Pratinas,

Phrynichos, disparaissaient l'un après l'autre. Sophoclen'était encore qu'un débutant. Le grand poète, repré-sentant incontesté de la gloire nationale, obtenait de labonne volonté des magistrats et do l'empressement des

chorèges tout ce qu'il voulait il dut en profiter pourdonner à la tragédie la pompe qui répondait à son idéal.

Déjàson renom ne se coniinait plus dans Athènes. CommePindaro et Simonide, il était invité par Hiéron à lacour brillante do Syracuse. Et u partir de ce temps, laSicilo devenait pour lui presque une seconde patrie a.

i. La part prtaopar Eachylaot par sas (rare»aux tllvnrsoslmtailles lin»gtiumminérliquodost rapportât)illvorsemontpar \ondi-vers auteurs qui on parlont. Voir l'art. cit<Silmml'omiyolopMio•luViiuly-AVlHHowu,I, 1000,

3. Il parait yAi»»»«il Atr«lsM»ira roaias:la première,p«uaprisla (ambitiontl'4'Un»on41(1;lu biwohiIo,i»itn>471ut409;lu trol-hIAiiio,I(|iii5«l'Orottw,un4U8,

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170 CHAPITRE V. ESCHYLE

Toutefois, Athènes restait toujours le théâtre de ses

grands succès. Vaincu, il est vrai, par Sophocle en 468,il y remportait le prix en 467, avec sa tétralogie thébaino.

Peu après sans doute, il y faisait jouer sa Lycurgie.En 458 enfin, il y était vainqueur pour la dernière fois

avec YOrestie. Retiré ensuite en Sicile, il y mourait à

Géla en 456 Il laissait deux fils, Euphorion et Bien,

poètes tragiques eux aussi, dont nous parlerons ailleurs.

L'antiquité semble avoir admis généralement qu'Es-

chyle ne quitta pas son pays sans dos motifs douloureux.Selon les uns, il aurait été offensé par la faveur dont

l'opinion publique entourait son jeune rival, Sophocleselon d'autres, il se serait vu accuser d'avoir révélé les

mystères 3. Ce dernier fait parait certain, quelle qu'enait été d'ailleurs l'occasion; le premier n'a rien d'in-

vraisemblablo. Mais il n'y a aucune raison d'expliquerpar l'un ou par l'autre les voyages d'Eschyle 4. Sa der-

nière représentation à Athènes, celle de l'Orestie, fut

une victoire, et, s'il se vit accusé ensuite, on ne peutdouter qu'il n'ait été absous; car, à coup sûr, sa con-

damnation n'aurait pas été passée sous silence par ses

biographes. En réalité, ce fut sa gloire seule qui l'appelad'abord en Sicile; les succès qu'il y obtint rengagèrentà y retourner.

Son caractère nous est révélé par son œuvre plusencore que par sa vie. Nous nous le représentons comme

flor et un peu rude attaché avec uno certaine raideur

t. Marbredo Pnron, op. 89,LARondaarolatlvosftnumort tliumla Vieitnonymo,daimBulrias,etc.

3, Plntarqun,Cir,o»,R.3. Arlstote.MatM»h Nicom,.III. i. tfl. fillnn, UM.twtfp. V, t0

et GMmunt,titrant.II, )>.HH7,HulilituriMtontflqu'il Itnt fl'ftiifiilrmiHiollol'itmi<|tinln«((i'ikIIiihu'AtuloittriornnMa|ionil(intunorn|ir^<aontntinnqu'il ilmumH,

4. WulnhnriÂiwhifiitiwluiTrilt'iifo,i. T((t. ni«,M.Ailntd|ih,UioHiuiillui.W "Avfi(iH,tiivAy(tm»fi(hviu^liaUiimm,

ctr.au «t (ont i*i|HihHM|(<i,

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SON ŒUVRE lîl

hautaine à ses principes de toute nature, préoccupé de

son art au point de ne s'intéresser que médiocrement

aux choses ordinaires de la vie, aristocrate de tradition

et plus encore de tempérament, mais trop patriote tou-

tefois pour s'enfermer dans le dédain et dans la haine,un homme d'idéal, une Ame très haute et quelque peu

impérieuse, un grand solitaire au milieu même de la

foule. La nature l'avait fait pour être admiré plutôt

qu'aimé. Ce qu'elle lui avait refusé en fait de bonne

grâce, de douceur et d'agrément, elle le lui rendit en

force d'àme et en puissance d'imagination.Avec ces qualités, il était le représentant prédestiné

de la génération qui fit alors la gloire d'Athènes. Con-

temporain doCimon et d'Aristide, l'instinct de la gran-deur lui est aussi naturel qu'à eux. Son âme est pleinede foi, sa morale est toute faite de principes. Mais avec

le respect religieux du passé, il a un élan de cœur et

d'imagination qui est admirable. Il personnifie la vieille

Attique, mais au moment où elle se transforme.

II

L'œuvre d'Eschyle comprenait environ quatre-vingtspièces (tragédies ou drames satyriques '). Docette col*

lection, sss,tragédies soutoment subsistent avec un bonnombre de fragmonts.

C'est on embrassant d'un coup d'mil ce largo ensemble

qu'on peut tout d'abord ho faire une idée du génie qui l'a

t. Hnlo» la Vie (tiionymn, nolxiinlo-dlx U'flKililiimot cinq drainas

Butyvl(|ii«H; hhIqm Hulilim, ijuutni-vinBl-iU'i t l'util Km.Lu <ntuln(!intil» NviUwm (iliiim Vliwhi/to lit»IMii(l<"if,ou tôt» du tinuo II, ut «lium<«1»1iln Wi'OKlutii, on tAto tlu volt iltm l'fiijimoittu) iwitiimt wilKiuitn-ifflism ti|f"'ti IMitill II fiftt illomilltlut • il V liiuui|iui uuj.t {ilàuaa <|hInmiH Huut (MMMtiMuttl'uHl<<Hi'i<.l'Ut tutln'. il i'«t Hituvtnti in))itwult>ln•lu<t«VMnf»i Mit" tiirtnifi \Mm n'ont (mu ('liilo hmiih i>lMhlni)riitltt-tm itll' \t\, l'illOMIlillIltM,

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172 CHAPITRE V. – ESCHYLE

conçu et réalisé. Une si longue série de tragédies devait

offrir l'aspect d'une sorte do cycle, on toutes les grandes

parties de la légende étaient représentées. La théogonie,la légende de Bacchus, l'expédition des Argonautes, les

traditions thébaines et argionnes, et enfin la guerre de

Troie y formaient comme autant de groupes principaux,

complétés par dos groupes secondaires. Ignorant aujour-d'hui les sujets précis d'un certain nombre de pièces

perdues, nous ne pouvons déterminer qu'imparfaite-ment l'enchaînement de ces groupes et leur importancerelative Toutefois, il semble bien que les légendes du

cycle troyen aient formé la partio principale do l'œuvre

dramatiquo d'Eschyle. Imbu dos Chants oypriens, de

ï Iliade, de YÊthiopide, de la petite Iliade, des Retours

et de l'Odyssée, il en avait tiré une quinzaine de pièces,dont trois seulement sont venues jusqu'à nous 2. Aux

légendes dionysiaques se rattachaient une dizaine de

pièces3, parmi lesquelles brillait surtout le groupe tétra-

logique de la Lycurgie. Thèbos et Argos n'avaient guèremoins d'importance dans son œuvre les Sept contre

Thèbes et les Suppliantes nous restent comme une petite

portion d'un magnifique édifice, aujourd'hui en ruines

Dugroupe inspiré par les légendes dos Argonautes, rien

ne subsisto quo les noms ot les fragments do cinq tra-

t. La cluBseniontdes tragédiesd'Eschylea ôWunodos tentatives

principale»<loWolckor(MeJEachylmchoTrilogieet losarticlesrôu-nlf)ttanfllos KleineHebrlfteu)ot do 0. Hormann(nombreusesdis.HortiitiniiHri'mnlmidans les Opuscules),Ondoit beaucoupdans eutorilro (l'rttiuloiiA«onitn\ «avnnts,à côté dû3f|iiolatl faudrait nnciter entior»un ffrunl itonilipud'autroa,

8. 'jiMyMe,Wtèptw,l'ahimàile,les Wpterts,JobMyrmiitow,losNd-rtUlw,lusPhrypieiii,Mewwm,In Pesée(h»d»i«»,1«Jugementd«>flf»B(p«,IrmFemme»thew<e»,PMootèfB,4fiamemwn,las Chodphm'e»,loaïïtiwUMw,Wittilnpo,fit |iout-etro(|H»lqHitsnutrox,

tt. 1401illipilq. 101tr'ir~li(t'#ç~,)n~/I~fr.r;Nr~ias,lo»¡':(far¡c8,lnsflmwitli»,hwfatumtivn»<(utwuvo, !*•*»Ntwm<>ti*d« nimtfflio»,

t, 1-ninx.It~t)m,tt'nNe~td.(r~~t't<

Page 181: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON OEUVBE 178

gédies ou drames s&tyriques environ*. A la Théogonie,

Eschyle avait emprunté probablement trois tragédies et

un drame satyrique, dontla légende do Prométhéo était

le sujet commun8. Ce sont là tes quelques groupes cer-

tains et considérables. Si la critique conjecturale peuten créer encore plusieurs autres, les résultats qu'elleobtient restent toujours fort mal assurés. Une seule tra-

gédie historique, los Perses, se détache au milieu de cette

œuvre toute légendaire et à moitié mythologique.En l'absence d'une chronologie suffisante, il est im-

possiblo do déterminer aujourd'hui si l'imagination d'Es-

chyle s'est portée do préférenco en tel ou tel temps vers

tel ou tel genre de sujets. Les faits les plus instructifs

pour l'histoire de sa pensée nous manquent donc: nous

sommes hors d'état do dire quelle part doit être faite

dans cette grande œuvre soit aux circonstances, soit à

l'évolution normale de quelques idées dominantes. Tou-

tofois, plusieurs tragédies, telles que les Perses, où est

célébrée la gloire de Salamine, los Elnéennes, où lo poètefaisait allusion à la fondation de la ville d'Etna par Hié-

ron, no nous permettent pas de douter que les événe-ments du jour n'aient, quelquefois au moins, déterminéses choix. Et si YOreslie n'a pas été faite tout entièredans une intention politique, en vue de rappeler, au mo.

ment voulu, les origines divines do l'Aréopage, c'est là

pourtant, à n'en pas douter, un des motifs qui ont décidéle poète. Il a donc obéi plus d'une fois, en choisissantses sujets, à des raisons indépendantes du mouvement

normal do sa pensée. Mais d'autre part, le groupementmême do sas pièces dénote cortainos préférences incon-

iostabloa, dont les raisons peuvent Atre soupçonnées. En

t. AtlimmiH,Uiipaipyto,Avffo,loa (UidUm,PhMe,8. PçomMMomwhaM,VeamfthfoihWwt,PwmMfoywimtttk fut

(TOp^c;), et la drains satyrttpja fvamttMa (il^, »tf«<4«w«>,tjitlfui joiiAiivw lu ti'Hiifti»fU'iiitiiitltjuo(tout loti IWae*f»i»n|i>iltt't'fti",

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174 CHAPITRE V. – ESCHYLE

ce temps, la matière dramatique était encore touteneuve. Rien n'attirait le poèto vers les légendes rares oules traditions"purement locales. Les grands événementsde la fable lui suffisaient; et, parmi ces événements,ceux que l'épopée ou la poésie lyrique avait le plus célé-brés étaient auasi ceux qu'il devait naturellement pré-férer. Voilà pourquoi Eschyle a laissé à ses successeurs

certains domaines presque intacts, par exemple tout le

groupe des légendes attiques. Il se contentait, selon le

mot qui lui est attribué, « des miettes de la table d'Ho-

mère »Les sept tragédies qui sont venues jusqu'à nous sont,

selon l'ordre chronologique le plus probable, les Sup-

pliantes, les Perses, les Sept contre Thèbes, Prométhée en-

chaîné, Agamemnon, les Choéphores, les Euménides

Les Suppliantes flxé-riSs;), dont nous ignorons la date

exacte, paraissent la plus ancienne dos pièces qui vien-nent d'être nommées 3.Le sujet est la protection accor-

dée par Argosûux filles de Danaos, fuyantlaLibye pour ne

pas épouser leurs cousins, 'les fils d'Égyptos. Comme

structure, rien de plus élémentaire. Une longue suppli-cation, l'hésitation du roi d'Argos, le vote favorable du

peuple argien, la réclamation violente du héraut en-

nemi, ses menaces et son départ. L'élément lyrique pré-domine encore, et le choanr, formé des Danaïdos sup-

pliantes, tient en réalité lo premier rôle. Aucune pièce,

par suite, no jette plus de jour que celle-là sur la cons-

I. Atta.VIII, 34?e vip&xqtfiv 'û^avi |«y«Xwvîstavwv,a. l'ouï*l'uimlyimot rAiiprAitlntiouilAtuItlâoatio ces|>Mmm,non-

tiultorlo I" volmuoilo l'onvritH»aitAdo Patin, J.U'oniisalP. def*iilnt-Vl«top,Im dmi»IWmeim,tuvi'UB»\>\w»IivIHimiI,Avrui iUpe,<|tu>mtllil",

!l,lil'llt l'rtSUltOU'AH(il(»U'(iHl«lUtl»B»8tl'W(«tHP0»\M\U<,f ,0«l'ttiaOHS«litont«n'iU'Mmiutliilltilnituit|i|hh (ir(il>iMi(tm,(jimitilnlln»noiit|>t'A«<tt" '1""11")tt~tttn'!«' t<i)'(!it~ h!t!')))"St M"t~tt)f'tMt''))~.1.ImiiHMt,

Page 183: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

TRAGÉDIES SUBSISTANTES 175

titution primitive de la tragédie grecque. Deux acteurs

suffisent à jouer les autres personnages, qui sont seule-

ment au nombre de trois t. Au point de vue moderne,une tragédie toute on plaintes, en prières, eu hésitations,en menaces, sans événements imprévus, sans complica-cation, ne parait guère satisfaire aux conditions mêmes

du théâtre. Mais on no peut nier qu'Eschylo n'ait su prê-ter à ses personnages des sentiments ardents et profondset qu'il n'en ait habilement varié le développement par;los fluctuations d'espérance et d'angoisse. La parodos,la scène do la méditation du roi, los chants du chœur sont

des morceaux d'une grande beauté, malheureusement

rendus obscurs par l'état défectueux du texte. Il n'est

pas douteux que la tragédie des Suppliantes ne fit par-tie d'une trilogie, dont elle devait être la premièrepièce. On a conjecturé que les Égyptiens et les Danaï-

des pouvaient lui faire suite. Le pou que nous en sa-

vons ne permet pas de rien affirmer à cet égard 2.

Los Perses (Flépcai) sont de 472 s. Eschyle, en y célé-brant la défaite do Xerxès, l'a représentée comme l'ac-

complissement dos oracles et la punition d'un orgueil sur-humain. C'est là l'idée qui domino toute lapièce et qui en

règle la marche. Au début, les pressentiments du choeur,formé dos vieillards perses, les espérances inquiètesd'Alosaa, mèro de Xerxès; puis le message fatal, par le.

t. Auprotagoniste,devait appartenir le rôle de Danaosd'abord,puisceluidu héraut égyptien;au doutâragoniste,celuidu roi; rô-inanitionquia obligolopoèteà éloignerDanaosdela scène,quandinhéraut arrive, c'est-à-direau momentoù sa présencey soinblaitloplus nécessaire,

2. Discussiondans llormann. Opuscules,t. II, et Wolckor.KMnaSohri/tm,t. IV. /Escn.p'aliulmdoWoofcloin,Purs I,.Bup(il,p. 470,Alyfariai. •

:i.Argument<Ula piàmi.Kilofut ropréBonMoune aeoondefuisAHys-nci|«n,sur IndottivdoHioium(Kionnoiiyiun.Qf.Holittt,Arlotopl».,i;m,o((l7<«f,JilHH),Mutail c»tfmt itmitiiUHnu'todliylpAaottaPtuut-»••»••i»i«fiiiMitiMn(mi|iiôon(IiiIrtHlnclioiitin»JMmw,rt<l.f «WoUlUl'T ti».'imil'uilt.p. HC),

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176 CHAPITRE V. ESCHYLE

quel éclate le désastre de Salamine, couvro d'un dieu;ensuite révocation de Darius, qui confirme avec une au-torité presque divine l'interprétation déjà donnée aux

événements, et qui en fait ressortir l'aspect religieuxen même temps qu'il en montre les suites; enfin le retourde Xerxès vaincu et le spectacle de sa misère morale.Comme structure, cela est aussi simple que les Supplian-tes. Deux acteurs encore, pas davantage'. Malgré cette

pauvreté de moyens, l'effet dramatique est aussi grandici que l'effet lyrique. A côté de chants de toute beauté,tels que la parodos ou encore le stasimon qui suit le dé-

part de Darius, les scènes saisissantes se multiplient:c'est le premier dialogue d'Atossa et du chœur, c'estl'entrée du messager et son magnifique récit, c'est l'ap-

parition du vieux roi, c'est enfin le xojt^ôf final, où lesvieillards demandent compte au malheureux Xerxès detous ceux qu'il a perdus. L'enthousiasme patriotique du

poète se fait sentir dans toute la pièce, d'autant plusbeau qu'il est tout pénétré de pensées religieuses quile dépassent et qu'il n'exclut pas un sentiment de pitiéhumaine pour les vaincus. Une vue politique s'y ajoute,qui probablement manquait aux Phéniciennes de Phry-nichos toute la pièce fait ressortir ce qu'il y a de défi-nitif dans le succès dos Grecs. Le groupe tétralogiqueauquel appartenait cette tragédie était ainsi constitué

PMnée, les Perses, Glancos de Potnies, et comme drame

satyrique, Prométhée On a vainement cherché à éta-blir par conjecture un lion entre ces sujets, manifeste.ment indépendants

i. Le premlor acteur tient las rôles pathétlquosd'Atossaet doXorxôslo second,ceux(turaossogaret finDarius.Atossa,par suite,ost iilismitolors du rotourdoaon flls,cornmoOaimosl'était &l'ar-rivée du héraut, et pour la mémoraison.

9. Ari/umontdota iiWfln.3, Consultersur cepointles l'roMgûraônosdol'âditlon«lesVc,*e»

do At,Wf.|l (W7),

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TRAOÉDIES SUBSISTANTES 177

Mut. do la Mit. ttrocqui). T. III, 12

Les Sept contre Thèbes (oi 'Emà Irô Qr)6«;) ont été

mis à la scène eu 467 C'était la troisième partie d'une

tétralogie liée comprenant folios, OEdipe, les Sept, et

terminée par le Sphinx 8. Le poète y montrait l'accom-

plissement final de la malédiction héréditaire posantsur la race des Labdacides. Un seul fait remplit son

drame, la mort des deux frères, Étéocle et Polynice,armés l'un contre l'autro. Mais ce fait unique, il le fait

attendre par un art assez nouveau jusqu'au dernier

tiers de la pièce, on montrant Étéoele dans Thèbes as-

siégée, son courage sombre et impatient, son humeur

hautaine, sa brusquerie, l'épouvanto des femmes quiforment le chœur, lei préparatifs de l'attaque et de la

défense, enfin l'exaltation furieuso qui pousse le jeune

prince au combat fratriciJo. Un bruf récit nous fait con-

naître la catastrophe, suivio d'une lamentation lyriques.Dans une scèna finale, où le crieur public proclame la

défense d'ensevelir Polynico, ennemi do son pays, An-

tigono, sa sœur, déclare qu'elle bravera cette interdic-tion 4. Aristophane a loué, comme il convient, ce sombre

drame, « tout plein de l'esprit d'Arès 5 ». Le premierstasimon, où se peint l'effroi des femmes, compte parmiles plus beaux morceaux lyriques d'Eschyle. En outre,sa puissance d'imagination et de composition se révèle

i. Argumentde la pièce.2. Ibid.3. La brièveté du récit, tout à fait coatraire aux habitudes

«l'Eschyleet aux besoinsde l'action, est surprenante.Onpeut sedemandersi un morceau important n'a pas disparu ici danslesremaniementsdontla finde cette tragédiesembleavoir été l'objet.

4. Sur la question de l'authenticitétrès controverséede cettescènefinale,consulterl'étude de M.,Weilsur lesInterpolationsdanslestragédiesd'Eschyle(RovuodegÉtudesgrecques,1888,1,p. 17-21.)

Lepremieracteura 'o r<îlod'Étéocle et celuid'Antigone,le se-condcelui dumessageret du héraut. Quelquesvers lyriquesmisdans la bouched'Iamôuo,ont du être chantéspar un choreute.

8.Ari«to|ih,,Grenouilles,v. 1021.

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178 CHAPITRE V. – ESCHYLE

avec une force incomparable dans la grande scène où lo

messager décrit les sept chefs ennemis et où Etéoclefait

connaître ceux des siens qu'il compte opposer à chacun

d'eux tout y est en récit et tout y semble en action.

Comme dans les Perses, une pensée religieuse domine

tout le drame.

Prométhée enchaîné (IIpo[«i9eùîSau^w-ni;), dont nous

ignorons la date précise, nous paraît avoir été composé

après les Sept Le sujet traité par le poète est le sup-

plice de Prométhée, puni par Zeus pour avoir dérobé le

feu. La Théogonie d'Hésiode lui on a fourni l'idée pre-mière mais il l'a singulièrement agrandie par la valeur

morale qu'il a donnée au Titan, en faisant de lui comme

un représentant divin do l'humanité. A lui appartientle premior rôle; il est en scène depuis le début jusqu'àla On. Les rôles secondaires, bien plus nombreux quedans lés pièces précédentes, sont ceux d'Héphestos, de

Kratos, d'Okéanos, d'Io ot d'Hermès, tous marqués de

traits individuels. L'importance du rôle d'Io et sa beauté

lyrique montrent que le poète se servait alors du second

acteur bien plus hardiment qu'il ne l'avait encore fait s

par là le Prométhée est tout près de l'Orestie. En outre,la présence simultanée de trois personnages dans la

première scène ne peut s'expliquer naturellement que

par l'emploi d'un troisième acteur Si d'ailleurs la

1. Le passagesur l'éruption de l'Etna prouve entout casquelapièceest postérieure à 475(df. Thucyd.ni, 116).

2. Sur l'authenticitéde l'épisoded'Io, voir H. Weil, ouvr. cité.Certains critiques sont aujourd'hui disposésà croire que le Pro-méthéea dû subir des remaniementsprofonds voir en particulierE. Bethe,Proleg.sur Gesch.d. Theat.,ch. IX; mais ceshypothèse;;paraissentloind'êtreprouvées ellesnetiennentpasassezdecomptede la nature spécialedu sujet.

i. Pour éviter cetteconclusion,deux suppositionsont été faites.On a imaginé que le personnagede Prométhée,étant muet dans!«premiéro oe.4n~,pouvait y étre rApr4l!ent.;pfp itinm~mu~'1n¡n,danslequelle premieracteur se glissait après avoir jouéle raiedans lequelle premieracteur se glissait après avoir joué le rôlo

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TRAGÊDIES SUBSISTANTES 17»

pièce, quant à la structure, peut être rogardée comme

inférieure aux Perses, cola tient aux conditions mêmes

du sujet le drame proprement dit est dans les premiè-res scènes et dans la dernière. Mais elle rachèle large-ment ce défaut par la grandeur des situations, par lavariété pathétique des chants, par l'émouvant épisoded'to et par la beauté des récits de Prométhée. Quocette pièce ait fait partie d'un groupe plus étendu, cola

n'est pas douteux et il parait mémecertain qu'elle avait

pour suite le Prométhée délivré (llèoo[i.fl6eù;Xuôpsvo;),dont il nous reste dos fragments assez importants. Cela

étant, il y a tout lieu de croire que Prométhée jiorteurde feu (IIpojMjOs'Jîwupipôpoç),complétait la trilogie en yoccupant la troisième place; mais c'est encore une ques-tion de savoir quel en était au juste le sujet

L' Orestie ('Opéttreîa), comprenant Agamemnon, les

Choéphorvs, les Eumêiides et le drame satyriqueProtée, fut jouée en 488 Prolée est perdu, mais lestrois tragédies nous restent c'est la seule trilogie liée

qui soit venue jusqu'à nous, et cela en augmente encorel'intérêt. Le sujet en est emprunté aux légendes cycli-

d'Héphestos(VoirSommorbrodt,Scœnica,où cetteopinionestrap-portée,mais combattue).Il n'est pas donnéà tout le mondedecroireà ce mannequin.D'autres admettentquele rôle de Kratosétait récité par un choreute s'il en était ainsi, cechoreuteétaitvraimentun troisièmeacteur.La difficultévient de ce qu'onnetrouvepas dans le restede la piècel'emploides trois acteurs.Celatient uniquementà ce qu'onTondraitles voir en scènetous troisà la fois.Maiscetemploisimultanéa pu êtreun perfectionnementi! suffitqu'il apparaisse dans la premièrescènedu Prométhéeen-chainé.

4. Discussion Hermann,Opuscula,t. IV et VHI; Welcker,DieJExhyteUscheTrilogiePeometheuset Rhein.Muséum,1851Westphal.l'rotegomenaxuMtch'/lusTvagSdieu,appendice,Leipzig, 1863;H.Martin,La Promélheide,Mem.de l'Acad.des Inscript. et Belles-Lettres,t. XXVIH,2»partie et surtoutH. Weil,Étudessur ledrameantique.c. III.

2. Argumentd«.VAgamemnon.

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180 CHAPITRE V. – ESCHYLE

ques des Retours ot, dans sa dernière partie, adapté aux

traditions attiques. Agamemnon vainqueur revient à Ar-

gos après lachute de Troie; il y est assassioéparsafemmo

Clytemnestre et par Égisthe, compliceadultère docelle-ci

c'est la première pièce. La seconde nous montre Oreste,

fils d'Agamomnon, et sa sœur Electre, vengeant leur

père par le meurtre d'Égistho et de leur mère. La troi-

sième nous fait assister à la fuite d'Oreste poursuivi parles Érinnyes: il se réfugie à Athènes sur la colline d'A-

rès, il y est jugé et acquitté par un tribunal que présideAthéna elle-même; grâce à cette déesse, les Érinnyes

s'apaisent et consentent à promettre leur bienveillance

à l'Attique, qui les honorera sous le nom d'Euménides.

Chacune des trois pièces exige l'emploi simultané do

trois acteurs elles présentent en effet une structure

dramatique plus complexe que les précédentes. Aga-memnon est la plus étendue des tragédies subsistantes

d'Eschyle. Admirable, dans la première partie, à la fois

par la pompe du spectacle, par l'ampleur et la gravitédes développements lyriques, enfin par une sorte do

terreur muette, elle l'est plus encore, dans la seconde,

par le rôle pathétiquo de la captive Cassandre et parl'insolence triomphante de Clytemnostro et de son com-

plice t. Dans les Choéphores, tout est plus resserré,

et, par suite, l'angoisse y est plus forte encore. Pour la

première fois, Eschyle use du procédé dramatique do la

reconnaissance Orosto et Électre se retrouvent auprèsdu tombeau do leur père. La préparation du complotest à la fois lyrique et dramatique; l'exécution môme

en est purement dramatique. Le meurtre do Clytem-

nestre, celui d'Égisthe, puis le retour d'Oreste sanglant,insultant ses victimes, et bientôt troublé par la vue des

ï. Distribution probable des rôles; protagoniste,Clytemnestredeutéragoniste,Talthybios,Cassandro; trUagoniste,Vaiileur,Aga.memnon,Egisthe.

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SES TÈTHALOGIES 181

Érinnyes, forment une fin de drame pleine de mouvo-

ment et d'épouvanté. C'est de toutes les pièces d'Es-

chyle celle qui répond le mieux à l'idée que nous nous

faisons de la tragédie Cette sorte de terreur se

soutient dans la première partie des Eumënides nous

y voyons, d'une part, Oresto fuyant de Delphes grâce àla bienveillance d'Apollon, de l'autre, les Erinnyes en-

dormies par le dieu, puis réveillées par l'ombre san-

glante de Clytemnestre, se lançant à sa poursuite avec

une fureur qui s'exhale dans des chants sauvages. Mais

l'effroi s'apaise dans la seconde et la troisième partie,

lorsque à la longue scène du jugement, plus subtile

que dramatique, succède la conciliation des Érinnyes,acte final dont l'intérêt pour les auditeurs d'Eschyleétait surtout religieux et national'. Cette conciliationn'est pas seulement le dénouement de la troisième tra-

gédie c'est aussi celui de la trilogie tout entière. Ellemet fin à l'horrible succession des crimes qui s'appe-laient l'un l'autre, elle substitue la loi de justice à laloi

de sang, et par là elle donne un sens inattendu à cettesérie de drames, qui a commencé dans les ténèbres et

qui s'achève dans la lumière.

Toutes les tragédies d'Eschyle, subsistantes ou per-dues, étaient-elles groupées on tétralogies liées? Cette

opinion a longtemps prévalu et elle a donné lieu aux in-

génieuses, mais fort conjecturales combinaisons, parlesquelles divers savants ont essayé de reconstituer ces

groupes aujourd'hui dissociés s. En réalité, nous ne con-

t. Protagoniste,Oreste;deuléragoniste^lectve,Glytemnestre<ri-tagoniste,Pylade, serviteur, nourrice,Égisthe. Dans la scènedumeurtrede Clytemnestre,le tritagoniste,qui vientde faire leser-viteur, reparalt sans doutequelques instants après, à la portedu palais, âous tes traits de Pylade c'est ce quedit le scholiastedu Msdkem,v. 898.

2. Protagoniste,Oreste; deutéragonlste,Apollon;tritagoniste,Py-thie.Ombrede Clytmnnfistre,AthAn»,

3.Mentionnonsparticulièrementla sériededissertationssouvent

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1K3 CHAPITRE V. – KSUHYÏ.E

naissons avec uno entière certitude, dans toute l'œuvre

d'Eschyle, que trois tétralogies liées celle do Thèbes,Uoiit faisait partie la pièce des Sept; la Lyinrgie, com-

plètement perdue; enfin YOrcstie, qui subsiste, privéedo son drame satyriquo. Do plus, nous pouvons sans

scrupule en aftirmor deux autres, dont les Suppliantesd'une part, le Promêthée enchaîné do l'autre, sont desdébris subsistants. En rovanebo, les Perses, comme nousl'avons vu, n'ont pu appartenir qu'à un groupe artifi-ciellement formé do pièces indépendantes. Nous admet-trons donc que los deux gonres do tétralogie ont été

employés par Eschyle. Ce fait se rattache à ceux qui ontété exposés précédemment. Quand Eschyle débuta au

thé&tre, la tétralogie liée naissait spontanément desaccroissements de la tragédie primitive. Il est probable,qu'avec l'autorité do son génie, il Gl beaucoup pourl'organiser. Mais, presque en môme temps, la tétralogielibre apparaissait aussi, comme un second degré du sec-tionnemont que la tétralogie liéo avait mis on lumière.Des pièces tellos que la Prise de Milet ou los Phénicien-nes do Phrynichos semblent prouver qu'Eschyle n'a pasété le premier à en faire usago. II est probable qu'il s'enest servi, lui aussi, chaque fois qu'il y a trouvé quelqueavantage. Néanmoins, pour des raisons qui ressortirontbientôt do l'étude même do son génie, l'ampleur de la

tétralogie liée devait lui convenir mieux qu'à personne,parco qu'il était plus en état que personne de la rem-

plir sans effort et d'en réunir les parties par unlien puissant. C'est pourquoi nous sommes portés àcroire quo, libro de tout respect superstitieux pour la

contradictoirescontenuesdans les KleineSehnftende Welckeretdans les Opusculesde G. Hermann, ainsi que les Prolégomènesd'Abrensdans l'Eschylede Didot.La bibliographiede cesdiscus-sions est indiquée pour chaque piècedans les Alschylifragmentade Wecklein.

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SES IDÉES PHILOSOPHIQUES J8&

forme liée, il l'a cependant préférée, et qu'il a été à lafois lo premier ot lo dernier à on faire un véritable or-

ganisme dramatique.Voilà l'œuvre d'Eschyle dans son ensemble, lello

qu'elle nous apparait aujourd'hui il travers dos incerti-tudes inévitables. Ajoutons, pour compléter ceci, qu'onplus do ses tragédies, il avait composé aussi quelquespoésies lyriques de circonstance, péans, élégies ou sim-

ples épigrammes, dont il ne subsiste que bien peu dechose ». Suivant l'auteur de la Vie anonyme, il concou-rut avec Simonide pour une élégie sur les morts doMarathon, et Simonido lui fut préféré. L'inscription envers élégiaques, qui fut mise sur son tombeau à Géla,avait été faito, dit-on, par lui-même il y parlait avecsa hauteur d'âme naturelle, en soldat et en citoyen,oubliant sa gloire de poète, ou plutôt se fiant à la posté-rité du soin d'en garder le souvenir

Eschyle d'Athènes, fils d'Euphorion, est ici couchésans viesousce monument, dans la terre féconde de Géla. S'il com-battit vaillamment, le bois sacré do Marathonpourrait le dire,et aussi le M«de chevelu, qui en a fait l'épreuve.

in

Toutes les conceptions dramatiques d'Eschyle repo-sent sur un certain nombre d'idées religieuses et philo-sophiques. Les actions qu'il expose sur la scène sont

gouvernées par des forces divines et accomplies par des

passions humaines. Que ponse-t-it des dieux? QueUe

opinion a-t-il de l'homme?Disons-le tout d'abord si nous réservons le nom de

philosophe à celui qui cherche, en dehors de toute tra-

dition, avec pleine hardiesse et pleine liberté, l'cxplica-

1. Bergk,Poet.lyr. Gneci,11,p. 240.

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184 CHAPITRE V. – ESCHYLE

tion de l'homme et do l'uni vers, Eschyle n*eat point phi-

losophe. Les grands penseurs du vi° siècle et du

commencement du v° sont Pythagore, Xénophano, Par-

ménide, Heraclite; Eschylo no semble pas les con-

nattro, et, en tout cas, sa façon do penser n'a rien do

commun avec la leur. Eux, ils se placent directementen face du monde, et, sans se soucier des traditions

mythologiques ni des récits des poetos, ils cherchent à

l'interpréter ce sont des mathématiciens, des physi-ciens, des esprits que la vérité seule attire et que rien

n'arrête. Lui, au contraire, est étranger à cette sorte de

curiosité. Nourri dès l'enfance de poésie épique et lyri-

que, il n'aperçoit la réalité des choses qu'au travers des

fictions où cette poésie s'est camplu. Les vieilles croyan.ces sont tellement assises dans son imagination qu'au-cuno influence du dehors n'est capable do les y ébran-

ler. Les philosophes que nous venons de nommer ont

été en Grèce los initiateurs d'un temps nouveau; Es-

chyle, par ses doctrines fondamentales, est plutôt le

dernier représentant de l'âge mythologiqueEt toutefois son intelligence, vigoureuse et réfléchie,

no pouvait s'enfermer dans la simple croyance. La

poésio lyrique, dont il était l'Itéritier, avait été sans

doute une poésie essentielloment religieuse, mais cette

religion avait perdu dans les derniers temps sa naïveté

d'autrefois. Fidèle en apparence aux anciens mythes,elle les avait interprétés, de façon à en tirer une véri.

table théologie. Eschyle, comme Stésichore, comme

Théognis et Solon, comme Simonide, et Pindare surtout,

est un théologien eu même temps qu'un poète. Cela

t. Surla philosophied'Eschylo,lire lesquelquespagesdeZeUer,Philosophieder Griechen(3«éd.), II. I, p. 5, et surtout lo livre IIIdu SentimentreligieuxenGrècede M. Jules Girard. Certainesexa-gérationsrépanduesen Allemagneontété exposéeset réfutées parP. Richter,Zur DramaturgiedesJEschylus,Leipzig,1892.

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SES IDÉES PUILOSÛPHlQUgS IMvt

signifie qu'il veut t..uver dans les vioux récits légen-dairos la matière de réflexions sur la destinée humaineet sur le gouvernement de l'univers. Si le domaine desa pensée est limité, du moins contiont-il quelquesgrandes choses qui le préoccupent incessamment. Au-tant que nous pouvons en juger, c'est à lui que revientle mérite de les avoir portées sur la scène. Les premierspoètes tragiques, Thespis et ses successeurs immédiats,ont bien pu énoncer, dans les chants de leurs chœurs,quelques-unes de ces hautes pensées qui formaientalors le fond commun de la poésio contemporaine; maisc'est Eschyle, à n'en pas douter, qui a su le premieridentifier l'action tragique elle-même avec un problèmereligieux ou moral.

Ce qui fait honneur à son génie philosophique, ilfaut bien le comprendre, c'est donc beaucoup moinsla doctrine même que l'emploi qu'il en fait. Dans sesidées théologiques; Eschyle n'a rien de très original.Celles qu'il expose sont en quoique sorto celles de toutle monde autour de lui. N'y cherchons ni beaucoup de

variété, ni beaucoup do profondeur. Quatre ou cinq dog-mes assez mal définis, mais affirmés avec une autoritéet une puissance d'expression qui les imposent do force,voilà en fait toute sa théologie. C'est par sa forme dra-

matique, c'ost par les passions et les catastrophes dans

lesquelles ello se révèle, qu'elle est parfois sublime, et

toujours émouvante.De toutes les idées philosophiques d'Eschyle, la plus

générale assurément, c'est la notion de la fatalité. Dèsle temps d'Homère, nous voyons cette notion étroite-ment liée à tout le systèmo de la croyance primitive;d'Homère à Eschyle, elle se répète et s'affirme sans in-

terruption, do poète en poète. Eschyle n'est donc quel'interprète d'une conviction ancienne et commune,quand il fait dire à ses chœurs et à ses personnages

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180 CHAPITRE V. – ESCHYLE

qu'il y a des décrets éternels, antérieurs &toute volontédivine ou humaine, auxquels tout se conforme, do gréon de force. D'ailleurs, rien no dénote que cette idée aitété plus claire pour lui qu'elle ne l'est pour nous, ou

qu'il ait jamais cherché à on résoudra les contradic-tions intimes. C'était propos de ses tragédies seule-ment, c'est-à-dire sous une forme particulière et con.

crète, que cos grandos et obscures idées se présentaientà son esprit. Indifférent par nature au jeu délicat etsubtil des discussions métaphysiques, il ne considérait

jamais ces antiques croyances en elles-mêmes, avec

l'esprit critique d'un Euripide par exemple. Il les voyaitapparaître devant lui dans dos situations dramatiquesque la légende lui fournissait, et c'était dans sa sym-pathie de poète pour ses personnages qu'elles le tou-chaient. L'analyse, qui est la lumière do l'esprit philo-sophique, était étrangère à son génie. Des imagos, desformules dramatiques, c'en était assez pour satisfaireson jugement en dominant son imagination. Voilà com-ment il affirme la fatalité avec la foi profonde d'un

voyant, chaque fois que l'occasion s'en présente. Tousses porsonnages y croient, d'instinct et pleinement, ilsla sentent en eux et au-dessus d'eux, dans leur cons-cience et sur leur tête. Mais résulte-t-il de là qu'à leurs

propres yeux et au jugement du poète, la puissance ar-bitraire des dieux ou la liberté humaine soit diminuéesi peu que ce soit? En aucune façon. Ce sont d'autres

faits, tout aussi réels que le premier, et qui s'affirmentdans le drame d'une manière non moins éclatante.Gardons-nous d'imaginer pour lui et do lui attribuer

quelque théorie générale qui concilierait ces idées, en

apparence contradictoires. Il est possible que cette con-tradiction ne soit pas insoluble; mais s'il y a une con-ciliation métaphysique, à coup sûr le poète ne s'en est

pas soucié. Pour lui, il n'y a que des cas particuliers,

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SES IDÉKS PHILOSOPHIQUES 18?

et dans chacun de cos cas, si l'on y regarde do près,uno manière do se représenter los choses qui dissimule

la problème au lieu de Jorésoudre. Dans Promét/iée parexemple, la puissance suprême do la fatalité est misa

résolument au-dessus de tout mais il suffit pour le

poète qu'elle triomphe à la On de la tétralogie par la

réconciliation des deux ennemis, et, en attendant, les

passions rivales de Zeus et de Prométhée peuvent écla-

ter librement, sans que sa croyance ou celle des spec-tateurs en soit troublée lo moins du monde.' L'a peu

près joue un rôle décisif dans cette théologie. Considé-rons d'autre part les Sept et l'Orestie. L'effet est le

même, mais l'arrangement diffère. Ici, la fatalité s'i-dentifie avec la volonté des dieux et la passion des per-

sonnages ce sont trois forces confondues en une seule,chacune des trois invoquée à son tour et mise en lu-mière à son moment, mais toutes tendant au mémobut. Une sorte de gradation instinctive projette surchacune d'elles autant de lumière qu'il en faut pourl'effet total. La fatalité est tout au fond, presque entiè-

rement dans l'ombre, d'autant plus terrible qu'elle est

plus mystérieuse; la volonté des dieux, dans une demi-

clarté, brusque et interrompue; la passion humaine,au grand jour, sur le devant de la scène. Nous som-mes au théâtre, et les questions de philosophie se ré-solvent ici par des artifices do porspoctivo dramatique.

Ce quo nous sentons vivement, c'est que la part det'influence divine dans l'action des personnages est très

grande, quoique impossible à déterminer. Quelquefois,il est vrai, elle se manifeste à découvert, par des com-

mandements précis. Des songes divins avertissent la

jeune Io de quitter la demeure do son père, l'oracle d'A.

pollon ordonne à Oreste de tuer sa mère. Et toutefois

i. Promélkée,105 Tb tjj; &»àx*nteux'tônp'TOvoSévocCf. 530etsuîv.

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188 CHAPITRE V –ESCHYLE

un doute subsiste encore. Le songo est-il vraiment en-

voyé par les dieux? L'oracle dit-il bien réellement ce

qu'il a semblé dire? De là uno demi-obscurité qui on-

veloppe l'intervention divine, alors même qu'elle sem.ble claire. Et combien cotto obscurité n'est-elle pas plusmystérieuse, si los dieux ou la fatalité agissent en si-lonco dans l'ânio même de l'homme? Lorsque Étéoclesort pour le duel fratricide où il périra, quel est « cesouffle de la malédiction paternelle, » par lequel il sesont poussé, sinon une suggestion divine qui attiso aufond do son cœur la haine meurtrière ? Et de même,

quand Oreste et sa sœur Électre s'exaltent mutuelle-mont pour la vengeance on invoquant leur père, corn»ment le spectateur n'aurait-il pas l'impression que cosombre enthousiasme meurtrier a quelque chose de di-

vin, qu'il est en partie inspiré et surexcité par uno

puissance cachée, sûre do ses desseins? Cela ost appli-cable à toutes les pièces d'Eschyle. Pour lui, toute lavie humaine est gouvernée par des desseins supérieurs.Quand l'homme agit, il lés ignore le plus souvent quandl'événement éclate, il les reconnait. Derrière tout ce

qui se fait sur la scène, il y a donc un dieu, ou la néces-sité. Puissance enveloppée d'ombre, que l'acteur biensouvent ne voit pas, quoiqu'il lui obéisse, et que le

spectateur entrevoit seulement, sans discerner nette-ment ni le but où elle tend, ni les moyens qu'elle om-

ploie. Par ce côté mystérieux, la psychologie du poètese môle à sa théologie entre l'une et l'autre, aucunelimite distincte; le drame ne peut éclaircir ce que laréalité elle-même laisse profondément obscur.

Ce gouvernement supérieur des choses humaines estsubordonné pour le poète à quelques grandes lois.

La plus impartante, c'est celle-ci que toute grandeurhumaine excite la jalousie des dieux vieille opinion,née dans l'homme du sentiment môme de sa faiblesse.

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SES IDÉES PHILOSOPHIQUES 180

Tous les sages du vi* siècle l'avaient énoncée elle ost

partout dans Pindare, comme elle sera encore partoutdans Hérodoto t. Eschyle n'y a rien ajouté d'essentiel,mais il en a fait ressortir avec une force personnelle labeauté dramatique. Un grand nombre de ses tragédiesn'avaient pas d'autre sujet quo celui-là et dans pres-que toutes il se montrait au moins incidemment. Sousdes noms divers et en se servant de légendes variées,c'était bien souvent le même fait qu'il mettait en ^ne:un homme ou un demi-dieu égaré par l'orgueil, un pré-somptueux qui veut saisir l'insaisissable, méprisant ouméconnaissant la puissance supérieure et tout à coupécrasé par elle. Appelez-le Phaéton ou Actéon, Ixion ou

Sisyphe, GlaucosdoPotniesou Capanée, AgamemnonouProméthée, Xerxès enfin, et, s'il s'agit d'héroïnes, Niobé

ou Sémélé, la tragédie, en son fond, est constamment

identique à elle-même. A ces sujets il faut joindre ceuxde la légende dionysiaque, qui ont pour héros les Ly-curgue ou les Pentliéo, imprudents trop sûrs de leur

raison et punis par un délire meurtrier, mortels qui se

rient d'un dieu et qui bientôt sont eux-mêmes on déri-

sion à tous. Ce qui fait la beauté philosophique de pa-roiUes tragédies, c'est surtout que les vieilles idées mi-ses en action y prennent une vio extraordinaire grâceaux passions qu'elles suscitent, grâce à l'abondance età l'énergie sombre des chants où elles retentissent in-

cessamment, grâce enfin à la force des situations quiles traduisent en langage dramatique admirables in-ventions de poète, non de philosophe à proprement par-ler. De théorie neuve, il n'y en a pas en tout cela; maisla concsntratîon qui est propre au drame, en rappro-chant les choses, les rassemble sous le regard et en

dégage mieux la doctrine. Or Eschyle, qui, par l'imagi-

l. Cesujet a été complètementétudiApar M.Tournier dans sathèse sur Némésisou la Jalouaiedesdieux,Paris, 1862.

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100 CUAPITKE V. – ESCHYLE

nation, donne un relief si admirable aux situations suc-

cessives, n'excelle pas moins à les rattacher los unesaux autres par la fermeté obstinée de la pensée. Nuln'a peint comme lui l'égarement fatal (£ro) qui poussel'homme à l'outrage envers les dieux (uopi;). Nul n'a ex-

prim6 la liaison inflexible de ces choses théologiquesdans dos formules plus brillantes et plus [terribles à lafois

Après la jalousie dos dieux, le plus grand fait moraldu théâtre d'Eschyle, c'est l'hérédité du crime. Certai-

nes races portent le poids d'une sorte do fatalité san-

glante, qu'ollos ont reçue d'un ancêtre les Labdacideadans sa trilogie thébaine, les Atrides dans YOrestie. Sitoutefois cette conception est une dos plus frappantesde son théâtre, c'est plutôt pout-ôtre par la beauté dos

pièces où elle se manifeste que parleur nombre. Quatredes tragédies qui sont venues jusqu'à nous, les Sept,Agamemnon, les Choéphores, les Euménides, la révèlentavec éclat. Mais, parmi les tragédies perdues, quelques-unes seulement, semble.t.il, pouvaient ôtre rattachées à

la même pensée théologique. Ici encore, nous avons af-

faire à une vieille idée les enfants expient les crimes

de leurs pères c'était déjà le sentiment d'Hésiode, etc'est celui de tous les poètes prédécesseurs d'Eschyle.Cette idée, Eschyle ne l'a pas plus renouvelée en elle.même qu'aucune autre du. même genre, mais il en a

dégagé merveilleusement la valeur dramatique, et il l'a

rendue plus présente aux esprits, soit en la faisant ap-paraître tout à coup comme une lumière sinistre pouréclairer d'affreuses situations, soit en l'éveillant, au mo-

ment des crises pathétiques, comme un pressentimentde mort, dans l'âme des victimes désignées. Quand le ca-

davre d'Agamemnon est apporté sanglant sur la scène,

i. Voirenparticulier Pena, 820-334..

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SES IDÉES PHILOSOPHIQUES 131

hgistho, le meurtrier, rappelle aux spectateurs épou-vantés comment son père, Thyeste, a voué jadis à lamort toute la race de PlisMiôno. Et lorsque Étéocle, dansles Sept, sort pour aller au combat, en proie aune sorted'exaltation délirante, il sesent poussé, comme il le dit

lui-même, « par le vent fatal de la haine qu'Apollon avouée à la race de Laïos ». Presque toujours, cette hé-·

rédité du crime est associée à une malédiction ancienne

(«pâ). dont Eschyle, avec sa très grande force de trans-

liguralion, fait une puissance vivante et passionnée. Ilmontre ainsi le passé dans le présent, à la fois en théo-

logien et en poète, et, dans le;descendant maudit, il évo-

que dramatiquement l'âme de l'ancêtre, crirainello etcondamnée.

Il est bien entendu d'ailleurs qu'aux yeux d'Eschylecomme de ses contemporains, ce que nous nommons icides lois n'en était pas au sens absolu que nous attachonsà ce mot. On ne croyait pas on Grèce qu'elles fussent

éternellement appliquées, partout et toujours. Songeonsque, pour des Grecs, toute conception théologique pre-nait plus ou moins une forme humaine, c'est-à-dire mo-bile et contingente II afallu que l'intelligence humainevécût longtemps dans l'abstraction pour concevoir l'ab-solu. La nécessité elle-même, ïéti.yxn, n'était néces-saire pour ces esprits très souples que jusqu'à un cer-tain point. On la proclamait en principe, mais on l'oubliaiten fait à chaque instant, ou l'on s'arrangeait avec elle,selon les besoins de l'imagination. Do la sorte, mêmeen ce temps do théologie affirmative, une large partpouvait^étro faite, dans le gouvernement du monde, aux

passions et aux idées contradictoires dos dieux et ceux-ci restaient en somme, malgré des différences sensibles,les dieux d'Homère et d'Hésiode.

Toutefois, à travers ces notions vagues et ces fortes

conceptions mal analysées, une tendance remarquable

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10g CHAPITRE V. – ESCHYLE

ao laisse entrevoir chez Eschyle, comme chez Pindare,comme chez d'autres poètes, menu antérieurs. On

éprouvait alors le besoin d'admettre que tout ce qui ost

divin tend vers une certaine perfection. On sentait quele monde où l'on vivait valait mieux que le monde à

demi barbare des ancêtres, que la violence allait dimi-

nuant dans l'humanité, que l'idée d'ordre et de justicese dégageait plus nettement, de siècle en siècle. Cette

observation, on l'appliquait instinctivement à la mytho-

logie, c'est-à-dire à l'histoire môme des die«s. Parmi

les pièces qui nous restent d'Eschyle, il en est quatre

sur sept qui portent la trace manifeste de cette tendance.

Prométhée enchaîné nous montre un état do lutte vio-

lente entre Zeus et le plus noble des Titans, représen-tant idéal de l'humanité. Mais déjà, dans ces violencos

mémo, nous entrevoyons au loin la certitude d'un apai-sement, garanti par la destinée et cet apaisement,nous ne pouvons guère douter qu'il no fût représenté,à la suite môme do cotte tragédie, dans le Prométhée

délivré et dans le Prométhée porteur de feu. Mémo di-

rection de penséas et de sentiments dans l'Oreslie. Lo

meurtre d'abord et l'adultère, le crime suscité par lo

crime, la loi dit sang dans toute son horreur; puis une

criso, une sorte de lutte entre les dieux, et enfin, aprèsun jugement, un traité solennel, qui promet un avenir

de paix. Ce serait une exagération, à coup sàr, que d'é-

riger cette tendance en doctrine et de l'imposer en quel-

que sorte à Eschyle, malgré lui. Nous ne connaissons

qu'un bien petit nombre de ses tragédies, et, parmi cel-

les qui nous restent, si les Suppliantes, grâce à une

combinaison trilogique qui reste incertaine, ont pu so

prêter àce genrode concoptioa, il n'en est pasde même

assurément des Sept. Cette pièco même y contredirait

plutôt: car nous savons qu'elle formait le dénouement

â'uno trîiogïe, et nous voyens que, de Laïos aux fils

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SA CONCEPTION DE LA TRAGÉDIE 193

Hlst. de la LiU. grecque. – T. tu. 13

d'GB'Jipe, la malédiction primitive s'y accomplissait surla race des Labdacides jusqu'à son entier épuisement.La vérité est sans doute que, bien souvent, Eschyle avaittout simplement accepté les vieilles légendes, en poète,sans teur demander autre chose qu'un puissant effet

dramatique. Seulement, à plusieurs reprises, il a cboisiet traité avec un succès particulier celles qui m prê-taient à la manifestation d'une idée qui, au fond, était lasienne. Les choses se sont arrangées do telle sorte que,pour la postérité, cette idée a pris dans son oeuvre une

importance qu'elle n'y avait peut-être pas pour les con-

temporains.

IV

Si Eschyle n'est pas inventeur en matière do philo.sophie, il l'est en revanche, autant ou plus que per-sonne, en ce qui touche à son art car c'est lui qui l'a,sinon créé, du moins organisé et constitué. Toute l'acti-vité de. son génie s'est dépensée dans une seule œuvre,qui l'a occupé toute sa vie agrandir la tragédie. Qu'é-tait-ce donc pour lui que cette forme du drame ? Com-ment l'a-t-il conçue ?q

La tragédie pour Eschyle est essentiellement simple.Il ne cherche pas dans la légende un groupe d'événe-ments variés un seul fait lui suffit, pourvu qu'il soitgrand ou terrible, et qu'il mette l'homme en présencede Dieu. Un conflit violent, ou une catastrophe retentis-sante, voilà ce qu'il lui faut. Il a besoin d'un sujet où leshautes idées religieuses que nous venons d'énoncersoient naturellement impliquées. Ce qui est purementhumain est trop petit pour lui mais, d'autre part, cequi n'est pas humain est étranger à -son art. Celui-ciréclame des souffrances et des passions, et personne ne

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ll>4 CHAPITREV. ESCHYLE

le sent plus fortement qu'Eschyle. Toute la tragétlie,

pour lui, se ramène donc à ceci un spectacle do pitiéou do passion, sur lequel piano une pensée religieuse,uno situation qui serre le cœur et qui pourtant élève

l'esprit, uno méditation qui affraneltit l'Ame dans uno

angoisse qui étreint les sens. Moins l'effet est compli-

qué, plus il est puissant. Loin de surcharger la légende,

Eschyle l'allégerait plutôt Quand il compose, il est

sous l'empire d'une impression unique ot profonde c'est

celle-là qu'il veut faire passer tout entière dans l'&mo

des spectateurs. Elle domino sa pièce, comme elle le do-

mine lui-même; elle est l'objet vers lequel convergenttoutes les forces du drame, comme toutes les facultés

du poète.De quelle façon l'idée conçue par lui s'organisait-elle

on tragédie ? Une légende entre toutes, grâce à un ha-

sard d'attention ou à un choix réfléchi, le saisissait à la

fois par l'imagination et par la croyance spéculative.Une grande image d'abord, et, derrière cette image,

toute une profondeur obscure, où apparaissaient çà et

là, commeautant do clartés, ses idées favorites. Pro-

méthée muet aous la main do ses bourreaux, ou exha-

lant ses plaintes on face de la nature qui se tait Atossa

superbement parée, entourée d'un riche cortège do Fi-

dèles, et, dans cette pompe même, écrasée soudain par le

récit du messager do Salamino Agamemnon, sur son

char de triomphe, rentrant on vainqueur dans sa patrie,

et, quelques instants après, ramené sanglant sur la scène

pour que son cadavre y soit insulté par ses meurtriers;

Oresto, les bras en sang, montrant au peuple d'Argos le

corps de sa mère et celui d'Égislhe ou bien, fugitif,hors de lui, tombant sans force au pied de l'autel d'A-

pollon. De telles imagos suscitaient spontanément dans

1. Vieanonyme Aï*e8tct33ee«4t«v 8f«|*&w*voùsoMà*«OiSSSjst-'Ktxtiatxt»Vrc),oxà;?/ou?iv&{itapàtoî; vswtlpon.

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SA CONCEPTION DE J.A TRAGÉDIE 195

l'esprit du poète tout ce qui devait les faire valoir la

mise en scène, les situations principales, l'inspirationfondamentale des chants ot des dialogues. La plupartdes drames d'Eschyle sont ainsi le développementd'une conception première, non pas abstraite, mais aucontraire vivante et pour ainsi dira plastique, bien qu'as-sociée à une idée. 11a vu ses pièces avant de les compo-ser, et c'est autour de cette vision première qu'elles sesont faites. D«jlà vient que toute grande scène choz lui

s'organise on groupo sculptural et semble faite pour les

yeux autant que pour l'esprit.Voilà, en quelque sorte, le premier degré do sa con-

ception une vision puissante, qui se décompose d'elle-

même. Le second ost de nature analogue. Dans cette

âme d'artiste, nourrie do lyrisme dès l'enfance, l'im-

pression se traduit naturellement en mélodie. Ému parle spectacle intérieur qui surgit devant son imagination,il a besoin de dire ce qu'il sont; et, pour rendre cette

émotion, avant môme que la poésie n'ait parlé on luison langage précis, voici qu'une phrase musicale s'ébau-

che, un chant, incertain encore de sa forme et de ses con-tours, mais d'un rythme expressif, créé par le sentimentmême et fait de ce qu'il a de plus intime. C'est la voix

légère et délicate des Océanides, interrompant la plaintegrave de Prométhée; c'est le refrain terrible des Érin-

nyes acharnées après le coupable; c'est la prière, do plusen plus troublée, des Suppliantes sur le rivage d'Argosc'est le duo d'Oreste et d'Électre, invoquant leur pèremort, pour le venger. Uno fois cette impression fixée,le drame naissant n'est plus simplement un spectacle.Ces images, terribles ou touchantes, ne sont plus muet-

tes la conception tragique a pris une voix, et elle chantedans l'imagination du poète. C'est alors que la pièce s'or-

ganise dans toutes ses parties. La musique a sa symé-trie et ses contrastes naturels. Ici, un chant plein de

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106 CHAPITRE V. – ESCHYLE

tristesse et de gravité préparera i'àtns des spectateursaux événements futurs; plus loin, un dialogue lyriqueassociera dans une émotion commune deux personna-

ges entre eux, ou ceux-ci avec le chœur ailleurs la

catastrophe finale retentira dans une plainte grandiose.

L'importance de la partie chantée est trop grande chez

Eschyle pour qu'on puisse la considérer comme une

sorte do développement ultérieur du drame. Au lieu de

suivro le reste, elle le précède, et par conséquent elle

le créo. Nous sentons que les grands morceaux lyriquessont ceux qui ont dû se dégager les premiers dans son

imagination, parce quo c'est en eux que l'idée créatrice

nous apparait avec le plus d'éclat et de profondeur.Ainsi, la tragédie pour Eschyle, c'est en définitive un

grand spectacle révélant une grande idée, à l'aide d'un

développement lyrique qui doit exalter les esprits, et

qui est expliqué lui-même ou renforcé par des récits ou

des dialogues. Quelle qu'ait été la mise en scène réelle

do ses pièces, colle qu'il imagine et qu'il évoque est

magnifique. On a vu plus haut, et on sait d'ailleurs, ce

qu'il fit ppur augmenter la pompe théâtrale*. Il cherchait

à rapprocher le spectacle réel de celui qu'il avait dans

l'esprit. La petitesse humaine le gênait dans son rêve

grandiose il essayait de la draper le plus largoment

possible, pour qu'elle parût moins disproportionnée à sa

poésie.Les données épiques fournissaient au poète tragique

les événements principaux de ses drames, et par consé-

quent aussi l'ordre et la liaison de ces événements.

Presque toutes les tragédies d'Eschyle, autant que nous

pouvons en juger, sont en effet tirées du fond épique,et il ne semble pas qu'il se soit permis en général d'al-

térer gravement les traditions ni d'y substituer des ré-

1. VieanonymeKalt»)vô'ilivtâv 6tM[i£vttv%a-tixù.rftitij Xajjwtpixritt.Voir tout le passage.

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STRUCTURE DE SES PIECES 107

cita divergents. Mais s'il accepte la légende telle qu'elleest, il ne lui demande guère, pour chaque tragédie,que les choses essentielles. Quant aux circonstancesaccessoires dont il a besoin pour constituer son drame,c'est lui qui les invente librement. Par cette invention,il se propose surtout de rendre très sensible la con-

ception générale qui le domine. Les péripéties, les

coups do théâtre sont inutiles pour un tel dossoin. Moinsle drame est agité, plus il laisse apercevoir clairementsa pensée intime.

Cotte pensé) est toujours présente dans la situationinitiale, mais il est rare qu'elle y apparaisse clairement.

Eschyle aime à saisir les esprits dès le début, à la fois

par la force do l'impression présente et par l'incertitudede l'avenir. On sent, dès que ses pièces commencent,que quelque chose de grand ou de torrible va so passer,mais ce quelque chose n'est qu'entrevu, plus ou moins

confusément, dans une sorte de mystère. De là proba-blement le reproche quo l'Euripide des Grenouillesadresse à son glorieux prédécesseur il le blâme d'êtreobscur dans ses expositions Cola est très injuste, sansêtre faux. La situation en elle-même n'est jamaisobscure Eschyle excelle au contraire à la définir briè-vement et fortement. Ce qui est obscur, c'est ce que lapuissance des dieux ou ce que les décrets de la néces-sité tiennent en réserve. Encore sent-on immédiate-ment qu'ils tiennent quelque chose en réserve, et de là-l'effroi ou la sympathie.

Une fois l'action engagée, cette obscurité voulue se

dissipe de scène en scène, et la conception générales'éclaircit progressivement. Tout, même les épisodes,sert de la manière la plus frappante l'intention philoso-phique du poète. Dans les Perses, que veut-il? glori-

t. Aristoph.,Grenouilles.119 'Assç* yàp*{' iv tf, çp&ït tôv«paY!U»T<ov.

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108 CHAPITRE V. – ESCHYLE

fier la Grèco sans doute, mais surtout montrer dans ladéfaite deXerxès lachuto nécessaire de l'orgueil humain.De eo point do vue dépend toute la structure du drame.Au début, toutes tes raisons humaines d'espérer, mais,sous cet espoir, une inquiétude religieuse c'est ce quedéveloppent et les chants du chœur et son entretien avecAtossa. Arrive le messager; son récit est une révélation;c'est un dieu qui a écrasé la puissance des Perses. AlorsAtossa et les Fidèles invoquent Darius mort, et Darius

apparait. Il est l'interprète des dieux pour le présont, etleur prophète pour l'avenir. Il rentre dans le tombeau,et les lamentations finales du chœur ot do Xorxès nous

mettent sous los yeux le spectacle même do la déchéance

royale, l'orgueil humain abaissé, l'homme sous la main

do Dieu. En composant les Sept, ce qui a le plusfrappé le poète, c'est la puissance de la double malédic-

tion, l'uno héréditaire, l'autre récente, qui pèse sur los

fils d'OEdipc. Son drame traduit son idée. Par les chantsdu chœur, par los reproches d'Étéocle aux femmes

thébaines, par ses entretiens avec tes messagers, il necesse do nous montrer l'inquiétude farouche, l'exaltationhautaine qui agite l'âme maudite du roi, on contrasteavec l'effroi populaire et les craintes religieuses duchœur. Tout cela aboutit naturellement à la sortie dra-

matique d'Étéocle, saisi soudain par un délire fatal. Lalin du drame est l'accomplissement môme des malédic-

tions. – Dans Prométhée, une impression domine dès le

début, l'âproté du règne encore nouveau de Zeus. Chaquescène nouvelle la fait sentir davantage mais aucune plusvivement que l'épisode d'Io, qui sans cela, semblerait à

peine lié au sujet. Parcourons enfin l'Orestie. Com-

ment est construite la tragédie d'AçamemnonJ La com-binaison dramatique vise-t-elle à éclairer les caractèresdos personnages? Nullement, mais à nous faire voir,sous son aspect religieux, le renversement de la fortune

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STRUCTURE DE SES PIÈCES 19»

d'Agatneinnon. Son triomphe emplit le début do la pièce,non sans un mélango de pressentiments sinistres; sonarrivée pompeuse en formo lu milieu; à la fin, son ca-davre est étendu sous les yeux dos spectateurs. Et làencore, un épisode, celui des prédictions de Cassandre,tout entier créé pour imprimer dans los âmes ce que lepoète ne croit jamais pouvoirfaire senlirassez fortement.Dans les Choéphores, les nécessités du sujet enchaînentplus étroitement lo poète; et toutefois, uno idéo encoredomine, ot tout la fait ressortir ce n'est pas une ven.geanco humaine qui va s'accomplir, c'est un crime sa.cré, commandé par un dieu. Tout ce qui est en dehorsde cette idée, nous le voyons réduit autant que possible.Les misères d'Electre, les péripéties et les joies do lareconnaissance, rien do tout cela n'est important pourEschyle. Mais qu'on relise le monologue d'Oresto et lagrande scène lyrique entre Oreste, Electre et lo chœur:comme les caractères do la vengeance qui se préparey éclatent Et après, dans la double scène do meurtre,dans celle do la fin, partout la même impression. Leparricide est à la fois saint et impie; il reste horrible,ot il fait surgir de l'ombre los Érinnyos vengeresses;mais, juste ou non, il est i'œuvro consciente do Loxias;le dieu l'a voulu, l'homme, qui s'y donne tout entier,n'est on réalité que son instrument. Le développementde cette idée se poursuit dans les Euménides. Si Es-chyle avait pris pour sujet les souffrances moralesd'Oreste et leur apaisement, qui ne sent combien ledrame serait différent? Mais le problème religieux etmoral a pour lui plus d'attrait, et toute la pièce est faitepour en mettre le débat et la solution en pleine lumière ».De là l'importance des rôles des Érinnyes, d'Apollon otd'Alhéna, de là l'étendue et la subtilité du procès; et siOreste reste le protagoniste, c'est par une sorte de né-

1.Voir Courdaveaux,Eschyle,Xénophonet Virgile.Paris, 1872.

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800 CHAPITRE Y. – ESCHYLE

cessité, à laquelle Eschyle a fait vraiment la part aussi

petite que possible.Toutefois il faudrait bien sa garder de croiro que

cette intention prédominante soit le moins du monde

contrairo chez Eschyle à la préoccupation dramatiqueproprement dite. Pour que la conception générale ait

tout son effet, il est nécessaire que l'action soit forte, et

elle ne peut l'être quo si les situations sont intérossan-

tes. Ce qui fait la valour dos événements dans lo drame,co sont les émotions qu'ils font naître chez ceux qui en

sont los acteurs ou les victimes. Montrer les espérances

qu'ils détruisent, les craintes qu'ils justifient, les haines

qu'ils satisfont, los terreurs qu'ils suscitent, voilà le

principe et la loi même du théâtre. Eschyle en a pro-fondément conscience. Épris do théologie, il est pour-tant très humain. Un instinct sûr do grand poète tra-

gique, associé sans doute à un calcul très ?éfléchi, lemène droit, dans ia composition si simple de ses pièces,à la souffrance et à la passion. Point de scène, pour ainsi

dire, où quelque sentiment profond no soit vivementexcité. On peut le trouver monotono, mais jamais froidni languissant. D'ailleurs, la marche divine de l'actionse traduit dans los choses humaines par des change-ments, simples sans doute, mais où se révèle déjà un

art véritable. Eschyle n'ignore ni les préparations, nil'effet dramatique de l'attente, ni certaines combinaisons

élémentaires qui rendent une catastrophe plus terrible.

A cet égard, il a du être sans cesso on progrès, et l'Ores-

lie, sa dernière œuvre, nous le montre seule en pos-session de tous ses moyens. Il suffit de rappeler ici la

première partie de Y Agamemnon, où il sait si bien pro-longer l'inquiétude, en faisant attendre l'arrivée du roi;le contraste entre la pompe triomphale du retour et

l'horreur du meurtre est aussi émouvant, au point de vue

dramatique, qu'éloquent, au point de vue théologique; et

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SES PERSONNAGES 301

des inventions, telles que la scèno du tapis de pourpreou celle dos hésitations de Cassandre, ont une force,dans leur naïveté, qui n'a jamais été surpassée. Il faut

affirmer sans hésitation, pour être juste, qu'Eschyle a

vraiment révélé à la Grèco le genre d'effets qui est pro-

pre au théâtre.

Quant à la monotonio mémo dont nous venuns de dire

un mot, il est bor do remarquer que nous en sommes

mauvais juges. L'art d'Eschyle, nous l'avons dit plushaut avec Aristophane, était compliqué relativement à

celui dePhrynichos1. Prenons bien garde que ce qui est

péripétie en un temps no l'est plus en un autre. Quandl'effet dos moyens élémentaires est épuisé, il faut re-

courir à des moyens nouveaux, plus savants l'impres-sion qu'on obtient ainsi n'est pas fort différente do celle

qu'on obtenait précédemment. Voilà comment il peutse faire qu'il y ait eu dans les pièces d'Eschyle de véri-

tables péripéties, bien sentios des contemporains, quin'étaient plus péripéties aux yeux d'Aristote et de ses

lecteurs, habitués depuis longtemps à nodonner co nom

qu'à des choses assez différentes. Une péripétie, pourceux-ci, était nécessairement un événement. Mais ce quien faisait la valeur, c'était le revirement moral qui en

résultait. Or qui no voit quo, chez Eschyle, de tels re-

virements ne sont pas rares, sans événements? Consi-

dérons par exemple celle de ses pièces dont la structure

est le plus élémentaire, les Suppliantes. Le seul événe-

mont de la pièce, c'est l'arrivée du héraut égyptien.En dehors de cela, rien ou presque rien. Réfugiées dèss

le début au pied de l'autel, les filles de Danaosy restent t

jusqu'à la fin. Il est vrai que le roi du pays vient à elles,les interroge, hésite sur ce qu'il doit faire, so décide

1. VieanonymeTôtï jntloûvrîicSp<*n«oitotta;ci |tévti; itpô;toucper' aùtfcvXoy&uto,<p«01ov5v lxXa{i6âvotxal àîspaYSMÛevTov,e!? npbcçtoÙcmmxifut,6au|t<x«(gtt|Çèitivola?tovaouitrivxa\ tïjt tipiataii.

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303 CHAPITRE V. – ESCHYLE

onBn à consulter son peuple, et que cette consultationl'autorise à tenir tête comme il le fait au héraut égyp.tien. Appellorons-nous ces incidents si simples des pé-ripéties ? Par eux-mêmes, sans doute, ils ne mériteraient

pas ce nom, mais ils lo méritent peut-être par les son.timents qu'ils excitent dans l'âme des filles de Danaos.Toute la première partie de la tragédie est à peu prèsremplie par leurs chants. Or ces chants, qui semblentmonotones dans nos traductions, quelle variété n'ont-ils

pas dans le texte? C'est d'abord un simple exposé, pro-bablement récité par une seule voix, collo du coryphée,un exposé douloureux, mais rapide, qui court, pourainsi dire, à travers tes choses sur un rythme précipité,avec un accompagnement musical réduit à quelques no-tes do soutien. Pendant ce récitatif, la masse du chœurest muette mais les paroles du coryphée réveillent lesterreurs des jeunes suppliantes, et tout à coup leur chantéclate. Une plainte grave, qui prend la forme d'une

prière, un appel aux traditions de famille, garantes de

l'hospitalité future d'Argos. Le rythme est à la fois sim-

ple et douloureux; le dactyle y domine, fréquemmentremplacé par des longues qui se prolongent comme des

gémissements; les périodes sont amples, le mouvement

régulier. Puisla prière passe à la méditation. Là se pres-sent ces hautes pensées religieuses qui sont familières à

Eschyle mais, dans laboucho de ces jeunes filles épou-vantéos, leur gravité naturelle se mélange d'effroi; cesont do brèves affirmations, que le Rot des craintes vientbattre et que la foi relève incessamment. Le rythme a

changé, l'iambe et le trochée, pieds rapides et inégaux,ont succédé maintenant au dactyle, toujours avec cesnotes prolongées qui sans cesse frappent l'oreille,comme la voix même de la' douleur. Et à présent,voici que la crainto reprend le dessus, mais, cette fois,vive, ardente, presque tumultueuse. Au début de la si-

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STRUCTURE DE SES PIÈCES 208

xième strophe, toutes I03 longues sont résolues on brè-ves c'est dire que soudain le chant so précipite d'unélan brusque et comme halotant; do courtes périodes,des exclamations mêlées aux paroles, des gestes pas-sionnés quo la poésie décrit et dont elle accentue ainsila signification, des refrains brefs, par lesquels la massedu chœur répond à l'appel plein d'angoisse des voix,

qui s'élèvent tour à tour dans une sorte de confusion.Pour qui veut lire avec la moindre complaisanco d'i-

magination, on rendant un peu de vie à ce qui est

muet, ces changements ont quelque chose de saisissant.Qu'on se les représento marqués par la musique, parles mouvements et la mimique du chœur, et sans douteon voudra bien y reconnaître de véritables péripéties.Ce n'est là qu'une scène. Mais si l'on suit jusqu'à lafin le développement de cette tragédie, si étrangère ànos habitudes et par là même si instructive, la mémovariété se révélera partout sous l'uniformité apparente.Le long entretien du roi d'Argos et des suppliantes mé-rite tout particulièrement à cet égard l'attention du lec-teur curieux d'observer dans cet art antique la simpli-cité des moyens et la justesse des effets. Autant cet en-tretien est monotone dans une traduction, autant il estvarié dans le texte, où les artifices du rythme créentdes phases distinctes, et par conséquent do véritables

péripéties.Résumons-nous sur ce point. L'action chez Eschyle

repose toujours sur une donnée épique ou historiquequ'elle respecte elle s'en tient à un seul événement,dont elle vise surtout à mettre en lumière le caractèremoral ou religieux, mais dont eUe fait sentir aussi leretentissement douloureux dans l'âme humaine; elle se

passe de péripéties proprement dites, mais elle a ses

péripéties à elle, consistant en phases diverses de sen-timents, dont le lyrisme est te plus sûr interprète.

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804 CHAPITRE V. – ESCHYLE

v

Une tragédie ainsi faite no se prête pas au dévelop-pement des caractères. Réduite à deux ou trois grandesphases, elle éclairo vivement certains aspects des per-sonnagos, plutôt qu'elle no révèle dans leur liaison in-timo les détails de leurs idées et les particularités deleur nature morale

Aussi, par la simplicité fondamentale, ceux qu'il amis en scène se ressemblent tous. Le drame ne nous

apprend que peu de chosede chacun d'eux, mais cepeude chose nous frappe vivement. Chez presque tous,l'action est forte et la souffranceprofonde. La forcedansFactionleur vient, nond'une conceptionpure de l'esprit,mais d'un sentiment. Ce n'est jamais un principe abs-trait qui les conduit, c'est ou une croyance passionnée,ou une sorte de fougue naturelle, ou une obstination

hautaine, fond immuable do leur âme. Ils sont tout en-tiers à ce qu'ils veulent, sans raisonnement, par attache-ment de cœur et d'imagination. Et de même, dans la

souffrance, ils sentent d'autant plus profondément queleur imagination se donne tout entière à leur douleuret qu'elle est plus puissante. Commele poète qui les a

créés, ils sont tous méditatifs. Leur pensée dominanteles obsèdeet repasse sans cosse dans leur esprit sousde nouvelles formes. A ce contact répété, la blessure secreuse de plus en plus, et la passion s'irrite. Pour la

passion ou pour la souffrance, ils s'exaspèrent par eux-

mêmes, sans influence du dehors.

Quand le sujet du drame permet au poète de créer un

premier rôle en qui l'action prédomine sur la souffrance,

i. Vie anonyme: mvavykp Gjtot *n Bipoj sspt«8fc« wU spe«Sso«,

àpxatov elvat xpîvwv toOto to pépoc xal Jjpwix&v, xh iï itavoOpyov xopujio-cipxllro~ &t"IIIxpl"OI" orO\)TOoro¡dpo; XII\ 4¡pOl&XÓ",oro8à nœ'lo\)pyo" K0I1+0-

npeaec Te xotl •j-vw(1oXoy«xovâXX&rpiovTifc Tj>»Y<o8i«t%oû|isvo{.

Page 213: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SES PERSONNAGES 305

ce premier rôle, malgré son extrême simplicité, peutacquérir un relief extraordinaire. Quand au contraire il

n'y a guère que de la souffrance et point d'action, ilarrive que le premier rôle, faute de traits assez distincts,se rapproche des rôles socondaires, ce qui le diminuesans doute, mais sans diminuer nécessairement l'inté-rêt du draino.

Prométhée, Étéocle, Clytemnestredansl'Jgwmemnon,Oresto dans les Choéphores, sont des protagonistes du

premier genre. Leur volonté est tendue vers un but, et

l'énergie qu'ils déploient, légitime ou criminelle, a quel-que chose de surhumain. Jamais de défaillance ni mêmed'hésitation à proprement parler; le combat intérieur,le dissentiment de la conscience avec elle-même, Es-

chyle l'ignore ou le dédaigne. Tout au plus, quelques in-

dications j-apides, soit du rythme, soit do la poésie, pournoter, çà et là, ou le frémissement do la chair ou l'an-

goisse de l'âme. En général, c'est plutôt par l'intensitémôme de l'effort que la faiblesse humaine se laisse encoredeviner sous cette étonnante énergie. A peine si quel-ques plaintes échappent à Prométhée; mais nous sen-tons qu'il se raidit dans le dédain de son supplice et deson vainqueur; et ce dédain même est ce qui trahit sasouffrance. Oreste, dans les Choéphores, ne se demande

pas s'il a tort ou raison de tuer sa mère mais la sombreexaltation avec laquelle il invoque son père mort, l'in-sistance qu'il meta formuler son terrible devoir et à évo-

quer l'oracle impérieux qui le pousse au meurtre, voilàcequi nous fait sentir l'horreur à laquelle il est en proie.De tels personnages ne discutent point les motifs qu'ilsont d'agir; ils ne les discutent ni avec les autres, niavec eux-mêmes. Ils affirment, ils s'exaltent; ils vont àleur On à travers tout. Représentants idéalisés d'un Agede croyance et d'énergie, ce sont les plus hautes créa-tions du génie d'Eschyle. Un seul d'entre eux remplit

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306 CHAPITRE V. ESCHYLE

toute une tragédie. Rien do plus fort n'a jamais été missur aucune scène.

Mais il peut arriver que le sujet ne comporte pas un

premier rôle de genre. Atossa, dans les Perses, Danaos,dans les Suppliantes, n'ont rien de grand ni de terribleà accomplir; l'action leur manque; il ne leur reste quel'effroi ou la douleur. Par là même, ils ne sauraient êtremis sur le même rang que les personnages précédents.D'ailloura il faut reconnaître que le génie d'Eschyle so

prête mal à représenter la faiblesse, du moins par des

moyens purement dramatiques. Il y réussit bien mieuxdans les parties lyriques, parce que le lyrisme entre sesmains est infiniment plus souple que le dialogue pro.prement dit. Do la vient quo, chez lui, les personnagesde ce genre se confondent jusqu'à un certain point avecle chœur Atossa unit ses sentiments à ceux des vieil-lards perses, Danaos à ceux de ses filles; ce qui leur esttout à fait propre est peu de chose; on ferait tort à la

conception du poète, si on les séparait do la foule quipense avec eux, qui craint ou qui se lamente avec eux,et qui chante ce qu'ils disent. Oreste, dans les Euméni-

des, tient le milieu entre ces deux sortes de personna-ges. Il souffre, il est vrai, plus qu'il n'agit mais il

aspire si ardemment à sa délivrance que cette aspira-tion même devient uue sorte d'action il se rapprocheainsi du premier groupe plus que du second.

Quels qu'ils soient d'ailleurs, les promiors rôles n'ab-sorbent point la puissance créatrice d'Eschyle. Point de

personnage, chez lui, si modeste que soit son emploi,qui n'ait sa physionomie propre. Le don de créer desêtres vivants est d'autant plus remarquable dans sonthéâtre que son art semble moins varié. En quelquesmots, il met en-pied un personnage. Avec une sûreté demain très remarquable, il le caractérise par un ou deux

traits, simplement, mais fortement. CratosetHéphestos

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SES PERSONNAGES 207

no paraissent dans le Prométhée qu'un instant; cet ins-

tant suffit ils ont chacun leur caractère. De même, à

plus forte raison, pour Okéanos, pour Io, pour Hermès.

Dans les Perses, Darius et Xerxès sont peints chacun on

une soule scène. Toute lorestie mérite d'être signaléeà cet égard. Le veilleur de nuit, au début de YAgamem-non, le héraut Talthybios, Agamemnon, Cassandre, Égis-the, tous personnages de second ou de troisième rang,sont vivants et distincts. De même, dans les Choéphores,Electre, Glytemnestre, la nourrice, Égisthe. Dans les

Euménides, la Pythie, Apollon et Athéna. Mais, entre

toutes ces créations vraiment individuelles, les plus di-

gnes d'attention sont celles où se dégage la notion des

seconds rôles. Telle est par exemple lo dans Prométhée,tel Darius dans les Perses personnages dont l'impor-tance dramatique est assez grande, non seulement pour

partager l'attention et la sympathie des spectateurs,mais pour ralentir à leur profit l'action et presque l'ab-

sorber en eux-mêmes, passagèrement du moins. Dans

l'Orestie, les rôles de Cassandre et d'Electre ont même

quelque chose do plus frappant encore. Presque égauxen valeur aux premiers, ils ne leur sont guère infé-

rieurs que par l'étendue et par la distribution des par-ties musicales, qui réservait au protagoniste des effets

plus puissants.Si l'on cherche maintenant à classer les traits dont

Eschyle se sert pour caractériser ses personnages, on

peut dire qu'ils sunt empruntés d'abord à leur situation

dramatique, en second lieu à leur condition sociale, et

enfiu, dans une mesure restreinte, aux différences d'âgee>le sexe. En sommo, il tient compte de tout ce quidans la

réalité nous distingue les uns des autres, mais il ne croit

pas devoir donner tout sur la scène une importance

égale. La faiblesse et la timidité naturelle de la jeunelille, les alternatives d'exaltation et d'abattement qui

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208 CHAPITRE V. ESCHYLE

sont propres à la femme, en un mot tout co qui, dans la

nature humaine, est très particulier, très mobile, très

délicat, il l'indique parfois en passant, mais il no se com-

plaît pas à l'étudier en détail. Quand il fait parler des

gens du peuple, quelques pensés naïves, parfois le

goût des proverbes, dénotent leur condition; c'est poude chose Le faste royal, d'autre part, qu'il s'agisse

d'Agamomnonou d'Atosea, est indiqué à propos, parfoisen termes magnifiques, mais il ne semble pas qu'il pénè-tre à fond le personnage, pour imprimorsa marque à tou-

tes ses façons de penser et de sentir. En réalité, la chose

dont Eschyle so préoccupe surtout, c'est la situation

dramatique. Les personnages sont ce que la donnée tra-

gique les fait; elle leur impose un sentiment fondamen-

tal, qui ost à lui seul tout leur être moral sentiment

si juste, si net, si fort, qu'il suffit à les rendre vivants.

Dans les sept pièces qui ont été énumérécsplus haut,

presque tous les grands sentiments de l'humanité ontleur part; et non seulement ceux qui sont faits de force,de fougue, de colère, mais aussi ceux dont le principalélément est la faiblesse. A côté de l'énergie hautaine

deProméthée4 dela violence d'Étéoc le, de la haine adul-

tère de Clytemnestre et du sombre fanatisme d'Oreste,nous y rencontrons la douce pitié des Océanides, la tris-

tesse plaintive d'io, les regrets fraternels dAntigoneet d'Ismène, l'effroi des Danardes. On ne peut donc pasdire que lé génie dupoèlo ait ignoré aucun des côtés de

l'âme humaine; il l'a vue tout entière et il l'a repré-sentée sous tous ses aspects principaux. Mais le tournaturel de son esprit le rendait bien plus apte à faire res-sortir ce qui était grand ou terrible que ce qui était

doux ou délicat Malgré lui, il mettait de la force et

i. BamborRer,Optisc.p/iUotogica,Leipzig»1856(Disa.deexcubiiori»et prmeonispersontsin Agamemnone,p. 53et sniv.).

S.Vie.anonymeFvû|Utiîè eu|*ré8*i«tSXXott tûv SvvapivtavetcMxpvovfyartfvoùnàvu(s.e. «ap'oùtM5veûpsOeîev).

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LE POÈTE LYRIQUE gO9

Hist. de la Lilt. grqcque. T. in. 1 i

de l'élan jusque dans la faiblesse. La plainte, dans labouche do ses personnages, se tournait d'elle-même enrévolte ou en désespoir amer. De là l'impression gé-nérale que ses pièces laissent en nous. Nous oublionsce qu'il a parfois de grâce et d'attendrissement, parceque lui-même ne sait pas s'y arrêter, et nous nous rap-pelons seulement ce qu'il a de sombre et de violent,parce que c'est là en effet eu qui domino .chez fui ontout et partout.

VI

Avant Eschyle, la tragédie était le chant d'un chœur,màlé çà et là de dialogue. Eschyle, dit Aristoto dimi-nua la part du chœur et fit.du dialogue le protagonistedu drame Cela est certainement vrai, mais il faut lebien comprendre. En fait, il est probable qu'Eschyle,bien loin d'amoindrir absolument l'élément lyrique quelui léguaient ses prédécesseurs, l'agrandit plutôt, à lafois par l'élan propre de sa poésie et par l'étendue desdéveloppements8. Mais comme il agrandissait on mêmetemps lo dialogue, et d'une manière bien plus sensibleencore, la proportion se trouva changée. Il sembla dèslors qu'il avait diminué l'un des éléments de la tragédie,tout simplement parce qu'il avait eu moins à faire pourl'adapter aux proportions de son génie.

Sans cette étendue des développements, le lyrisme •

d'Eschyle eût été gêné. Il avait besoin d'espace pour dé-ployer tout ce quo contenait chacune de ses conception?,il en avait besoin pour la variété de ses rythmes, pour

1.Poétique,e. 4.2.Aristoph.,Grenouilles,914 "O ^opi;y' 5p«8sv«p(i«floùc«v(is-

X<5viftZhitfctopaî Çuvtxûç«v. Les xop«*d'Eschyleont souventde huit &aeuî «ti'opltes, qualqnes-unsen ont jusqu'à treize etseize.Consulterle tableaudressépar R.Westphal,ProlegomenazuJEschylusTragttdien(Leipzig,tE69),p. 10.

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310 CHAPITRE V. ESCHYLE

] abondanco dos images qui lui venaient à l'esprit, pourl'expansion complète de ses idées.

Héritier direct des maîtres du lyrisme grec, Eschylese plaît à faire valoir comme oux.dans de largos compo-sitions musicales sa -.cionce et son instinct profond des

rythmes». Nulle comparaison à cet égard entre lui et sessuccesseurs. Chez lui. le chant a encore tout son élan ettoute sa liberté. Une certaine uniformité prolongée no

l'effraye pas, quand elle est justiGée par le sujet. Il entire môme d'admirables effets. Nul no sait comme luisoutenir un rythme fondamental à travers une longuesérie de strophes, en le variant légèrement. Il a par ex-

emple des chants dactyliques de toute beauté. Dans lesPerses, quand Darius vient do rentrer pour jamais dansson tombeau, ses Fidèles chantent la gloire qu'il a don-née jadis à l'Asie. Leur citant a quelque chose d'épique;et voilà pourquoi il se déroule avec une sorte de mono-tonie antique comme un récit d'épopée, mais un récit

découpé en strophes, qui tour à tour s'élancent enénumérations superbes et retombent, appesanties par ladouleur, sur les mômes notes graves

« 0 dieux, qu'elle était grande et bonne, notre vie d'autre.fois dans la paix des cités, au temps où notre vieux roi,le très puissant et très bon, l'invincible souverain, Dariuségal aux dieux régnait sur nous t

» Avant tout, la gloire brillait sur nos armes, et nos lois,solides forteresses, – tenaient tout sous leur empire; et lesretours, ramenant de la guerre nos soldats sans fatigue etsans blessures, les faisaient rentrer triomphants au foyer.

» Combiende villes il a prises, sans franchir les eaux cou-rantes de l'Halys, sans quitter son foyerroyal, cités la.custres des étangs du Strymon, – non loin des villes deThrace,

» Et, hors de ces étangs, combien d'autres sur la terre

t. F. Maury,Decantuain JStehyteiatrag&diisdislributione,Paris,1891.

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LE POÈTE LYRIQUE 311

ferme, dans leurs enceintes de tours, obéissaient à notre roi,soit aux borda du largo passage d'Hellô. soit dans les gol-

fes de la Propontis, -soit aux bouches du Pont,a Et, on face de nos promontoires esoarpés, ces lies que bat-

tent les flots, – assises près de nos rivages, Lesbos, puisSamos, avec ses champs d'oliviers, et Chios, Paros, et Na-xos, et Myeonos, – et, tout près de Ténos, terre contre terre,Andros, qui s'attache à elle.

» Puis, dans la mer encore, il avaitdompté sur leurs propresrivages Lemnos, et le sol d'Icare, – Rhodes et Cnide etles villes de Cypre, Paphos, et Soli, et Salamis, – dontaujourd'hui la métropole est la cause de nos gémissements.

» Et ces riches cités du domaine Ionien, ces villes populeu-ses des Hellènes, ii les avait assujetties par ses seuls con-seils car, sous sa main, se tenait, infatigable, la force de seshommes d'armes,- et, avec eux, mélange bruyant de nations,la foule des auxiliaires. Mais, à présent, voici que se révèlela volonté des dieux dans l'écroulement qu'il faut subir,dans la défaite qui nous dompte, cruellement frappés aumilieu des mers »

11y a peut-être plus d'uniformité encore, et par con-

séquent un parti pris plus apparent, dans cor tains chants

ioniques. Quand les vieillards, au début de cette même

tragédie des Perses, rappellent le départ de l'armée quia suivi Xerxès, c'est précisément sur ce rythme à demioriental. Un témoignage ancien nous apprend que, biendes années après, cet admirable chant était encore danstoutes les mémoires car Eupolis le parodiait dans sonMorieasK On ne saurait être surpris de ce succès la

mollesse du rythme est ici tout aussi expressive que la

poésie. Tandis quo ces vieillards disent l'aspect terribledo cette armée de l'Asie, leur voix monte et s'abaisso

tour à tour avec une sorte do monotonie lente, qu'aug-

i. Perses,851. J'ai suivi la stichométrie du Mediceus.Défectueusepeut-être çà et là, elle a du moins pour elle de faire bien sentircertains effetsde coupes métriques, qui sont tout à fait en rapportavec la pensée.

2. Perses,scolie du v. 60.

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213 CHAPITRE V. – ESCHYLE

mente encore la liaison des membres en une longuephrase musicale non interrompue. Sont-ce des êtres vi.vants ou des fantôme» qu'ils évoquent ainsi devantnous ? De brillantes images passent sous nos yeux maisces guerriers aux armes éclatantes, ce roi sur son char,cette cavalerie superbe, tout cela ne va-t-il pas s'en-

gloutir dans ce fond obscur où semble se perdre à cha.

quo instant la voix languissante et découragée des chan-tours q

» Elle a passé dès longtemps, la destructrice des cités, luroyale armée, elle a passé sur la terre voisine, sa fiant anlien de chanvre de ses nulonux, – pour franchir le détroit

de l'AthainantidoHollrt,– ot posant sa passerelle aux cram-pons de fer comme un joug sur le.cou des vagues.

» lst lui, lo maître impétueux des Multitudes de l'Asie, le roi,do pays en pays, il pousse son troupeau de peuples, di.

vin pasteur, doublement confiant, sur de ceux qui vont apied, sûr aussi, sur les mers, – de ses solides marins, – Xor-xès, né de l'or du ciel, mortel égal aux dieux.

» Lançant do ses yeux sombres – lo regard sanglant dudragon,- avec ses millo bras ot ses mille vaisseaux, il va>pressant son attelage syrien, faire sentir à un peuplnbelliqueux les traits dompteurs d'Ares.

» Non, il n'est pas ù croire qu'aucun homme, en face – doce torrent de nations, puisse opposer une digue assez forte

à l'assaut des vagues en fureur. Tout fuit devant l'ar-mée de la Perse, devant son peuple au cœur vaillant, »

N'est-ce pas un effet analogue qu'Eschyle s'est proposédans son autre grand chœur ionique, dans la prière finaledes Suppliantes ? Réfugiées sur la terre d'Argos, lesfilles de Danaos viennent do recevoir du roi du pays la

promesse formelle de son appui elles l'ont entendu

repousser lui-même fièrement les menaces du héraut

égyptien et pourtant, elles restent tremblantes et plei-nes do doute devant l'avenir et leurs compagnes, ouleur» servantes, n'expriment que ce qu'elles sentent

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LE POÈTE LYRIQUE 318

ollos-môraos confusément, en les engageant à no pas soraidir contre la destinée. C'est ce que traduit leur der-nier chant. Ici encore l'ample continuité du rythme ioni-

que, toujours semblable à lui-môme, est bien à sa place.Non seulement ce sont des étrangères qui prient sur unsol grec, mais ces étrangères sont inquiètes, incertai-nos dos autres et d'ollos-mômes, attendant avec effroiune décision des dioux à laquelle elles se sentent in.e ipablos de résister.

Cette uniformité rythmique dans de larges développe-ments méritait d'être signalée, parce qu'elle est propreà Eschyle. Toutefois, même chez lui, elle est déjà ex-

coptionnolle ot, pour caractériser à grands traits son

lyrisme, ce qu'il faut y signaler, c'est plutôt la structuresavante des grands ensemble8. La parodos d'Agamem-non peut ôtre considérée comme un des types les plusachevés de cet art qui allait disparaitre. Le chœur desvieillards argiens est venu se grouper devant le palaisdu roi absent. Tous ensemble, ils rappellent, après dix

ans, le départ des Alriiles, vengeurs de l'hospitalitéviolée; toute la jeunesse est partie avec eux. Surpris et

inquiets, ils demandent ce quo signifient les ordres de

Clytemnestre, pourquoi ces feux qui s'allument sur lesautels, pourquoi ces offrandes qui se préparent. Celaforme un récitatif snapostiquv auquel succède le chant

proprement dit. Et tout d'abord, une triade dactyli-que, sorte d'épopée en raccourci, dont les périodes se

développent largement des scènes plutôt que des idéesdes images et des souvenirs, à la fois brillants et* sinis-tres la jeunesse de l'Hcllade assemblée à AliHs, desoiseaux de proie déchirant une hase pleine, présage devictoire et de violence, une prophétie où se mêlent les

promesses et l'effroi, et, à la (in de chaque strophe, unrefrain plaintif, qui exprime pourtant une espérance.Entre la marche qui précède et les chants plus vifs qui

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S14 CHAPITRE V. ESCHYLE

vont suivre, gopremier groupe a son unité frappante.Narratif et majestueux, il cache une inquiétude qui vaéclater. Et en effetle rythme change; et à la narra.tion succède une méditation, qui est en même tempsune prière. Zeus est tout-puissant, Zeus est toujours vic-torieux, Zeus enseigne aux hommes la sagesse par lasouffrance.Gravesidées, que lo chant traduit par la for-meté brève et sonore du rythme trochaïque. Les pério-des se resserrent, la pensée et le sentiment se conden-sent en affirmationsdogmatiques. Et quand le chœur,sans changer de ton, rovient au passé et nous montrede nouveau Agamomnon à Aulis retenu par le calmedes vents, nous sentons que les faits sont ici l'applica-tion desdoctrines, auxquelles le poète les associedans,tle même développement rythmique. Après ces qua.tre strophes, reprend, mais sur un rythme nouveau, lerécit du sacrifice d'Iphigénie, qui remplit les six der-nières strophes. C'est une narration pathétique qui ré-

pond symétriquement à la narration lento du début.–

Descriptions épiques en premier lieu, réflexions reli-

gieuses ensuite, descriptions dramatiques à la fin, telest donc le dessin général de cette bolio compositionlyrique. L'admiration inquiète, la crainte pieuse et rai-

sonnée, l'émotion douloureuse s'y succèdent, par unesorte d'évolution intime et naturelle, que le rythme ac-cuse avec autant de force que de simplicité

Dans ces grands ensembles, comme on le voit, Es-

cbyle se plaît à marquer des divisionsnettes, qui en fontressortir labelle ordonnance. Outre le changement des

rythmes, il emploieparfois dans ce dessein les refrains,

1. Westphal(Proiegomena,p. 99),a donnauneanalysede cechant.Il venty retrouverladivisionen cinqpartiesqu'il appelle«compositionterpandrienne>.C'est un excèsdesubtilité.Maissonanalysemêmefaitbienressortirlesgrandeslignesdelastruc-ture ici indiquée.

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LE POÈTE LYRIQUE 315

à l'imitation do la poésie populaire. Le peuple en offet

aima, dans le développement continu d'un chant, ce re-

tour régulier d'un thème poétique et musical qui en

est l'âme. L'art, quand il devient raffiné, dédaigne au

contraire cette sorte d'unité très frappante, qui lui pa-rait quelque peu naïve t. Mais Eschyle, qui a déjà la dé-

licatesse savante des maîtres, y joint encore une sim-

plicité antique. C'est un charme en lui que ce contraste

de science et do naïveté, do combinaisons ingénieuseset d'inspirations très simples

Parmi ses compositions lyriques, il faut mentionner

spécialement celles qui sont dialoguées 8. Ce sont en

général des w\f.\uti. Dans son théâtre, lo xo[«.;aôçtragi-

que a une importance qu'il ne devait pas garder aprèslui; il suffit, pour le sentir-, de relire ceux des Perses,des Sept ou des Choéphores. Chacune de ces scènes de

lamentation a sa structure propre, toujours simple sans

doute, mais savante pourtant, et d'une symétrie très

frappante 3.Cette symétrie mémo, par la répétition vou-

lue des mômes effets, leur donne un air de grandeur

qu'on ne trouve nulle part ailleurs au môme degré dans

le lyrisme tragique.Mais tout ceci ne touche qu'à la forme du lyrisme.

Ce qui en constitue lu substance, c'est la poésie elle-

même. Quels sont donc les caractères frappants de la

poésie lyrique chez Eschyle ?q

C'est incontestablement dans les parties lyriques de

ses tragédies qu'Eschyle est le plus philosophe; c'est

là surtout qu'il expose ou qu'il laisse entrevoir les gran-des idées qui pour lui dominent le drame et dont nous

i. Grenouilles.1263passage où Euripide se moquedesrefrainsd'Eschyle.

.2.Westphal,ouv.cité.chap.III, DieamœbxischgegliedertenCho-rika.

3. Voir,dans Wostphal, chap. cité, l'analysede ces clmnts.Cf.Masqueray,Théorie,etc. p. 171,203,686,306.

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310 CHAPITRE V. ™ESCHYLE

avons parlé plus haut. Et toutefois, il s'en faut de beau-

coup quo ces idées soiont la matière unique, ou même

principale, de son lyrisme. Ko général, ellos occupentdans ses chœurs une position centrale qui les met en

vue. C'est ce jue nous venons de remarquer dans la

parodos A'Agamemnon. Mais, comme nous l'avons ob-

servé aussi, elles y sont entourées de développements

descriptifs ou passionnés, qui souvent les dépassent de

beaucoup en étendue.

L'élément descriptif ou narratif est considérable on

effet dans le lyrisme d'Eschyle. Nul poète n'aimo plus

quo lui les longues énumérations,\{pr?.se déroulent avec

un luxe éblouissant de noms sonores et d'images bril-

lantes. On no pout relire par exemplo le long récitatif

anapeslique qui forme le début do la tragédie des Per-

ses, sans être frappé do ce goût, plus dithyrambique en-

core que dramatique. Eschyle s'y enivre lui-même au

bruit des mots retentissants qu'il assemble à l'infinimais il faut ajouter que co bruit n'est pas ido car,en fait, c'est une armée formidable, la foule dé tous

los peuples de l'Asie, que son imagination évoque de-

vant nous. Et quand le chant succède, dans cette pa-rodos, à la récitation, ce chaut que nous avons tra-

duit tout à l'heure, alors l'énuméralion se resserre,

• pourainsi dire, en quelques grandes imagos, au milieu

desquelles rayonne, comme dans une transfiguration

poétique, la figure royale de Xerxès. Dans Prométhée,c'est par une énumération semblable, quoique pluscourte, que les Océanides, émues au spectacle des souf-

frances du Titan, associent à leur douleur toutes les ra-

ces de l'Univers.

« Je gémis sur l'amertume de ton sort, ô Prométhée, et deslarmes, tombant sans cesse de mes yeux attendris, coulent enruisseauxsur ma joue humide. Aves quelle rigueur Zeus, im-

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LE POÈTE LYiUQUE 317

posant en maître ses lois, fait sentir aux dieux du vieux monde,l'apretê vive de son orgueil

» Partout, au loin, un long gémissement sur cette terre;partout la plainte des peuples sur ta grandeur d'autrefois, surton antique dignité, sur tes honneurs perdus et sur ceux de tesfrères. Car tous les hommes qui, près d'ici, vivent sur le solde la sainte Asie, au lamentable spectacle de ton supplice,souffrent avec toi, bien que mortels.

» Et de même, sur les rivages de Colchos, les vierges qui yfont leur demeure, combattantes intrépides; et, dans la Scy-thie, cette foule de peuples, assis aux confins du monde, au-tour des eaux stagnantes du Méotis.

» Puis, en Arabie, toute cette floraison de guerriers, qui, der-rière les remparts abrupts de le.ir ville, habitent non loin du

Caucase, armée qui attend le combat, dans le frémissement deses lances acérées.

» Une seule fois jusqu'ici, j'avais vu déjà un Titan en proieau supplice, dans les liens de fer de la souffrance, le dieu in-

comparable par la force de ses membres puissants, Atlas, quiprête à la terre et à la niasse du ciel ses épaules pour uniqueappui.

» Une clameur monte des flots de la mer avec le fracas desvagues qui gémissent. Enveloppés de ténèbres, les abîmesd'Adès mugissent sous la terre; et les sources des fleuves aucourant sacré murmurent au loin leur plainte lamentable. »

Do semblables énumérations sont fréquentes chez Es-

chyle. On les retrouve chez lui jusque dans le dialogue,

auquel elles contribuent à donner un tour lyrique. Elles

répondant à un besoin de son imagination, qu'on pour-rait appeler le besoin de l'espace et des larges horizons.

Si fortes et si grandes qu'y apparaissent les images tour

à tour, aucune d'elles ne fait obstacle à la vue qui doit

toujours se porter au delà, librement et à linlini. Les

détails énergiques, les groupes mêmesdisparaissent dans

le mouvement général, qui nous emporte toujours plusloin. Il faut à Eschyle de l'immensité dans la composi-tion de ses chants lyriques, comme daus là structure

de ses trilogies.

Page 226: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

318 CHAPITRE V. – ESCHYLE

A côté des parties descriptives, l'élémont pathétique

plaintes, mouvements tumultueux de l'âme, passions

ardentes, angoisses. De tous ces troubles intérieurs, les

plus violents sont en général ceux qui conviennent le

mieux au lyrisme d'Eschyle. La douleur simple, qui

n'est mélangée ni de haine, ni du désir de la vengoanco,

est en quelque sorte trop féminine pour son génie. Lors-

qu'il nous montre, dans les Sept, Antigone et Ismène

pleurant tours frères morts, nous sommes émus sans

doute et toutefois, par la concision symétrique de leurs

plaintes, par la brusquerie dos antithèses, par une sorte

d'àpreté dans le ton général, toute la scène nous étreint

le cœur plutôt qu'elle ne nous touche. Et, à la fin des

Perses, quand Xerxès, vaincu et désespéré, paraît sur

le théâtre pour mêler ses lamentations à celles des vieil-

lards du chœur, n'en est-il pas à peu près de même?

Voici de nouveau la grande énumération lyrique, si fa-

milière à Eschyle. Dans la bouche des vieillards, toujoursla même question, douloureuse et impitoyable « Qu'as-

tu fait, ô roi, de tes compagnons fidèles? Qu'as-tu fait

de Pharandacès et de Pélagon? Qu'as-tu fait de Memphiset de Masistras ? Qu'as-tu fait de ceux qui commandaient

sous toi? Où les as-tu laissés? » Et, dans la bouche du

roi, toujours le même aveu, qui semble déchirer le cœur

d'où il s'échappe « Morts et abandonnés sur les rochers

de Salamine; battus des vagues et jetés aux rivages de

l'Attique. » Dialogue admirable, dont l'effet théâtral est

aisé à imaginer. Mais qui ne sent qu'ici encore la gran-deur même do la conception donne au pathétique une

sorte de violence? Cette plainte est la plus terrible des

accusations nous avons le sentiment d'une vengeancedivine qui s'accomplit, et ce sentiment nous remplit d'ef-

froi bien plus que de pitié. Dans les Suppliantes même,

où lo chœur est formé déjeunes filles, on no saurait dire

que le lyrisme du poète traduise, comme le sujet som-

Page 227: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE POÈTE LY1UQUE 310

Mail le demander, l'effet de la souffrance dans des âmesnaïves et délicates. Un souffle puissant anime et sou-lève les larges ondulations de leur chant; il y a de laforce et do la grandeur jusque dans la descriptionqu'elles font de leur faiblesse, et leur accent est celui dela revendication ardente plus encore que celui de la

plainte. Seules peut-être, les Océanides, quand ellesviennent en chantant vers Prométhée, ont dans la voix

quelque chose do cette douceur caressante et de ce fré-

missement d'émotion intime qui appellent les larmes

« Sois sans crainte: c'est en amies que, toutes ensemble, aubruit de ces ailes qui fendent l'air à ï'envi, nous sommesve-nues vers ton rocher, dès que notre père, non sans peine, eutcédé à nos désirs. Portées par les brises rapides, nous voici.

Car]ebruitdurdesmarteauxdëfer,retentissantjusqu'aufonddenosgrottes, en a chassé brusquement la timidité aux yeux de

vierge; et je me suis élancée, pieds nus, sur ce char ailé! ».

Là même, il y a plus de grâce que d'attendrissement,et cela ne dure qu'un instant. N'insistons pas. En in-

diquant ce qui manque au lyrisme d'Eschyle, c'est l'ex-cès d'une qualité que nous signalons. Aussi, quand cetexcès même est justifié par la situation, Eschyle est-il

sans rival. Le genre de trouble douloureux que sa poé-sie lyrique exprime le mieux, c'est la souffrance ardente

et mêlée de terreur, qui est à la fois une obsession et un

délire. A de telles pointures conviennent les mouvements

violents, la grandeur et l'obscurité des images, les brus-

ques éclairs, les sursauts du style, en un mot tout ce

qui lui est naturel. Aucun autre que lui n'aurait puécrire la scène des hallucinations de Cassandre au seuildu palais d'Agamemnon.

Et ce qui est vrai de l'effroi touchant au délire l'est aussi

de la passion. Nul poète lyrique n'a su peindre comme

i. Prométhéeenchaîné,v. 130.

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330 CHAPITRE V. – ESCHYLE

Eschyle l'attachement obstiné à une idée et l'exaltation

croissante d'une volonté tendue vers son but. Ce que le

dialogue ordinaire sorait impuissant à traduire,Ie chant,avec la profondeur d'émotion qui lui est propre, l'inter-

prète pour lui merveilleusement. Qui pourrait oublier,

l'ayant lue seulement une fois, cette scène lyrique du dé.

but des Choéphores, où, tour à tour, Oreste et Electre,avec le chœur, gémissent sur le meurtre et appellent la

.vengeance? Qu'on se rappelle la monotonie sombre de

cette passion fixée à son idée, et, sur ce fond de terreur

immobile, cette succession d'images éclatantes et sinis-

tres, ces affirmations de justice, de devoir sanglant, de

réclamation élevée par les morts du fond do la tombe,ces regrets déchirants et ces visions de sang, pleinesd'une sorte de joie affreuse et pourtant sainte. C'est en-

core par le même genre de beauté que se recommande

l'hymne célèbre des Érinnyes dans les Eumém'des, ce

chant « dont l'effroi fait sécher les hommes, » selon la

forte expression du poète lui-même une seule idée,une seule passion, une seule et même terreur, mais

prolongée de strophe en strophe, avec cette puissancode renouvellement qui est la marque personnelle d'Es-

chyle.Dans son étrange éclat, cette poésie lyrique est sou-

vent obscure; elle l'est comme l'était sans doute la poé-sie dithyrambique, et pour les mêmes raisons, mais

aussi pour d'autres qui lui sont propres. Celles-ci tien-

nent à la langue et au stylo d'Eschyle, dont nous avons

maintenant à parler brièvement.

VIII

C'est dans les poèmes épiques d'une part, dans les

œuvres des lyriques de l'autre, qu'Eschyle a puisé les

principaux éléments do son langage. Mais dans ses em-

Page 229: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SALANGUE 831

prunts et ses imitations, il doit bien plus au lyrisme qu'àl'épopée Lo stylo épique était trop égal pour lui, etson ampleur, si bien appropriée aux longues narrations,ne pouvait convenir au drame, contraint par sa naturemême de se resserrer. Le style lyrique, plus hardi, plusbrusque, plus condensé, s'y adaptait au contraire à mer-veille. Ajoutons qu'il se prêtait mieux aussi à l'expres-sion des idées philosophiques, inconnues au temps de

l'épopée, mais d. J-ur on jour plus présentes à l'espritdes contemporains d'Eschylo.

Cette influence du lyrisme est si profonde et si cons-tante chez lui qu'il est impossible de distinguer dansses tragédies, comme dans celles do Sophocle ou d'Eu-

ripide, un style lyrique et un stylo dramatique, réser-vés chacun à des parties distinctes dos mêmes pièces.En général, la langue que parlent ses personnages dansle dialogue n'est pas différente en nature de celle qu'illeur prête dans les parties chantées. Dans un cascomme dans l'autre, il y a plus ou moins de hardiesse,suivant l'état moral qu'il veut dépeindre et aussi selonles objets qu'il décrit mais partout, en somme, le ca-ractère fondamental est le même, et ce caractère estcelui qu'Aristote appelait dithyrambique, en l'opposantau caractère épique. En l'adoptant résolument, Eschylecréa la langue de la tragédie, en même temps que lasienne propre s. Cinquante ans après' sa mort, quandAristophane composait ses Grenouilles, la pompe obs-cure et l'éclat extraordinaire de cette vieille poésie sem-blait quelque chose d'étrange, mais d'admirablement

1. Sehol.Choéph.427 KufMjtSsîtat&c8t6ûp«|t6o;.Aproposde l'ex-pression'Aaiij; |M)XoTp&fou (Perses,763),nous savonspar hasardqu'elleest empruntéeà Archiloque(Schol.Euripide,Médée,713).Naturellementla plupart des emprunts de cegenrenous échap.peut, .•-• r

2.Aristoph.,Grenouilles,1004 'AXX'&wpôroctfiv 'ETiXijvwviwp-ïwrat p*r,tuiTa<rt(ivi xal*oopip*trpayixôvXîjpov.

Page 230: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

283 CHAPITRE V. ESCHYLE

puissant; c'ost encore l'impression qu'on ressent le

locteuv moderne t..

La force descriptive est ce qui frappe tout d'abord

dans la langue d'Eschyle. Les images se pressent dans

son esprit et elles s'en échappent avec une sorte de

violence. Jamais chez lui, ou presque jamais, la vision

calme et reposée, qui laisse à l'objet le temps do se

montrer pleincment;toujours le mouvement et l'agita-

tion, qui font ses images ei dramatiques. Au lieu d'une

vue complète, des aspects passagers, des traits brus-

ques, comme des éclairs. Peu de comparaisons, car la

comparaison est un développement, c'est-à-dire un

arrêt de l'esprit sur les mêmes choses; en revanche,

des métaphores condensées, des synthèses d'images en

quelque sorte. L'intensité de la vie dans les détails, la

hardiesse dans le groupement, voilà ce qui le carac-

térise.

C'est là le dehors. En outre, derrière l'imagination,il y a chez Eschyle un esprit à la fois très vigoureux et

très subtil. Do là une association de l'idée à l'image, qui

lui est tout à fait propre. Lorsque les aèdes de l'Iliade

et de l'Odyssée voulaient. décrire la mor, ils représen-taient d'un mot ou sa couleur, ou son immensité, ouïe

bruit de ses flots 8 toutes leurs épithètes étaient de

pures images, qui ne visaient qu'à exprimer une sen-

sation. Mais quand Eschyle, par.la bouche de son Pro-

méthéo, nous montre, dans un vers d'une transparence

merveilleuse, « l'innombrable sourire des flots » («w-

*fa» te xupiiw ém^iai»f(kitaff.x), c'est vraiment tout

autre chose. L'image est magnifique dans sa grandeur

sereine, mais il y a plus qu'une simple image, il y a

1. QttintMen,Inst. oral.. X,1, 66: Sublimiset gravis et grandi-toqœBS.ssepeusqoffadYitiam. -

3.Il&vtocolvotji,ioitS-fo,tfipottSffi,eûpSe.àitaîptfo;.xuiisivwv,itoXv-

«Xvpto;,ils fioXttj,|tap|uipén>

Page 231: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 333

aussi une idée. Proinéthée souffre, et l'immense naturesourit autour de lui. On peut entendre cela au sens mo-derne ou au sens plus naïf de l'antiquité, peu importe;la pensée nous tente, parce qu'elle est à fois une et

profonde. Il en est ainsi très fréquemmentchez Eschyle:il a des conceptions abstraites de penseur, qu'il réalisedans dos expressions ou des images do poète. Qu'est-ce

pour lui que le chant des Érinnyes ?II faut faire violenceà notre langue pour le traduire à peu près

«Délire et vertige, embrasement du cœur, hymne des Érin-nyes, enchaîneuvd'âmes, qui chan te sans phorminxet qui des-sèche les hommes. »

Parfois mémo, la finesse est excessive; l'image de-vient trop ingénieuse, ce qui est un défaut; le jeu de la

pensée prévaut sur la sensation. Quand le poète nousmontre, dans un beau passage des Sept, Typhon «dontl'haloinu enflammées'échappe en une sombre vapeur »,la beauté descriptive de l'expression grecque « nousfaitvoir ce que le poète lui-même a conçu mais quand il

ajoute que cette vapeur est la « sœur tourbillonnantedu feu Il (alâXqv«upoçxxow), l'idée trop ingénieuse dé-tourne l'esprit et affaiblit l'impression. Hâtons-nous dedire que cola est rare chez Eschyle. S'il est ingénieux,il s'en faut de beaucoup qu'il ne soit bel esprit. L'ima-

gination puissante et une sorte do naïveté de génie do-minent tout et couvrent de leur jeunesse éclatante ces

légers abus de la ponsée.Les mots chez Escliyle sont, comme les choses qu'ils

traduisent, brillants et complexes, sonores et ingénieux.Nul n'aime plus quo lui les composés2; il les crée avec

1.Y. 480.'livra itvpnvoov8ià aripx Atfvùvp&ouvav.8. Arisjoph.j Gremnitl»*, 884: preste -ppçoiwrt. Quatre vers

plus haut, çpsvot/xtwv ivtjo « un homme & l'esprit constructeur >il dresse de vraies charpentes d'idées en effet.

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321 CHAPITRE V. ESCHYLE

audace et liborté mais aussi avec un remarquabloinstinct do poète et de musicien. Ce qu'il leur demande

d'abord, c'est de no pas ressembler au parler commun;

il faut, pour lui convenir, qu'ils aient grand air a en-

suite, qu'ils associent uno idée ou une sensation forte à

un sou large et plein. Aristophane les appelait en riant

« des mots à cheval » (p%x&' ÎTC?roëi{i.ova)3, ce qui no

l'empochait pas do les admirer. Et rien n'est plus jus-tilié que cette admiration; car les grands mots sont

malaisés à manier. Vides do sons, ils sont ridicules; et

soutenus par la pensée seule, ils sont au moins dispro-

portionnés. Pour qu'on les juge appropries, il faut qu'ilssoient non seulement pleins de sens, mais pleins de

passion et d'enthousiasme. Voilà justement le don d'Es-

chyle 4. En lui,la source poétique est si large, le Ilot si

abondant et si fort que nous sommes ravis de voir

les idées et les images s'élever incessamment sous nos

1. Aristoph., Grenouilles,932 moqueries sur le ÇoCOo;(7ntaXex-

xp-jiov.Beaucoupde ces composéssont devenus très obscurs defort bonneheure. VoyezChoépliores.3t3,veoxpÎTcc.compris par le

premier sroliaste, maisétrangement traité par ses succossours.Eschylea été parmiles poètestragiquesle plus grand inven-

teur do mots.Dindorf(Lexic..Hschyleum,p. 404)exprimeainsi lerésultat d'une comparaisonfaite à ce pointde vue entre lestroisgrands tragiquesgrecs Ex duobushujusmodi indici.busstatimintelligiturEuripidem,qui commuuisetatissua:lingua atticorumutebatur, perpaucaipsuminvenissevocabula,paulloplura Soplio-clem, longeplurima jEsehylum,cujus vel in septem quo super-sunt fabulisperditarumquefragmentiscontonareperiuntur voca-bula nusquamalibi lecta,et hauildubie inillenalecta fuerunt infabulis plusquam sexagintaqtiœporteront. Cf. Todt, De -Es-

chylovocabulot'timinventore,Halle,1855.2. C'est ce que l'Euripide d'Aristophane fait entendre ironique-

ment par l'expression injurieuse xo(ntitrpiaTa {Gren., 940).

3. Grenouilles, 821 pjJtiaS* irnioSiiiova. Ibid., "J-4, pr.jjiata piets. –

ifpit 6-/ovtaxal )ô?ov;> 8sïv' oTTa (iOfiiofwTtà, – àf^Sixa vot; OïW|j.fvo:

Et encore, 929 p^aO' ticitixpr.itva– â ÇuttgaXtîv oi fiStov ^v.

4. Grenouilles, 1059 àvcrpui \ttfi.\<av yvo>|uàv xai Stavosûv faa xai

ta p»)(iata TÎxTEtv.

5. Grenouilles, 82» yrfîtieX yjur-ijtaTt.

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SALANGUE 225

Hist. de la Litt. grecque. T. m. 15

yeux en gerbes ' bruissantes et retomber avec unesorte de fracas.

Mémos observations sur le développement et la liai-son des idées. L'accumulation est la forme naturelle dola phrase d'Eschyle. L'image chez lui projette l'image,la pensée rayonne et se réfléchit dans la pensée. Sosalliances de mots, ses appositions inattendues ne sontque l'effet de cette fécondité. Il aime, pour ainsi dire,l'énumération dans le détail des idées. comme il l'aimedans leur groupement général. Mais, chose remarqua-ble, il sait allier ce besoin d'expansion avec la concisionla plus saisissante les choses s'assemblent dans sa

phrase en groupes compacts, qui se complètent ou s'op-posent entre eux. C'est qu'a y a en lui, dans le poètedithyrambique, un raisonneur, un attique à l'esprit vifet pénétrant, saisissant les rapports intimes des idéeset les dégageant avec forco. Le lyrique se précipite,crée les formes, les jette à profusion; le raisonneur les

analyse et les éclaire. La plupart de ses dialoguesstichomythiques sont bien remarquables à cet égard;lo vers y répond au vers avec une symétrie qui n'est

pas exempte de raideur; mais cette symétrie mômecrée des ressemblances et des contrastes qui éclatent à

l'improviste; et, pour les accuser davantage, la penséese condense, tantôt avec force, tantôt avec adresse.

Ce qui manque encore à cette langue, au point de vue

dialectique, c'est la souplesse. Elle ne sait pas se détendreà volonté; elle met trop de choses ensemble et des cho-ses trop discordantes; elle soupçonne à peine l'art docoordonner les aspects successifs des idées et d'y répartir également la lumière'. Mais il faut bien le dire ce

qui lui faisait défaut ne pouvait être acquis qu'on per-dant en partie ce qui lui donne son grand caractère. La

1.Grenouilles,927 Ssçèe8' ô»efewovîèh. et pins loin, 104SoiTfôp«rcijvtijc'AçpoShticoiîfv irai.

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836 CHAPITRE V. – ESCHYLE

languo do Sophocle aura jiutompM ootta aUanee, cette

perfection du savoir-faire onccro absente da colle d'Es-

chyle tuira-t-ello, malgré sa furoe, la mémo puissanceet la môme originalité t

IX

Ces dons variés ont fait d'Eschyle la plus grande fi-

guro de poèto du v° siècle. Dans l'histoire de la poésie

grecque, son œuvre so place immédiatement au-dessousde celle d'Homère. 11a créé la tragédie, commel'auteurde l'Iliade avait créé l'épopée. Ses chofs-d'teuvio, en

s'imposant à l'admiration de ses contemporains, firentoublier tout ce qui avait précédé et déterminèrenttout ce qui parut ensuite. Pendant plus d'un siècle, onles reprit sur la scène d'Athènes ». Ses grands succes-

seurs, Sophoclo et Euripide, modifièrent bien certains

aspects do son art, mais, dans ses grands traits, la tra.

gédio grecque resta ce qu'il l'avait faite. L'imaginationathénionno l'avait vuo apparaître tout a coup, grâce àlui, si grande et si bolle, qu'elle no pouvait plusla concevoir autrement. Cet empire d'Eschyle est

particulièrement curieux à observer chez Euripide,dont le génie est si différent. Malgré lui, le poète nova-teur revient sans cesse aux exemples du maître. Il le

critique, ot pourtant il l'imite; il essaie de se révolter,et il retombo sous sa domination. Au îv* sièclo, il estvrai, la popularité d'Eschyle semble diminuer; on ne

joue plus ses pièces quo raroment mais alors même,aucune grande innovation ne se produit en dehors dela tradition qu'il a fondée. Plus tard, quand un cer-tain goùt d'archaïsme se mêle à toutes les tentatives de

i. Vieanonyme 'A«n''«ï<»i84totoîtovriYintjdavAtoxûXov&i«Hîlwot-<rt»t(i!ti Oxvatovaitoûtiv fJovX&pcvovSiSxaxetvta AUr/iXotxopivlà|i-eâvetv.Cf. Quintllien,X, 1, 68.

Page 235: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON INFLUENCE 237

l'art, on revient à lui. Callimaquo lui emprunte des

expressions, Lycophron s'inspire do sa pensée. Parlos Alexandrins, ses œuvres passent aux Romains, etolles revivent chez leurs poètes tragiques.

Arinfluenceliltéraire,siprofondo, s'ajoute l'influencemorale. Aristophane, dans une scène célèbre dos Gre-

nouilles*,a fait ressortir très vivement l'impression queles œuvres du grand poète avaient produite dans l'âmeathénienne. On nu peut douter qu'elles ne l'aiont eneffetexaltée merveilleusement. Et cette exaltation était

pleine d'énergie. Quelle que fut la terreur qui posaitsouvent sur ses drames, un idéal d'héroïsme s'élevaitencore au-dessus de tout. L'fimehumaine, bien que sou-mise à un pouvoirsupérieur, se montrochez lui commeun ensemble de forces moralesd'une puissance extraor-dinaire. On ost saisi d'admiration en voyant, dans ses

drames, tout ce que l'idée et la passion peuvent obte-nir d'elle. Dans le crime ou dans l'aflirmation du droit,dans l'action ou dans la souffrance, il l'a représentéecomme capable d'un effort qui la fait vraiment grande.Entre tous les créateursd'idéal, il n'en est aucun peut-être qui l'ait égalé à cet égard.

1. V. 1006 et suiv.

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CHAPITRE VI

SOPHOCLE

UIDI.IOORAPflIB

Maroscbits. On s'accorde généralement il considérer les di-

vers manuscrits de Sophocle, aujourd'hui dispersés dans les

bibliothèques d'Europe, comme des copies d'un même exem-

plaire, qui serait le manuscrit de la Bibliothèque Lauren-tienne do Florence, dont nous avons déjà parlé a proposd'Eschyle (BibI. Laur., plut. 32, 9 x- ou xi» siècle). Ce ma-nuscrit (Laurentlanus A: L de Dindorf) contient les sept tragé-dies subsistantes de Sophocle. Il est d'ailleurs assez incor-rect. C'est Dindorf qui en a fait ressortir la valeur et qui l'afait reconnaître comme la base nécessaire de tout travail

critique.Les autres mss. n'ont donc probablement qu'un très faible

intérêt. Toutefois, l'opinion de Dindort ayant été contestée, ilest bon de mentionner au moins le n° 2728du fonds de l'ab-

baye de Florence, dans la Bibliothèque Laurentienne (G de

Dindorf), manuscrit du xiv° siècle, qui contient Ajm, Electre,Œdipe ni, et qui semble avoir conservé la vraie leçon dans

plusieurs passages. Les pièces qui ont été le plus souventcopiées sont Ajax, Electre, Œdipe roi, les seules qui fussentordinairement étudiées dans les écoles byzantines.

Scolibs. Ge qui a été dit plus haut des .scolies d'Eschyles'applique aussi à celles de Sophocle. Les meilleures de beau-

coup sont celles du Laureatianus. Elles ont été complétées et

corrigées à l'aide du Plorentinus G. Il y a en outre une masseconsidérable de scolies byzantines, qui se rapportent surtoutaux trois pièces qu'on avait coutume d'étudier dans les écolesdu Bas-Empire.

Les scolies dit ni». T, parurent pour la première fois dansl'édition de Sophocle publiée à Rome en 1518; d'où leur nom

Page 237: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

BIBLIOGRAPHIE 239

vulgaire de scoliesromaines. L» principale recension de eessoo-

lies, après oollo de Brunok (1786), a été celle de Elmsiey etGaisford (1828).

Dindorf a donné, en deux volumes (Scholia in Sophoctom,Ox-

ford, 1852), une excellente reoension des scolies du ms. L etun choix judicieux des autres, d'où il a tiré tout ce qui a quel-que valeur. Dans le tome II. p. xvm et suiv., dissertation deG. Wolf, De scMiorum Ldurentianorun auetoritate. Recension

plus récente de M. Papageorgios, Soholia in Sophoctis tragœdiasvotera, «888.Bib1ioth. Teubner.

Éditions. L'édition prinoeps des tragédies de Sophocle a étédonnée &Venise par les Aides en 1502. Turnêbe (Paris,1933)Institua un texte assez différent de celui des Aides, ense servant d'un manuscrit qui avait été revu et corrigé arbi.trairement par Dômétrius Triolinius. Ce texte, qui suppri-mait un certain nombre de difficultés, a joui pendant plus dedeux siècles d'une grande autorité, et les éditions qui se sont

succédé durant ce temps l'ont toutes plus ou moins reproduit.Brunck, le premier (Sophoclis quae exstant omnia, Strasbourg,1786),rejeta ce texte altéré, pour revenir à celui des Aides,qu'il améliora.

De notre temps, les tragédies de Sophocle ont été l'objetd'une série d'importants travaux, critiques et exégétiques. Le

principal honneur de cette grande entreprise revient à G. Din-

dorf (Sophoolistragœdiwet fragmenta, Oxford, 1832-49; texte revuet corrigé dans ses Poetmscenici, 50éd. Leipzig, 1869) le texte

qu'il a établi a été adopté dans la Bibliothèque Didot; c'estaussi celui qu'a suivi, en le corrigeant et en l'améliorant, M.

Tournier, dans ses éditions successives, publiées par la mai-son Hachette (In Tragédies de Sophocle, 2e éd. Paris, 1877).A

côté du nom de Dindorf, il faut placer celui de Wunder, au-

tenr d'une édition justement renommée par son commentaire

(Leipzig, 1831-78), et ceux de Schneidewin et Nauck, dont lo

Sophocle (1819-78),plusieurs fois réédité et amélioré, est au-

jourd'hui le plus en usage. Pour les fragments, voir, en tête du

chap. Il, l'indication des recueils où ils se trouvent.

Lexiques. Doux lexiques spéciaux de Sophocle doivent être

cités ici. Le premier est celui d'Ellendt, publié en 1828, à la

fin de son édition; il a été de nos jours revu et rajeuni par H.

finnthe, Berlin, 1807-73. La second est celui d« G. Dindorf,

qui a paru à Leipzig en 1871.

Page 238: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

380 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

SOMMAIRE

I. Vie et caractère de Sophocle. – Il. Son œuvre. Les tragédies

perdues et les tragédies subsistantes. III. Conception nou-

velle .lu drame, La volonté humaine érigée en principe d'ac-

tion. IV. Psychologie dramatique. Les caractères. V. Ré-

duction des parties lyriques. Charme et noblesse du lyrisme d9

Sophocle. VI. Comment il modifie la langue de la tragédie.

I

Comme Eschyle, Sophoclo était de pure race athé-

nienne Né entre 497 et 495 au bourg do Colono, à peu

de distance d'Athènes, il semble qu'il ait réuni en lui

dès sa naissance les deux éléments de l'àme nationale,

la saine et vigoureuse simplicité do la population rusti-

que, attachée aux choses du passé, et l'activité d'esprit

que développaient alors, dans la population urbaine, les

intérêts croissants du commerce et do la politique 3.

Une religion poétique et vivante, nullement oppressive,

qui était uno satisfaction du cœur plutôt qu'une préoc-

1. Les sources principales de la vie de Sophocle sont une

Vieanonyme, qu'on trouve dans la plupart des éditions; les quel-

ques données du marbre de Paros; enfin une courte notice de Sui-

das. Il faut y ajouter un petit nombre de témoignages isolés. Voir,

dans l'édition de Dindorf (t. VIII), la vie de Sophocle, où tous ces

textes sont réunis et discutés.

S. Son père, Sophillos, possédait en ville deux ateliers pour le

travail du fer et du bois, et il devait avoir une maison de campa-

gne à Colone, non loin des bords du Céphise, puisque c'est là que

naquit le poète. Le tombeau de famille était près de là, sur la

route de Décélie, à onze stades de la ville (Vie anonyme). Sophillos,enrichi sans doute par l'industrie, semble avoir été un person-

nage; Pline (flis*. naL.XXXVII. 2, i)dlt, en parlant du poète,

principe loco nalua, et le biographe anonyme Kaiûç inaiBeûBn«al

frpdfi) iv eÙKopia..

Page 239: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA VIE ET SON CABACTÊRE 331

cupation de la ponsée, fut pour Sophocle un dos fruits

de cette tradition domestique, tout enveloppée de chers

souvenirs. Il. entra dans la vie avec une âme heureuse,une imagination sereine, un esprit sain et actif, querien ne troublait.

A mesure qu'il grandit, Athènes le façonna do plusen plus à son image. Quelques témoignages, précieuxnous le montrent associé aux fêtes, aux manifostations

artistiquos et littéraires de ce temps. 11 étudie les poètesnationaux, Homère et le cycle épique, les représentantsdu lyrisme et do l'élégie. Il s'initie à la musique au-

près de Lampros, que les anciens nous représententcomme un des meilleurs maitros d'alors, lidèle aux

principes, et digne d'être nommé à côté de Pindare et do

Pratinas. En môme temps, il fréquento la palestre et il

est couronné aux concours gymniques. Sa grâco natu-

relle et sa beauté d'adolescent le distinguent entre les

jeunes gens do son âge. Quand Athènes, en 480, aprèsla victoire de Salamine, célèbre la fuite do ses ennemis

parune action de grâces solennelle, c'est Sophocle, alors

âgé de quinze ou seize ans, qui est chargé de conduirele chœur des jeunes gens en jouant de la lyre Plus

tard, lorsqu'il parait lui-mômo sur le théâtre, il profitevolontiers des occasions poury- faire valoir son élégancenaturelle et son adresse dans lo rôle do Nausicaa, onle vit, travesti en jeune fille, jouer à la balle avec ses

compagnes dans celui de l'aède Thamyris, il ne crai-

gnit pas de reproduire devant le public athénien le jeudu célèbre citharisté rivalisant avec les Muses.

On ne nous dit pas que Sophocle ait eu des relationsavec aucun des philosophes deco temps ui qu'il ait par-ticipé à leurs étales. Ce n'est pas là sans doute une omis-sion. Rien dans son œuvre ne révèle un esprit avide de

I. Vie MetaXvpa;YV|ivà;àX«)Xt|t|i£vo;tôt; itatom'Couast<ôvëmvtxiW4~pxa.

Page 240: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

983 CHAPITREVI. SOPHOCLE

l'inconnu. En fait de philosophie, celle de la vie com-

mune a dû lui suffire. Les vieilles réflexions des poètessur la destinée humaine formaient pour son usage unfonds de sagesse, que son expérience personnelle enri-

chissait jour par jour d'observations particulières, mais

qu'il n'éprouvait pas le besoin de dépasser. Encore moinsse souciait-il d'agiter les questions obscures de l'origineet do la nature vraie des choses. II y avait en lui une

habitude héréditaire de croyance tranquille', qui sem-ble l'avoir tenu toujours en dehors dos plus vives curio-sités contemporaines.

Les années de pleine maturité de Sophocie furentaussi celles du pluslargo épanouissement du génie athé-nien. Après avoir assisté dans son enfance à la fin dela seconde guerre médiquo, il vit, de trente à soixante

ans, la puissance successive de Cimon et do Périclès.La vie était alors heureuse et brillante à Athènes, et ildût on jouir plus que personne. De grandes et belles

choses se faisaient au loin et dans la ville même. On ydisputait à l'assemblée publique sur de graves intérêts;on bâtissait le Parthénon et lés Propylées Phidias, Ic-

tinoset Alcamène rivalisaient d'art et de génie. Les spec-tacles étaient pompeux, et tous cependant portaient la

marque du bon goût et d'une élégance discrète. Les

étrangers affluaient, de la Grèce d'Asie et de la Grèced'Italie ou de Sicile Athènes était vraiment le centreet le foyer de la vie hellénique; toutes les idées nou-velles convergeaient vers la grande cité, pour y pren-dre quelque chose de son caractère et s'y faire plus oumoins athéniennes.

Au milieu de ce mouvement, et parmi tant d'occasions

qui s'offraient aux ambitieux, Sophocle ne songea pas à

i. Vie Tt-rm^t m\ 9m?iVjc TjVfVKKfc*«»«**»»C-"n dirontqu'il était aimé des dieux(Ses?«Xifc),le biographedonne naturel-lementà entendrequ'il leshonoraitd'un culte sincère.

Page 241: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA VIE ET SON CARACTÈRE 233

se faire honneur autrement que par son art. « Dans les

affaires publiques, nous dit un de ses contemporains,il no montrait ni plus d'aptitude, ni plus d'activité quetout autre c'était un des bons citoyens d'Athènes, et rien

de plus 1. » Pourtant, il ne se dérobait pas non plus à:la condanco populaire. Il fut deux fois stratège, et il

paratt avoir exercé aussi les fonctions d'hellénotame s.On peut conclure de là que son intelligence vive et fa-cilo s'appliquait, quand il le fallait, à la guerre et aux

finances, avec cette souplesse qui était d'ailleurs un des

traits distinctifs de l'Vthénien. Dans les mauvais jours,on le trouva prêt à servir sa patrie avec dévouement.

Après le désastre de Sicile, en 413, il fut élu membre

du collègo de six magistrats chargés de proposer des

mesures de salut. Un peu plus tard, en 411, il fit partied'un comité de trente membres qui devaient préparerJa modification de la constitution. Mais il se sépara des

quatre cents, lorsque ceux-ci voulurent gouverner sans

l'assemblée 3.

Ces détails n'ont d'intérêt pour nous qu'autant qu'ilsnous font mieux connaître le caractère de Sophocle. Il

en est de même de ceux qui concernent sa vie privéeOn vantait la facilité de son humeur. Heureux de ses

propres succès, il n'était point jaloux de ceux dos autres 4.

1.Ion dans Athénée,XIII, p. 603,E Tôt(ifvrocitoXiTtxàoffre<ro-9à;offreptxrrjpioïjjv,àXX'u>«Iv tiçefctôv xPVT<5v'A8t|V«(«i>v.2. Il fat stratège en430pendantl'expéditionde Samos(Ibid.et

Vie;d'après l'argumentd'Antigone,cet honneur lui auraitété con-tôrêen raisonde l'impressionproduitepar cettepièce); il le futencoreonmêmetemps que Nicias (Plutarque, Nicias,e. t5).Pour les fonctionsd'hellénotame,voir Dindorf. Viede Sophocle.La Vieanonymenousapprend aussi qu'il dut à la considérationdontil jouissait d'être investi du sacerdocedu hérosmédecinAI-con(Cf.J. Martha,Sacerdocesathéniens,p. 149et 169).

3. Foucart, Rev.desÉtudesGrecques,1893,4. Aristoph. Gmtottilles, 88 '0 d' etfxoXo; |ièv JvWî". effxôWs 8'

ixeï. Cf. Ibid. 788 et suir. Vie l ToO{]8o«î toua-itti yiyon x««P'C»!«

itâvtT) xal ttpo; isivziav aùtov at/pYeoOai.

Page 242: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

384 CHAPITRE VI- – SOPHOCLE

L'habitude de réfléchir et de composer ne l'avait renduni rêveur ni morose. Uue belle statue du musée de La-tran nous le fait voir dans la forse de l'âge, l'air graveet doux, suivant sa penséesanseffort,le regard profond,mais non distrait. Il avait des mœurs avenantes et so-ciables. Nullement ennemi des plaisirs tempérés, il sa-vait se montrer enjoué dans un banquet et plaisanter

avec grâce au milieu d'un cercle d'amis. Sa conversationétait alors pleine de cette ironio attique qui est si char-mante dans les dialogues do Platon ». Sincèrement tou-ché du spectacle de la beauté vivante, il se plaisait, en

véritable Athénien, à l'admirer, à lui rendre hommageavecl'élégante liberté de langage quiétait dansles mœursdu temps et que nous retrouvons chez Socrate8. Proba-blement même, cédant aux impressions vives de sa na-

ture, il connut parfois de véritables passions. Lo vieux

Képhalos, dans la République do Platon, rapporte que,arrivé à un âge avancé, le poète se félicitait en souriantde s'être enfin dérobé, comme un esclave fugitif, à ladure servitude dol'amour «maître enragé et sauvage3».Il n'y a aucuneraison de mettre en doute l'authenticitéde ces paroles. Seulement, on les interprétant, il estbon de tenir compte de cette ironie mondaine que nousvenons de signaler. Les collectionneurs d'anecdotes ne

i. Voyezlerécit d'Ioncitéplus baut. – Quelquesfragmentsde sesdramessatyriquesattestentla gaietédontil étaitcapable.Il y a tellede ses joyeusesplaisanteriesqui étonnenotregoûtmoderne,par exempledanslesfragmentsdeson'Ax«âvoûMoyoc.

2. Outrele passaged'Ion,cf.Plutarque,Periclès,8,et Cio.deOffe.I, 40.Ovidedansses Tristes(II,411),apus'autoriserdesondrame 'Ax'XMu;ëpomotfpour excuserla légèretéde quelques-unes,deses œuvresà lui:

Nec nocet auctori mollem qui fecit Achillem

Infregisse suis fortia facta modis.

3. République, I, c. 3. f.Amparejy malgré la grande différence duton, la description spirituelle que le poète fait de l'amour (Nauck,

fr.iBl).

Page 243: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA VIE ET SON CARACTÈRE 235

l'ont pas compris, et c'est une raison de nous défierd'eux. Il y avait en Sophocle une modération naturelle,qui a dû dominer en somme dans sa vie au dessus destroubles passagers, si violents d'ailleurs qu'ils aient puêtre. Malgré cette heureuse disposition, il eut ses peines,et, comme la plupart des hommes, il en fut lui-mêmel'auteur, en partie du moins. Marié à Nicostrate, il eutd'elle plusieurs fils, parmi lesquels lophon, poète tragi-que, lui aussi, que nous retrouverons ailleurs. Plus tard,et même, selon Athénée, lorsqu'il n'était déjà plus jeune,il se lia avec une courtisane de Sicyono, Théoris, qui luidonna un fils, Ariston; celui-ci, à son tour, devint dansla suite père de Sophocle le jeune, que le vieux poètevit encore grandir et qu'il aima d'une tendrosse toute

particulière. Entre ces enfants, d'origine et de situationdifférentes, il y eut, dit-on, des rivalités, dont le pèreout à souffrir. On sait comment, d'après une tradition

qui, en ce qu'elle a d'essentiel, ne semble pas indignede foi, ces querelles domestiques aboutirent à un débat

judiciaire. Tout cela nous laisse deviner la part do souf-france qu'il y eut dans l'existence de cet homme heureux.Averti parfois, lui aussi, de la dureté naturelle des cho-ses, il dut sans doute à ces leçons intimes une connais-sance plus juste do la vie; et ainsi se mêla à la séréniténaturelle de son esprit cette pointe d'amertume qui enfait la saveur.

Tout ce que nous savons de certain sur les amitiés de

Sophocle, c'est qu'il connut le grand historien Hérodote..A l'âge de cinquante ans, il.lui adressait une élégie fa-milière, dont le premier vers nous est resté Mais danscette Athènes, si brillante alors, où se rencontraienttant do grands esprits, les relations du glorieux poète,qui était en même temps un homme affable, ne purent

1. Plutarque,An«en»,etc., c..3.

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286 CHAPITRE VI. SOPHOCLE

pas ne pas être nombreuses et variées. Si nous les igno-rons, nous on sentons du moinsl'influence dans ses œu-vres. Elle s'y reconnait à la souplesse de la dialectique,à la richesse des idéos,à une grâco alerte et à une finessed'intentions qui ne pouvaient sedévelopperque dans lesentretiens d'hommes spirituels et distingués.

Laprincipale préoccupationde Sophoclefut le théâtre.Selonle témoignage positif de Plutarque; il fit représen-ter sa première tétralogie sousl'archontat d'Apsépbion(en469-8 avant J.-C). Agé alors de vingt-huit ans, il fut

vainqueur duvieil Eschyle. S'il faut en croirePlutarque,le prix aurait été décerné par Cimon et les autres

stratèges, 'choisis exceptionnellement comme jugesA'partir de ce momentjusqu'à sa mort, il dut faire joueren moyenne une tétralogie tous les deux ans. Aucun

poètene fut plus souvent vainqueur que lui. Jamais, dit-on, il ne descendit au dessous du second rang8. Dans sa

jeunesse, il joua lui-même quelques-uns de ses rôles,selon l'ancien usage; plus tard, il y renonça; à cause dela faiblesse de sa-voix.

Cesquelques indications suffisent à nous montrer en

Sophoclel'Athénien par excellence. Oncomprend qu'A-thènes l'ait aimé et qu'il ait lui-même aimé Athènes.Déssouverainsétrangers voulurent, dit-on,l'attirer chezeux il refusa leurs offres. Laville qui l'avait vu naîtreétait doublement sa patrie car il y tenait par l'intelli-

genceautant que par lecœur. Il s'y éteignit doucement,

âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, en 405»avantnotre ère, laissant le souvenir d'un homme heureux

1.Plntarquo,Cimon,8.Cf.pourla date,MarbredeParos,ép.56.2.Carystlosdansla Vieanonyme.Le nombredé ses victoires

fat,selonle mêmetémoignage,devingt;selonDiodoro(XIII.103),dedjx-huit selonSoldas,devingt-quatre.

3. Fragm. dos âfrises de Phtynkhos, pièce jouée en 405 (Kock,Fragm. camic. gr.. Phrynichos, fr. 31) ¡

Hixxp 2opo»V»i;, 6( itoXÎivxp^vovpioù;

Page 245: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SONŒOVREi 337

Ceuxqui ornèrent son tombeau y flrent sculpter une si-rène, commeemblème de cette merveilieusopoésie dontl'eochaatement survivait. Quant à Athènes, elle renditun culte àSophocleen lui élevant un sanctuaire, où ellelui offrait des sacrifices annuels comme à un héros.

II

Nous no savons qu'approximativement combien So-phocle avait composé de pièces. Il semble que le criti-quealexandrin Aristophane deByzanceen reconnût centvingt-trois pour authentiques. Onpeut admettre en toutcas que ce nombre ne s'éloigne guère de la vérité».

Fidèle à la tradition do ses prédécesseurs, et surtoutaux exemples d'Eschylo, Sophocle n'eut certainementpas la pensée de renouveler la

matière dramatique. Ungrand nombre des sujets qui avaient été mis avant luisur la scène lui parurent bons à reprendre, et il n'ya pas lieu de croire que sonthéâtre» s'il nous eût étéconservé dans son ensemble, eût offert, quant aux évé-nements choisis, un aspect très différent de celui d'Es-chyle •. Laguerre de Troieet les Retours y étaient re-présentés par environ trente-cinq pièces, tragédies oudrames satyriques*: c'était à peu près le quart de l'en-

iitfflavsv,jû8a(|iwvàv^.pxalSegcic,ftoUic Mt~ctt MA1IGl1&cspaTq~Bta~

·

xaXâc 8* tn&iirrp' oùS&v4no(w{v«çxaxiv.1.Les leçons des mes. du Bfo; varient enjre 104et HO le Lauren-

ûmua porte 13». De ces 139, la biographe dit qu'# faut défalquer17pièces non authentiques resteraient donc 113.Mais Suidas (Sooo-«%> dit 188.Dindorf accorde les denx témoignages en substituant,dans le chiffire des pièces non authentiques donné par le Bfoç, 7 à17 (C*au lieu de tç'). Le même savant a dressé une liste de 115 ti-tres connus.

2. Welcker. Die Griechische Trago*lie*t 1 1, p. 59et sste8. Voici les titres des pièces que l'on peut rapporter avec pluson moins de certitude à cette catégorie Le Jvgement de Pâtis,

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â38 GHA.PITRE VI. – SOPHOCLE

sembla; il ne nous reste do ce groupe que trois tragé-dies, Ajax, PhUoctètc, Êieelre. Eschyle n'avait guèretiré do cette môme matière épique qu'une quinzainede pièces. Sophocle y fit donc des emprunts beaucoupplus nombreux: et trois ou quatre seulement des piècesdo cette série semblent avoir été prises dans l'Iliade oudans VOdyssée les autres lui furent inspirées par lesrécits d'Arctinos, de Leschès, de Stasinos ot d'Dagiasde Trézène

En revanche los légendes dionysiaques, chères à Es-

chyle, semblent avoir eu peu d'attrait pour Sophocle.Tandis que l'on compte dans le théâtre d'Eschyle unedizaine de pièces do ce groupe, et la plupart sans doutede haute valeur, on ne peut guère y rattacher avec cer-titude dans celui do Sophocle quo le Drame dionysiaque(Atovuerwxé;),d'aillours à peu près inconnu K L'exalta-tion, qui était de l'essence même de ces fables, con-

,venait mal à son génie.Ce n'est pas à diro toutefois qu'il eut de l'aversion

pour les sujets sombres, pourvu qu'il pût y peindre desâmes en possession d'elles-mêmes. La légende des Pélo-

pides lui avait fourni plusieurs tragédies1. Le cycle thé-

Alexandre,les Laconiennes,lesNocesd'Hélène,les Mysiensou Télèphe,la Folied'Vlysse,le RassemblementdesAehéens,Iphigénie,les Ber-gers,Hélèneréclamée,les Anténorides,Palamède,l'Arrivéede Nau-plios, les Amantsd'Achille, les Prisonnières,les Phrygiens,Troïlos,Phénix,les Éthiopiensou Memnon,Ajax porte-fouet,les deux Phi-Utctite,les Scyriens,Sinon,Laocoon,Priam,Polyxéne,AjaxleLocrien,Teueros,Naupliosallumeurde feu,Électre,Nausicaaou les Laveuses,lesPhéaciens,Ulyssepercéd'uneflèche.Septou huit de ces sujetsavaientété déjà traités par Eschyle.

1. Athén. VII, 2Î7 "Ex«ipe* & 2o»oxM;« t# sitixôi xuxX<j>&c i«lSXa 8pâ|MiT« itoiV«t xataxoXauS&v Tîj év toûtm pufaitotfc.

2. UÊrigone doit être considérée comme une pièce attique bien

plutôt que comme une pièce dionysiaque.3. OEnomaosou Bippodamie,Atrée ou les Femmesde Mycènes,

Thyesteà Sicj/oneet la secondThyenle,Hennidne,sans parler A'iphigénie et ù.' Electredéjà rattachéesau cycletro'ycn.

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SON ŒUVRE 289

bain lui en donna aussi un certain nombre parmi les-

quelles trois subsistent encore, OEdipe roi, OErfipc àColone, Antigone. Là, comme dans le cycle troyen, ilcontinuait la tradition d'Eschyle. Nous le trouvons nonmoins fidèle aux exemples de son maître dans le groupedes sujets argonautiques c'est le plus riche de sonthéâtre après le groupe troyen malheureusement, iln'est plus représenté pour nous que par des noms etdes fragments Mentionnons enfin au même titre le

groupe des tragédies argiennos 3.

Eschyle avait laissé de coté, peut-être à dessein, la

légende d'Héraclès, ot il avait à peu près négligé toutesles traditions fabuleuses do l'Atlique. Ce furent là pourSophocle deux sources nouvelles d'invention, la secondetoutefois plus abondante que la première. Du groupe,assez restreint d'ailleurs, des pièces relatives à Héra-clès il nous reste une tragédie, les Tmchiniennes.Mais le groupe attique était beaucoup plus riche 5; etl'on peut noter qu'il ne fut pas pour Sophocle l'objetd'une faveur passagère; car il tira dos légendes de son

pays l'une de ses premières tragédies, aujourd'hui per-due, Triptolème, et sa dernière, OEdipe à Colone, quinous a été conservée. Athènes, au temps de Sophocle,prenait plaisir à entendre parler d'elle-même, et le

uoèto de son côté n'était pas moins enchanté de tracerle portrait idéal de sa patrie, soit en dégageant les

1. Âmphiamos,Akméon,Œdiperoi, Œdipeà Colone,Antigone,ïesÈpigones.

2.La premieret le secondAthamas,Phryxos,les Femmesde Lent-nos,les Scylhss,la premieret le secondPhinée,les Coupeusesde ra-cines,les Femmesde Colchot,les Porteusesd'eau,Amycos.

3. ~crMM.Da<MA~a~t~MM~,les tarM~MM,Jnat-~M.3. Acrisios.Danaé,~rac~ aMles Latssaéena,Inachos.et peut-être4. Les Aléades,Héraclèsau ténare, les Tmchiniennes,et peut-être

ijuelquesautres dont les titres laissentmaldeviner le sujet.5. Érigone,Triptolème,Tirée,Pra-rls, Orithye,Ion..Crtitse.Egée,

Thésée,OEdipeà Colone.

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840 CHAP1TUKVI.– SOPHQULE

grands traits de son caractère, soit en décrivant Jesaspects caractéristiques de son territoire.

Au reste, los événements contemporains ne semblent

pas avoir beaucoup intéressé l'imagination de Sopho-cle. Non seulement il n'y avait point dans son œuvrede pièce historique, mais il ne semble pas qu'aucunede ses tragédies ait été faite en vue de servir, mêmein.directement, une cause politique. Les allusions auxchoses du jour sont assez rares chez lui. Beaucoupdocelles qu'on a voulu y découvrir sont extrêmement

contestables; et, là mômeoù le doute n'est paspossible,l'importance do cette relation entre la poésieet la réa-lité contemporaine est fort secondaire. Œdipe à eolonevise manifestement un état d'hostilité entre Athènes et

Thèbes; mais, si le poète no s'est pas dérobé à cette

rencontre, rien ne prouve du moinsqu'il l'ait cherchée.Nos renseignements chronologiques sur l'œuvre de

Sophoclese réduisent à bien peu do chose D'après un

témoignage do Pline, Triptolèmeaurait été représenté145 ans environ avant la mort d'Alexandre le Grand,

par conséquent vers 468 av. J.-C. 3. Anligone, selon

l'argument qui précède la pièce, fut jouée en 441 ou440. Peu de temps après, en 439-8, Sophoclofut vain.

queur d'Euripide avec un groupe de pièces dont nous

ignorons les noms Diverses allusions d'Aristophanerelevées par les scoliastes nous montrent qu'Hélèneet Pelée furent antérieures aux Chevaliers(424),Atha-mas aux Nuées (423), Amphiaraos aux Guêpes(422),Tyro à Lysistrate (411). Enlin nous savons que Philoc-

i. Pr. Bernhard(DfeFragenaehden chronologischenBeihenfolgeder erhaltenenSophocleiachenTragoedien.Progr.Oberhollabrunn,1886).Cf.C.Fr. Hermann,Zar ReikenfolgederSopltùkleischenDra-men(Zeituchrtftf. d. Gymaslalw.1853),et SchneMewin,dansl'in-troductionde sonSophocle.

â.- Pline, Histmaittr., XYIIT, 12.3. Argument de VAlcesle d'Enripido.

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TRAGÉDIES SUBSISTANTES SU

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 1C

tète fut représenté en 409, et qu'OEdipe à Colone futmis à la scène après la mort de son autour, en 401,par les soins do son petit-fils, Sophocle le jeune ». Endehors do ces indications, nous sommes réduits à des

conjectures, tirées surtout du caractère môme des piè-ces et do certains détails do facture.

De tout cet ensemble dramatique, sept tragédies seu-lement subsistent dans leur intégrité

Afax.quï est probablement la plus ancienne dos sept,nous iaisso voir le poèto encore peu habilo &tirer partidu troisième acteur 3. Le sujet est le suicide d'Ajax,fils do Télamon, héros cher aux Athéniens, éponymed'une do leurs tribus. Bien que le fait lui-même soit

emprunté à la Petite Iliade, Sophocle se montre sur-tout fitlèlo aux souvenirs de l'Iliade Ajax rpppelloHector, comme sa captive Tccme&sa fait souvenir

d'Andromaque. Par la simplicité do sa structure géné-rale, comme par le stylo, la pièce est encore assez voi.si nodo l'art d'Eschyle. Elle débute par un prologuequi a ses personnages propres, comme le Promélhéeenchaîné, Agamemnon, les Euménides elle so ter-mine, comme les Sept, par une sorto d'épisode com.

plémentaire, la discussion au sujet do la sépultured'Ajax, dont on a quelquefois, mais à tort, contestél'authenticité. Ajoutons quo les parties lyriques ontencore une étondue relativement considérable. Néan-moins par la représentation dos caractères, par l'artdélicat des péripéties, par l'éloquence admirable du

sentiment, Sophocle est déjà là tout entier. Il s'y mon-

t ArgumentsdePhiloclèteet d'OEdipeà Colone.2. Cf. les analysesde Patin, Étudessur lesTragiquesgrecs,t. JI.3. Distributionprobabledes rôles protagoniste,Ajax, Teucros;

<leutémgonisle,Ulysse,Tecmessa;tritagoniste.Athéna, messager,Ménôlas,Agamemnon.– II n'y a que le prologue et la scènefinaled'arbitragequi exigentla présencedes trois acteurs.

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S« CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

tre sûr do lui dans l'art nouveau de l'argumentationdramatique.

Antigone,jouée en 440, offreaussi des traces sensiblesde l'ancienne manière, Le sujet semble avoir été sug-géré au poète par la dernière scène des Sept d'Eschylec'est le dévouement héroïque d'Antigone, ensevelissantson frère Polynico malgré les ordres de Créon, et miseà mort pour cette pieuse désobéissance. Rien no faitplus d'honneur à l'originalité puissante du génie de

Sophocleque d'avoir dégagédela légende ce sujet pres-que inaperçu, d'en avoir sentiet fait sentit* ta grandeur,et

d'avoir élargi si aisémentune donnée épisodiquoen tra.

gédie.Labeauté supérieure de la pièce résulte surtout du

développement du caractère de la jeune fille Danslascène où Antigono et sa sœur Ismène comparaissenton sembledevant Créon,nous trouvons un heureux exem.

ple de l'emploi simultané des trois acteurs. Le rôled'Ismèno, rapproché de celui d'Antigone, révèle Ja fa-çon vraiment personnello dont Sophoclecommençait à

comprendre los oppositions do caractères Grâce à lamanière habile dont l'action ost ménagée, le poète a sutirer d'un sujet fort simple de dramatiques péripéties.L'admiration, la crainte, la sympathie, l'indignation,la pitié se succèdent do scène en scène, après le départmôme d'Antigone. Les chants du chœur, plus éten-dus que ceux des pièces suivantes, sont d'une grandebeauté.

Électre ressemble à Ântigone par plusieurs traits. Le

sujet on est également emprunté à Eschyle: c'est celuimême des Choéphores, à savoir le châtiment infligépar Oresto et Electre à Clytemnestre et à Égisthe. Maisen imitant son devancier, Sophoclese montre profon.dément original. Le personnage d'Électre, secondaire

1.Protagoniste,Antigono,Hémondettléragoniste,Ismène,garde.Tirésias,mossagers;tritagoni8te,Créon,Eurydice.

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TRAGÉDIESSUBSISTANTES 348

ohoz Eschyle, domino ici touto la pièce t. Par sa haine

implacable, par la vivacité ardente de ses souvenirs,

par le sentiment du devoir, par uneénergie mêlée pour-tant de tendresse. elle attire à olle tous les regards.C'estune autre Antigoncpar l'héroïsme, mais plus som-bre, parce qu'elle est liéo à une destinée plus terrible.Et pour marquer davantage la ressemblance, Chry-sothémis est à côté d'elle ce qu'est Ismèno auprèsd'Anligone. Un art remarquablement habile dans sa

simplicité ménage l'intérêt et varie les aspects des ca-ractères la reconnaissancedu frère et de la sœur, qui alieu chez Eschylo dès le début, est ici différée par unartifice heureux, et elle éclate do la façon la plus tou-

chante, au moment où la fausse nouvelle de la mortd'Oreste a poussé la souffrance morale d'Electre au plushaut degré. Quant aux rapports de la partie lyriqueavecle dialogue, si la parodos est encore remarquablepar son ampleur, il faut noter que les autres chants duchœur sont de médiocre étendue.

OEdiperoi doit être regardé comme le chef-d'œuvrede Sophocle. C'est, entre ses pièces subsistantes, colleoù son art se montre le plus sur de lui-mêmoet le plusachevé Si le sujet en est emprunté à l'Œdipe d'Es-

chyle, pièce perdue, nul doute qu'il n'ait été du moinsrenouveléàfond par Sophocle,tant sa conception propredudrame s'y manifeste &vec éclat. Cesujet, ce n'est

pas tant la destinée d'ÛEdipe,que la part qu'il prendlui-mêmeà la révélation de ses crimes volontaires etl'ardente témérité avec laquello il.court se précipiterdans l'abîme. On, ne saurait trop admirer la conduitede la pièce, où tout se tient et se presse, où l'inquié-

1. Protagoniste,Electre;deutêragoniste,Oreste,GHryaothémis.Clytemnestre;tritagoniste,pédagogue,Églsthe.

2. Protagoniste, Œdipe; deutêragoniste. grand prêtre, Jocaste, ser-vlteur de Laïos Mtagonisle, Créon, Tirésias, messagers.

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344 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

tude va croissant de scène en scène, et où pourtant l'an*

goisse poussée à l'extrême finit par so résoudre en une

pitié profonde. Le stylo on est à la fois riche et souple,éclatant parfois, et parfois d'un pathétique déchirant.

OEdipe, au premier rang, ne cesse pas d'être pour le

spectateur l'objet d'un intérêt passionné, justifié par sa

fierté, sa grandeur, sos emportements, sa force do vo.

lonté, et enfin sa misère épouvantable encore pleinede dignité. Mais, à côté de lui, Créon, Tirésias, Jocaste,le serviteur do Laïos sont autant de personnages vrais

et intéressants, que le poète fait mouvoir avec aisance.

Entre toutes les compositions chorales de Sophocle, les

chants de cette tragédie se distinguent par leur variété,

qui prête à des sentiments divers une expression lyri-

quo admirable.

Les Traehiniennes, quelle qu'en soit la date, sont la

plus faibte des piècessubsislantos de Sophocle. Le sujetdocotte tragédie est la mort d'Héraclès Selon son habi-

tude, le poète a moins attiré l'attention sur l'événement

lui-même que sur les circonstances morales qui l'accom-

pagnent. Au début, un prologue narratif fait songer à

la manière d'Euripide et semble dénoter son influence;à la (in, la monodie d'Héraclès accentue encore la res-

semblance. Le rôle de Déjaniro est fin et intérossant,mais médiocrement dramatique, faute d'uno volontéferme et d'une passion soutenue. Celui d'Héraclès est

émouvant par la force de la souffrance morale et physi-

que, mais peu développé, puisque le héros n'apparaîtqu'à la fin de la pièce, pour mourir. L'intérêt se par-

tage entre ces deux personnages de premier plan, sans

s'attacher complètement ni à l'un ni à l'autre. Quant à

Lichas et à Hyllos, ils ne peuvent ni même ne doiventnous toucher beaucoup. Los chants du chœur, composé

1. Protagoniste.Déjanire,Héraclès; deutéragoniste,Hyllos, Li-chas trilagonisle,nourrice,messager,vieillard.

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TRAGÉDIES SUBSISTANTES 345

de jeunes filles de Trachia sont assez courts ot sans

grande originalité. Malgré tout, la pièce porte l'em-

prointo do Sophocle, surtout dans le dessin des caractè.res, et il n'y a pas de raison suffisante d'en mettre endoute l'authenticité.

Philoctète appartient par sa date (409) à la vieillessedu poète. Celui-ci a repris dans cette pièce un sujetdéjà traité par Eschyle et par Euripide On y admirela vérité délicate et profondément humaine des senti*

menlsplutôt que la valeur dramatique dos événements3.

Ulysse et le jeune Néoptolème viennent chercher Phi-

loctète, abandonné depuis dix ans par les Grecs dansune fie déserte, et ils unissent, malgré sa résistance

passionnée, par le décider. à les suivre, grâce à l'inter-vention surnaturelle d'Héraclès. Toutes les péripétiesnaissent des caractères de la manière la plus naturelle, ettoutes sont pleines d'intérêt. Nulle part le style du poèten'est plus simple, plus nuancé, plus délicat. Il se sortdes trois acteurs avec une aisance gracieuse, et produit,en les opposant les uns aux autres, d'intéressants con-trastes. La monocUe do Philoctète soufrant (v, 785 et

sui v.)ot l'emploi du deus ex machinaau dénouement nous

laissent voir, dans cette pièce comme dans les TracM-

niermes, l'influence exercée par Euripide sur son glorieuxrival. La partie chorale y est fort réduite. On a cru décou-vrir danscette tragédiodesallusionsauretourd'Alcibiadeexilé. Rien n'est plus incertain. En tout cas, il paraît

impossible de marquer un seul passage où le poète aitfait fléchir la vraisemblance morale et dramatique enfaveur d'une ressemblance historique quelconque.

Œdipe à Colone ne fut mis à la scène, comme on l'a

1. Voir dans Dioa Chrysostooie(Discoursui) la comparaisondestrois pièces.Celled'Euripidoest de 431.

2. Protagoniste,Philoctète;deutérayoniste,îiiovlolèine liïtagonisle,Ulysse,espion,Héraclès.

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346 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

vu, qu'après la mort de Sophocle. C'est la moins drama-

tique de ses tragédies, et cela tient au sujet môme, maisc'est pourtant une de celles dont le charme est le pluspénétrant. Le poète y montre la fin glorieuse du vieil

Œdipe, trouvant asilo à Colone, sur lo sol de l'Attique,et là disparaissant mystérieusement dans le bois sacrédes Eu ménides, pour devenir unhéros protecteur dupays.De ce sujet, qui semblait peu fait pour le théâtre, So-

phocle a su tirer, il est vrai, d'intéressantes et mêmefortes péripéties, en y introduisant à titre d'épisodes laviolence do Créon, le rapt des Gllos d'OËdipe, leur déli-vrance touchante, l'imprécation du vieillard contre sonfils Polynice, et enfin en donnant une forme dramatiqueà son apothéose. Mais ce qui fait la beauté do la pièce,c'est surtout la représentation idéale des sentiments, la

majesté du vieil Œdipe, mendiant et proscrit, la douce

piété d'Antigone, la naïveté du chœur rustique, qui s'ef-

fraye d'abord au seul nom de l'étranger, mais qui bien-

tôt, rassuré par Thésée, fait au vieillard les honneursde son pays avec une grâce exquise pleine de fierté.C'est aussi ce merveilleux fond de tableau évoqué par la

poésie la plus ravissante, c'est l'apparition lumineused'Athènes dans ce lointain transparent, dont la doucesérénité s'harmonise avec la beauté morale que lui prêtele patriotisme du poèto

i Protagoniste,Œdipe deutémgoniste,AntigonetritagonUte,étran-ger, Ismène,Créon,Polynice,messager;acteursupplémentaire,Thé-ger.Ismène,Créon,Polynice,messager;ae<eM'tMppMmM<a<fe,Thé-sée. Si l'on rejette le quatrième acteur, il faut que le rôle deThéséesoitjouéd'abord par le tritagoniste.dansle secondépisode(549-667);puis, par le deutéragonistedans le troisième épisode(886-1043);puis, de nouveau;par le tritagonistedansle quatrièmeépisode(1120-!2J0)et dansle cinquième(1500-1555)enfinparle pro.tagonistedansla scènefinale(1750-fln).Celan'a riend'improbable,à la réflexion,puisquele rôle de Théséen'impliqueaucune pas-sion, rien de personnelpar conséquent,et quedèslors l'identitédu personnagepouvaitêtre suffisammentconservéepar celledumasque etdu costume.Des acteurs exercéssavaienten pareil cas

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SA CONCEPTION DO DRAME 247

Sophocle disait do lui-même, selon co que rapporte

Plutarque, qu'après avoir rejeté comme puéril lo faste

d'Eschyle, puis l'artifice exagéré de sa propre manière,il avait eniia adopté en troisième lieu le genre do stylole plus naturel, qui était le meilleur1. Cela donne l'idée

d'une attention constante du poète sur lui-mémo et d'un

changement réfléchi, dont les pièces subsistantes rendent

d'ailleurs témoignage. II y a en effet moins d'effort appa-rent dans Philoctète et dans (Œdipe à Colone quo dans

Antigone et dans Electre, non seulement pour le style,mais d'une manière générale pour le jeu dos sentiments

et pour l'arrangement des choses. Quant au faste d'Es-

chyle, Sophocle l'avait déjà rejeté, à la date dos plus an-

ciennos pièces de lui qui nous soient restées.

Outre ses tragédies, il avait composé, d'après divors

témoignages, des élégies, des péans, et un traité sur le

chœur. Il ne nous reste do tout cela que des fragments

insignifiants Il.

III

Un passage de la Vie anonyme représente Sophucle

atténuer la diversité de leurs voix; et l'écart des scènes empêchaitque le public n'en fllt choqué. Si Sophocle eût disposé d'un qua-trième acteur, il semble qu'Ismène aurait dû être présente, comme

Antigone, &la scène entre Œdipe et Polynice.t. Plutarque, Progresdans la vertu. 7 '0 SoçoxXîjçneye tV>Ai«-

XÛXouStaicsnai^ùc è\xov, slca te mxpôv xal xatdrcexvovt% «ôroO xa-TOtrasuiis,vpitov r,8ii tô tîSc X&cocpetagdttsiv eï8o«. facepèotiv rfi\%t&xx~tovxoù ^Xtiutov.II n'y a d'obscur dans ce passage très controversé

que le mot 8i«raitar/(i; qui semble altéré. Le reste est clair etexcellent.t.

S. Suidas So; oxXSjc Harpocration, 'Afxh Sv8pa isiwniat Hé-

phestion, 8 Érotien, 393 Plutarque, S'il est bon qu'un vieillard,etc., c 3. Voir en outre l'inscription donnée par l"A6^««tov, V, S40,Ces fragments lyriques et ces témoignages sont réunis dans Bergk,Pœt. lyr. graeei, H», p. 243.

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248 CHAPITRE VI- – SOPHOCLE

comme un novateur on matière d'art dramatique t. Au-tant quo nous pouvons en juger aujourd'hui, cos innova-

tions, importantes en effet, so ramènent à quatre prin-cipales il a renoncé à la tétralogie liée; il a introduitle troisième acteur il a porté de douze à quinze le nom-

bredeschoreutes, tout en diminuant la part do l'élémentchoral; enfin il a mis on usage la décoration peinte dufond de la scène. Cesinnovations ont étédéjà notées précé-demment dans l'étude d'ensemble quo nous avons faitedes lois do la tragédie et de lour développement. Nousallons montrer par où elles se rattachent au système dra-

matique de Sophocle, en considérant maintenant sousses divers aspects l'art qui lui est propre.

« Sophocle, dit Suidas, fut le premier qui concouruten opposant un drame à un drame, et non plus une té-

tralogie à une tétralogio*. » L'interprétation la plus na-turelle de ce témoignage, qui a donné lieu à tant do dis-

cussions, serait certainement d'admettre que Sophocle,au liou de présenter quatre drames à chaque concours,n'en présenta plus qu'un. Mais cela n'eût été possibleévidemment quo si sos concurrents l'avaient imité. Orce que nous connaissons des didascalies du v° siècle

prouve au contraire que l'usage subsistait alors de pré-senter quatre pièces à chaque concours'. 11 faut doncdonner un autre sons au témoignage de Suidas, et le

plus raisonnable, comme aussi le plus généralement ac-

cepté, est celui-ci Sophocle renonça définitivement àla tétralogie liée, qui était encore prédominante an tempsd'Eschyle, et il put ainsi être considéré comme l'auteur

1. IIoMiéxaivo-jpYï|«vèvtoïcàyw<xi.2. Suilas, SoçoxXîitKoAaixoçfy|e toO8p5(iaitp!)çSpSpa«ïam'Çe»-

6xt.àXkà(M)T!TpaXoY(av.3. Bergk a supposé que l'innovation attribuéeà Sophocleput

avoir lieu dans d'autres fêtes que les grandesDionysies.Il sem-ble qu'alors elle n'anrnit pm en assezd'importancepour que latradition s'en fut ainsiperpétuée.

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SA CONCEPTION DU DRAME 249

d'un usage nouveau, d'après tequol on ne composa plus

guèro que dos groupes do drames indépendants. Ces

draroos, en raison mania do lour indépendance, con-

couraient en quelque sorto chacun pour leur compte,bien quo la victoire appartint toujours au groupe; c'est

sans doute ce qu'a voulu dire Suidas, bien qu'il l'ait

assez mal dit. En tout cas, qu'il l'ait dit ou non, le fait

n'en est pas moins évident. Les tragédies de Sophoclesont indépendantes les unes des autres, et, dans son

œuvre tout entière, nous no voyons rien qui ressemble

à ï'Orestie par exemple. Deux raisons principales ont dû

le décider à rompre en cela avec la tradition, mainte-

nue par Eschyle jusqu'à ses derniers jours. Pour quela tétralogie liée fut possible, il fallait d'abord que cha-

cuno dos pièces ainsi assemblées fût d'un dessin très

simple, de pour que le détail n'empêchât d'embrasser

l'ensemble; il fallait de plus que les pièces d'un même

groupe fussent intimement unios par une même pensée,et cotte pensée no pouvait guère être qu'une idée reli-

gicuse. En exposant la façon dont Sophocle a conçu l'ac-

tion, nous allons montrer comment ces deux conditions

nécessaires lui ont manqué.

Eschyle avait donné pour principe d'action à la tra-

gédie une puissance surnaturalle. Sophocle se gardabien d'éliminer cet élément divin, auquel sans doute il

croyait lui-môme sincèrement, et dont la présence prê-tait d'aillours au drame une majesté toute religieuse.

Mais, tout en le conservant, il en usa d'une manière

très différente, qui, par la force même des choses, en

diminua l'importance. Chez Eschyle, les dieux, quoiqueinvisibles, semblaient toujours au premier plan, tant on

les sentait puissants et agissants dans l'âme des person-

nages, et tant ils se révélaient d'une manière immédiate

dans los événements. Chez Sophocle, le premier planest tout à l'homme. Les dieux, toujours maîtres suprê-

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350 CHAPITKE VI. – SOPHOCLE

mes des choses, n'apparaissent plus que dans le lointain;leur souveraineté, qu'on proclameaussi nettement qu'au.trefois, quoique moins constamment, est plus discrète;et s'ils conduisent encore l'action, ce qui est incontoa-

table, ils la conduisent du moins do si haut qu'elle pa-rait presque entièrement humaine dans son développe-ment, et divine seulement quand elle so dénoue.

Lo véritable rossort tragiquo pour Sophocle, c'est lavolonté de l'êtro humain, telle qu'elle est dans uno con-

science saino non plus idéalisée par conséquent, commecello de Promélhée, demi-dieu qui sait l'avenir et quiest d'ailleurs au-dessus de la mort; ni exaltée par unesorte do soufflo enivrant qui la pousse au crime ou à la

mort, comme cello d'Étéocle dans les Sept ou d'Orestodans les Choéphores; mais la volonté réduite à ses scu-los forces, la volonté raisonnable et réfléchie, celle quifait l'homme, et qui l'honore alors môme qu'elle le perd,Une résolution ferme et haute, appuyée sur des motifs

parfaitement clairs, tel est, dans toutes les tragédies deSophocle quo nous connaissons, le fond môme du drame,ou plutôt son âme. Supprimons par la pensée, dans uno

quelconque do ses pièces, la décision première et fonda»mentalo du protagoniste, quo celui-ci s'appello Antigonoou Ajax, Électro, CEtliporoi, Philoctète ou OEdipeà Co-

lone, et nous détruisons en fait toute l'action. Celle-cin'est à proprement parler que lodéveloppement de cotte

décision, au travers d'un petit nombre de circonstances

qui la font valoir.

Et ne croyons pas qu'une fois la part des dieux dimi.

nuée, Sophocle n'ait ou qu'à se conformer à la légendepour constituer ainsi l'action de ses tragédies. La ma-tière on cela n'était rien, lo dessein très réfléchi du

poèto fut presque tout. La plupart du temps, c'est vrai-ment lui qui fait son sujet; et il lofait selon co principe.S'il veut mettre on scèno les derniers événements do

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CONDUITE DU I/ACTION 251

la vie d'Ajax, que choisit-il Non pas la folio même du

héros, qui est l'œuvre des dieux, mais sa mort volon-

taire, qui est bien son œuvre à lui. Dans la légende

d'CBSdipe,les crimes du Ois de Laïus et ses malheurs

résultaient d'une antique malédiction; Sophocleioslaissede côté; <gnaisune chose était propre à OEdipe, une chose

presque inaperçue sans doute jusque-là, l'onquéle té-

méraire et passionnée par laquelle le coupable incons-cient se révélait à iui-raôme; c'est avec cela que Sopho-cle a fait sa tragédio. Le parricide d'Oreste et d'Electre

est commandé par un oracle; cet oracle, c'est Oreste

qui l'a reçu; Electre, elle, n'a d'autre motif d'action quesa conscience elle est donc pour Sophocle le protago-niste désigné, et toute l'action se combine d'après cette

conception neuve et personnelle. Que voyons-nous dans

Philoctète ? Tout ce qui dépend de la volonté du héros,tout ce qui tient à son caractère et le révèle, mais rien

de plus l'action commence là où cette volonté peut en-

trer en jeu, et finit là où elle cesse de s'exercer. Le sujet

A'Antigone était un simple incident dans la légendedes frères ennemis. Ce qui en a fait le prix pour Sopho-cle, c'ost qu'il y a découvert la manifestation dramatiqued'une noble volonté. Sans cotte vue, le sujet n'existait

pas il a fallu la conception morale du poète pour la

créer. EU,de même, la légende d'OEdipe à Colonen'aurait

pas été une matière de tragédie, si OEdipene connaissait

sa destinée, s'il ne l'acceptait avec des sentiments de

joie et de fierté,, et si, d'un bout à l'autre du drame, il

ne s'attachait à l'accomplir en dépit des résistances.

Ainsi, dans toutes ces pièces, Sophocle a dégagé, avec

intention, d'une légende indifférente un élément de

conscience et de volonté, et toujours il a constituél'action dramatique de façon à le mettre en lumière.

Nous ne pouvons douter qu'il n'y ait eu chez lui à

cet égard une idée très définie et parfaitement arrêtée.

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352 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

Si co genre d'intérêt est nécessaire aux yeux do So-

phocle, il lui parait aussi suffisant. Los événements

n'ont pas do prix à ses yeux par eux-mêmes; ce quileur en donne, c'est le rapport qu'ils ont avec les carac-

tères dos personnages. Donc, il n'est pas bon qu'ilssoient nombreux. Trop do choses, survenant en pou de

temps, ne permottraiout pas aux sentiments de se dé-

ployer. Le tumulte dos faits étourdirait le spectateur et

le distrairait de ce qui mérite vraiment son attention.

Voilà pourquoi Sophocle, dans le dessin général de ses

pièces, s'écarte peu de la simplicité d'Eschyle. Co n'est

pas que l'art des complications dramatiques lui man-

que il le devine dès ses débuts, et on le sont grandird'année en année entre ses mains. Mais tout dans cet

art ne lui parait pas bon il entend le diriger, et non

lui obéir; il le subordonne à son idéal et il le contraint

à le servir.

Chez lui, comme chez Eschyle, la catastrophe finalo

se voit on général de loin. La nouveauté de sa manière

consiste surtout dans son habileté à entretenir l'attente

et à la varier. Les situations ne se prolongent pas dans

ses pièces comme dans celles de son prédécesseur elles

changent descèneen scène, et parconséquontaussi les im-

pressions du spectateur, malgré l'unité frappante du dé-

veloppement dramatique. Ceschangements ne viennent

guère du dehors; ils ne résultent pas d'événoments

fortuits, qui surgissent tout à coup; ils naissent du de-

dans.c'est-à diredol'âmcmême des diverspersonnages,dela rencontre de leurs sentiments, des idées qui se suc-

cèdent naturellement on eux. Dans la plus ancienne des

tragédies subsistantes de Sophocle, dans Ajax, cela est

particulièrement remarquable. Entre le début et la mort

du héros, il n'arrive rien à proprement parler. Et pour-tant cotte partie de la pièce, la plus étendue do beau-

coup, est pleine de péripéties; mais ce sont uniquement

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CONDUITE DE L'ACTION 353

des péripéties morales. Elles consistent dans les alter.natives de confiance et de crainte par lesquelles pas-sent ceux qui aiment Ajax et dont le sort est lié au sien.Et elles proviennent du l'insistance passionnée de leurs

conseils, de la force pathétique de leurs supplications,de la facilité qu'ils ont à se tromper eux-mêmes, enfindo la dissimulation du héros, moyen suprême pour luid'assurer la paix et la pleine liberté de sa mort volon-taire. Ni Antigone ni Electre, malgré quolques différen-ces intéressuntos, ne s'écartent notablement de cette ma-

nière, si puissante dans sa simplicité. Toutefois le poèteconsent à s'y montrer plus habile. L'intervention d'Hé-mon et cello do Tirésias, dans la première de ces tra-

gédies, sont plus près d'être de vraies péripéties quucelle dos matelots salaminiens ou do Tecmoaso. L'arti-fice d'Oresto, dans la seconde, la douleur qui en résulte

pour Electre, quand elle le croit mort, la joie imprévuequ'elle a do le retrouver vivant, jottont dans l'actionune variété plus sensible encore. OEdipe roi est, detoutes les pièces de Sophocle, cello où il y a le plusd'inattendu. Dèsque l'enquête estouverto, les révélations

surgissent et se pressent, fortuites en apparence et brus-

ques. Raison de plus pour y admiror tout particulière-ment ce dédain du hasard, si caractéristique du grandpoète, ce mépris réfléchi de l'événement qui n'est qu'unévénement. Toutes ces choses accusatrices, c'est la vo-lonté d'OEdipa qui les provoque, c'est son ferme discer-nement qui va les chercher là où elles se cachent, quiles lie entre elles et les interprète, qui en tire enfinson propre désastre. Et ce qui en fait la beauté drama-

tique, c'est l'effet qu'elles produisent en lui, c'est la

passion d'aller toujours plus loin dans la vérité, qu'ellesaccroissent en son âme avec la révélation progressivedu malheur. OEdipe roi n'est donc pas une exceptionon a le droit d'y voir au contraire l'exemplaire lc plus

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354 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

achevé du procédé dramatique de Sophocle. Dans Phi.

loetète, c'est en vain qu'on chercherait un événement,bien que la situation change sans cesse elle changeparce qu'elle met en contact des âmes humaines, des vo-

lontés contraires, les unes inflexibles, les autres mobi-

les. Nul drame plus que celui-là n'est fait de rien, si

l'on appelle rien ce qui pour Sophocle était tout. Au

terme de sa vie, son OEdipe à Colone nous le montre

admirablement fidèle jusqu'à la lin à cette haute ton.

ception. Sans doute, quand OEdipoest accueilli à Colone,l'arrivée de Créon et ses violences, celle de Polynice et

ses prières sont des choses imprévues, qui pouvaientne pas être, et qui ne sortent pas nécessairement de la

situation donnée. Faut-il voir là une concession à un

art différent? Non, assurément. Si Sophocle a été obligéd'enrichir quelque peu parle dehors un sujet médiocre-

ment fécond, il s'ost appliqué du moins et il a réussi

à faire prédominer hautement le développement du ca-ractère principal sur l'élément accidentel du drame.

Prédominance si accusée, qu'il faut réfléchir pour s'a-

percevoir qu'il y a en effet là du hasard. De ce que nous

connaissons, nous pouvons conclure à ce que nous igno-rons. Si le théâtre de Sophocle subsistait en son entier,nous pourrions y surprendre sans doute des hésitations

au début, des progrès, des emprunts avoués ou dissi-

mulés, des influences subies; mais à coup sûr, rien n'y

paraîtrait plus constant ni plus caractéristique quo cette

façon d'entendre l'action comme le jeu naturel dessentiments et comme la manifestation même des carac-

tères.

Do cette conception générale résulte un genre de pro-

gression qui lui est propre. Une des choses dont il se

préoccupe le plus dans la conduite de ses pièces, c'est de

fournir à ses personnages l'occasion d'exposer contra-

dictoiroment leurs principes de conduite cola répond

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CONDUITE DE L'ACTION 355

au dessein général signalé plus haut, de mettre en lu-mière une volonté réfléchie tendant à un but qu'elleatteint ou qui lui échappe. La discussion dramatique, à

peine ébauchée par Eschyle, devient pour lui un desélé-monts les plus nécessaires du drame. C'est à elle qu'ilemprunte sa lumière et en grande partie sa beauté mo-rale. Pour la rendre possible et variée, Sophoclo construitses pièces do façon que Jepetit nombre des personnagesdont il dispose lui fournisse des oppositions d'idées gra-duées, depuis le simple dissentiment jusqu'à la contra-diction passionnée. Le protagoniste, autour do qui ledrame se fait, reçoit dos conseils, des avertissements,des prières, il est en butte à des menaces, il est

poussé en avant, ou au contraire retenu, par des pros.sentiments ou des oracles. Tout cola n'est pas obscur et

mystérieux comme dans Eschyle. Ce sont des amis quile préviennent, qui le tempèrent, qui essaient d'adoucirson âpreté ou de modifier sa résolution. Ce sont des ad-versaires qui lui opposent des ordres, ou qui se moquentamèrement de ce qu'il a lo plus à cœur, ou qui tententdole détourner de son idée. Amis et ennemis servent aumême dessein dramatique et contribuent également àla progression générale. En discutant avec les uns, ense défendant contre les autres, le protagoniste éclaireson Ame, et de scène on scène l'intérêt profond qui tienttout en suspens apparaît davantage. Los impulsionsinstinctives étant discutées se transforment en résolu-tions les idées se groupent, se fortifient, s'entourentde raisons et de sentiments, se font principes et pas-sions les mouvements du cœur deviennent héroïsme,les illusions s'endurcissent ot passent à l'état d'aveugle-ment fatal. El par suites la tragédie se concentre, touten se i développant, efle subordonne ses effets divers àun effet d'ensemble toujours croissant, elle prend unesorte d'unité intime qui est saisissante; parce qu'elle p

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256 CHAPITRE VI. SOPHOCLE

pour centre une seule âme et dans cette âme une vo-lonté.

Si cette façon de conduire l'action rejette, comme nousl'avons dit, la puissance des dieux ou do la fatalité ausecond plan, en revanche elle lui réserve des retours

soudains qui sont admirables, parce qu'elle pousse l'illu-sion humaine à l'extrême Tecmesso et les matelots sa-laminiens croient sauver Ajax de lui-même, et c'est aumoment où ils raisonnent leur espoir que le coup sou-dain les frappe.Créon. en condamnant Antigone, se dità lui-même qu'il agit en roi, il fait parler les lois, il im-

poso à tout son autorité à tout, excepté aux dieux, quisoudain lui révèlent sa folie et l'accablent. Clytemnes-tre triomphe dans le succès de son crimo, elle se voitassurée do l'impunité par la mort d'Oreste, quand toutà coup Oreste parait et la perce do son poignard. Œdipe,fier do sa hauto clairvoyance, est sur de trouver le cri-minel dont la présence souille le sol do Thèbos il mar-cho à lui malgré les résistances, il brise ou il écarte toutce qui l'arrête, et quand il a dégagé la voie, le malheu-reux qu'il découvre, c'est lui-même. Cette sorto d'iro-nie cruelle no provient point chez Sophocle du dédainde la raison humaine. Loin do la mépriser, il l'honoreen tous ses personnages, mais, en grand poète pleind'intuition, il sait aussi avec quelle facilité elle se trompeelle-même, et il rend cotte duperie spontanée d'autant

plus tragique qu'il la fait plus réiléchie.Cette valeur morale du drame de Sophocle doit être

tout particulièrement prise en considération lorsqu'onveut juger ses dénouements. Conformément à l'ancien

usage, il prolonge souvent l'action au delà do la catas-

trophe. Cela est contraireà nos habitudes et nous étonne.Il nous semble qu'Ajax se terminerait mieux par la mortdu héros, Antigoue par celto de la jeune iiile, Œdiperoi par la révélai ion qui acculile le criminel involon-

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SES PERSONNAGES g37

Iliat. do la MU. Rref'iuo. T. JII. 177

taire, OEdipe à Cohne par le coup de tonnerre qui ac-

compagne la disparition du vieillard. La raison histo-

rique do l'usage grec a été donnée dans nn chapitreprécédent c'est l'influence de l'ancienne lamentai ion

qui a établi et maintenu longtemps cette tradition. Maisce qu'il faut remarquer ici, c'est que chez Sophocle cevieil usage devient, par le fait de l'idée, une chose vrai-ment neuve. La tragédie, telle qu'il l'a conçue, étantl'étude moral» d'un acte réfléchi, il faut que le dénouo-ment soit le terme naturel do cette étude ce qui neveut pas dire d'ailleurs qu'il doive toujours offrir une

réponse nette à une question précise. Dans les sujetsvraiment dramatiques, la question de droit est obscuroet complexe, difficile à poser et plus difficile encore àrésoudre. Une tragédie, à la lin de laquelle on pourraitdire absolument du personnage principal qu'il a en tortou raison, aurait quelque chose d'abstrait et d'étroit etne ressemblerait pas à la vie olle serait sans prnfon-deur et sans attrait. Sophocle avait l'âme trop humaine

pour commettre une pareille orrour. Tout est complexeau point de vuo du droit dans ses tragédios, et par con-

séquent aussi dans ses dénouomonts. Maisce qu'on peutdire, c'est qu'à co moment final do l'action, presquetoujours après la catastrophe, dans une sorte d'apaise-ment relatif, sombre et douloureux, le caractère défini-tif des choses apparait mieux, et la mesure des respon-sabilités, divines ou humaines, se laisse plus sainement

apprécier. Les passions violentes sont tombées, le ju-gernont devient possible, et les choses mêmes laissententrevoir plus clairement de quelles concessions mu-tuelles il pourra se former.

IV

Dans dos pièces ainsi faites, les personnages sont à

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258 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

l'aise pour révéler leurs caractères. Aussi est-ce parla psychologie dramatique que l'art de Sophocle se dis-

tingue le plus de celui d'Eschyle. Sa tragédie répond àun état moral de la suciélé sensiblement différent. Au-tour de lui, la méthode d'analyso se forme. L'homme

intelligent commence à s'étudier lui-même et à soup-çonner la complexité do sa nature. Socrate, interprèted'un besoin général, va faire de l'observation intérieure

l'objet de la philosophie. Sophocle, en grand initiateur,le devance, dans la mesure où le drame qu'il a hérité

d'Eschylo en est capable.Il est indispensable, pour le bien apprécier àce point

de vue, de tenir grand compte do la hiérarchie desrôles signalée plus haut. C'est chez lui on effet qu'ellese montre dans toute sa perfection délicate. Commetoutes lus lois do l'art, celle-ci sort le génie on certai-nes choses et le limite on d'autres. Toutes les remar-

ques a faire sur les personnages du théâtre de Sopho-clos doivent ètro subordonnées à cette observation.

En raison du principe d'action choisi par lui, tousses protagonistes ont une fermo volonté Ajax, Anti-

gono, Electre, OEdipe roi, l'hiloctète, OEdipe à Colono;Déjaiiire même, moins résolue au fond, l'est au moins

pour l'acte capital de son rôle. En cela, ils ressem-blent à certains protagonistes d'Eschyle, mais ils se

distinguent fortement do quelques autres, tels qu'A-tossa, Xerxès, Danaos, Oreste dans les Euménides, en

qui la souffrance l'emporta sur l'aètion. Ceux-ci étaient

possibles dans une tragédie où les dieux agissaiento»\ vertement; ils ne le sont plus, depuis qu'il faut au

premier plan un personnage humain qui mène ledrame.

Comme chez Eschylt. encore, cotte volonté des prota-gonistes, chez Sophocle, apparait toute formée au dé-but de la pièco. Nous ne la voyons pas naître pou à

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SES PERSONNAGES 259

pou, hésiter, se reprendre, sa chercher olle-mômocomme à tâtons. Ajax, Electre, Antigone, Œdipe savent

nettement, dès les premières scàaes, oo qu'ils veulent,et ils le font savoir au spectateur. Si Philoctète no ledit qu'un peu plus tard, c'est qu'il ignore d'abord ce

qu'on attend de lui; en réalité, sa résolution est for-

mée, avant qu'il ait l'occasion de l'exprimer il veutretourner dans sa patrio, s'il est possible, et en toutcas, il ne veut à aucun prix se réconcilier avec ceux

qu'il déteste, en allant à Troie. Toutefois, sous cotteressemblance des deux poètes, voici la dilférenco trèssensible. La volonté, chez les personnages do Sophocle,est faite d'éléments divers qui la rendent susceptiblede variété, tandis que chez ceux d'Eschyle elle est tel-lement simple en son fond qu'elle est vouée d'avanceà l'uniformité.

Cela tient surtout à ce que, chez Sophocle, l'esprit etla langue poétique sont assez déliés pour faire la partdu sentiment et do l'idée, et, dans le sentiment même,pour distinguer et exprimer les répugnancos instincti-ves, les élans du cœur, les affections anciennes, lesmouvements soudains. Quand la volonté se déclare chezsespersonnagcs.au début dola pièce, c'est le plus souventsous 4a forme d'un sentiment très vif, où l'imaginationdomine.'Antigone, dès la première scène, voit par lapensée son frère mort, abandonné on pâture aux oi-seaux dévorants, et sa généreuse nature se révolteinstinctivement. Ajax, dès que la folio l'a quitté, so fi-gure ses ennemis riant de lui, il sont jusqu'au fond ducœur la blessure cuisante do leurs moqueries, et il sedit alors qu'il faut qu'il meure; son premier motif,c'est l'amertume intolérable de l'humiliation. Electre,jour ot nuit, a devant les yeux son malheureux pèrefrappé de la hache sans cesse, l'horriblo image assiègosa pensée, et dans son coeur la haine furieuse se re-

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260 CHAPITRE VI. SOPHOCLE

nouvelle d'heure en heure avec la pitié avant le de.

voir, la nature outragée crie en elle. Dans cos senti-

ments, dont la force va souvent jusqu'à la violence, il

y a d'assez bonnes raisons en germe pour que l'espritpou à peu, pressé par la discussion, puisse en tirer desidées do plus en plus nettes, qui éclairoront la volonté.Nous y reviendrons tout à l'heure. Mais il est bon d'in.sistor sur ce point que la part do la sensibilité chezles protagonistes do Sophocle est assez riche pour carac-«.érisor tout d'abord leur décision. Dès qu'ils l'énoncent,ello les fait connaître, parce qu'elle révèlo en eux

mille choses profondes qui l'expliquent. Le motif pourSophocle n'est pas une idée abstraite, superposée au

personnage même, et il nopout se montrer qu'empreintde tout ce qui lui est propre. Chez Antigono, l'idée dudevoir prend une teinte religieuse et mystique, et ellereste admirablement douco jusque dans sa résistance

inflexible, parce que le fond do son âme est amour,douceur et religion. Chez Électre, la même idée a quel-

que chose de dur et d'acéré, trompée qu'elle est dans

l'amertume d'un cœur aigri. Œdipe n'est pas un roi

quelconque, à qui s'impose un jour le devoir imprévude chercher un coupable pour sauver son peuple. C'est

une nature impétueuse et tenace, confiante en sa force,fière d'clle-mômo et de ses succès; dès que sa volontéentre en jeu, !a passion de réussir s'y associo il se

jette à la poursuite do l'inconnu, moins en homme d'É-tut qu'une raison supérieure conduit, qu'en chasseurardent qui s'emporte. Chaque personnage fait ainsi ses

propres motifs du métal même de son âme fondu au feudo la passion, et il les frappe à son effigie. De là une

diversité d'autant plus admirable qu'elle n'a rien d'ac-

cidentel ni d'extérieur. Elle tient au fond même do la

conception première, et, par suite, elle ta pénètre danstoutes ses parties.

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SES PERSONNAGES 3CI

Ce n'eet pas tout. Non seulement les personnagesdo premier rang dilteront les uns des autres dans l'en-semble du théâtre do Sophocle, mais chacun d'eux,dans son ràle, salis dêvieV do sa roate, sans se contre-dire ni sa désapprouver jamais, dilfère pourtant de lui-

même, de scène en scène. Nous avons vu comment,

grâce à l'habile conduite do l'action, la situation mo-ralo du protagoniste change incessamment. Il ost ap-prouvé, puis contredit ici, il s'épanche librement, làil est forcé do se contenir; plus loin, il s'exalte dansune lutte do paroles, ailleurs il retombe sur lui-même.S'il ne change pas de principes ni de volonté, du moinsles choses changent autour do lui, et ses sentiments,dans ce qu'ils ont do relatif, en subissent locontro-coup.Ces fortes natures n'ont aucune raideur. Rien ne leurest plus étranger qu'une vaino constance de théâtre,contraire à la réalité. Elles souffrent quand elles se

sacrifient, elles aiment en même temps qu'elles détes-

tent, elles regrettent la vie quand elles la donnentsans hésiter. Comme l'énergie on elles n'est point un

simple dehors qu'il faut préserver, elles peuvent serelâcher de leur héroïsme sans la compromettre. Voilàcomment Sophocle ne se fait point scrupule de nous

représenter Antigono gémissant sur ses espérances de

jeunesse qui vont s'éteindro, Ajax saluant avec émotionle soleil qu'il va cesser de voir, Électre môme, l'impla-cable Électre, pleurant do joie et de tendresse dansles bras de sou frère retrouvé. La puissance de la vo-lonté est telle chez tous ces personnages qu'ils n'ont

pas besoin de surveiller leur attitude pour maintenirleur décision. Celle-ci veille dans ce profond sanctuairedo l'âme, où rien du dehors ne peut entrer; mais, sûred'elle-même et do sa lin, elle laisse la nature pleurerà l'aise et s'attendrir sans fuisse honte, d'autant plusgrande eu définitive qu'olle est plus humaine. Eschyle,

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363 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

si admirable lui aussi dans la représentation idéale du

vouloir, avait ignoré cet art délicieux de détendre les

ressorts de l'ûnio. Aucune innovation de Sophocle n'a

été plus heureuse ni plus féconde que celle-ci.

Par elle, le pathétique a pris vraiment au théâtre

une formo nouvelle. Pour la premièro fois, la sensationa osé s'y faire une part. Chez Eschyle, tout se réduisaiten ce genre à quelques cris de Prométhée, à quelquesgémissements d'Io. Go qu'éprouvait le corps torturé

n'était point pour lui matière dedramo. Chez Sophocle,il n'en ost plus tout &fait do même. Los plaintes d'Hé-

raclès dans les Trachinienncs, celles de Philoctète, cel-

les d'OEdipe roi révèlent un art bien plus soucieux dela souffrance physique. Le poète no se contonte plus de

l'indiquer il l'analyse; brièvement sans doute, maisavec une précision frappante. Seulement, s'il tient àce qu'on entende le cri do la chair, il no veut pas quece cri étouffe celui de l'ftmo. Il faut que l'homme souffreen homme, c'est-à-dire que sa nature morale réagisseet que le sentiment illumine la sensation brutale etobscure. Quand Philoctèto ost saisi par son mal, do quoiest faite cette plainte si âpro et si pénétrante? Le

spasmo des nerfs y a sa part, mais aussi la fierté, la

crainte, la haine tout cela confondu, mais do tellesorto que la voix de l'âme monte toujours plus haut

« Je crains, mon enfant, que ma prière ne soit vaine. Vois,il sort de nouveau du fond de ma plaie, ce sang empoisonné,prêt à couler; je m'attends à cequi va suivre Ah hélas ah <mon pied, que tu me fais souffrirLe mal viant, il accourt, levoici. 0 malheureux t Vous voyez ce qui en est; ne m'aban-donnezpas. Ah dieux 10 Céphallénien, si cottesouffranceai-gué pouvait s'élancer atravers ton cœur Ab.1 encoreI encoreO fréres, chefs de l'armée, Agamemnon, Ménélas,que n'est-ilpossiblequ'à ma place, aussi longtemps que moi, vous nour-rissiez en vous cette torture Je souffre,je souffre.O mort,mort, si souventIv voquéodojour enjour, dominentno peux-tu

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SES PERSONNAGES 26â

pas venir enfin? Mon enfant, généreux enfant, prends-moi,brûle-moi dans ce fou de Lemnos que j'appelle »\ mon aide,ami dévoué. Moi aussi, autrefois, quand le fils de Zeus medemandait un tel servieo au prix de ces armes que tn as main-tenant dans tes mains, j'ai eu le courage de le lui rendre. «»

Toutefois ce pathétique naïf et violent, si admirable

qu'il soit d'ailleurs, n'ost pas celui où triomphe Sopho-cle. Les parties de rôles où il est vraimont inconipara-hie dans l'oxprossion des sentiments, ce sont celles oùla douleur est pleine de pensée. Montrer une grandeâme, qui, dans l'accablement do la souffrance et du mal-

heur, médite amèrement sa destinée, faire do la plainteun long sou venir et une sombre prévision, y laisser ap-paraitre, au miliou des larmes, la fermeté du jugement,la fierté do la conscience, tout ce qui grandit l'homme,tout co qui entoure do majesté la plus affreuse détresso

morale, voilà ce qu'aucun poète peut-ùtro n'a su fairecomme lui. Qu'on relise les suprêmes recommandations

d'OEdipe à Créon après la catastrophe et avant l'exil.

Quelle profondeur de misère et quello grandeur simplede pensée Une âme qui sait souffrir ainsi n'csl-olie pastransfigurée par sa souffrance même ?q

« Laisse-moi me fixer dans la montagne, dansces lieux qu'onnomme le Cithéron, le Githêron d'Œdipe – lu oumon père etma mère avaient décidé que j'aurais tout vivant une sépulturenon disputée ;caril iautque, selonleurdésir, puisqu'ils voulaientme perdre, j'y trouve la mort. Maisne sais-je pas bien que ni ma-ladie ni souffrance ne peuvent me détruire? Je n'aurais pas étésauvé quand je mourais, si je n'étais réservéau suprême malheur.Donc, pour ce qui est de nous. quel que soit le terme oit tendla destinée, qu'elle suive son cours! Quant à mes enfants,Créon, ne m'invite pas à songer au sort de mes fils; ce sontdes hommes; en cette qualité, ils ne seront nulle part sans res-sources, où qu'ils soient. Mais mes pauvres filles, infortunées,qui n'ont jamais pris leur nourriture qu'auprès do moi, par-

i. PhUnclUe,782,

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204 CHAPITRE VI. SOPHOCLE

tageant toujours ce qui m'était servi à moi-même,mes filles,c'est d'eues que j'ai souoi.Ah laisse.moi les caresser et pleu.rer librement sur leurs maux. Consens, ô roi, ô fils d'une no-ble race. Si mes mains pouvaient les toucher, je croirais lesavoir encore i\ moi,comme au temps oùje les voyais. Quedis.

je ?ce que j'entends, au nom des dieux, n'est-ce pas le bruitdes pleurs de celles que je chéris? Plein de pitié pour moi,Créon m'a envoyé ces enfants tendrement aimées. N'est-il pasvrai»?»»)

Ainsi, jusque dans la souffrance, la force et la clartéde l'esprit apparaissent chez les personnages do Sopho-cle. A plus forte raison, dans l'exposé qu'ils font de leursidées. Car tous ont de véritables idées dramatiques,c'est-à-dire des motifs réfléchis d'action. Que ce soit

l'élan ou la révolte de leur nature qui les excite d'abord,

peu importe. Cetteimpulsion instinctive est immédiate.

ment éclairée chez eux par la raison. Ils éprouvent le

besoin do se rendro compte à eux-mêmes de ce qu'ilsveulent faire, et ils ne sont jamais embarrassés d'on ren-

dre compte aux autres. Il y a donc on eux, quels qu'ilssoient, une dialectique naturelle qui tient à leur carac-

tère et qui l'aide à se développer. Bien que passionnés,ils sont pourtant réfléchis. Le sentiment, loin d'obscur-cir en eux l'intelligence, l'excite et augmente sa force.

Quand on les avertit, il juge ces 'a verlisserr euts quandon les blâme, ils sont prêts ase défendre. Leur conduiteobéit à des raisons do plus en plus conscientes, qu'ilsaiment à proclamer.

Ces raisons, dans leur diversité, sont toutes des sen-

timents, érigés en principes. Jamais elles ne se présen-tent sous forme de thèses générales sujettes à discus-sion. Aussi leur dialectique, vraiment humaine, ne

ressemblc-t-ello on rien à celle do l'école. Ils ne visent

pas à passer pour habile» il suflit au poète qu'ils pa-raissent sincères. Leurs arguments ne sont en géné-

t. mdiperoi, 1*31.

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SES PKUSONNAGES 365

rat ni très nombreux, ni particulièrement ingénieux,ni imprévus; l'art dejouoruvue les idées leur est étran-

ger. Ils vont au fait, ils parlent du cœur, ils all'imontsouvent plus qu'ils ne prouvent, paréo qu'ils ont foi enleurs principes et iiecompronnent mômepas qu'on puisseles mettre en doute. Lorsque Créon demande à Anligonecomment elle a osé enfreindre les lois qu'il avait dic-tées, celle-ci no discute pas la question abstraite desdroits de l'État, elle n'oppose pas la religion au pouvoircivil, ni la conscience individuelle aux prescriptionsde la majorité toutes ces grandes choses sont impli-quées sans doute dans ce qu'elle dit, et, entrevues,ellos en font en partie la grandeur, mais la jouno fllleles ignore profondémunt tout ce qu'elle sait, c'est queles dieux veulent qu'une sœur aime son frère et que,mort, elle nelo laisse point sans sépulture. Ce n'est pasune thèse qu'elle soutient, c'est une évidence morale

qui s'impose à elle, c'est le plus spontané do ses senti-ments, affirmé hautement par sa conscience

« Ceslois, ce n'est pas Zeus qui les a proclamées, cen'estpas Diké, assise sous la terre auprès des dieux d'en bas, qui adéclaréque cela devait être parmi les hommes. Non, non, jen'ai pas dû croire que tes ordres eussent assez de forcecontreles lois non écrites des dieux, lois inébranlables, pour te met-tre, toimortel,au-dessus d'eux. Ah Ielles ne sont pas d'aujour-d'liui nid'hier, ceslois-là. Elles ont été et elles seront toujours,et personnene peut dire quand ellesont commencé.Comment,moi, aurais-je voulu les enfreindre par crainte d'un comman-dement humain, certaine d'offenser les dieux, si je le faisais.Quant à mourir, n'était-ce pas le sort auquel j'étais destinée,sans qu'il filt besoin de tes ordres pour cela ? Si je devancel'heure fixée, c'est un avuntage pour moi, je te le dis. Lors-qu'onvit, commeje vis, dans la douleur, n'est-ce pas un bien•piede mourir? Non, une telle pensée n'a rien qui m'at'lligo.Mais si j'avais laiss-3 sans sépulture celui qui est né de lainOiiiemi'.rctque moi, alors j'aurais été malheureuse je ne lesuis|i;is aujourd'hui. »

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366 CHAPITRE VI. SOPHOCLE

Si quelque chose révèle dans leurs discours l'influence*de la rhétorique contemporaine, en ce qu'elle avait devraiment bon, c'est uniquement la clarté qui résulted'une saine et rapide analyse des choses. Ils voient bienmieux que les personnages d'Eschyle les rapports des

idées, ils ont l'esprit bien plus souple et plus exercé.D'ailleurs ils sont aussi éloignés qu'eux de toute vaine

sophistique. Qu'on so souvienno encore dos paroles ar-dealcs par lesquelles Électro réfute Clytemnestre quandcelle-ci tonte do se justifier. Nulle discussion de droit à

proprement parler; le fait est là que rien ne peut effa-cer. Elle défend son père parce quo son honneur lui est

cher, mais elle le défend par un simple récit. Du reste,elle menace ot elle accuse, elle met lé doit sur la honte,elle fait parler sa misère, elle la jette en insulte à son

adversaire, elle aiguise sa parole comme un glaive, non

pour trancher les fils ténus d'un raisonnement, mais

pour percer le cœur qu'elle a voué à la vengeance.Cesquelques grands traits sont particulièrement frap-

pants chez les protagonistes. Les personnages inférieurs,bien que soigneusement maintenus au second rang, ont

pourtant, eux aussi, une grande valeur dramatique.En introduisant le troisième acteur, Sophocle s'était

donné le moyen, non seulement de multiplier les rôles,mais aussi de laisser à ses personnages bien plus de li-

borté. Moins asservis aux besoins de l'action, ils se prê-taient désormais aux desseins variés du poète, qui pou-vait produire, grâceà eux, des contrastes pleins d'intérêt.

Ses rôles de deutéragonistes ont souvent une délicatesse

charmante. Moins passionnés, moins forts moralement

que les personnages du premier plan, ils plaisent au

spectateur par cette infériorité mémo, d'où résulte une

oppoftiiinn instraciivft, mais non dure ni heurtée. Leurs

sentiments, où la faiblesse de la nature a une large

part, nous rappellent discrètement la mesure commune

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SES PERSONNAGES 367

de l'humanité et par là font valoir la grandeur de ceux

qui la dépassent. Tecmesse, Ismène, Chrysothémis ontété ainsi placées par Sophoclo à côté d'Ajax, d'Anti-

gone, d'Electre, Jocasto près d'QEdiperoi, Antigono prèsd'Œdipo à Colone. Le rôlodo Néuptolème montre qu'unecertaine faiblesse relative do la volonté pouvait mémodevenir pour le grand poète l'occasion do beautés dra-

matiques d'un ordre supérieur. Chez lui, il y a vrai-ment un conflit intime, tel qu'on n'en trouve chez aucundes protagonistes. Sophocle aurait craint de diminuer

ceux-ci, s'il les eût montrés en-contradiction avec eux-mêmes. Il n'a pas le même scrupule avec ce personnagede second plan. Néoptolème hésite une première fois,avant de consontir à tromper Philoctète; et quand il l'a

trompé, quand il tient le succès, il hésite de nouveau,sa conscience se trouble, et volontairement il défaitlui-même ce qu'il a fait. Co n'est pas tout à la fin dela pièce, un nouveau scrupule, plus délicat encore,

change à deux reprises sa volontJ. Non seulement, il neveut pas emmener Philoctète à Troie à l'aide d'un

mensonge, mais il lui rend ses armes et en dernier

lieu, si Héraclès n'intervenait pas, il ferait plus encore,il tiendrait l'engagement qu'il avait pris par feinte et il

reconduirait le malheureux dans son pays. 11 y a làune étude morale pleine de délicatesse, colle d'une na-ture jeune et candide, non pas faible, mais généreuseet sincère, qui se fait aimer par son ingénuité.

Il n'est pas jusqu'aux tritagonistes auxquels il n'aitattribué souvent des rôles pleins d'intérêt. Chez lui, ces

personnages quelque pou convenus, le tyran, le mes-

sager, le garde, le devin, prennent, chaque fois qu'ilsparaissent, une personnalité vraiment dramatique. Uneseule scèno lui suffit pour nous les faire voir avec '«tirstraits distinctifs. Tirésias, dans Antigone et dans OEdiperot, Ismuno, Créon, Polynice dans OEdipe à Colone, 10

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268 CHAPITRE VI. SOPHOCLE

garde dans Antigone sant vraiment dos ètros vivants.

Il n'a fallu à Sophocle quo quelques vers pour graverleur physionomie dans notre mémoire

Oa comprend aisô.uout qu'un pobte, si habite déjà à

peindre la variété naturelle des sentiments, se soit pluà mettre fréquemment sur la scène des rôles de fem-

mes. Chez Eschyle, à vrai diro, s'il yavait des héroïnes,il n'y avait point de femmes. La nature féminine, dans sa

délicatesse et ses contradictions, échappait à cet art di-

thyrambique, qui visait constamment à la grandeur età la force. Celui do Sophocle, au contraire, avait beau-

coup de ce qu'il fallait pour la représenter avec vérité,en partie du moins, sinon complètomont. Chez lui, les

rôles de femmes sont vraiment féminins par certains

traits. Ils le sont tantôt par la douceur et le dévoue-

ment, comme celui d'Antigone dans OEdipe à Colone,tantôt par la tondresse inquiète, comme celui de Toc-

mosse, tantôt par l'exaltation, comme celui d'Électre,tantôt par la vivacité des mouvements, comme celui de

Jocasto. La volonté chez ellos, alors même qu'ello se

montre inflexible, n'est pourtant pas virile. L'héroïque

Autigone, qui meurt pour ensevelir son frère, révèle

son sexo par l'élan mémo de son amour et par lo ca-

ractère de piété mystique qu'elle donne à son sacrifice.

Clytemnestre, si obstinée dans lo crime, si hautaine et

si dure dans son assurance, a pourtant quolquo choso

do passionné, d'inquiet, do contraint jusque dans sa

justirication, qui révèle la femme on tutto avec sa na-

ture. Malgré cela, il serait fort exagéré de dire que l'a.

nalyso de la nature féminine ait été poussée très loin

par Sophocle. Non seulement sa conception idéale de la

tragédie l'obligeait à laisser de côté en ello la mobilité

des impressions, mais elle lui a fait dédaigner aussi la

1. Vieanonyme,OlSaiï xsipôvauti'ietprjaou.wjt' éxpixpoOr,yi«i-XlollaiE'awçttt,240>.0.t,9MMHftup6qtJItto.

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SES PERSONNAGES 309

représentation des deux senlimentsoù elle se révèle le

mieux, l'amour d'uno part et la tendresse maternellede l'autro. Dans les Trachiniennes, il n'a fait qu'effleu-rer la jalousie en créant le rota de Déjanire il n'a pasvoulu s'y arrêter. Cela étant, il faut convenir que, s'il

y a des rôles vraiment féminins dans son théâtre, l'i-

mage de la femme n'y est pourtant qu'esquisséeNaturellement, tousces êtres fictifs composent uno

humanité fort inégale on mérite et on vertu. Non seu-lement ce ne sont pas tous des modèles, mais il estvrai qu'aucun d'entre eux n'est complètement ut» mo-dclo. Eu quel sons donc Sophocle pouvait-il dire, selonle témoignage d'Aristote, qu'il représentait les hommestels qu'ils doivent être, tandis qu'Euripide los ropré-sentait tels qu'ils sont1 ? Ce qu'il exprimait on parlantainsi, c'était l'impression d'etiscmhlo que ses person-nages laissaient à son public. Cette impression tenaitsurtout à doux causes. En premier lieu, Sophocle a

éloigné absolument do la scène tragique les sentimentsbas et ridicules, ceux qui rapetissent l'homme et fontde lui un objet do mépris la lâcheté, l'avarice, la mé-chanceté pure, l'égoïsme vil. Gràco à ce parti pris,l'humanité qu'il représente est déjà une humanité pu-riliée. En second lieu, et c'est là le fait capital, ses

personnages principaux, malgré les défauts qu'il leurprête à dessoin, ont tous un air do noblesse et do gran-deur. Le motif fondamental qui les inspire est généreux.En agissant, ils peuvent ôion se montrer parfois vio-

lents, obstinés, présomptueux c'est la part do la fai-blesse humain»; et cela nu-ino nous intéresse à eux

plus vivement s'ils étaient impeccables, notre admira-tion se fatiguerait; nous ne craindrions pas pour euxuttiiitnonous craignons quand nous les voyons exposés

I. Aristoto.Poétique,2S Soyaitïîiît^r, «àtbenivotov;ïsî mut».Kijiiîiiar,;Mo!o(état.

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8Ï0 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

i\ toutes les imprudences et &tous les excès do la pas-sion. Mais ces défauts nécessaires, qui les font plus hu-

mains, ne tes avilissent jamais. L'idée qui les conduit

les honore jusque dans leurs erreurs. Si le genre d'i-

déal qu'ils réalisent n'est pas colui do la perfection

philosophique, choso étrangère au théâtre, c'est du

moins celui d'une noble humanité, à laquolle nous

nous sentons fiers d'appartenir.On voudrait pouvoir faire dans ces conceptions dra-

matiquos la part des influences diverses qu'on y entre-

voit. Cola est fort difficile et nous mènerait trop loin.

Mais il on est doux au moins, qui sont évidentes, et

dont il est impossible de ne rien dire colle d'Homère

et celle de la réalité contemporaine.Les souvenirs directs do YIliade et de Y Odysséesont

assez nombreux dans les pièces subsistantes de Sopho-cle. Il est inutile de lesénumérer ici. Cequ'il faut diro,c'est que là môme où la conception de Sophocle est

entièrement indépendante de celle d'Homère, l'idéal

homérique est sans cosse devant ses yeux. Sans cette

influence, il semble que le poète aurait eu peine, dans

la seconde partie de sa vie surtout, à se tenir si cons-

tamment au-dessus dos choses dont il avait le specta-cle. Tandis que les défauts delà démocratie athénienne

se reflètent partout chez Euripide, on en chercherait

vainement quelque trace chez Sophocle. Ses personna-

ges ont une dignité simple et naturelle qui rappellel'ancienne épopée. Le vieil OEdipe mendiant est aussi

majestueux que Priam accablé par le malheur, et il

l'est comme Priam, sans effort, sans aucun souci de

s'observer lui-même. Philoctète, quand il interroge

Néoptolème, quand il s'épanche auprès de lui, nous

charme par la spontanéité naïve de ses souvenirs*, de

ses afflictions, de ses haines, comme Ulysse dans

l'Odyssée, quand il rappelle ou entend rappeler ce qu'il

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SESPERSONNAGES 371

a fait et ce qu'il a souffert, Nul apprêt, nulle g«*noré-

sultant dos usages et des contraintes do la société;la nature humaine dans sa force naïvo, qui l'ennoblit

par sa sincérité mémo.

Ce n'ost pas à diro toutefois quolo monde au milieu

duquel vivait Sophoclo n'ait été rien pour lui. S'il faut

repousser résolument l'opinion do ceux qui veulentmettre sur ces personnages des noms contemporains et

qui transforment ainsi sos tragédies en allégories histo-

riques, il est incontestable d'autre part quoles moeurs etles idées de son temps se laissent au moins deviner çàet là dans son théâtre. Dans Ajax par exemple, Aga-momnon et Ménélas réalisent assez exactement le typedu Spartiate, tel qu'on se le représentait à Athènes, dur,

égoïste, impérieux. Créon, dans Antigone, a quelquechose dû tyran à l'esprit étroit que la démocratie athé-nienno imaginait avec un sentiment d'aversion. En re-

vanche, Thésée, dans OEdipe à Colone, peut passerpour l'image vivante qu'Athènes se faisait d'elle-même;le poète, en le créant ainsi, a été vraiment l'interprètedu peuple tout entier. La jeunesse athénienne, en par-ticulier celle dos anciennes familles, revit dans le per-sonnage de Néoptolèmo comme dans celui du jeuneHémon, habile et discret, respectueux envers son père

jusqu'au moment où la colère l'emporte; on la recon-naît mémo en Oreste, dans plusieurs scènes à'Électre,notamment dans colle du début où nous l'entendonss'entretenir avec son fidèle pédagogue. Ulysse, dans

Philoclète, n'est pas non plus, purement et simplement,le héros de l'ancienne épopée. Il y a en lui de l'Athé-nien élégant et homme du monde, qui sait plaisanteragréablement, même sur les principes de la morale.« De l'audace, dit-il au jeune Néoptolèmo; la justice dede nos actes éclatera plus tard. Il faut que tu te fasses

impudent avec moi pour quelques heures no t'en dé-

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S?â CHAWTBEVI. – S0PHOOI.E

fonds pas, ApnNscola, pondant toat le reste de ta vie,

sois appelé to plus pieux des mortols >. » Los femmes

mémos de Suphoclo, tout homériques qu'elles sont au

fond do l'aine, n'en portent pas moins la marque de

leur temps. Appolées par les exigences des sujets lé-

gendaires à jouer un rôle actif, ollos sentent bien quece n'est pas l'usage à Athènes, et elles s'en justifient

En outre, la réflexion contemporaine pénétré en elles:

elles ont médité sur leur destinée. « Souvent, disait

» une d'entre elles dansia tragédie perdue ûeTérëe, sou-

» vont.quand j'ui pensé à notre nature, à nous femmes,

»j'ai senti le peu que nous sommes. Dans notre enfance,

»nous vivons, il estvrat.de la vie la plus douco n'est.

« ce pas un charme pour tous que d'ignoror? Mais quanda nousatteignons la jeunesse, quand s'éveille la pensée,» on nous chasse au dehors, on nous vend loin des dieux

»dc nos pères, loin de ceux qui nousont donné le jour;» los unes vont chez des étrangers, los autres chez des

barbares, et quand une soule nuit a serré le lien de

»notre vie, il faut louer notre sort et dire qu'il est bon3. ),

Déjanire, dans les Trachimennes, a dos réflexions sem-

blablos 4. Si elles ne dégénèrent jamais chez Sophocle,comme chez Euripide, en dissertations, elles n'en sont

pas moins, souvent, présentes et sensibles, alors mémo

qu'elles demeurent en quelque sorte latentes.

V

Les parties chantées sont loin d'offrir dans les tragé-dies de Sophocle le môme développement que dans

1. Philoctète,v. 82.2. Discussiond'Antigoneet d'Ismènedans la premièrescène

d'Antigone.Cf.Électre,254.3. Fragm. 52t,Nanek.4. Trackiniennes,141.

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LE POÈTE LTfftlQUE 373

Kist, de !a Litt. gnafœ. -"S. ta. 18

cottes d'i&chylo. Malgré cota, olles on forment encore

un élément important ot ellos noua révèlont un des

plus remarquables aspects de son génie poétiqueUn des chœurs d'Aristophane, celui do la Paix, énu-

mérant les biens qu'il attend de la cessation dos hosti.

lités, vante lo plaisir d'entendro au jour dos Dionysieste son des flûtes, les tragédies, les chants do Sopho.

cle » C'était un charme pour le peuple athénien; et,

quatre siècles et demi plus tard, la même impression se

retrouve dans un jugement de Dion Chrysostomo « Si

» les chants do Sophocle, dit-il, n'offrent pas, comme

»ceux d'Euripido, uno abondance du pensées pratiques,» uno exhortation constante à la vertu, ils ont en re-

» vancho une suavité enchanteresse qui s'allie à la

» grandeur (rçSwiivOwijmmjtîivxxl jwyaXoTCpéirjtav)3.» On

ne saurait mieux dire le lyrisme do Sophocle a en

effet autant de grâce quo do noblesse, il mêle à la

majesté dithyrambique do celui d'Eschyle la finesse ra-

vissante d'un art nouveau et vraiment attiquo. Un témoi-

gnage ancien nous apprend qu'il introduisit le premierdans les chants de la tragédie la mélopée phrygienne 4:

il prêta donc à sos chœurs et à ses personnages des

accents plus féminins, il mit dans la mélodie quelque

chose do plus délicat et de plus tendre, il sut remuer

au fond des coeurs des fibres plus intimes.

Cette nouveauté était d'ailleurs une nécossité, Es-

chyle développait largement la ponséo et les sentiments

t. Consulterparticulièrement sur ce sujet: Muff,DiechorlscheTechnikde»Sop/ioklesO. Henze, Dtr Chor-desSophoklesH. H.Schmidt,DieKunstformenderGrieehiichenPoesie,t. II; et l'ouvrage«itôdoMasqueray.

2.Aristoph.,Paix,531et la scolie.3.Dion,Discours53. Il ajouteque la baautddeces chantsjusti-

fiele motd'Aristophane O 8*a5SoyoxHo-jçtoOfiéXiTixsxpi[iévouâ;«cspxaSfoxoumpiiXeigeto<rti|ta.

4. Aristoxêne,dans la Vieanonyme.

Page 282: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

3?4 CHA PITRE VI. – SOPHOCLE

dans dos compositions lyriques encore étenduos il dis-

posait do strophes entières, ou même do groupes de

strophes. pour traduire les phases do chaque situation.Chez Sophocle, au contraire, la partie lyrique est ré-duite. L'olfet qu'Eschyle produisait lentement et qu'ilpiolongeait à loisir. il doit, lui, l'obtenir en peu de

temps et le condenser ». Cela l'oblige à donner plusd'importance relative à' chaque détail, et do là vient

quo souvent dans sos chants la strophe se décomposenettement en périodes qui ont chacune leur unité a.Son grand mérite est d'avoir su, tout en appliquant ce

principe nouveau, se garder de ses inconvénients. Na-turellement étranger à tout artifico compliqué, il mar-

que ces fines divisions d'uno main si légère que nil'unité, ni la simplicité de l'ensemble n'en sont com-

promises. Quelque valeur que prennent certains détails,l'intention générale ressort avec autant de force quode clarté rien de subtil, ni do mesquin point de pe-titesso d'aucune sorte; un art libre et sain, qui a soucide la grandeur, alors môme qu'il s'attache aux chososdélicates.

Les chants des chœurs furent pour Sophocle l'objetd'une étude très réfléchie. Il avait écrit un traité surle chœur, et peut-être faut-il conclure du témoignageobscur de Suidas qu'il y opposait la manière nouvelle,la sienne par conséquent, à celle du siècle précédent,telle que l'avaient pratiquée Thespis et Chœrilos 3. De

nos jours, on a a cherchéà déterminer quelques-uns desprocédés techniques de ses compositions chorales, en

particulier à découvrir ermment il distribuait les par

i. H. Schmidt,ouv. cité, t. ï. p. 88.2. Voirpar exempleChrist,Uetrik,g 702.

3. Suidas, £ofoxÀS)c x«l SypouJ/s. Xiyov xataXoYÔBvjv nepi toO xopoO,

npo; <9tauv xal XoipiXov àïomttfiuvoc. Texte d'ailleurs suspect, di-

versement corrigé.

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LE POÈTE LYRIQUR S73

ties d'un choour outre les divers groupes de choreutes.De cos recherches sont sorties un certain nombre de

conjectures plus ou moins vraisemblables; elles n'ontétabli aucun principe général qui puisse être relevé ici.

Essayons, sans nous on préoccupor autrement, de faire

ressortir tes caractères dominant:* du lyrisme dans leschœurs de Sophocle.

Comme chez Eschyle, les chants du chœur chez So-

phocle sont étroitement liés à t'aetion; mais en géné-ral, les vues personnelles du poète ne s'y montrent

point. Ce qu'expriment les chœurs de Sophocle, ce sont

leurs propres impressions, toujours naïves et profon.des, à propos des événements qui s'accomplissent. S'ils

énoncent des ponsées générales sur la destinée hu-

maino, sur la puissance des dieux, sur les grandes lois

du monde moral, ils leur donnent un caractère popu-laire plutôt que philosophique. Par là même, ils ont

moins de grandeur mystérieuse, moins de hauteur

théologiquo quo ceux d'Eschyle, mais en revanche- ils

sont plus simplement humains et par conséquent plustouchants. Exprimant fidèlement le caractère propre do

chaque groupe de choreutes et la mobilité de ses émo-

tions, ils changent de nature d'une pièce à l'autre et

ils offrent dans une môme tragédie une variété vrai-

ment dramatique.Pour cela d'aillours, Sophocle n'a pas besoin d'arti-

ficos apparents c'est par la mesure juste et délicate,

marque sûre de la sincérité poétique, qu'il excelle jus-

que dans l'essor de l'imagination. Alors même que l'ac-tion est à peine engagée, quant les sentiments en jeusont encore incertains, il sait on tirer, sans forcer les

choses, des motifs lyriques du plus grand effet. la pa-rodos d'Œdipe roi, une des plus belles de son théâtre,

peut être citée ici comme le type do ces morceaux qui

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878 CHAWÏIIBLVI. -• SOPHOCLE

vraiment n'appartiennent qu'à lui Au milieu do la

désolation publique, un oraclo, apporté do Delphes par

Créou, vient do fairo naflro dans Thèbes, ravagée par

la poste, une lueur d'espoir; on se roprondà croire au

salut possible ot on prio avec plus do eonfiunco, tout on

gémissant. Voilà ce qu'expriment les vieillards du

chœur, lorsqu'ils outrent dans l'orchestra. Lo premier

eouple do strophes accompagne leur marche, ot tes di-

podios dactyliquos do tour chant marquent avec une

sorte do pompe religieuse lour pas lent ot grave. Lo

langage lyrique, comme lo rythme, traduit la solennité

do ce moment où Thèbos ostdans l'attonte, où le rayon

de l'espérance apparait. à travers to nuage sombre, sans

le déchirer encore

« 0 parole de Zeus, douce et suave, qui es«tu, voix du sanc-

tuaire d'or, toi qui viens de Pytho dans la glorieuse cité,–

dans les murs thébains? Mon urne se tend vers toi du sein de

l'eflroi, toute palpitante, dieu des suppliants, dieu de Dé-

los, dieu qui guéris I et, pleine de ta crainte, ma pensôe

cherche, soit en un temps prochain, soit au cours des ans à

venir, ce que tu feras pour nous en ce nouveau besoin. Dis-

le moi, enfant de l'Espérance aux uiles d'or, verbe divin 1

» Mon premier appel est pour toi, fille de Zeus, divine

Athéna – et pour ta sœur, souveraine de notre terre, – Ar-

témis, qui dans le cercle sacré de l'agora, siège sur son trône

glorieux puis pour Phœbus aux traits divins, io Tous

trois, puissants contre le mal, révélez-vous à nous I Et si

déjà une première fois, quand un noir fléau s'est abattu sur la

ville, vous avez chassé au loin la flamme de l'ardente

souffrance, venez, aujourd'hui encore. »

Cet élan contenu est lé caractère du morceau tout en'

lier, avec des nuances dramatiques. A ces deux stro-

phes do priera succèdent deux strophes de plainte le

ravage de la mort dans la cité, avec son horreur; quel-

ques traits descriptifs, brefs et pressés, des visions de

OEdiperoi, 151.

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LE POÈTE LYRIQUE 977

deuil et d'angoisse, qui sachèvont dans des imagesd'un sombre éolal

« L'un après l'antre, Thëbes voit ses enfants, comme un vol

d'oissoux rapides, -plus prompts qu'un jet de ftammes dévo-

rante», prendre l'essor vers la rive du dieu de l'Erâbe. »

Et dans l'antistrophe

« La lueur du Péan brille au milieu de la clameur gémis»santé – contre ces maux, fille rayonnante de Zeus, en-

vole-nous la douoe apparition du salut. »

Ainsi le chant, qui avait passé do la prière à la plainte,roviont à la prière, et colle-ci remplit les deux derniè-

res strophes, toujours somblable à elle-même quant au

sentiment général, mais plus ardente, plus impérieuseet pressée, jetant son appel aux dieux sur des notes

prolongées et s'attachant avec passion aux images d'où

rayonne l'espérance supromo

« 0 roi lyoien, que de la corde d'or de ton arc puissentces traits qui ne sont qu'à toi, ces traits que rien n'arrête, vo-ler au loin, traits de guérison et de salut 1 et viennent aveceux ces flambeaux divins, – ,ces brandons éclatants d'Arté-

mis, qu'elle agite, bondissante, dans la montagne de Lyoie.Et celui qui porte la tiare d'or, je l'appelle aussi, lui qui

a le même nom que cette terre, Bacchus au front empour-pré, dieu d'évohé, pour qu'abandonnant son cortège de mé-

nades, il apparaisse dans la lueur toute resplendissantedes. torches de pins, chassant le dieu cruel, abominable &

tous les dieux. >>

Dans beaucoup de stasima do Sophocle, la grandeurde la pensée ajoute au charme naturel de sa poésie ly-

rique un autre genre de beauté. Une idée générale, lim-

pide et simple, mais très haute et très large, qui naît dos

événements mômes du drame, apparatt tout à coup en

pleine lumière, et s'y déploie magnifiquement dans les

strophes du choeur, comme les circuits d'un fil d'or

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27a CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

dans un tissu aux belles nuances. Dans Antigone,

quand la violation du décret récent vient d'être dénon-

cée à Créon sans que l'auteur on soit encore connu,le chœur se met à chanter, non sans un certain effroi

religieux, l'audace de l'homme. Il le montre, avec une

merveilleuse richesse d'expressions, conquérant les

mers et los traversant « sous le grondement des flots

amoncelés », domptant la terre infatigable qu'il assu-

jettit « au cycle des labours, ronaissants d'année en

année », soumettant à ses volontés les animaux de

l'air et des eaux, ceux des forêts et des champs, assu-

rant enfin sa vie contre la dureté des éléments, fondant

les villes, fier do sa parole et de sa pensée, mais im-

puissant contre la mort. En quatre strophes, pleinesd'un élan superbe et d'une grave philosophie, toutes

les victoires de l'humanité passent ainsi devant nous

pour s'arrêter comme suspendues devant la défaite

inévitable. Aussi grave et religieux qu'Eschyle quantà l'idée fondameutale, Sophocle, dans de tels chants,diffère profondément de lui par une élégante brièveté,

par le développement facile de la pensée, par l'absence

de mystère et de lointains obscurs,par ladouce lumièredont sa poésie est toute pénétrée.

Et cesgrandes idées, chez le nobleet charmant poète,se mêlent toujours de sentiments délicats et gracieux

qui semblent naître à profusion de son heureuse nature.Dans la même pièce, quand lejeune Hémon,prenant la

défense de celle qu'il aime, a osé tenir tête à son père,

Sophocleprête au chœur confondu une sorte d'hymneà l'amour tout-puissant, à l'amour maître du monde,

qu'on croirait fait de charme léger et de faiblesse, mais

dont la force est invincible. Ce double caractère dudieu

est aussi celui du chant da Sophocle

a Êi'os, vainqueurà qui rien ne résiste, Éros. qui te

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LE POÈTE LYRIQUE 370

saisis des plus puissants, toi qui, sur les joues déliantesd'une vierge, te reposes pendant la nuit, tu franchis aussiles mers et tu habites les demeures rustiques nul parmiles immortelsne peut t'éehapper, nul parmi les hommoséphémères; et celui que tu possèdes est en proie au délire.

o C'est toi qui, poussant le juste lui-même A l'injustice, –

égares sa volontépour son mal; c'est pour toi aussi que ladiscordeentre ces hommes, – père et iils, s'est élevée en tu.multe. Vainqueur éelatant, le désir qui vient du regard ca.ressant de la jeune fille, partage l'empire du mondeavec les lois souveraines; car tout cède, quand elle se joue denous, à la déesse Aphrodita »

Une sorte de sérénité brillante, une grâce Gère et

calme, associée à une émotion sincère et à une penséetoujours droite et ferme, voilà bien ce qui caractériseen générât le lyrisme de Sophocle. Il n'abuse jamais nide la réflexion abstraite comme Eschyle, ni de la bro-dorie descriptive comme Euripide. Alors môme qu'il dé-

peint la nature, comme dans le chant bien connu relatifà Colone, il suit une idée qui l'empêche de s'égarer dansde vains détails. Il ne décrit pas son pays pour le dé-

crire, au gré de souvenirs plus ou moins capricieux ille décrit pour le louer, et, tout à son dessein, il rapporteses traits principaux à une môme conception, qui s'im-

pose à nous par son unité poétique et vivante. Sophocle,dans la poésiolyriquecomine ailleurs, est toujours l'Hel-lène par excellence, chez qui la raison apparait danstout ce que créent l'imagination et le sentiment.

11y a pourtant dans ses tragédies tout un groupe dechants où la fantaisio se joue avec une liberté particu-lière. Co sont les hyporchemes joyeux et dansants qu'ilaime à insérer, pour produire un contraste émouvant,un peu avant la catastrophe, ou tout au moins avant les

péripéties décisives du drame. Il s'agit alors d'exprimerun sentiment fugitif de joie, dû souvent à une illusion,

1. Antigone,781.

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88G CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

et, pour traduire cette allégresse subite, sa poésie prendelle-même une légèreté d'essor qui appolait naturelle-

mentiadanse. Quand le chœur, dans OEdipe roi, apprend

qudUipe n'est pas fils de Polybe, mais qu'il a été re-

cuoilli, enfant, dans une vallée du Cilhéron, un pressen-timent trompeurlui fait croire qu'il est fils d'un dieu, et,

plein d'une soudaine confiance, il célèbre le glorieux mys-tère

« Si mon âme pressent, si mon esprit a son instinct, non,par l'Olympe, ô Cithéron, nous ne négligerons pas, quand lalune va briller en son plein, de te célébrer au nom d'Œdipe,Heu de sa naissance, montagne nourricière et maternelle, etnous irons vers toi en dansant, parce que tu fus bienfaisanteà nos maîtres. Phœbus, Phœbus, que nos chants soient agréésde toit

» Laquelle, ô enfant, laquelle t'a mis au monde, d'entreles nymphes immortelles? Est-ce Pan, le divin coureur des

montagnes, qui l'avait aimée? Ou bien a-t-elle dormi dansles bras de Loxias? car les régions sauvages lui sont touteschères. Et peut-être est-ce le roi du Cyllène, peut-être est-cele divin Bàcclùos, habitant des hautes cimes, qui t'a reçu,pour t'élever, d'une de ces nymphes de l'Hélicon, avec les-quelles il se platt à jouer »

Le pathétique, terreur, attendrissement ou pitié, ne

manque pas non plus au lyrisme do Sophocle; et c'est

surtout dans les dialogues chantés qu'il éclate. Comme

les chœurs, ces dialogues sont plus restreints on étenduo

chez lui que chez Eschyle ils sont ou mémo tempsd'unestructure plus simple. Les artitices de composition con-

viennent peu à des situations qui serrent le cœur. La

sincérité délicate do l'art do Sophocle devait viser en pa-reil cas à laisser le plus possible au sentiment sa forme

naturelle et naïve, on se contentant de l'idéaliser par le

rythme et par la mélodie. Son chef-d'œuvre en. ce genreest peut-être te dialogue d'OEdipe et du chœur, lorsque

l. Œdiperoi, m&.

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Il Il LE POÈTE LYBIQUfi 281

le malheureux, après s'êlre crevé les yeux dans un

transport de rage, sort de son palais, le visage ensan-

glanté, cherchant sa route, épouvanté des ténèbres

qui l'environnent et do l'espace vide où se pord sa voix.

Toute la partie lyrique de cette scène se réduit à deux

couples de strophes, précédées d'une sorte d'introduction

anapestique, où le chœur, qui aperçoit OEdipe encore

caché au public, exprime son effroi. Chaque strophe se

partage entre ÛEdipo et îa chœur, de façon à faire res-

sortir, par l'opposition et le rapppochement des rythmes,la souffrance d'une part et la compassion de l'autro. Cet

artifice élémentaire est le seul dontSophocle ait voulu se

servir. Pour traduirel'horreur de la situation, îo lyrismedu grand poète s'est fait aussi simple que possible. Le

chant d'GBdipe n'est qu'un long cri de souffrance, une

sorte de gémissement, tumultueux et prolongé; des

phrases à peine faites, où les mots se pressent, entre-

coupés; dea sensations poignantes, qui peu à peu se

fixent dans un sentiment désespéré.

« Œdipe. 0 nuage de ténèbres, que je né peux dissiper, quivient sur moi, qui m'épouvante, nuit profonde, qu'aucunsoufflene chassera jamais. Hélas! hélas encore I quel aiguil-lon me déchire, souffrance et souvenir tout â la fois ?If

» LE coryphée. Je comprends, en voyant de tels maux,cette double plainte qu'appelle une double souffrance.

» Œdipe. Ah une parole d'ami. Oui, toi, tu m'es attaché,tu me restes encore; tu me supportes, moi, aveugle, et tuas pitié. Hélas 1que je souffre t mais je sais qui tu es, je te re-connais dans la nuit qui m'environne, ù ta voix du moins.

» LE coryphée. 0 affreuse action 1 Commentt'est venu ce

courage de te priver toi-même de la vue? Quel dieu t'a pousséà le faire?`t

» Œdipe. Apollon, 6 mes amis, Apollon; c'est lui qui afait en moi ce mal, ce mal affreux, et c'est moi qui en souf-fre. Quant au coup fatal, nul autre ne l'a porté que moi seulô misérable. A quoi bon voir encore, quand je n'avais plusrien voir qui ne fut amer?

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asa chapitre, vi. – sophocle

» LE coryphée. Cela est vrai, tu le dis toi-même.

» Œdipe. On pourrais-je porter mes regards? où réjouirmon cœur? Quelle parole entendre encore avec plaisir, ô mes

amis? Emmenez-moibien loin d'ici, le plus tôt possible, em-

menez, amis, ce fléau vivant, cet homme de malédiction, le

plus odieux à la divinité qui fut jamais.» LE coryphée. Aussi digne de pitié par tes pensées que

par tes souffrancesmêmes, combien j'aurais voulu pour toi

que tu ne fussesjamais né à la connaissance « »

Dans Ajax, dans Electre, dms Anligone, da.mPhiloctèle,

nous trouvons des dialogues lyriques dignes d'être rap-

prochés de celui-là. La même force d'expression, la même

puissance d'effets avec la même simplicité de moyens.

En revanche, les monodies sont extrêmement raresdans

le théâtre de Sophocle. Quelques vers du rôle d'Antigone

dans Œdipe à Colone (237-253) et de celui d'Héraclès,

dans les Trachirùermes (1004-1043) ne peuvent être cités

que comme des exceptions. Il y a lieu d'on rapprocherla fin du dernier dialogue lyrique entre Philoctète et

le chœur (Philoctète, 1170-1217), quiest aussi un chant

affranchi de la symétrie antistrophique. Mais il est re-

marquable, que, même on usant de ces nouveautés,

Sophocle garde une sévérité d'allure bien différente des

fantaisies parfois capricieuses d'Euripide. La valeur de

la pensée ou du sentiment reste toujours pour lui la

chose principale; car rien n'était moins dans sa nature

que de chercher à séduire l'oreille ou les yeux sans

parler à l'âme.

VI

Grand poète lyrique par conséquent, Sophocle a eu le

mérite, qui avait manqué à Eschyle, de ne l'être pas

partout. Chez lui apparalt pour la, première fois la dis-

l, Œdiperoi, 1301.

Page 291: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 283

tinctioa nette entre la langue du lyrisme et collo du

simple dialogue. Celle-ci se dégage do celle-là, sans vio-

lence, mais résolument. Elle reste forte et brillante,

grave et tière, très au-dessus de la prose >, et pourtantelle atténue à dessein sa forco et sa hardiesse natives,afin de paraître plus naturelle. Il est probable que cette

transformation intime dn langage tragique a dû conter

à Sophocle une longue étude. Il a pu lui arriver au dé-

but de n'y réussir qu'à moitié. Quelques anciens ont

noté chez lui des disparates brusques et choquantes.Cette impression provenait sans doute pour eux des œu-

vres aujourd'hui perdues de sa période d'essai Dans

les chefs-d'œuvre subsistants, tien absolument ne sem-

ble la justifier. Certaines parties sont plus ornées, par

exemple les récits d'autres ont plus de hardiesse, parce

qu'elles traduisent de vifs mouvements de l'âme d'au-

tres sont simples, et nous charment surtout par la dé-

licatesse de l'expression, qui reflète celle du sentiment.

Nulle part, l'enflure creuse ni la platitude vulgaire. Bien

loin que ce langage manque d'harmonie intime, tous

les éléments dont il se compose sont comme fondus en

un métal sonore et brillant, qui vibre avec plus ou

moins de force, mais sans dissonances.

Comparé à celui d'Eschyle, ce langage nous charme

d'abord par le jeu, bien plus libre et varié, qu'il permetà la pensée. D'une génération à l'autre, un grand pro-

grès intellectuel s'est fait dans le monde grec. Au lieu

1.C'est ceque Quintilienappelle« Gravitaset cothurnusetsonùsSophoclis,»,X, i. 68.

2. Denysd'Halle, Vet.script,cens.,2, H 'O (ilv(Sophocle)«o«i-tix&ctottv4vtoT(&v&|ta«txal«oXXâxtcêxnoXXoQtoû(MyéSouctUSuxxevovx&|iitovêxitlnrcov,olovel«ÎSiwtix^mnentitaunxanstvàrniaxatépxsTeti.Plutarque,de Audiendo,p. 45,13 Mi(i'{iaiToS' &»tiç .EùputfBoorii*l«Vt4v,SofokUouc&t))v&via|M\(av. Longin,Subi.33 'O Skniv8ïpoçxal 42o?0xX^çM |tWotovnénvtimfUyovattij fopî, vgtwuv-rai SI4X(f<oçnoXXixiCxatTtlmouaiv&tx>xè<rttxt<x.

Page 292: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

g84 CHAPITREVI. -"SOPHOCLE

do voir les choses un pou on gros, on commence à les

analyser, on on saisit mieux les aspects divers, on dis*

cerne des rapports délicats qui échappaient à dos es-

prits moins exercés. Cos qualités nouvelles devaient

alors s'aceusor de jour en jour plus vivement dans la

société athénienne. Sophocle n'aurait pas été de son

temps s'il ne les oût appréciées et s'il n'en eût commu-

niqué quoique chose à la poésie même. Une lino préci-sion dans le choix et l'omploi des termes dénote sou-

vent chez lui le contemporain do Thucydide et de Pro-

dicos. Presque toutes ses expressions sont pleines de

sens non seulement elles frappent à l'audition, mais

elles invitent à réfléchir. Co qu'il emprunte soit à la

langue homérique, qu'il connaît à fond, soit à l'usagede ses contemporains, il se l'approprie et il le rajeunit,s'il y a liou, par une justesse naturelle et une aorte d'a-

dresse suggestivo, qui double la valeur des mots1. D'au-

tre part, il évite soigneusement l'excès do l'analyse et

tout co qui est de l'école plutôt quo du théâtre Toute

déliée qu'elle est, sa langue reste toujours concrète et

colorée. S'il aime l'antithèse les distinctions et même

les définitions, c'est à condition que rien de tout cela

ne soit trop apparent ni trop subtil. Avant tout, il ne

veut pas quo ses personnages aient l'air de sophistes.Par suite, le langage tragique chez lui est éminem.

ment propre à la peinture vive des caractères Il

excelle à marquer en tout le degré juste et l'accent

personnel. Écoutez Ulysse, dans la première scène de

Philoctète, quand il donne ses instructions au jeune

1. Otfr.Müller,Hist.dela LUI.gr., t. II, p. 483,trad. Hillebrand,édition in-12 t Sophocleaimeà faireressortir dans les motsune

significationqu'onn'estpashabituéà ychercher il lesprendplutôtdans leur sens primitifque dansleur acceptiontraditionnelle.>

2. Il a au plus haut degré la qualitéque lesGrecs appelaientta

tjOixAv.Arist., Rhétor.III, 7 r,9ixiiligtc>àpitixtouoaix£rta>Y*v«Egsi.

Page 293: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA IjANQUE 383

Néoptolème II devine, tout en parlant, la résistance se-crète que lui oppose la loyauté nalive dufils d'Achille, et,pour la vaincre, son langage se fait tout à la fois cares-sant et moqueur, presque léger, comme celui d'unhomme qui ne veut pas discuter sérieusement avec des

scrupules d'enfant, et pourtant grave au fond et pres-sant. Il met en avant à dessein les gros mots de vol, de

déloyauté, afin do les affaiblir d'avance par le pou de cas

qu'il semble en faire; il flatte le jeune homme dans ses

espérances de gloire, et il le désarme par la crainte duridicule qui s'attache à la naïveté. Voila ce que le poèteexprime avec une justesse de termes et une souplesse de

phrase qu'il est impossible de bien traduire. Et lorsqueaux idées se mêle une émotion vive, ressentiment ou pi-tié, colère contenue, indignation secrète, ne semble-t-il

pas que les mots dont il se sert, par leur valeur propre,par leur sonorité, par la place qu'il leur donne, suggèrentd'oux-momos à l'acteur les accents et les inflexions ap-propriés ? Antigono rapporte à Ismène la proclamationde Créon contre Polynico ses paroles ont quelque chosedo vibrant l'ironie, l'attendrissement, une audace vi-rile, une pitié toute féminine, la vue nette et affreusodes choses, une horreur religieuse et un certain orgueildo race y créent des expressions et des tours pleins devie et do naïveté

«Eh quoi1 jusquedans la mort, Créon ne sépave-t-il pasnosdeux frères, accordant ù l'un les derniers honneurs ettraitant l'autre indignement? Êtéocle, m'a.t-on dit, a reçu delui la sépulture,ce qui était juste; et il repose dans la terre,honoréparmi les morts. Maismon autre frère, mort misera.blement, Polynice, un sadavre, on dit qu'il a défendu aux ci-toyens par la voix du héraut de l'ensevelir, défendu mêmedele pleurer! Et il faut le laissar là, sans larmes, sans hen.neurs funèbres, pâture offerte aux oiseaux avides, qui s'élan-

1. Philœtèle,77-85.

Page 294: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

380 CHAPITREVI. – SOPHOCLE

cent pour le dévorer, Volli\, dit-on, voilAce que le généreux( Uôoncommande, Atoi, A moi, – oui, A moi, je la répète, –

par une proclamation publique. Et il va venir lui pour faireconnaître ces ortlres i\ ceux qui los Ignorent, pour lesfaire re-tentir bien haut; et il n'estime pas qu'il s'agisse 1Ade peu dechose, mais Aqui désobéira, la peine qu'il inflige d'avance,ei'estd'ôtre lapidé par les citoyens.C'est 1Aco qui sepasse, Is-mùne, et maintenant tu vas montrer si tu es généreuse, ousi,née de nobles parents, tu les démens par ta faiblesse >.Il

Grâce à ces qualités, la langue de Sophocle est sans

égale dans l'argumentation dramatique. Quand dos por.

sonnages de théâtre raisonnent et discutent, quand ils se

justifient ou qu'ils accusent, il est nécessaire, pour

qu'ils restent dramatiques; quo leur caractère propre se

marque dans tous les détails do leur argumentation

pour pou que celle-ci se détache d'eux et devienne im-

personnelle, elle sort dus conditions du drame. Chez

Sophocle, cela n'arrive jamais; car, dans ce langage vi-

vant et varie, dont il est le maitre incomparable, l'idée

no se sépare point du sentiment; elle apparaît, non

abstraite ni morceléo par une subtile analyse, mais

comme sortant d'une âme, touto frémissante et toute

colorée. Et pourtant cette même langue a aussi dos res-

sources logiques déjà nombreuses et variées, dont elle

use habilement. Les preuves s'organisent, s'opposentles unes aux autres, se renforcent mutuellement, s'ac-

cumulent les rapports des pensées sont marqués avec

finesse et sûreté. En ce genre même, on ne peut nier

qu'il n'y ait parfois chez Sophocle, commechez Thucy-dide, un certain excès: il lui arrive, ainsi qu'au grandhistorien, d'être obscur en voulant être trop exact et

trop précis.Sa force pathétique, nous l'avons déjà mise on relief

en parlant de son lyrisme. Mais il est indispensable

1.Anligone,21et suiv.

Page 295: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SALANGUE 287

d'ajouter que Sophocle, à la différence d'Eschyle, n'a

pas besoin du chant pour traduiro la souffrance. Le

simple langage parlé lui suffit car sa langue, si sa-vante dans l'expression des idées, est pourtant naïveet simple dans celle desémotions; et quand il faut pein-dre les grands déchirements do l'âme, ello est ardenteet pathétique, elle trouve des mots qui vont au cœur,et elle les jette avec une hardiesse et une liberté ad-mirables. Nulle trace alors de raideur antique, nulle

emphase gênante; une phrase irrégulière, d'une spon.·

tanéité saisissante, qui tantôt se prolonge en plaintes,tantôt se brise on sanglots et en imprécations; do sim-ples cris de douleur parfois; la, des tours brusques, desmots entrecoupés, ailleurs des accumulations voulues,sous lesquelles apparaît le flot des sensations aiguës oudes sentiments déchirants. Sans doute, cotte liberté pa-thétique du langago semble s'iUro accrue peu à peuchez Sophocle par l'influonco des exemptes d'Euripide.Mais si l'on veut remarquer combien elle serévèlo déjàvivement dans Ajax, il ne parait pas possiblode lui rofu-ser ^'honneur de l'avoir introduite dans la tragédie 1. La

puissance d'imitation, qui est un des dons du poète dra-

matique, éclate dans tous les détails de telles scènes.Mais, dans cotteimitation, jamais rien de brutal. Mémoen interprétant par les mots la souffrance du corps,Sophocle reste grand poèto par une certaine dignité du

rythme et de la phrase, par des traits de haute imagi-nation, par je ne sais quelle intluonce noble de la pen-sée jusque dans le tumulte des sensations.

Cos mérites réunis constituent l'atticisme de Sophocle.M. Jules Girard l'a heureusement déOni dans des lignesqui méritent d'être retenues « Pourquoi la poésie de» Sophocle est-elle si réellement athénienne ? N'est-ce

1.Ajax,457et suiv.,815et suiv., 915et suiv.. 991et suivante

Page 296: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

388 CHAPITRE VI. – SOPHOCLE

» pas parcequ'il y a dans les expressions une mesure» et un tact exquis, uno simplicité puissante, une ôié-tagance nuturollo, parce qu'elles sont, pour ainsi dire,» malgréla hardiesse et la concisiondu style, éclairées» par une lumière limpido et pénétrante ? » Cela est

vrai, et co qui est dit là du style do Sophocles'appliqueaussi bien à son art dans toute son étendue. C'est l'im.

pression dernière (lue laisse l'étude de ses oeuvres.

1.J. Girard,Éludessurl'éhqueneeat tique,|>.83.

Page 297: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

Biat. de la Lilt. grecque. T. m. V)

CHAPITRE VU

EURIPIDE

VIULiaORAPHIË

MANUSCRITS.Les manuscrits d'Euripide n'ont été classés

méthodiquement que depuis 18.>j,grâce au travail de Kirch-

hoff. M. Weil, dans VIntroduction qu'il a mise en tête de son

édition de Sept tragédies d'Euripide (Paris, 1868),les divise on

deux classes.

Les mss. de la première classe dérivent, dit-il d'un exem-

plaire qui contenait les neuf pièces suivantes Uéeube, Oreste,

les Phênielenmes, Médée, Hippolyte, Alceste, Andromaque, les

Troyenneset Rhésos Parmi- ces mss. il faut distinguer 1° le

Marcianus(n° 471 de la bibliothèque Saint-Marc ti Venise), du

xus siècle, qui ne contient plus aujourd'hui qu' Hécube,Oreste,les Phéniciennes, Andromaque et xa plus grande partie d'Hip-

polyte; c'est le meilleur de tous; – 2» le Vaticanus (n° 909 de

la bibliothèque du Vatican), du xn" ou du xmesiècle, conte-

nant les neuf tragédies de l'exemplaire primitif; 3« le ins.

de Copenhague (n»417 de la bibliothèque royale), duxm0 siè-

cle, contenant aussi les neuf tragédies, mais reproduisant pourles trois premières un exemplaire d'ordre inférieur; 4° le

ms. 2712 de la bibliothèque nationale de Paris, du xme siè.

cle également, contenant Hécube, Oreste, les Phéniciennes, An-

dromaque,Médée,Hippolyte. Ces quatre manuscrits, et un cer-

-tain nombre d'autres qui se rattachent au même groupe,

représentent, pour les neuf tragédies nommées, la meilleure

tradition; ce qui ne veut pas dire qu'ils ne renferment encoreune grande quantité de fautes graves. Les trois pre nières piè-ces, Hécube,Oreste,les Phéniciennes, forment ensemble le groupe

Page 298: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

S90 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

qui avait' Unipar être exclusivement étudié dans les écoles du

Bas-Empire.La seconde classe comprend des mss. d'ordre inférieur, qui

ont pourtant le mérite inappréciable de nous avoir conservédix autres drames d'Euripide. Les principaux sont t° le Pa-latinus (n° 287 de la bibliothèque du Vatican), du xiv° siècle,contenant, outre six tragédies de la première série, les septsuivantes tes Suppliantes, Ion, Iphigûnie en Tauride, JpMgénie àAulis, les Bacchantes, le Cyclope,lesHéraelides; 2° le Fhrmtinw

(xxxn, 2 de la bibliothèque Laurentienne), du xiv» siècle

également, contenant les tragédies de la première série eten outre celles du Paltltinus, plus les trois suivantes qui ne sotrouvent que la Hercule furieux, Hélène, Electre.

Sur les dix-neuf drames subsistants, il y en a donc sept quine figurent que dans deux mss. et trois qui proviennent uni.

quement du Palatinus. Les éditeurs modernes s'aident enoutre du X.oiaro; irefo/uv, tragédie byzantine faussement attri.buée à Grégoire de Nazianze, qui contient, sous forme de con-

tons, une foule de vers d'Euripide.Scolies. Les scolies d'Euripide proviennent principale.

ment des commentaires de Didyme Chalcentére, grammai-rien grec contemporain de César, et de ceux d'un certain

Denys; ils y avaient recueilli, résumé et complété les résul-tats des longs travaux des érudits alexandrins. Les mss. du

premier groupe nous ont conservé une partie de ces commen.

taires, relatifs aux neuf premières tragédies nommées. En

outre, les byzantins ont ajouté les leurs à ceux des anciens

pour Hécube, Oresteet les Phéniciennes. Au contraire les dix der-nières pièces, conservées par les mss. du second groupe, sont

presque entièrement dénuées de scolies.Le premier recueil de scolies fut publié en 1534, chez Junte

à Venise; il ne contient que de médiocres scolies, relativesaux sept premières pièces. Augmenté peu à peu, notamment

par Barnes (1694)et plus-encore par Matthiae(18l8), ce recueiln'a été soumis à une révision critique et complète que de nos

jours par G. Dindorf (Scholia graeca in Euripidis tragoedias,3 vol. Oxford, t883); dans cette excellente édition, la prove-nance des diverses scolies a été signalée avec soin. Une nou-velle publication des scolies d'Euripide a été commencée en1887par M. Schwarz.

Éditions. L'édition princeps des tragédies d'Euripide est

«elle des Aides, publiée à Venise en .<303j par les soins- de 0

Page 299: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

BIBLIOGRAPHIE 301

Marc Musurus t. C'est de ce.texte, emprunté il de médiocresmanuscrits et altéré par les conjectures de l'éditeur, que dé-rive la vulgate. Tout le travail critique et exégétique duxvi° et du xvii* siècle est résumé dans l'édition donnée en1094u Cambridge par Joshua Barnes; elle a eu longtempsune grande autorité, et ses chiffres sont encore conservés, fititre de référence traditionnelle, dans la plupart des éditionsmodernes. Ce travail fut continué avec un remarquablesuccès au xviii» siècle. Vnlckenaor, et après lui, Reiske, Brunek,Tyrwhitt, ont alors rendu les plus grands services A la cons-titution et a l'explication du texte du poète, soit par des re-

cherches, soit par des conjectures, soit par des observationscritiques et des éditions partielles. On en trouve les résultatsdans l'édition complète de Musgrave (Oxford, 4778) et danscelle de Beok (Leipzig, 1778-1788).

La xixe siècle a beaucoup fait pour Euripide, comme pourSophocle et pour Eschyle. Au premier rang des savants quil'ont étudié, corrigé et interprété, il faut mettre Porson et G.Hermann. L'édition de Matthiae (1813-29; 3*édit., 1837) re-

présente un peu confusément l'état de la science au commen-cement de ce siècle. De nouveaux progrès furent réalisés parG. Dindorf (Oxford, 1832-40; texte revu et corrigé dans sesPoetaemaki, 8»éd., Leipzig, 1869), par Fix (Biblioth. Didot,Paris, t84i), par Hartung (Leipzig, 1848-78).Mais les plusdécisifs sont dus a Kirchhoff (Berlin, 1833; 2° éd., 1867-8) et zlNauok (Leipzig, <8St; 2»éd., 1869-71).L'édition de Pflugk etKlotz, dont quelques parties ont été revues par M. Wecklein,est justement | estimée pour ses commentaires. Parmi les édi-tions partielles, il suffira de citer celle de Sept tragédies d'Euri-

pide (Hippolyte, Midée, Hteube, Iphig. à Aulis, lphig. en Tauride,Electre,Oreste), que M. Weil a donnée ù Paris en 4878; indé-pendamment de sa valeur critique, c'est un modèle pour laprécision et la clarté du commentaire. l,' Héraclèsde M. deWilamowitz (Berlin, 1889; 2° éd., 1893) est moins remar-

quable comme édition d'une tragédie isolée que par les pro-légomènes, pleins d'érudition, d'idées et de conjectures, quiremplissent tout le premier volume.

1.Quatre tragédies seulement, Thésée.'llippolyte,Alcesteet Andro-maque,avaient été publiées auparavant à Florence, en 1496,pro-bablement par Jean Lasjaris.

Page 300: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

389 CHAPITRE VII. BCBIPIDE

SOMMATOE

vie et caractère d'Euripide. II. Son oeuvre. Pièces subsistan-

tes. – II], Liberté d'esprit d'Euripide. Mobilité de sa pensée. Son

Imagination et sa sensibilité. Sa personnalité. IV. Absence de

théorie dramatique proprement dite. Tendances diverses. Variété

et unité. –V. Peinture dramatiquedes souffrances. des instincts ut

des passions, Affectifs naturelles.– VI. L'observation. Euripide

père de la comédie nouvelle. VII. Infériorité du lyrisme d'Euri-

pide. Grâce légère et fantaisie. VIII. La langue d'Euripide,

Euripide naquit en 480 avant notre ère, dans l'Jlo

de Sulamioe, le jour même où se livrait la bataille na-

vale qui a rendu ce nom à jamais glorieux •. Ce qu'on

rapporte au sujet de ses parents est contradictoire et

par conséquent reste incertain Toujours ost-il qu'on

1. Les sources principales de la vie d'Euripide sont cinq Vies.

anonymes ou non, une notice de Suidas, les indications du marbre

de Paros, les allusions d'Aristophane, dont il faut naturellement su

défier beaucoup, et enfin un certain nombre de témoignages dis-

persés. On peut consulter l'étude biographique très soignée quo

Nauck a donnée en tète de son édition d'Euripide, dans la collection

Teubner. Le principal ouvrage français sur Euripide est au-

jourd'hui celui de P. Docharme, Euripide et l'esprit de son théâtre,

Paris, 1893.

2. C'est la du moins la tradition commune (Vie I; Plut. Moral.717 c. Hesychius Illustris, dans Fragm. hist. gnec. de Millier. IV,

p. 163; Diog. Laerce, II, 45). Selon le marbre de Paros, il serait né

en 4S6.3. Son père s'appelait Mnésarchos ou Mnésarchides (Suidas, Ev-

pntibic CIO 6051et 6952, etc.), sa mère Clito (Vie I). Selon les uns,le père était cabaretier, la mère marchande de légumes (Fiel;

Aristoph. Acharn. 457, 478 Cheval. 19; Féles de Démêler, 456; Gre-

nouilles, 840, 947, etc.); selon d'autres, ils étaient tous deux de trèsbonne famille, tûv <x?48pas-jtîvwv(Philochore, dans Suidas, EùpsiriS>i;cf> Athén. X..p. 434 K). On raconte aussi qu'ils se seraient réfu-

giés en Béotie, que Mnésarchos même était béotien, qu'il aurait

subi le châtiment des banqueroutiers, été. (Nicolas de Damas, dans

Stobée, Florileg. 44).

Page 301: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA VIE ET SON CARACTÈRE âÔ8

ne sont pas dans son caractère ai dans ses idées, commechez Eschyle ou Sophocle, l'influence d'une traditionde famille plus ou moins aristocratique. 11n'y a rien enlui du vieil Athénien dès qu'il se révèle, il est dégagédu passé.

Le trait le plus frappant de sa vie, c'est qu'elle de-meura entièrement privée. Dans une ville où tout leinondo exerçait tour à tour des fonctions publiques, Eu-

ripide se contenta d'être poète. Non qu'il se désintéres-sit des choses do la cité, car ses tragédies en sont

pleines, mais il n'entendait s'y mêler qu'au moyende son art. Le théâtre était sa tribune; il ne se soucia

jamais de paraître à aucune autre.A son foyer d'ailleurs, il fut malheureux. Deux fois

marié, il eut la mauvaiso chance, semble-t-il, de ne ja-mais rencontrer une femme digne do lui. Son caractère,naturellement peu sociable en devint sans doute plusmorose. Nous savons peu de chose de ses relations de

société; on ne nous le montre pas, comme Sophocle,s'entourant d'amis ceux qu'il préférait, c'étaient en.core ses livres; il eut le premier dans Athènes une bi-

bliothèque considérable 2. Tout nous invite à croire qu'ilvécut surtout au milieu de cette collection sans cesse

accrue, lisant et méditant, donnant à l'étude la meil-leure part de ses jours et même de ses nuits. Ce futainsi qu'il dut principalement se familiariser avec les

plus remarquables philosophes contemporains, dont ona voulu faire ses maîtres ou ses amis, avec Heraclite,

Anaxagore, et Prodicos 3. Leurs idéos, quand elles se

t. Vie1 SxuOpwitô;si %a\aiivvou;xal «ùo«|p&ciçoivetoxctl(Hoiye-"kiùçxott|i«ror&»)c.Suidas 2xu9pu«<<;il ipxhrflosxalé|UiS{|{xalçsv-fwvtà«mivoudiac.

2. Athén.I, p. 3A.3. Suidas,Eùpiiti8i)«.Deeharme,Euripideet Anaxagore,Revuodes

Étudesgrecques,1889,p. 236.Cf.l'ouvragecité dumêmesavant,p. 25et suiv.

Page 302: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

294 CHAPITRE VII. – EUHIPIDK

rencontrent dans ses écrits, n'yapparaissent pas commedes souvenirs do jeunesse, comme des doctrinos fonda-mentales sur lesquelles so serait élevé peu à pou l'édi-fico de ses réflexions. Elles s'y offrent à nous bien plutôtcomme dos vues passagères, qui ont tenté un jour son

intelligence curieuse, qui l'ont charmé à la rencontre,et dont il s'empare un instant, sans adhésion décisivedu coeur ni de l'esprit. Aucun homme ne prit jamaispleine possession de cette nature mobile, aucun ensei-

gnement ne le domina. Socrate, qu'on a représenté sans

preuve sérieuse comme son ami, a pu être charmé de

quelques-uns de ses mérites, mais leurs directions d'es-

prit étaient en réalité bien diverses l'un s'enfermaitdans la morale, l'autre ouvrait son intelligence à tout:le premier tendait, à travers le doute, au dogmatisme,l'autre n'acceptait ni termede recherche ni méthode fixe.

Euripide demeura-t-il longtemps avant de se donnertout entier à la poésie? Malgré quelques traditions peucertaines, nous l'ignorons; on dit qu'il fut peintre et

mémeathlèto rien n'est moins prouvé. En 458, à l'âgede vingt-cinq ans, il prit part pour la première fois auconcours tragique et y présenta entre autres pièces lesFilles de Pélias; il n'obtint que le troisième rang 2. A

partir do ce moment, il travailla constamment pour lethéâtre. Peu favorisé d'abord du public athénien, il ne

remporta sa première victoiro que quinze ans plus tard,en 440 3; ilavait alors quarante ans. Il ne fut vainqueurque cinq fois en tout, dont une après sa mort ces cinqtétralogies représentent ensemble un quart environ de

f. VieI; Aulu-Gelle,XV,20; Suidas,l. c.2. VieI. SelonAulu-Gelle(XV,20, 24),il aurait commencé&

écrire des tragédiesdès l'âge de dix-huitans; si celaest exact, ilfaut admettreque ses premières tragédies furent jouées ailleursqu'au théâtre d'Athènesou qu'ellesnele furentpas du tout.

3. Marbrede Paros, èp.60.Aulu-Gelle, I.c.Soidaa,I. c

Page 303: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON (EDVUE 295

son oouvro dramatique. Nous ignorons los dates précisesde ses victoire, mais de ce qu'il n'obtint la première

qu'après quinze ans do luttes, on est en droit do con-

clure qu'il eut quelque peine à forcer la résistance do

l'opinion. Après les Filles de Pélias, jouées en 455, les

seules do ses pièces dont les dates soient attestées sont

les suivantes les Crétoises, Alcméon à Psophis, Alceste,

438; Médée, Philoctète, Dktys, les Moissonneurs, 431

Hippolyte couronné, Alexandre, Palamèdejes Troyennes,

Sisyphe, 415 Andromède et Hélène 412 Oreste, 408

Iphigénie à Aulis, Alcméon à Corinthe, les Bacchantes,vers 405, après la mort du poète

Sur la fin do sa vie, Euripide s'éloigna d'Athènes et

se retira d'abord chez les Magnètes, puis à la cour de

Pella chez le roi de Macédoine Archélaos, qui le reçut

magnifiquement s. Ce fut là, dit-on, qu'il composa sa

tragédie à' Archélaos,dont le héros était un des ancêtres

légendaires du roi son hôte 3. Il y mourut peut-être

par suite d'un accident, en 406, à l'âge de soixante-

quinze ans Il laissait trois fils, dont le plus jeune, qui

portait son nom, fut poète lui aussi et fit représenterles tragédies do son père Le grand poète athénien fut

enseveli en Macédoine, dans la vallée d'Aréthuse 6.

Athènes, privée de ses restes, lui éleva du moins un

cénotaphe, avec une inscription en vers, duo soit à Thu-

cydide, soit plutôt au poète Timothée 7.

1.Pour l'établissementde cette liste chronologique,voir Nauck,étudebiographiquecitéeplus haut, p. xxvh.

2. Suidas.EvpiittStie;Vie.3. VieI. Cf.Hygin, fab.219.4. VieI; Diodore,XIII, 103;selonle marbrede Paros, ép. 63,en

407.Sur les circonstances,voirDiodore,pass.cité;Aulu-Gelle,XV,20;Val.?Max.,IX,12;Etiennede.Byzance,p.116,1;Suidas,EùputESnc

5. VieI; Schol.Aristoph.GrenowUes.v. 67.6. VieI; Pausan. I, 2 Plutarque, Lycurgue,31,etc.7. VieI Paùsan.I, 2.

Page 304: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

29G CHAPITRE VII. – EURIPIDE

Il

On lui attribuait dans l'antiquité quatre-vingt-douze

pièces mais il semble que quelques-unes aient été

perdues de bonne heure et que l'authenticité de plu-

sieurs autres soit restée douteuse. Dix-huit tragédies et

un drame satyrique nous sont parvenus sous son nom

l'une d'entre elles, JRhésos,est considérée généralement

comme l'œuvre d'un autre poète. Si l'on ajoute à ces

dix-neuf pièces celles qui nous sont connues par divers

témoignages, on reconstitue une liste qui comprend

environ quatre-vingts nome, en laissant de côté ceux

qui semblent faire double emploi.Plusieurs des tragédies conservées nous montrent

combien il serait téméraire de vouloir deviner d'aprèsde simples titres les sujets traités par Euripide. Si nous

ne connaissions Hélène ou les Phéniciennes que par leur

nom, nous n'aurions aucune chance de déterminer ce

que le poète y a mis en scène. Il faut donc renoncer,

toutes les fois que les témoignages précis nous font dé-

faut, à des conjectures vaines; et, par suite, il est à

peu près impossible de dresser uno sorte de carte du do

maine mythique oxploré par Euripide, comme nous

avons essayé de le faire pour Eschyle et pour Sophocle.Nous nous bornerons à quelques remarques sur ce point.

Les grands sujets de l'ancienne épopée ne sont pasdélaissés par Euripide, mais ils sont loin de constituer

pour lui une matière unique et privilégiée. Parmi tous

les titres do ses pièces, on aurait peine à en réunir uno

1. Suidas et diverses Vies;Varron (dansAulu-Gelle,XVII.4,3)ne lui enrèeonnaitque soixante-quinze.Un marbred'Albano(GIG604)nousa conservéun cataloguedes piècesd'Euripide; cecata-

logue est malheureusomenttronqué, et d'ailleurs d'une autoritémédiocre.Aconsulter,Welcker,Diegriech.Tragoedien,t. H (entiè-réméntconsacréà Euripide.)

Page 305: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SOS CEUVIIE 397

trentaine, qui semblent se rapporter aux principauxévénements épiques ». Un grand nombre au contraire

visent manifestement des faits secondaires, souvent des

légendes locales, parfois même«des inventions do con-

teurs en dehors do la tradition commune 2. L'histoire

fabuleuse do l'Attique a dans ce théâtre une importance

toute particulière 3. En général, ce qui semble avoir sur-

tout déterminé le choix d'Euripide, c'est le caractère

pathétique des sujets. Les grandes passions et les situa-

tions violentes, voilà ce qu'il recherchait. Il se souciait

assez peu que le nom de ses personnages éveillât de

grands souvenirs, pourvu qu'ils eussent à son service

des larmes, dos souffrances, des troubles profonds. Par-

fois aussi, ce qui lui plaisait en eux, c'était unecertaine

conformité do leur caractère ou de leur tendance morale

avec son propre caractère ou les dispositions de son es-

prit. 11était bien aise de s'en faire dos interprètes, et il

s'attachait à eux en raison des services qu'if en atten-

dait 4. Les sujets de circonstance avaient une grande

puissance d'attrait pour cet esprit ingénieux, qu'un rap-

prochement séduisait. Plusieurs de ses tragédios attiquesont été faites manifestement en vue dos événements du

jour; de mémo son Archélaos, composé en Macédoine. Il

résulte de là que son théâtre complet devait offrir une

diversité d'aspect bion caractéristique. Ce n'était plus

l'imposante ordonnance de celui d'Eschyle, avec ses

1. CitonsAlexandre,Antigone.lesBacchantes,Bellérophon,Daaaé,ttécule,Electre,Herculefurieux,Iphigénieà Aulis,Palamide,Pelée,Plisthene,Protésilas,Télèphe,les Troyennes,Phitoclète,Œdipe, lesPhéniciennes,Thyeste.

2. Par exemple Éole,Épéos,Alceste,Archélaos,Hélène,Cadmos,Cresphonte,Lamia,Licymnios,Mélanippeprisonnière,iîélanippelasage,OEneus,Oreste,Palamède,Polyidos,Sthénébée,Téménos.

3. Egée,Êrechtée,lesBéraelides,Thésée,les Suppliantes,Hippolyte,Iphigénieen Tauride,Ion,Médée.

i. C'est ce qu'on peintsoupçonnerpar exemplepour Palamède,pourMélanippelasoge,rôur Antiope,pour BeUêrophon,etc.

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898 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

groupes épiques; ni la belle harmonie de celui do So-phocle, concentré en scènes héroïques. Dans celui-ci, ily avait do tout, des aventures, des prodiges, des meur-tres, des incestes, dos surprises on abondance, dt«s em-portements de passion, des catastrophes multipliées, enun mot toute une variété de crimes et do misères quela tragédio n'avait pas encore connue.

Cette variété extrême, les pièces subsistantes nous laferaient voir suffisamment, quand mémo les autres se-raient entièroinont ignorées. Nous onumérerons d'abordpar ordre chronologique les huit dont nous savons lesdates, et ensuite par ordre alphabétique les onzo au-tres

Alceste (vA>xwnc), joué on438,;tcnait, dans latétra-logio dont elle faisait partie, la placeordinairement attri-buée au drame satyrique ». Le poète y a représenté ledévouement de la reine de Phères, Alceste, qui donne savie pour sauver celle d'Admète, son époux. Morte, elleest ramonée au jour par Héraclès, qui l'arracho auxmains de Thanatos La partie surnaturelle du sujetn'est qu'indiquée par Euripide. Ce qui fait la beauté dela pièce, c'est la peinture dos sentiments. La tendresseet la piétéd'Alccste, sa fermeté d'âme et d'esprit, la dou-leur d'Admète, nature médiocre, mais affectueuse etsincère, l'égoïsmo naïf do son père Phérès, les regretstouchants des sorviteurs y sont peints avec finesse etvérité. Quant au rôle d'Héraclès, vorace et bruyant,quoique généreux et dévoué, c'est la part faite à l'été-

1. Renvoyons,ici commeprécédemmentaux analyseset auxappréciationsdétailléesde Patin.

2. Voyezl'argument.3.La piècepeut être jouéepar deuxacteurs.ProtagonisteApol-

lon,Alceste,Héraclès,Phérès deutéragonisle,Thanatos,servante,Admète,serviteur. Un choreutechanteles quelquesvers du rôled'Eumélos.

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SON ŒUVRE 399

ment satyriquo, on raison do la destination spéciale dece drame.

Médée (Mq&t«), de l'année 431, a pour sujet la ven-

geanco doMédée. Abandonnée par Jason.quiveut épouserCreuso,fille duroi deCorinthe, elle met à mort elle-même,

pour déchirer le cœur de l'infidèle, les enfantsqu'elle aeus de lui, et elle s'enfuit ensuite sur un char ailé quidoit la transporter à Athènes. Par lo rôle épisodiqued'Egée et par cette fuite, cette tragédie se rattache à la

légende attique. Avant Euripide, Néophron do Sicyoneavait mis le même sujet la scèno t. C'est une des piè-ces les mieux composées du théâtre d'Euripide et aussiune des plus pathétiques On y admire la jalousie fu-rieuse de Médée, sa dissimulation si dramatique, etsurtout lo trouble qui l'agite quand elle va frapper sesenfants. Rien de plus beau que le monologue qui pré-cède le meurtre. A coté d'ollo, los autres personnagesne peuvent avoir que peu d'importance. Jason est unfroid et odieux calculateur, dont la douleur même noustouche peu; mais Médée suffit à remplir la tragédie.

Uippolyte ( 'IiwdXwTo;Saû-repo;ou «rreçavûtç), 428, estun remaniement du premier Hippolyte ou Hippolytevoilé, dont nous ignorons la date. Le jeune Hippolyte,fils de Thésée, inspireà sa belle-mère, Phèdre, un amour

incestueux, qu'il repousse. Phèdre se tue; maison mou-rant elle l'accuse, par un écrit mensonger, du crime

auquel il s'est refusé. Thésée, trompé, chasse son fils, en

appelant sur lui la colère do Poséidon. Un monstre sortide la mer effraye les chevaux du jeune homme; ren-

1.Lire la noticede M. Weil en tête d'Alcestedans son éditionde SeptTragédiead'Euripide.Nous reviendronsplus loin sur Néo-phronetsaJtoftfe.

2.Protagoniste,Médéedeuléragonisle,nourrice,Jason Iritagoniste,pédagogue,Égêe, messager.Deux choreuteschantent le rôle desenfants.

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800 CHAPITRE VU. – EUBÎPIDE

versé de son char et trainé par eux, il est horriblementdéchiré. Avant de mourir, il se réconcilie avec son père,à qui Artémis vient elle-même révéler la vérité t. Lerôle dilippolvto a été loué à bon droit pour sa flortéun peu sauvage, pour sa grâce ingénue et pour sa no-blesse. Celui de Phèdre, bien qu'au second rang, estadmirable par la force de la passion, par la rêverie poé-tique, par la contradiction secrète d'un cœur qui veutet ne veut pas. Dans la premier Bippolyte, Euripide l'a-vait faite plus audacieuse; on se corrigeant lui-même,il a laissé de côté un effet. dramatique, que Sénèque etRacine lui ont repris.

Les Troyennvs (TpwdtSsî),415, sont moins une tragé-die proprement dite qu'une série do scènes pathétiques,où Euripide a rassemblé, autour du personnage d'Hé-

cube, quelques-uns des épisodes los plus émouvants dulendemain do la prise de Troie le partage des capti-ves, la mort do Polyxène, celle d'Astyanax. La doit.leur, la tendresse, l'effroi, le désespoir, la haino y sont

exprimés avec une force remarquable. A côté d'Hécube,

Andromaque et Cassandrc y font sur le spectateur une

impression profonde, l'uno par ses angoisses maternel-les, l'autre par son délire a.

Hélène ('EXénj), 412, reposo sur une donnée singu-lière. Euripide, reprenant à son compte la légende dela Palinodie de Stésichore, supposo qu'Hélène a été

transportée par Hermès en Egypte chez le roi Protée,tandis que Pâris trompé n'emmenait à Troie que sonfantôme. A Protée vient de succéder son fils Théocly-mèno, qui veut épouser Hélène. Cello-ci, pour lui échap-per, se réfugie au pied d'un autel. C'est là que la retrouve

1.Protagoniste,Hippolyte;deutéragoniste,Aphrodite,Phèdre,Thé-sée; tritagonisto,Artémis,serviteur, nourrice,messager.

2. Protagoniste,Hécube; deutémgoniite,Athéna,Cassandre,An-dromuque.Hélène: trUaganule,PoaAidnn,TI>»Hyl>m«,Ménétao.

Page 309: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON(EOVBE 801

Ménêlas, poussé par les .enta vers l'Egypte après la

prise de Troie. Ils se reconnaissent, ils préparent leurfuite, et ils l'accomplissent en trompant le roi arec l'aidede sa sœur Théonoé et grâce à l'intervention divine desDioseures K Malgré d'admirables scènes, tout cela est

passablement extraordinaire; la tragédie, ainsi com-

prise, tond a se transformer on roman dramatique.Oreste ( 'Opécrïiî), 408, a pour sujet le jugement d'O-

reste parricide par le peuple d'Argos 3. L'invention yest aussi libre, pour no pasdire aussi fantaisiste, quedansHélène. Après les belles scènes du début, où nous voyonsOroste, molade, tendrement soigné par sa sœur Electre,où nous assistons émus à son délire, le poète nous

transporte bien loin do la tradition. Il nous mot sousles yeux, d'une part, les péripéties d'un procès capitaldans une démocratie, où lo caprice du peuple peut tout;do l'autre, les lâchetés dos hommes politiques, person-niûôs on Mônélas, qui tremble devant lui. Il sembledonc que de la fiction nous passions insensiblementà une image de la réalité ce n'est toutefois que pourrevenir à la fiction puro. Car la pièce so termine parl'exposé d'un complot, grâce auquel Oreste, Électro et

Pylade se rendent maitres du palais. Là se place l'épisodepresque comique des terreurs do l'esclave phrygien, quidonno lieu à une monodie célèbre. Quand les choses sonton pleine confusion, Apollon intervient et arrange tout.

Iphigénie à Aulis ('lçiyévsta r, iv AÙXiSi),405, estunotragédie d'un caraclèro tout différent 3. Là, ni aventure,

i. Protagoniste,Hélène,Dioseure;deulémgoniste,Teucros,Môné-las. deuxièmemessager;tritagoaiste,vieillefemme,premiermessa-ger, Thûonoo,Thêoclymène.

2. Pi'olagoniite,Oreste,messager; deutémyonisle,Électre. Méné-las. phrygien; Irilagoniste,Hélène,Tyndare, Pylade, Hermiune,Apollon.

3. Protagoniste,Agamemnon,Achille; deutéragoniste,"vieillard,Iphigénie.Aessa^or; tnlajot.hle,Mâuélas,Clytemnestre.

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803 GHAPITRE VII. –EURIPIDE

ni fantaisie; mais, en revanche, de belles situations

morales et des sentiments d'un naturel touchant. C'estla légende dusacrifice d'Iphigénie, à Aulis, qui en forme

la fond. En reprenant ce sujet déjà traité par Eschyle,Euripido a au le faire sion par l'invention des péripé-ties et le jeu des sentiments qui en résulte. Au début,les hésitations douloureuses d'Agamemnon, sa disputeavec Ménélas et le revirement de celui-ci; puis, l'arri-vée d'Iphigénie, l'entrevue émouvante de la jeune filleet de son père, la révélation du secret, la démarche de

Clytemnestre auprès d'Achille, enfin les supplicationsinutiles d'Iphigénie et de Clytemnestre, les instances

d'Achillo, et soudain lo changement de résolution d'I-

phigénie, son héroïsme, et l'admirablo récit dusacrificeterminé par un prodige qui fait disparaitro la victime.Sauf le miracle, tout est pris dans la nature, et jamaisEuripide ne l'a mieux intorprétéo.

Les Bacchantes(Bixjroti)sunt do la même année. Eu-

ripide y a traité un des sujets de la légendo dionysia-quo, déjà porté sur la scène par Eschylo dans son

Penthée la résistance do Ponthéo, roi de Thèbes, à

l'établissement du culto de Bacchus,etson châtiment t.

Le conflit au fond est celui de la raison humaine et de

l'exaltation religiouse.qui est présentée commela vraie

sagesse. Contro son habitude, le poète a pris sans pro-tester l'esprit de son sujet. Il est impossible de se rail-

ler plus cruellement qu'il ne le fait de tout ce qui paraitsensé. Le défaut naturel de la sagesse humaine appa-raît vivement dans Penthée, plein de bonnes inten-

tions, mais formé à l'intelligence do l'inconnu; et la

grandeur de cette autre sagesse mystérieuse, qui n'est

folie qu'en apparenco, se laisse deviner dans la ma-

jesté sereine et ironique du jeune dieu Bacchus, quand

I. Protagoniste,Penthée,Agavé;deutéragonissle,Dionysos,Tiré-sias; tritaijoniste,Cadmos.serviteur.messager.

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SON ŒUVRE 803

« est conduit devant la roi. La fin do la pièce est ter-rible. L'aveuglemont de Penthée, les récits qui nouslemontrent déchiré par les

Bacchantes.lorolourd'Agavé,sa mère, portant sa tête comme un horriblo trophée, etenfin la révélation soudaine qui lui fait reconnaîtreson fils tué par elle-môme, forment autant de scènessaisissantes Les parties lyriques comptent parmi lesplus remarquables du théâtre d'Euripide.

Après cos pièces, dont l'ordre chronologique est fixépar des témoignages, voici colles dont les dates préci-ses sont inconnues ou ne reposent que sur dos conjec-tures.

Andromaque ('AvSWzXïj) fut jouée, nous dit.on, dansle commencement do la guerre du Péloponnèse, horsd'Athbnes «.Les critiques anciens laconsidéraient commoune pièce do second ordre», malgré de fort belles scènes,et costbion là le sentiment qui a prévalu. Andromaque,veuve d'Hector et captive do Néoptolèmo, a eu do celui-ci un fils, Molossos. En l'absence doNéoptolème, elle estmonacéo par sa femme, Hormione, et par Mônélas, pèredilcrmiono. Pour l'arracher à l'autel où elle s'est réfu-giée, Mônélas s'empare de Molossos et s'apprête à l'é-gorger. La mère et l'enfant périraient sans le vieuxPelée, grand-père de Néoptolème, qui vient à leur se-cours. Ménélas so retire à Sparte, et Oreste, que personnen'attendait, arrive pour emmener Hermione, après avoirpréparé à Delphes les embûches où doit périr Néop-tolèmo. Il part avec Hermione, et l'on annonce la mortde Néoplolèmo. Alors la déesso Thétis parait et règleles choses; arrangement final qui n'empêche pas la piècede rester en somme fort incohérente 3. Signalons comme

i. Scoliedu v. 445.2.Argument.3. Protagoniste,Andromaque,Oreste,Thétis; deuttragoniste,Her-

mione.Pelée; tntagoniate.Ménôlas.servante, nourrice,messagerRôleparachoregique,Molosses.

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304 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

particularité rythmique l'élégie chantée par Androaia-

que (v. 103).

Bémàe(AEx.i%), quiestprobablementdu mômetemps',ressemble aux Trayennes par le sujet. Bien que mal com-

posée, c'est une des belles pièces d'Euripido a. La pre-mière partie a pour sujet le sacrifice de Polyxène, im-

molée par les Grecs vainqueurs sur le tombeau d'Achille.

Le poète a su peindre admirablement la douleur de la

mère, sos prières à Ulysso pour sauver sa fille, et sur-

tout la noblesse d'ftmo de Polyxène et sa virginale fierté.

Dans la seconde partie, Hécube apprend la mort de sou

fils Polydore, assassiné par le^Ponie Thrace Polymestor,à qui.ello l'avait confié. Elles^v^ngo de Polymestor enlui crevant les yeux par trahison. Outre que cette se-

conde partie se rattache mal à la première, elle lui est

fort inférieure on mérite. Polymestor ne nous intéresse

pas, et les sentiments d'Hécubo ne sont plus assez hu.

mains pour nous toucher.

Electre ('HXéwïpct) semble avoir été jouée eh 413, un

an avant Hélène, dont la donnée singuliuro y est visée

et préparéo par une allusion 3.Euripide y a repris lo su-

jet des Choéphorca d'Eschylo ol de VElectre de Sophocle,en lui donnant quelque chose de romanesque. C'est dans

une maison champêtre qu'il nous montre la fille d'Aga-momnon, auprès d'un paysan qui est son époux, mais

de nom seulement. Là se fait la reconnaissance d'Electre

et d'Oreste, et là aussi se prépare le complot; et cette

invention assez étrange jette sur cotte première partiede la pièce unecouleur rustique qui n'est pas sans charme.

Dans la seconde partie, le complot s'exécute Égistho est

1. Onenfixela date parconjectureral'annéo424entenant comptede diversesallusions(Weil,Noticedans l'iïditimtr.ité«).

2. Protagoniate,Hdcubo deuléragonitle,Polydore.Polyxène,Po-

lymestor; Irilagoniste,Ulyssa,Talthyblos,servante,Âgamemnuii.3. V. 1218-128t,Weil,SeptTragédies,noticeA'Electre.

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SONCEUVRE 305

Hist.dela Litt. grecque.– T. in. 20

tué par surprise Ulylenmestro est altiréo &l'aide d'uneruse dans la maison do sa fille, où elle tombe sous le

poignard d'Oreste. Le poète semble accroître à desseince qu'il y avait d'odieux dans la légende, comme pourcondamner le crime par son horreur même. Le mêmesentiment éclate dans la scène toute nouvelle des remords

d'Électro et d'Orusto. Une apparition des Dioseures sertde dénouement et fait savoir aux spectateurs co que le

poète a besoin do lour apprendre'.Los Hvradides ("HpaxXeïàai)appartiennent manifeste.

ment au temps de la guerre du Péloponuèse. Le poète yrappollo vivement la dette de reconnaissance qu'Argos a

contractée envers Athènes, quand celle-ci protégea les

enfants d'Héraclès contre Eurysthée, leur persécuteur.Par le sujet, la pièce présente une certaine ressemblance

avec les Suppliantes d'Eschyle. Son défaut capital, c'est

l'abus dos discours, et, par une conséquence naturelle,la faiblesse des caractères. Euripide parait l'avoir senti

lui-même, etil a cherché à y remédier en quoique mesure

par l'épisode du dévouement héroïque de Macarie, parles dernières scènes du rôle d'iolaos, neveu d'Héraclès,

qui veut combattre malgré son grand âge et qui rajeunit

pour vaincre, enfln par le rôle de la vieille Alcmène,

qui tremble pour ses petits-enfants, qui se réjouit doleur victoire et qui insulte avec passion leur ennemi

prisonnier. Malgré ces passages, la pièce manque do sen-

timents profonds et nouveaux elle n'a point de per-

sonnage do premier plan qui attire la sympathie du

spectateur s.

1.Protagoniste,Electre; deutéragmtete,Oreste,Clytemnestre;tri-tagoniate,paysan,Pylade, vieillard,messager.Dioscure.

2.Protagoniste,lolaos, Eurysthêe deutéragoniste.Démophon,Aie*mina; trilagoniste,Copreus,Macaria,serviteur, messager.L'insi-gnifiancedu premierrôle dans cettepièce,commedans plusieursautres d'Euripide,est toujours uu iudicedu défautgénéralde lacomposition.

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306 CHAPITRE VU. – EURIPIDE

La Folie «f Hémelè$(ïïç93Ùsh<;{muvîjmvoç)ost de date in-

connue. Mal composée, ta pièce comprend en fait deux

sujets distincts. Dans la promièrojpartio, nous voyons la

famille d'Héraclès, c'est-à-dire son [vieux ipère Amphi-

tryon, sa femme Mégara et ses enfants, menacés de mort

par le tyran de Thôbas, Lycos, tandis:que le hérosest des-

cendu aux enfers. Ils vont périr, quand il reparaît et met

à mort Lycos. Maisà ce moment même, la Rage (Lytta),

envoyée par Héra, descend dans le palais et trouble son es-

prit. Egaré,il pereodoses flechesaa femmoetsesonfants,

croyant frapper la famille d'Euryslhée, puis il s'endort.

Ason réveil, un désespoir profond le saisit, quand il voit

ce qu'il a fait. Amphitryon otThéséo réussissent pourtant

à lui rendre quelque courage, et ce dernier l'emmène

à Athènes pour le purifier. Beaucoup de péripéties en

somme et beaucoup de merveilleux, mais peu d'unité,

et, ce qui est plus fâcheux encore, peu de senliments

vraiment intéressants dos personnages effacés, qui

passent devant nos yeux sans qu'aucun d'eux s'omparede notre attention. Il n'y a guère que la scène du réveil

d'Héraclès qui ait une véritable beauté morale1.

Les Suppliantes ('lx&sàaç) peuvent être considérées,

selon le mot do l'auteur de l'argument grec, comme

« un éloge d'Athènes». C'est unc'pièce do circonstance

qui .dut être composée vers l'année 420. Les mères des

chefs argions tombés devant Tbèbes viennent, sous la

conduite d'Adrasto, implorer lesocours d'Athènes, pourse faire rendre les corps de leurs fils, qu'elles veulent

ensevelir. Thétée prend en main la défense du droit

sacré dos morts, il défait les Thébains et rend les hon-

neurs funèbres aux chefs argiens. Étant donné le sujet,

les discours devaient abonder dans cette pièce, et c'est

en effet ce qui a lieu. Euripide a essayé d'en rompre la

1. Protagoniste,AmpTii'jryon,Lytta; deutéragonisle,Mégafa,Tris.

Tliésie trilagmiste,Lycos,Héraclès,messager.

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SONOSDVRE 807

monotonie par l'épisode d'Évadné, qui se donne la mort,malgré les prières touchantes de son vieux père Iphis,pour ne pas surviv reà son époux Cupanée. Cuhors-d'œu-vro se rattache mal à l'action, qui reste froide1.

Jphigènie en Tauride ('IçiY&ei*r, Iv Towpoiî), de dateinconnue, est une pièce d'une tout autre valeur, l'une des

plus attachantes par la conduite de l'action et par lessentiments entre toutes celles d'Euripide. Iphigénie,enlevée par Artémis au momontoù on allait la sacrifierà Aulis, a été transportée par elle en Tauride. Là, chezlos barbares, devenue sa prôtresso,elle préside au culte

sanglant qui lui est rendu tout étranger poussé surcette terre est immolé à la déesse. Oreste y aborde pour-tant volontairement avec Pylade, car un oracle lui a

promis la paix s'il rapportait de ectto terre lointaine enGrèce la statue d'Artémis. Il est pris avec son ami, ettousdeux sont amonés devant la prêtresse, qu'ils ne con-naissent pas et qui no les connaît pas; situation pleined'angoisse, que le poète a su prolonger et rendre de plusen plus touchante par l'art le plus délicat. A la Gnpour-tant, la reconnaissance du frère et do la sœur a lieu,grâce à une lettre qu'Iphigénie veut faire porter à Argospar Oreste. Mais le danger n'est pas pour cela dissipé.Iphigénie imagine une ruse, par l'elfet de laquelle, le roiThoas étant trompé, les trois prisonniers peuvent s'en-fuir sur mer, protégés par Athéna 8. Des péripéties bien

ménagées, et plus encore des sentiments naturels et tou-

chants, los regrets diphigénie, sa tendresse, son cou-

rage, la tristesse et la fermeté d'âme d'Oreste, le dé-vouement héroïque doPylade, font de cetto tragédie undes chefs-d'œuvre de la scène antique, bien que le poète

1.Protagoniste,.<Ethra,héraut thébain. Évadnô, Athéna; deuté-r agoniste,Adraste,Iphis tri'agohiste.Thésée,messager.

2.Protagnmtte,Iphigénie,Athina; deutéragoiwU,Iwiger,Oreste,Thoas;tritagoniste,Pylado,messager.

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308 CHA PITRE VII. – EURIPIDE

semble éviter à dessein d'y pousser l'émotion même à

l'extrême limite

Ion ("I«v), de date également inconnue, est la consé-

cration d'une vieille légende attique qui rattachait le

père et l'éponymo de la race ionienne au dieu Apol-lon. Ion, Ois d'Apollon et do Créuse, fille elle-même

d'Érechtéo, a été transporté par Hermès, dès sa nais-

sance, dans le temple de Delphes et là élevé par les soins

do la Pythie, qui l'a consacré au service du dieu. Créuse,mariée plus tard à Xoulhos, à quiellea donnéla royauté

d'Athènes, vient avec lui consulter l'oracle. Par une

série de péripéties adroitement combinées, Xouthos croit

que le jeune prêtre est né de lui et le traite comme son

Jils. Créuso, d'abord é garéo par la jalousie, veut faire

périr cet étrangor surprise dans la préparation de ce

meurtre, elle va périr à son tour, quand la mère et le

fils so reconnaissent. Athéna vient au nom d'Apollonconfirmer à Ion le secret do sa naissance et lui prédiresa haute destinée a. Un tel sujet était par lui-mémo pou

tragique. En y introduisant l'erreur et la jalousie de

Creuse avec ses conséquences, Euripide n'a pu remédier

qu'on partie à ce défaut.Ce qui faitle mérite propre de sa

pièce, c'est d'abord lo charme religieux de la première

partie, la grâce ingénue du jeune prêtre, la descriptiondu temple au lovor du jour; c'est ensuite l'aimable sa-

gesse d'Ion, son aversion naturelle pour la haute fortune

qui s'offro à lui ce sont enfin les péripéties du rôle ma-

ternel de Creuse. I mparfaite dans l'cnsomble, celte tra-

gédie n'en est pas moins une de celles qu'on littoujoursavec plaisir. Racine s'en est inpiré dans Athalie.

1.Weil,Septtragédies,notice <Le pins tragiquedes poètesn'ya pas fait usagede toute sa force; il a usé discrètementdes effetsdramatiquesdont il disposait tout est tempéré dans cebeaupoème.a

2. Protagoniste,Ion, vieillard devtiragcniste,Creuse tritegonistc,Hermès,Xouthos,serviteur, Pythie,Athéna.

Page 317: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON ŒUVRE 800

Los Phdniciennes ($otvtcGai) furent jouées moins de

huit ans avant les Grenouilles d'Aristophane, par con-

séquent après 413 Le sujet ost celui des Sept contre

Thèbe$d'Eschyle, mais étendu à toi point qu'on a pudire que lopoêle avait réuni dans sa pièce toute la guerredo Thèbes Il. Ce qui lui appartient en propre, c'est le

rôle de Jocaste, ce sont les efforts infructueux qu'ellefait dans la première partie de la pièco pour réconcilier

ses deuxfils. L'invention do ce rôle est naturello et vrai-

ment tragique. Dans la suite, l'unité dramatique est

trop sacrifiée au goût du poète pour la variété, les pré-dictions do Tirésias promettant la victoire à Thèbos au

prix de la mort d'un Gis de Créon, les résistances pater-nelles de celui-ci, le dévouement héroïque du jeune Mé-

nécée forment desscènes intéressantes, mais trop épiso-

diques. On revient au vrai sujet par les beaux récits

qui nous exposent la défaite des Argiens, la lutte fra-

tricide d'Étéocle et de Polynice, la mort volontaire de

Jocaste désespérée. On s'en écarte de nouveau par les der-

nières scènes où le vieil Œdipe apparaît pour se lamen-

ter, pour recevoir de Créon un ordre d'exil et pour

s'éloigner, accompagné par Antigone. De ce procédé de

composition résulte une pièce trop chargée, peu cohé-

rente, où d'admirables scènes se rencontrent dans un

ensemble qui parait confus 3.

A ces tragédies sont jointes dans les œuvres d'Euri-

pide deux pièces dont nous parlerons ailleurs le Bhé-

1. Scol.Aristoph.Grenouilles,53.Lesecondargumentdela pièce,attribué à Aristophanede Byzance,contient une didascalie fortaltérée,qui rapporteles Phéniciennesà l'archontatde Nausieratès.Cenomd'archonteest inconnu.

2. Apoll.de Synt.T,26 At$aivwroatEùpntiSoumpiixovaitôv®r,«(SaïxbvniXlnov.

3.Protagoniste,Jocaste,Créon;deutéragtmiste.Antigone,Polynice,Menacée;tritagsnisie,pédagogue,Éléoeltt,Tirésias, messagers,Œdipe.

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3i0 CHAPITRE VII. EURIPIDE

sos et le Cyclope. Le Rhésos semble être I'oeuvre d'un

poète inconnu do la Bu du v° siècle ou du iva; ce quenous avons à en dire sera mieux à sa place dans le cha-

pitre suivant, où nous passerons en revue les représen-tants secondaires de la tragédie en ce temps. Le Cy-

clope, drame satyrique, figurera naturellement dansl'étude spéciale, réservée à cette forme de l'art drama-

tique. Parmi les fragments des pièces perdues, les

plus importants sont ceux d'Éote, d'Antiope, de Belléro-

phon, d'Érechlée, de Phaéton, de Phihctète. Un grandnombre d'autres ont aussi un réel intérêt, moral et litté-

raire. Cela tient évidemment à ce qu'ils ont été conser-

vés, non pour des particularités de langue, pour desmots rares, comme beaucoup de passages d'Eschyle oude Sophocle, mais en raison des sentences morales qui

s'y trouvaient énoncées.

Euripide, outre ses tragédies, avait composé quelquespoésies élégiaques ou lyriques. On citait en particulierun poème funèbre (Irotf^eiov), sur los Athéniens mortsen Sicile, et une ode triomphale, en l'honneur de la tri-

ple victoire remportée par Alcibiade aux jeux Olympi-ques. Il no nous reste qu'un court fragment de chacunede ces deux compositions

III

Ce qui fait d'Euripido un homme nouveau dans l'his-

toire du théâtre grec, c'est avant tout l'absence d'une

croyance antique et solidement assise.Une sincérité de nature, vive et impatiente, éclate en

maint endroit do ses œuvres à travers les conventionsdu genre ou les données de la tradition. Il n'était pashomme à se reposer mollement dans un beau rèvelé-

1. Plat., Nicias,a Aldbiade,il; cf. Détmsth.,i. Cesfragmentssont recueillisdans Bergk,Poel.lyr. gr., 114,p. 265.

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LIBERTÉ DE SON ESPRIT 311

gendaire, ni à endormir son âme dans une vénération

pieuse et paisible. Une pensée prompte, hardie, inces-samment curieuse, s'agitait en lui, et sous chaquechose antique glissait un douto. Il n'entendait rien àces délicates conciliations des natures tempérées, quitacitement se font une sorte do vérité moyenne, par la-

quelle leur imagination et leur sensibilité son satisfaiteset obtiennent de leur raison qu'elle le soit aussi. Sa rai-son à lui ne connaissait point cette sorte de docilité; elleétait active et presque inquiète, rebelle aux compromis,toujours prèle à se porter en avant. Faute d'une chro-

nologio détaillée de ses pièces et en l'absence de témoi-

gnages précis, nous ne pouvons qu'entrevoir l'évolutionde ses idées. Il semble bien toutefois qu'elle ait été ce

qu'on devait attendre d'une telle nature. Au début, desdoutes pour ainsi dire épars, une sorte d'irrévérenceencore contenue, qui se laisse deviner cà et là puis,de plus en plus, l'allusion fréquente aux pensées secrè-tes, aux méditations solitaires, à l'état d'esprit des sa-

ges isolés de la foule s; enfin de véritables professionsde foi sous des noms de personnages mythologiques,des déclarations do philosophie indépendante qui scan-dalisent le public athénien et mettent parfois le poètepresque en danger s. Sous ces hardiesses croissantes,on ne peut méconnaître un ensemble de doutes quiéquivalent parfois à des négations arrêtées mais lapensée dernière du poèto s'y laisse-t-elle saisir? Ouplutôt a-t-il jamais eu une pensée de cette sorte, unedoctrine forme qui lo satisfit? Rien n'est moins cer-tain. Sans doute, on ontrevoit chez lui des hypothèsescosmogoniques, des conceptions de la vie universelle

1.PrologueA'Akeste,scèneentreApollonet Thanatos.2. Alceste,962;Médée,298;Hippolyte,374.3. Mékaûppe,BeUérophnn;Twgwmw,884,Hêenbe,*88.Cf. fragm.

288,508.Anecdoterelativeà Vision.

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812 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

qui touchent à celles d'Anaxagore ou d'Héraclite «. Mais

qui oserait dire si ce n'étaient pas là pour lui tout

simplement de belles et séduisantes hypothèses d'un

jour, acceptées par son imagination sous l'influenced'une lecture récente? Un système proprement dit sup-pose dans l'esprit qui s'y attache une force de coordina-tion, une constance ot comme uno convergence d'idées,qui semblent avoir été bien étrangères à la naturemobile d'Euripide. Qu'on relève chez lui une tendance

marquée à voir dans les choses une force immanente

qui les pousse et qui est leur nature même, peut-êtreaura-t-on raison; à une condition toutefois, c'est qu'onne fasse pas d'un rêve philosophique une philosophieproprement dite.

Il y avait des contradictions dans ses vues sur l'uni.vers et sur les dieux; il y en avait aussi dans ses juge-ments sur l'homme. Ce qu'on peut noter de plus cons-tant en lui à cet égard, c'est une tristesse qui va parfoisjusqu'à l'amertume; mais cotte disposition môme nedoit pas être prise pour un système. Son tour d'espritvoulait qu'il énonçât ses impressions en forme de sen-tences gcnérales; détachées et rassemblées, elles pren-nent par suite un air d'affirmations absolues, quitrompe sur leur vraio nature. Euripide a un profondsentiment de la misère humaine, quelle qu'en soit laforme ou la cause, souffrance ou méchanceté, ignoranceou faiblesse. Ce sentiment, il l'exprime on traits péné-trants, ou il le développe avec une éloquence âpre et

pathétique. Mais combien no sent-il pas aussi le charmede tout ce qui honore ou embellit la vie humaine 1 Quede peintures ravissantes de la jeuiiesso, des affections

naïves, des instincts nobles et purs, de l'héroïsme!

Gardons-nous, on somme, d'assombrir à l'excès cette âme

4, Vflle.kfinttftr,Diatribeta Euiipidem,p. 34-57.Cf.fraftm.836,800,488.Voy.plushaut, p. 287,n. 3.

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CONTRADICTIONS DE SA NATURE 3i8

do poète; tout on s'attristant des difficultés do la vie,tout on so défiant dos choses et on jugeant avec peu dofavour la majorité dos hommes, elle a toujours ou son

rayon intérieur au milieu des ombres, uno perspectivelumineuse ouverte sur los clartés sereines do la sagesseet do la beauté moralo.

La raison de ces dispositions intimes, nous la trou-vons dans la nature d'esprit et dans le tour d'imagina-tion d'Euripido. C'était une intelligence vive et péné-tranto plutôt quo forte. Son regard aigu porçait los

apparences et entrait dans chaque chose ayant con-science do cotte finosso do vue, il aimait à juger et à mo-raliser. Il apercevait d'un coup d'œil le dessous des cho-ses et il le montrait d'un mot bref et saisissant: c'était

par nature un destructeur d'illusions. Sans l'imaginationet le sentiment qui firent de lui un grand poète dramati-

quo, il semble qu'il eût excellé dans la satiro. Il y avaitdans son génie quelque chose do celui du vieux Simo-nido d'Amorgos, qui nous a laissé uno si mordante etsi injuste description de la nature féminine. Commetous ceux que pousse cette sorte d'instinct, il aimait àmontrer le mal inaperçu quo la légèreté des hommesno sait point voir; l'opinion commune le lOtlait endéfiance; sous l'admiration, ou tout au m».. ;s sous

l'indulgence convenue, il flairait le vico caché, la dé-

ception secrète, ot il fallait qu'il les découvrit. Bienentendu, de telles découvertes no se font guère sans

quelque risque d'injustice ou de paradoxe c'est par làqu'on paye cette claivoyanco supérieure. Mais le prin-cipal défaut de l'esprit d'Euripide, celui qui l'a le pluséloigné de la perfection, c'était que ce regard si péné-trant embrassait mal les ensembles. En présence de la

complexité do la nature humaine, il ue suffit pas, pourêtre grand moraliste, de discerner délicatement telle outelle partie profondo de la réalité, il faut encore saisir

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314 CHAPITRE VII. – EUHIP1DK

d'une mémo vue tous les éléments essentiels qui don.nont h un individu son aspect propre. Et en dehors dela morale, dans les problèmes 4e la philosophie et dela science, it en est do môme. Or, pour ce procédésynthétiquo, Euripide manquait de forco ot do méthode.

Do là sans doute et les contradictions do ses jugementset 1'inconstanco do ses conceptionb dramatiques. Ses

idées, toujours ingénieuses, souvent neuves et hardios,étaient fréquemment incomplètes. Trop affirmatives ou

trop négatives, elles se heurtaient, sans qu'il lui fut

possiblo de les concilier; elles se remplaçaient brusquu-meut los unes les autres, sans pouvoir so lier entreelles dans une harmonie définitive.

D'ailleurs, chez cet homme do réflexion, il y avaitun rêveur tendre et charmant, nouvel élément de sé-duction et de contradiction. Satirique tiïsto et désabusé,il avait a ses heures, et en imagination, uno ingénuitéd'enfant. Il se représentait des êtres jeunes, naïfs, purs,ignorants du mal et Il peine effleurés encore par la réa-

lité, des flmes dans leur première fleur, caressées parces souffles doux et légersdont parle Sophocle, qui fontmonter on olles la sève do la vie sans hâter encore lamaturité. Les images qui plaisaient le plus à son espritétaiont celles, non do la grandeur ni de la beauté par-faite, mais do la grâce, dos formes agréables, des spec-tacles riants, des sensations douces et variées. 11aimeà peindre, dans ses chœurs principalement, les aspectsaimables de la nature, les sources, les bois, les prairiesonfleurs, les eauxcourantes, los troupoaux, la montagne

égayéo par les jeux de ses divinités, la mer parseméed'iles, ouverte aux vaisseaux, lumineuse et commesouriante sous la clarté du soleil, la brise qui frémitdans les cordages en imitant le murmure aiguet joyeuxde la flûte de Pan. Si sa pensée est parfois inquiète et

sombre, son imagination ne l'est guère, spontanément

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SASENSIBILITÉ 315

du moins.Outre la gr&oe.olleale charme delafantaisie,elle est mobile et légère, capricieuse même, allantvivement d'un objet àl'autro, Fineetingénieuso commeson esprit, elle séduit et elle amuse souvent plus qu'elleno frappe. Elle soplaitaux détails, elle se jouevolontiersil la surface dos choses; et toutefois, dans les récitspathétiques, quand elledoitnous représenter dosactionslerriblos ou des situations dignos do pitié, elle a ausside la grandeur vt de la noblesse. La vision poétiquechez Euripide est pure, elle ost limpide; les images nese mêlent pas losunes aux autres; los coulours et lossons,lesîomiosot los mouvomontsnose pressent jamais,comme chez Eschyle par exomple, on une sorte detumulte; tous ces éléments ne se fondentpas non plus,commechez Sophocle,on une harmonie riche et solido,éclatante et profonde; letissu du rêve est iciplus mince;c'est une fineétoile, souple et ondoyante, dont la bro-dorie court et so déploie pour le plaisir de l'œil en undessin facile et brillant.

Derrière cotte imagination, selaisse devinerune sen-sibilité qui a aussi son caractère propre. Si on la com-pare à celle d'Eschytoou de Sophocle, elle s'en distin-guo immédiatement par quelque chose do plus féminin.Lejugement y a peu de part. Commetoutes les naturesinstinctives,Euripidene subordonnoguère sessontimentsà ses idées. Il a beau se faire une certaine conceptiongénérale d'un personnage, chaquesituation particulièrele ressaisit; il se la représente, il la rossent et la traduiten elle-même. Sa Médée est une âme d'une trempetoute virilo, capable des résolutions les plus inflexibles,maîtresse d'elle-même, condnisant ses desseins avecune fermeté d'esprit égale à l'énergie do sa volonté; etpourtant, quand l'instinct maternel se réveille tout àcoup dans son cœur, c'est la plus faible des femmesil y a autre chose dans ses hésitations qu'un simple

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81fl CHAPITRE VH. EURIPIDE

sentiment, il y a le frémissement de la chair, la voixdu sang, une sorto d'horreur physique qui ao mâloau trouble moral; elle pleuro en voyant les yeux purset brillants da ses enfants, on caressant leurs cheveux,en respirant lour haloine. Dans cette façon do sentir,l'impression du moment est presque tout; et cotto im.

pressionelle-mêmetient de la sensation presque autantque du sentiment. Son plus grave inconvénient est dotomber aisément dans la banalité et Euripide n'y apas toujours échappé, CommoAristophane le lui a repro-ché, il a cru souvent que l'appareil extérieur de lamisèro ou de la faiblesse méritait la pitié d'un publicéclairé, que des rois en haillons, des héros mendiants,des vieillards qui se trament en tremblant, desenfants

qui pleurent offraient un spectacle tragique Son er-reur, on pareil cas, a été do no pas comprendre qu'authéâtre les hommes réunis veulent dos émotions d'unenature plus haute ot plus profonde, qu'il faut remuerles Ameset non pas simplement troubler les sons. Enrevanche, quand il a rencontré des situations quicomportaient à la fois J'élan passionné du cœur et cettesorte de troublo ou de déchirement qui se fait sentir àl'être tout entier, nul no l'a surpassé en force pathéti-que.

A ces dispositions naturelles s'est ajoutée chez Euri-pide l'influencetrès forte des habitudes d'esprit contem-

poraines le goût des pensées brillantes, desantithèseset des distinctions, des analyses ingénieuses,dosdiscus-sions subtiles, dosargumentations paradoxales. Toutcelaétait de son temps et convenait à ses qualités commeàsesdéfauts. La séduction d'un aperçu nouveau, colle dosréflexionsdélicates, et aussi des tours de forceoratoires

1.VoyezdanslesAcharniena,lesmoqueriesrelativesaumagasind'Euripide»danslequelDicéopoUsest assuréde tromw toutcequ'il peut désirerpourse rendreIntéressant,commeguenilles,Ii&tons,besaces,etc.

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GOUT DES DISCUSSIONS 317

dans la défense des mauvaises causes, était vraimentirrésistible pour lui. Il aimait à se poser dos questionspour avoir le plaisird'y répondre, ou tout simplementpour éveiller la réflexionet la laisser ensuite en suspens.Les choses de la vie qui se font par coutume, par ins-tinct, par tradition, et qui doivent so faire ainsi, deve-naient pour lui matière à des interrogations hasar-deuses qu'il mettait dans la bouchedo ses personnages.Est-il bonde se marier? Est-ce un avantage d'avoir dosonfant3? L'amitié doit-ello s'imposer à elle-même unemosuro? Milleproblèmes déco genre, qui n'en sont pas,parce que la nature humaine les a toujours résolus etlosrésoudra toujours sans se soucier do la réflexion, at-tiraient néanmoins sa pensée, commecelle d'un grandnombrede ses contemporains. Nul poète plus quo luin'a été associéà tous les excès do curiosité et de raison-nement où se complaisait un siècle qui apprenait à ob-server et à réfléchir. Dans cette société où les espritsles mieux doués goùtaient le plus vivement le plaisirnouveau d'analyser les idées, comment cette fine etbrillante intelligence aurait-elle résisté aune tentation sidélicate ?2

Detout cela résulte un caractère qui ne peut manquerde frapper à première vue quiconque lit les tragédiesd'Euripide. A chaque instant et de mille manières, lépoète apparaît dans ses pièces sous le masque des per-sonnages. Nous les voyons tout à coup oublier leur con-dition fictivo ou leur situation dramatique pour dis-sorter des gens du peuple, des esclaves, des femmesparlonten philosophes deshéros quidevraient gémir ous'emporter font des réflexions générales ou des satiresmordantes, dont la finesse ingénieuse ne peut dissimu-ler l'inconvenance. L'illusion dramatique disparaît ainsibrusquement, et parfois au moment où elle serait leplus nécessaire.

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318 CHAPITRE VU. – EURIPIDE

IV

Une nature de poète aussi capricieuso ne pouvaitproduire un système dramatique bien arrêté. No cher-chons donc pas dans lo thé&tred'Euripide co que nousavons trouvé dans celui do Sophocle,un type de tragé.die, toujours le mémo malgré la variété des sujets. Se.

phocle imposait aux légendes épiques, en les mettantsur la scène, la forme générale qu'il avait une fois pourtoutes cuuçuo comme la meilleure. Euripide n'a rien àimposer, car il n'a pas de méthode flxo. Il n'apportedans le travail préliminaire par lequel il organise sesdrames que des instincts, pouà peutransformés en ha-bituilos, et, selon qu'il est ému uu inspiré, il construitsa tragédie. Tout co qu'on peut se proposer, quand onl'étudié à co point do vue, c'est do montrer à quellestendances il obéit le plus souvent.

Sophocle, ce semble, cherchait d'abord l'unité dudrame, et il n'y introduisait la variété qu'au fur et àmesure, en développant l'idée tragique Euripide pro.cède précisément à l'inverse. Son imagination mobile,sa sensibilité vivo et capricieuse lui créent avant toutun besoin impérieux de variété, et s'il ramène ensuiteson drame à l'unité, c'est souvent par un artifice ima-

giné après coup, qu'il superpose tant bien que mal àses inventions premières. De là cette différence frap-pante, que la tragédie de Sophoclosort d'une conceptionvivante qui s'épanouit au souffle do l'inspiration enscènes diverses, tandis que celled'Euripide pullule d'a-bord comme une floraison spontanée de scènes diver-ses, que l'art réunit on une gerbe.

Quelques-unes de ses pièces ne sont guère que des

fragments de légende épiquo, mis en forme de drameles Troyennes par exemple. Nous y voyons, devant les

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SA CONCEPTION DU DRAME 319

murs do Troie livrée au pillage, Hécube ot les femmes

troyennes, qui attendent leur sort. Le héraut Talthybiosvient leur annoncer à quel maitro le sort a livré cha-cuno d'elles. Puis parait Cassandre, qu'on va livrer àson nouveau maître Agamemnon, et qui dans son dé-lire dévoile quelques-uns des malheurs prochains ré-servés aux vainqueurs. Après Cassandro, c'est le tour

il'Andromaque, emmenée à la suite de Néoptolème et

pleurant sur la ville d'Hector. Tandis qu'ollo gémitavec Hécube, voici de nouveau le héraut il vient lui

prendre des bras son enfant, condamné par les Grecsà périr scèno déchirante de protestations inutiles et«l'adieux elle sort désespérée, et presque aussitôt Méné-las et Hélène entrent en scène. Ménélas veut faire pé-rir Hélène, et, pour exciter encore sa colère, Hécube,avide du vengeance, accuse celle qui a été la cause

première do tous ses maux; à son accusation ardente,Hélène répond; Ménélas l'entraîne, menaçant encore,mais déjà vaincu. Dès qu'ils so sont éloignés, on ap-porte à Hécube le corps brisé d'Astyanax, ot elle pré-pare en gémissant la sépulture de l'enfant. Alors, lehéraut revient pour la dernière fois, et tandis que l'in-condio s'allume, tandis que Troie s'écroule dans les

flammes, la malheureuse Hécubo est emmenée à sontour pour aller servir Ulysse. C'est là, comme on tevoit, une série continue de scènes, ce n'est pas une

tragédie. Le poète a pris dans la légende une suited'événements douloureux, et tout son travail de com-

position s'est à peu près réduit à les resserrer dans uncourt espace de temps, à les rassembler dans un mômelieu et autour d'un même personnage, et à ménager,en les retraçant, une certaine gradation d'effets!^ Deliaison intime il n'y en a point. Et pourtant, si la tra-

gédie n'est pas faite, la plupart des scèno» sont admi-rables. C'est là justement ce qui révèle la tendance

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820 CHAPITRE VU. – EURIPIDE

d'Euripido et sa manière do procéder. Lo sujet qu'il a

choisi n'existait pas en tant quo sujet tragique cola uol'a pas arrôlé; il a vu des scènes pathétiques à faire, et

il les a faites. Quant à l'unité intime et profonde, quiest pour d'autres la condition môme du drame, il ne

s'en est pas soucié.

Il est vrai que, môme dans son théàtro, la pièce en

question fait exception. Mais, tout isolée qu'elle est,elle nous révèle une manière do faire qui est caracté-

ristique ut que nous retrouvons, plus ou moins dissimu-

lée, dans presque toutes ses autros tragédies subsis-

tantes. Los]inieux liées abondent on scènes épisodiques.Jamais, chez Euripide, la conception générale du sujetn'est assez forte pour créer d'ollo-mômo tous les élé-

ments du drame à côté de coux qui sortent du fond

des choses, nous sommes toujours sûrs d'en rencontrer

d'autres qui viennent du dehors. Et ce n'est pas encore

là ce qu'il y a do plus frappant. Mais, dans les partiesmêmes qui sont vraiment du sujet, il est aisé do voir

que los inventions ne naissent guère d'une étude très

réfléchie de la situation morale, mais qu'elles se pro-duisent avec une sorte do spontanéité passablement

capricieuse. Les scènes que }le poète crée ne sont pascelles qui résultent le plus naturellement les unes des

autres, ni qui montrent le mieux la logique intime des

caractères ou des événements ce sont celles qui lui

offrent le plus de contrastes, de surprises, d'effets pa-

thétiques. En général, il n'aime pas à tenir l'esprit du

spectateur trop longtemps attaché sur un mémo per-

sonnage. Médée est à cet égard une exception dans son

théâtre. Sa tendance naturelle le porte bien plutôt à ti-

rer de chaque rôle successivement ce qu'il contient de

plus touchant et par conséquent à varier sans cesse

l'intérêt. C'est ainsi qu'il en use dans Iphigénie. à Atc-

lis ot dans Hippolyte par oxomplc, pour no mentionner

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VARIÉTÉ INTIME DE SES DRAMES 321

Hiat. de la Litt. grecque. – T. III. 21

ici que des chefs-d'œuvre. Par là, on ne peut nier qu'iln'ait assoupli l'art dramatique et pris l'initiative d'une

liberté dont le théâtre moderne a souvent profité; maisil est difficile, d'autre part, do no pas reconnaître quela tragédie grecque, avec l'extrême simplicité de ses

moyens, le petit nombre de ses acteurs, la présenceconstante d'un chœur, se prêtait assez mal.à ces chan-

gements fréquents..Sans doute l'émotion du spectateur

pouvait être ainsi plus vivement surprise et plus

complètement renouvelée, son âme subissait des fluc-

tuations plus fortes, mais sa raison n'éprouvait pluscotte satisfaction intime que lui procuraient les piècesdo Sophocle.

Pour produire cette variété d'effets, pour susciteret pour rattacher les unes aux autres ces scènes diver-

ses, Euripide a recours à une foule de moyens. Un art

ingénieux se substitue chez lui, dans la structure du

drame, à l'art méthodique et simple de Sophocle. Il estvraiment l'inventeur do ces combinaisons, qui, en se

perfectionnant plus tard, ont fini par constituer ce qu'ona nommé l'intrigue. La fertilité de son esprit pour ce

genre do création étonnait d'autant plus ses contempo-rains qu'ils y étaient alors moins habitués. Aristophanene se lasse pas de tourner en dérision le poète artifi-cieux et retors, fécond en expédients Véritables ex-

pédients, en offot, que ces petits événements fortuits, si

fréquents dans ses pièces une lettre surprise 2, l'ar-rivée soudaine d'un ami s, une rencontre aussi inopinéequ'invraisemblable etc. Aucun poète tragique peut-être ne s'est jamais passé entièrement du hasard, mais

1.Voyezen particulier le rôled'Euripidedans lesFéteade Demi,ter,où il délivre son beau-pèreMnésiloquedes mainsde t'archerscythe.

2. Iphigénieà Autis.3.Rôled'ÉgcedansMédée.4. Par exemple,celled'Hélèneet de MénélasdansHélène.

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333 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

aucun assurément, du moins parmi ceux du premier

rang, ne s'un est servi plus qu'Euripide. Les stratagè-mes, les ruses qui sont, des (inesses de la volonté

comme les surprises sont des finesses du hasard no

lui plaisent pas moins En cela, nul scrupule tradi-

tionnel ne l'arrête. Pour créer des situations nouvelles,

pour amener des coups de théâtre, il traite arbitraire-

ment les légendes a, il les combine ou les moditie à sa

guise s. Évidemment la matière tragique est devenue

pour lui chose indifférente, ou peu s'en faut. S'il n'ose

pas encore se débarrasser tout à fait dos données an-

ciennes, du moins il les arrange dans le détail solon ses

besoins. Ainsi, libre de ses moyens, il peut combiner

des effets dramatiques saisissants. Entre tous ceux dont

il use, il faut mentionner spécialement les reconnais'

sances. Sa science délicate du tliéiUro se laisse voir tout

entière dans la manière habile dont il les prépare, les

fait désirer, los retarde et les amène brusquement, au

moment où elles peuvent être le plus émouvantes. blé-

rope, dans une tragédie perdue, reconnaissait son 01s,

quand elle avait déjà le bras levé pour le frapper, et

Plutarque nous a conservé le témoignage du grand ef-

fet que produisait cette scène sur le public 4. Parmi les

pièces conservées, plusieurs nous permettent encore

de juger de l'habileté du poète. La meilleure partie

d'Iphigénie en Taunde aboutit à une scène de reconnais-

sance, et il n'est personne qui n'y sente et n'y admi.e

la fine et touchante gradation des effets et des senti-

ments. Dans Ion, dans Electre, nous trouvons des scè-

nes analogues, plus ou moins pathétiques. Il y a là

toute une partie originale de l'art dramatique, où Euri-

i. lphig.en Tauride,fin Hélène,fin Oreste,Médée,Électre,etc.2. Electre.Hélène,ete.3. P/l.tniciennes,rôle d'Œdipe.etc.

“ Plutarque, tioralia,p. 988E(voirNauck, frag. du Cresphon(e).

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SES PROLOGUES 333

pide a excellé, et los exemples qu'il a donnés en ce

genre n'ont peut-ùtre pas été surpassés. C'est justementde cela qu'Aristote a voulu le louer avec raison dans le

passage do sa Poétique, où, tout en blâmant laconduite

imparfaite do ses drames, il l'appolle pourtant « le plustragique des poètes »

Toutefois Euripide était bien obligé par les lois les

plus essentielles do son art de donner à ses pièces les

apparences de l'unité dramatique, alors même que l'u-nité réelle et profonde leur manquait. Quelques-unsdos moyens qu'il a employés le plus souvent pour yparvenir sont intéressants à noter.

Signalons d'abord ses prologues et ses dénouements.C'est son habitude de commencer chaque tragédie parune sorte d'introduction en forme de monologue ou

quelquefois de dialogue. Nous connaissons trop mal lesdétails do l'histoire do la tragédie grecque pour pouvoirdécider s'il a créé cette introduction dramatique ou s'ilne l'a pas simplement renouvelée et rajeunie. En tout

cas, l'usage qu'il en fait lui est personnel. D'une part,ces prologues lui servent à fournir immédiatement au

spectateur certains renseignements utiles, qu'il lui au-rait fallu donner sans cela dans les premières scènes,au détriment de l'intérêt dramatique et ces renseigne-ments sont d'autant plus nécessaires qu'il est, commenous l'avons vu, plus inventif en matière de légendes.En outre, la plupart des prologues en question ont uneautre destination, qui est peut-être la principale. Très

souvent, ils indiquent le sujet essentiel de la pièce, ils

signalent d'avance au spectateur ce qu'il devra regar-der, ils lui laissent entrevoir ou lui annoncent mêmed'une manière formelle le dénouement. Grâce à cetteindication préalable, les événements se rassemblent

i. Aristote, Poétique,c. 13 Ka\ &Eùpmi&K.ei ta SXXet(ri) e3olxovo|ut,cftXàTpoiyixwTatA;yexâvmii\*&vçasvsrai.

Page 332: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

834 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

sous le regard, ils prennent une direction commune eltendent à une même fin; cela ne laisse pas que d'être

utile dans dos pièces dont les parties diverses sont

assez faiblement uuies.entro elles t. Et l'effet dont nous

parle as est bien plus sensible encore lorsque le prolo-gue est mis dans la bouche d'une divinité, ce qui estle cas le plus fréquent. Aphrodite, au début de YBippo-lyte, nous apprend qu'elle veut se venger du fils do

Thésée, et elle nous fait connaître d'avance commentelle se vengera; il résulto de là que tous les événe-ments de la pièce sont liés désormais par cette volonté

divine, qui est censée les conduire à leur dénouement.Sans doute, si nous allons au fond des choses, nousnous apercevons bien que cette liaison ost pou réelle,

qu'en fait nous avons affaire dans l'action à des pas.sions humaines, que l'amour y est représenté comme

une loi du monde, comme un effet de la nature, comme

un trouble physique et moral, et qu'il n'y a guère entout cela d'impression vraiment religieuse. Mais cesont là des griefs d'esprits critiques, des propos de mé-

contents, qui peut-être n'auraient pas déplu au poète,et qui, en tout cas, ne l'empêchent pas d'avoir réaliséson dessein. Supprimons par la pensée le prologue

à'Hippolyle il est certain que les parties de la pièce

parattront bien moins liées entre elles qu'elles ne le

sont aujourd'hui. L'intervention des dieux est devenue

pour Euripide une ressource dramatique, et ses prolo-gues lui servent à la mettre en valeur.

On peut en dire autant d'un certain nombre de ses

dénouements. Bon nombrede ses pièces se terminent

par l'apparition d'un dieu, qui descend du ciel pour ar-

ranger les choses ou pour donner une sanction aux évé-

nements accomplis. Euripide, sans doute, sentant bien

t. Par exemple,le prologuedePolydcredansBéeubel{emanifes-tement la secondepartie de la pièceà la première.

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GRADATION DES EFFETS 825

que sa trugédio était peu religieuse au fond et qu'ilfallait pourtant qu'elle le fut pour être à sa place dansdes fêtes qui faisaient partie d'un culte, n'était pas fâ-ché de faire ainsi aux dieux un rôle important en appa-rence, et très peu gênant pour lui en réalité. En outre,le procédé était commode non seulement en ce qu'ilpermettait de sortir sans difficulté des situations les

plus embarrassantes, mais aussi en ce qu'il offrait le

moyen de faire entrevoir aux spectateurs l'avenir et

par conséquent d'arrêter le drame au moment le plusfavorablo a. Mais ces raisons n'étaient pas les seules,et, au point de vue de la composition, ces dénouementsservaient aussi à rassembler après coup des événementsun peu épars, en montrant qu'ils avaient été dirigéspar un dessein caché, dont un dieu même était l'auteur.

Voilà déjà des moyens, passablement artificiels sansdoute, mais efficaces pourtant, et à coup sur ingénieux,à l'aide desquels se constitue dans les drames d'Euri-

pide l'unité indispensable.. Il y en a d'autres encore.Le plus important peut-être, c'est la-gradation des effets.Dans celles de ses pièces où l'unité d'action laisse le

plus à désirer, on peut remarquer que cette autre sorted'unité, qu'on pourrait appeler esthétique, est toujourssoigneusement ménagée. Elle l'est par des moyens di-vers qu'il serait trop long d'énumérer ici, mais qu'ilest aisé de découvrir en étudiant chaque pièce. Dansles Troyennes, par exemple, la souffrance morale d'Hé-cube va croissant de scène en scène, jusqu'à ce qu'elle

1. C'était sonavantagele plusapparent,et c'estpour celaqu'onl'imita beaucoup platon, Cmlyte,p. 42SO "Q«irepot tp«Y¥«o«oio\JiœiSivxi ijropûaiv,tel tà{ |U)X«"<2:x«t«çsi}fov<n,8soù(«fpovTec-

2. Ledramed'Euripide, avec eon prologue,qui a vue sur lepassé,etsonépilogue,qui estuneperspectiveouvertesur l'avenir,offrequelquelointaineressemblanceavec la trilogied'Eschyle.Illaisse apercevoirpar ses deuxextrémitésune vaste légende,dontil représenteun moment.

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S36 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

se tourne en un ressentiment implacable qui éclatedans l'invective contre Hélène; le dernier tableau, ce-lui des funérailles d'Astyanax, qui nous montre l'aïeule

prosternée devant le corps brisé de son petit-fils, estaussi le plus navrant. Dans la pièce d'Hécuàe, où deux

actions se succèdent, l'unité esthétique est obtenue

d'une manière analogue; la première partie de la, tra-

gédie, qui a pour sujet le sacrifice de Polyxène, nous

peint la douleur maternelle dans ce qu'elle a de plusdéchirant; la seconde, où est représenté le meurtre do

Polymestor, nous fait voir cette douleur se transformant

par son excès môme on une sorte de fureur sauvage.Souvent le poète remptit une partie de son drame avec

des souffrances, des inquiétudes, dos scènes do pitié ou

d'effroi, et il rejette dans la fin les scènes d'action

telle est la structure A'Iphigénic en Tauride, d'Hélène,d'Oreste. D'autres fois, il cherche le principe do la gra-dation dramatique dans la valeur relative des senti-

ments, comme dans Iphigénie à Aulis, où l'on voit suc-

céder aux indécisions dramatiques d'Agamemnou les

alarmes et les prières do Clytemnestre et de sa fille,

puis l'héroïsme d'Iphigénie qui donne tant do grandeuraux dernières scènes. Encore une fois, les moyens sont

variés, car ils procèdent, non d'un système, mais d'un

sentiment, vif autant qu'éclairé, des oxigonces et des

ressources particulières de chaque sujet.

V

Ce serait méconnaître la vraie tendance du géniecréateur d'Euripide que de chercher dans son théâ-

tre dos caractères à proprement parler. Les personna-ges qu'il met en scène ontdes instincts et des passions,ils souffrent, ils aiment ou haïssent, ils sont donc très

vivants et très intéressants, mais bien peu d'entre eux

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PEINTURE DES SOUFFRANCES 837

nous frappent par des traits individuels fortement ac-

cusés. Cette profondeur de conscience qui distinguaitceux de Sophocle leur manque absolument; ils ne sa-

vont pas, comme eux, amasser autour d'une idée, issue

de leur nature môme, des motifs marqués à leur em-

preinte personnelle. Le plus souvent, ils obéissent à des

impulsions; et alors môme qu'une habitude morale les

domine et tes distingue, ce qui a lieu par exemplo

pour Hippolyte et pour Ion, cela n'est on général ni

assez réfléchi ni assez combattu pour faire apparaîtreun véritable caractère. Ce n'en est pas un, sur la

scène tragique du moins, que d'être jeune, lier, et

un pou rêveur ou mystique. Lorsqu'on a étudié chez

Euripide la conduite de l'action, c'est-à-dire l'art de faire

naître les situations ot d'en tirer parti, ce qui mérite

encore d'être considéré, ce sont surtout les souffrances,les instincts et les sentiments.

A cet égard, si Euripide est novateur, c'est par un

certain réalismo hardi, qui a parfois scandalisé au pre-mier abord ses contemporains, mais qui ensuite los a

émus et charmés. On a vu plus haut comment Sophoclele jugeait en se comparant à lui Euripide, d'après le

témoignage do son rival, représentait les hommes, tels

qu'ils sont. C'est là une observation très étendue et très

complexe, qu'il faut analyser pour la bien comprendre.La souffrance où l'infirmité physique ne tient pas

seulement plus de place dans l'ensemble du théâtre

d'Euripide que dans celui de Sophocle, mais en outre

elle y parle bien plus vivement aux sens. Nous avons

affaire à des âmes bien moins fortes, et par suite la

part du corps dans le spectacle tragique est notable-

ment plus importante. Quand Hippolyte est rapporté

sanglant sur la scène, après avoir été traîné par ses

chevaux, le poète note par des mots précis certains dé-

tails de la souffrance. Ce ne sont plus simplement des

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828 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

cris do douleur jotds par instants, comme ceux qui

échappent à Philoctète dans Sophocle, c'est une des-

cription pathétique de ce qu'enduro le corps; nous

croyons sentir le déchirement des muscles ot la con-

vulsion des nerfs

« Je suis mort, infortune nu! hôlas! A travers ma tête,ces élancements lue torturent; nue douleur aiguëbondit dansmon t'crviMti.Un instant laissez reposer mon corps défail-lant. Ah ah t Attelageodieux, nourri de mu propre main, tum'as détruit, tu m'a» tué. Oh lielns t nu nom de» dieux, flots.

cement, serviteurs, touchez doucement t\ ce corps qui n'est

qu'une pluie. Qui est ht, debout, Ama droite? Houlovoz-motavou précaution, ne n:e tirez pus en tons sens, pauvre mul-

heureux, maudit, vietiine (10l'erreuv d'un père. Zous, Zeus,vois-tu ce que je souffre?. Ah 1 ait encore, encore la mômetorture. LAchez-moi,infortuné, 'et que le diou sauveur, Tho-

natos, vienne enfin a moi »

De môme, lorsqu'il nous représente Oreste sur son

lit, s'évoillant après le sommeil bienfaisant qui a suc-

cédé à ses fureurs. Que l'on compare ce réveil à celui

du Philoctèto de Sophocle; la différence est saisissante.

Non que l'art grec, même chez Euripide, descende jus-

qu'à la description mesquine et répugnante; tant s'en

faut; mais, dans son idéalisme traditionnel, il mêle,

avec une liberté toujours croissante, la sensation au

sentiment.

Il aime à peindre le délire, et, quand il le peint, c'est

toujours dans cet espi it a. Chez Eschyle, dans le por-

sonnage d'Io, dans celui de Cassandre, dans celui d'O-

reste, le délire vient d'en haut, il maitrise le corps plus

qu'il ne l'agite, il ost divin; chez Euripide, c'est une

hallucination, qui aboutit à des transports, ou qui a pour

1. Hippolyte,1350et suiv.2. LoDRin, Sublime, c. tS. 3 'Eorl pàv oîv çtXoaovc&tatot i EùpiniSu; c

îùo taut\ «i8rj, (taevia; « xat è'parac, êxTpayi.oB^aji xàv toûtotç û; ovx

oIS' ef ii( fttpo; èniTU-^lutatoc.

Page 337: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES PASSIONS 320t,)

cause la maladie. Lo déliro d'Hereulo, celui d'Agaveao traduisent par des actes sanglants, c'ost uno folie

furieuse; celui do Penthôe dans les Bacchantes, de

Cassandro dans tes Troyennes prend la forme d'unovéritable démonco; celui do Phèdre et d'Oreste est l'ob-

session ardonto qui naft de la fièvre et que favorise

l'accablement physique. Le délire dans Eschyle éveille

plutôt l'idée do la puissance dos dieux; dans Euripide,colle de l'infirmité humaine.

Le sujet préféré d'un tel poète devait être la pointuredo la passion. C'est lui, on peut le dire, qui a le pro-mier porté sur la scène grecque l'image do l'amour tra-

gique et des orages qu'il soulèvo dans l'ûmo humaine.L'art d'Eschyle et celui de Sophocle, dans son idéalisme

sévère, semblait répugner à ces descriptions. La na-

ture héroïque, telle qu'ils la concevaient l'un et l'autro,aurait été diminuée a leurs yeux, si ello s'était laisséevoir ainsi troublée et dominée par dos instincts où lessons avaient trop de part. Clytemnostre, dans YAga-memnon d'Eschyle etdansl'/sVw&e do Sophocle, se glo-rilio de l'adultèro ou l'avouo hautement, mais sa

passion coupable n'ost pas décrite ce que nous en con-

naissons, c'ost seulement l'audace qu'elle affecte et

qui lui prêto une sorte de grandeur. Pour Euripide ait

contraire, la pointure même do la passion dans ce

qu'elle a de plus troublant, voilà le spectacle tragiquepar excellence. Autant que nous pouvons en juger, les

amours qu'il avait mis sur la scène étaient tous desamours coupables, quelques-uns mémo incestueux. Ces

passions étranges, il les montrait de préférence dansdes âmes, non pas perverties, mais faibles et ardentes,dont elles s'emparaient avec une force irrésistible. Telleest sa Phèdre dans l'Hippolyte couronné, telle était sansdoute Slliénébéo dans Bellérophon, tel aussi le jeuneMac.ireus dans Éole. Ce que son génie devinait et re-

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380 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

cherchait dans les rôles de cm genre, c'était la lutte

obscure et violente do la nature contre elle» mémo,la

conllit, non de l'instinct brutal et do la volonté éclai-

rée, mais des instincts entre eux, oudu désir combattu

par l'habitude. Rien n'est plus beau ni plus frappant à

cet égard quo sa Phèdre. Kilo est ontrainée et domptéo

par uno passion victorieuse, qui la- tient tout entière,

qui l'agito commo une (lèvre, qui t'obsède et qui la dé-

voro contre cette passion, ello n'a pas de volonté, pasdo force momie, car c'ost une Amo faible et incertaine,

mais elle a un instinct de pudeur et une habitude de

dignité, qui sont invincibles dolà son troublo, sa honto,

la délicatesse touchanto et douloureuse de son aveu, et

le charme de sa mort. Dans Yllippohjte voilé, elle était

plus hardie, puisqu'elle déclarait elle-mômo son amour

au fils de Thésée; cette hardiesse devait forcément so

rotrouver aussi chez Sthénébéo; mais, à coup sûr, dans

l'un et dans l'autre do ces deux rôlos, ello naissait, au

milieu d'un trouble intime et profond, d'uno impulsion

violente, et non d'une délibération. Le premier, Euri.

pide a vraiment compris ce qu'il y a souvent d'incons-

cient dans la nature. Sophocle était lo poète des volon.

tés toutes faites, des consciences claires, dos âmes

hautes et décidées; celui-ci, plus humblement humain,

se faisait l'interprète des élans obscurs et contradictoi-

res, des tumultes secrets qui s'agitent en nous, des

émotions involontaires et à domi inconnues, qui sur-

gissent tout à coup en paroles et en actes.

C'est sa tragédie do Médée qui nous montre en ce

genre la perfection do son art et par conséquent aussi

ses limites. L'amour dans le rôle de Médée no figure

que comme la cause première des passions qui l'ani-

ment il est éteint, mais il s'est changé en une fureur

de vengeance qu'un orgueil indomptable avive sans

cesse. Cette fureur est aussi violente, aussi douloureuse,

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LES PASSIONS 831

elle règne d'une façon aussi dospotique que l'amourchez Phèdre mais, au lieu d'accabler l'âme, elle l'ex-cite a l'action; elle lui prête une force incroyable dodissimulation et de combinaison, elle l'arme enfin con-tro sos instincts les plus profonds et la fait triompherdans une sorte d'égoïsmo grandiose et sauvage. Pluscette fureur est impérieuse, plus la lutte des instinctsest pathétique. Euripide, avec une simplicité tout anti-

que, n'on a voulu mettre en jeu qu'un seul ni l'ancion amour, ni la pitié n'arrêtent un seul instant sa

Médée; mais quand il faut frapper ses enfants, elle

qui n'était plus femme so sent mère encore. Rien de

plus boau et rien en môme temps de plus particulier à

Euripide quo ce monologue célèbre; là éclate justementcette puissance qu'il a de faire agir à la fois toutes lesforces profondes de la nature. Il faut le citer en grandepartie, malgré son étendue, pour qu'on puisse y admirer,autant qu'elles le méritent, les fluctuations' do cetteâme orageuse et bouleversée

« 0 mes enfants, mes enfants, vous avez donc «ne patrie etune demeure; on vous enlève à moi, infortunée, et vous habi-terez ici, séparés tl jamais de votre môre. Et moi, cependant,j'irai, fugitive, vers une terre étrangère, sans jouir do votreprésence, sans ôtro témoin de votre bonheur, sans que je puisseespérer fairo un jour les apprêts de votre hyménée, ni parervos jeunes épouses, ni porter les flambeaux joyeux. 0 funesteorgueil C'est donc en vain, mes enfants, que je vous ai nour-ris, c'est en vain que je vous ai mis au monde au milieu desdouleurs. Ah 1autrefois,je me flattais de la douce pensée quevous soutiendriez un jour ma vieillesse et que la suprêmeconsolation do ma mort serait d'expirer entre vos bras, es-pérance chère a toute âme humaine! Hélas, elle est bien loinà présent, cette image souriante Séparée de vous, il me fau-dra mener une vie amère et traîner une longue souffrance. Etvous, vos regards pleins de tendresse cherchent en vain votremère! C'est là l'existence qu'on vous j«éiK«e.

» Hélas, hélas! pourquoi vos yeux me regardent-ils ainsi, A

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838 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

mes eaftnts? Pourquoi mo sourioz-voua, ah t do votro dernier

sourire? O douleur!Que vais.jo faire? Toute ma force d'Ame

m'a soudain abandonnée, d femmes, torque j'ai vu briller les

regards joyeux do mes enfants. Non, je no'peus. pus! Adieu,

projets que je croyais arrêtés j'emmènerai mes enfants avecmoi. Je voulais que leur mort fut le châtiment de leur père,mais en vérité c'est moi que j'allais punir d'uno double souf-france t Non, non, jo ne le ferai pas. Toutes mes résolutionssont dissipée».

a Et pourtant, qu'ai-je dit? Quoi I Je veux donc qu'on rie de

moi, incapable de me venger de mes ennemis? Ah! il faut

oser. C'est tacheté, que de laisser échapper des paroles quitrahissent mon âme .Enfants, niiez, entrez dans cotte demeure.Si lo soleil ne veut pas éclairer mon sacrifiée, qu'il se dé-

tourne! 1Mamain, elle, ne faiblira pas 1» Ah cœur trop emporté non, ne fais pas ee que tu mé-

dites. Laisse-les vivre, ces enfants, épargne-les. Là-bas, dans

l'exil, ils seront ma joie et mon espérance.» Mais non, je ne laisserai pas u mes ennemis le moyen d'in-

sulter mes enfants. C'est l'arrêt dudestin, il n'y a pas à l'élu-der. Déjà," la couronne est sur lit tôto de Creuse, déjà, je lo

sais, la fiancée royale expire dans le voile ardent. Allons, il fautdescendre la voie douloureuse. Enfants, un dernier adieu.

Donnez, donnez alvotre môrc, donnez vos mains, pour qu'elley dépose ses baisers. 0 mains chéries, ô tête bien-atinée, 8.douxet nobles visages, enfants, soyez heureux, non plus ici, mais

là-bas, car le bonheur de la terre, votre père vous l'a enlevé.O aimable étreinte, 6 frais visage, ô.douce et légère haleine 1

Éloignez-vous, éloignez-vous; car je n'ai plus le courage de

vous regarder, je suis vaincue; je vois toute l'horreur de l'acte.

que je vais commettre; mais l'emportement de mon âme est

plus fort que ma volonté, et c'est par là que les mortels se

perdent*. »

Avec les passions, ce qu'Euripide a le mieux repré-

senté, ce sont les affections naturelles. la tendresse des

pères et des mères pour leurs enfants, les sentiments

mutuels des frères et des soeurs, ceux des époux. Et là

encore, la nouveauté da ses créations est à remarquer.

I. Midte, 1021.

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LES AFFECTIONS NATURELLES 333

Dans Eschyle, toute cette partia do l'âme humaine, hum-ble, commune, familière, est presque négligée, ou ellen'est indiquée qu'à grands traits, d'une façon tout été-mentairo. Sophocle lui attribue déjà bien plus d'impor-tance mais, quand il représente les sentiments de cettesorte, il los subordonne à d'antres qui sont plus rares etl»lusélovés. Antigono aime tendrement Polynice, mais,dans cutlo affection fraternelle, il y a une piété à l'égard«bs morts, une conception religieuse des devoirs de lafamille, qui sont d'un ordre supérieur. Électre a pourOrosto les sentiments do la soour la plus aimante ello lechérit parce qu'il est du même sang qu'elle, parce qu'ellel'a ru naître et qu'elle l'a sauvé, et tout cela est selon lasimple nature; mais à cet instinct du cœur se mêle uneespérance vivo qui tient à sa situation et à son caractèroelle aime aussi on Oreste l'objot de sa longue attente, levengeur prédestiné de son père; voilà le tour particu-lier que prend dans son cœur une inclination commune.Il résulte de là que chez Sophocle, ce sont les sentimentsrares qui prédominent, ceux qui sont propres aux per-sonnages exceptionnels dont il fait ses héros; les autres,par lesquels ils ressemblent à la grande foulo humaine,sont partout présents sans doute, mais le poète ne leurpermet pas de se montrer seuls ni de s'étaler trop libre-ment à nos yeux. Ce lier scrupule, qui donne à la tragé-die une grandeur singulière, Euripide ne l'a jamaisconnu.Les sentiments les plus instinctifs, ceux de tous les jourset do tous les hommes, ceux qui remplissent les exis-tences los plus humhles comme les plus hautes, nonseulement il lesaccueille, mais il les recherche, et, pourles faire mieux valoir, il écarte ou restreint les autres.L'influence de l'esprit démocratique sur la tragédieapparaît on cela. Elle continue par tradition à repré-senter des rois et dos reines, des Gis et des filles degrande race; mais, au lieu de les représenter sous l'as-

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884 CHAPITRE VU. – EURIPIDE

pect qui les distinguo do la foule, clle les fait voir de

préférence sous celui qui les en rapproche.Gardons-nous toutefois d'exagérer. Cequi faitle charme

et la beauté de l'art d'Euripide, c'est que, tout en se rap-

prochant ainsi de la vio commune, il évite lo plus sou-

vent la vulgarité. Quand sa délicatesse instinctive l'a-

vertit, Comme cela a lieu dans un si grand nombro do

belles scènes, nul n'est plus habile quo lui à ménager les

nuances. Adéfaut do lithaute supériorité morale des per-

sonuugos de Sophocle, il y a chez ceux d'Euripide une

sorte do noblesse native, qui prend diverses formes selon

les circonstances. Ilécube, Jocaste, Andromaque, dans

l'expansion ardente du lour tendresse maternelle, ros-

semblont à toutes les mères; aucune d'elles n'est très

élovéo au-dessus dos femmes ordinaires par l'ensemble

de son caractère, et l'amour qu'elles ont pour leurs en-

fants n'est associé à aucun sentiment rare ni il aucune

volonté vraiment héroïque; et pourtant leur affection

n'est point banale. Quand Hécube se jette aux pieds

d'Ulysse pour obtenir la grâce de Polyxène, dans l'oiïu-

sionmémedesa douleur utdans l'humiliation dosa prière,olle a une dignité qui révèle la reine déchue c'est unemère avant tout, mais ce n'est pas une mère quelconque.

« N'arruchoz pas mon enfant do mes bras, ne la tuez pas;il y a eu déjà bien assez de morts. Kn elle seule est ma joieetl'oubli de mes maux; suppléant ceux que j'ai perdus, elle estma patrie, lu nourrice de ma vieillesse, le bâton qui guidemes pas. Non, le vainqueur même ne doit pas dépasser lesdroits de la victoire, les heureux ne doivent pas croire qu'ilsle seront toujours. Moi aussi, je fus heureuse autrefois, etmaintenant jo ne le suis plus tout mon bonheur, un seul

jour me l'a enlevé. Oh1 par ce mentonque je touche en amie,aie quelque égard pour moi, aie pitié t Vatrouver ces soldatsachéens et dis.leur qu'il est odieux de tuer des femmes,quandau premier moment vousne les avez pas arrachées des autels

pour les égorger, quand vous avez eu pitié d'elles 1La loi

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i/héroisme 335

du» vous, protégeant la vie do l'homme libre, protège aussicellede l'esclave. Et le respect qu'on a pour toi, quand mêmeta parole faiblirait, les persuadera; le même discours, lors.qu'il est tenu par des hommes obscurs et par ceuxqu'on a enhonneur, sans devenir autre, est faible ou puissant. «»

Nous touchons ici à ce qu'il y a de plus délicat chez

Kuripidc. Son mérite, qui est tout à fait supérieur on ce

gonro, consiste dans la finesse tout attique avec laquelleil sait fondre dos qualités contraires, l'héroïsme et la

simplicité familière, la noblesse et l'abandon, la puretédu sentiment et le trouble de l'instinct. Quand il y réus-sit complètement, il faitpreuvo d'une légèreté de touche

qu'aucun poète dramatique n'a jamais égalée. C'est unravissement que do lui voir créer alors des figures ex-

quises, dont le plus grand charme est dans leur sponta-néité môme. Son Iphigénie, lorsqu'elle veut embrassers >npère, lorsqu'elle l'interroge, n'a presque rien on ap»parenco qui lu rende propro à la scène; son âme naïven'est que jeunesse, ignorance, curiosité, affection; ettoutefois, à quelques mots échappés, nous devinons enelle la fille d'Agamomnon elle jouit de la gloire et dela grandeur do son père; vienne la dure nécessité, ellesaura s'y dévouer jusqu'à la mort. Cette grâce supérieureéclate particulièrement dans les rôlosoù Euripide repré-sente dos dévouements héroïques. L'héroïsme qu'il aimeno vient pas de principes arrêtés, il ne résulto pas d'unehabitude morale, ancienne et profonde, qui rond l'âme

toujours prête h tout. Il est spontané, inattendu, c'estune sorte do caprice généreux, un élan do fierté et debonté. Par là justement, il ressemble davantage à celuidont la plupart d'entre nous sont capables à un moment

donné ot même, il est plus féminin encore que viril,ce qui en augmente le charme. C'est là le caractèredu dévouement de Polyxèue, dIphigénie, d'Alceste,

i. Hécube,270.

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f»36 CHAPITRE Vil. – EUBIPIOE

d'Évadué, do Macariu. Polyxone, qu'on peut prendre

pour exemple, se décide brusquement à mourir, non par

stoïcisme, ni par aucune vertu extraordinaire, mais

parce qu'il le faut, et qu'en face de cette nécessité

cruelle, un instinct du dignité, une subite clairvoyancela détache tout ù coup d'une vie sans honneur.

<<Ulysse, je te vois cacher ta main sous ton vêtement et dé-

tourner ton visage de peur que je n'essaye de toucher tonmenton. Rassure-toi tu n'as pas a craindre de moi la suppli-cation que Zeus écoute. Je te suivrai, parce que la nécessité

l'exige, et parce que je désire mourir; no pas le vouloir, ceserait me montrer lâche et trop éprise de la vie. Vivre, ù

quoi bon? j'ai eu pour pore le roi de tous les Phrygiens,voilà le début de ma vie; puis j'ai grandi dans de glorieuses

espérances, recherchée par des rois; une ardente' rivalité lesstimulait ù l'hymen qui devait me conduire au foyer de l'und'eux. J'étais souveraine, ô infortunée, parmi les femmes de

l'Ida, j'étais admirée entre ses jeunes Allés, égale aux déesses,si je n'eusse été mortelle. Et maintenant, me voici esclave.Ce seul nom déjà me fait aimer la mort, étant nouveau pourmoi. Et puis, peut-être tomberais-je aux mains d'un mattre

cruel, qui à prix d'argent m'achèterait,- moi, la sœur d'Hec-

tor et de tant d'autres; et il me forcerait à faire le pain dans

sa demeure, ù balayer sa maison, et ù passer, debout près du

métier, des journées d'amère contrainte. Ma couche enfin, un

esclave acheté au hasard la déshonorerait, ma couche qui au-trefois paraissait digne des rois. Non, non, jamais; je renoncelibrement à cette lumière du jour, et c'est Hadès à qui je livremon corps. Eraniéne-moi, Ulysse, et conduis-moi à la mort.Plus d'espérance à mes yeux, plus rien qui puisse me fairecroire fi un retour quelconque de bonheur >. »

Cette forme de l'héroïsme est peut-être moins haute

que le dévouement sublime-de l'Antigone de Sophocle;mais elle est certainement plus touchante encore. Elle

révèle par une sorte de surprise admirable les ressour-

ces secrètes de la nature humaine, elle découvre sa force

i. Hécube,3H.

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L'OBSERVATION 337

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 22

dans sa faiblesse mémo. Voilà co qu'il ne faut pas oublieren comparant l'idéal des deux poètes. Si l'humanité qu'areprésentée Euripide a moins do constance, elle y sup.plée dans une certaine mesure par des élans inattendus.La source des sentiments généreux jaillit en elle demoins haut, mais elle n'est pour cola ni moins abon-dante ni moins profonde.

VI

En môme temps que poète, Euripide était observa-teur. Il l'était peut-être trop pour un poète tragique. La

tragédie doit se faire, ce semble, par intuition; on latrouve en soi-même, quand on est doué du génio néces-saire. C'est au poète comique qu'il appartient d'obser-ver on no crée pas le ridiculu vrai, comme on créedes passions ou des affections; il faut le prendre sur lefait, l'étudier, en garder l'image nette dans son esprit.Euripide a su faire tout cela, et c'est pourquoi, tout enne composant que des tragédies, il a été à son insu le

père de la comédie nouvelle.La société contemporaine fut pour lui un objet d'at-

tention constante il aimait à y considérer les hommesdans tour milieu social et domestique, dans la recherchede leurs intérêts ou de leurs plaisirs; honnêtes oumalhonnêtes dans la mesure ordinaire, c'est-à-dire avecdes degrés infinis, selon les circonstances. Dans cette

observation, il lui était impossible de n'être qu'obser-vateur. Très épris du bien, il souffrait du mal, et d'antant plus qu'il le voyait mieux; de là une certaine irri-tation, qui faisait de lui un censeur quelque peu prévenu.

L'influence de la profession sur l'homme est une deschoses qui semblent l'avoir le plus frappé, et il l'a

marquée en maint passage avec, son éloquenco impa-

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838 CHAPITRE VII. EURIPIDE

tionto et incisive. Il y a des classes de la société qu'ilméprise, d'autres qu'il dotosle, d'autres encore qu'iltient pour suspectes. L'athlète, que tout le monde alors

admire et acclame, cet homme fier de ses muscles etlourd d'esprit, ce héros de palestre, robuste et stupide; ilTaon horreurou en dégoût Les devins aussi, fort écou-tés dans Athènes au temps de la guerre du Péloponnèse,lui sont insupportables; autant que la tragédie le lui

permet, il stigmatise en eux l'esprit d'intrigue et la basseavidité'. Il se défie des Orphiques, des coureurs de re-

ligions nouvelles, des gens en robes blanchos, sectateurs

d'abstinences, qui tendent à remplacer la saine morale

par des pratiques dévotes 3. Il méprise les hérauts, race

servile, toujours inclinéo devant les puissants du

jour Mais tous ceux-là ne forment que do petits

groupes dans la cité. En voici un bien plus important,bien plus aclif les orateurs, et derrière eux les poli-ticiens. Ce sont les maîtres dé l'assemblée, les vérita-

bles souverains d'Athènes. Autant Euripide estime

l'honnête homme qui exprime franchement sa pensée,autant il déteste les intrigants qui font do la parole un

métier et de ce métier un instrument de popularité.Leurs moyens, il les connait, et, avant Démosthène, il

les signale ce qui les rend forts, ce sont les passions

qu'ils excitent pour s'en servir et la hardiesse impudente

qu'ils font passer pour franchise 5. Dans la tragédie, de

tels jugements ne peuvent guère se produire que parallusions, mais ces allusions sont fréquentes chez Eu-

ripide, et elles donnent à certains passages de ses piè-

ces un air de satire.

1. Antiope.fr. 199Nauck.2. lphig.à Aulis,520.3. Hippolyte,955.4 Oreste, 887; Trogemm, *2S; nécube, 992.

5. Oreste, 904 Qopvgw m nfouvoc xi(ta6c? «appipiof. Voir tout lo

morceau. Cf. Hécube, 254.

Page 347: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'OBSERVATION 339

D'ailleurs il y a des parties considérables de certains

rôles, ou mémo des rôles entiers, qui sont dus à l'obser-vation. On a reproché à Euripide d'avoir mis sur la scènedes personnages qui sont vicieux ou méchants sans né-cessité. n ne les a pas créés de lui-même, il les a faits à

l'image de ses contemporains. N'oublions pas qu'il vi-vait au milieu d'une société où bien des intrigues etdes passions mesquines s'exerçaient audacieusement.

Thucydide et Aristophane nous renseignent sur le con-flit des appétits, sur cette rouerie, nouvelle encore, surce cynisme élégant qui caractérisaient tant d'hommesde ce temps. L'égoîsmo n'était peut-être pas plus fortau fond des cœurs, mais il devenait chaque jour pluslibre et plus hardi; on se l'avouait à soi-même commeun motif d'action, et, dans un certain monde, brillantet raffiné, il était de bon ton d'on faire profession. So.

phocle, dans sa haute et idéale sérénité, dans son beaurêve héroïque et légendaire, ne voyait pas ces mœurs

nouvelles; ou, s'il les voyait, il les tenait si aisément àdistance qu'elles no jetaient aucune ombre sur ses

conceptions. Euripide, au contraire, esprit attentif, sanscesse aux écoutes et troublé du moindre bruit, natu-rellement curieux do se rendre compte et d'aller aufond de tout, se remplissait l'imagination de ces choses

quotidiennes, qui l'inquiétaient et qui l'attiraient, commeun aspect trop réel de la nature humaine. De là, elles

passaient d'elles-mêmes dans ses pièces. Qu'on se sou-vienne de Ménélas dans Oreste et dans Andromaque, deJason dans Médée, do Phérès dans Alceste, d'Ulyssedans Hécube, pour ne citer que quelques personnagesentre beaucoup.

Ménélas, dans Oreste, quand il est imploré par lemalheureux fils de son frère, ne dit ni oui ni non. C'estun politique, qui se ménage; il ne refuse pas de l'ai-der, mais il n'entend pas se compromettre il promet

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840 CHAPITRE VIL– EURIPIDE

des paroles, et rien do plus. Dans Andromaque, c'estun égoïste et un fourbe, mais un égoïste froid, et parconséquent sans grandeur. 11veut faire périr un enfantet une femme dans l'intérêt de sa fillo, pour servir sa

jalousie, et il le veut sans passion, en calculateur etenraisonneur. Il fait la théorie de sa cruauté, il se moqueimpudemment de toute loyauté, il est odieux et cyui-quo. Ulysse, dans Hécube, lorsqu'il repousse les prières

éplorées de la mère qui veut sauver sa tille, obéit à desmotifs élevés, puisqu'il sort un intérêt public; mais ille sert avec une dureté voulue, il se joue du reproche

d'ingratitude avec une sorte d'indifférence qui dénotel'homme rompu au métier de la politique. Jason, dans

Médée, est un personnage de même sorte. Corneille nol'a pas mal compris au fond, quand il lui fait dire, plusen Normand toutefois qu'on Athénion

J'accommodema flamme au bien de mes affaires.

Les dehors seuls dans la pièce grecque sont autres.Correct et habile, élégamment maître de lui-même sousles injures les plus méritées, il ne voit dans la vie quel'intérêt bien entendu, l'intérêt décont et honorable. H

expose ses principes avec esprit et en boau langage. Ce

n'est pas un malhonnête homme, c'est tout simplementun homme comme beaucoup d'autres, un Calliclès, ou

un Callias, qui a les idées et le ton de la bonne société

contemporaine. En ce genre, le vieux Phérès d'Alceste

est à la fois le meilleur et le plus étonnant. Son fils

Admète, qui tient do lui, l'a vainement prié de

vouloir bien mourir à sa place. Le vieillard a refusé de

l'entendre, sachant le prix de la vie. C'est la tendre et

généreuse Alceste qui s'est dévouée. Quand elle est

morte, Phérès arrive; il vient lui rendre honneur et la

pleurer. Mais Admète, à présent, ne veut plus le voir,

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I/0BSEKVAT1GN 341

et, dans une scène qui a scandalisé plus d'un lecteur,il lui reproche son égoïsme; cela n'embarrasse pas le

vieillard, qui explique ce qu'il a fait et le justifie. Onsont en l'écoutant quo le poète a pris quelque plaisir à

représenter dans leur vérité ces sentiments d'une na.ture vulgaire. Phérès n'est pas un personnage sacrifié;il a de l'autorité il parlo haut, il est persuadé du droit

qu'il a de n'être pas héroïque, et il le maintient éner-

giquoment, « en alléguant la coutume ». Cela confondtoutes nos idées sur la tragédie et oblige les commen-tateurs àchercher pour lu poète toutes sortes d'excusesil suffit do le comprendre. La vraie raison de ces dis-

parates, c'est l'influence de la réalité contemporainesur son esprit.

Dans sa prétendue haine des femmes, il n'y a peut-être pas autre chose. LorsquoEuripide mettait en scèncune héroïne de la légende, une Phèdre ou une Sthé-

nébée, il se la représentait, quoi qu'il fit, sous les traitsd'une Athénienne de son temps, et il ramenait, sans enavoir bien conscience, la violence des grandes passionslégendaires à la mesure des désordres privés et de l'in-conduite vulgaire. Il en résultait

qu'envoulant expli-

quer les sentiments des femmes de la tragédie, il envenait sans cesse à étudier et à juger les défauts des

femmesde son temps. Dans cette étude, il était impossiblequ'un esprit vif et aussi clairvoyant ne fût pas frappé de

bien des choses fâcheuses. La femme athénienne, au ve

siècle, était une sorte de recluse. On la tenait dans uneenfance perpétuelle; elle était inoccupée et on se défiaitd'elle double mal, dont les conséquences se faisaientsentir de mille manières. Elle n'avait, pour remplir sa

vie, rien d'élevé ni d'agréable, ni l'éducation de ses en-

fants, qu'on lui enlevait de bonne heure, ni la partici-pation aux idées et aux soucis de son mari, ni la lec-ture, ni les relations de société, ni la faculté d'aller. et

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843 CHAPITRE VII. –EURIPIDE

de venir librement, ni mémo uno religion qui fit appelà la délicatesse naturelle»de son sens moral. Dans cesconditions, les meilleures tombaientdans nonsorte d'in-signiQanceet d'infériorité intellectuelles, qui frappaientles observateur*; chez d'autres, la finesse native del'intelligonco se tournait on dissimulation et en dan-geieux enfantillages elles dovonaient artificieuses,elles avaient des défauts d'écoliers, le goût des cachot-teries, des intrigues, des relations clandestines, des

commérages, des petits complots domestiques. Qu'on yregarde avec quelque attention, et l'on reconnaîtra

qu'Euripide n'a pas dit autre chose. Ce sont là les dé-fauts qu'il note sans cesse, parce que les sujets tragi-ques lui en offrent sans cesse l'occasion. Hippolyte estson interprète dans le morceau célèbre où il exprimeson aversion pour le sexe féminin >.Les femmes elles-mêmes dans ses pièces se jugent sévèrement. Au fondde toutes ces critiques, il y a moins de malignité quede tristesse. Euripide n'a pas su démêler la grande partdes institutions et des usages de son pays dans lesfaits qui frappaient ses regards. Il a cru sincèrement àune sorte d'infériorité morale de la femme, iuférioritédont il s'estjaffligé en philosophe, comme d'une des mi-sères nécessaires de la vie humaine.

Quoi qu'il en soit d'ailleurs, cette représentation fineet vive des choses du jour, cetesprit d'observation et ceréalisme spirituel étaient une nouveauté vraiment ori.

ginale dans la littérature dramatique d'alors. Ce fut unesuggestion très particulièrement fécondepour quelques-uns des meilleurs esprits du siècle suivant. Lorsqu'onse fut aperçu qu'il n'y avait pas do sujet plus intéres.sant ni plus nouveau à mettre sur la scène quo lesmœurs contemporaines, la comédie nouvelle fut créée.

Euripide l'avait, pour ainsi dire, laissé entrevoir déjài. Bippolyte,616.

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LE POÈTES LYRIQUE 343

par avance dans la tragédie, autant du moinsque celle*ci pouvait s'y prêter, peut-ôtre même un pou da-

vantage.

VII

On ne peut dire d'Euripide, comme d'Eschyle et de

Sophocle, qu'il y ait eu en lui un poète lyrique égal au

poète tragique. L'infériorité do ses qualités lyriques est

évidente. Toutefois, là aussi, sa personnalité se révèle.

Il no faut donc ni s'étendre trop longuement sur cette

partie de son art, ni la passer sous silence l. On sait

avec quelle malveillance ingénieuse et clairvoyanteAristophane, dans uno scène de ses Grenouilles, s'est

moqué du lyrisme d'Euripide K Quelle que soit la valeur

do sa critique, il est clair qu'il serait souverainement

injuste de la prendre pour guide dans cette étude.C'était la force même des choses qui tendait à rejeter

hors de la tragédie l'élément lyrique, à mesure quol'élément dramatique y devenait plus complexe et plusvarié. Chez Sophocle, cette tendance se dissimule; chez

Euripide, elle apparait clairement. Les chants do ses

chœurs sont très souvent de simples épisodes. Us ne

sortent presque jamais du fond même do l'action; s'ils

s'y rattachent, c'est par un lien léger, par un incident,

par un prétexte. Comment aurait-il pu en être autre-

ment dans une tragédie d'une structure aussi incer-taine ? L'unité fondamentale manquait le plus souventà l'action elle-même. Entre ces scènes dont une combi-naison du hasard formait la liaison, les parties chan-tées ne pouvaient être que de jolis caprices do la muse

t. J. H. H.Schmidt.DieSfonodienund Wechselgesanged. attisclienTragoedie,Leipzig,1871.P. Dechai-ine,Euripide,p. 467-545,oîi lely-rismod'Euripideest jugé avec faveur.

2.Aristoph.,Grenouilles,1301et suiv.

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8U CHAMTRE VII. – EURIPIDE

lyrique, moles çà et là à ceux de la muso dramatique.Il n'y avait plus qu'un 01 à rompre, un 01ténu et bien

fragile, pour rendre à ces morceaux intercalés leur in-

dépendance et en faire do simples intermèdes musicaux

comme les emùolima il'Agutho».A ces chœurs d'Kuripido, il ne faut demander on gé-

néral ni l'enthousiasme, ni l'élan, ni la majesté, en unmot aucune dos hautes qualités lyriques. La grandeurest co qui leur manque lo plus. Mais cela n'empoche

pas qu'ils n'aient un charme propre, souvent vif, quise laisso sentir en maint endroit.

A défaut de pensées suivies et largement dévelop-pées, des aperçus fins et délicats y brillent sous des

imagos gracieuses. Comme modèle en ce genre, on peutciter le début du troisième stasimon de Médée, où le

chœur des femmes de Corinthe vante l'heureuse Attique.Leur éloge est un rêve, mais en même temps un juge-ment. Sous le voilo d'une mythologie de fantaisie, une

pensée suggestive transparaît dans une vision char.

mante quelque chose d'abstrait, qui fait réfléchir, sousdes formes gracieuses, qui enchantent. Cela est léger,aérien, capricieux, et pourtant plein d'une raison trèsfine et très solide

«Érechtéïdes, dont la fortune a traversé les siècles, filsdesdieux bienheureux, issus d'une terre sacrée que nul n'a ja-mais violée, nourris de la plus glorieuse sagesse, vous mar-chez d'un pas léger dans la lumière de votre éther pur; làoù jadis la blonde Ilarmonia enfanta, dit-on, les neuf vier-ges Piérides, le*Muses, auprès des belles eaux courantes du

Céphise. On rapporte que Cypris, puisant û ces sources, ensouffla la fraîcheur sur ce pays dans les douces haleines dela brise, et que, sans cesse, mêlant à ses cheveux les touffesde roses odorantes, elle y répand autour d'elle, avec la sa-

gesse, les amours, auxiliaires de tout ce qui est bien1. »»

Dion Ghrysostome, dans un passage cité précédem-

1. Slédée,824et suiv.

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LE POÈTE LïRIQUE 845

ment, fuit un mérite à Euripide d'offrir dans ses chants

« une abondance do pensées pratiques, une exhortation

constante à la vertu » Cul élogo s'applique spéciale-mont à ceux du Philoctèle, aujourd'hui perdu; en réa-

lité, il convient à un grand nombre d'autres. Lo tour

d'esprit philosophique du poète se laisse voir souvent

dans les chants de ses chœurs, plus souvent encore là

que dans le dialoguo proprement dit. Il y est plus li-

bre, plus dégagé de l'action, plus à son aise par consé-

quent pour énoncer cos pensées générales qu'il aime.

Cesont souvent do vieilles idées; mais il est rare qu'enles exprimant il no les rajeunisse pas par des allusions

aux recherches de la sagesse contemporaine ou parl'aveu de ses propres préoccupations. Elles ne sont pas

présentées, selon l'ancienne mode, comme des doctrines

traditionnelles: ce sont les résultats de son expérienceet do ses réflexions, et par là môme elles invitent à

penser. Dans Alceste, par exemple, voici comment le

chœur des vieillards proclame la toute-puissance de la

nécessité

«Souvent, dans le commerce des muses, dans les hauteursde la pensée, je me suis élancé, et touchant à mainte idée, jen'ai rien trouvé qui fût plus fort qu'Ananké, aucun remède àses'atteintes dans ces livres de Thrace qu'a dictés la voix

d'Orphée, aucun entre terns ceux que Phébus a donnés aux

Asclépiadespour le soulagement des malheureux mortels.«C'est la seule déesse dont il soit vain d'implorer l'image

oul'aùtel, la seule qui soit sourde à l'hommagedu sacrifice.Ne t'appesantis pas sur moi, ô divinité puissante, plus lour-dement que tu ne l'as fait encore. Ce que Zeus décide, c'esten accordavec toi qu'il l'accomplit. Tu brises par ta force lefer des Clialybes, et la volonté la plus âpre ne t'inspire au-cun respect. »

i. Dion, JVwowr», LU, p. 273 Beiske Ta -t y£kt, (Sofoxlioi^) oùx

ë/c. noXû Ta Yv<atL'>v 6ÙS& rî|v itpôt àptrrjV napi-/XT,aiv, <i>;itsp t& toO

KùpiniSou.

». Alcente, 962 et suiv.

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340 CHAPmiE VII. – EURIPIDE

Si Euripide avait ou un génie moins inconstant. il

semble qu'il aurait pu se fairo on ce genre un lyrisme

& lui, grave et méditatif, que son éloquence et sa finesse

auraient rendu très personnel. II s'est contenté d'on

donner çà et là l'exemple. Ce qui damino dans ses

chœurs, c'est bien plutôt l'élément descriptif. Son ima-

gination facile et brillante aime à y représenter, sans

aucun effort de concentration, les aspects divers do

la nature, ou à y dérouler des scènes qui so succèdent

en longues énumérations, ou simplement à y mêler

au hasard des souvenirs mythologiques. Parfois, ces

descriptions lyriques sont remarquables par l'éclat

et par le mouvement. La parodos des Bacchantes nous

fait sentir vraiment, dans son incohérence tumultueuse,

le transport qui agite le choeur

« Ah I que Bacchus est beau dans la montagne, quand du

milieu des thiases courants, il se jette, vêtu de la sainte né-

bride 1 Chasseur avide du sang des boucs, ivre de chair pal-

pitante, il s'emporte jusqu'aux cimes phrygiennes, jusqu'auxmonts de Lydie! En tête du chœur, voici Bromios, évohé 1

Du sol coulent des ruisseaux de lait, des ruisseaux de vin,des ruisseaux de miel, nectar des abeilles; du sol monte une

vapeur pareille à l'encens de Syrie. Et Bacchus, tenant en

guise de torche la tige de férule d'où jaillit la flamme de la

résine, bondit en courant. Ça et là, il excite la danse en dé-

tours vagabonds, et à grands cris il presse le choeur, faisant

voler dans les airs son épaisse chevelure. En même temps,dans la vocifération joyeuse, frémit son appel Allez, bac-

chantes, allez, toutes, parées de l'or du Tmolos; célébrez

Dionysos au grondement sourd de vos tambourins, saluez de

vos cris le dieu d'évohé, saluez-le de la clameur phrygienne,

quand le roseau sonore, le lotos sacré, se jouera en saints mur-

mures, chers Il la troupe qui vole, transportée, a la montagne,à la montagne! Alors, toute joyeuse, comme le poulain prèsde sa mère dans les pâturages, la jeune Bacchante bondit d'un

pied rapide »

i. Bacchantes,135 et suiv.

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LE l'OÈTlî LYRIQUE 347

Plus souvent, c'est par l'élégance, par la grâce, parune sorte de suavité du rythme et do l'image que se

recommandent ces chants. Le sentiment do la nature

est vif chez Euripide. Il excelle en décrire la sérénité,

comme dans ce beau choeur A' Hélène, où los jeunes fil-

les grecques se représentent la mer apaisée pour le

retour de Ménélas, puis s'imaginent qu'elles s'envolent

elles-mêmes & travers les airs comme les oiseaux de

passage qui rotournont au pays aimé

« 0 vaisseau phénicien, barque légère de Sidon, toi qui detes rames amies fais résonner les flots de Nérée, chorège duchœur joyeux des dauphins, quand aucun souffle n'agite lasurface des mers, quand la flllo de Pontos, Galanéa aux yeuxbleus, parle ainsi Laissez vos voiles flotter étendues en atten-dant la brise de mer, et prenez vos rames de sapin, matelots,ô matelots, pour conduire Hélène vers le rivage hospitalier,

vers la terre des Perséides.Ah 1 au travers des airs, que ne pouvons-nous prendre

l'essor comme ces bandes d'oiseaux de la Libye, quand,fuyant la saison pluvieuse, ils s'en vont, dociles au chant du

plus âgé, qui les guide vers les plaines chaudes et fécondes,

par son vol et par sa voix. 0 troupe ailée, oiseaux qui passez,le cou tendu, rivaux légers des nuages, allez, au lever desPléiades et d'Orion qui brille dans la nuit, allez porter versl'Eurotas la nouvelle que Ménélas a pris la ville de Darda-nos et qu'il revient chez lui »

En général, point d'idée bien arrêtée dans ces chœurs,

pour en conduire et en limiter le développement. Les

motifs de plainte ou de description se succèdent libre-

ment, non pas toujours sans monotonie. De très petiteschoses y tiennent leur place, au milieu de celles quitouchent ou qui frappent; l'esprit s'y amuse, là même

où le sentiment seul devrait être en jeu. Quand les

Troyeunes dans Récube chantent les douleurs et l'effroi

de la nuit fatale où Ilion fut prise 2, leur chant débute,

l.Bflène.Wl.2. Béeube,908et suiv.

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3i8 CHAPITRE VJI. – ËU1UPIDË

grave et triste, par de sombres images la villo décou-

ronnée de sas tours, ses murailles noircies par la fumée

de l'incendie. Puis une scène tout intinte le guerrier

troyen rentré chez lui après le banquet et endormi, sa

femme occupée à nouer ses cheveux on se regardant au

miroir, avant de se mettre au lit. Et soudain, le chantdes Grecs éclate elle fuit « à peine vêtue, comme une

vierge dorionne » elle est prise, elle voit massacrertous les siens, on l'emmène. Lo drame se mêle ainsi à

l'élégie, la haute poésie à la description curieuse et co-

quette.On comprend aisément que ces chants capricieux, sans

motif profond, devaient avoir une tendance à dégénéreron jolis bavardages 1. Il y en a un certain nombre dans

le théâtre d'Euripide qui ne sont pas autre chose. Volon.

tiers, il met en scène la curiosité vaine et le babillage

léger qu'il attribue aux femmes, et cela devient pour luiun prétexte de poésie lyrique. Sa parodos d'Iphigénie «

Atdis nous montre des jeunes filles d'Aulis attirées dansle camp des Grecs par le désir du voir et tout leur chant

n'est qu'une description de ca qu'elles ont observé en

curieuses pour venir jusqu'à la tente d'AgamemnonLes compagnes de Creuse, daus Ion, vont de tableau en

tableau à travers le temple do Delphes, émerveillées et

multipliant les questions 3. Dans Hippolyte, les femmes

de Trézène arrivent au palais de Phèdre en rapportantles bruits qui courent, ce qui se dit à la fontaine et au

lavoir, ce quo l'on suppose et ce que l'on répète Ces

propo3 ne sont pas sans grèee, ni surtout sans esprit.

1. Aristoph..Grenouilles,1309et suiv. La parodie d'Aristophaneest du pur galimatias,mais il faut avouerque cegalimatiasoffroune ressemblancetrès plaisante avec certainesdescriptionslyri-quesd'Euripide.

2. IpAigdsicdrlulis, t6~et suiv.3. Ion,184.4. Hippolyte.121et suiv.

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SA LANGUE 349

Mais on ne peut nier que ce ne soit une grâce un pouenfantine, qui est très procho do l'abus.

Et, en fait, cet abus se produit plus d'une fois. La pen-sée étant peu de chose dans ces chants, il est naturel

que la parolo y devienne trop souvent un simple sou-

tien do la mélodie. Il y a mainte composition lyriquechez Euripide qui n'est vraiment qu'un libretto, auquel

manque aujourd'hui ce qui en faisait la valeur, à savoir

le chant et la musique. Les épithètes multiples, les

mots répétés, les sonorités vides, los longues phrases

capricieuses, pleines de choses inutiles, déconcertent le

lettré qui prond cela pour de la poésie. En réalité, ce

sont purement des fioritures, qui s'adressout non a

l'esprit, mais à l'oreille. Supprimez la iliUe, et il ne reste

que du verbiage.Un toi lyrisme no demandait pas une grande variété

do rythmes. Aussi presque tous les chœurs d'Euripidose ramènent-ils à un type uniforme. Ils sont formés de

membres Iogaédiqucs qui se succèdent indéfiniment

sans aucun effort de composition savante. L'invention

rythmique proprement dite a donc à peu près disparu.Cen'est que par exception qu'on retrouve chez lui des

combinaisons plus rares Le procédé général est rapide

etsuporficiel, et il l'est de parti pris. La tragédie consentencore à garder lo chœur par respect pour l'usage, mais

il est clair qu'elle ne considère plus ses chants quecomme une partie accessoire du drame.

C'est plutôt pour les monodies qu'Euripide réserve

tes ressources de son art. Nous avons dit déjà combien

l'usage de cos solos était devenu fréquent de son temps.Les principaux acteurs, virtuoses de chant aussi bien

quo de déclamation, y déployaient tout leur talent. Maisco talent, à vrai dire, était surtout musical, et beaucoupdes morceaux destinas à le faire valoir se prêtent fort

1.Par exempledans la parodosdes Bacchantes.

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850 CHA.PITBE VU. – EURIPIDE

peu à une étude littéraire. Ce qu'Euripide semble y cher.

cher avant tout, c'est la variété pathétique. De brusques

changements, des contrastes, mais en général rien de

profond; pour nous, les passages vraiment émouvants

ne sont pas ceux-là. Nous n'avons donc pas He*id'y in-

sister ici, car nous ne saurions y trouver la révélation

d'un aspect vraiment distinct et nouveau do son génie.

VIII

Novateur dans le lyrisme tragique, dans la représen-

tation des sentiments et dans la structure du drame,

Euripide ne le fut pas moins dans la langue qu'il fit par-

ler à ses personnages; ot cela, d'après les mômes prin-

cipes ou les mômes instincts.

Son mérite propre, d'après Aristote, c'était do laisser

croire au public qu'il parlait comme tout le monde, tout

en s'exprimant d'une mauière plus relevée; illusion qui

était produite surtout par la manière dont il arrangeait

des éléments empruntés au langage familier «. Il y a en

effet chez lui moins de termes poétiques mêlés aux mots

de l'usago commun qu'il n'y on a chez Sophocle 2. Mais

la différence entre eux provient moins encore du choix

des mots que de l'emploi qui en est fait. D'une manière

générale, la façon do parler d'Euripide est moins syn-

thétique que celle do Sophocle, elle divise ce que l'autre

assemble, et par là elle se rapproche de la prose. Cette

tendance a ses avantages et ses inconvénients. L'expres-sion n'a pas la mémo plénitude ni le mémo éclat, mais

elle dégage plus nettement les idées les unes des autres,

4. Aristote,Rhélor.m, 2 K>âtt«T«t8' t5 Mv tiç 4»xffieMvia;

SicOixïOUèx>éï<ov<ruvti8îj• ïnepEàpwK&Kitoirt xat faKeigsirpôtoe.2. QnintiL,X, 1, 68:Naimjueis et in sermone(quodipsamre-

prehenduntquibus gravitas et cothnrnus etsonusSophoelisvide.

tur esse suMimior)inagisacceditoratoriogcnëri.

Page 359: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 351

elle les présente sous des aspects moins recherchés, et

par conséquent olle est plus claire La phrase d'Euri-

pido plaît surtout par le naturel et l'aisance; bien que

spirituelle et incisivo, quand cela est utile, elle semble

n'avoir rien d'étudié. Quelque chose de familier, de

naïf, do spontané lui prête un charme exquis. Et pour-tant cette phrase si agile, si déliée, n'est jamais sèche

elle satisfait l'oroillo autant que l'esprit; elle a, dans

son allure simple. la rondeur qu'Aristophane admirait

et qu'il essayait d'imiter s. Ce qu'elle garde do poésien'est le plus souvent qu'uno sorte de voilo léger sous

lequel nous devinons sans peine le ton et les façons de

parler des Athéniens distingués de ce temps.Elle se prête merveilleusement aux finesses du dia-

logue, si chères aux Athéniens. Nul no sait, commeEuri-

pido, conduire ot prolonger un échange d'idées promptes,mordantes ou délicates, entre deux interlocuteurs quise répondont vers par vers. Do tels passages abondent

dans ses tragédios, et ce sont à la fois les plus caracté-

ristiquos peut-être et los plus intraduisibles. Tout est

dans les mots et dans les tours co sont des chocs, in-

cossants, imprévus, lumineux. Dans ces conflits do pa-

roles, Euripide se montre plus spirituel et plus subtil que

Sophocle. Le langage est plus aiguisé. Les mots volent

comme des flèches, et tantôt pénètrent, tantôt rebondis-

sent et reviennent on arrière. Une distinction brève et

tranchante détruit une idée, une antithèse soudaine ren-

1.Dion Chrysost., Disc.LII, M. – Comparerpar exemplecesdeuxpassagessur les conséquencesde I'aù6a8{a.Sophocle(Antig.1028)dit Aùî«8iatoi oxati-oiT*o^XtaxivE:.Trop d'attachementàses propresvues rtéquodepasser pour maladressebrutale» Eu-ripide (îiédèe.233) OÙ8'&<txmtjveff'8<ftiîaùtaSqcytrfiitIIixpôçitoXt-touçëetlvipaSîac\mo.Les deux penséesquoiqueassezdifférentes,sont de mêmenature le procédad'expression est dissemblnM».

2. Aristoph.,fr. 471 Nauck Xpùpat yàp >vtoOtoDotiiiato;x&»tpoYYv>o).

Page 360: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

353 CHAPITRE VII. EURIPIDE

verso un argument, une allusion repousso une insulte.

Pour condonser ainsi une discussion ou une dispute, il

faut une lauguo agilo et nerveuse, merveilleusement

concise, aussi remarquable par sa précision que par sa

souplesse. Jamais un tour embarrasse, jamais une îoeu-

tion lourde ou languissante; des expressions toujoursnouvelles pour des idées très voisines, des mouvements

do phrase brusques pour rompre un argument gènant,

ou au contraire d'ingénieuses et rapides liaisons quitout à coup ajoutent à l'idée de l'adversaire une consé-

quence absurde ou contraire à ses intentions

Et ce n'est pas seulement aux altercations dramati-

ques que s'adapte cette forme si athénienne Le môme

art a des ressources non moindres lorsqu'il s'agit d'un

malentendu à faire durer ou au contraire à résoudre,

d'une explication à donner ou à refuser, d'une recon-

naissance touchante, soit à préparor, soit à réaliser,

d'une lutte de générosité à mettre en action a. Cette

langue, tout à l'heuro incisive, devient alors singulière-

• ment délicate et adroite. Elle sait effleurer les choses

qu'il no faut pas toucher, elle a des demi-indications,

des détours et des retours, des mots suggestifs, dessous-

entendus ingénieux, et aussi de brèves échappées de

sentiment qui tout à coup font jaillir les larmes.

Avec cela, toute vive qu'elle est, elle excelle à frapperles pensées durables. Euripide a été, avant Ménandre

qui l'imita, le plus habile monnayeur de sentences quo

1. Voyezpar exempleles dialoguesstichomythiquesd'Étéocleetde Polynicedans les Phéniciennes,59*et suiv..d'Orest.)et deMé-notasdans Oreste,1573et suiv., deJason et doM«d<5odans Itêdie,1361et suiv.

2. Scènesd'Iphigénlt et d'Orestedans Iphig.en Tmtritle,492et

suiv., d'Agamemnonet d'Iphigéniedanslphig.à Aulis,640et suiv.,d'Oresteetdu vieillarddans Électre.QISctsuiv.,d'ion et de Creusedans Ion,235et suiv., d'OrestoetdePyladedansOresie,Î29et »uiv.,et beaucoupd'autres.

Page 361: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 353

Bist. de la Litt. grecque. T. m. 23

la Grèce ait connu. A cet égard, Quintilien le jugeait

égal aux sages du vie siècle, dont les réflexions, authen-

tiques ou non, avaient formé pou à peu le fonds commun

do toute morale saine et avisée Toutefois, entre eux

et lui, la différence est sensible. Les sentences attri-

buées aux sages ont un tour d'oracles; elies visent à l'au-

torité, à la concision doctrinaire et parfois énigmatique;ellos sont et elles veulent être impersonnelles. Celles

d'Euripide lui viennent du cœur ce sont ses propres im-

pressions, généralisées et condensées. Et voilà justementen quoi sa langue le sert à merveille. Non sculoment il

sait dire avec brièveté et tiness j ces vérités générales

qui ne valent que par une élégante précision, mais en les

exprimant il leur communique un accent à lui, qui en

double le prix. Elles sont tristes ou douces, amères ou

gracieuses, suivant qu'elles sont nées sous un rayon ou

dans une ombre. On les retient comme des pensées

d'ami, parce qu'elles ont toutes le reflet d'une émotion

humaine.

De ces mérites divers aux qualités dialectiques il n'ya qu'un pas. On comprend que cette façon do parler sim-

ple, claire, agite, toujours courante et animée, convient

comme nulle autre à la controverse. Nous avons vu com-

bien Euripide aime à faire plaider ses personnages. Ils

plaident si bien quo des maîtres dans l'art de la discus-

sion les oat recommandés comme des modèles 2. Leur

défaut, tout le monde le sent, c'est d'oublier parfois qu'ilssont des personnages do tragédie. Si nous pouvionsl'oublier avec eux, nous jouirions sans réserve de leur

esprit, car ils en ont tous, et du plus varié. Dans les argu.mentations faites de sang-froid, la langue qu'il leur prête

1.Quintil.X, i. 68:Et sententiisdensus, et iniis, quœa sapien-tibttstradita sunt, paeneipsis par.

2. Quintil.X. I, 68:Et dicendoac respondendocuilibeteorum,qui fucrunt in forodisert!»comparandns.

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854 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

est à la fois ingénieuse et alerte; elle donne un tour pi.

quant aux formules oratoires «, elle relève les penséescommunes par des mots qui sont des trouvailles, elle a,dans le simple énoncé des idées, une netteté incisivo quidétache chaque chose 2. Les transitions sont brèves, les

tournures variées et simples; la phrase n'est jamais as.

sujettie aune régularité monotone. Généralement courte,sans l'être trop, elle a do la gravité quand il faut affir-

mer, de la légèreté dans les insinuations, do la vivacité

quand ollo se fait interrogative et pressante. Çàet là, des

incises de deux ou trois mots, jetées comme en passant,lui donnent plus de vie et de mouvement une idée ac-

cessoire, un reproche, un souvenir, un regret, surgis-sent soudain et se mêlent à la pensée principale sans

l'interrompre. Sous ce naturel, les artifices de la rhéto.

rique contemporaine no sont pas impossibles à décou-

vrir. Quelquefois même, ils apparaissent trop; mais en

général, Euripide s'en sert avec autant de discrétion

que d'aisance un rapprochement de mots fait valoir un

argument, une antithèse éclaire vivement une idée, une

construction hardie et insolite appelle l'attention sur une

imago ou sur une expression. Ce qu'on peut reprocher à

cette langue poétique, nous l'avons dit, c'est de ne passe colorer assez fortement des sentiments propres aux

personnages. Et pourtant il serait injustede no pas recon-

naître qu'elle tient compte,tout au moins, des mœurs, si-

I, Médée.531.Jaaondit à Médéequi l'accuse:

AtXp\ i>(Kouu.(ri)*«>%vçOvaiiiy«tv,'AXX'ûi;tevaôçxtSv&votaxootpifov"AupoitriXofijouçxpaonlîotjfatx8pa|uTvTiw otijMpYew,t5 ydvas.T)IIICJtICI1Tlav.

Celaesgfort spirituel et d'une impertinencebienélégante.S.M(<tée,841.Jason dit

'EvTy5»W?wttpOta|»lvooçb;TjeY^t"Eiiîitaetôçf»v,«liaoolt^YaCfftatKat«aiol tot;J|»oîoiv.

Page 363: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 355

non des caractères. Les discuurs d'Étéocle et de Polynicedans les Phéniciennes peuvent ôtro cités ici en exemplele premier a un ton d'audace, de fierté intraitable, de

brusquerie même et de défi; le second, comme il le dit

lui-même, parlo le langage simple de la vérité, ot il le

parlo avec un accent de loyauté vraiment touchant.Dans les argumentations passionnées, cette langue

souple sait se donner d'autres mérites. Elle devient âpre,

ironique, violente. Il est vrai qu'elle manque d'haleineet qu'on ne lui voit guère déployer avec ampleur ces

riches ot chaudes expressions qui abondent en pareil cas

chez Sophoc!o. Ce qu'elle traduit admirablement, c'est le

frémissement do la colère, ce quelque chose de brusqueet de saccadé qui indique la détente des nerfs irrités etcontractés. Que peut-on imaginer de plus expressif et de

p!us vrai en ce genre que la prière menaçante de Cly-temnestre à Agamemnon dans Iphigénie à Aulis^ Aufond de cette âme violente, quel orage Elle veut prier,et elle maudit elle essaie de raisonner et elle pleure,

s'emporte, menace tout à la fois. Elle est attendrissanteet terrible. A mesure qu'elle parle, elle s'exaspère; unefureur secrète gronde sous son langage; elle raisonne

pourtant; mais ses arguments, elle les jette d'une voix

rauque, la gorge serrée, le sein haletant

a Soit; tu sacrifieras notre enfant; et là, dans ce sacrifice,quellesseront donc tes prières? Quelle faveur demanderas-tuau dieu, en égorgeant ta fille? Sans doute un retour funeste

aprèsun départ aussi infâme? Et moi, qu'est-il juste quejedemandepour toi? Ahtn'est-cepastraiter nosdieux en insensésque de les prier d'être bonspour des meurtriers? Et dans Ar-gos, à ton retour, te jetteras-ta au cou de tes enfants? Non,non, cela, tu ne le peux pas. Qui d'entre eux oserait mêmelever les yeux sur toi? Pour que tu l'embrasses et que tul'assassines?.

i. Phéniciennes, 469 et suiv.

3. lphigén:edAulie,it46 et suiv.

Page 364: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

856 CHAPITRE VII. – EURIPIDE

Le pathétique est dans les choses sans doute; mais

qui donc en Grèce avait su jusque-là le traduire avec

cette sorte de réalisme saisissant?'t

« Admirable dans la peinture do toutes les émotions,

a dit Quintilien, Euripide est sans égal dans colles quisont faites surtout do pitié t. » Et en effet, si nous l'a-

vons montré précédemment plus attentif qu'aucun au-

tre à la voix do l'instinct, no convient-il pas d'ajouter

que pour interpréter par des mots ces choses do notre

nature intime, humbles et profondes, il a été lo maitro

par excellence? Le langage de la saulfrance, celui de

la tendresse, de l'effroi, du délire, et, pour tout dire,

lu cri de Id misère humaine, qui donc l'a rendu avec

cette vérité? Vérité d'autant plus frappante, qu'ellen'est point partiale, ni mutilée. Dans les gémisse-

monts, dans les sanglots môme, il sait trouver des

mots doux et tendres ou des accents fiers et profonds.La grâce délicate des images se mèle à l'amertume de

la douleur. Selon l'objet qui fait couler les larmes, la

plainte a des tons variés. L'enfant qu'on arrache à sa

mère pour le faire mourir prête encore quelque chose

de son charme naïf au langage do celle qui le pleure. Un

rayon de poésie souriante éclaire l'ombre lourde de la

mort. Quoi de plus touchant et de plus gracieux à la fois,

quoi do plus humain et de plus idéal que les adieux

d'Andromaquo à son fils dans les Troyennes a?

« 0 mon enfant, tu pleures? As.tu ebnc consciencede ton

infortune ? A quoi bon m'étreindre de Jea bras, à quoi bonl'attacher a mes vêtements? Pauvre petit oiseau, réfugiésousl'aile maternelle! Ah! il ne viendra pas, mon Hector, serrantsa lance vaillante et surgissant de sa tombe pour t'npporterle salut. Non, ni lui, ni toute cette race de frères, ni In force

I. Quintil.,pass.cité In affectil)usvero quum omnibusmirus,tnin iu iis qui nnaji-ulioiiuconstant, faettepiaocipuus.

S. Troyennea,149.

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SALANGUE 357

des Phrygiens Chose affreuse! Lancé travers le vide du*·haut des murs, le cou brisé dans une chute impitoyable, tuvas donc exhaler le soufile de ta vie. Oh1 l'étreintede cesbrasd'enfant, la plus doucecaresse pour une roère Chair délicateau doux parfum! C'est donc en vain que, dans ton berceau,monsein t'a donné son lait c'est à cela qu'ont abouti tant depeines, tant de soucis,qui ont consumé ma jeunesse. Allons,une fois encore, nne dernière fois, donne un baiser à ta mère,jette-toi dans les bras de celle qui t'a mis an monde, enlacetes bras autour de mes épaules, et mets ta bouche contre mabouche.»

D'ono manière générale, la langue dos parties lyri-

ques ost inférieure chez Euripide àcello des parties dra-matiques, parce qu'cllo a moins les qualités propres dugenre. Quand la haute inspiration fait défaut, l'expres-sion ne saurait avoir cette hardiesse souveraine qui estla marque des grands maîtres. Mais dans ce lyrisme,un peu frôlo et capricieux, quo nous avons essayé de

caractériser, il y a pourtant aussi quelques mérites ori-

ginaux do stylo, qu'il est bon do ne pas omettre. On a

parlé plus haut do ces descriptions fines et brillantes,do ces rèves dorés, qu'Euripide prêtait si volontiers àses chœurs. Le langage qui les traduit a une grâce un

peu ténue, il ost plein de choses ingénieuses, toutéclairé par mille reflets mobiios, riche en mots cares-

sants, en images vives, que l'allure souvent molle dela phrase fait passer lentement devant l'esprit. On sedit bien parfois qu'il n'y a pas grand'chose sous oc flot

monotone et brillant; et néanmoins c'est un joli mur-mure dont on jouit, sans qu'il soit monte besoin d'y prê-ter grande attention. Mais, çà et là, nous l'avons dit

aussi, le philosophe s© retrouve, chez Jo poète lyriqueingénieux et négligent. Et co philosophe a des façonsdo dire qui sont ravissantes. Il laisse apercevoir vague-mettl, sous dos expressions à dessein indécises, sousdes images indiquées et flottantes, des perspectives

Page 366: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

858 CHAPITRE VII. EURIPIDE

d'idées qui attirent l'esprit. On y devine des réflexions

personnelles, des impressions intéressantes, mille cho-

ses qu'il pourrait dire et qu'il se contente de suggérer.

Quolques-unes des sentences qu'il aime, subtiles et bien

frappées, se môlent aussi à cette sorte de méditation

chantante et vagabonde. Do toute manière, on sent. dans

ce langage lyrique, à tout instant et dans mille détails,

le lin écrivain. C'est son mérite, et c'est aussi son défaut.

Page 367: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CHAPITRE VIII

LES POÈTES TRAGIQUES DE SECOND RANG

BtBMOOBAPHIB

Pour les éditions générales des fragments des poètes tragi-ques, voir la bibliographie du chapitre II.

Aucune édition particulière à signaler.

SOMMAIRE

I. Remarques générales. Nombre des poètes tragiques au v« et auiv« siècle. Les familles de poètes. Part d'Athènes et des autresvilles grecques. II. Les successeurs d'Eschyle. Son influence.

Contemporains de Sophocle Aristarque, Néophron, Ion de

Chlos. Achéos. m. Temps de la guerre du Péloponnèse. Les

novateurs. Agathon. IV. Biclin de l'art tragique. La rhêto-

rique sur la scène. Influenco d'Euripide. Théodecte et Ghêré-mon. V. Le Rfiéws.

I

Si grande quo soit l'œuvre dramatique d'Eschyle, de

Sophocle et d'Euripide, elle no nous donne qu'une idée

très inccrtiplèta do ce qu'a été la tragédie sur le théâ-

tre grec. Non seulement on effet ils ont ou des succos-

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8C0 CHAPITRE VIII.– TRAGIQUES DE SECOND RANG

saurs, dont loa noms figurent souvent à côté dos leursdans la Poétique d'Aristote, mais, de leurvivanl même,ils ont dû lutter dans les concours publics avec des con.currents nombreux, qui leur furent bien dos fois pré-férés. A distance, ils nous semblent isolés ol, ne voyantplus qu'eux, nous imaginons involontairement quo leursrivaux ne comptaient pas. Mais il faut bien dire que ces

grandes supériorités ne sont jamais aussi incontesta*bles qu'elles le paraissent. Le temps exagère les avan.

tages de ceux qui ont conquis l'immortalilé et déprécieà l'excès ceux à qui eUe a échappé. L'histoire a pour tft-che de réparer en partie cette injustice, et, tout on te-nant compte des victoires définitives et des oublis irré-

parables, elle doit s'efforcer de ressusciter le spectacletumultueux et complexe do la vie, en dehors duquel ilserait malaisé do saisir les proportions véritables deshommes et dos choses. Ceux qu'Athènes a mis parfoisau dessus des maîtres que nous admirons n'ont guère

pu ne pas justifier par certains mérites un jugementsi glorieux. Essayons de voir s'il est encore possibled'en deviner au moins quelque chose.

Ce qui nous reste d'eux n'est presque rien; ce queles témoignages nous en apprennent est souvent incer-

tain et toujours insuffisant. Dans ces conditions, nous

no devons pas songer à les étudier l'un après l'autre.

Quand les hommes sont si mal connus, ce sont les faits

principaux qui attirent seuls l'attention. Mais ceux-cimôme no peuvent plus être présentés d'une façon com-

plète, ni analysés dans tous leurs rapports mutuels. Par-tout des doutes, des lacunes, une connaissance comme

rompue et intermittente. Plus que jamais, il faut ici se

résoudra à secouer l'insignifiance des petites choses,

pour découvrir celles qui ont de l'intérêt

t. Surtous cespoèteset toursœuvres,consulter Welcker,firkeli.Tragœdien,t. III.

Page 369: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

REMARQUES GÉNÉRALES 361

Un premier fait digno de remarque, c'est le nom-bre môme des poètes tragiques do celte période. Noussommes loin de les connaitre tous, mais les noms quiont survécu forment un groupe assez compact. Aucunautre genre littéraire, en ce temps, n'a excité une ému-lation aussi vivo, ni éveillé autant de vocations. Chaqueannéo.jles concours dramatiques d'Athènes et los repré-sentations instituées pou à peu dans d'autres villes

grecques provoquaient l'apparition d'un nombre dopièces nouvolles qu'il ost difficile d'évaluer à moinsd'une trentaine Quiconque se sentait doué do quel-quo génio poétique visait aux succès do théâtre. Faire

accepter une trilogie par l'archonte, obtenir un chœur,c'était entrer de plain pied dans la gloire on quelquesheures, un nom jusque-là ignoré devenait illustre.Beaucoup dejeunes hommes ont dû s'essayer à l'arttragique avant do se bien connaitro eux-mêmes. Noussavons par hasard que Platon fut do ce nombre Maiscombien d'autres, qui nous sont demeurés inconnus,ont été certainement touchés do la même ambition tLa tragédie était alors la forme la plus haute, la plusbrillante, la plus nouvolle de la poésie. Elle répondaitaux tendances les plus intimes (le l'âme hellénique,toUe que les siècles l'avaient faite, et elle offrait onmémo temps aux amours-propres excités des satisfac-tions d'un éclat incomparable. Pour des luttes si sédui-santes, nul douto que la Grèce n'ait vu se produiredans

1.AuconcoursdosgrandesDionysiesd'Athènes,chacundestroisconcurrentsadmisapportanttrois tragédies,celafaisaitneuf.Silamêmeloi était suiviepourles Lénéennes.il y avait dix-huittragé-diesreprésentéeschaqueannéedans Athènes.Admettonsque danslesDionysiesdes dômes,onne fit guère que reprenIre des piècesdéjàjouéesailleurs; II y avait en outre chaqueannée un certainnombredetragédiesrefusées,qui n'étaient peut-êtrepas sans iné.rite.puisqueKnphwle,«n»foi' neréussitpasIlfairejouerlesrien-ii's. Htnousnetenonscompteici qued'Athèneset de l'Attiquu- Diog.Laërce,III, 6.

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863 CHAPITRE VIII – TRAGIQUES DE SECOND RANG

la jeunesse intelligente et avide do renom une sorte delevée on masse, bien plus ardente et plus tumultueuse

que nous ne pouvons le soupçonner aujourd'hui.Parmi cespoètes,quelques-uns le furent parhéritage,

les fils et petits-fils des maîtres de l'art, qui ont vu dèsleur jeune âge les couronnes de victoire suspendues auxmurs de la maison paternelle, et dont l'unique penséea dû être d'en augmenlor le nombre. Dans l'histoirede la tragédie grecque, c'est un fait d'un grand intérêt

que cette perpétuité dos succès de théâtre dans certai-nes familles. A Pratinas et à Phrynichos succédèrontleurs fils, Aristias et Polyphradmon La famille d'Es-

chyle nous offre un spectacle étonnant touto une li-

gnée do poètes tragiques, qui descend directement

d'Euphorion l'Athénien, soit par. l'autour do l'Orestie,soit par sa sœur, mariée à Philopithès à la premièregénération, les deux fils d'Eschyle, Euphorion et Dion,et son neveu Philoclèsl'ancien; à la seconde génération,Morsimoset Mélanthios, fils de Philoclès et contempo-rains d'Aristophane; à la troisième, Astydamasl'ancien,

disciple d'Isocrate, et honoré, comme son arrière-grandoncle, d'une statue au théâtre; à la quatrième, un se-

cond Astydamas et un second Philoclès, tous deux fils

du premier Astydamas et sans doute contemporainsde Démosthèneet de Philippe Dunscette maison, qu'onserait tenté d'appeler à la manière homérique la race

des Euphorionides, l'esprit poétique a donc vécu prèsde deux siècles, autant, ou peu s'en faut, que la tragé-die elle-même. La famille de Sophoclea donné au théâ-

tre, après l'auteur d'OEdiperoi, ses deux (ils, Iophon et

Ariston. Iophon, longtemps collaborateur do son père,était considéré en 405par Aristophane, quand Euripide

1.Argumenttf#SSeptcôutraThitct,2. SuiilUH, Aio^ûXo;, K«?o?iwv, "tiXoxXri;.Mâpetpo; xat MelâvGio;,

*AaTv8i|ix(, SauTTiv'itottvalç.

Page 371: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

FAMILLliS DE POÈTES 363

et Sophocle lui-môme venaient de mourir, comma le

premier poète tragique d'Athènes il composa cinquante

tragédies. Après eux, le second Sophocle, fils d Aris-

ton, dans la première moitié du iv° siècle, composa qua-ranto tragédies et fut sept foisvainqueur. Plus tard enfin,mais dans la période alexandrine, parut un troisième

Sophocle, auteur de quinze drames Moins féconde,la famille d'Euripide compte néanmoins encore deux

poètes, l'auteur d'Iphigénie à Aulis, et sonfils ou neveu,

Euripide le jeune2. Citons, enfin, au début du me siècle,

Karkinos, raillé par Aristophane, qui fut pèro dotrois poè-tes tragiques, Xénoclôs, Xénotimos et Xénarchos. Cette

continuité do la vocation dramatique danscortainos mai-

sons ne doit pas être considérée comme un simple fait

d'hérédité. L'ambition dos succès do théâtro, dont nous

venons do parler, avait naturellement une force toute

particulière chez ces fils et petits-fils de vainqueurs,

qui portaient souvent des noms déjà illustrés sur la

scène. Mais de plus, si l'on songo à tout ce qu'exigeaitalors l'art tragique de ceux qui s'y livraient, et aussi à

la jeunesse de cet art, au petit nombre des modèles, à

l'incertitude de la tradition, on comprendra aisément de

quel prix étaient les conseils et les enseignements de

ces hommes remarquables, initiés par une longue expé-rionce à tous les secrets du métier. Les leçons de pa-reils maitros assuraient à leurs héritiers une supérioritéd'éducation qui pouvait presque compenser l'infériorité

du génie, ou qui, en tout cas, aidait singulièrement le

talent à prendre son essor.

En dehors do ces familles privilégiées, Athènes ne

fut pas seule à produire dans la même période un grandnombre de poètes tragiques. Les autres villes de la

t. Viede Sophoclo;Suidas,'Io?Sv,2o*o;rtfc;Diog.Lacrco,VIU,2, 9.

2. Suidas,Kùpmiâr,

Page 372: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

364 CHAPITRE VIII. – TRAGIQUESDE SECONDBAKQ

Grèce leur suscitèrent de rodoutablos rivaux. Nous par-lerons tout à l'heure de quelques tragiques athéniensrenommés, tels qu'Agathon et Critias .d'autres, moinsconnus, étaient aussi d'Athènes, tels que Nicomaquo,qui fut vainqueur d'Euripide, Diogène, Mélétos, l'accu-sateur de Socrate Mais à ces noms il est aisé d'en

opposer plusieurs quiattestentcombion legout dudrames'était répandu promptement dans toute la Grèce. AprèsPratinas de Phlionte, citons l'arcadien Aristarque de

Tégée, qui semble avoir exercé une certaine influencesur la constitution tochniquo do la tragédie, le sicyo-nien Néoplirou, auteur d'une Médée qu'Euripide imita,

Ion do Chios, poète lyrique on môme temps que tragi-que, historien et philosopho à la fois, l'eubéen Achéos

d'Érétrio, célèbre par ses drames saljriques plus encore

que par ses tragédies, le mysion Akestor surnomméSacas, dont s'est moqu6 Aristophane, le sicilien Denys,tyran do Syracuse, enfin le lycien Théodecte de Phasé-

Us, disciplo d'Isocrate. Les parties les plus diverses dela Grèce sont représentées dans cette liste, qui seraitévidemment bien plus longue et plus variée, si les lé-

moignages ne nous faisaient défaut. Mais il est remar-

quable qu'aucun de ces poètes ne semble avoir composéen vue des représentations scéniques de son pays entout cas, ils sont venus à Athènes chercher les applau-dissements d'un public do connaisseurs et le bruit d'une

approbation qui seule retentissait au loin. Le génietragique rayonnait donc d'Athènes sur toute la Grèce,mais ces rayons semblaient se réfléchir aussitôt versleur point d'origine, ni. la ville qui par son influenceféconde suscitait au loin les poètes les attirait ensuiteà elle par une sorte de charme invincible.

1.Suidas,Ntvi{ia/o;.Atovlvi);,Mêl()TA{.Pour on«l*»n»ter,1»«<<>-JlnstedoPlaton(Apologie,|>.18B>en fait un Thruce, contraire-Jinstede Platon (Apoloqie.jb.18B)en fait un Tliriice,contraite-ment&l'assertiondeSuidas.

Page 373: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

INFLUENCE D'ESCHYLE 365

H

Parmi eos poètes, il y out d'abord beaucoup d'imita-teurs et un petit nombre seulement de novateurs.

Au temps d'Eschyle, nous n'entrevoyons guère detentatives vraiment originales, en dehors des siennes.A tort ou à raison, c'est en lui que se résume alors

pour nous toute l'activité créatrice du génie dramati-

que. Ni Aristias, ni Polyphradmon ne semblent avoir

apporté rien do nouveau sur la scène. Après la mort

d'Eschyle, sa manière est loin du disparaitre avec lui.Son fils Euphorion se fait particulièrement le continua-teur do son art. On nous apprend qu'il remporta quatrevictoires avec des tragédies de son père qui n'avaient

pas encore été représentées i cela ferait donc un groupedo douze pièces d'Eschyle (ou mémo do seize en comp-tant les drames satyriques), mises sur la scène commenouvelles au temps même des triomphes du Sophocle.Sans doute, co fut lui aussi, ou son frère Bion, qui pritsoin do faire jouer de nouveau les pièces anciennes deleur père, on profitant du privilège glorieux volé parles Athéniens 2. La vieille tragédie se maintenait donc,grâce à eux, à côté do la tragédie nouvelle, et rous sa-vons par un passage dos Acharniens d'Aristophane com-bien le peuple athénien, en 425, goûtait encore cesanciennes pièces, si différentes pourtant de celles queproduisaient les poètes du jour 3. On doit supposer, parsuite, que dans cette famille d'Eschyle, si attachée à

t. Snidas,Eù?op!wv.2. Vied'Eschyle 'AOqvaras8: -oaoîiovf,fàttr,<ravAi<r/v).ovSi;tjrççl-

*<rtai|ut« «ivBTovaitoOtôvpovXi|«vovStiàoxsivta Alir/ûXouxopbv>i£inn. Cf.scliol. Aristoph.Acharn.10; schol. Aristoph. Gre-nouilles,808;Philostrato,Vied'Apollonius,VI, 11,p. 113Kayser.3. V«y«*la d-Veptionde Dieêopoiisqui attend une piécôd'F.a-'•liylc,lorsquele héraut viontannoncerl'cntrâodu chœui-lisThi5o-«nis Aeharniena,1G.

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366 CHAPITRE VIII.– TRAGIQUES DE SECOND RANG

l'esprit de son glorieux chef, les innovations no furent

admises que lentement. Au temps de la guerro du Pé-

loponnèse, Philoclès, le neveu du grand poète, faisait

jouer encore une tétralogie à l'ancienne mode, la Pan-

dionide, à laquelle Aristophane fait allusion dans ses

Oiseaux Ajoutons qu'on cite parmi ses tragédies des

pièces tout homériques, à on jugor du moins par les

titres Prîam, Pénélope; nouveau trait do ressemblance

entre Eschyle et lui Ce môme goût se retrouve, deux

générations plus tard, chez le petit-fils do Philoclès,

Astydamas, qui, dans son Hector, s'était inspiré direc-

temont du vi° livre do l' Iliade, ot nécessairement aussi

d'autres parties du môme poème 3. Indices légers sans

doute, mais qui, venant à l'appui d'uue opinion pro-bable par elle-même, ne sont peut-être pas sans valeur.

Si nous possédions encore toutes lesœuvres perdues de

ces poètes, ce serait vraiment une chose bien curieuso

que de suivre ainsi, pendant plus d'un siècle, la per-sistanco de l'esprit d'Eschyle dans les pièces de ses des-

cendants. Souvent entamée par les influences nouvelles,

celto tradition domosliquo a dû reparaître brusque-ment àtjsertains jours, en donnant lieu, alors même, à

do singuliers compromis entre l'antique simplicité et

les nouveautés à la mode. L'Alcméon d'Astydamas

par exemple contonait une reconnaissance à la ma-

nière d'Euripide et tel fragment du même poète at-

teste qu'on bion des parties de son œuvre, il avait pris

égalomont le ton sentencieux et les Unes pensées de

i. Oiseaux,881-2et les scolies.S.Suidas,$tXoxMi:.Philoelês»enoutre, mit rot la s«*nele sujet

de Térfr.déjà traita par Sophocle(Schol.Aristoph.Oiseaux,28t);on pontdoncsupposerqu'il essayad'opposerû la manièresopho-elâenaecellequi était ttadiUonoellodans sa famille.

3. Trayie.grtec. fragm.de Nanek. fr. 3d'Astydainaa.t. Arlstote, Poétique,e. 14.

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NÉOPHRON DE SICYONE 8C7

l'auteur à'Bippolyte t. Quoi qu'on fasse, on est toujoursde son temps; mais, sous certaines ressemblances gô-nérales, il peut y avoir des différences assez notables,qui donnent à certains groupes d'écrivains une physio-nomie vraiment distineto.

Sophocle d'abord, puis Euripide ont été, comme nousl'avons vu, les grands novateurs qui transformèrent la

tragédie d'Eschyle. Mais d'autres leur ont suggéré desidées, d'autres ont donné des exemples qui se sont im-

posés à tous. On nous dit que l'arcadien Aristarque deTégée fut celui qui fixa l'étendue normale des tragé-dies, et on nous le donne pour un contemporain d'Euri-pide 2. Un changement dans les dimensions ordinairesdes pièces tragiques s'est en effet produit après Eschyle,ainsi que nous l'avons noté précédemment. Celles deSophocle et d'Euripide sont plus longues que celles deleur prédécesseur, et leur étendue ne varie que dansdos limites assez restreintes. Si ce changement fut réel-lement dû au poète Aristarque, il faut que celui-ci ait

imposé le type nouveau dans los dernières années de lavie d'Eschyle, ou plutôt dans les premières de la périodesuivante. C'est donc à cotte date approximative qu'ilfaudrait placer les doux victoires dont Suidas lui faithonneur ». Son Achille fut imité par Ennius ce quiprouvo au moins que son œuvre n'avait pas péri deuxsiècles et demi plu» tard, et qu'elle avait par conséquentquelques hautes qualités.

1. Astydamas,fr. 8 des Incerta,dans Traf/ic.arme,tïaom. doNauck.

2. Suidas, 'Apfompxoc.3. Eusèbe{ChrinUpte,II, 103).rapporte le nomd'Artstarquoà la

teannéede la 81»Olympiade(453av. J.C.). date que Bergk(Cr.Mer., III, p. 602)considère,avecraison sans douto,commecellede ses débats.

i. Ribbcek,Seen.nom. poea.fe. t. J, 8*éd. p. itt. VAehittaû'h-ristarqueest cité aussi dans le prologuodu Posnulusde Plautec'était donc une pièceconnut),mêmeà Rome.

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308 CHAPITRE VIU,- TRAGIQUESDE SEOûNliftANO

Nôophroa du Sicyunc semble avoir appartenu à lamémo génération •. Lo premier, dit-on, il fit paraitrosur la scène dos esclaves gouverneurs («aiSayoiyos)et

des serviteurs mis à la torturo (oîxstùv fiaaavoi) ». On

s ut l'importaucodes ràtosde pédagogues dans te théâtre

d'Euripide ce fut donc l'o.nomplo du poète sicyonienqui lui on fit sentir la commodité. Quant au fait d'a.

voir représenté une onquélo judiciaire avec des aveuxarrachés pur la soullrunee, c'est l'indice certain d'unetendance réaliste, vraiment curieuse à noter. Mais le

principal titre du Néophron est d'avoir composé avant

Euripide une Médée, que celui-ci imita, comme on l'a

vu plus haut, eu 431. Il nous reste do cotte pièce trois

fragments, dont un, emprunté au monologue do Médée,est fui remarquable Le voici

« Soit Quovas-tu foire, âme emportée? Réfléchisavant demal faire et de traiter en ennemis ceux que tu aimes plusque tout au monde. Où se porte ta fureur, ô malheureuse?contiens ta volonté et cette énergie détestée desdieux. Hélas ta quoi bon m'apitoyer ainsi, quand je me vois abandonnée,trahie de ceu': qui devaient le moins me trahir? Allons-nousfaiblir au point de supporter pareilles injures? Non, moncœur, ne va pas te trahir toi-mêmedans ton malheur. Ahtc'est décidé enfants, éloignez-vousde mes regards; déjà, la

rage meurtrière a pénétré une fois jusqu'au foni de mon âmeviolente. 0 mes mains, mesmains, pour quelle action allons-nous nous armer? Hélas1 cruelle audace! en bien peu detemps, je vais détruire ce qui m'a coûté de longues souffran-ces3. »

Pour la première fois sur la scène' grecque, nous

voyons là le trouble do la conscience, l'hésitation do la

volonté. Le poète qui a écrit ce morceau a été, même à

t. M.Weil,dansla noticede sa Uédéed'Euripide,citée plushaut,a bienétabli que Néophronest antérieur à Euripide.3. Suidas, NMjptuv.3. Stobée.Flonleg.XX,3t.

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ION ET ACHÉQS 860

Hist. de la Litt. grecque. T. m. 2i

côté de Sophocle,un novatour, au sens Je plus ooblodu mot. On no saurait trop regretter la porte d'uno tra.gédio qui certainement a marqué une date dans l'his-toirodu drame hellénique

Ion do Chios, bien que plus célèbre, semble avoir étédoué d'un génie moins original 8. Né entre 484 et 481à Chios, c'était un Ionien à l'esprit brillant et facile.Il séjourna longtemps à Athènes, longtemps aussi à

Sparte. Ami de Cimon, dévoué comme lui aux idéos aris-

tocratiques,-il n'avait que peu de sympathie oour Péri-clès. Quelques fragments do ses curieux Mémoires nousle montrent comme un homme d'humeur douco et so-ciable, qui recherchait les occasions d'entrer en rela-tions avec les grands poètes du temps ». II rencontra

Eschyle aux jeux islhmiquos, il vit Sophocle à Chios.Curieux avec intelligence, il sut noter dans leurs entre-tiens des détails d'un vif intérêt. La philosophie pytha-goricienne l'avait attiré, mais il était surtout poète.Également heureux dans le genre lyrique et dans le

drame, il fit représenter bon nombre de pièces sur lethéâtre d'Athènes et prit part aux concours dithyram-biques de cette ville Sa première tragédie y fut jouéeentre 452 et 449; plus tard, il y fut vainqueur dans un

t. A propos de la Médée d'Euripide, il faut renvoyer iet au pas.sage où Athénée (VII, p. 276 A) mentionna une ressemblance «a-tre cette pièce et une certaine Yp«i»iumx*|Tpa^Sfe d'un autournommé Callias. Qu'était-ce que cette tragédie? L'explication d'A-thénée est si peu claire que je n'ose même émettre une conjectureà cet égard. On peut consulter Hermann, Opusc. I.p. 137;Boeckh,Detrag. qmee. prindp., p. 86 Welcker. Kieine Sehriften. 2»partie.p. 371 et, en dernier lieu, un article de Henze dans le RheinischesUuseum, t. 31, p. 582. On y trouvera des conjectures absolumentdivergentes, d'où l'on ne tirera, je le crains. que peu de lainière.

2.Voir sur Ion de Chlos une étude récente de M. Allègre. De loneWo, Paris. 1890.

3. Sur ses œuvres en prose, voir le tome IV du présent ouvrage,eh. in, | IV.

4. Voir plus loin, chap. XIII.

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STOGHAPITHE VIII, – TRAGIQUES DE SKUOND ttAXâ

concours dont la date nous osl inconnu»; enfla, on 429,

quand Euripide donna son Mppofyte couronné, Ion con-courut avec lui et avec Ioplton, et n'obtint que lu troi-sièmo rang. Il mourut pou avant 421, comme on peut10conclure d'une allusion contenue dans la Paix d'Aris.

tophane t. Los fragments du ses œuvroa scéniques sonten fionmo do pou d'importance L'auteur du Sublime,

qui avait pu les lire dans lour entier, les met, dans le

genre dramatique, sur lo mémo rang que celles de Bac.

ettylidu dans le gonro lyrique. Chez l'un et chez l'autre,il loue un talent sur de lui-môme, qui ne tombe jamaisau-dessous d'un niveau moyen, mais qui en revanchene s'élève guère au-dessus C;:tlo sorte d'élégance im-

peccable, ce savoir-faire suppléant au génie sont descaractères intéressants qui'marqucnt le moment où unart s'est mis on possession de tous ses moyens et a prisune conscience claire de ses lois.

Il semble que des qualités du mémo genre aient re-commandé les tragédies d'Achéos d'Érétrio ces qua.lités étaient réellement celles du temps. Un peu plusjeune que Sophocle4, Achéos représente assozjbion tousces poètes de second rang qui, verslo milieu du v6 siè-cle, durent prendre part aux concours do tragédie. Le

style tragique était alors fixé; dos poètes bien doués,mais d'un génie ordinaire, s'en servaient adroitement.Toutes leurs pièces devaient se ressembler cela étaitcorrect, bien écrit et bien construit, estimable et mu-notoae. Aristote nous apprend que cette monotonieétait une des causes qui faisaient tomber le plus sou-

1. paix, 835.2. Longln, Sublime, 33 'Afiijarroto: xai év tû y**Çu?<3îtâvrri xtxsX-

À'TP«'1j¡atvol'3. Athén.X, p. 451G 'A-/aiô; yXoeçajô;wvnoir.t^çttspitr,vsûv-

Otaiv.La o-jv8ev.«>c'est ici la structurede la i-hrase.4. Suidas, 'A-^ti;. Il le fait nattre dans la 74*Olympiade(184-

481).

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AGATHON 871

vont les tragédies t. Ou peut soupçonner qu'elle dutcommencer à sa manifester dès le temps do Sophocle et

qu'elle fut pour beaucoup dans les tentatives variées dorenouvellement dramatique qui eurent lieu dans le dor-nior quart do ce sièclo. Poète tragique sans grand éclat,

vainqueur dans un seul concours, Achéos fut plus cé-lèbre par ses drames satyriques nous en parleronsplus loin K

III

Lo temps de la guerre du Péloponnèse doit être dis-

tingué dans l'histoire de la tragédie. Malgré la raretédes documents, on peut aftirmor que l'art tragique,sentant le besoin de la nouveauté, multiplia alors dos es-sais quelquefois hasardeux, mais toujours intéressants.

Sophocle seul, sur de sa supériorité, fier de ses longssuccès, paisible dans la conscience do son génie, main-

tenait, à travers sa jnagnifiquo vieillosse, la forme

dramatique qu'il avait autrefois créée. Mais, à côté de

lui, Euripide donnait l'exemple de rechercher sanscesse des effets nouveaux. H ne suffisait plus d'attacherl'intérêt des spoctatours, on voulait le surprendre. Los

jeunes poètes rivalisaient d'invention, semblables à desdécorateurs ingénieux qui voudraient rajeunir un vieilédifice.

Le prince de cette jeunesse était l'athénien Agathon s.

Élégant dans ses mœurs et affable, il aimait à s'entou-rer d'amis qu'il recevait à sa table 4. C'est chez lui, àl'occasion do sa première victoire au concours de tra-

1. ArUtote,Pàéliq.c. 24 ToyàpÔ|lq;ovxaxùsXi|pi5vixxâmiv«o:eîti; Tpayip3:««.

2. Suidas, 'A-/«i(5;.3. Sur Agatbon,voir Ititschl, Opuseul.phihlo.j.J;etl'txrt. Agt-

thon,de Dieterich,dansPauly-Wiswwa,t. 1,p. 761.L4. Suldas, *A^wv..

Page 380: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

373 CHAPITREVIII.– TRAGIQUESDE SECONDRANG

gédios, qu'est censée sopasser la scènoqui forme lo su-

jet du Banquetde Platon. Aristophane, dans son Géry-tadès, et d'autres poètes comiques sans doute, dans di-

verses pièces, so moquaiontdocoqu'ils appelaiont.àtortou à r et' son,s» molIesse.Né un pou après le milieu du

siècle, vers 448. il remporta sa première victoire

en 417-416 Peu d'années après, il fut appelé par le

roi de MacédoineArchélaos et se rendit à la cour de

Pella. Quand Aristophane fit jouer les Grenouilles,en 403, Agathon avait déjà quitté Athènes depuis quel.

que temps. Il dut mourir à Pella pou avant la der.

nière année du siècle, en pleine maturité par consé.

quent. Doses tragédies, sept ou huit titres seulement

nous sont connus Achille, Adrope, Alcméon, Anthos

ou Attthetis,Thyeste, la ~Me~o~ ?0~, les Mysiens,

Télèphe il n'est pas bien sûr que plusieurs de ces ti.

tres ne soient pas applicables à la même pièce ».

Le peu quo nous savons de ces diverses tragédiesnnus permet seulement d'entrevoir en quoi Agathons'écarta des usagos reçus. Sa Destruction d'Jlios, d'a-

près le témoignage d'Aristote, était une porte d'épopée

dramatique, où il avait réuni tous les événements prin-

cipaux de la guerre de Troio 8. Par suite, chaque évé-

nement en particulier ne pouvait être qu'effleuré il

n'y avait plus ni situations fortes, ni développementsde sentiments. Cette faute de structure, dit Aristote,fut la seule cause de son échec; ce qui laisse supposer

i. Athénée,V.p.217A.2. L'existence de YAchilleet de la Destruction d'Ilios est contestée:

Dietorich, art. cité. Pour la première, le témoignage d'Aristote

(Pûét. c. 15) prête en effet à une autre interprétation; mais pour la

seconde, je crois qm le passage de la Poétique, c. 18, en atteste

clairement l'existence.3. Aristote, Pçéttgw, C. 18: "Oooi «Spsiv 'IMou SXijvfoobpav x«\ pn

nota yipos. ixnfatouinv «entfflî iïwvlÇovtat Zml xal 'hf&Quv iU-

tte»ev dvsoûtû) |tiv<p.

Page 381: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

AGATHON â?3

qu'à son avis la pièce avait d'ailleurs des qualités re-

marquables. Autant que nous pouvons eu juger, ce sin-

gulier essai était une sorte de retour aux procédés de

composition de la tragédie primitive. Comme il arrive

souvent, l;s novateurs retournaient vers le passé. Biendifférente fut la tentative du mémo poète qui donna

naissance à la pièce intitulée Anthos ou Antheus. Les

uns ont traduit ce mot par la Fleur, les autres, avec plusde vraisemblance, l'ont considéré comme un nom pro-

pre. Aristote nous apprend que tout y était purementfictif, les personnages et le sujet >. Voilà donc un poète,

qui pour la première fois, se mettait en dehors de la

mythologie et de l'histoire. Dès lors, ses personnagesne pouvaient ôtre ni des héros ni des rois; avait-il in.venté la tragédie bourgeoise? Ou bien le drame d'Es-

chyle, de Sophocle et d'Euripide se transformait-itenune sorte de féerie? Entre ces deux conjectures, ilest impossible de se prononcer nous soupçonnons' unessai digne d'attention, nous n'avons aucun moyen nide le définir, ni de l'apprécier.

Une autre innovation bien curieuse d'Agathon fut desubstituer aux stasima du chœur, plus ou moins liés à

l'action, des morceaux de chant qui n'avaient plus au-cun rapport avec le sujet de la pièces. C'étaient de sim-

ples intermèdes {ijf&okyut)qui pouvaient être transféréssans inconvénient d'une tragédie à une autre. Il résul-

tait de là que les épisodes étaient bien plus isolés lesuns des autres, ce qui revient à dire que la division

future en actes commençait à se montrer sous l'ancienne

construction dramatique presque disjointe. Dans ces

intermèdes, comme sans doute aussi dans le chant des

1. Aristote, Poétique,e. 9.2. Aristote,Poétique.c. 18 ToTfSàXottcot;t! àfi&iuvaoi (iSUtwtaQ

|iû6ouri tfXXn?TpaY<j>8ia{fort*8iô{(igiXijiaafiouen,itjxitoySpgavto;*At*-îwoçtoOTotoôtovi.

Page 382: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

a?4 uiiÀPiïiiE vui.– tnÀdïôUKs ù& skc.ond iung

acteurs, les fantaisies musicales qui étaient alors à la

modoso donnaiont beau jeu. Agathon, lo premier, dit-

on, introduisit dans la tragédie le genre chromatique'.Sa musique visait à une tinesso d'expression et sans

doute aussi à uno sorte do virtuosité qui offensait les

représentants d'un goût plus sévère; elle aimait à cou-

rir à travers ces millo détours capricieux qu'Aristo-phane appelait jolimont « dos sentiers de fourmi »

Demémo quo la musique, ta mise en scène, dans les

pièces d'Agathon, procurait parfois aux spectateurs do

vraies surprises. Dans son Thyesie, par exemple, on

voyait lus jeunes princes qui recherchaient es mariagela fillede Pronax, so montrer d'abord vêtus, de beaux

habits et coiffés avee art; puis, après l'échec do leur

demande, reparaîtra en prétendants humiliés, les che-

veux rasés. justifiant ainsi leur surnom do Curètes

(Ko'SpuTfi;aïvai xouftyusu ctpivTfiy.ôî)3. Enfin lo stylomémo d'Agathon n'était pas plus assujetti à la tradition

quo toutes les autres parties do son art. Discipleoutout au moins admirateur do Prodicos et do Gorgias, ilvisait à une élégance recherchée4. Platon, en le faisant

parler dans sou Banquet, lui a prêté une sorte d'afféte-

rie qui peut donner unu idée de ce qu'était sa manière5.

Quelques rares fragments, courts et sentencieux, nous

1.Plutarque,Moralia,p.6i3E ToOxaXoO'AyûOuvocôv«pw-covetctpaY'dSs'avf a»\vipgaXgfvxalino[iî|atxbxpupaTutôvSxttoù;HuvovciSiSàcrxev.

2. Ariatophane, file» de Démêler. 108 tivpiMpw;&tpasoû(. Go pas-sage nous offre la parodie d'un chant on plutôt, comme dit encore

le spirituel comique, d'un < gazouillement > d'Agathon. Cf. Sui-

das, 'AfaOûvetoî «ÏXtiots; Phllod. de iluska, XIV, 39 Kemke.3. Athénée, XII, p. 528 D.4. Philostrate, Vies des sophistes, 1, 9 Kctl'AyoOwv. Sv xw|H[)8ia

«Ofbvta %a\xxXXienv)olîe, boXX«x<>'xâv ia(i8iovyopyei'et. Cf. scolinstede Platon, Banquet,' p. ilic 'Eptiutto Sï tîiv xon^itr^a t^s Mgsu;

ropycoa to3 Mtopo;. Protagoras, p. 31S d. et Banquet, p. 198c.

S.Platon, Banquet. 191 E.

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AGATHON 3ÎÔ

montrent on lui un bol esprit, ingénieux plutôt quefort, habile aux antithèses, fertilo en traits blillants.Ces qualités to prédestinaient à être fréquemment cité.Il donnait à des pensées médiocrement originales quel-que chose do neuf et de durable, il est do ceux dontAristote allègue le plus souvent l'autorité. Dans cetteOn de siècle, où la finesse était plus estimée, d'une par-tie au moins de la société athénienne, quo lagrandeur,où la nouveauté était recherchée on tout, Agathe futle représentant le plus distingué d'un atticisme à demi

sicilien, qu'Athènes n'accepta jamais sans réserve,mais qui la séduisit à certains jours par un mélange do

grâce et d'habileté étrangère.Autour do lui, il faut mentionner collectivement,

comme une foule anonyme, toute une pléiade de jou-nes poètes, imitateurs d'Euripide, et par conséquentexagérant ses défauts, mais incapables de faire revivreses qualités. Ce qui les caractérise tous, c'est l'influencemanifeste do la sophistique. Ils sont subtils, bavards,

raffinés; ils font de la tragédie une école de rhétori-

que, impuissants d'ailleurs à rien créer qui soit vrai-ment grand. Voilà du moins comment nous les dépeint

Aristophane dans sos Grenouilles; Héraklès y dit à Dio-

nysos, pour lo consoler do la mort des maîtres du

théâtre « Mais il to reste encore quantité de petitsjeunes gens par là-bas, qui font des tragédies parcentset par mille, et qui dans la course au bavardage gagne-raient de plus d'un stade sur Euripide. » Dionysos quiles connaît bien, ne veut pas être consolé, car il sait

ce qu'ils valent « Qu'est ce que tout cela s'écric-t-il.

Demauvais grappillons oubliés, des maîtres de caque-tage, une société d'hirondelles criardes, les fléaux

du métier, des gens qui disparaissent dès qu'ils ont ob-

tenu un choeur, fatigués d'avoir une seule fois fait l'a-

mour avec la tragédio. Quant à un poète capable de

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376 CHAPITRE VIII.– TRAGIQUES DE SECONDR A NO

créer quelque-chose, tu aurais beau chercher, tu n'eutrouverais plus un seul qui fasse entendre une parolegénéreuse ». » Un peu plus haut, il avait dit plus briè-vement a J'aurais grand besoin d'un bon poète; ceux

que j'aimais ne sont plus, ceux qui me restent ne va-lent rien a. » Ce serait perdre notre temps que de vou.loir ici énumérer et apprécier tous ces inconnus. Deuxou trois seulement méritent d'être distingués.

D'abord un personnage politique assez mal famé,« le beau »Gritias, qui fut un des trente tyrans et fail-lit proscrire son ancien maitro, Socrate 8. Commepoètetragique, il nous est connu par quelques fragments quimarquent delà manière la plus vive quelle influencela

philosophie prenait alors sur l'art dramatique. Les deux

tragédies d*oùils proviennent, le Pint/ioos et le Sisy-phe, ont été attribuées aussi à Euripide, ce qui montrebien à quel point la plupart des pièces de ce temps seressemblaient par une tendance à disserter avec har-diesse sur toutes choses. A cet égard, le principal frag-ment du Sisyphe est particulièrement intéressant. Le

personnage mis en scène s'y exprime sur l'origine des

religions comme aurait pu le faire alors un Diagorasde Mélosou un Théodore.

«II fut un temps où les hommesvivaientsans régies,à lafaçon des bêtes, soumis au règne de la force; il n'y avaitpoint de récompensepourlés bons, point de châtimentpourles méchants.Plus tard, sans doute,les hommesfirent desloisde punition,.afin que la justiceeût le souverainpouvoiret, qu'elle tint l'insolenceen esclavage.Dès lors, il fallutpayerquandon fit le mal.Maiscommeles loisn'empêchaientque la violenceouverteet qu'onfaisaitle mal en se cachant,alors,je suppose,un hommeaviséet habile imaginad'inven-ter doquoi effrayerles mortels,afinquelesméchantseussent

1»Grenouilles,89.2. Grenouilles, 78.8VLalUer, Dè Critim tyranni ttta ac scriptis, Paris, I8Î5.

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GRITIAS 377

peur, quand ils feraient, ou diraient, on penseraient quelquechose en secret. Voilà pourquoi il introduisit dans le mondela croyance aux dieux, parlant d'une divinité qui vit éternel-

lement, qui entend et qui voit par l'esprit, qui est attentiveà tout, qui a une nature surhumaine, &qui rien n'échappe dece qui se dit parmi les hommes, et qui peut voir tout ce quis'y fait. Quand même tu serais muet sur le mal que tu médi-

tes, les dieux ne l'ignorent pas. Par ces discours, il fit ac-

cepter le meilleur des enseignements, enveloppant dans ses

mensonges la vérité. Et il disait que les dieux habitaient làoù il pensait que les hommes seraient le plus effrayés de leur

séjour, dans cette partie du monde d'où il voyait provenirpour les mortels la crainte et aussi ce qui profite à leur misé-rable existence, dans cette voûte au-dessus de nos têtes, oùsont les éclairs, le fracas terrible du tonnerre et les constel-lations brillantes du ciel, merveilles qu'a fabriquées le

temps, architecte habile, d'où tombe la masse incandes-cente des étoiles filantes, d'où descend sur la terre l'abondancedes pluies. Telles sont les terreurs qu'il a su dresser autourdes hommes, et par là, en s'aidant de la raison, il a installéla divinité dans un lieu convenable et il a substitué le règnedes lois à la violence dévorante. C'est ainsi, selon moi, qu'unhomme a le premier persuadé aux mortels qu'il y avait unerace de dieux t. »

Si cette profession d'athéisme a été portée sur la

scène, on se demande par quel artifice le poète a pu lafaire accepter du public contemporain si elle ne l'a

pas été, nous avons là un curieux monument, qui nous

montre la tragédie à tendance, destinée à être lue, suc-

cédant à la tragédie vraiment dramatique.Mais, à côté do cette tragédie sentencieuse et philo-

sophique, il s'en formait une autre bien différente, et

représentée par Karkinos et ses trois fils,Xénoclès,Xé-notimos et Xénar que tragédie dont le succès commençadès le temps de la guerre du Péloponnèse et se prolon-gea pendant le premier quart du siècle suivant. Karki-

1. Sextns Empiricus, p. 403, 1 et 172,U. Je -traduis sur te textedonné par Nauck dans ses Tragie.grœc. fragm., p. 898.

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378 CHAPITREVIII – TRAGIQUESDE SECONDRANGnos et ses fils sont raillés par Aristophano et far d'au-tres poètes comiques du mémo temps. Pourtant nous

voyons qu'entre 4t6 ot 4 13Xénoelès, ayant fait jouer unotétralogie libre qui comprenait un OEdipe, un Lycaon,des Bacchantes et un ^4 /Aa/nassatyrique, fut vainqueurd'Euripide, qui donnait au public Alexandre, Palamède,les Troyennesel le drame satyrique Sisyphe Plus tard,

VAéeope de Karkinos était représentée à Phères devantlo tyran Jason, qui régna do 375 à 370, et lui arrachaitdes larmes qu'il essayait en vain do dissimuler a. Ajou-tons qu'onlin Arislotc, tlans sa Poétique et dans sa Rhé-

torique, cite fréquemment Karkinos comme un des

poètes alors connus et estimés. Do ces citations on peutconclure que Karkinos, comme ses contemporains, avaitle goût de l'argumentation oratoire, qu'il lui faisait une

place importante dans la tragédie et qu'il y réussissait

par un tour d'esprit ingénieux 3. Mais en cela il ressem-blait aux autres poètes du. même temps. Ce qui lui était

plus personnel et ce qu'il transmit à ses fils, c'était,semble-t-il, le goût de la mise on scène. Les poètes co-

miques les ont tournés en ridicule, Xbnoclèseaparticu-lier, conimo « inventeurs de machines »On nous dità co sujet qu'il faisait voir dans ses drames des choses

prodigieuses (rapatria;). Aristophane s'est moqué ausside leurs dansos s. Tout cela laisse supposer une len-danco à rajeunir la tragédio par l'appareil extérieur,

i. Ëtten,NM.earMe.H, 8.t. Élien, Hisl. variée, II, 8.

2. Élien.llisl. variée,XIV, 40.3. Aristote,Rhélor, II, 23et lU, 16. 11avait même le goAtdes

énigmes.De là. l'obscuritéde quelquespassagesde ses tragédieset le proverbeKapxs'voviroiVjjiata,cité par Photius, Lexique,à cesmots.

4. Aristophane, Paix, 702. Mr)x«voSi?««. A propos de ce mot, le

scoliaste dit SsvoxMJ; yà? 6 Kapxtvou éoxet |M)xav*< xai tspaTaia; et-

oayeiv èv tôt; 8pâ(i««:. llXi^wv ïojiïrat; • <Ssvox/.î|Co 8u8ïx»|ufr/avoc

i liapMW!» «aX( ieff OxXaitîoo. »

5. Aristophane,Paix,778.

Page 387: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

DÉCLIN DE L'ART TRAGIQUE 370

et il est curieux do noter qu'ici cucoro cette innovationappât eate était un retour on arrière, vers l'art d'Eschyleabandonné par Sophocle.

IV

Ces tentatives do rajeunissement n'eurent qu'un mé-dîoero succès. Vers lo milieu du iv° siècle, au temps de

Philippe et do Démoslhène, la tragédie, bien que cultivéeencore par do nombreux poètes, est vraiment un genrevieilli. Il est vrai que Jos grandes œuvres du siècle pré-cédent, interprétées par do remarquables acteurs, ont

plus de succès que jamais on les joue sur tous les théâ-tres, dans toutes les villes du monde grec; mais à côtédo ces œuvres supérieures et classiques, celles du journo font qu'apparaître un instant.

Cela provient surtout do co que la matière tragiqueest usée. Tous les beaux sujets légendaires ont été trai-tés admirablement et sous plusieurs formes. Quand unpoète nouveau s'y essaye à son tour, il se sent décou-

ragé d'avance par lo succès de ses illustres devan-ciers. S'il fait prouve de quelque mérite, les malveil-lants le déprécient en lui opposant l'exemple d'undos maîtres qui l'a surpassé justement en ce qu'ila de meilleur f. D'ailleurs ces vieilles légendes sontsi connues que tout le monde les sait par cœur.Les poètes comiques contemporains se moquent deces sujets tout faits, où l'invention est devenue im-possible. Dès qu'CEJipo parait, tous les spectateurs, ycompris les enfants, savent d'avance ce qu'il va dire,

1.Aristote,Poétique,c. « 'Q; vOvouxoyotvtoOmtoi; noircit ye-T0v4twvyip xaB1Bxeurmv[ispo;àyafoSvtokï)w5v,Snaarovtoû !8io«<àYa-OoSàÇio-Jn!t'ovëva5itep6âXXeiv.Cette dernière phrase meparait si-gnifier «Da exigentqu'an poètesurpasse i lui sent chacun desmodèleslà oùil excelleparticulièrement.»

Page 388: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

380 CHAPITRE VMI.–TRAOtQOES DE SECOND RANG

ce qu'il va fairo, ce qui lui arrivera Pour recouvrer

quelque liberté, il faudrait sortir de ces sujets con-venus, chercher quelque chose do nouveau soit dansl'histoire. soit dans ta fiction, c'est-à-dire en sommetransformer complètement la tragédie. Personne nel'ose. Le public a ses habitudes, il s'est fait une cer-taine idée de l'art tragique quel accueil ferait-il àun novateur? D'aillours le caractère religieux de la

tragédie la retient et la gêne. Elle est enferméedans un cercle do légendes qui plaisent aux dieux;do gré ou de force, ii faut s'y tenir. Bien loin de

s'étendre, ce domaine sacré se restreint dojour en jour.Un classement naturel s'estfait peu à pou entre les su-

jets traditionnels. Plusieurs, qu'on avait essayés, ontété rejotés; ils sont condamnés. Quelques-uns au con-traire ont pris le dessus, et ce sont désormais les souls

qu'on remette encore sur la scène, parce quo, seuls, ilsréunissent tons les caractères de la tragédie idéale.a Auparavant, dit Aristote, les poètes acceptaient tous

les mythes; aujourd'hui, il n'y d do belles tragédiesque celles qui se rapportent à quelques familles, parexemple à Alcméon, à Œdipe, à Oreste, à Méléagre, à

Thyeste, a Télèphe, et à quelques autres, dont les ac-tions ou los souffrances sont particulièrement pathéti-ques a. » Voilà d'étroites et dures conditions. Après Es-

chyle, après Sophocle, après Euripide, après d'autres

encore, sous quoi aspect nouveau présenter te caractère

d'ÛEdipe? Tout ce que son rôle comportait dosentiments

naturols, vraiment intéressants et humains, est épuisé.Que reste-t-il à faire?

Ce qu'un lit, Aristote encore nous l'apprend. On re-

nonça de plus en plus à représenter dos caractères.

.1.AnttphsBe,fr:t;m.t9tXock.2. Aatiphancfragm. c. 9t

Koc&.2. Aristote,Poétique,c. 13.

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DÉCLIN DE L'ART TRAGIQUE 881

« Dans les pièces do la plupart des poètes modernes,écrit-il, les mœurs ne sont rien1. » Donc, vers lo tempsd'Alexandre, c'est là un fait acquis On met sur la scèneles mêmes aventuras tragiques qu'autrefois, toujours lesmêmes, mais on ne cherche plus à créer des personna-ges ayant chacun leur physionomie propre. Les senti-ments généraux de l'humanité suffisent on représenteune mère, une fille, une sœur, on ne sait plus ou on neveut plus peindre une Hécube, une Iphigénio, une Élec-tre. Cela revient à dire qu'il n'y a plus de conceptionprofonde et méditée On fait de la tragédie facile, d'a-

près le goût du jour cela est agréable, élégant, ton-chant même, mais sans originalité.

Et dès que le langage do ces héros do tragédie ne ré-sulte plus d'une étude attentivede leur rôle, il devientun langage d'école. « Autrefois les poètes faisaient par-ler leurs personnages en citoyens de nos jours, on lesfait parler on rhéteurs 2. » Voilà ce qu'écrit un contem-

porain, et ce que confirment tous les témoignages ettous les fragments. Débarrassés du souci d'exprimer lessentiments particuliers d'un Œdipe ou d'un Oreste, les

poètes développent plus ou moins habilement des lieuxcommuns. Ils sortent de Pauditoiro d'Isocrate; ils sesont exercés à l'éthos et au pathos; ils savent décrire,raisonner, réfuter, conclure ils le savent môme tropbien, car ils ne font plus que cela. Ne croyons pas néan-moins que leurs œuvres fussent insipides. C'étaient des

contemporains de Ménandreet de Philémon ils devaient,savoir observer comme eux ta vie et ils ne leur étaient

peut-être pas très inférieurs par l'esprit ni par le bien

1.Aristote.Poétique,c. 6 Atfkp tôvvâovtôv rcXtforavir,6si«t^b-ï»8(«iétal. ·

2.Aristote.Poétique,c. 6 01 yivyàpàpxatoc«oiitixâçteolouvM-T«vt«,6t8&vOvfotopixcSt.Par suite, le langage de la tragédieserapprochede celui dela prose Aristote,Rhétor.ni. e.1,».

Page 390: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

382 CHAPITRE Vin.– TRAGIQUES DE SECOND RANG

dire. Mais la tragédie ne vit pas d'observations quotidien-nes, et co n'est pas non plus un tissu de conversations

élégantes. Elle a besoin do passions fortes, d'émotionssincères et profondes; il y faut peindre des angoisses,des haines, des résolutions énergiques, des sacrifices

sublimes, des résolutions indomptables. C'était là juste-ment ce qui manquait. On imitait bien tout cela, mais

par procédés; et malgré le savoir-faire sans cesse crois-

sant, la vie faisait défaut.En revanche, on perfectionnait l'art des péripéties.

Certains coups do théâtre inventés par les poètes de co

temps sont loués et cités en exemplos par Aristote. Po-

lyiiloj, dans son Iphigénie en Tauride, avait, selon lui,

surpassé Euripide par la manière d'amener la recon-naissance du frère et do la sœur Oreste, au momentd'èlre immolé, s'écriait qu'il était destiné à pérircomme sa sœur par le glaive du sacrificateur. Cette al-

lusion, jetée sans intention comme la plus naturelle

protestation contre la destinée, était saisie au vol parIphigênie et amenait l'éclaircissement décisif. On savaitdonc alors le métier de poète tragique aussi bien oumieux que jamais. Les tragédios étaient bien faites il

n'y manquait que des idées simples et fortes, des ca-ractères et des passions.

Pour nous, cette période de l'arl tragique se résumeen quelques noms.

Apharée, fils adoptif d'Isocralc, composa trente.cinqtragédies; de 369 à 3*2, il prit part fréquemment auxdivers concours tragiques d'Athènes; il fut deux fois vain-

quour aux Dionysies urbaines et deux fois aux Lénéen-nos

Astydamas l'ancien, que nous avons déjà nommé plushaut, était un descendant do la sœur d'Eschyle par son

t. Aristote,Poétique,c. O.2. Plutarque,Diz oratmrs,Isocrale,16.

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THÉODECTE 383

père Morsimos ot son grand-père Philoclès Discipled'Isocrate, lui aussi, il n'aborda la scène qu'assez tard,y fit couronner quinze de ses tragédies, et mérita Thon*neur insigne de voir sa statue plaeéo au théâtre. Ce fut,dans la première partie du iv° siècle, le poète tragiquele plus renommé d'Alhènos. La plus célèbro do ses piè-ces était son Parthénopëos Mais Aristote citu aussiavec éloge la reconnaissance qui avait lieu dans sonAlcméon Son fils, Astydamas le jeune, poète tragiqueégalement, ne semble pas avoir eu le même talent queson père.

Théodecle do Phasélis sortit, comme Astydamas etcomme Apharée, do l'école d'Isocralo En ce tempsdo rhétorique, c'était là que se formaient les poètes tra-

giques. Comme Astydamas aussi, il fut orateur avantd'ètre poète, et il continua de l'ôlre tout en travaillant

pour la scène. Les leçons de Platon et celles d'Aristotocontribuèrent à faire do lui un des hommes los plus dis.

tingués do son temps. Il prit part à treize concours etfut huit fois vainqueur. En outre, dans le concours ou-vert par la reine Artémise pour honorer la mémoire doson époux Mausole, il présenta à lu fois une tragédie quiportait le nom du prince défunt et un éloge oratoire; la

tragédie, selon le témoignage d'IIygin, était encore su-

périeure à l'éloge5. Quelques jugements d'Aristote sem-blent indiquer que le sens dramatique était loin de man-

quer à Tbéodecte. Son Lyncée, son Tydée offraient des

exemples remarquables do péripéties6. Peul-ôtro mémo

1.Suidas.'ATtuSiax;i icptoê-ixrfi.2. Suidas,Sautnvinatve?;.Cf. Zénobias,8, 100 Photius, Lex.p.

502.3. Aristote. Poétique,c. U.4. Sur Théolecte.voir SuUas, 9eo8s*t.| Éltenna de Byzance,

*i)Xlc J'ausan. I, 37,3.5.Aulu-Golle,X,18.6. Aristote, foétijue. e. 16 et 18.

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384GHAPITRKVIII –TRAGIQUESPJ£SECONDRANG

trouvait-on encore chez lui certaines peintures de sen-timents qui n'étaient pas sans valeur. Dansson Philoe-

tète, il avait représenté le héros luttant contre la dou-leur, longtemps muet, et tout à coup,malgré lui, à boutde forcemomie,éclatant onplaintes*. Maisson principalmérite provenait de son talent d'orateur. Théodecto ex-cellait dans la dialectique. Aristote emprunte à ses tra-

gédios plusieurs exemples de distinctions ingénieuses,qui révèlent unesprit subtil et adroit, expert dans touteslot.roueries du métier3. Dansun fragment où il justifiela providence divine du reproche do lonlour, nous re.connaissons en lui un philosophe socratique digne doses maîtres

«Dans le casoùquelqu'undeshommesferaitun reprocheauxdieuxde ce quela peine,aulien d'attoindrosur-le-champles coupables,se faitattendre, qu'il en apprennela raison.Sile châtimentétait immédiat,beaucoupd'hommeshonoreraientles dieux par crainte, nonpar piété. Au contraire,le châti-mentétant éloigné,les mortelssuiventleurnature. Quandilsse sontrévélésméchantset qu'ils ont été convaincuspar lesfaits, ils sontpunisdans la suite du temps 9. »

Quelques-unes do ses pensées rappellent celles d'Eu-

ripide, maison général son stylo semble avoir eu moins

d'élégante précision et un tour plus oratoireNous ne savons rien de la biographie de Chérémon5.

Aristote le nommeparmi lespoètes dont les œuvres sont

1.Aristote,Éthiqueà Nicomaque,VII,8.Cf.schol.Anecd.Paru.,1.1, p.243.

2. Aristote, Rhétorique, H, 23, 24. Dans son Alctném, le parricide,après lo crime, disait « Ma mère devait être mise à mort, mais,

moi, je ne devais pas la tuer. » (Fragm. 2 Nauck).3. Fragm. 8 Nauck.4. Fragm. 9 et 10 Nauck. Je ne parle pas de son goût pour les

énigmes, parce que le fragment 4, emprunté à son Œdipe, pouvaitêtre d'un caractère exceptionnel, et que le témoignage d'Athénée

(X, p. 451 E) ne me parait pas se rapporter à une tragédie.5. Suidas, Xoupifauv.

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CHÈRÈMON 385

Hiat. de la Litt. grecque. T. lit. 25

plutôt faites pour ôtre lues quo pour «HroreprésentéesCela no vout pas dire sans doute que Chérémon no pritpas part aux concours tragiques; tout eo quo nous ap-prend Aristote, c'est qu'il était plus apprécie dos locteurs

que des spectateurs. A cet égard, on peut le considérercomme le représentant d'une tendance assez généraleen ce temps. Rt, pour expliquer son jugement, Aristotedit qu'il était « scrupuleusement précis dans son style,comme un prosateur » («xpië-J;;ûercapioyoypiç.o;}. C'ostbien ainsi que los fragments nous le montrent. Danscos quelques vers, tout est plein de jolis détails linementtravaillés on n'y sent nulle part la force dramatiqueni l'abondanco do l'inspiration. Ses sentences sont ro-

cherciées, ses descriptions maniérées et molles; c'estle langago d'une précieuse, qui est bien près quelquefoisde devenir ridicule. On a beaucoup trop vanté le frag-ment do son QEneus, où il dépeint les bacchantes endor-mies qui s'offrent demi-nues aux regards d'un spectateurindiscret

« L'une, couchée, montrait ù la clarté 4e la lune un seinblanc qui sortait d'une tuniquo détachée. Une autre, en dan-sant, avait dénouéson vêtement le long de son flancgaucheet, nue, elle révélait aux regards de l'éther une vivante pein-ture la blancheur de sa chair se détachait, luminouss, surl'ombre noire. Une autre découvrait ses brae délicats, dont'telle entourait le cou aux rondeurs féminines d'une de sescompagnes. Celle-ci, sous les plis d'une étoffede laine dé-chirée, laissait voir sa cuisse, où s'imprimait mollement,dansle sourirede la chair en fleur, un amour sans espérances. En-dormies, elles s'étaient laissées tomber sur les aulnées et sarles violettes, dont elles brisaient les ailes aux sombres nuan-ces, et sur le safran, qui s'imprégnait là de sa teinte d'ombrelumineuse pour colorer les tissus. La marjolaine touffue,nourrie par la rosée, dressait sa tête dans les molles prai-ries »

1.Aristote,Rhétorique,IIS, 12 Ot «vapoMmast.oïo»X«ipfau,v.t. tfr&gm.t* Nauck.

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886 CHAPITRE VIII– TRAGIQUES DE SECOND RANG

11 y a là une grâce voluptueuse qui n'est pas sans

charma, mais un somma cola manqua da style; beaucoupdo détails maniérés, et dans l'eusomhlo une banalité un

pou inollo. Et on général, c'était bien là lo défaut do

Chérémon. Aristoto se moque discrètement do son Cen-

taure, sorte do rhapsodio métrique, où il avait fait en-

trer dos vers do toute mesure1. Une pareille tentative

juge un poète. Chez celui-ci, l'idée no créait pas spon-tam'mont sa forme. C'était un arrangeur de mots plusou moins habile, mais non pas un véritable artiste.

En somme, cette dernière phase de la période attiquene nous offre pas un soul grand poète tragique. On fait

autant de tragédies quo jamais, sans doute, mais on

n'en fait plus qui soient durables. Euripide règne seul

sur la scène il y suscite des imitateurs en foule, mais

il n'a point do successeur. Le mémo état de choses va se

prolonger pondant toute la période alexandrine, avec

cette soulo différence que les poètes nouveaux ?oront do

plus on plus obscurs et médiocres, et le grand poète clas-

sique do plus en plus admiré.

V

On ne sait trop, au milieu do cette décadence, à quelnom ni môme à quelle école rattacher la seule piècesubsistante qui paraisse appartenir à ce temps. Le Rhésos

nous est parvenu sous le nom d'Euripide. Il n'est pasdouteux qu'Euripide n'oùt on effet composé uno pièce de

ce nom 2; mais celle que nous possédons est si absolu-

ment différente do tout co qui nous reste de lui qu'il est

impossible de la lui attribuer. D'autre part, son influonce

1. Aristote, Poétique,c. 1.2. L'auteur du premier argument atteste qu'un Ilhétosfigurait

dans les didascaliescommel'œuvre d'Euripide.C'est,peut-êtreàcettepièce qu'appartenaitle prologueen doubleformequ'il cite.

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LE RHÉSOS 887

y est sensible. Elle a dû par conséquent être écrite dans

le siècle qui suivit sa mort, sinon plus tard

L'invention en est fort simple. La Dolonie, qui forme

le xe chant AsYIliade, y estmisoen forme dramatiquo;le poète n'y ajoute rien d'essentiel quant aux faits. L'ac-

tion se passe la nuit, dans le camp troyen. Les alertes

dea hommes do garde qui forment le chœur, les ordres

d'Hoctor, sa délibération avec Khoo, le départ de Dolon

donnent lieu à une sério do scènes animées; il y. a là

plus do mouvement, plus de pittoresque peut-ôlro quenous no sommeshabitués à en trouver sur la scène grec-que. Un berger de l'Ida accourt. Il annonce l'arrivée del'armée auxiliaire dos Thraces commandée par Rhésos,et la description qu'il fait de ce défilé d'hommes traver.

sant la montagne au milieu des ténèbres est loin d'ètiosans mérite. Rhésos ontre en scène. Hector lui reprocheses retards lo jeune chef se défond fièrement, sùr d'ail-loursdusuccès. Il vase reposer avec los siens; et do nou.veau nous assistons à une scène de nuit, jouée par lechœur la garde est relevée. Pondant ce temps, Ulyssoet Diomèdo se glissent dans lo camp ils viennent de

tuer Dolon, qui leur a livré le mot d'ordre, et, guidéspar Athéna, ils se joltent sur les Thraces endormis.

Alarme soudaine; des cris éclatent; on s'interpelle;

Ulysso, qui sait le mot d'ordre, trompe ceux qui l'arrê-

tent et s'enfuit. Alors paraît, tout sanglant, lo cocher doRhésos il raconte le massacre accompli dans le campet l'enlèvement deschovaux do son maître par Diomèdo.Abusé, il accuse Hector. Celui-ci est justifié par la muse

Terpsichore, mère do Rhésos, qui descend du ciel pour

emporter le corps de son fils

i. Voir sur ce sujet Hermanu, Opme.III» p. 13,et Welcker,Gi'teeft.Tragoed.,t. III, p. 1101.

2. Protagoniste.Hector,Ulysse,Paris; deutéragoniste,KnAp,Rhé-sos,uioméde,le cocher; Mtagonists,Dolon,le messager,Atkâna,Terpsichore.

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388 CHAPITRE VlII.r- THAGIQUES DE SECOND RANG

Danscoite pièce singulière, où lo mouvement dol'action oat presque tout, le poètea essayé pourtant decrôopdescaiwetères. La,hauteur soupçonneused'Hector,

la.pnudoricod'i'iaCo, la témérité intéressée do Dolo»,lafiante présomptueuse do Rliésos sont indiquées briève-ment, avec une raideur qui touchoparfois à la puérilité.I*ostyle vise ala,pompe et,à l'éclat, comme si le souve-nir d'Eschyle hantait l'esprit du poète; souvent bizarroet disparate, il trahitiun-ôcrivain pou sûr. La rhétoriquoproprement dite y a moins do part qu'uno certaine oni-

pltaso naturelle. C'ost.surtout l'intervention des dieux,la double apparition d'Àtiiéna ot do Terpsichore, quirappelle les procèdesfl'Kuripido.

Ainsi;foiloicette tnagédio est difficileà classer. On acru tour ai tour y trouver la manière d'Eschyle, celle

do Sophocle,colla d'Euripide; co qui.prouvequ'elle re-présente uni art^nonipas simple, maiscomposite. Ilfau-

drait, môme,ajouter q>iel'auteur, qui ressemble à tantdo modolosà la, fois, eat, encorelui-inârae par dessuslemarché*L»façonidonfcil emploielechoauv, encherchant{(.suppléer par la spectacle et la mouvement au méritedes ohanls,.dénotieun esprit qui cherche. Lacapréseni-tatioa d«i>oamp noufroffro aussi un centain. réalismeinUSnessAitt»Cequ!oo.peulconclui;e delà»c'ost que, jus-que la,On dM!ï.v*sibtde,il-y.a,eu dos tentatives pourna

jfiunip l'art tragiqMS:.h&Rhésoa représente un de ces

Qssaisj.donttnnus.regrieHQnfrd'ignorée If auteur.

Page 397: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

€HAPITRE IX

LE BBAJIE SATYHIQUE

BIBMOOIUVBtB

Les fragments subsistants des drames satyriques se trou»vent dans les recueils de fragments des poètes-tragiques. Voirla bibliographie du chapitre II. – LeCyctope d'Euripide fait

partie de toutes les éditions de ce poète ênumèrêes en tête du

chapitre VII.

SOHMAIBE

I.Originosdudramesatyrique. Sesprlncipaasrepr^sentantsctreuraœnvros. – H. Les satyres, les dieux étiles hôroa tfans le dramesatyriqae. III. Structure da drame Baltique. Son langage.

I

A côté de la tragédie, s'offre nous sur 'lo théâtre

athénien ona antre forme du drame qui est restée propreàla Grèce

le drame satyrique. Par son originalité môme,

Page 398: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

390 CHAPITRE IX. – LE DRAME SAÏYniQUlS

il no peut qu'attirer vivement l'attention des modernes.

Intimement lié à la tragédie, il ressemble pourtant parcertains traits a la comédie, car il mot en scène comme

elle le ridicule Toutefois, ce n'est pas une comédie

c'est plutôt, comme on l'a dit, « une tragédie qui s'é-

gaio » TpxywSfx-aiftm* 2. Encore cette expression ne

doit-elle pas nous faire croire à une parodie des sujets

tragiques. La parodie appartient à la comédie, non au

drame satyrique. Celui-ci constitue vraiment, dans le

genre dramatique, une espèce distincte ilosl lui-môme,

et il no peut ôtre bien compris que par la connaissance

de ses origines et do son histoire 3.

Comme la tragédie, le drame satyrique est issu du di-

thyrambo. Les anciens on expliquaient la naissance parune historiolto Avant Thospis, disaient-ils, los dithy-rambes étaient des chants do satyres en l'honneur de

Dionysos. Quand on se mit à faire des tragédies, on prit

peu à peu l'habitudo do mettre sur la scène des mythesoù l'on no parlait plus do Dionysos. Les spectateurs ré-

clamèrent avec ces paroles devenues proverbiales« Cela n'a point do rapport avec Dionysos » (oùSlvwpôçtôv Awvuïov). Pour leur donner satisfaction, on créa le

drame satyrique. Sous cette forme anecdolique, il est

1. Tzetzês(Bibl. Didot. Schol.gr&cain Aristoph.,Proleg.,X b,52) Kft>|M!>fe'avSrif rÉ|uxaltfarfiatlmxa\ffarupixf,vt&vSerf)Vneo«ttôrr|v.Ibid.112 Tavoatùpuvf élwvSIxalOfnvwBiav.

2. Démétrius,lîept {pimvetaç,169.3. Principauxouvrages sur le dramesatyrique Casaubon,De

salyricaGrœcorumpoesietRomanonimsatura,1605(dans son éditionde Pêne) Welckor,AbhandlungUberdasSatyr$piel(à la Unde son

Nachlragzu derAschylischenTrilogie, Francfort, 1826);Wieseler.DmSatyrspiel,Goettingen,18*8;Egger, Observationsnouvellessur le

genrededrameappelésalyrique(Annuairede l'AssociationdesÉtu-des grecques,1873);J. Denis, Ledramesalyrique(Annalesde la

Faculté des Lettresde Caen,S' année,n° 2).A,Zéniïblua,V,40. Suidas,OtôàvapbttôvAiivunov.Dans cette

dernière noticeest cité l'ouvragespécial de CbaméléonITepi<ra-

tùpuv.

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ORIGINES 39i

visible quo los Grecs ont résumé, selon leur habitude,dos faits complexes qu'ils connaissaient mal t.

Nous avons dit, à propos dos origines do la tragédie,commont l'élément satyriquo nous paraissait s'être dé.

gagé peu à peu do l'élément tragique avec lequel il étaitd'abord confondu Une fois qu'ilen fut séparé, la ques-tion délicato est do savoir ce qu'il devint; nous n'y avons

répondu encoro qu'on passant'. Fut-il délaissé purementet simplement, pendant quoique temps au moins? Ou

bien, expulsé du corps de la tragédie, se réfugia-t-il dansune sorte de prologue ou d'épilogue, qui restait toujoursuni à l'action tragique? Ou enfin s'organisa-t-il dès ledébut en pièces distinctes? Sur ce point, les témoignagesfont absolument défaut. Peut-être dumoins quelques-unesdes conjectures par lesquelles on essaye d'y suppléersont-elles assez appuyées sur les faits connus et assezvraisemblables d'ailleurs pour qu'on puisse les accepteravec confiance.

11n'est pas impossible quo, dans la période d'essais

qui va do Thespis à Pratinas, on ait vu se réaliser tourà tour ou simultanément lestrois suppositions que nousvenons de faire. Rien n'empêche de croire qu'il y ait eualors des tragédies qui n'avaient rien do satyrique, des

tragédies qui étaient satyriques en partie, et déjà aussides ébauches do drames satyriques indépendants. C'était

i. C'est à cette légendequ'Horace sembleaussi faire allusiondans les vers bienconnus de l'Artpoétique,220et suiv.

Carminequi tragicovilemcertavit ob Uii-cumMoi etiamagrestes satyres nudavit, et asperIncolnmigravitatejocumtentavit, eoquodIUecebriserat et giata novitatemoran.-lusSpectatorfunetusqnesacris et potuset exlex.

2. Voir plus haut, p. 33.Aristote,Poétique,c. 5: ïq (iWîtpûtovîsvj««t*«tpi»èxpoWro(dansla tragédie primitive)Sis w <r*rjpixT;vxa\OLV Otv2t ttj'«t9t))<Ttv.

3. Plus haut, p. 39.

Page 400: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

39:: CHAPITRE IX. LE DRAME SATYRIQUE

un temps de tâtonnements, et l'on no pouvait guère trou-

ver du premier coup la manière destinée à prévaloir.Toutefois, enlroees trois formes possibles, la seconde, quiréservaitaux satyres unopartio delà tragédie, étaitévi-

demment celle qui répondait le mieux aux habitudes an.

donnes, aux exigencos nouvelles et aux nécessités du

concours. Éliminer complètement les satyres de la tra-

gédio, c'était presque un coup d'état lour attribuer im-

médiatement un domaine tout à fait indépendant, c'étaitencore rompre, avec une sorte de violence, l'unité de la

représentation. D'ailleurs la forme du concours se prêtaitmalades essais d'indépendance. Unetragédie et un drame

satyriquo auraient-ils été opposés équitablement à une

tragédie simplo ? Si ce fait s'est produit, ce qui aprèstout n'est pas impossible, l'opinion publique n'a pas dû

l'encourager. La vraie forme do transition, c'était colle

qui, sans détacher complètement l'élément satyrique de

la tragédie, lui faisait sa part et l'y enfermait, en lui

attribuant un moment déterminé de la représentation.Ce moment ne pouvait se placer qu'au commencement

ou à la fin. Au milieu d'une tragédie, les bouffonneries

satyriques auraient déplu. Il fallait donc en faire ou un

acte préliminaire ou un acte final. L'usage classique du

v° sièclo nous autorise à croire que, dès la période pré-

cédente, cet acte satyriquo fut relégué à la lin, après le

dénouement tragique proprement dit Si l'un se reporte

1. Ona quelquefoispenséle contraire. Ons'est appuyéd'abordsur un passagede Mar.Victorinus,II, il « Satyricos choros.

quos Grueeietotôiovab ingressu chori satyrici appellabant.»Évi-demmentce textene prouverien relativement la placedel'actee

satyriquedans la représentation.Le mot eioASiova pu s'appliqueren grec.,commele mot entréeen français, à n'importequelmo-mentde lareprésentation.MaisZénobius,dans lepass&gocitéplushaut, dit àm "foûvtovcotovï XotTvpov;wwrapovtôoSev«ô-coïtnp«*KKi-Yetv,tva(trjSoxûaivtanXavQâveaOattoOOeov,Si le texte est correct,sxposidâre'.vsembleindiquer que l'eioASiovdes satyres avait lieu

Page 401: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CHCEIULOSET PB.ATINAS 393

à ce qui a été dit précédemment sur la tragédie primi-tive et sur la naissance de la trilogie, voici comment il

convient dosa représenterleschoses. Le drame satyrique

primitif est simplement un -acte de la tragédie unique

présentée au concours, mais un acte qui diffère du reste

par son caractère et quide plus n'y est pas lié très étroi-

tement c'est on quelque sorte une récréation aprèsl'action. Quand la trilogie tragique sa constitue par l'or-

ganistlicn dos épisodes principaux en tragédies distinc-

tes, le drame des satyres dovient par la force môme deschoses une pièce indépendante L'ancien assemblagen'est plus qu'une liaison tout extérieure, la cohésion

intitno s'affaiblit de plus en plus et finit par dispa-raître.

Un vers cité par un grammairien latin ('Hvîxet {tèv{SowtXeù;w» Xoipt'Xo;tv eareûpoiç) autorise à croire que,dès le temps de Caœriku, le genre satyrique ne fut passans éclat. Toutefois quand ce vers fut composé, etil semble appartenir à un poète comique,

– il est bien

clair que parler du tomps où Chœrilos était roi dans les

pièces à satyres, c'était on d'autres termes remonter à

l'origine du monde. Chœrilos avait donc cessé de comp-ter dans l'histoire de ce genre. C'est sans doute que,

malgré son talent, il n'avait pas encore donné au drame

satyrique son indépendance, ni par conséquent sonmérite propre. Celui qui l'affranchit et qui mérita d'onêtre considéré comme la créateur fut le péloponnésienPratinas.

Pratinas de Phlionte, nous dit Suidas, fut le premier

avarela tragédie.Mais lo texteest-ilcorrect? '1 Hermannendoutaitet Kayserproposaitde lire îtapeiuâyjiv.Aujourd'huion accepteletexte,maisonl'applique au xy siècle,c'est-à-direà untempsoù,commenous le verrons plus loin, lodrame salyiique servait eneffetde préludeaux représentationstragiques(A.Millier,ouv.cité,p.3i3,note2).

I.Plotius, p. SOIKcil.Voyezplushaut, p. 46,note 6.

Page 402: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

894 OHAPIVUE IX. LE DRAME SAÏYBIQUE

qui écrivit des drames satyriques'. Si co qui vient d'ê-

tro dit est exact, il faut entendre par là que Pratinas,le premier, composa des pièces satyriques indépendan-tes. Le genre existait avant lui, mais ce fut lui qui l'or-

ganisa. Cela no veut pas dire d'ailleurs que ses dramesaient été représentés isolément. L'usage, tel quo nous

venons do l'oxpliquor, voulait que le drame satyriquofût joint, d'abord à une tragédie, puis, quand la forme

trilogique se fut dégagée, à uno trilogie. Rien no nous

autorise à croire que cet usage ait été mis de côté parPratinas. Seulement pos drames satyriques, ayant dé-

sormais une existence propre, pouvaient être liés in-

différemmont à n'importe quelle trilogie, parco qu'ilsne dépendaient spécialement d'aucune. Cela expliquecomment Pratinas put composer trente-deux drames

satyriquos contre dix-huit Iragédios seulement, et com-

ment lui, le maître reconnu du nouveau genre, ne

remporta qu'une seule victoire1. S'il y avait ou un con-cours distinct pour les drames satyriquos, ce fait sorait

inconcevable mais il n'y en eut jamais. -H faut donc

supposer ou que Pratinas a fait représenter plusieursfois les mômes trilogies tragiques en variant les drames

satyriques qu'il affectait à chacune d'olles, ou qu'il prê-tait ses drames à d'autres poètes tragiques, enchantés

de s'associer pour cette partie spéciale du concours un

homme qu'on savait y exceller 3. Nous ne connaissons

des drames satyriques de Pratinas qu'un titre (les Lut-

teurs) et rien de plus. Né dans le canton de la Grèce

où les satyres étaient le plus populaires, il dut sans

doute à ses impressions d'enfance de goûter plus naï-

1. Suidas,npottivot;IIptûTo;ÏYja^s owcûpou;.Tzetzês, morceaucité, v. 91.

2. SnW«8,HpatwKç.Pausanios,IX»13,5.3.Nous savons,par l'argumentdosSeptd'Eschyle,que tes M-tews,dramesatyriijuede Pratinas, furent représentésau nom>l«

sonfilsAristias avecune trilogie tragiquedoce dernier.

Page 403: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ESCHYLE 395

voment la spontanéité turbulonto et joyeuse qui les ca.,

ractérisait màis il no semble pas douteux quo sa ré-

putation n'ait été faite et on tout cas consacrée dansles fêtes d'Athènes.

Aristias, son fils, fut son imitateur et son émule dans

le genre satyrique1. Un do ses drames était intitulé le.

Cyclope le sujet traité no pouvait être différent de

celui qu'Euripjdo reprit plus tard sous le môme titre.La pièce out assez do succès pour qu'un de ses versdevint proverbe3. D'autres titres de pièces d'Arislias quinous ont été transmis peuvent so rapporter à des tra-

gédies aussi bien qu'à des drames satyriques3. En tout

cas, rien de tout cela ne suffit à déterminer les carac-tères propres du poète.

Quand Eschyle prit possession de la scène, le drame

satyrique y était dans tout son éclat. Il s'y montra, d'a-

près le témoignage de Pausanias, aussi excellent quedans la tragédie il y surpassa même Pratinas et Aris-tias4. Ona souvent beaucoup de peine aujourd'hui à dis-

tinguer sûrement, d'après les titrés et les fragmentsde ses pièces perdues, ce qui était drame satyrique dece qui était tragédie. Ses drames satyriquos certainssont au nombre de huit Lycurgue, Prométhée allumeurde feu (Tnjpxxeûç),de Sphinx, Protée, Circé, les Hérauts,

Cereyon, Léon ou le Lion. On peut y joindre avec unetrès grande probabilité Glaucos marin, Sisyphe fugitif,Amymone, et avec plus dedouto Argo, les Nourrices de

Dionysos,les Théoresou les Fêtes de f Isthme,les 'ÔTroMyoi

1.Pausanias,11,13,8 T<mmtû 'Apttro'a«nituposxaVIIpatév*t$*«tpîeI(RaèKONi|t£voixXt)VtôvAîa-^OXo-jSoxtttùtaTa-

2. Suidas, 'AmiXeiwiç tôv oïvov, êitijcla; 58wp. Cf. Zénobius, II, 16et Diogénianua, Il. 32.

3. 'Avrato; (Hérodien, «spl (tovqp. Xéïsto;, p. 10), *0p?*i5c et *At«-

M»«! (Poilus, VII, 31), K5)ps« f Athén. XV, p. «81 A).4.Pausanias,H,13,5.TémoignageconcordantdansDiog.Laërce,

H,133.

Page 404: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

89C UHAPITRE IX. LE DRAME SATYRIQUE

(ceux qui recueillent les os dans les cendres du bâcher).Trois do ces drames, Lycurguc, la Sphinx, Protée> fai-

saient partie de groupes tétralogiqucs auxquels ils se

rattachaient par le sujet. Le Lycurguc dépondait de la

Lycurgie*, et, comme son titre l'indique, se rapportaitcertainement à un point de la même légende, sans

qu'on puisse dire avec certitude auquel. Le Sphinx fut

joué en 467 à la suite de la Thébaide il était tiré de

la légende d'OEdipo, et par conséquent l'événement

qu'il mettait enscène était antérieur, non seulement à la

disputed'Étéocle et de Polynice, qui formait lesujetde la

troisième partie de la trilogie, mais probablement môme

à ce qui était représenté dans la seconde; c'était, dans

l'ensemble du groupe tétralogique, un acte indépendant,bien que connexe. Protée servità clore YOrestieen 458':

on a conjecturé, non sans vraisemblance, que le sujetde ce drame était l'aventure de Ménélas et de Protée et

qu'il avait ainsi un rapport direct avec l'Orestie; ce n'est

pourtant qu'une conjecture si elle est justo, l'événe-

ment mis en scène était postérieur à l'ensemble de la

trilogie, mais il est évident qu'il n'en formait pas la

suite. En somme, ces trois drames satyriques sont pournous les témoins d'une manière de Caire, probablementtraditionnelle, qui s'expliquo par ce qui a été dit tout

à l'heure. Si l'on considère chacune des tétralogiesdont ils font partie comme une pièce unique, ils ont la

valeur d'un divertissement libre, qui serait, pour ainsi

dire, non en dehors, mais à côté de l'action, et qui la

complèterait agréablement, sans lui être nécessaire.

Mais, concurremment avec cette manière, nous en re-

marquons chez Eschylo une autre plus nouvelle, -juiest représentée par le Prométhée satyrique. Nous sa-

i. Schol.Aristopb.Fêlesde Démêler,135.2. ArgumentdesSeptcontreThèbes.S.Argumentd'Agamemnm.Cf. Scîiol.Aii»loi>li.Grenouilles,1124.

Page 405: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SOPHOCLE 39?

voris on effet quo cette pièce fut jouée en 472 à la suited'une trilogio formée de Phinée, des Perses et do Glau-

cos de Potnies, Cette trilogie, nous l'avons dit, était

visiblement une trilogie libre, dont les parties n'avaient

point do liaison intime. En tout cas, le drame saty-riquo ne pouvait s'y rattacher d'aucune manière. Ainsi

Eschyle n'hésitait pas à dénouer, quand il le croyaithon, un lien qu'il respectait encore en d'autres circons.

tances et on agissait de mémo autour de lut le dramedos Lutteurs, qu'Aristias fit jouor en 497 à la suited'une trilogie où figuraient un Persêe et un Tantale,ne pouvait guère être, lui aussi, qu'une pièce tout àfait indépendante, puisque le poète l'avait emprunté à

l'héritage de son père.

Après Eschyle, cette indépendance du drame satyri-

que devint forcément la règle, l'unité trilogique elle-même étant dissoute. Chaque poète continua à présen.ter au concours tragique trois tragédies et un drame

satyrique, mais ces quatre pièces n'eurent plus rien

de commun quant au sujet1.Nous connaissons par des témoignages positifs les

titres de douze drames satyriques de Sophocle Amy-cos,Amphiaraos, le Drame dionysiaque, lemariage dUé-

tènerBéraelèsau Ténare, les Chercheursde pùte('I-/ye\n:ai%),Kédalion, le Jugement (probablement celui de Paris),les Sourds-Muets (Kwçoi),Momos,Salmonens, l'Outrage

(TSpiç). En outre, on pout rapporter au même genre,avec une certitude presque entière, les pièces quiétaient intitulées Je Rassemblementdes Grecs, les Amants

d'Acidité, Inaekos, Pandora et les Bergers. Le nombre

1. C'est à cet usageet à ce tempsque se rapportele joli mot dePéneJèscité par Plutarque (Ptrielès.S).Ion regrettait qu'il acsûtpas mêlerun peuplus d'agrémentà l'austérité de soncaractèret«Ion,dit Périelès,voudrait que la vertu ressemblât à unedidas-calietragtqua st «iu.'«il«ndi sa partie satyrique.»

Page 406: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

808 CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYRIQUK

do ces drames proitvo assez que Sophoolo, contraire.

ment fi ce qu'on pourrait ètro tenté do croire, ne dé.

daignait aucunement l'invontioi: satyriquo toutefois

il ne semble pas qu'il en eut composé autant qu'il au.

rait fallu pour que chacune do ses trilogies oût îo sien

Si l'on ne veut pas admettre qu'il ait fait jouer plu.sieurs fois loa mômes avec des tragédies nouvollos, ce

qui est certainement invraisemblable, ni qu'il en ait

emprunté à d'autres poètes,– co qui aurait lieu de

surpronlro do la part d'un génie aussi fécond, il

no reste guèro qu'une explication possible ce serait

d'admettre que Sophocle ait ù plusiours reprises rem.

placé le drame satyriquo par une tragédie d'un carac.

tère spécial. Comme co genre do substitution est at.

testé pour l'Alceste d'Euripide, qui fut jouéo en 438, il

y a tout lieu du croire qu'il no fut pas étranger non

plus à Sophocle. Les fragments dos drames satyriquesdo Sophocle nous permettent mémo de deviner com-

ment cette nouvelle manière s'introduisit peu à peu.C'était une difficulté que de donner un rôle aux satyresdans une foule de sujets, où réellement ils n'avaient

rien à faire. On dut être tenté de se passer d'eux, on

les remplaçant par des personnages analogues. So-

phoclo, dans son Héraclès au Ténare, avait imaginé de

fairo paraître à leur place des hilotos 2. Il semble

4. Nousavons vu que les piècesde Sophocleétaient probable-mentau nombrede 113.Nous neconnaissonsde lui que dix-septdramessatyriquos. Enadmettantqu'il y onaitdeuxoutrois encoreà retrouver parmi lestitres incertains,colanepeutguèrefaire plusdovingt. Restentquatre-vingt-treizetragôdies.quidevaientconsti-tuer trente et une trilogies. Il y aurait donc onze trilogiesquin'auraient pas eu de dramessatyriques.

2. Eustathc.ad tliad. p..297,37 *Evyoîv toî{ 'HpwStavoOefipr.tatSriEftuw;oitel Totivip»«rSrj^o!.Dioméde.p. 488,7 « LatinaAtel-

• lana a Grœcasatyrica differt, quod in satyrica fere satyrorumpersonœinJufiûntaraut si qam sunt riiicalsBsimUessatyris. Au-

tolycus, Busiris.» Lomot feti sembb indi'iuer que Diomèdcno

Page 407: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ION ET AOHÈOS 390

bien qu'il ne s'en soit pas tenu là. Un fragment do son

fnactiostiom inuatro le du» ir invoquant Inuehoseoinmoto chef du sa race d'o« l'on petit conclure qu'il se

c imposait, non de satyres, mais dos habitants légen-daires do l'Argolide. Enfin le titre môme du drame inti-

tulé le&Beryers (lloi[*éw;) ne permet guère de douter

que lu choeur n'y fut composé do borgars la sujet étant

le débarquement dos Grecs en Troade, ces bergorsélniont sans doute dos patres troyens it n'y avait paslà do satyres; et pourtant le caractère satyrique do la

j>ièeo ressort évidemment do certains fragments 2.C'était, sinon un drame satyrique proprement dit, du

moins, cornino l'a conjecturé Ilerinaiiu, une sorto par-ticulièro de tragédie destinée à eu lonir lieu'. La suppo-sition émise plus haut so trouvo ainsi confirmée. Les

fragments des pièces quo nous venons d'énuméror ne

nous permettent d'ailleurs aucunement d'apprécier lemérite propre do Sophocle dans le genre satyrique.

Parmi les drames salyriques d'Ion do Chios, un seulnous est connu, VOmp/ta/e. Le chœur des satyres yétait remplacé aussi paruncluour de femmes lydiennes

qui jouaient du luth ('FaX-c^xt) Mais le poète lo plusrenommé ou co genre, après los maîtres do l'art tragi-

que, fut au îv"siècle Achéos d'Érétrie, dont nous avons

déjà parlé. Le philosophe Ménédème ne la regardaitcoinmo inférieur a personne dans l'art do mettre en

scène les satyres, sauf à Eschylo 5. On cite do lui huit

drames satyriques, Élhon, Âlcméon, Héphestos, Iris,

listinguo pas ici le chœurdm personnagesproprementdits: cars'ilne parlait que des personnages.il ne pourrait pas dire que leIramesatyriquene metguère onscèneque des satyres.

1.Fragment249Nanck.2.Fragment4SSNauck.:i.Hermann,Philologm,t. H, p. 135.4.Ion, fragm. 22Na«cfe.5. Diog.Laérce,II, 133.

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400 CHAPITREIX. – LE DRAMESATYRIQUE

Linos,\m Parques, Momos,Qmphale. Tandis quo Sopho-elo paraissait n'avoir pas assez de drames do eo genrerelativement au nombre do ses tragôdiea, Achéoset, a

trop. Nousdevons doncsupposer, on ce qui la concorpo,ooinmonous l'avons fait déjà à propos do Pratinas, quados pièces satyriques ont piuHro prêtées par dos poètesspéciaux à certains auteurs de trilogies tragiques

Euripide, comme sos rivaux, écrivit des drames sa-

tyriques. Sept do ceux qu'il composa nous sont encoreconnus par leur nom» Autolycos, Itmiris, les Moisson-

neurs,Sisyphe, Seiron, St/ieus, et le Cyclope,seulo piècedo ce genre qui nous ait été conservée dans son inté-

grité. Nous savons on outro qu'Alceste a été jouée en

guise do drame satyrique. Si l'on considèro combienlenombro des drames satyriques d'Euripido est petit en

proportion de colui do sos tragédies, il n'est guère dou-teux quod'autres piècesencore tlolui n'aiont cule mémo

emploi. En ce genre sans doute comme dans la tragédie,son esprit hardi ot novateur a dit s'écarter sans scru-

pule dos voies frayées. Nous reviendrons tout à l'heuresur son talent lapropos du Cyclope.

Les témoignages sur les autres drames satyriques du

temps do la guerre du Péloponnèsesont très rares. Nousne pouvons mentionner quo los Àulèdes de IophonYAthamasde Xénoclès, joué entre 416 et 413 enfindeux pièces, d'ailleurs inconnues, dont l'une, peut-êtreintitulée Térëeou la Huppe ("Effitiji),faisait partie de laPandionide de Phitociès,un peu antérieure aux Oiseaur

1.Notonsqn'Achéos,commePratinas,neremportaqu'unesoulevictoireensonproprenom(Soldas,'Ayati;).DepluslanoticedoSuidascontientunephraseobscurequi pourraitbien renfermerut>eallusionà la collaborationquenoussoupçonnons'H*81ve<i-«po,-SoyoïMou;i\itq>tivl,imbîxvuvto8sxoevjeùv«si EipiiriSpônô<% 61,UF-dbt-

2. Clément. Slrom. I, p. 323.3. Élien, Bisl. variée, II, 8.

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DÉCLIN DU GENRE 401

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 26

d'Aristophane tandis que l'autre appartenait à l'QE-

tlipodie do Molôtos s; double et curieux exemple d'un

retour à l'aucion usage, d'après lequel le drame satyri-

que était lié par le sujet à la trilogie tragique qui le pré-cédait. Un autre fait intéressant, relatif à l'emploi du

drame satyriquo en ce temps, nous a été récemment

révélé par uno inscription. Une didascalie, qui date de

l'année 41R avant notre ère, mentionne deux trilogies

tragiques, non accompagnées de drames satyriques 3.On a des raisons de croire qu'elle se rapporto aux Lé-

néennes, et, si cela est vrai. il est possible que co nou-

vol usage ait clé spécial à ces fétos Toutefois un sco-

liaslo d'Aristophane, qui cite aussi une didascalio, nous

apprend que le fils d'Euripide, aprèà la mort do son père,lit jouer aux grandes Dionysios Iphigvnie à Aulis, Ale-

mêon et les Bacchantes, et il ne monliunne aucun dramo

satyrique joint à ces tragédies5. Il semble donc que, vers

ce temps, l'usage ancien so soit relâché de sa rigueur.Kn tout cas, dans le cours du iva siècle, il fut modifié

profondément. Des inscriptions didascaliques, qui vont

do 342 à 3t0, nous montrent en offet qu'alors on no

jouait plus qu'un soul dramo satiriquo dans chaqueconcours tragiquo °. Ce drame servait de prélude à la

série des tragédies admises à concourir, et son auteur

était considéré commo un vainqueur, bien qu'il n'eût

pas do concurrents1. Onpeut conclure de là que le drame

i. Schol.Âristoph.Oiseaux,2SI.2.Schol.Platon, 330Bekker.3.CIAIl, 972.4. A.Mûller,Griech.BuekaenalleHh.,p. 326.5.Snhol,Aristoph..Oiseaux.67.<i.CIA II, 973.

7. L'inscriptionporte "EiriNtxopâxou narjpixôiTipioxMKAu-xojpY'i-D'aprèsla comparaisonaveclas formulesqui suivent,onestobligéde sous-entendraèvixa.Ce drameunique était néces-sairementchoisipar l'archonte à défautde concours,il y avaitduncau moinsunjugementpréalable.

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403 CHAPITRE IX. LE DRAME SATYRIQUB

satyrique était alors on médiocre faveur auprès du pu-blie et qu'on le consorvait surtout par un sentiment de

respect onvers une vieille tradition religieuse. Nous ne

pouvons citer de ce temps que YHéraclès satyrique etï Hermèsd'Asty damas', le Thersite de Chérémon*, le

curgue de Tiniociôs 3, enfin l'Agen do Python, que l'on

attribuait aussi a Alexandra le Grand, et qui fut joué de-vant lui, probablement on 327, aux Dionysies célébréessur lus bords de l'ilydaspe Cette pièce était pleined'allusions à la fuite réconte d'Harpalos. Elle révèle doncuno tendance nouvelle du genre, qui devenait satiri-

que au sens moderne du mot, e*<nît-dire agressif et

moqueur.x~~

Au delà de cotte date, nous perdons à peu près com-

plètement la traco dos satyres. Toutefois les témoignagesd'Athénée sur le Ménédèmc de Lycophron prouvent

quo, môme dans la période aloxandrine, ce genre,

quoique singulièrement déchu, subsistait oncoro sousson ancienne forme. Do môme que YAgen, t 1 plus di-

rectement oncore, cette pièce de Lycophron se rappor-tait à un personnage contemporain, au philosophe Mé-

nédème; néanmoins on y voyait paraître Silène et ses

enfants, comme au temps de Pratinas. Un certain Sosi-thée nous est désigné d'autre part dans une épigrammedoDioscoride comme un restaurateur du môme genreEnfin nue liste de vainqueurs aux Charitesia d'Orcho-

mène, dressée vers l'an 200 avant notre ère, contient lenom d'un poète do Satyres (ranvir/);atnifai»), Aminiasdo Thèbes, avec celui do l'acteur Dorothéos de Tarente

1.Athénée,X»p. 411Aet XI, p. 496E.2. Suidas. 'Û; où/ v7côpx<ovet Stobâe,Eclogœ,I, 6, 7.3. CIA,H, 973.4. Athùnte,xm, p. 595F.B.Athénée,X,p. 420B. et Diog.Lnërce,II, 140.6.Anthol.Palat. VII, 107.

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DÉFINITION »U GENRE 403

qui avait joué son drame et dans une autre liste ana-

logue, qui-est du temps des empereurs, figure, parmiles vainqueursdos Miisjeade Thespios, le satyrographeM. iftmilius de Hyettos ». JI y avait longtemps alors

que le genre satyriquo était passé de Grèce en Italie et

qu'il avait pris place sur la scène latine à côté de l'Àtel-lane proprement dito 3. Cela nous explique commentHorace, écrivant son Art poétique, à pu le considérerencore comme assez vivant pour en donner les règlesonune trentaine de vors

II

Ce rapide aperçu des principaux fails qui appartien-nent à l'histoire du drame satyrique nous permet d'en

apprécier l'importance. Cherchons maintenant à on dé-finir la nature propre et à en faire sentir les mérites

originaux.Cequi caractérise essentiellement le genre satyrique,

c'ost le mélange de la bouffonnerie et de l'héroïsme quonous no trouvons nulle part ailleurs dans la poésie

grecque. D'une manière générale, la bouffonnerie y est

représentée par Silène et par ses Gis, les satyres, ou parles autres acteurs rustiques qui les remplacent quelque-fois l'héroïsme, par les personnages de l'épopée. Mais

cette indication sommaire n'a, comme on va le voir, rien

d'absolu.Les satyres forment normalement le chœur du drame

i. CIG,1584.2. Ibidem,1385.3 Porphyrion(schol.Ep. ad Pisones,22t) Satyricacoeperunt

scribere,ut PomponiusAlalantenvel Sisyphenvel Ariadnen.VoirTeuffcl,Roem.Lit., 135.

4.Epist.a<LPismes,220-230.M.Boissierpense(ju'ils'agit tàpln-tutd'unprojet tendant&introduirece genresur la scèneromaine(flev.dePhilnl.,XXII,Janv. 1898).

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404 CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYRIQUE

auquol ils donnent leur nom Étrangers à toute disci-

pline morale, véritables enfants de la nature, n'ayant

guère pour toute raison qu'une aurto do finesse rusti-

que, ih sont peureux, sensuels, parosseux, insolents..Citez eux, l'instinct animal est toujours prôt à s'échap-

per lour impudeur est naïve, leur miltililéost extrême;

brusquement, ils passent d'un sentiment h un autre

un rien les excito ou les abut. Mais le fond do leur

tempérament, c'est la gaité; unogailé enfantine, pétu-lante, qui n'a d'autre motif souvent que l'exubérance

de iu viu*. Les bonds, les chants, les cris, les jeux et les

mauvais tours, voilà ce qu'ils aiment par dessus tout.

Ils paraissaient devant le public avec un masque'

pourvu d'une longue barbe, le corps étroitemont enserré

dans un maillot collant sous lequel ils semblaient nus,les reins ceints d'une poau de chèvre, avec une nébride

sur l'épaulu 3. Le peuple les appelait d'un nom trivial

qui marquait crûment leur ardeur lascive. « les boucs »

rpiyoi. Kn fait, ils se démonaient étrangement. Leur

danse, qui n'était qu'à eux, se nommait la sikinnis

c'était, semble-t-il, une suite do bonds plutôt que de

pas, une agitation violente et rapide qui ressemblait à

une course rythmée 4. Cette danse était pourtant accom.

1.L9 mot ffàtypo; est dans l'usage le synonyme de vatvpixôv SpîiiaVoir par exemple Démétrios, ll!?i l?v.wthit J69.

2. Horace les caractérise par les mots de risares.dicaces.protenn.3. Wieseler, Dertimaeler d. Buehnenwesen, VI, 4-10 A. Mflller,

Griech. BtthnmuUerth., p. 241.Horace, Ep. ad Pis. 221 Mox etiamagrestes satyros nudavit. Lvjien, Baxàus. 3 YU|tvf|Ta{6pxn<r"*i-Leur ceinture en peau de chovre s'appelait al-fi,, IÇaMet tpayr.(Pollux, IV, 118). 11est difficile de distinguer dans ce passage ce

qui appartient aux satyres, c'est-à dire aux choreutes, et ce quidoit être rapporté aux acteurs proprement dits du drame satyri-que, car l'auteur éntiméresaus distinction tout lo vestiaire salyrigue,<Nxrupix>]i«9^

Jt. Athénée; XIV, 28, p. 038 'Hv xaloi sâîVfios^aOvTS! t«xw"Trivoùdotv.Aussi dérivait-on le nom oixsvvic tantôt de atltn, tantôt duxtvr,«t;«:c'étaient de pures fantaisies étymologiques, mais qui mar-

Page 413: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES SATYRES 403

pagnéo do chants, et elle avait sa grâce sauvage. Dans

lo Çyelope d'Euripide, c'était en dansant la sikinnis quele chœur satyrique faisait irruption dans l'orchestra.

Nous n'avons plus que les paroles de cette parodos, mais

elles nous donnent au moins une idée des mouvements

qui les accompagnaient. Silène, qui au début est seul

sur le théâtre, voit venir de loin ses cnfanls et il les

entend »

« Qu'est-ce que cela? Quoi! vos sikinnis sont aussi bruyan-tes qu'au temps où, dans lu milice joyeuse de Bacchtos, vousalliez vers In demeure d'Althaea, au chant du barbitos quianimait vos danses voluptueuses. »

Et soudain, tandis qu'il parle ainsi, voici que la bande

turbulente s'élance chovriors lestes et gamins, qui font

semblant de courir après des chèvres imaginaires. Leur

chant a l'allure bondissanto et saccadée qui est aussi

celto de leur danse; des appels gais et moqueurs, des

cris, des sifflements même. Du geste, ils menacent le

chevreau indocilo qu'on croit voir cabrioler au loin; et

brusquement, au milieu do ces espièglerios, les voilà

qui s'attristent sur leur sort, tout en dansant; affliction

de jeunes sauvages pris au piège et parqués, dont il

est impossible do ne pas riro

« Où.vas-tu, fille de pères vaillants et de mères fécondes,où donc vas-tu la-bus dans ces rochers? N'est-ce pas ici que labrise est douce, que l'herbe est épaisse, que l'eau vive dessources t'attend dans les auges, près de la grotte oti tes che-vreaux bêlent après toi? Psyttal Ici donc, pas si loin, ici,sur la pente humide. Ohé 1je vais te lancer cette pierre. Allons,reviens, chèvre aux grandes cornes, reviens à la demeure du

pâtre nourricier, du Cyclopa rustique. Que le lait coule de tes

quant bien ce qui distinguait cette danse. Textes a. Mflrier.Griech. Dû/menait.,p. 22i, note 2..

1. Euripide, Cyclope,U.

Page 414: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

406 CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYRIQUE

mamelles gonflées; viens faire téter tes chevreaux, que tu aban-donnes dans leur couche. Ils t'appellent, ces petits dormeurs,ils bêlent après leur mère. Ne peux-tu donc quitter ces pâtu-rages en fleur, où l'herbe est épaisse, pour rentrer au parequ'abritent les roches de l'Etna? – Ah qu'est devenu Bro-mios ? Où sont les chœurs de Bacchantes dansant aveo le

thyrse, les tambourins qui sonnent dans la clameur sauvage,la fraîcheur du vin jaillissant auprès des eaux qui s'épanchent,où sont les pas tournoyants des Nymphes? Iacehos, Iaechos,voila le cri que je répète, plein du désir d'Aphrodita; c'est

après elle que je volais, chasseur ardent, avec les Bacchantes

aux pieds blancs. 0 cher, cher Bacchios, en quel lieu, dans

quelle solitude, secoues-tu ta blonde chevelure? Moi, ton com-

pagnon, je suis au service du Cyclope, d'un être qui n'a qu'unœil; et j'erre tout en peine, pauvre esclave, couvert de cettemisérable peau de bouc et privé de ton affection1 ».

Ainsi faits et chantant ainsi, cos satyres, tout gros-siers qu'ils étaient parfois, ne manquaient, on le voit,

ni de gentillesse ni de poésie. C'était le mérite délicat

des plus fins poètes que de varier et de mélanger les

aspects contraires de ces êtres bizarres, moitié hommes,moitié botes; ils faisaient rire le peuple par leur bouf-

fonnerie et l'incongruité de leurs instincts, mais ils le

charmaient aussi par une naïve et poétique révélation

de la grande nature inconsciente, qui enveloppe l'hu-

manité et qui la dépasse si largement.Au dessus d'eux et en dehors du chœur était le vieux

Silène, digne chef de cette troupe cabriolante. Élevé au

rang d'acteur, il prenait part à l'action plus directe-

ment. Ses instincts d'ailleurs ne le distinguaient en rien

des satyres; mais, plus âgé, s'il n'avait pas leur grâcede jeunes chevreaux, il y suppléait par un peu plus de

savoir-faire. D'ailleurs, aucune notion du bien et du

mal. Homme, ce serait un aureux coquin; mais il n'est

pas vraiment homme. car il n'y a en lui qu'une cons-

i. Euripide, Cyclope,41-81.

Page 415: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SILÈNE 407

cieneo incomplète; c'ost une nature élémentaire, unêtre primitif, qui a tout juste assez d'humanité pour lesbesoins de l'art, mais non pour être responsable de ce

qu'il fait. Comme costume distinctif, il portait, lui aussi,soit un maillot entièrement garni ilo touffes de laine

(xvràv£0|>txïoî), qui devait avoir l'aspect d'une toison,soit un justaucorps et une sorte do caleçon, le tout on

peau de chèvre à long poil; son masque difforme, ap-

paraissant au dessus de ce corps velu, semblait apparte-nir à un être sauvage La grande affaire de sa vieétait de boire; l'outre pleine do bon vin ne le quittait

jamais que malgré lui. Personnage grotesque assuré-

ment, lâche, ivrogne, menteur, et pourtant fort diffé-

rent, comme l'a remarqué Horace, des esclaves decomédie qui avaient los mêmes vices. Gardien et com-

pagnon du jeune Dionysos, Silène était, sinon dieu lui-

même, du moins presque dieu. Cela prêtait une certaine

dignité à ses actes et à ses propos, quand ils en man-

quaient par eux-mêmes.

Les satyres et Silène représentaient par excellence,dans le genre de drame que nous étudions, l'élément

fantastique. Mais la fantaisie s'étendait aussi à un bonnombro d'autres personnages. Quantité d'êtres mytho-logiques, étrangers à la tragédie, y avaient naturelle-ment leur place. La tragédie n'admettait pas les mons-

tres le drame satyrique, à ses débuts principalement,les aimait par dessus tout. Citons le Sphinx, Protée,

Cercyon, le dieu marin Glaucos, le Cyclope. Eschylesemble s'être complu à mettre sur la scène ces êtres aux

1.A.Millier,Orieck,Buetmenalterlh.p. 2i2.2.Eplit.ad Pitoms,210

Nec sic enitar tragicodifferre coloriUtniliïïlutèrsti Davnsneloquaturet audaxPythias emunctolucrata Simonetalentum,AncustosfamulusquedpiSilenusalumni.

Page 416: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

408 CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYB1QUE

formes étranges Ses successeurs furent plus réservés,mais ils ne renoncèrent jamais complètement à cette

tradition, comme le prouve lo Cyclope d'Euripide. L'O-

dyssée, qui n'avait presque rien donné à la tragédie pro-

prement dite, fut mise à contribution par le drame sa-

tyrique, et, avec ce poème, la Théogonie hésiodique,sans compter ceux des récits du cycle où dominait le

merveilleux. Il est fort regrettable que nous ignorions

quel parti lo génie audacieux d'Eschyle sut tirer de ces

êtro3 fantastiques. Tout porto à croire que chez lui

l'étrangeté des formes fut souvent offerte on spectacleet commentée par une poésie descriptive dont chacun

sait la forco et la hardiesse. Son puissant génie avait

dû réaliser en ce genre des créations à la fois bouffon-

nes et terribles, qui firent de lui dans l'opinion commune

le maître incomparable du genre. Si elles étaient venues

jusqu'à nous, elles nous auraient révélé sans doute un

aspect assez inattendu de l'imagination hellénique. La

génération suivante adoucit et atténua tout cela. Ce quiétait laid ou étrange fut indiqué discrètement, et, en

fait de monstruosité, celle des moeurs fut préféréo à

celle des formes.

La légende d'Héraclès devint alors un des thèmes les

plus souvent exploités. On lui emprunta toute une sé-

rie do personnages, êtres malfaisants, brigands, tyrans,farouches ou simples coquins, qui avaient eu affaire au

terrible justicier. Tels furent Omphale, Busiris, Sylous,sans parler du Thanatos d'Alceste. Les légendes d'U-

lysse, do Thésée, des Argonautes, celles de Thèbcs et

de Troie, d'autres encore donnèrent en foule des per-

eonnages du mémo genre, le géant Amycos, roi des

Bébryces, l'audacieux Salmonous, puis le rusé Autoly-

cos, Sisyphe, la brigand Sciron. Le caractère du cyelop»

i. Voyezplus haut lestitres do ses principauxdrames satyri-ques.

Page 417: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PERSONNAGES LÊGENDAIBES 400

dans Euripide peul nous donner sine idée do la façon

dont cos rôles ont dû être traités. Les poètes avaient

conscience du peu do réalité do ces personnages, do

leur invraisemblance intime, et ils no cherchèrent pasà la dissimuler. Le cyclope d'Euripide est un ogre, qui

parle et agit comme tous les ogres, et par suite le poèteno so soucio aucunement d'expliquer ses sentiments au

point de vue humain. Seulement, par instinct drama-

tique, il les condense en leur prêtant une certaine

unité» une netteté frappante qu'ils n'avaient pas-dansl'ancienne légende. Co mangeur d'hommes a des prin-

cipes, et il les expose a Ulysse, avant do le dévorer,

dans une profession do foi insolente et cynique.

« C'est la richesse, mon petit homme, qui est le dieu des

sages. Tout le reste, ce sont des mots bien sonnants et debeaux discours. Zeus, avec son tonnerre, ne me fait pas lamoindre peur, ô mon hôte; je ne sais pas en quoi Zeus estun dieu plus fort que moi. D'ailleurs je m'en moque; et si tuveux savoir combien, écoute ceci. Quand il verse d'en haut la

pluie, moi, sous le rocher, j'ai un abri bien couvert; et là,devant un veau bien cuit ou quelque bon morceau, produitde ma chasse, je festine. Étendu sur le dos, j'humecte douce-ment mon ventre, et, quand j'ai bu encore une amphore delait, j'éclate dans mon manteau, et je fais autant de bruit quela foudre de Zeus. Ou bien encore lorsque le vent de Thrac",Borée, répand la neige, je m'enveloppe de peaux de bêtes,j'allume mon feu et je me moque de la neige. Il faut bien quela terre, qu'elle le veuille ou non, produise de l'herbe et

qu'elle engraisse mes moutous. Aussi je ne les sacrifie à per-sonne qu'à moi-même et jamais aux dieux a moi et a monventre que voici, le plus grand des dieux. Car boire et man-der chaque jour, voilà le vrai Zeus pour les gens sensés, etaven cela ne point se faire de chagrin. Quant à ceux qui ontétabli des lois pour l'ornement de la vie humaine, je les en-voie se faire pendre. Mon intention est de continuer à mefaire tli'i hhm, ci moi, et de t'avale»*, toi i. o

l. Cyclope.316-3(1.

Page 418: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

410 CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYRIQUE

Par celui-là nous pouvons juger des autres. Dans la

tragédie, les plus pervers ont do beaux discours à leurservice; dans le drame satyrique, l'impudence est sanslimite, parco qu'elle n'est pas assujettie à la vraisem-blance. Il semble toutefois que certains poètes plusdélicats, Sophocle tout au moins, aient eu peu de goûtpour ces fanfarons d'athéisme et de cruauté. En revan-che, nous remarquons, parmi les personnages do sesdrames satyriques, celui de Momos, ce dieu du blâme,dont Lucien devait plus tard se servir si ingénieuse-ment. Nous y trouvons aussi d'agréables inventions,telles que le rôle do la coquette Aphrodite dans le Ju-

gement, où on la voyait se parer pour le concours debeauté qu'elle allait affronter. Lo forgeron do Naxos,Kédalion, qui enseigna son art à Héphostos, figuraitdans une autre de ses pièces. Ces noms seuls donnentl'idée de tout un groupe do personnages fabuleux, qui,n'ayant rien de monstrueux ni de sauvage, devaientamuser le public par un tour d'esprit ou par des traversassez voisins do ceux qui défrayèrent plus tard la co-médie moyonne et nouvelle.

C'est par les héros proprement dits que lo drame sa-

tyriquo tenait à la tragédie. On retrouvait en effet dansles pièces do ce genre un certain nombre de ceux quel'épopée avait illustrés et que l'art tragique contempo-rain ne cessait do mettre en scène. Au début môme, lors-

que le drame satyriquo n'était qu'un acte d'un caractère

particulier dans une ample tétralogio, il arrivait le plussouvent que le héros de ce drame avait déjà figuré dansune des tragédies du même groupe. En passant d'une

pièce à l'autre, il ne perdait pas sa dignité. Dans le

Sphinx d'Eschyle, le principal rôle appartenait néces-sairement à OEdipe, qui avait déjà paru comme prota-

goniste dans la seconde pièce de la même tétralogie. Le

sujet du dramo exigeait qu'il s'y montrât avec ses qua-

Page 419: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LES HÉROS Ut

lités éniioontos de courage, do confiance en soi, do pré-sence d'esprit. La même tradition se retrouve chez So-

phocle, chez Euripide et certainement aussi chez leurs

contemporains. Dans le Cyclope, Ulysse est admirablede sang froid et d'adresse; il court d'ailleurs de vrais

dangers, et, ù ce point de vue, son rôle serait tragique,si le dénouement ne devait être heureux et si le publicn'en était d'avance assuré.

Toutefois cette dignité dos héros dans le drame saty-rique n'était pas sans subir, elle aussi, l'influence du

genre. Quand on fréquente une aussi mauvaise et bouf-fonne société que celle des satyres, on finit toujours paron prendre quelque chose. Ulysse, dans le Cyclope, tout

héroïque qu'il est, ne laisse pas que de compromettre un

peu sa gravité, quand il joue auprès do Polyphème lerôle d'échanson provocateur et enseigne au monstre àbien boire D'ailleurs la ruse même dont il se sert, l'in-vention du faux nom de Personne, son emploi et ses

conséquences, toutes ces inventions renouvelées de

l'Odyssée, tiennent du conte bien plus que de la tragédie.Encore Ulysse est-il do sa nature un héros sage, mesuré,

incapable d'aucune frasque ni incartade quelconque.Mais le drame satyrique en a souvent admis ou recher-ché d'autres d'un caractère bien différent. Héraclès estcommo le type de ces personnages en qui des vices de

satyre se mêlaient à des vertus de héros. Or c'est là pré-cisément ce qui l'a rendu populaire et ce qui lui a valulafaveur très marquée des auteurs de drames satyriques.11prit chez eux le nom familier A'Bérulloss cela indi-

que qu'on ne se gênait pas avec lui. Sa gourmandise, sa

brutalité, son intempérance sensuelle étaient un sujetde rire pour le peuple, et on se gardait bien de lui on

1.Cyclope,v. 519et suivants.Il faut, pour en bienjuger, relirela scèneen sonentier.

2. Eustathe, ad Iliad. S, p. 987, 47 'HpuXXoç àv TOf{<r«upixoTf.

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413 CUA PITREIX. – LE DRAMESATYR1QUE

refuser 1»plaisir. On sait sa conduite dans l'dlcèsle d'Eu-

ripitlo. Il arrive après la mort d'Alcosto chez son liùio

Admèle; il y est reçu en ami; on lui dissimule la véri-

table cause du deuil qui remplit le palais; et lui, peucurieux, mais toujours affamé, s'empresse do se inoltro

ti table. L'inconvenance de ses manières scandalise tuulo

la maison, ot voici est quels termes un vieux serviteur

se plaint de lui:

« J'ai vu venir dans la maison d'Admète bien des étran-

gers do tout pays, et je leur ai servi a dîner. Moisjamais hôte

pins odieux que vclnl-ci n'a été encore accueilli a ee>foyer. Ila vu mon maître tont en larmes, et il est entré Et il st oséfranchir notre seuil Puis a-t-il roçudiscrètement ooque nous

pouvions lui offrir, informé qu'il était de notre malheur?Non tout co qu'on no lui apportait pas, il l'exitfoait aussitôt,llien plus, prenant uno coupoentourée de liorro, il boit lovin

par, précieux produit do la grallpo noire, jusqu'à co que la

lia minedo l'ivresse ait enveloppéot embrasé tout son ôtre.Alors il couronne su tèto de rnniuun&de myrte, et. en dépitdes Muses, se met à hurler. On entondait retentir des accentsbien contraire» lui, il chantait, outrageant par le bruit île

sa voix le deuil de la doinettred'Alceste; et nous, los servi-

teurs, nous pleurions notre maîtresse t. »

Voilà une entrée qui est d'un rustre. Héraclès no de-

vait pas jouer un rôle beaucoup plus noble dans certai-

nes parties au moins des deux Omphale d'Ion et d'A-

chéo.s ni dans la plupart des autres piècesoù il figurait.Celui (lu'Euripide lui avait attribué dans son Sylcus nous

est connu par une analyse anonyme 2. Le héros était

mis en vente et acheté commeesclave par Sylcus. cotui-

ci l'envoyait à sa campagne pour cultiver la vigne. Là,

lo prétendu esclave s'armait d'une pioche, ravageait lo

champ, déracinait les souches, qu'il emportait sur son

dos, allumait un grand feu, y faisait cuire des pains

i. Alceste,HÏ et soir.2. AnecdotaParisiensiade Cramer,1, p. 7.

Page 421: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

IIÊIUCLÊS 11!!

énormes, immolait aux dieux le plus fort des doux bœufs

de son maître, puis, brisant lo cellier, arrachant )o cou-

vercle du plus gros tonneau, il se fuirait une table avec

!osplanches do la parle, buvait et mangent! on elianlunl

à tiio-lèle, terrifiait l'intendant par ses regards épou-vantables, le forçait h lui apporter ih-s fruits et des gtVtoaux, ol linnlemout détournait un fleuve dans le domaine

et inondait tout. Si les satyres manquaient à cette pièce,comme on l'u supposé, on pout dire qu'Héraclès les rem-

plaçait avanlagememant. Et pourtant, chose bien cu.

riemo, la dignité tragique était si naturello aux hérosdo ce jiourc de drames qu'ils la retrouvaient par mo-

ments, jusque dans los situations ofi elle semblait le

plus compromise. Dans Alccstc. après la scène indiquée,Héraclès, apprenant que so:i hôle pleurait sa femme,devenait soudain tout autre. Honteux de lui-même, il ne

songeait plus qu'à réparer sa faute par un service écla-

tant, et il allait arracher Alecste aux main rnpaccs de

Thanatos, forcé pour la première fois de so dessaisir dosu proie. Dans St/leus, môme contraste. Menacé par Eu-

rystliéo au début do la pièce, Héraclès, en vrai fils de

Zens, refusait do s'humilier, et cela avec une énergioindomptable:

« Brûle, consuiiu; mes chairs, remplis-toi «te mon sangcommed'une noire boisson. Les astres descendront sons laterre, et la terre s'éK'Voraàla place <lel'air, avant que tu n'ob-tiennes de moi un seul mot de batterie »

l'bilon d'Alexandrie admirait avec raison ce langage,fier jusqu'à l'héroïsme; et il ajoutait « Et ce héros siIl ferme, no le voit-on pas, bientôt après, mis en vente« sans qu'il paraisse esclave? il frappe dé surpriso tous« coux qui le voient; on sent, non seulement qu'il est« libre, mais qu'il sera le maitre de celui qui l'achètera.

1. Fragm.«88Nuuck.

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414 CHAPITRE IX. – LE DHAME SATYR1QUE

« Voilà pourquoi Hermès, répondant à l'acheteur, qui« le déprécie, lui dit:

« Sans valeur, luit Mais c'est an contraire ce qu'il y » domieux, il tabotte apparence, il n'est ni bas, ni trop orgueilleux pour un esclave; son extérieur même le révèle, et le lui-ton qu'il porte témoigne de sa force. En te voyant, tout lemonde a pour; tu as l'œil plein de fou comme un tnnremi

prêt a se jeter sur un lion. «

« Puis il fait connaître son caractère:

« Ce que-j<>to reprouhe, c'est que tu gardes le silencecomme si tu refusais île te soumettra et commesi tu voulais

plutôt commanderqu'obéir. »

« Lorsque Sy lous s'est décidé a l'acheter et qu'il a été

« envoyé aux champs, alors il montre par ses actes sa

« nature rebelle à l'esclavage. Puis, quand Sylous ar-

« rive et s'indigne des dégâts commis, do sa parebso et

« do son indiscipline, lui, sans changer ni do couleur

« ni de conduite, le plus tranquillement du monde, lui

v dit:

« Couche-toi là et bnvons; c'est le conge en main qu'il tefaut m'éprouver et voir si tu vaux mieux que moi. »

« Est-ce là un esclave? et ne commande-t-il pas à son

« maître, lui qui ose non seulement agir à sa guise,« mais donner des ordres à celui qui l'a acheté, prêt,« s'il se révolte, à le frapper et à l'outrager, et, s'il ap-« pelle du secours, à tout détruire '? »

Ainsi ce redoutable serviteur, qui battait les gens et

qui détruisait tout, n'était pas un esclave do comédie:

II se révélait iils d'un Dieu par sa supériorité morale et

physique; cet Héraclès n'était on aucune façon le per-

sonnage risible des Oiseaux d'Aristophane. Malgré sa

1, Philon,II, p. 461,Mangey.

Page 423: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

STRUCTURE 415

violence et la brutalité do ses instincts, il avait sa gran-deur, et, au moment môme où il amusait loa spectateurs,il leur imposait du respect. C'était là une convenance

qu'un auteur do drames satyriques devait sentir et ob-

server et sans doute parce qu'elle était aussi délicate

que nécessaire, c'est celle sur laquelle Horace insiste le

plus dans ses préceptes La pudeur qu'il demande à

la tragédie, quand elle so môle aux satyres, n'est pasautre chose que «lottedignité, par laquelle le héros tra-

gique so distinguait dos enfants de Silène.

III

Si nous en jugeons par lo Cyclope, ledramo satyriquodevait être, on règle générale, moins étendu de moitié

environ que la tragédie. Il était naturel qu'il en fut ainsi.

La fantaisie se soutient moins aisément que le sérieux.

Si la comédie avait plus d'ampleur, c'est que, sous son

apparente bouffonnerio, elle était sérieuse à certains

égards. L'iotôriU des idées s'y ajoutait à celui des inven-

tions. Les tragédies qu'on peut appeler satyriques, du

type d'Alceste, avaient au contraire à peu de chose prèsles dimensions dos tragédios ordinaires 8. Cela prouve

que l'étendue plus restreinte du drame satyrique pro-

prement dit tenait effectivement à sa nature même et

non à l'usage qu'on en faisait.

i. J~pMf.ad f<MMM,2~71.Epist.ad Pisones,227.Ha vertere séria ludo,

Nequicumquodeus, quieum<[ueadhibebiturheros,Regaliconspectuain auro nuperet ostro,Migretin obscurashumili sermonetabernas.

Et plusloinEffutirelevés indignaTragœdiaversus,Ut fostismatronamoverijussa diebus.Intererit satyris paalura pudibuudaprotervis.

2. AlcesteH63 vers dansl'éditionDindorf;la plupart desautrespiècesd'Euripideen ontde 1300à 1400.

Page 424: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

U« CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYIUQUE

En ce qui concerne la nature et la division des partiesdu drame satyrique, voici ce quo nous apprend l'étude

du Cyclope. Cette pièce ost ainsi composée. – Un pro-

loguo de quarante vers, où Silène raconte comment il

est t-.)inbé avec les satyres au pouvoir du Cyclope. quiles retionl prisonniers et les emploie ù son service; une

parodos qui a été citée plus haut; elle accompagne l'en-

trée des satyres. Premier épisode de 274 vers; nous

y voyons Ulysse et ses compagnons, h peino débarqués,acheter a Silèn.) lja fromages du Cyclopo et s'cntrolenir

avec les satyres. Au beau milieu du marché, le Cycinporevient. Site no épouvanté rejette tout sur Ulysse, qui,au contraire, plein de sang froid, explique franchement

ses intentions et implore la pitié du sauvage; à son dis»

cours, celui-ci répond par les paroles insolenles citées

plus haut; puis il entre dans sa grotte et y fait entrer

les Grecs, tandis que le chœur, resté seul, chante un chant

libre qui peut être considéré com:no une sorte de sta-

simon abrégé et simplifié. Second épisode do 107

vers; Ulysie sort do la grotte, bouleversé, raconte com-

ment lo Cyclopo vient de dévorer deux de ses compa-

gnons, et rapidementprépare sa vengeance en dititribuantles rôles à ceux qui l'entourent; suit un second chant

libre, fort peu étendu, qui est, lui aussi, comme un sta-

simon, plus abrégé encore. Troisième épisode de HO

vers au début, le Cyclope, ivre, échange un couplet avec

le chœur, puis Ulysse le fait b >iroot boire encore; enfin

le Cyclopo entre dans la grotte pour dormir, suivi d'U-

lysse, et le chœur chante son troisième stasimon (de13 vers) tout à fait analogue aux précédents. Un qua-trième et dernier épisode, do 83 vers, nous montre la

lâcheté des satyres, qui reculenl au moment d'agir, et

par contraste le sang froid et la présence d'esprit d'U-

lysse, qui conduit tout résolument; la vengeance s'ac-

complit derrière la scène; le Cyclupe ressort alors ci il

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SASTRUCTURE 417

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 27

est insulté par Ulysse et les satyres, qui s'éloignent en.

semble pour s'embarquer.Ce simple aperçu analytique montre immédiatement

quo le drame satyriquo était, quant à sa structure, une

sorte de tragédie, réduite et resserrée dans toutes ses

parties. Le plan d'ensemble est le même et les membresse correspondent exactement. Nous y trouvons un pro-

logue et quatre épisodes, c'est-à-dire une division gé-nérale en cinq parties; mais aucune de ces parties n'a

l'étendue qu'eue aurait normalement dans uue tra-

gédie. L'élément tyriquo est plus réduit encore que l'é-

lément dramatique proprement dit. La parodos seulo

est développée, et, seule aussi, elle semble avoir été

accompagnée de danses. Los chants qui servent de

stasima sont tous extrêmement courts et ils n'ont pasla forme anlistrophiquo. En fait do dialogue lyrique,une stropho seulement avec uno double antistropho

(49S-S18), et en outre une demi-douzaine de vers libres

mêlés à l'action (636-662). D'ailleurs le drame satyri-

que n'a rien qui lui soit propre, comme la parabasel'est à la comédie, aucune partie qui no se retrouvedans la tragédie. En tant qu'organisme, il ne s'est

pas développé d'uiîe manière indépendante. C'est là

uue confirmation indirecte do la conjecture qui a étéémise plus haut à propos de son origine.

Les anciens, dans leurs renseignements épars, ne

distinguent pas spécialement le chœur satyrique du

chœur tragique, ce qui nous autorise à appliquer à l'un

ce qui est dit de l'autre On admet donc que le nom-

bre des choroutes dans le drame satyrique était le même

que dans la tragédie et qu'il passa do douze à quinze 8.

1.Pollux(IV, 109)exposeen détaillesdivisionsdn choeurtragi-queet du chœur comique s'il ne parle pas du chœursatyrique,c'est évidemmentqu'il l'assimileau chœur tragique.

2. A. Millier.Griech.Buehnenalt.p. 204,note2. Tzetzès (Dltlot,

Page 426: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

418 CHAPITRE IX. – LE DRAME SATYRIQUE

Nous savons d'ailleurs que c'était un chœur carré

Quant aux acteurs, à en juger par lo Cyclope, ils étaient

au nombre do trois 2, et rien n'autorise la suppositionarbitraire do ceux qui ont voulu réduire co nombre

à deux3.

Il est à peu près évident que les changements surve-nus peu à peu dans l'art tragique ont dû avoir leur

contre-coup dans l'art satyriquo. On pont donc admet-

tre que, au temps de Pratinas et d'Eschyle, les dra.

mes étaient plus simples, et que, pou à peu, chez So-

phocle et surtout chez Euripide, l'action s'est faite plusvariée et plus complexe L'analyse que nous venons de

faire du Syleus d'après le témoignage de Philon donne

assez bien l'idée du genre dopéripéties qui convenaient

à ce drame. D'autres se laissent deviner par la seule

indication du sujet. Dans Btisiris par exemple, on peutêtre à pou près certain qu'Héraclès, d'abord inconnu,se révélait brusquement, au moment où Busiris et ses

sacrificateurs s'apprêtaient à l'immoler. Nous venonsde

voir que le Cyclope so termine par un coup do théâtre

analogue; Ulysse, qui s'est fait appeler Personne anté-

rieurement, jette fièrement son vrai nom au Cyclopo,

quand la vengeance est accomplie. Il y avait donc des

reconnaissances dans les dramessatyriquos comme dans

les tragédies, et il y en avait surtout chez Euripide.

Schollagr. in Ariszopk.,p. XXIV,v. 109)dit expressémentqu'il yavait seize choreutesdans le dramesatyrique, maisil en attribuele mêmenombreà la tragédie,co qui est contraire aux témoigna-gesles plus sûrs.

1. Taetzès,ibid.,à proposdes trois sortes de chœurs,tragique,satyrique et comique:

Toitot;8àxo'.vàv<rot{Tpia\xopoovxtai;ivnrp*?<0vq>t»)«râoetxaSearâvai.

2.Protagoniste,Ulysse deuléragoniste.Silène Irilagmiale,Cyelope.3. A.Muller,Griech.Buehn.,p. 173 Bernhardy,Griech.lit., S»par-3.A. MuUer,C~ee~.tt!<eAn.,p. i73 Bernhardy,6Wee&.M< 8'par.

tie, n, p. 138.

Page 427: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA STRUCTURE 419

Les reconnaissances supposent les malentendus, lesavertissements maçonnas, los oracles incompris; on

somme, tout co que nous rencontrons dans la tragédie

proprement dito. Toutefois, le drame satyrique étant

plus court, la préparation et les délais étaient forcé-ment réduits. Il en était de même du développementdos caractères. Les effets dramatiques avaieo ^at suite

quoique choso de plus brusque, les sentiments devaientêtre plus instantanés, le dialogue allait plus droit aubut et la marche do l'action était plus rapide. Cette ac-tion excitait chez les speclatoùrs des émotions parfoisvoisines de celles do la tragédie. Ils s'intéressaient au

héros, ils éprouvaient pour lui de l'admiration à cer-tains momonts, parfois une légère crainte et même unesorte de pitié, sans que cotte pitié ni cette crainte pus-sent jamais devenir profondes, soit parce qu'elles étaiontsans cesse chassées par des spectacles ou dos propos sa-

lyriques, soit parce qu'on était sur d'avance que leschoses tourneraient à bien. En effet le dénouement ne

pouvait être qu'heureux; on considérait cela comme undes caractères essentiels du genre C'était aussi sondéfaut. Un drame qui côtoie le pathétique, mais qui n'a

pas le droit d'y entrer, qui doit amuser et auquol pour-tant le ridicule franc est interdit, est une chose d'unenature hybride, dont la perfection môme doit toujoursavoir quelque chose d'imparfait. Il a fallu sans doutetoute la finesse de l'esprit attique pour réussir en ce

genre et pour en observer les convenances propres.Mais l'exemple dAlceste prouve que de bonne heureles plus remarquables poètes dramatiques ont eu con-science de ces inconvénients et qu'ils ont essayé do s'ysoustraire par une altération du genre lui-même.

Le langage du drame en-principe celui

i. Argumentà'Aleeste Tô81SpSpsterriaatuptxtÔTspovôti eî«x«P«vxat~8e~ =«c%«p4es~

Page 428: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

430 CHAPITRE IX. LE DRAME SATYRIQUE

de la tragédie. Horace, dans sos précoptes, ne veut pasqu'on y emploie seulement les mots de la langue com-mune, et sur ce point ses recommandations sont en ac-cord évident avec l'usage dont témoignent la plupartdes débris encore subsistants du théâtre satyriqueLes termes poétiques, les alliances de mots hardies,bref toutes les manières de parler, plus ou moinsrareset pompeuses, qui appartenaient à la tragédie, se re-tronvent dans ces morceaux. Elles y forment même,

pour ainsi dire, le tissu du langage ordinaire des per-sonnages. Toutefois, -'et c'est là une différence ca-

ractéristique, elles n'y sont pas, comme dans la tra-

gédie, pures de tout mélange. Lo drame satyriqueexprime souvent des idées, non seulement très fami-

lières, mais grossières, il ne reculo môme pas devantl'obscénité. En pareil cas, il faut bien que la languesoit grossière aussi. Maint fragment atteste que les

poètes les plus soucieuxde la dignité de leur art, Es-

chyle, et Sophoclelui-même, n'hésitaient pas à se ser-vir d'expressions appropriées aux choses3. Pourtant, ilest à remarquer que dans le Cyclope,où les idéesde ce

genre ne manquent pas, le poète évite manifestementla crudité des termes Nul doute qu'à cet égard il n'yeût des différences assez sensibles entre les auteurs.Nous sommes évidemment hors d'état de marquer au-

jourd'hui ces habitudes toutes personnelles. Ce qu'onpeut affirmer, c'est que tous, à des degrés divers,

t. Epkt.ad Pisonet,234:Non ego inornata et dominantia nomina solum

Verbaque, Pisones, satyrorum seriptor amabo.

2. Par exemple: Eschyle, fragment 174; Sophocle, frag. 293,385,387 Nauck.3. Dans le fragment 174d'Eschyle, elle est compensée par les épi-

thêtes composées et les expressions poétiques qui entourent té motcrn. H s'agit là d'un vase do nuit (t<|vx&nMjpovoùpavry»),que l'on a

brisé sur la tête du narrateur lui-même.

Page 429: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 431

usaient d'une certaine liberté commune, et, d'autre

part, respectaient certaines convenances, Le drame

satyrique appelait par leur nom beaucoup de choses

vulgaires, que la tragédie désignait par des périphra-ses, ou dont elle s'abstenait de faire mention, par exem-

ple des aliments, des ustensiles, des pièces du costume,des infirmités ou dos maladies il usait au besoin de

termes injurieux empruntés à un vocabulaire très fa-

milier a; il recueillait des proverbes, des mots popu.laires, il en fabriquait même à son usage, quand cela

lui semblait bon s. Mais toutes ces hardiesses n'effaçaient

pas la distance entre ce drame et la. comédie. Elles

étaient jetées de côté et d'autre comme des touches vi-

vos, sans que pour cela la couleur générale du tableau

cessât d'être assez voisine de celle de la tragédie. Et

c'est bien encore ce que veut dire Horace quand il re-

commande de no pas s'atlacher tellement à éviter lacouleur tragique qu'on se croie obligé de faire parlerun héros comme un petit marchand dans son échoppe.H veut que les satyres eux-mêmes, sans s'exprimercomme des jeunes gens raffinés, gardent pourtant une

juste mesure et qu'ils no tombent pas dans les pro-

pos immondes

Ne, velut innati triviis ac psoneforenses,Aut minium teneris juvenentur versibus unquam,Aut immunda crêpent ignorainiosaquedieta 4.

Toutes ces convenances avaient été sanctionnées par

1. Sophocle,fr. 103Kauek:°

ïépavoi. xe>ûvac, ï>.a0xe;, îxtîvoi, Xayot.

Cf. HT. 383.2.Sophocle,fr. 305:

psmirtas» xévtphmî, àXl.o-pto^ifai,

3. Sophoclo,C".30 307,proverbes;fr. 117,176,183,184,21?,301.4. Ep.ad Pis., 218.

Page 430: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

438 CHAPITRE IX. LE DRAME SATÏBIQUE

l'exemple des maîtres. Elles n'étaient peut-être pas enfait aussi difficiles à observer qu'on pourrait le croire.Nullement arbitraires, elles résultaient des conditions

mêmes <i<igenre, et un vrai poète n'avait qu'à con-

sulter son instinct pour ne pas s'en écarter.

Page 431: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CHAPITRE X

ORIGINES DE I*A COMEDIE – ÉPICHARME

ET SOPHRON

BIBUOOBAPHIE

C'est ai Meineke qu'est due la première grande collection

critique des fragments des poètes comiques grecs {Fragmentacomicorumgrsecorum,5 vol., Berlin, 1839-41).Le premier volume

de ce recueil (Historia oritica comicorumgrxcorum, 1839)est un

travail de haute valeur, qui reste, aujourd'hui encore, le fon-

dement de toutes les études biographiques et critiques relati-

ves aux poètes de la comédie grecque. La collection deMeineke a été reproduite dans la Bibliothèque Didot (Paris,

18S5),après avoir été revue par Fr. H. Bothe. – De nos

jours, un nouveau recueil a été publié par Th. Kock (Comico-rum atticorum fragmenta, Leipzig, 3 vol., J 880-1888) il est

plus riche que celui de Meineke, et un grand nombre de frag-ments y ont été corrigés heureusement.

Les fragments d'Épicharme ne sont pas compris'dans ces'

recueils, non plus que ceux de Sophron.Ceux d'Épicharme ont été recueillis et rassemblés peu à

peu. La première collection qui ait visé à être complète futcelle de Kruseman (Epieharmi fragmenta, Harlem, 1834).Puis

Ahrens donna une recension critique des mêmes fragmentsdans l'appendice de son ouvrage De dialecto dorica, Gottingœ.1843. Enfin Mûllach les a corrigés de nouveau et publiésdans la trona I de œ* Ffagmmt» pkHmpkmmgraeonm, Pa-

ris, Didot, f860.Les fragments de Sophron, dispersés principalement dans

Athénée et dans VElymologicummagnum, ont été recnoilis pour

Page 432: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

4£4 CHAPITHF X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

la première fois par Blorafleld. Ahrens en a donné une se-conde édition, d'une réelle valeur critique, dans l'ouvragequi vient d'ôtre cité. Depuis lors, quelques additions ou cor.rections ont été proposées, notamment par Selmeidowin

(PhiMogus, 1816, p. i!88), par Nr.nck (Hitologtts, 4849, p. 365),par Cobet (ilncmosyne, «877, p. 20). L. Botzen a édité ces frag.ments (Sophroneoriunmimorumreliquias, eto. Murienburg, 1867).

somm.uhe

1. Dionysies primitives. Chants phalliques. Le xcâ|to;. L'iambe po-pulaire. II. Farces doriennes et inégariennes. – III. Èpi-ehanne et Phormos. – IV. Le mime. Sophron et Xcnarque.

I

L'histoire de la comédie en Grèce est plus inlimoment

liée que nulle part ailleurs à celle de la tragédie1. Non

seulement, comme partout, ces deux genres ont coha-

bité sur les mêmes scènes et ont exercé l'un sur l'autre

une influence constante, mais de plus, issus du même

culte, animés de la même inspiration religieuse, ils ont

jusqu'à la fin servi et honoré le môme Dieu. Au même

titre que la tragédie, la comédie grecque est essentielle-

1. Outre Vllisloria ciilica de Meineke, les principaux ouvrages gé-néraux sur l'histoire de la comédie grecque sont l'Histoire de la co-médie «l'Edel. du Méril, inachevée, et surtout la solide étude deM. Denis-intitulée La comédie grecque (2 vol. Paris, 188G),que nousaurons plus d'une fois occasion de citer. L'excellent ouvrage deM. Couat (Aristophaneet la comédivattique, Paris, 1889),bien qu'ayantun objet plus restreint, éclaire pourtant aussi presque toutes les

parties de ce vaste sujet.

Page 433: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

WONYSIES PRIMITIVES 435

inonl dionysiaque. G'ost là l'idée dont il faut so pénétrertout d'abord pour on bien comprendre la vraie nature

et puur en apprécier sainement les conditions générales.Toutefois, comme la tragédie aussi, elle a roèlé dès lu

premier jour à l'élément religieux un élément profane,

qui se dissimulait d'abord sous le couvert de la fête,

mais qui a grandi rapidement et qui a fini par devenir

prédominant. Si la tragédie se rattache à l'épopée et au

lyrisme choral, la comédie se relie non moins ôvidem-

ment à l'ancienne poésie gnomique, et surtout à la poésie

iambique, dont elle n'est en quelque sorte qu'une trans-

formation. En remontant dans le passé, au delà d'Escliyloet de Thespis, nous apercevions Homère et les Cycliques,Arion et Slésichore et de môme, au delà de Magnès et

de Cratinos, nous apercevons HJsiode, l'auteur inconnu

du Alargitès, Archiloque, Simonide d'Amorgos, Hippo-nax.

Gardons-nous toutefois de parler trop tôt d'intentionssérieuses et do raison, même satiriques. La comédie

grecque a commencé par l'ivresse, le tumulte et la bouf-

fonnerie; elle n'est devenue raisonnable que peu à pou,et il lui a fallu deux siècles pour le devenir tout à fait.

Si nous voulons nous la représenter au naturel, considé-

rons-la d'abord dans cette longue enfance tapageuse, où

tout en elle est grossièreté, où elle se démène et se dé-

bride en pleine folie, où elle vit avec joie dans l'incon-

gruité native qui est son élément.Nous voici de nouveau ramenés à ces Dionysies du

sixième siècle, d'où nous avons vu sortir la tragédie, à

ces fêtes rustiques de l'hiver, où le paysan grec mettaiten perce ses tonneaux et goùtait pour la première foisle vin de l'année, tout jeune encore. Le chant du choeur

qui dans chaque villago se groupait autour da l'auteldu Dieu et y chantait le dithyrambe donna naissance àla tragédie, puis au drame satyrique; le reste de la fête

Page 434: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

436 CHAPITRE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

so transforma non moins naturellement en comédie.

Mais, tandis que le dithyrambe, qui est un épisode tou-

jours identique du culte dionysiaque, présente par là

môme un caractère a peu près déOni, los éléments de la

comédie, parce qu'ils sont multiples ot changeants, se

prêtent bien moins à être nettement déterminés. 11faut

les énumérer par à pou près, sans prétendre à être ni

absolument exact dans le détail, ni très complet dans

l'onsemblo.

Il y a d'abord les chants et les processions phalliques

(*à fot.Xkw.%),qu'Aristoto désigne expressément cammo

l'origine de la comédie'. On traverse lo village, on par-court les champs on pompe joyeuse, soit par famille,

comme Dicéopolis dans les Acharniens*, le maitro mar-

chant avec ses serviteurs, soit par démo, tous à la fois,

en longue file et on chantant. La procession do Dicéopolisn'ost qu'un raccourci de procession; elle ne peut nous

donner qu'une idée approximative du genre. Trois per-sonnes on tout; la jouno fille marche la première, portantsur sa tète une corbeille, où sont contenus les objets du

culte; l'esclave Xanthias vient ensuite, tenant haut et

ferme derrière la jeune canéphore l'emblème dionysia-

quo, le phallos; enfin le maître lui-même s'avance le

dernier, chantant à tue-tôle une sorte de chanson folle,

qu'il improvise, en l'honneur de Phalès, compagnon de

Bacchus. Pendant ce temps, sa femme regarde du haut

du toit le cortège, à la fois religieux et grotesque, quisans doute ost censé fairo le tour du domaine. Sans l'af-

firmation d'Aristote, il serait difficile de découvrir là quoi

que ce soit qui ressemble à la comédie. Mais, comme

son témoignage ne permet pas d'hésiter, il faut restituer

en imagination bien des choses nécessaires. A l'unique

1. Aristote, Poétique,c. 4 Kott»jpàv(la lïagédie)on»\âv îïap-X&vR>>vtbv8i6ûp«ttëov,#,SI(la comédie)ànotôv ta çccUtxà.

2. Aristophane,Acharniens,237et suiv.

Page 435: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

DIONYSIES PRIMITIVES 437

esclave de Xanthias substituons par la pensée toute une

troupe de serviteurs rustiques, au bon Dicéopolis un

groupe do campagnards, petits paysans propriétaires,

qui tantôt improvisent tour à tour des chants licencieux

et bouffons, tantôt répètent tous ensemble des refrains

bachiques Voilà le chœur de la comédie primitive, sous

un de ses aspects tout au moins. Ce qui le prédestine à

son rôle futur, c'est sa verve délirante et grossière. Ces

gens-là se représentent un dieu à leur image, et, en son

honneur, ils lâchent la bride à leurs instincts, qui sont

aussi les siens. Ce dieu a donné aux hommes le vin à

profusion, il trouve bon qu'on en boive plus que de rai-

son, il aime l'ivresse et toutes ses suites; et, comme

s'il ne suffisait pas à son office, on lui crée un cortège do

génies coureurs et libertins, tels que ce Phalès au nom

suspect, que Dicéopolis invoque de si .grand cœur2. Sup-

posez, dans ce chœur rustique, quelque poète de village,mis en verve tant par le vin nouveau que par l'excitation

générale, et imaginez tout ce que sa fantaisie va lui sug-

gérer, saillies grossières le plus souvent, mais parfoisaussi inventions piquantes et gracieuses sous uno'forme

grivoise, et tout cela accueilli par des rires, par des

cris, par des refrains qui éclatent bruyamment, puis

répété avec toutes sortes de variantes bouffonnes. Il y ai

là une vie intense, débordante, un bouillonnement de

sensualité provoqué par un ferment religieux, et c'est

justement de quoi faire de très grandes choses.

Mais toute la fête n'est pas dans cette procession chan-

tante et titubante. Elle se manifeste encore par mille

choses joyeuses, où sans doute la fantaisie de chacun se

1.C'est à peu près ceque nous représentePlutarque. Decupid.(Iwitiaium,8 (p.527D) 'H itôcpioc«3vAtovuaiwvêoprr|tô naXaiôvta£|iiteTOSthiotixûçxal tXapùc,»m>optù;otvouxai xXT^attç,eUaTpâ^ovticeTXxtv,SMlociff^aSov#ppi-/ovïjxoXoûOstxo|UC«>v,i%\ïiâffi&kê çotXXic.

2.Ackarniens,265:$aXiibitoûpsBaxxtoufÛYx<a|>e>vyxT07tepmXàvr,Te,V-oi'/l,natSjpaord!.

xlto

Page 436: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

433 CHAPITttE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

donne carrière. Quelques témoignages anciens nous par-lent du défilé des charrettes. Cela no pouvait guère faire

partie de la cérémonie religieuse à l'origine du moins.Il y a plutôt lieu de croire que los paysans transportaientleur vin au marché sur ces charrettes, et que ce défilé

bruyant précédait la fête et s'y liait par conséquent. Al'aller et au retour, on s'injuriait de bon cœur c'était la

tojmsb;*».Plus tard, ce défilé put devenir purement sym-bolique. Une fuis qu'on était rentré au village, on bu-

vait on commun a; et, après boire, quand les tètes étaient

échauffées, avait lieu cette folle et bruyante échappéeà travers les rues qu'on nommait plus particulièrementle xâ(io; 3. Il y avait en Grèce bien des sortes de xôjmh,

depuis ceux qui se faisaient gracieusement au son des

flùles vers la maison d'une femme, jusqu'à cette sara-

bande dionysiaque dont nous parlons. Là, ni ordre, ni

bienséance d'aucune sorte des gens avinés, qui se bar-

bouillent le visage pour n'élro pas reconnus 4, et quicourent par bandes on interpellant les passants, voilà

l'essentiel. Et naturellement tous les méchants proposde voisinage, vrais ou non, éclatent alors en brocards et

en moqueries cyniques. On s'attroapo devant telle ou

telle porto connue et on y débite, au milieu des cris et

des rires, les bons morceaux de la chronique locale. Les

1. Harpocration,itoiimioc.Poar expliquer que cemot ait pris lesens debordéed'injures,il dit àirôtwvèv tait Atovuoriaxal;noptcaTttel tâSvàjiaÇùvXoi8opou|i£vo>viXXr,Xoi;.Cf. Démostb..Couronne,122Kai 0oï; £>;rèxat a?pnr'èvo|*âï<«ivàxnrepil &jta(«j;.Voir aussi Sui-das, xktu twvàjiaÇwv.

2. Ac/tarn. 270 «l'aXf, «toXr, éaiv (AïO*+,|iôivÇu|inirj;.3. Le mot de *A\u>ç,désignanttout espèce de cortège joyeux,

s'appliqueen réalitéà toute la fétoprimitive, et par conséquentaussi aux çxXXixâ.Mais la vers S76 des Acharnienaprouve qu'onbuvait en communle soir après la procession,et les récits desbyzantinsfontallusion aux scènesnocturnesqui sutvaient. II estdoncbonde distinguer lex&>|u>cproprementdit desfdiXni.

4.On se barbouillaitdelie.De là lonomde tpvyiaSia,synonymede xw(i(.>5ia(Bibl.Didot.Sc/i.gr. inArist.,Proliig.p. XIV).

Page 437: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

DIONYSIES PRIMITIVES 429

Archiloques du pays, et tout Athénien l'ost à ses heu.res, – s'en donnent à cœur joie. L'iambo populaire estdécharné il s'attaque aux plus hauts. à ceux qu'on mé-

nago les jours ordinaires; le moment est venu de direune bonne fois tout ce qu'on a sur le cœur La comédieambulante va de maison en maison, trainant après ellola foule qui l'applaudit et qui l'excite, et déjà, tout hum-ble et grossière qu'elle est encore, la voilà puissantepour la satiro. Fait-elle dès ce temps do la politique?gPersonne no peut le dire, car nul témoin n'a recueilli sespropos; mais comment en douter? Elle en fait plusou moins, selon le gouvernement du jour plus timideapparemment sous Pisistrate et ses fils, qui ont la mainlourde et forte, plus hardie et bientôt déchaînée quandles tyrans eurent été chassés et que le peuple fut le mai-tre. Ce second élément qu'on peut appeler iambiy-tieparopposition à l'élément phallique, c'est toujours au fondle comos avec mille variations populaires, et c'est luiqui a donné son nom à la comédie (zo>wSte)3. Si Aristotene le mentionne pas, s'il ne parlo quo du chant phalli-que comme origine de la comédie, c'est quo ce chant aété sans doute le noyau autour duquel tout le reste s'estcomme condensé. Cherchant uniquement lo germe pri-mitif, le philosophe néglige, dans sa brève formule, toutce qui s'y est ajouté peu à peu, quelle qu'en soit d'ail-leurs la valeur.

Une chose, qui serait curieuse à connaîtra, reste par-ticulièrement obscure dans ces origines. Y avait-il placeau milieu de ces folies pour une fiction dramatique quel-

1. Toutce que nousdécrivonslà se lit entro les lignesdans Janoticeanonymesur la comédie(Bibl.Didot,Sch.gr. in Arist..Pro-leg.Il. Lenaïf byzantinn'y comprendrienet bâtit unrécit enfantinqui fait sourire; mais il le bâtit certainement avecdes donnn.sanciennesqu'il est aiséde restituer.

2. Didot,Sch.graec.inAristopk.,Vrolog.111 KuirçSfsvaùtrjv»*-ÀoO«v,iitdiv rate48oîsixwpaCov.

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430 CHAPITRE X. ORIGINES DE LA COMÉDIE

conque ? En ce qui concerne la tragédie, nous avons vu

que le doute n'était pas possible; le chœur primitif se

composait de satyres qui représentaient les compagnonsdu diou il y avait donc fiction, et ceux qui prenaient

part au chant jouaient do véritables rôles. Mais, dans lacomédie primitive, rien do semblable. Quand Dicéopolisfait sa procession en l'honneur de Bacchusot do son ami

Phalès, il reste toujours Dicéopolis; et les tapageurs du'

comos, bien quo barbouillés, n'abdiquont nullement leur

personnalité, puisqu'il vont crier leurs griefs, qui sontbien à eux. Nullo liction par conséquent et c'est là unedifférence si bien enracinée dans la nature dos choses

qu'elle devait subsistât môme après la constitution dela comédie. Quand il y aura une fablo, on l'oubliera à

certains moments, et la réalité reparaîtra avec une au-

dacieuse invraisemblance. La soulo question est de sa-

voir si, dès le premier âge, co cortège aviné ne jouait pasde temps en temps de petites scènes bouffonnes. Il estsi naturel do contrefaire les gens dont on veut so mo-

quer qu'on aurait peine à comprendre comment les

paysans athéniens s'en seraient abstenus. Nous n'avons,il est vrai, aucun témoignage à cet égard. Mais si nous

passons d'Attiquo en pays dorien, les faits di ce gonroabondent. Exposons.les rapidement, en laissant à cha-

cun la liberté d'en tirer par analogie telles inductions quilui sembleront nécessaires ou tout au moins probables.

II

II. faut beaucoup de complaisance pour attribuer aux

Dorions une forme de comédie originale En fait, dans

1. L'onvrage elassiq&esftr la«om&M« dorieDneest celui ds Grysar,DeDoriensium comoedia, Cologne, 182t. Mais il faut surtout renvoyer,ici encore, à l'ouvrage cité de M. Denis, qui me pamtt voir beau-

coup plus juste dans toutes les obscurités du sujet.

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FACÉTIES DORIENNES 431

cette période primitive, nous ne trouvons chez eux en

général, comme chez les populations de l'Attique, quedos essais informes. Sur un soûl point, à Mégaro, vorsla fin du vi&siècle, quelque chose apparait, mais co quel-que chose n'est pas encore la comédie proprement dite.Celle-ci nait on Sicile, avec Épicharme, au commence-mont du v6 siècle; elle n'est donc pas une création col-lectivo et spontanée du génie dorien, mais bien celled'un homme supérieur, favorisé par des circonstances

que nous exposerons plus loin.On peut lire dans Pollux l'énumération et la descrip-

tion des danses mimiques do la Laconio >. Tout cela nomérite guère qu'une simple mention dans un exposégénéral tel quo celui-ci. Nous voyons là quo, parmi cesdansos, il y on avait quelques-unes qui étaient do véri-tables pantomimes comiques. On contrefaisait des es-

tropiés, on s'en allait clopin-clopant sur uno jambo debois, ou bien encore lo dos courbé, la tête branlante, oncheminait à pas pesants, en s'appuyant sur un bâton,comme font les vieilles gens. Ceux qui se livraient à cesbouffonneries s'appelaient rôïeiaveîet 'Treoproive;. On re-

présentait aussi do véritables scènes plaisantes dos

larcins do fruits et do victuailles, accompagnés de dia-

logues populaires,ou encore la visite dumédecin étran-

ger, que son accent et ses manières rendaient ridiculo g.Toutes ces choses malheureusement nous sont rappor-tées par des témoins relativement récents, qui ne tien-nent aucun compte de- la chronologie do telle sorte

qu'il est impossible de savoir si tel trait particulier dece tableau est bien réellement aussi ancien que nous le

supposons 3. Contentons-nous donc do constater d'une

1. Pollux, IV. 14,104.2. Follttx.pou»,cité.Athénée,XÏV,p. 621 '%ilu?ro yôpti{ jv

tvttksXtj Xi(eixMirrovicU«v«çiitùpav (evixôvlatpbvToiautlJiéfovTCt.3. Athénée,pass.cité, socontentede dire d'après Sosibios,à pro-

posde cesfacétieslaconiennes,x«>|ux^it«i8iS;<jvtiçtf4isos««Xmiç.

Page 440: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

433 CHAPITRE X. ORIGINES HE LA COMÉDIE

maniôro générale l'existence de ces danses mimiquesen Laconin, rappelons qu'un nom spécial, celui de di6ë-

listes, y servait à désigner les habiles en ce genre de

parade grotesque et reconnaissons qu'en somme toutcela était bien pou de chose et que l'histoire littéraire

aurait vraiment tort de s'y arrêter.

Coqu'on rapporte des bouffons appelés on divers lieuxaù«x«S$at>.oiest tout à fait du même genre. Sénios lo Dé-

lien, dans son ouvrage sur les péans, disait qu'on dési-

gnait ainsi des gens qui se couronnaient de lierre et

qui débitaient de longues tirades plus tard, ajoutait-il,on leur appliqua le nom d'iambes à eux et à leurs dis-

cours en vers Le lierre révèle le caractère dionysiaquede ces manifestations et le nom d'iambes la tendance

satyrique de ces monologues, pcul-élro en partie impro-visés.

A Sicyone, les joyeux compagnons qui fêtaient Bac-

chus s'appelaient dos phallophorcs 3. Ce que nous en

savons parait se rapporter à un temps où le théâtre

existait déjà, mais on ne peut guère expliquer do pa-reilles folios que par la survivance d'ancions usages. Ces

phallophores formaient une bande turbulente; ils so cou-

vraient le visage avec des touffes de serpolet et dos feuil-

los d'acanthe, so mettaient en outre sur la tète une

épaisse couronne de lierre, et ainsi masqués, ils s'avan-

çaient d'un pas rythmé en chantant; puis, tout à coup,

rompant les rangs, prenaient leur course et so livraient

à iniilo plaisanteries au milieu d'eux, le porteurdu phal-los se distinguait à son visage barbouillé de suie. Un mot

assoz obscur du même témoin semblo indiquer que, aprèscette entrée bruyante et désordonnée, ils jouaient une

scène dramatique (<rctôr,v£-f avrov),mais il serait témô-

1.Plutarque, Apopht.Lac.186.Athénée,pass. elle.2. Athénée.XIV,p. 622.3. Athénéo,mêmepassage.

Page 441: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

FARCE MÉQARIENNE 433

Hio». de la Utt. grecque. T. m. 28

raire d'uffirmor quo ce dernier renseignement doiveêtre rapporté à la période primitive.

En somme, le seul fait bien certain en tout ceci, c'ost

que très anciennement, – et en tout cas dans losiècleoùs'ébauche la comédiefuture, c'est-à-dire dans le sixième,– l'instinct mimique et l'instinct satirique, sous l'in-fluoncod'une excitation religieuse, le plus souvent dio-

nysiaque, éclataient chezla plupart despopulationsgrec-ques en manifestations bruyantes. Rien encore dobiendéfini partout l'improvisation, le caprice; des idées ou

plutôt des fantaisies folles qui jaillissaient au hasarddes cerveaux échauffés mais nullo réflexion, et parconséquent nullo création durable.

Mégaromérite pourtant d'attirer l'attention « LesMégariens, dit Aristote, revendiquent l'honneur d'avoirinventé la comédie: ceux de l'isthme., en alléguant quela démocratie est née chez eux, et ceux de Sicile,parcequec'est leur cité qui a donnéle jouraupoète Épicharme,un peu antérieur à Chionidèset à Magnés ils sofon-dentaussi sur l'étymologie car ils font remarquer qu'ilsappellent leurs villages descomes(xôpuu)tandis que lesAthéniens les appellent dosdèmes; et ils pensent que lescomédiens ont été ainsi nommés non pasà causodu co-mos, mais parce qu'ils allaient par les comes, la ville sorefusant à les recevoir 3. » Laissons de côté pourle mo-ment Mégarede Sicileet Épicharme,passons sous silencel'élymologiedontil est iciquestion, et ne retenons de,ces

1.L'existencedela comédiemégarienne,admiseuniversellementjusqu'ànosjours,a étécontestéepar M.de Wilamowitz,Hermèt,K, p. 319et suiv.M.Denis,dansle chapitreII desonouvragecité,a fortbienmontréla faiblesseréelledesonargumentation.Quoiqu'onfasse,elleesten contradictionformelleavecle texted'Aristote.

2. Il faudrait traduire c de beaucoup antérieur à Chionidès et &Stagnes », si l'on conservait le texte des manuscrits. 11me paraitplus simple d'adopter la correction [où]noUa irptapo;.

8. Aristote, Poétique, c. 3.

Page 442: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

434 CHAPITRE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

lignes si importantes qu'un petit nombre de faits. Le

premier, c'est qu'il y a eu à Mégare do l'isthme une co-

médie politique dont l'essor fut associé à celui do la dd-

mocratie naissante; les Mégariens l'aHiniaient et Aris-

tote ne le nie pas. Le second, c'est que cette comédie resta

confinée dans les villages et qu'elle garda par consé-

quent un caractère rustique. Le troisième, c'est qu'ellene suscita aucun grand poète et qu'elle ne créa pas uneforme durable; cette dernière conclusion résulte de ce

que les Mégariens do Sicile pouvaient sans invraisem-

blance considérer leur compatriote Épicharme comme

le père du genre comique, prétention qu'Aristote justifieen un autre passage, comme nous lo verrons t. Celaétant posé, les quelques renseignements que nous pos-sédons d'ailleurs prennent un sens assez net.

A la fin du vue siècle, en 612 avant notre ère, les Mé-

gariens se trouvaient sous la domination du tyran Théa-

gène, beau-père de l'Athénien Cylon Théagène fut

expulsé et la démocratie établie, à une date q»,) Mcinekefixe en 581 3. C'est donc vers ce temps que la comédie

dut commencer à prendre l'importance 'signalée ci-des-

sus (8i);Aoxp*ria{yevojiévflç)4. Il n'yjavait pas' encore, de

grandes villes à proprement parler en Grèce et particu-lièrement en Mégaride 9. La masse de la population vi-

vait à la campagne, occupée aux travaux des champs;les fêtes de Bacchus étaient par excellence des fêtes ru-

rales la comédie mégarienne fut une comédie de

i. Aristote, Poétique,e. 5.2. Thucydide,I, i26.3. Plutarque»Quaest.graecae,18.. •'4. n est vrai que la tyranniefut rétablie quelquetempsaprèset

que la démocratiene triomphadéfinitivementqu'en 488Maiselleavait fait son«vAnfiinunten581,et c'est de Celaqu'Aristotôsembleparler.Ladomédienaquitalors et subit ensuitedeséclipses,commela démocratieelle-même,pour renattre avec.elle.

5. Aristote.Politique,p. 1308,a, 18Bekkor.• s.t

Page 443: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

FARCE MÈGARIEXNE 435

paysans. Dans co petit coin do la Grèce s'agitaient deshaines de cla ses, plus violantes que nulle part ailleurs.Les élégies do Théoguis, qui appartiennent à la secondemoitié do ce siècle, en sont bien le plus vivant témoi-

gnage une haine furieuse y respire, celle de l'aristo-cratie -contre lo peuple révolté et vainqueur; l'histoire

prouve que lo peuplo de son côté no détestait pas moinsl'aristocratie Les riches, maîtres du sul avant la ré-

volution, descendaient des conquérants doriens; les

pauvres étaient les fils des anciens habitants du pays,carions, léloges, ioniens de sang mêlé, tous soumis long-temps à un dur servage. Quand la démocratie fut viclo-rieuse et qu'elle lâcha la bride aux hardiesses iambiquesdos Diony.sios, on pout croire que do ce vieux fond do

haino le Oot do la satire dut jaillir avec une singulièreviolence. On tourna en ridicule les puissants d'hier, on

se vengea de leurs mépris par des épigrammes sanglan.tes. Co fut là sans doute co qui donna l'essor au génie

comique. Mais il est difficile de croire quo l'on ait per-sisté longtemps dans cette voie. Le parti aristocratique

n'existait plus, les moqueries dont on l'accablait auraientbien vite paru surannées. D'autres chefs dupeuple avaientsurgi: c'était contre eux que la comédie devait se tour-

ner, fidèle à l'instinct d'opposition qui fait partout fa

force et souvent son honneur. Mais le pouvait-elle! Jouis-

sait-elle d'assez de liberté pour cola? Nous l'ignorons. Il

faut se dire soulemontquo dans ces fêtes de village, au

milieu du bruit, du désordre, bien des choses étaient

possibles, qui. no l'auraient pas été dans une grandeville, sur un théâtre proprement dit.

Cette farce'mégàricnne, »imal connue en somme, adù

susciter quelques hommes qu'une humeur naturelle-

ment plaisante et agressive prédestinait à yexceller. Ils'•' • •-•: >>.

1. Voir t. H»p. 133et suiv. > ;,> ;•« > i;2. Voirle passagedePlutarque quiyient d'élra.d'.é.• •>

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430 CHAPITRE X. ORIGINES DE LA COMÉDIE

composaient sans doute pourlos villages on fôte dessa-tires mimiques, quol'ou récitait ot quel'on jouaitpendantle eomos, dans les rues et sur les places publiques. Le

plus souvent ils losrécitaient eux-mêmes ou y jouaientle principal rôle et peut-êtro, tout en jouant, mêlaient-ils au texte écrit bien des plaisanteries improvisées.Aureste, c'étaient là des satires do circonstance, sans por-tée géuéralo et sans suite. Aristote affirme nettement

qu'Épicharme le premier donna dans la comédiel'exem-

ple d'une intrigue et que cette invention passade Sicileen Attique. Jusqu'au v*siècle par conséquent, tout ce

qu'on appelle comédien'était on définitive qu'une sériede scènes plus ou moins décousues Lafictions'y mê-lait probablement à la réalité; en fait dechargesbouffon-

nes, tout était permis. La réputation faite plus tard parles Athéniens à la comédie mégarienne montre assezcombiences inventionsprimitives leurparaissaient niai-ses etgrossières Oncomprend aisément que, dans ces

conditions,ce qui put être écritalors parées pauvres poè-tes docampagnoait immédiatementdisparu. Maisil n'est

pasimpossibleque les nomsde quelques-unsd'entre euxse soient conservés par tradition et voilà pourquoi, s'ilne faut pas trop croire à ce qui nous est rapporté à leur

sujet, ilest peut-être téméraire den'y voir quedes fables.Le plus célèbre d'entre eux, au dire des anciens, fut

Susarion, dont la tradition faisait un inventeur. Il était,

t. Didot,Sch.Gr.in Arisloph..Prolesom.IXa KatyàpotIvri)'AttHrf|«pôtoveucrtna&pwotxhlnit^8tu|u(tîjçxu|*<!>ÎIb«\<n&8sain«p\EotiffBpfuvaiknpironaixémotffoffrov,xslfthaçijv|»4vo>(-A--C6pavov..

2. Suidas, rix»« |irtapi*6c Aristophane, Guêpes. 87 et la scolie

Ecphastiuôs, tr.i liock Aspasins. commentant Aristote, Êth.àà

Niccm. IV, 2 &<f oprntoltolvuv xat <|»«2(polStaSAXemai xal «opçupiïi

Xpt6iwvotiv t§ wap48(|>.Je douta fort que eetr âvriûetu m»t» 86 rap-

portent. commeon parait le croire généralement, à la farce mé-

garienne, qui n'avait probablement pasde«jpo8o«, et encore moinsde brillants costumes.

Page 445: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SUSARION 43?

dit-on, du bourg de Tripodiscos, eo Mégaride, au pied

des monts Géraniens. Il se fit connaître vers l'année 570

environ ». Son originalité consista en ce qu'il fut le pre-

mier qui écrivit des comédies en vers rien là d'in vrai-

semblable sil'on donne au mot comédie le sens que nous

venons de lui attribuer. Un fragment d'un grammairien

latin anonyme nous apprend que les comédies primiti-

ves nedépassaient pastrois cents vors3. Cela nous donne

une idée de co qu'ont pu être celles 'do Susarion

Avec Susarion, la comédie mégarienne semble être

passée en Attique, soit qu'il l'y ait portée lui-même, soit

qu'elle y ait été propagée spontanément de village en

village D'après une tradition conservée par le marbre

de Paros, elle aurait pris pied d'abord, entre 580 et 562,

dans le dème d'Icarie; il est à craindre qu'il n'y ait là

quelque confusion avecles débuts de la tragédie. Le plus

probable, c'est que pendant tout le vie sièc-lo, elle resta

confinée dans les campagnes, et qu'elle ne fut, durant

toutecetto période, qu'uneforme,passablementgrossière

encore, d'une simple réjouissance rustique. S'il y eut

des concours çà et là, ce furent des concours de bouf-

1. Selon le marbre de Paros, les gens du dème d'Icarie institué-rent le chœur comique, inventé par Susarion, à une date qui est

aujourd'hui effacée. D'après ce qui précède et ce qui suit, cette dateest comprise entre 580 et S62.

2. Didot, Schol. gr. in Aristoph., Proleg. IX a Ilpùtov o3v Soumx-

pfav tic rnt ê|»|tltpou X(i)(i(j)8li<{«pxnTÔSèfdveto.3. Voir Rhein. Muséum, XXVIII, p. 418. Ce fragment est extrait

d'un manuscrit de Saint-Gall. On y Ut Auctor ejus (se comoediaa)Susarion traditur. Sed in fabulas primi eam contulerunt non

magnas, ita ut non excedorent in singulis versus trecenos.4. Nous possédons un fragment attribué à Susarion. Mais il faut

avouer qu'à priori l'authenticité en est singulièrement invraisem-blable.

5. Le fragment qui lui est attribué, s'il n'est pas de lui, est dûà quelqu'un qui s» représentait Susarion comme un Mégarien par.lant à des Athéniens.

'Aitoûtte Xew• SoveapEuvXtYetTiSe,uMc *iXtvou Mefap46svTpMtoSfoxio;.

Page 446: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

438 GHAPITUE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

fonnories, organisés par un démarque ami du riro et

jugés par un tribunal on gaieté. Voilà pourquoi les noms

de ses représentants jusqu'au commencement du v°siè-

cle sont ou suspects ou dénués pour nous de toute valeur

littéraire, faute de renseignements Deux d'entre eux

seulement méritent peut-être de n'être pas complète-ment passés sous silence. Myllos, selon les lexicogra.

phes et les collectionneurs do proverbes, donna lieu à

l'adage « Myllos cnlond tout » on l'appliquait à ceux

qui, tout en faisant semblant d'être sourds, ne perdaientrien de ce qui se disait Si l'origine de cet adago est

exacte, elle laisse deviner avec quelle précision indis-

crète cettccomédienatssanlo reflétait lacbronique locale:c'était une joyeuse médisance qui savait tout et qui ne

respectait rien. A côté de Myllos, Méson est connu parun proverbe sur l'ingratitude, qui fut gravé, dit-on, sur

un Hermès. Il est assez singulier que ce proverbe soit

formulé en un hexamètre 3.

Tout cela, comme on le voit, ne fait pas une histoire.

C'est qu'à vrai dire, malgré des essais etdes succès d'un

jour, il n'y avait encore ni poètes comiques ni comédies.

Ces revues bouffonnes et satiriques, adaptées la tur-

bulence des Dionysies des champs, n'avaient rien do

durable. Le premier qui construisit vraiment des pièces

1. Euetes et Enxénidès sont nomméspar Suidas(Eiti'x«pno;)commedes poète3athénienscontemporainsd'Épicharme, c. à. d.an'ôrieurs aux guerres médiques(itpbtwvIhpjixwv) onn'en saitrien de plus.Tolynosde Mégare est mentionnédans VElymologi-eummagnum(v. ToMvetov)commeantérieur à Cratinos.

2. Soldas Mvtto;itivt' «xovst!Cf. Hésychius.Eustathe (Iliade,XII, 310,et Odyssée,XXIII,106),et les parémiographesZénobius,15,Diogénianus,VI, 40,Apost.XI, 85.

3. Zénob., II, 11. Cf. Harpocration,"Eptuat.Tout ce que relateAthénéed'après Polémon(XIV,p. 659)des inventionsdumdgarienMéson,desmasqueset desrôlescréés par lui, nepeut évidemmentpas se rapporter au vieuxpoète comique.Il doit y avoir là con-fusion avec un autre poète du mornenom,ou peut-ètroavecun

entrepreneurde spectaclesd'un autre temps.

Page 447: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LA SICILE 430

comiques, ce fut, comme Aristote l'atteste, 'le sicilien

Épicharme. Il faut donc nous transporter maintenant enSicile pour assister aux débuts de la comédie, avant de

pouvoir étudier en Attique les premiers développementsdu même genre.

III

II n'est pas douteux qu'au vi° siècle la comédie» sousla forme primitive que nous venons do décrire, n'aitexisté en Sicile comme dans les autres parties de laGrèce. La population de l'ile, telle que l'avait faite lo

mélange dos races, était remarquable par la finesse deson esprit, par son enjouement, parses saillies spirituel-les. « Un Sicilien, dira plus tard Cicéron, n'est jamaissi mal en point qu'il ne trouve à dire un bon mot »

Mais, là comme ailleurs, les éléments de la comédieétaient dispersés. Ce qu'elle avait produit de plus re-

marquable, semble-t-il, c'étaient lesiambesd'Aristoxènede Sélinonte, qui devinrent, après les innovations d'Épi-charme, comme le type do « l'ancienne manière 8. »Cette ancienne manière no différait sans doute que fort

peu de colle que nous venons de caractériser sous le nomde farce mégarienne. Qu'elle comportât un pou plusd'idées générales, cela est possible, car cola ne dépen-dait que de la portée d'esprit du poète. Mais elle consis-

1. Cicéron,Verrines,IV, 43. Cf. Divin.in Csecil.,9; Oi-al.II, bi.Voiraussi Quintilien,VI, 4, 31.

2.Hcphostion(p. 45,Porson)cite cesdeuxvers d'ÉpicharmeOttoÙctâpgs-jcxarrôvâp^aTovtpinov'Ov irpïto; £Îo«ï»ia«8' *Api<rt6Çevoî.

Il citeaussi unvers d'A.'istoxône,qui est une moquerieà l'adressedesdevins tt'c àXaltfvetotvKXdaxxvicxpé/ettmvivOpiûitwvtoi (itmie;.Cf.Schol.Aristoph.Ptoutos,487.D'aprèsce passage,Aristoxèneseserait servi, quelquefoisau moins;du tétramètreanspestiqueca-laleetique,qui fat appeléplus tard Aristophanien,à ';ausodu fré-quentemploiqu'en fitAristophane.

Page 448: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

440 CHAPITRE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

tait toujours en courtes scènes; dos morceaux de corné.

die, mais point do comédie à proprement parler. Le

genre futur n'existait qu'à l'état diffus; il s'agissait de

le condenser, et pour cela il fallait un maître

Au lieu d'un, il y en eut deux Phormis ou Phormos

de Syracuse, et, avec lui, Épicharmo, le seul vraiment

grand a.

Épicharme naquit ù Cos dans la seconde moitié du vie

siècle A l'âge de trois mois, il fut transporté àMégare

Hybla, sans doute lorsque Cadmos, tyran de Cos, quitta

son pays pour la Sicile avec un certain nombre de ses

concitoyens Mégare le considéra toujours comme un

des siens s. Plus tard, il passade Mégare à Syracuse, ot,

selon Suidas, il y fit représenter dos pièces en 486

Devenu célèbro dans cette ville, il y <'cmeura sous les

règnes de Gélon et do son frère Iliéron et mourut à 90

ans 7. Quelques récits nous le montrent accueilli à la

cour d'Hiéron, malgré ses relations avec des hommes

qui étaient suspects au tyran 8. Quant à Phormos,

c'était un Syracusain, contemporain d'Épicharmc. Fami-

lier de Gélon, il fut chargé par lui de l'éducation de ses

1. Bibl. Didot, Sch. graec. in Aristoph., Prolegom. III Oùto;

(Epicharme) itpcôto;tî)v xo>|i<j>8tav8iîppip.(tévT,vàvtXTirç<xaTO.2. Sur Épicliarine, les principales études littéraires sont celles

d'Artaud {Fragments pour servir à l'histoire de la comédie antique,Paris, 1863), de M. J. Girard (is`pieharme, dans la Revue ~les DeusParis, <863),de M. J. Girard (~fc~at'me, dans la jReftM~M DeK.<:Mondes du 15août 1880 réimprimé dans les Études sur la poésie grec-que), enfin le chapitre de M. Denis dans son ouvrage sur la comédie

grecque.3. Diog. Laërce, VIII, 3..4.Hérodote, VI, iSi. Diog. Laerce, pass. cité. Suidas, 'Eitixapno;.5. Suidas, *£icî-/ap(to( Aristoto, Poétique, c. 4.6. Nous n'avons aucune raison de mettre en doute cette date. Il

n'y a donc pas lieu de supposer, comme on l'a fait, qu'Épicharmesoit venu à Syracuse lorsque Gélon détruisit Mégare en 483. Biendes raisons ont pu l'y attirer plus tôt.

7. Dioft. Laërce, pasa. cité.8. Plutarque, De adulai. et amico, 27 Begumet imperator. apopktheg-

mata, Bieron, 5.

Page 449: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

ÉPICHARME 441.

enfants; nous no savons rien do sa personne ni de sa

vie

L'œuvre de Phormos a onliôromont disparu. Celle

d'Épicharme ne nous est connue que par quelques frag-ments et un petit nombre de témoignages. Si insuffisants

qu'ils soient les uns et les autres pour une étudo com-

plète, ils no nous permettent pas du moins de douter

qu'Épicharme n'ait été un des esprits supérieurs do ce

siècle, qui en compta un si grand nombre. Platon fai-sait de lui le plus grand nom do la poésie plaisante,comme il faisait dilomero le plus grand de la poésiesérieuse 8.

La grande innovation d'Épicbarmo et de Phormos, ce

fut, d'après le témoignage précis d'Aristote, d'avoirdonné à la comédie une fable 3. A vrai dire, il ne paraitguère douteux quo, au temps où ils parurent, cette chose

nouvelle no fût, comme on dit, dans l'air. « La comédie,écrit encore Aristoto, avait déjà quelques formes à elle,

quand se produisirent los poètes qui lui sont propres et

dont les noms sont restés 4. » Parmi ces formes à elle,il y avait sans doute des essais do fictions dramatiques.Mais ce qu'on n'avait pas compris jusque-là, c'est quede telles lictions, essentiellement satiriques et bouffon-

nes, pouvaient être développées comme des fictions tra-

giques, à travers une série d'événements appropriés,jusqu'à un dénouement. La comédie, telle qu'on la con-

cevait alors, consistait en scènes décousues, en tableaux

successifs. L'idée des novateurs fut de l'assujettir à uneaclbn régulière. Bien quo nous n'ayons aucune preuve

1. Suidas,4>£p|io«.S. Platon. Théélèle, p. 182 E Kai tûv Koir,TÙv ol Sxpoi tr,t notrjffeuç

Ixatépa;, xcapuSiac fàv *Eitixap|U>(, TpaYw8ia« Se "O|it|po(.3. Aristote, Poétique, c. 5 Tô tï pûSou; itoisïv 'Eitr/apiio; xot\ *4j>-

|u;- Cf. Suidas, 'Esixaptio; 6; eû?e tr,v xu|UpStav iv Supaxo'jaai; â|ia

*6p(i<,>.4. Poitique, c. 5 vllit\ Se ayilixa.xù tivot «ùtf|« lx<>ier\<;o! ).îY6tievo»

o-JTf,; noit)tal |iv»)(j.ovaûovtac.

Page 450: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

413 CHAPITBE S. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

décisive de l'influence qui put être exercôo en colapavla tragédie, tout nous porto à croire que les grands

exemples qu'elle donnait alors ne furent pas étrangersà l'heureuse tentative des deux poètes siciliens.

tb

Il est bien probable qu'avant eux la comédie popu-laire, sous sa forme naïve et spontanée, s'occupait plusde réalité contemporaine que de mythologie. Toutefois

les dieux et les héros n'étaient pas complètement à l'a-

bri des moqueries qui s'adressaient surtout aux hom-

mes. Le chant phallique mettait onscène Bacchus et son

cortège. On y pouvait parler do ses aventures et de

mille autres choses. Donc à côté des sujets empruntésà la vie commune, on en connaissait, déjà d'autres, quiétaient mythologiques. Quand Épicharme essaya de

transformer ces réjouissances bruyantes en représenta-tions dignes d'un vrai théâtre, ces deux sortes de su-

jets s'offrirent à lui. Il ne dédaigna ni tes uns ni les au-

tres. D'après les titres de ses pièces, on peut rapporterau premier groupe le Paysan, les Rapines, le Second,

l'Espérance ou la Richesse, les Théores, Logos et Loginna,la Mégarienne, le Raffiné (IleptxXXo;},les Perses, Pithon,

les Marmites au second, c'est-à-dire au groupe my-

thologique, Alcyon, Amycos, les Bacchantes, Busiris, la

Terre et la Mer, les Dionysos, les Noces tFHébé, Hé-

raclès insensé, le Cyclope, Héphestos ouïe banquet, Ulysse

transfuge, Pyrrha au Prométhée, les Sirènes, Sciron, le

Sphinx, les Troyens, Philoctète, Chiron La simple

comparaison de ces deux listes semble dénoter une pré-férence du poète pour les sujets du second groupe;c'étaient cependant, selon toute apparence, ceux qui te-

naient le moins de place dans les divertissements popu-

1. Nousconnaissonspar leur titre 29piècesd'Épicharme,celles

qui viennentd'être «nnmArées.Onlui enattribuait 40,mais 4pas-saient pour non authentiques(Bibl.Didot,Schol.grsec.inArhlopli.,Proleg.III). Ses œuvresavaientété recueillieset diviséesen dixtomespar l'AthénienApollodore(Porph.,Viede Plotin,24).

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ÉPICUAP.ME 448

laires d'où sortit la comédie. Cela doit nous confirmer

dans l'opinion que la réforme dramatique d'Kpichannelui fut principalement suggérée par quelque chose d'é-

tranger au genre comique lui-même; et co quelquechose ne peut être que la tragédie avec le drame saty-rique. Il est très remarquable en effet que beaucoup do

ces titres de comédies mythologiques so trouvent être

aussi des titres de tragédies ou de drames satyriques.On peut dès lors soupçonner avec une grande vraisem-blance ce qui dut se passer. Ce furent les pièces athé-

niennes, qui, de loin ou de près, servirent do modèles à

Épicharme, et ses premières comédies furent sans doutedes drames satyriques sans satyres, avec un mélange deréalisme populaire qu'on ignorait encore à Athènes. Les

légendes des dieux et des héros lui offraient des actions

dramatiques presque toutes faites; ce fut on les mettantà la scène qu'il apprit son métier ot qu'il fit approuverau public ses innovations '.Celles-ci s'appliquèrent en-

suite tout naturellement aux sujets que suggérait la

vie réelle.

Malheureusement nous n'avons ni une pièce entière

d'Épicharme, ni même uao analysé d'une de ses comé-

dies, qui nous permette de dire au juste de quelles par-tios elles se composaient ni comment ces parties étaientliées entre elles. Deux ou trois fragments nous laissent

soupçonner seulement que ses pièces, ou du moins quel-

ques-unes d'entre elles, étaient précédées de prologues.Parfois le poète y mettait en scène un des personnagesde la comédie, à pou près comme Euripide devait le faire

1. Quelétait le publicd'Épicharme?aucuntémoignagene nousl'apprend;mais il est ensommeévidentque des œuvresde cemé-rite ne s'adressaientpas à des gensgrossiers.A Syracuse,commeà Athènes,le peupleremplissait sans doutela plus grandepartiedu théâtre, niais«'était la classemoyenne,peul-éli'emêmel'élitede la société,qui donnait le tonà cette multitude,d'ailleurs tréiintelligente.

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444 CHAPITRE X. ORIGINES DE LA COMÉDIE

plus tard dans la tragédie. A cotte manière se rapporteun curieux fragment do son Ulyssetransfuge, récemmentretrouvé. Ulysse»serable-t-H,sortait du camppourallerespionner les Troyens chez eux et il exposait ainsi aux

spectateurs ce qu'il allait faire

« Prêt à partir, je vais m'asseoir ioi un instant et je dirai ce

que je compte faire; les gens avisés me comprendront. Car

certes, j'estime que mon souhait est tout &fait selon la natureet le bon sens, pour peu qu'on veuille voir ce qui est vrai.

Puissé-je arriver là où l'on m'a oommandé d'aller puissê-jeensuite réussir plutôt qu'honorer mon insuccès en mourant!Que je me tire de cette dangereuse entreprise et que j'obtienneune gloire divine en pénétrant dans la ville des Troyenst t

"Puis, qu'informé clairement de toutes choses, je revienne toutrévéler aux divins Achéens et au cher fils d'Atrée, et que jesorte de là sain et sauf »

D'autres fois, le poèto parlait do lui-même et en son

propre nom. On a vu plus haut deux vers, probable-

ment empruntés un prologue de cegenre, où il opposait

sa manière à celle de ses prédécesseurs, et notamment

d'Aristoxène. Dans un autre morceau, qui consiste en

cinq tétramètres trochaïquos, Épicharme, pleinement

conscient do la force et de la nouveauté de quelques-unes de ses pensées, déclare fièrement qu'on en con-

servera le souvenir et qu'un jour il se trouvera quel-

qu'un pour les dépouiller du mètre de la comédie et

les revêtir do vêtements de pourpre De tels morceaux

1. Ce fragment, retrouvé sur un papyrus égyptien, a été 'publiépour la première fois par M. Gomperz en 1839, avec d'antres frag-ments divers provenant de la collection de papyrus de l'archiduc

Régnier. M. Blass l'a commenté et corrigé dans les JahrbOcher fit»-elmsitehe Philologie, 1889,p. £87. Je traduis ici d'après le texte qu'ila établi. Le morceau est composé de dix tétramétres trochaïques.S. Diogêne Laërce, III, 17. Je ne vois aucune raîson pour- douterde l'authenticité de ces vers. Ce qui les rend suspects, c'est qu'ona voulu y voir une allusion à Platon s'appropriant les doctrines

d'Épicharme (voyez plus loin). Mais Épicharme a bien pu dire

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ÈPICHARME 445

établissent, d'une manière à peu près certaine, l'exis-

tence do prologues dans la comédie d'Épicharmo. En

revanche, nous ne savons même pas s'il avait un chœurà sa disposition; et quant à ses plans, il n'en est pasun seul que l'on puisse essayer de restituer avec quel-que certitude Ce que nous en savons do plus précis,c'est encore ce qu'Horace nous Jaisse entendre, quandil dit que Plaute rivalise avec Épicharme pour le mou-

vement et la rapidité,Ptaulus ad exemplar siculi properare Epicharmi

Voisin encore de la comédie populaire, le grand poètede Mégaro avait dû garder quelque chose de ses habi-

tudes. Il est assezprobablequechezlui tes scènesétaient

courtes, l'intrigue simple et presque élémentaire, les

péripéties peu nombreuses. Ses pièces allaient vite et

droit au dénouement, comme les tragédies des contem-

porains.Était-ce d'ailleurs l'observation ou la fantaisie qui en

faisait le principal mérite? Peut-être l'une et l'autre àla fois.Certains fragments des piècesmythologiques nouslaissent entrevoir une imagination aussi variée qu'amu-sante. Les Noceset Bébécontenaient la longue descrip-tion d'une pèche miraculeuse de Poséidon et d'un ban.

quet olympien. Le poète, pour l'écrire, avait dû évoqueren esprit l'image du marché de Syracuse, avec ses étals

garnis de poissons et de coquillages,connus et inconnus,de crustacés étranges, de volailles et de gibier de toute

sorte; et il avait tiré de là une sorte d'énumération pan-

celadansun sensgénéral.Ceuxqui fabriquentaprès coup desallusionsles fontd'ordinaireplusprécises.1.Welckera penséque le sujet de VBépheslosd'Épicharme

(commedudramesatyriqued'Achéosqui portait lemêmetitre)devaitêtrela légenderacontéedamlafable166d'Hyginet danslechap.20du i« Uvrede Pansaniae.C'estlà une simplecon-jecture.

2. Horace. Épitres. II. I. 58.

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446 CHAPITRE S. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

tagruélique, dont nous pouvons encore sentir en quel.

que mesure le mérite propre. L'effet résultait surtout

de l'entassement mémo des noms, du parti-pris imper-turbable qui semblait traiter sérieusement los choses les

moins sérieuses, mais il tenait aussi à la justesse inté-

ressante de la description. Sans recherche de couleur,sans aucune intention d'imiter par la poésie les jeux do

lumière et les mouvements, Épicharme y fait voir les

choses, il donne l'idée de la profusion et de la variété.

Au milieu de cet art descriptif, son esprit éclate à cha-

que instant en traits humoristiques. Point de grosse et

large gaieté une plaisanterio vive, rapide, un peu sè-

che et gouailleuse, faite de malice, d'à propos gamin,

Yaliquid facete et commode dictum que Cicéron attribue

aux Siciliens ». Écoulons-le énumérer ses coquillages« Des pectens, des balancs, des murex, des huîtres obs-

tinément formées, pour les ouvrir, on a do la peine;mais, pour les avaler, ça passe tout seul, -des moules,des buccins et des écuelles, des anarilos, fort bonnes

quand on les mange, mais bien pointues quand on s'y

pique.a » Lo défilé continue, et voici venir « les can-

cres et les oursins, des êtres qui, vivant dans l'eau

de mer, ne savent pas nager, et s'en vont à pied tout

bonnement 3; » après eux, les « astaques et les eolydè-

nes, et un animal qui a les pieds tout petits et les bras

très longs, et qui so nomme le crabo » puis encore

« les sargines, les mélanuros et les ténies qu'on aime

-tant, minces et savoureuses, qui se conteatontd'un° petitfou s. » A peine peut-on dire en tout cela si le poète

"plaisante ou s'il décrit; il voit les choses telles qu'elles

1. Venines,IV, 43 Nunquamtammale est Siculis quin aliquldfâ:ete et commodedicant.. <

2. DIdo»,v. 80-34..h. U:. v. 05. -••«•••-4. Id., v. 67.8. H., v. 75.

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ÉPICHARME 447

sont, mais il les voit plaisamment; son badinage n'estnon, ot pourtant il anime tout. Çà et làde magnifiquesmots composés (|«Y*}oxa5{/.6v3t;ta yiwxç xviXTpaiteXeyao-TÔpa?ôvowî),drôles par eux-mêmes, par leur son et leursdimensions, mais plus drôles encore par leur précisionpittoresque et parle contraste do leur majoslé avec leréalisme do leur signification. Épicharmo a la visionnette et forte des petites choses; en plus, la moquerieprompte et légère, avec un sens de l'effet des mots, quiest d'un artiste en fait de style. Ce curieux mélange defantaisie et de réalisme n'est nulle part plus sensi-ble peul-ôlrc que dans quatre vers de son Busiris, où il

représente Héraclès à table. Un narrateur quelconquele décrivait ainsi « Rion qu'à le voir manger, c'est àen mourir de peur. Grondement sourd du gosier, fracasdes mâchoires, bruit sec do molaires, grincement decanines; des narines qui sifflont, des oreilles qui s'agi-tent » Par ce côté de son talent, Épicharme restaitvoisin du simple peuple, auquel il avait emprunté lacomédie, quand elle n'était rien, pour en faire quelquechose. Il lui faisait d'excellente poésie avec des maté-riaux vulgaires, il la tirait sans effort du marché ou du

cabaret, non en se délectant dansla grossièreté, mais ense servant librement de toutes les choses vues et en-tendues chaque jour, qu'il agrandissait par la force na-

turelle, de son esprit.Ainsi doué, i&picharmo ne pouvait pas ne pas prê-

ter à ses personnages <ualj^lje,f.i;f#rappant. Il devaitexceller à les décrire à la fois par le dehors, ;Çt nar lededans, saisissant d'un coup d'œil le trait caractéristi-

que, soit dans l'âme, soit dans l'extérieur, et Je déve-loppant. avec son amusante faculté de. 'grossissement.Lorsque, dana uu passage de Espérance, il montrait

1.Didot.v. 13-16.. «; ..•

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448 CHAPITRE S. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

aux spectateurs un viveur qui « vidait d'un seul trait

la coupe de sa vie », n'était-ce pas résumer en un mot

énergique tout un caractère? II nous rosto do la môme

pièce quatorze vers, dans lesquels un parasite se faisait

connaître lui-même par une sorte do confession à la

fois joyeuse et navrante. Il y fait les honneurs do sa

bassesse avec un cynismo dobouffon; et pourtant, sous

cette légèreté effrontée, la misère du vico apparait crû-

ment. Cetto façon do peindre est d'un maître.

« Jadineavecquiconqueveutde moi; il suffitdom'inviter;-et mômeavee quinemevoutpas; l'invitationest superflue.Atable,je suispleind'esprit,je faisrire toutle monde,et jeloueceluiqui reçoit.Si quelqu'uns'avisede le contredire,je

m'emporte,moi,contrece quelqu'un,et je me chargede la

querelle.Ensuite,quandj'ai bienmangéet bienbu, je m'envais. Pointd'esclavequim'accompagne,la lanterneàla main.

Je chemine,non sans fauxpas, &travers l'ombre,tout seul.

Si par hasard,je rencontrela garde,je tienspourunegrandefaveurdes dieuxquecesgens-làne me frappentpaset qu'ilsse contententde me cinglerà coupsde bâton. Et quandj'ar.rive enfinchezmoi tout moulu,je me couchesur la dure, et

toutd'abordje ne peuxpasdormir,jusqu'àcequ'enflnlebien-fait du vin pur se fassesentir à mesesprits »

Si une heureuse fortuno nous avait conservé le

Paysan, les Rapines, la Mégarienne, que de bonnes et

franches peintures do ce genre n'aurions-nous pas, où

revivraient pour nous quelques-uns des types les plus

curieux du peuple grec do Sicilet Lecostume des gens,

leur allure, leurs gestes, leur démarcho n'y seraient pas

moins Vivement dessinés que leurs mœurs. Trois vers

fort mutilés de la Mégarienne nous laissent entrevoir

l'amusant croquis d'une femme maigre et anguleuse,caricaturée lestement en deux ou trois comparaisonsavec une vervo spirituelle. On croit la voir «plate eu

i. Id.. v, es.8. Ditlot, v. §9-43.

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ÈPIGHARME 440

Hist. de la Lin. grocque. T. III. 29

avant, pointue en arrière comme une raie, sèche commeun scorpion, avec la tète osseuse d'un cerf » Celui

qui a écrit cela avait dans l'imagination quelque chosede la oettoté mordante et do l'âpre fantaisie d'Archilo-

que.Do pareilles comédies étaient nécessairement pleines

de philosophie, puisqu'elles étaient pleines de vérité.Mais les témoignages anciens font d'Épicharme un phi-losophe dans un sens plus spécial. Diogène Laërce lui adonné une place dans ses Vies desphilosophes; il lo rangeparmi les Pythagoriciens Il est clair qu'en le traitant

ainsi, il suivait une tradition, qui est d'ailleurs confirméedans une certaine mesure par un bon nombre de frag-ments subsistants. Ceserait toutefois on exagérer la por-tée que d'attribuer aux comédies d'Épicharmc une ten-dance pythagoricienne très nettement caractérisée2. On

comprend mal comment un genre populaire et plaisantaurait pu se prêter à l'exposé de doctrines abstraites; et

si, par impossible, ce miracle eût été réalisé, nul doute

que ces comédies enseignantes n'eussent fait à ce titre

plus do bruit- dans le monde qu'elles n'en firent effec-tivement. Leur auteur aurait été classé à part comme

1.Didot,v. 129-132.2. Cettequestiona été discutéeet résolueavec de notables di-

vergencesd'opinion par MM. Jules Girard et Denis dans lesouvragescités plushaut.L'erreur qui a fait d'Épicharmeun phi-losopheproprementdit remonteà l'antiquité. Le sicilien Alki-mesavait composéun ouvrageen quatre livres, pour démontrerquePlaton avait empruntéà Épicharmetoutl'essentielde sa phi-losophie.C'était là un paradoxede sophiste,suggérépar un pa-triotismepeu intelligent,DiogèneLaërce (m, 9-17)nous a fait«onnultrececurieuxtraité par des extraits assez nombreux il<mrésumeainsi l'idéemaltresse IloXXà&xalitap 'Emxâppoutoûxa>|foSioitaioOicpaa<dfiXi)TasMIlXârav),ta KXefora\uzaypiyai.Lesfragmentsd'Épiçhurmorecueillispar Alkimosà l'appuidesa thèse,et citésplus loin, prouventsimplementqu'avant Platon plusieursdes idéesqu'il a faites siennesétaient déjà engermechezquelquesespritsdistingués.

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450 CHAPITRE X. – ORIGINES DE hk COMKDIE

un poète d'une nature exceptionnelle, et ni Platon niAristote ne l'auraiont considéré comme le père de la

comédie proprement dite. Épicharme était certaine-

ment un esprit très réfléchi, que la philosophie con-

temporaine avait touché. Il s'en occupait pour son

plaisir personnel, et il dut par suite y faire allusion sou-vent dans ses pièces. II a pu être ainsi un véritable

philosophe do la scène comique, comme Euripide plustard fut un philosophe de la scène tragique. Ce fut la

réputation qu'il s'acquit de son vivant; et celle-ci futcause qu'après sa mort on composa sous son nom des

écrits pythagoriciens, qui, grâce à l'opinion établie, pu.rent lui être attribués sans trop d'invraisomblanco

Ces écrits ont été tenus pour authentiques par DiogèneLaërce 2. L'erreur est évidente mais elle ne s'expli-

querait pas si la nature du génie d'Épicharme, telle

qu'elle se révélait dans ses pièces, no l'eût rendue pos-sible. Voilà pourquoi il n'y a vraiment aucune raison

do tenir pour suspects la plupart des vers philosophi-

ques qui nous sont parvenus sous son nom, presquetous d'ailleurs portant nettement son empreinte.

Quelques-uns de ces vers sont isolés. Affirmations

métaphysiques, jetées en passant; comme celle-ci« C'est l'esprit qui voit, c'est l'esprit qui entend; tout

'le reste est sourd et aveugle'. » Ou, plus souvent, sen-

tences morales, brèves et frappantes « II est bon de

se taire, en présence de gens qui valent mieux quenous » – « Sobriété et défiance, c'est là le nerf de la

sagesse » « La peine est le prix auquel les dieux

nous vendent les biens 6. » – D'autres fois, ce sont

i. Athénée.XIV,p. 618D.S. DiogèneLaôrce, VIII. 9 Oîwî fawpvfoatgwstaJkttwiw»*vas

çusiotareT,fnui\kf>Xo-(tX,laTpoXoifsî.3. Mttllach-Didot,253.4.Id., 8S1.5. Id.. 255.

6. Id., §86.

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ÉPICHARME 45J

do petits groupes de vers, où éclate tout à coup unepensée élevée ou simplement piquante. Il disait, à pro-pos de la mort d'un homme « Son être qui était com-posé s'est décomposé: il est reparti vers l'endroit d'oùil était parti, la terre retournant à la terre, le soufflevers les hauteurs. Quel sujet de plainte en celafJon'en vois aucun » Et à propos du mariage « Semarier, c'est à peu près la même chose que jeter troisfois les dés au hasard en demandant six ou trois (?). Situ trouves une jeune QUcde bonnes moeurs, sans dé-faut grave, tu seras heureux en ménage; mais si tu enrencontres une qui aime à sortir, à bavarder, à dépen-ser, tu auras pour toute ta vie, en guise de femme, uneélégante calamité 2».

D'autres passages plus étendus nous font assister à devéritables discussions philosophiques. L'influence de ladialectique naissante y est sensible. Épicharme voulaitévidemment donner à son public le régal de cos argu-mentations subtiles et pleines de surprises qu'on inven-tait alors dans l'école et qui enchantaient déjà presquetous les Grecs, nés discuteurs. D'ailleurs, comme So-crate devait le faire un peu plus tard, il savait, par desexemples familiers, leur donner une forme populaire.Un personnage, peut-être Ulysse, s'exprimait ainsidans une de ses pièces

« Eumée, Ir sagesse n'est pas le privilège dequelqnes-uns:

1.U., ses.2. M..880.– Le mérite des sentencesd'Épieharme était uni-

vorsellementreconnu dans l'antiquité. Tout le mondelui faisaitdesemprunts.Jam)Tique,ViedePylkag.166 Or«V«,>l»o*ortaa(“tSvxaràtbv pfovpOuM|Uv<utic 'Eitsxipuou«.«vota;npofipovtouxaVvxtStniRzmcsôtàî oi<piX<Soo?6ix«t4x<w<m.CI.Didot,Schol.grseeaindristopA.Prol. Ul s~II~mn'4011y,ru,~sx6c.C'estaussipourla finesseprécisede sonm t$ &Cicéronle loue, dans un passagede sesprécisede sonesprit que Gicôronle loue,dans un passagede sesTmculanetfr8) Sedtu mihi viderisEpicharmi,aeutinec insutstaominls,ut Siculi, sententiamaequi.

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458 CHAPITRE X. – ORIGINES DE LA COMEDIE

tout ce qui vit est doué de raison. Dans la race des coqs, quefont les femelles? Sois-y attentif, et tu verras qu'elles ne met-tent pas au monde leurs petits tout vivants; elles couventleurs œufs, et ainsi leur donnent la vie. Ce qu'est cette sagesse,la nature seule le sait; car c'est elle-même qui s'instruit spon-tanément »

Voici, dans d'autres morceaux, la méthode interro-

gative, l'échango des objections et des réponses. Un

personnage, qui fait le maître, démontre à un disciple

quelconque que tout change sans cesse, sauf les dieux;les mots do commencement et do fin n'ont point de

sens il n'y a que l'être éternel, toujours changeantce sont les idées d'Iléraclile, traduites en un langngoaisé à comprendre.

« A. Les dieux ont toujours été il n'y a pas eu de tempsoùils ne fussent pas. Ce que nous voyons est toujours sembla.ble, à travers la série des formes qui se répètent. B. Maison dit pourtant que le chaos fut le premier des dieux par l'or-dre de la naissance. A. Et comment cela se pourrait-il ?9D'où tirerait son existence un être qui serait venu le premier?q

Non, point de chose qu'on puisse appeler première, non plusque seconde, de toutes celles dont nous parlons. La vérité, lavoici. Prends un nombre quelconque, pair ou impair, et ajouteIi ce nombre une unité, ou encore répète-le doux fois; penses-tu qu'il sera encore ce qu'il était? B. Non certes. A. Etde même, si à une longueur d'une coudée, il te plait d'ajouterune autre longueur, ou au contraire d'y retrancher quelquechose, la première longueur n'existera plus. B. Eu effet.

A. Eh bien, applique ce principe aux hommes l'un gran-dit, l'autre décroit; chez tous, le changement est incessant.Or ce qui change naturellement et ne reste jamais «lans lemême état est autre dans sa forme actuelle que dans celle quia disparu. Et pareillement, toi et moi, nous étions autres hier,nous sommes autres aujourd'hui, autres encore demain, et ja-mais les mômes, selon notre raisonnement 9. »

1.Didot, 206-212.2. Diog. Laërcc, III, 10.

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ÉPIUHARME 453

Le fragment qui suit est plus dialectique encore. On

y sont le procédé êléatique des distinctions subtiles,qui semblent d'abord naïves, quand elles se prennentaux choses communes, mais d'où se dégagent peu à peudes déimitions abstraites. Il y manque une prémissequ'on peut rétablir ainsi « A, Agir n'est il pas le pro-pre do l'homme? – B. En effet. » Ceci posé, la discus-sion continue ainsi

« A. L'aulétique, n'est-ce pas une action? – B. Sans aucun'doute. A. Donc l'aulétique est un homme. B. Oh, pourcela, je le nie. A. Eh bien, voyons et l'aulète? Qu'est-il se-lon toi? N'est-cepas un homme, lui ? – B. Assurément. – A.En ce cas, ne crois-tu pas qu'il y a là une distinction appli-cableau bien? Le bien est un certain type d'action qui existepar soi-même. Qu'un homme en soit instruit et le connaisse,celui-là devient bon. Il en est de lui commede l'aulète quidevient tel quand il a appris l'aulétique, du danseurquand ilsait danser, du vannier quand il sait tresser, et en général,de tous ceux qui pratiquent telle professionde ce genre quetu voudras; l'homme n'est point l'art, mais c'est un hommede l'art »

La finesse ingénieuse de l'esprit, le goût du raison-nement, l'agilité de l'argumentation, voilà donc dès

qualités qui étaient aussi mauifùstes chez Épicharmeque la malice facétieuse et l'observation. Il aimait à fairediscuter ses personnages entre eux, et, comprenant tout,il les laissait dans leurs entretiens toucher à tout. Cela

n'empêchait pas que ses comédies ne fussent en sommede vraies et simples comédies; mais on y apercevait çàet là comme des dessous et des lointains do philosophiecontemporaine, qui faisaient dire que le poète était lui-même philosophe.

A peine pouvons nous aujourd'hui parler de la versi-fication d'Kpicharme. Dans les fragments que nous pos-

t. Diog.Lai'rec.III, 14.

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454 CHAPITRE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

sédons, c'est l'iambique trimètro qui domino. Il n'est

pas douteux que co ne fut là le mètre ordinaire du dia-

logue dans ses comédies. Toutefois le métricien Héphes.tion atteste que deux de ses drames, aujourd'hui entiè-

rement perdus, les Choreuontes et YEpinikion, étaientécrits d'un bout à l'autre en 'auaposliques tétramètros.Cela donne l'idée d'un dialogue où régnait un mouvo.ment singulièrement énergique. D'autre part, nous sa-

vonspar deux fragments, cités ou mentionnés plushaut,

qu'il usait aussi du tétramètro trochaïque, rythme

particulièrement rapide. Les ressources de sa versifi-cation étaient donc assez variées. Un seul de ses frag.ments nous laisse apercevoir quelques traces de rythmes

lyriquesLa langue qu'il faisait parler à ses personnages était

naturellement celle des villes doriennes de Sicile. Il est

bien probable que le dialecte populaire lui-même yavait sa part, dans quelques rôles au moins c'était là

une des conditions nécessaires du genre. Toutefois Jes

fragments que nous possédons nous permettent d'affir-

mer qu'on général le langage d'Épicharme était plutôtle dorien tempéré, qui servait sans doute à la bonne so-

ciété de Syracuse3. C'était une façon de parler familière,mais non commune ni grossière. Il semble que l'in-fluence de l'iambe des Ioniens, d'Archiloque en particu-lier, se soit exercée à cet égard sur le poète de Syracuse

pour lui donner plus do liberté, en lui offrant un choix

pics étendu. D'ailleurs il puisait aussi, comme tous les

poètes grecs, à la source commune do l'antique 'poésie,

épique et lyrique, et bien que la nature même de son

1. Athénée.IV, p. «3.2. Sur le dialecte d'Éplcharmo,voirAhrons,Dedialeetodorica.

Jamblique, ViedePylhagore,841 Tfcv'JRnixapnovt<5vStalivtcavàps'?-tt,v>ap6ivitvt^vAwplîa.8. Celuiqu'AhrensoppeiiemitiorDoria(p. 423).

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ÈPICHARME 455

art l'obligeât à so montror discret dans ses emprunts,c'était cependant encore un accroissement do ses res-sources.

L'habileté d'Épicharino à employer celles dont il dis.

posait était grande. Presque tous ses fragments nous

montrent un écrivain qui a le sens le plus vif de la va.

leur des mots, aussi bien de coilo qu'ils ont naturelle-

mont quo de celle qu'on peut leur donner on les rappro.chant, on los opposant, on les détachant, en les accumu-

lant. Il faut citer on ce genro l'amusante gradationoù un convive racontait los suites d'un banquet.

«A. On sacrifie, puis on dine; nprès le diner, on boit.B. Voilà une bien jolie fête, à mon gré. A. Aprèsboire, onchante après les chansons, on se dispute après la dispute,on plaide; après la plaidoirie, on est condamné, et après lacondamnation,la prison, les fers aux pieds et l'amende »

Épicharme se sentait adroit à jouer avec los mots, etil aimait à faire preuve do cette adresse. Son esprit, finet précis, prenait plaisir aux distinctions et aux antithè-

ses. Quelques-unes sont fortes et frappantes « Habile à

parler, non tu ne l'es pas; tu n'es qu'incapable de te

taire a. » D'autres sont vives, piquantes, mais d'une

finesse trop dialectique peut-être « Tantôt j'étais au

milieu doux, tantôt à côté d'eux 3. »D'autres oalin sont

de véritables jeux de mots, un peu puérils comme tous

les jeux de mots4. A cette finesse se joignaient des qua-1. Athénée.Il. 36,C.2. Aulu-Golte,I, 18.Cf. Stobée,Florilegium,I, 14 Où|utavoetv,

âXXàjtpovotîv-^(>}|tôvavSpatàv aof&v.3. Démétrius,Deelocatione,24 Toxâ(iévèvtqvoïctjt&vi\v,io»âSi

tri?ttJvoi;ly<âv.Peut-étroaussi, commele fait observerDémétrius.n'était-ce là qu'une fausse antithèse,par laquelle Épicharme semoquaitdu procédade l'école.

. Par exempleles trois vers citéspar Athénée II, 19C.où iljouesur tpinovic*mpinou; et OlSiitou;.Cf. aussi le fragmentcitéplushaut(p. 592,noto2)aveclejeu domotssur o-uvexpiS>i,6itxp(0«iet ehtilvSsv,«)v6(v.

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436 CHAPITRE X. – ORIGINES DE LA COMÉDIE

lités supérieures qu'attestent les passages cités plus

haut, la force d'une part et l'enjouement satirique de

l'autre. Descriptions plaisantes, reparties vives, ré-

flexions brèves et moqueuses; l'entrain et la sponta.néité partout quelque chose de libre,- de dégagé, de

toujours prêt, qui manifestait un esprit supérieur. Par

là, Épicharme a révélé à la Grèce la vraie nature do la

comédie. Il a été le maître des grands Attiques, et

quand Platon le mettait au-dessus d'eux à côté d'Ho-

mère, c'était justice. Mais cela ne veut pas dire qu'illes ait surpassés en ce qu'ils ont de propre et d'excel-

lent. Autant que nous pouvons en juger, il semble quechez lui il y ait eu peut-être plus do force de pensée,mais moins de grâce naturelle. Çà et là, on le voit abu-

ser de ses moyens. Il les laisse trop paraitre, et il les

répète jusqu'à les faire confondre avec des procédés.Dans sa grandeur incontestable, une perfection suprêmelui manque, celle qui consiste à, so défier de l'art lui-

même, ou à l'identifier tellement à la nature qu'il se

confonde avec elle.

IV

Si gaie quo fût parfois la comédie d'Épicharme, ce

n'était pas une comédie populairoà proprement parler.Elle avait de hautes ambitions, et par là même elle

laissait le champ libre à un autre genre, plus simple,

plu« rapproche du terre à terre de la réalité commune,

Ce fut le mime i, qui nous est malheureusement fort

pou connu.

Parmi lestravail* critiques relatifs à co sujet, il faut citersurtout la thèsedo M.lluiU, Desmimesde Sophroii,Strasbourg,1851l'ouvrug»do Fulir, DemimisGracotum,Berlin, 18(10;l'arti-cle do Foratcr sur Sophronot Platon, Wtein.Mmeum,187S,p.316et enfin1'étndoAnbi. Dmiis dans son ouvrug»; sur la comédie

grecque.

Page 465: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE MIME 457

II oui poar principaux représentants Sophron et Xé-

narque.Le premier semble avoir été un homme d'un talent in-

discutable '.N6 à Syracuse, il dut y vivre au milieu du peu-

ple, en lia observateur, tout en étant lui-même au-dessusde ceux qu'il observait. D'après Suidas, il fut contempo-rain d'Euripide ». Ses pièces, intitulées mimes, se divi-

saient on deux groupes, les mimes d'hommes (}fX\unàvSpaïoi)et les mimes de femmes ((tfp.01yuvxuiaïo-.),ainsi

distingués d'après les personnages qui y figuraient. Il

n'y avait guère d'action à proprement parler dans ces pe-tites pièces; chacune d'elles se réduisait probablement à

quelques scènes entre deux porsonnages,toujours les mé-mos. Rien no peut nous en donner une idée plus vive ni

plus juste que les Symcusaines do ïhéocrite, cet amusant

dialogue qui est expressément désigné par un scoliastocomme imité d'un mime de Sophron. Point de situations

dramatiques, mais do simples prétextes, une visite, une

rencontre, une emplette, une fête, une bousculade,

n'importe quoi. Et, là-dessus, un entretien vif, sans

cesse changeant, où chaque mot était un trait de mœurs.

Cela semblait fait avec rien, et ce rien était pourtantsubstantiel et charmant. Quelques titres des œuvres de

Sophron nous ont été conservés; il y en a do pou intel-

ligibles; mais d'autrosont leur valeur, tels que ceux-ci

le Pécheur de thons, les Vieillards, le Pêcheur et le

Paysan, les Ravaudeuses, les Pécheurs, les Femmes quiattirent la lune, les Sorcières, les Femmes aux fêtes de

l'Isthme, les Femmes d table. Toutes cos pièces étaient

i. La noticede Suidasest notre uniquesourcebiographique,etellese réduit a presquerien. Suidasdistingue deux Sophron,cequi parait êtreune simplebévue desa part.

S.Suida»dit <contemporainde Xorxcset d'Euripido. >II estprobablequelo premierdo ces deux noms rappelle simplementque Sophroii naquit, commeEuripide, au temps de la secondeguerre médi<(ue,vers (80.

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458 CHAPITRE X. ORIGINES DE LA GOMÈDIR

en prose, ce qui pormeltait à l'autour d'imiter do plusprès la réalité; mais cette prose rappelait la poésie parun habile omploi do rythmes variés, qui s'y trouvaientrapprochés sans règle fixe «. Le langage dont il usaitétait lo dorien populaire nous en pouvons juger en-core par une containo do fragments, malheureusementtrès courts. Diogène Laorco rapporte quo Platon se dé.lectait à tire Sophron, qu'il l'introduisit à Athènes etqu'il l'a imité dans ses dialogues Il n'y a rien là quidoive nousétonner, malgré la différenco des genres. Lagrâce alerte et spirituelle du Syracusain devait êtrepleine de charme et do suggestion pour le maitre dudialogue attique. Et ce goût du philosophe nous indiquebien on quel sens l'œuvro do Sophron était populaire:il représentait le peuple dans ses pièces, mais il est plusque douteux qu'il écrivit pour lui. Cette fine peinturedo ses mœurs et cette spirituelle imitation dp son lan-gage ne pouvaient être bien goûtées que par la bonnesociété de Syracuse.

Après Sophron, le mémo genre fut cultivé avec moins

d'éclat par son filsXénarque dont nous no savons à

peu près rien. Le mime demandait une main singuliè-rement habile et légère. Médiocrement traité, il était

exposé à devenir ou grossier ou insipide. D'ailleurs la

t. Le passage d'Aristote (Poétique, c. J) est fort obscur. Suldas(SoSçpuv)dit expressément que ses mimes étaient en prose Etal84naiîaXoy48i)v«(«Wxtv AuplSt. Mais le seoliaste do Grégoire de Na-

• timzeJlChant d'exhortation à une oierQe, éd. Bill) s'explique ainsi*Evtout» tôv ZvpmoloM |U|utT« • ovtoçy«P|i4vo« noii)rt5v £b0polct»*a\ xwXois*xrô<r*toireujTmtieàv«>oïi«î xcrcaçpovfaac M. Christ (An-

cette scolie. Il admet que Sophron se servait de membres rythmi-ques, mais qu'il les assomblait sa fantaisie, sans tenir comptedes lois ordinaires et des règles d'afflnlté (aorçmîjî âvaX^fas «uta-Wovrçrac). fie là résultait qaelijua l'hose (l'intei'uiédiuli-e eiit»ê laprose et la poésie.

S. Diogène Lft»rce, m, fie. Cf. Suions, ït5Tp uv.8. Aristote, Poétique, e. i. Sttidns, s. ?. 'I'r.Yivo-jftoù; 8nXoù«.

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LE MIMES 459

matière même qu'il mettait en œuvre n'était pas fortabondante un soul homme d'esprit a bien pu l'épuiser.Xénarquo semble l'avoir tourné en satire morale et po-litique. En ce cas, ce fut une chose nouvelle. qui eutpeut-être son mérite, mais ce ne fut plus le mime pro-prement dit, dont la grâce propre consistait a n'êtreau service d'aucune idée. Nouslo retrouveronsd'ailleursplus loin, un peu transformé sans doute, entre les mainsd'Hérodas.

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CHAPITRE XI

FORMATION DE LA COMÉDIE ANCIENNE

SOMMAIRE

I. Commencements de la comédie attique. Établissement des con-

cours publics. Coutr.il» de l'État. IL Tendances caracté

ristiques de la com3die. Bouffonnerie et fantaisie. Censure des'

choses du jour mœurs publiques, politique, lettres et arts.

L'ancienne eomidie. – III. Prédécesseurs d'Aristophane. Chioni-,

dés, Mugnès, Eephantidès. Cratinos. Cratès et Phérécratôs. Poè-

tes secondaires. IV. Les concours de comédie. La mise en

scène. Le chœur comique. Les acteurs. V. Structure intime

de la comédie. Division en parties. Prologue épisodes rythmesdu dialogue. Chants du chœur: parodos, parabase. stasima;

rythmes lyr iques. VI. L'action la table comique et la satire.

Le chœur et les personnages, – VII. Langue de la comédie an-

cienne.

I

La comédie avait pris forme en Sicile, grâce à Épi-

charme et à Phormos, quand éclata la seconde guerre

modique. Mais, dans la Grèco propre et en particulier

à Athènes, elle n'existait encore qu'à l'état rudimen-

taire, telle que l'avaient faite Susarion et ses succes-

seurs immédiats. Ce fut soulement après les victoires

de Salamino et do Platées, lorsque la terreur do l'inva-

sion fut écartée, qu'cllo se transforma là aussi, entrai-

née dans l'essor universel dos esprits. On peut considé-

rer les cinquante années qui vont do 480 à 430 comme

la période d'organisation féconde qui rondit possiblos

les chef-d'œuvre d'Aristophane. Mais, dans cotte pû-

rioJe môitte, il faudrait distinguer, pour être tout à

Page 469: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SESCOMMENCEMENTS 4G1

fait oxact, un premier âge, obscur encore et mal déli-mité, où se fait le principal travail, et un second, où lacomédie est déjà en possession de presque toutes sesressources. L'un est celui de Chionidès, d'Ecphantidèset de* inconnus du même temps, et il s'étend à pouprès de 480 à 460 l'autre est celui do Magnés, de Cra-

tinos, do 460 à 430 environ.

L'oxomplo décisif vint de Sicile, cela est incontesta-ble >. Mais on peut se demander si, à défaut de cet

exemple, le génie attique n'aurait pas trouvé on lui-même l'idée créatrice dont il avait besoin. La tragédieet le drame satyrique étaient alors sortis d'enfanceles œuvres d'Eschyle et do Pratinas donnaient chaqueannée au public athénien une plus haute idée do l'art

dramatique. Comment les formes plus humbles de cet

art, colles qui s'attardaient encore dans les villages,n'auraiont-elles pas été attirées par la force secrète deces grandes œuvres vors l'idéal commun qui s'élevaitsans cosse?

Par malheur, il est tout à fait impossible de suivreces progrès obscurs et spontanés. Aristote lui-mêmene le pouvait déjà plus, tant ils avaient laissé peu detraces B.La comédie ne voulait pas qu'on la prit au sé-rieux on riait de ses bouffonneries, mais nul ne sesouciait de noter ce qu'elle gagnait d'année on année 3.

L'innovation capitale fut l'adoption définitive d'unefiction dramatique. Il est plus que probable que déjà

1. Aristote. Poétique,c. 5 TdpivoîvII àpyrai%SreeXtacIJMev.2. Aristote, Poétique,c. 5 T{çSaitpfoonia«téîuxevï, itfoUyoui

nXiq<h)£itox(>iTûvxal5»«tocaOïa,r,yv6r{tai.3. lbident «HSixco|i<j)3i>8ii tô |ri|«ntovS&trSatl\ ip-/r,tïX«6sv.Sur

coscommencements,voir Poppelreuter,Decomedia-altisteprimor-tlu*iuirticitla>dum,MS&.TndiijnonRaussi, à&a.à présent, commeutile à consultersnr beaucoupde pointsde l'histoire de la comé-die, l'ouvrage de Wilamowitz,Obseïvaliditésciitkœin ccmœdiamsmeam,Berlin, 1810.

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468 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

ceux qui jouaient la farce mégarienne avaient desnoms de convention et représentaient des personnagesfictifs mais cos rôlos incohérents, sans action suivie,n'étaient que dos prétextes à bouffonnerie. L'exempledes Siciliens et celui des poètes tragiques contempo-rains firent sentir l'avantage qu'on aurait à renforcercette fiction. Dèslors chaque pièce dut avoir son idéefondamentale, d'où naissait une action plus ou moins

régulière, distribuée entre dos personnages qui avaientchacun uno physionomie propre. En co genre, bien dosessais durent se succéder. Entre l'incohérence primi-tivo et l'unité parfaite, il y avait des degrés à l'infini,et nous ignorons absolument comment on le? parcou-rut.

Cetteinnovation ou ceprogrès en impliquait plusieursautres l'emploi des masques, qui donnait à chaquerôle bien déliai son caractère personnel, la division dola pièce en une certaine série de parties assujetties àune régularité nouvelle, enfin la fixation du nombredes acteurs. Nous étudierons ptus loin la structure quifinit par sortir de ce travail d'organisation intime. Dèsà présent, il est bon de dire qu'il se produisit alorsune fusionsingulièrement curieuse entre deux élémentstrès divers. La comédie, toute rudimentaire qu'elle futencore au temps des guerres médiques, avait pourtantses habitudes et par conséquent sas formes à elle. Ense transformant, elle s'appliqua du mieux qu'elle putà imiter la tragédie. Il résulta do là une structuremixte, dans laquelle le plan tragique »e superposa tantbien que mal à l'incohérence très vivante des créations

primitives. C'est là le fait capital dont nous essaierons

tout a l'heure da saisir les témoignages irrécusables

dansl'organisation définitive du genre. Aristote sem-ble l'avoir reconnu implicitement dans le passage déjàcité, qui, à coup eùr, s'applique plus directement en-

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CONTROLE DE L'ÉTAT 463

core à la comédie attique qu'à la comédie sicilienne« La comédie avait déjà quelques formes à elle, quandse produisirent les pobtes qui lui sont propres et dontlos noms sont restés » On ne saurait trop regretter

qu'il ne nous ait pas donné plus d'éclaircissements surcette période de végétation organique, dont l'intelli-

genco nous expliquerait si bien tout ce qui a suivi.En même temps que la comédio se constituait ainsi,

elle se faisait reconnaître par l'État. « 11fallut bien du

temps, dit Aristote, avant que l'archonte donnât unchœur pour la comédie jusque-là, c'était la bonne

volonté des gens qui faisait tout8. » Un fragment d'ins-

cription mutilée nous permet d'affirmer quo ce fait

important eut lieu avant la dernière victoire d'Eschyle,c'est-à-dire avant 458 mais il peut être antérieurde plusieurs années 3. Il est à remarquer d'ailleurs

qu'Arislolo parle de l'archonte et par conséquent desfêtes urbaines. Auparavant, la comédie, qui était néedans les fêtes rurales, no figurait qu'aux Dionysies des

dèmes; là, elle no pouvait être subventionnée par l'État,mais rien n'empêchait les dèmes riches et populeux delui donner autant d'éclat qu'il leur plaisait. Il est pro-bable qu'il en fut ainsi. La comédie à ses débuts sem-blait indigne de la ville mais elle régnait dans les

campagnes. Gagnant chaque année du terrain, elle fiten quelque sorte le siège d'Athènes, y pénétra par les

faubourgs, et enfin vint s'installer victorieusement à

t. Cité plushaut. p. 441,note4.2. Poétique,c. 3 Kal yàfgopàvxo)(iw6ûvtyi notei 5?X"°V38ca-

xsv,àXVêUïAovïalqcrav.3.CIA,II, 971fr. a. [Ei]vaxXa(îr,{4/opwei,Mârvr,«iSitant» • tpaf

uSùv Ihpix).fï;XoXapYcù;txopnyu,Alv/ûXociSiSaaxsv.– Ribbeck(AnfangeundEntwiekelungdesDianyao»cuUuftin Altiea.Riel,1869p.38)admet que le concoursde comédiefat établi on 460;Borgk(HheinUctte*Muséum,XXXIV,p. 301at suiv.),en461 tout celaestRssezarbitraire.

4. Aristote,Poétique,c. 3 'ATt|t«;o|Uvou;ix toOSoreait.

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46* CHAPITRE XI.– COMÉDIE ANCIENNE

côté do la tragédie dans les grandes représentationsurbaines vers la Bu do la vie d'Eschyle.

Toutefois quelque chose des anciens sentiments sub.

sista fort longtemps, sinon toujours. à son égard. L'É-

tat, qui accueillait la comédie, la tenait jusqu'à un cer-

tain point en mépris et ca suspicion. Une loi, dit-on,

interdisait aux membres do l'Aréopage de composer des

pièces comiques. En outre, en se mêlant de politique,la comédie s'stlira plusieurs fois de mauvaises affaires.

Sans parler des accusations dont certains poètes comi.

ques furent personnellement l'objet, nous savons que,sous l'archonlat de Moryehidès, en 440, une loi fut por*tée qui interdisait de prendre pour sujets de pièces les

actes dos hommes du jour elle no fut abrogée qu'aubout do trois ans, en 437 8. Vingt-el-un ans plus tard,

en 416, la môme prohibition était renouvelée sur la

proposition de l'orateur Syracosios'. Cela suffit à prou-ver tout au moins que la comédie avait d'assez nom-

breux ennemis qui la guettaient, et qu'il suffisait d'une

occasion pour lour donner la majorité4.

Malgré cela, une fois reconnue par l'État, elle priten peu d'annéos un éclat inattendu. Alors se produisi-rent des poètes dignes do ce nom, et par eux les ten-

dances caractéristiques du genre se révélèrent. Avant

d'aller plus loin, il importe de les noter ici. Quand

nous en viendrons aux hommes, la part personnelle do

chacun dans l'œuvre commune sera le plus souvent

impossible à déterminer; raison de plus pour essayer de

dire par où ils se ressemblent tous.

1.Plutarque,Ghiredes Athéniens,5 Didot Twvî* fysturtoiKwvx»)v|UvXM|V;i8oitoll»voîtw; &K|ivovfaoOvtox«l foputhv(»;« v4(ioçr,v;tT|8{vanoitlvxti>|i<u8(ae'Apionarini*.

8, Schol,~cA<tt~.6?. <3. Seliol.Oiseaur,1207,d'aprf un rragi" <I<iPhryïiMw»lo vo-

Biiqne(fr.26de Kork).| 4. Sur In loi contostâoqui supprimala conôili <anci-uino,voit

plus loinle début duchapitreXIII.

Page 473: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON ESPRIT 465

Hist. de la LiM. gtecuio. T. lit. 30

Il

Issuo de fêtes rustiques, et de fêtes en l'honneur du

vin, la comédie athénienno noua apparaît d'abord avecun caractère de grossièreté populaire, dont elle mettra

près d'un siècle à se débarrasser. En fait do bienséan-

ces, elle n'en connait aucune elle déborde de sensua-lité. Los gros mots, les propos orduriors lui sont ordi.naires. Ce serait trop peu que de parler ici do gaillar-dise ou d'humour grivoiso; elle est obscène dans toutela force du terme, et elle l'est avec délectation. Son

oxcuse, c'estl'ivrèsse: il n'y a pas pour elle de conve-nances dans les actes, parce qu'il n'y a pas de réalitédans ses conceptions. A beaucoup d'égards, elle res-semble à un rêve insensé et saugrenu, au rêve d'unhomme qui aurait trop bu et qui parlerait dans undemi-sommeil. Son imagination va par saillies, tantôt

poussée par les plus bas instincts et réalisant en ima-

ges ou en actions tout ce qu'il y a do plus grossier,tantôt prenant l'essor follement, vivant avec les oi-seaux et dans les nuagos, créant des êtres fantastiqueset leur faisant faire millo choses bouffonnes. Elle seraitintolérable, si elle était dans son bon sens. Ce qui la

sauve, c'est qu'elle se tient en pleine extravagance etnous y transporte avec elle.

L'ivresse attiquo est toujours l'ivresse, mais pour-tant elle est attique. La partie animale de l'humanité

s'y laisse voir comme dans toute autre, mais avec

quelques caractères distinctifs.EUe a certains traits en

plus, d'autres en moins. Moins de lourdeur et d'affais-semont moral, moins de violence elle n'écraso pasl'homnin, nllo n'en fait pas une brute déchaînée et

stupide moins do réflexion aussi, et par suite nulle

tristesse car olle n'est pas le demi-oubli ensommeillé

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468 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

dos maux quotidiens; qui craint le réveil elle est au

contraire une exaltation joyeuse de la bonne nature,

un essor do vitalité plus intense et plus libre. Un dieu

l'aime, la prolôge, l'encourage, l'égayo, et ello le sait;

elle a olle-même quelque chose de divin elle est une

des formes de l'inspiration. Sà fantaisie .est vive, har-

die, folâtre et charmante. Elle raisonne avec cette sub.

tilité abondante qui est proprement grecque mais le

raisonnement ne la retient pas elle se moque do la

logique aussi joliment qu'elle en use. Elle crée des titres

sans consistance, dos actions sans suite, des paroles

sans liaison mais ces extravagances ont de la force

et do la saveur, ces ôtres incohérents sont vivants et

amusants, et, chose curieuse, ce désordre n'est point

confus. Là est peut-être son caractère le plus distinc-

tif. La clarté native do l'esprit attique porco à travers

la folie dionysiaque et l'illumine tout entière. Rien de

nuageux ni d'épais la raison no dort pas dans cette

ivresse comme dans une sorte do nuit, elle s'y joue

plutôt comme dans une atmosphère brillante, s'élançant

où il lui plaît. libre, capricieuse, avec une grâce incom-

parable.N'attendons pas de la comédie grecque, tant qu'elle

sera possédée de ce délire, une étude sérieuse de la vie.

Dédaignant la vraisemblance, elle est impropre à pein-

dre les mœurs. Elle no sait point représenter les hom-

mes tels qu'ils sont. Le simple ridicule no lui suffit

pas; il faut qu'elle le pousse jusqu'à la charge. L'exa-

gération folle, la fantaisie à outrance, voilà son élément.

Toutefois, ce qui fait sa valeur morale, c'est que, sous

cette fantaisie, on aperçoit clairement un fond de vé-

rité.

La comédie rustique, le comos des Dionysies cham-

pêtres, n'était qu'une forme bachique de l'iambe. Elle

s'attaquait aux hommes et aux choses, la verve et l'iu.

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SON ESPRIT 467

solence satirique lui étant aussi naturelles que la gaieté.Plus elle s'était perfectionnée, plus cette tendance pri-mitive s'était accusée. Nous avons cité te proverbe re-

latif à Myllos comme lui, la comédie avait l'oreille

lino et entendait tout. Quand elle eut pris pied dans

Athènes, elle y devint par profession une école do sa-

tire. Le lieu s'y prêtait merveilleusement. « Athènes,commoon l'a dit, était àla fois une grande ville et une

petite ville; tous les citoyens s'y connaissaient, se cou-

doyaient chaque jour sur la place publique, dans le.:

gymnases, les portiquos mCertaines boutiques de bar.biers achalandés étaient de vraies ruches où bourdon-nait du matin au soir la médisance 2. Une sorto de ga-minerie publique aiguillonnait incessammentles esprits.Il y avait des réputations faites, à tort ou à raison, desottes plaisanteries, dont il était convenu qu'on devaitrire. La comédie n'avait qu'à prendre. Naturellementla portée do ses critiques variait à l'infini. Depuis la

simple charge bouffonne, qui convient à une revue, jus-

qu'à la censure hardie des mœurs publiques ou de la

politique du jour. C'était une nécessité intima pour la

comédie que de s'attaquer aux choses vivantes. Mon-

trer le côté ridicule de tout ce qui était admiré, voilà le

rôle qui excitait le plus son ambition, parce qu'il lui

faisait le mieux sentir sa puissance. Elle était en quel-que sorte par nature l'envers do l'admiration du jour.Le décret do 440, cité plus haut, prouve assez de quelleliberté injurieuse elle se crut en droit d'user, bien

avant Aristophane; et, comme nous le verrons, tout le

théâtre de Cratinos, d'Aristophane, d'Eupolis et de leurs

contemporains atteste que cette liberté, quand elle lui

1. H. Weil,JournaldesSavants,1888,p. 536.2. Schol.Oiseaux,300 'Otï S.-op-jiXo;^vxoupeù; (ivr^oveûstaûtoO

IlXitwvivSofivtaT;.Ta SitcpY&o-jxoupsiov,ex&i<rcovto^oç.

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488 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

fut rendue, no parut nullement amoindrie par la leçonsévèro qu'elle s'était attirée

C'est par cette tendance satirique que la comédie du

ve siècle touche à la réalité contemporaine. Elle y vise

trois objets principaux tes mœurs publiques, la politi-

que, les lettres et les arts.

En fait do mœurs, elle ne peut peindre, avec sa ma-

nière hyperbolique et fantaisiste, que les choses les

plus générales. Tout ce qui est délicat, intime, tout ce

qui n'éclate pas au dehors lui est à peu près interdit.

En revanche, les innovations plus ou moins bruyantes,los doctrines qui font scandale, les manières do vivre

qui rompent avec les vieux usages, voilà son domaine.

Elle est forcément pour la tradition, car la tradition,tant qu'elle est acceptéo par l'opinion publique, ne

prèle pas au ridicule elle est contraire aux nou-

veautés, car les nouveautés sont l'éternelle matière de

moqueries offerte a cotte défiance nécessaire de la rai-

son moyenne qui s'appelle le bon sons public. Dans cet

ordre d'idées, le rôle quo s'attribue la comédie à Athè-

nes, c'est do faire appel à ce bon sens et do lui montrer

à grands traits, par des images frappantes et bouffon-

nes, l'extravagance, réello ou apparente, des nouveau-

tés, en même temps que lours conséquences futures.

Par là même, ello est condamnée à défigurer tout ce

qu'elle touche; si elle était juste ou modérée, elle ces-

serait d'être comique. Ce parti pris fait sa force, mais

c'est aussi son défaut. Au fond, il y aura toujours une

certaine vulgarité dans ses critiques, car elle s'adresse

à des esprits vulgaires il faut qu'ello frappe fort et

qu'elle grossisse tout, c'est la condition mêmo do son

succès. Elle pourra faire prouve do finesse dans maint

1.Isocr. Paix,M '£?£>8' otts |ilvSxù.Swoxpeçtacov<rr\ipyxïoti

«appt)eia.«MivivOàïs|iiv tot{«jpoveaTixtoi;tv Bïtû fleâtpo)tôt; xawtottBaaxoùaut.

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SON ESPRITTSPIiIT 469

détail, mais elle doit s'en garder ans ses intentions

générales et dans l'ensemble do ses effets.

En politique, son attitude est analogue. Elle a besoin

de foire appel â des sentiments très répandus et très

prompts qui répondent immédiatement à la moindre

excitation; et il faut qu'elle s'en prenne à des choses

dont tout lo monde soit disposé à se moquer. Voilà pour-

quoi elle est résolument de l'opposition. Chez un peuple

vif, spirituel et improssionnable, l'opposition est une

seconde nature. Tous les ifiéeontentements, privés ou

publics, justes ou injustes, toutes los déceptions, toutes

les jalousies même t'entretiennent et l'oxcitont. Et cela

est particulièrement vrai dos démocraties. Observez ce

que Platon aurait appelé l'âme démocratique; vous y

découvrirez un fond inépuisable de soupçons, d'humeur

dénigrante et moqueuse, qu'une main habile n'a guère

de peine à mettre en mouvement. La comédie le sent,

et c'est de cela qu'elle fait son office <. Non qu'il soit

i. M. Couat, dans son remarquable ouvrage:sur Aristophane et lacomédieattique. a récemment cherché à expliquer cette attitude de

la comédie par des considérations différentes, sans méconnattre

d'ailleurs ce que vaut celle-là. Il fait ressortir ingénieusementl'influence secrète de l'aristocratie, il montre l'archontat entre ses

mains, les poètes dans sa clientèle, l'opinion publique sous sa di.

rection, en matière littéraire tout au moins. Je ne sais si tout celaest bien sur. Mais je remarque que les poètes comiques ont atta-

qué l'aristocratie là où elle prêtait à rire; Us se sont moqués des

socratiques qui étaient des aristocrates, de la jeunesse dorée et de

ses débauches ils avaient donc leur franc parler à son égard.Aristophane ne s'attaquait-il pas indirectement à elle dans sa ty-mtrata. lorsqu'il faisait rire du Probouhsf Mais en somme ils ne

pouvaient 'pas lui reprocher d'accaparer les places à son profit,ni do flatter le peuple pour s'enrichir la îwpoBoxt'a n'était pointson fait; or c'est là toujours le grand reproche qui a prise sur

les foules, qui les passionne et qui les fait rire, celui qu'Aristo.phane utilise contre Cléon et que les orateurs sa jetaient mutuel-

lement à la tête. En outre, comme M. Couat l'a fort bien remar-

qué lui-même (p. 56) d'après l'auteur du Traité de ta républiqueathénienne, attribué àXénophon,la démocratie n'aime pas lessupô-

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470 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

juste de l'accuser do mauvaise foi systématique ou de

mauvais desseins; olle suit sa nature, elle obéit à la

force des choses, voilà tout. Et. en agissant ainsi, elle

fait du bien et du mal sans lo savoir du mal, on gros-sissant des griefs v tins, en multipliant les calomnies,

en remuant do méchantes passions; du bien, en mon-

trant le danger, en signalant la tendance qui s'exagère,en prévenant l'abus au moment où il devient dange.

reux. On peut condamner tel ou tel poète comique dans

tel ou tel cas particulier, mais condamner la comédie

en général pour son attitude politique, c'est méconnai-

tre les nécessités mêmes do la nature humaine et la

façon profonde dont le bien s'y lie au mal. Quant à

l'admiration de quelques-uns pour la longanimité du

peuple athénien en face de satires qui l'atteignaient

lui-même, il y a tout lieu de craindre qu'elle ne soit

na{ve. Gardons-nous de supposer qu'à Athènes plus

qu'aillours une multitude impatiente, mobile, tapageuse,s'il en fût, aurait laissé passer paisiblement, par je ne

sais quel respect idéal pour la liberté, des moqueries

qui l'auraient oîenséo. Des hommes ainsi faits, il n'y

en a ou nulle part, pas plus en Grèce qu'on aucun au.

tre pays. Si les Athéniens écoutaient et applaudissaient

les poètes comiques, c'est qu'à tout prendre ceux-ci ex-

primaient en les faisant rire des idées que la masse des

spectateurs approuvait. Sans doute, il pouvait bien se

faire que, dans ses conclusions lointaines et sous-enten-

dues, tel poète dépassât les idées de son public. Mais

ces conclusions n'étaient pas en jou c'était son secret

à lui, que la pojlérité a peut-être le tort de croire con-

riorités elledevientvite jalousede ceuxqu'elle a élevés,et il ne

lui déplattpas qu'on fustigeseschefsde temps à autre pour les

ramenerà l'humilité.Républ.athén.,18 'OXîyoiSëtiveçTfivitev^twvxaitwvetuiOTtxwvxMiuogoCvTOti,x«loù8'oîtotlàv(i$i8tàitoiuirpaïnouû-

vnvxalfiùiTÔÇijutvlOiovn ï/etv to98rl(io\>-âçceoùSètout toioiStou;

Sjfiwai xfc)|i(!!8ov(iÉvou;.

Page 479: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SON ESPB1T *«*1

naitro, quand elle l'ignore; pour les contemporains, il

n'y avait là qu'une série de moqueries bien venues, qui

donnaient satisfaction à leur jugement intime ou à leur

malignité, tout en los amusant prodigieusement.Les arts contemporains, poésie, musique, sont encore

un des objets familiers des moqueries de la comédie.

Et, dans ce domaine aussi, toujours par les mômes rai-

sons, elle est l'amie du passé, le défenseur attitré des

habitudes prises, s'appuyant sur le goût moyen pour

faire rire do ceux qui cherchent du nouveau. Les au-

dacieux qui changent la vieille musique ou ceux qui

sur le théâtre renouvellent, commeEuripideet Agathon

l'antique tragédie, elle les tourne en dérision sans se

lasser jamais. Mais, en matière littéraire, ce n'est passeulement la nouveauté qui lui parait prêter au ridicule.

Tout Ci)qui dépasse la mesure commune, tout ce quiest pompeux, orné, tout ce qui sont l'artifice, mèmo'le

plus légiline, et la convention, môme laplus naturelle,

tout cela lui est bon pour s'en moquer; la tragédie en

particulier. Ces personnages héroïques, ces grands'sen»

timonts, cotte éloquence solennelle, ce liingago archaï-

que et si éloigné de t'usage courant, autant do particu-

larités, qui lui ménagent, si elle sait les contrefaire à

propos, les contrastes les plus iraprévusjet les plus umu-

sants. La omédio est donc pleine de la tragédie elle

la parodie à tout propos. C'est, entre les éléments dont

olle se compose, celui dont les modernes se rebutent le

plus aisément; mais c'était à coup sûr un de ceux qui

plaisaient lo plus au public athénien. L'allusion, que nous

cherchons dans une note,éclatait pour lui avec une force

comique irrésistible. Ce qu'il avait entendu tout ré-

cemment dans la bouche d'un acteur tragique, il le re-.

trouvait so idain, transposé do la ^façonla plus drôle,

dans celle d'un bouffon une analogie de'siluations, des

gestes imités, des intonations contrefaites, il n'en fal-

Page 480: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

473 CHAPITRE XL – COMÉDIE ANCIENNE

lait pas plus pourque le fou rire s'emparâtde l'immenseassistance.

De tout cela résulte que la comédie du v° siècle, toute

folle et fantaisiste qu'elle paraisse, est pourtant une co-

médie raisonneuse et doctrinaire. Elle manifeste, plus

qu'aucun autre genre peut-être, le goût des Grecs pour

les questions générales. Ce qui l'inspire visiblement,

c'est bien moins le souci de l'utilité pratique, le désir

toujours un peu naïf de corriger les hommes, que le

plaisir de la polémique. Elto aide à plaider pour une

opinion, non par des arguments sérieux, – sa nature

même ne s'y prêtant pas, mais par des offets drama-

tiques et bouffons. La verve comique est chez elle en

toute occasion au service d'une thèse. C'est là ce qui

la caractérise principalement. Les personnalités, les

hardiesses de toute sorte no sont, à le bien prendre,

qu'une chose secondaire, car elles ne sont qu'un moyen.

Toutofois c'est à ces personnalités et à l'essor capricieux

de. l'imagination, tantôt dans la licence grossière, tan-

tôt dans la fantaisie légère et gracieuse, qu'elle doit sa

physionomie propre.Cette comédie remplit les deux derniers tiers du v8

siècle. On l'appelle l'Ancienne Comédie, pour la distin-

guer des autres formes du même genre, qui ont suc-

cessivement paru au siècle suivant. Nous pouvons à

présent parler de ses principaux représentants, et, d'a-

près le peu que nous en savons, essayer de montrer ce

que chacun d'eux a fait pour lui donner le caractère

général que nous venons de décrire 1.

l. Outrel'Historiacriticade Moineke,on peut consulter encore

sur cespoètesBergk.Conimentationesde reliquiiscomoediaeatlicae,

Leipzig,1838.

Page 481: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PRÉDÉCESSEURS D'ARISTOPHANE 478

III

Chionidès et Magnès sont cités par Aristote comme

los doux plus anciens poètes comiques athéniens qui

méritent d'êlro nommés; ils étaient tous deux, d'après

son témoignage, un pou postérieurs à Épicharmo On

peut conclure de là, comme nous l'avons déjà fait ob-

server, que la comédie athénienne no prit vraiment son

essor qu'après los guerres médiques.Chionidès toutefois commença, selon Suidas, à faire

représenter ses pièces huit ans avant la bataille do Sa-

lamine a. Si ce renseignement est exact, il est probable

quo ce fut avec peu de succès. Sa notoriété ne s'établit

que quelques années plus tard. Elle ne semble pas

d'ailleurs avoir été jamais brillante. Aristophane, quand

il mentionne, dans la parabase des Chevaliers, ses plus

illustres prédécesseurs, ne nomme pas Chionidès. Trois

do ses comédios nous sont connuos par leurs titres les

Héros, les Mendiants, les Perses'. Les dix ou douze vers

isolés qui nous restent sous son nom no sont peut-être

pas tous authentiques, et ceux qui paraissent l'être

nous renseignent bien peu sur son mérite. Deux de ces

vers nous laissent deviner une vivo remontrance d'un

père à son fils; deux autres, une plainte assezjtlaisante

du jeune homme, mécontent de faire campagne sous la

pluio et dans la boue Si peu que ce. soit, nous entre-

voyons là des parties au moins de vraie comédie.

1.Aristote, Poétique,c.3 'Eitixappoci nonjt»i«,[où]ira»$ itpite-pocwvXuavtëov*a\ M<xïot,toc.Bienentendu. il nefaut pas conclure

de là qu'Èpichavmeétait mort quand Chionidèset Magnésse fi-

rent connaître.n sufût, pour qu'Aristoteait pu parler ainsi, quela réputationd'Épicharmefût établiequand les poètesathéniensétaientencoreinconnus.

2. Suidas,XluviBi);.3.Ibidem.4. Fragm, I et 2, Kock.

Page 482: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

474 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

Le nom do Magnés a plus de relief Un peu plus

jeune que Chionidès, H fut vainqueur au concours de

comédie dans la dernière période de la vie d'Eschyle a.

Saidas ne lui attribue que deux victoires; un autre té-

moin en mentionne onze, et cela semble confirmé parla façon dans Aristophane parlait de lui en 424 – « Je

savais, dit-il, ce qui est arrivé à Magnés, quand lui vin-

rent les cheveux blancs. Nombreux pourtant étaient

les trophées qu'il avait dressés, vainqueur de ses ri-

vaux 3. » Magnès fut donc vraiment le poète comiqueà la mode pendant une série d'années 4. Mais, en vieil-

lissant, sa verve s'affaiblit, et son succès se changea en

désastre. C'est encore Aristophane qui nous l'apprend,et en même temps il nous donne une idée des inven-

tions de son prédécesseur « C'est en vain qu'il par-lait pour vous séduire toutes sortes de langages, qu'il

jouait du luth, battait dos ailes, faisait le Lydien, se dé-

guisait en cinips, teignait ses vêtements en peau de

grenouille; il neplaisaitplus; cl à la fin, déjà sur l'âge, –

par un malheur qu'il n'avait pas connu dans sa jeu-nesse, il fut chassé do la scène, lui, vieillard, parce

que sa verve railleuse l'avait abandonné 5. » Voilà en

bien pou de mots toute une vie de poète, brillante et

triste. Magnès dut être un homme d'imagination, quisut donner les formes do la plus folle fantaisie à la vieille

satire dionysiaque. Tant que ses inventions se renou-

velèrent, il amusa le peuple; mais la force do la penséelui manquait; on se lassa de ses bouffonneries, et on

s'aperçut alors qu'une fois cela écarté il no restait rien.

D'après ce passage d'Aristophane et d'autres témoigna-

1. Suidas.M4yvt|î-Cf. Schol.Aristophane,Chevaliers,520.2. Voirle témoignageépigraphiqueoitâ plushaut, p. 463,note3.3. Didot,Sehol.grsec.in Arisloph.,Prolog.,III.4. Chevaliers, 520 "Oj likiittx* zopôv tâv àvrmiXwv vtxr,{ ïaxrt<n tpo-

itaîix.

5. Chevalier»,mômepassage.

Page 483: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PRÉDÉCESSEURS D'AIIISÏOPHANE 475

ges, on peut restituer les titres de quelques-unes de

ses comédies les Joueurs de luth, les Oiseaux, les Ly-diens, losdnips.ha Grenouilles, Dionysos,\i\ Jardinière,le Titacide (nom d'une tribu athénienne). Ils suffisent à

montrer que l'art de Magnès consistait en partie à in-

venter pour ses choroutes dos travestissements fantas-

tiques et qu'en ce genre il a légué à ses successeurs

plus d'une idée qu'ils n'ont pas laissée perdre t.

Nous pourrions passer sous silence Ecphantidès, dont

nous ne savons à peu près rien, et son serviteur Ghoo-

rilos, qui l'aidait, dit-on, à composer de mauvaises piè-ces, si un fragment de leur œuvre commune n'était à

signaler. C'est celui où Ecphantidès se défendait de faireun drame à la mode mégarienne. « J'en ai assez, disait-

il,'des comédies mégariennes, et je rougis de faire une

pièco à la façon do Mégare s. » Un tel scrupule marqueune date. La comédie athénienne rougissait de ses ori-

gines c'est qu'elle prenait conscience de sa valeur

propre et de ses haulosdeslinées.Il lui manquait encore un homme supérieur. Elle le

trouva en la personne de Cratinos. La renommée litté-

raire de celui-ci ne semble avoir commencé qu'asseztard a ses succès sont circonscrits entre la mort de

Cimon (449) et l'année 423, date de la représentation de

1.Les fragmentsde Magnès,à peu près insignifiants, sont enoutred'uneauthenticitésuspecte.

2. Fr. 2, Kock.Traduit d'après la restitution de Kock,fort in-certained'ailleurs.

3.D'aprèsle Pseudo-Lucien(Casdelongévité,25),Cratinosauraitvécu97ans. S'il est morten 422,il serait né par conséquenten519.MaisAristote {Poétique,c. 3) nommeChionidèset Magnèscommeles plus ancienspoètes comiquesathéniensdequelquero-nom,et Aristophane(pass.cité)mentionneMagnésavantCratinos.Lessuccèsde Cratinosn'ont doncpu commencerque vers 480en-viron.Il aurait eu alors prèsde 70ans celaest si invraisembla-.)>lcqu'il y a lieu de douterdurenseignementfournipar lePseudo-Lucien.

Page 484: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

476 CHAPITRE XI- – COMÉDIE ANCIENNE

sa dernière pièce, qui précéda de peu le terme de «a

vie Il était athénien de naissance. On nous le repré-sente comme un homme qui aimait le luxe et la bonne

chère a. Aristophane, son jeune rival, s'est moqué de

son goût pour le vin, et lui-même parait avoir passécondamnation sur ce point dans sa comédie de la Bou-

teille. On lui prêtait encore d'autres vices. Que ces im-

putations fussent vraies ou non, c'était à coup sûr un

tempérament exubérant, tout animé d'une sève ardente

et joyeuse. Aristophane, dans la parabase do ses Che.

valiers, nous le dépeint en quelques traits frappants.Cratinos est pour lui une sorte de torrent impétueux« U roulait avec un grand bruit d'acclamations à Ira-

vers le pays plat, et, renversant tout sur son passage,il emportait pêle-mêle les chênes et les platanes et ses

ennemis déracinés 3. » Lui-même s'est dépeint d'une

manière analogue « Par Apollon t quel flot de paroles 1

Un bouillonnement d'eau jaillissante! Douzeembouchu-

res au lieu d'une bouche! Tout un Ilissos dans un go-sier Que vous dirai-je? Si vous ne lui mettez un tam-

pon dans la gorge, il va tout inonder de sa poésie »

Sous cette fantaisie, on devine une nature exception-

nelle. Il fit jouer, dit-on, vingt et une comédies et fut

neuf fois vainqueur s. Si l'on en croyait Aristophane,

Cratinos, comme son prédécesseur Magnès, aurait cessé

de plaire au peuple dans sa vieillesse. En 424, dans la

parabase des Chevaliers, le jeune poète représentait mé-

chamment son vieux rival comme un instrument déla-

bré qui se disjoint et ne vaut plus rien. Toutefois nous

savons que, cette année même, Gratinos était encore

1. Casde longévité,mêmepassage. Cf. Chevaliers,argument.2. Suidas, KpatTvoc.3. Chevaliers,S26et suiv.4. Fragm. 186Kock.5. Suidas,Kpocrfvoç.

Page 485: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PRÉDÉCESSEURS D'ARISTOPHANE 477

mis par les juges au second rang, et quo, l'année sui-

vante, il prenait une éclatante revanche avec sa comé-

die de la Bouteille. On est donc autorisé à dire, malgré

Aristophane, que, jusqu'à la un, il resta égal à lui-

même.

Les rares et pauvres fragments qui subsistent de

ses œuvres ne permettent guère de t'apprécier. C'est

surtout en interprétant les jugements des anciens qu'on

peut se faire quelque idée de son rôle.

Un grammairien anonyme nous dit « Ceux qui les

premiers établirent la comédie sur le territoire athé-

nien (je veux parler de Susarion), ceux- là introduisaient

leurs personnages au gré de leur fantaisie et toutes leursinventions n'étaientque bouffonneries. Cratinos survint,et tout d'abord il mit fin au caprice en assignant à lacomédie troisacteurs; en outre, au plaisir qu'eUe procurait

déjà, ilsut joindre le profit, enconsurantleshommes mal-honnêtes et en les flagellant au nom dotous avec le fouet

do la comédie. Toutefois, lui aussi, il se ressentait encore

de la manière ancienne et même du caprice primitif »

II est impossible de prendre cela au pied de la lettre;car Aristote affirme qu'on ne savait pas au juste quiavait Gxéle nombre des acteurs comiques; quant aux

censures, il est bien évident qu'elles tenaient à la na-

ture même do la comédie et remontaient par consé-

quent jusqu'à ses origines. Ce témoignage ne prouvedonc qu'une seulo chose, mais une chose d'importancec'est que Cratinos fut le premier grâce auquel la co-

médie apparut comme un genre constitué, ayant ses

lois, ses habitudes prises, assujetti à une forme à peu

près constante, et cela avec un air de liberté, de har-

diesso et de grandeur qui 6t oublier soudain tout ce quiavait précédé. D'autres poètes avant lui avaient usé de

la raillerie; mais celui-ci avait une façon de railler, qui

i. Didot SehoLgr. inAristophan.,Prolegom. V,

Page 486: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

478 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

était d'un maître. « Cratinos, dit un critique ancien,marchant sur les traces d'Archiloque, fut âpre dans sesinvectives. La raillerie ne se dissimule pas chez lui,comme chez Aristophane, sous une gràco qui atténuela brutalité de la censure. Toute simple, sa critique s'a.

vance, comme on dit, à front découvert contre les mal-honnêtes gens » La nouveauté était là, dans le gé-nie de l'auteur et non dans la nature des attaques. Nulencore n'avait frappé si rudemont,avec une si fière con-science de sa valeur personnelle et une si haute intelli-

gence de son rôle. La comédie devenait une puissance, etelle le sentait.

Mais çe qui faisait sa force, ce n'était pas seulementla franchise do l'attaque, c'était aussi le mérite toutnouveau de l'invention. Cratinos était un vrai poète,d'un génie libre et fécond 2. Il excellait à trouver laforme dramatique d'une idée. Des ébauches do comé-

dies surgissaient en foule de son imagination puissante,toutes vives, riches et plaisantes il savait tourner et

retourner un même sujet en mille manières ingénieu-ses et fortes3. Créateur, il l'était d'instinct et sanscesse,comme Eschyle, auquel on a pu le comparer 4. Un jour,il mettait en scène tout un chœur d'Archiloques, dé-chaînant ainsi contre les vices contemporains une vé-ritable meute de critiques acharnés; une autre fois, il

évoquait le vieux législateur Solon, qui venait, approuvépar un chœur de Cbirons, censurer ses compatriotes.

1.Didot,Schol.grme.inArisloph.,Prolegom.II. Le mêmecriti-que,Platonios,dit un pouplus loin, dans le même morceau,ro-xpôc)lavet il citecommeune choseconnuela viguenr de Crati-nosa, Wvf oSpovtoûKpatsvoy.

2. Didot,Sch.gr. in Aristoph.,Proleg. III riyovetî rcoirtTixfô«e-to;.

3.Didot,Schol.gr. in Arial..Proleg. II IIoXùsSi xa\tort;tpon*ï«rjf xâvsi"eftrioxo;Si. 4vTa?;èiti6o>.at;tôv Sp«|iâTwvxai Sta<ntevaî«.

4. lbid.,Proleg.III KaTaoxtuaÇuvti; tôvAlo^OXoux'paxTrjpa.

Page 487: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PRÉDÉCESSEURS D'ARISTOPHANE 479

De telles conceptions ôtaiont dos trouvailles dramati-

ques. Pour en tirer parti, io poète n'avait qu'à se lais-

sèr aller à l'essor spontané de son génie. Sa fougue et

une sorte de grandeur naturelle le faisaient compareraux acteurs do dithyrambes; Aristophane l'appelaitcomme eux « un mangeur de taureaux » »; il leur res-

semblait par l'élan, par l'audace, dans les sentiments

et sans doute aussi dans le style. Le lyrisme lui était

naturel; quelques-uns do ses chants étaient dans toutes

les bouches 3.S'il eût été tout à fait maître de lui-même,

la comédio ancienne entre ses mains aurait atteint la

perfection. Mais sa fougue Pégarait. Il avait trop d'idées

et pas assez d'art pour mener une action « A mesure

qu il va, dit le critique ancien déjà cité, il tire en tous

sens et déchire lui-même son plan, et il ne sait pas rem-

plir un drame conformément à ce qu'il annonce d'a-

bord 3. » Dans ces conditions, ses pièces devaient être

dos ébauches puissantes plutôt que des œuvres ache-

vées.Il s'en faut de beaucoup que les titres et les frag-

ments de ses comédies nous permettent toujours d'en

deviner le sujet. D'une manière générale, son œuvre

devait peu différer par l'intention dominante de celle

d'Aristophane. Il attaquait les hommes d'État du jour,notamment Périclès s'emportait contre la mollesse

nouvelle dos mœurs 5, contre les riches débauchés 6,

censurait les cultes étrangers et les pratiques supers-titieuses 7. C'étaient là ses sujets préférés. Mais, comme

1.Grenouilles,343 Kpat:voutoOtttupoîâyoa.2. Aristoph.,Chevaliers,pass. cité.3. Didot,Sch.gr. in Arist.,Proleg. II.4.Fugitives,fr. 58Kock (3Didot) Femmesthraces,11Kock(1 Di-

lot).5. tes Efféminés,lesRichesses,les Chirons.6. LesArchiloques,fr. 11Kock(13Didot).7. LesFemmesthraces,Trophonios.

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480 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

Aristophane aussi, il no dédaignait pas do critiquer les

poètes et les artistes contemporains. Les sophistesétaient particulièrement l'objet do ses attaques, comme

inventeurs d'arguties et comme corrupteurs do l'anti-

que discipline. En somme, le fouet dont nous avons

parlé était levé sur tout ce qui attirait trop l'attention

dans la cité, et, quand il frappait, c'était pour la dé-

fense des vieilles mœurs. Une fois pourtant, il se dé-

fendit lui-même. Sacomédio delà Bouteille (IIotwij) était

une apologie personnelle, et une apologie contre Aris-

tophane. Celui-ci lui avait reproché d'être un buvour

Cratinos ne répondit pas non, maisil prouva spirituelle-

ment que io bon vin n'avait pas encore noyé son gé-

nio.

Ce que nous entrevoyons encoro de l'action do coite

pièce, on essayant d'on combiner les fragments, nous

donne au moins une idée do la façon dont Cratinos com-

posait et du genre do ses inventions. Il s'y était repré-

senté comme marié à la Comédie. Celle-ci se plaignaitd'êtro délaissée par lui pour l'Ivresse et se décidait à

lui intenter un procès. Dos amis intervenaient, la Co-

médio irritée leur exposait ses griefs, Oratinos se jus-

tifiait, et sans doute l'affaire finissait par s'arrangerTout cela était traité avec une verve dont nous pouvonsencore juger par quelques vers qui subsistent. Allégori-

ques ou réols.lous les personnages étaient égalementvivants et passionnés.

A côté de cette comédie militante, on on voit apparaî-tre une autre chez Cratinos. Elle est représentée prin-

cipalement par les Ulysses, parodie do l'Odyssée. C'était

une piècesans chants du chœur, sans parabase; on outre,

i. Ceplan nousest indiqué par le scoliasted'Aristophane,Che-

valiers,400.Les fragmentss'y rapportentassez bien. Voirla res-titutionde M. Denisdans son Histoiredela comédiegrecque.Lmima imité la Bouteillede Cratinosdans sa Doubleaccusation.

Page 489: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

PRÉDÉCESSEURS D'ARISTOPHANE 481

Bist. de la Lltt. grecque. T. III. 31

on ne s'y moquait de personne; l'autour se contentait

d'y parodier Homère, qui n'avait rien à craindre t. On a

supposé, avec beaucoup de vraisemblance, qu'un si grandchangement dans les habitudes de la comédie anciennene s'expliquait pas par un simple caprice. Nous avonsdit qu'en 440 une loi restreignit les libertés de la comé-

die, et que ce régime de compression dura quatre ans.Cette loi fut sans doute la raison impérieuse qui décidaCratinos à changer de manière pondant quoique tompss.

Sauf cette exception, plus curieuse en somme qu'im-portante, le caractère propre de la comédie, telle qu'ill'avait faite, c'était la satire des choses du jour. Chez lui,cette satire s'attaquait aux personnes en les nommantou en les désignant clairement; mais cela n'était pasindispensable; et un autre poète de ce temps, Cratès,

comprit que la comédie pouvait garder sa valeur moralesans dégénérer en une sorte de pamphlet.

« Cratès, dit Aristote, fut le premier à Athènes quirompit avec le genre iambique et mit sur la scène des

pièces à tendance générale et de pures fictions3. » D'a-bord acteur, ce fut en jouant les comédies de Cratinos

que Cratès se sentit poète à son tour; et, tout en prou-tant des leçons de son maître, il sut être original. Sa

premièro victoire semble être de 4454; sa mort est anté-rieure aux Chevaliers d'Aristophane (424). Dans la pa-rabase de cette pièce, ce dernier s'exprime ainsi à son

sujet « Quelles colères et quelles rebuffades de votre

i. Didot,Sehot.grsee.inArist.. Proleg. 1 (Platonios) Ot 'O8u<r><ret«KpotttvouxalîAtùxTottôv ratXaiûvSpaiiaTovoffre-/optxàouteitapa-6i«rei«S)(ovta.Il s'agit de piècesde la comédiemoyenne,dont ilrapprocheles Ulysses.Un peu plusloin dans le même morceauOt y«&v'O8vi<r<xetcKpattvovioOSsvo;Imrlpuanityouai,Buco-uppov$i tijç'OSuvotiactoO'Opjjpov.

2.Meineke,I, 43 Bergk,Commentai.in reliq. corn,ait., 142.3.Poétique,c. S Tfflv8k'A^inumvKpâmcTtpfixoçîjpfcvtitrée ~t

ia|i6ixij;i«é«{xaSiXouiroitlvïMyavtxal (lûflo-j;.4. Eusébe,Chronique,01. LXXXni, 4.

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483 CHAPITRE XI- – COMÉDIE ANCIENNE

part Cralès n'a-t-il pas ou à supporter? Lui qui vous ser.

vait à pou do frais un repas légor, pétrissant pour vous

d'ingénieuses inventions qui suffisaient à sa sobriété.

Avec cela, il était le seul qui tint bon, échouant quel-

quefois, mais quelquefois aussi réussissant*. » Une seule

de ses comédies nous est connue par dos fragments suf-

fisants pour nous laisser deviner son mérite propre.Elle avait pour titre les «êtes sauvages (Qtjpîa). Les ani-

maux y parlaient, comme dans les fables d'Ésopo, et ils

conseillaient aux hommes do ne plus les manger2. Deux

personnages rêvaient tout haut à une sorte de vie mor-

veilleuse où l'on n'aurait plus besoin d'esclaves. l'homme

étant servi par les animaux ou môme pur les ustensiles

domestiques devenus intelligents". L'invention est vrai-

ment fort gaie et les détails sont amusants. Nous sommes

là en pleine fantaisie; voilà bien ces «discours généraux »

ces « lictions pures », dont parle Aristote. Plus d'injures,

plus de personnalités; point do grosses bouffonneries

non plus; une plaisanterie modérée et ingénieuse, sous

laquelle on devine une pensée philosophique et morale,

à peine satirique C'était vraiment, comme le dit Aristo-

phane, un régal léger pour lo public ordinaire de Crati-

nos, mais un régal qui devait plaire aux délicats.

Au nom de Cratès il faut joindre celui do son imitateur

Phérécratès, qui est déjà presque un contemporain

d'Aristophane. Sa première victoire semble dater de 438*.

La plus célèbre de ses pièces, les Sauvages ("Aypioi),fut

jouée en 420». « Rivalisant avec Craies, dit un critique

ancien, il s'abstint des injures, et se fit un succès en

1. Chevaliers,337et suiv.2.Fragm. 17Kock(3Didot).3. Fr. 14et 15Kock(1et 2 Didot).4. Didot,SehoLur. in Aristoph.,Proleg.TU *«psxpat*i«à *A6v

vaiocv«5 bit 0eo8ûpov(au lieu de Seâxpov,correctionde Dobrée,

admis»par Dludorfet Mèineke,Bittor. crificp. 539).5. Athénée,V, 218D..

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FORME DES REPRÉSENTATIONS 488

imaginant des sujets nouveaux et en iuventant des fic-tiens ». » Ce genre, parallèle au premier, gagnait doncdu terrain. Phérécratès, en le cultivant, mérita d'être

appelé un poète « vraiment attique jkîttucwtxtoî8. Quol-ques-uns des fragments assez nombreux de ses piècesnous donnent en effet l'idée d'un écrivain spirituel et in-ventif. Sa comédie des Sauvages était à la fois très plai-sante et très philosophique. On y voyait un chœur de mi.

santhropes, dégoûtés de la société et de ses institutions,qui s'en allaient vivre parmi de vrais sauvages; mais lasauvagerie, qui les charmait do loin, leur semblait bien.tôt, à l'épreuve, odieuse et intolérable 3. Une telle comé-die était certainement une satire c'était la satiro dosrêveurs qui décrient l'association humaine et qui prônentun état de nature purement imaginaire. D'autres inven-tions ingénieuses se laissent à demi apercevoir dans les

fragments ou sous les titres expressifs de ses Transfuges(A\»xé{/.oXoi),do ses Vieilles (rp«e;), do son Précepteurd'esclaves (AovXo&i&cwiwî.o;),do ses Hommes fourmis(MuftMjxdtvOpuBOi).Un passage do ses Mineurs (MvnAXifc)contient une description, on trente-trois vers, d'un

royaume infornal transformé par le poète en pays de

cocagne 4. Tout cela permet do croire que Phérécratèsaurait gagné à être mieux connu; mais, dans l'état denos renseignements, ce serait lui donner trop d'impor-tance relative que d'insister davantage.

Contentons-nous de mentionner Téléclidès, Hermipposet son frère Myrtile, Philonidès enfin, tous, à peu dechose près, poètes du môme temps, prédécesseurs im-

1. Dillot,Schol.gr, in Arisl.,Proleg.m 'EftXwxeKpcfe)retxeùaïtoû|»èvXoiîopeïvditj<rt7|,«payiiat»8scl(n)YO-j|uv«<«awà«|û8oxi'tui,ys-v&pevo;eipetixôcpuiflav.

2. Phrynichosle sophiste,dans Et. de Byzance,p. 13.3. Platon, Protagoras,p. 327D.Onvoit par ce passageque ces

sauvage»formaientle chœur<olêvèxttvuitO^opO(itoiivBptuitoi.4.Fragm J08Kock« Diiot).

Page 492: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

484 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

médiats d'Aristophane et continuateurs doGratinos.Les

vives railleries dos deux premiers sur le compte do Pé-

riclea doiventètro rappelées pour bion montrer le ton or*

dinairo et la hardiesse accoutumée qui prévalaient alors

dans la comédie*. Celle-ciavait ses habitudes prUes,ses formes normales, ses sujets préférés; elle était donc

vraiment constituéo. Avant do parler d'Aristophane et

de ses contemporains, essayons do montrer rapidementco qu'était cette constitution dramatique.

IV

Lorsque l'État, comme nous l'avons dit, prit à son

compte les concours de comédie après les guerres médi-

ques, il se régla dans l'ensemble sur ce qu'il faisait déjà

pour la tragédie. Dolà des ressemblances d'organisation

qui nous dispensent d'insislcr sur beaucoup de choses

déjà exposées3.Les occasionsdo représentations étaient en somme

les mêmes. Onjouait la comédiedans les dèmes aux Dio-

nysies rurales; on la jouait en ville aux Lénéennes et

aux grandes Dionysies.Leconcoursdos Lénéonnes sem-

ble avoir été le plus brillant au ve siècle,c'est-à-dire au

temps de la comédie ancienne. Nous avons vu que la

tragédie, pour une cause ou pour une autre, avait dé-

laissé cette fête pondant une partie au moins de cesiè-

cle ello appartenait donc en propre à le comédie.Aux

grandes Dionysies au contraire les deux genres parais-sotit avoir été constamment associés.Nous noussommes

expliquésdéjà au sujet de l'ordonnance probabledu spec-

t. Téléclidès.fr. 42Kock(Inc.fabul.4Didot),44Kock(Incert.fab 6Didot)Hermippos,fr.46Rock(Motpa..1.Didot).

2.D'unemanièregénérale,nousrenvoyonsici aux 'manuels

d*afcMologiescéniquedéjàcitésà proposde la tragédie.

Page 493: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

FORME DES REPRÉSENTATIONS 485

tacle*.– Ce qui a été dit de la ehorégio et du rôle des

magistrats à proposde la tragédta s'appliquo aussi à la

comédie.Lesconcurrents admis à faire jouer leurs piècesétaient de part et d'autre en môme nombre. Seulement

chacund'ontre eux, quand il s'agissait docomédies,n'ap-

portait qu'une sente pièce. Il n'y a rien de spécial à si-

grtaler en ce qui concerne le salaire des poètes, le choix

des juges et la façon dont ils rendaient leur sentence.

Naturellement aussi, le lieu de la représentation étant

le môme, ni la disposition de la scène ni l'arrangementduspectacle no devaient différer très sensiblement. Tou-

tefois, comme la comédieancienne, par sa nature môme

semble exiger souvent une mise en scène toute féerique,il est bon de dire que la plupart de ces choses merveil-

leuses ne se passaient probablement que dans l'imagina-tion des spectateurs1. Lepoèten'avait soucini du tempsni de l'espace, et l'absurdité même do certaines données

dramatiques devenait souvent pour lo public un amuse-

ment do plus. Par exemple, dans les Acharniens d'Aris-

tophane, les premières scènes ont lieu à Athènes, dans

le Pnyx; puis nous sommes à la campagne dans l'enclos

de Dicéopolis,et celui-ci trace sur le théfttro los limites

d'un terrain neutre qu'il appelle son marché; sur ce ter-

rain on voit arriver une foulode gens qui dans la réa-

lité ne pourraient y parattre, les uns parce qu'ils sont

en mêmetemps dans leur maisonde ville, commeLama-

chos les autres, comme le Mégarionoule Béotien,parce

qu'ils auraient à traverser un territoire ennemi. Vouloir

concilier tout cela comme l'ont tenté trop de commenta-

teurs, c'est méconnaître absolument l'esprit de la comé-

die ancienne. Celle-ci touche à la réalité, mais, loin de

1.Voirplushautp. 60.2. A Muller (ouïr,cite) me parait prendre beaucoup trop à la let-

tre des indications qui sont souvent de pure fantaisie. Il est

toujours bien hasardeux de restituer le décor d'après le texte d'un

poète dramatique, surtout quand ce poète est Aristophane.

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488 CHAPITRE XI. – COMÉDIEANCIENNE

s'y enfermer, elle en sort quand il lui plait, et cela lui

piatt perpétuellement. Commeon n'exigeait aucune vrai-semblance dans les allées et venues des acteurs, il eûtété puéril d'en demander dans tes décors. Le public, quiétait en helle humour, se prêtait à tout, on fait d'invrai-semblance et d'incohérence. Voilà pourquoi c'est faireune sorte de contre-sens que de s'attacher, dans des res-tauralions imaginaires, à une exactitude matérielle quieût alourdi maladroitement d'aussi folles inventions.

Quelquesdécors très simples, un groupe de maisons, un

temple, une cabane, et en générai pou ou point de pers-pective lointaine et presque point de machines, c'est làce qui convenait lomieux à cas chefs-d'œuvrodejoyeuseextravagance

Si des conditionsextérieures de la comédie nous pas-sons au personnel dont cllo disposait, c'est le chœur quidoit appeler d'abord notre attention.

Formé comme le chœur tragique par un chorège et à

ses frais, instruit comme lui par un maître spécial, con-

duit, comme lui encore, par un coryphée, il s'en distin-

guait pourtant tout d'abord par lo nombre de ses mem-

bres. Au lieu do douze ou quinze choreutes, il en

comptait vingt-quatre La raison de cette différence ne

nous est donnée par aucun témoignage ancien. On a sup-

1. L'emploi des machines dans la comédie n'était guère autrechose qu'une parodie de la tragédie. Agathon, apparaissant surun eccyclème dans les Fêtes de Déméter, faisait songer plaisammentaux exhibitions tragiques qui avaient lieu par le méme procédéet Trygée, enlevé au ciel sur son escarbot, était l'amusante con-

trêfaçon du Bellérophon d'Euripide traversant les airs sur Pé-

gase. Le fantôme colossal d'Eiréné, dans la Paix d'Aristophane,parut extraordinaire aux contemporains Eupolia et Platon s'en

moquèrent (Didot, Schol. grwc. in Arisloph., Proleg. XIII fin).2. Pollux, IV, 109. Autres textes, A. Muller, ma. cité, p. 203,

note 5. Dans les Oiseaux d'Aristophane (v. 297et suiv.), les 24 cho-reutes figurent 24 oiseaux différents. qui sont énumérés successi-vement, selon la remarque du scoliaste.

Page 495: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L& UHIKUH 487

posé, non sans vraisemblance, qu'elle tenait à l'usagefréquent de l'antichorio dans la comédie; le chœur s'ydivisait souvent on deux groupes: il no fallait pas queces groupes fussent trop petits Toutefois il semble quecet usage môme ne se serait pas établi si la constitutiondu chœur y eût répugné. Peut-être est-il plus simpled'admettre que la différence entre les deux genres re-montait jusqu'à leurs origines et provenait par consé-

quent d'un état do choses primitif qui nous est inconnu.Ce qui a été dit de la forme du chœur tragique, du lieuoù il se tenait ordinairement, de sa manière de se grou-per est applicable aussi au chœur comique. Les différen-ces préeisos, s'il y en avait, nous échappent.

La manière dont le chœur récitait ou chantait est su-

jette à autant de discussions, et en somme presque aussi

incertaine, pour la comédie que pour la tragédie 3. Tou-tefois l'émiettement du rôle choral, qui nous a paru ré-

pugner en général à la nature do la tragédie, est évi-demment bien moins contraire à celle de la comédie.

Là, une certaine apparence de désordre, pourvu qu'ellefût en réalité assujettie à un ordre caché, n'était pasfaite pour déplaire. Le chœur comique ne pouvait ou-blier ses origines; c'était souvent une foule animée,

bruyante, discordante même, du milieu de laquelle lessaillies individuelles éclataient spontanément. Parfois,cette division intime s'accusait fortement par la consti-tution de deux chœurs, plus ou moins opposés l'un àl'autre. Dans les Oiseaux d'Aristophane, figuraient si-

multanément deux groupes d'oiseaux, l'un de douze mâ-

1.Zielinski,DieGliederungderallattischenKomœdie,Leipzig,1885,p. 274.

2. Muff.,Uberden VorlragderchorischenPartienbeiAri$tophanes,Halle,1872Arnoldt,DieChorpartie/ibeiAristophane»ncenischerheu-tert,Leipzig,1873;Christ,Theilungdes Chorsim AUischenDrama(Abhandl.d. bayer. Akad.,XIV,p. 189et suiv.); Zielinski,ouo.<M*>8epartie.

Page 496: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

488 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

les, l'autro de douze femelles dans Lysistrate, les vieil.

lards, d'un côté, les vieilles femmes, de l'autre, formaientdeux groupes ennemis qui échangeaient des moqueries,des injures et des menaces. Dans chacune de ces trou.

pes, même pétulance et même spontanéité. Les pro-vocations individuelles se mêlaient aux défis collec-tifs. Dans Lysistrate, d'anciennes indications attestent

que plusieurs femmes se détachaient du groupe succes-sivement et chantaient seules quelques vers3. La comé-die avait besoin d'animation, de mouvements imprévus,de pétulance môme. Elle se plaisait à tous les écarts

brusques de la fantaisie. Il fallait bien qu'elle eût assezde liberté dans la forme pour que son humeur vive putse mettre à l'aise.

Ce qui est vrai des chants du chœur l'est aussi de ses

évolutions 3. L'entrée, ordinairement lente et solennelle

dans la tragédie, était souvent turbulente et désordonnée

dans la comédie.LesAcharniensd'Aristophane se précipi-taient en fureur dans l'orchestra, poursuivant le traître

Dicéopolis; ses oiseaux, à peine entrés, se dispersaienten criant et en sautillant, comme un vol de vrais moi-

neaux effarés En général, le chœur comique, quelqu'il fût, ne demandait qu'à danser et à s'agiter. De nom-

breux passages dans les pièces d'Aristophane font allu-

sion à ces danses •; et de ceux-là on peut conclure à

beaucoup d'autres. Toutefois nos renseignements sont

insuffisants pour établir une classification précise de

ces danses en rapport avec la division des pièces. Le ca-

ractère même de l'orchesliquo dans la comédie ne nous

1. Oiseaux,297-304et Schol.Chevaliers,586.2. Lymtratc, 696, 106.

3.A.Slûllsr, ouv.cité,p. 220et suiv. Christ, Metrik,p. 69S.4. Oiseaux.307 OTotittmtiCownxai Tpé/ouoiSiaxexpcrçitec5. Paix,324,716Grenouilles,326,678,914;Ploutos,291Acharniens,

346;Filesde Déméter,659,986;Assembléedesfemmes,11SS;Guêpes,1520.

Page 497: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE GH(EUR 489

est connu que d'une manière générale. On nous dit bien

que le xôpSaÇétait par excellence la danse comique t;mais il ne résulte pas do là quo ce fût la seule dont elle

fit usage. D'ailleurs le cordace – ou plutôt, comme dit

Pollux, les cordaces constituait sans doute un genredont les espèces étaient assez nombreuses et variées.

C'était une sorte de sarabande, violente et déréglée jus-

qu'à l'obscénité, et caractérisée principalement par des

déhanchements et des bonds II est clair qu'une telle

danse no pouvait en aucune façon convenir aux passa-

ges où la comédie affectait une certaine gravité. Il yavait des marches rythmiques presque solennelles,

comme par exemple l'entrée des Nuées dans la pièce

qui portait leur nom; puis des pas plus rapides, mais

pourtant assez graves encore, comme quand le chœur

des femmes, dans les Fêtes de Déméter d'Aristophane,célébrait la danse sacrée 3. Enfin, à certains moments,le caractère mimique prédominait, surtout dans les pa-rodies dont l'usage était si fréquent 4. Lorsque Carion

dans le Ploutos contrefaisait avec le chœur le Cyclopedo Philoxène, lui, en berger, marchant devant et se

trémoussant, tandis que les choreutes venaient par der-

rière et bêlaient comme un troupeau s, la danse ne pou-

1. Pollux, IV, 99; Lucien, Dansemimique,22, S6;AnecdotadeBekker,p. 101,6.

2. Schol, Aristoph. Nuées, 510 K<Jp8«î xo>|ihct|, {yti; afoxprâ; xivet

Tiiv &<r?3v.Ettpolis, fr. 77 Kock "O; xoc/.w; (»h>tu|titav((ec< – xat Sia-

«î/âXXettptYiôyot; xàmxnslc toîc xo*<Svat; xai xefôsiç &vu>ntlXi).

L'expression x6p8ct- ëXxeiv indique un défilé, une chaîne de dan-

seurs. Les mots xoûçov ègoppSv itiîa (Aristoph., Fêles de Déméter,

659) nous donnent une Idée des mouvements.

3. Fête de Déméter,947.Danse sacrée des initiés, Grenouilles,'382.

4.Le choeuraccompagnaitquelquefoispar une danse mimiquelestiradesdes acteurs, surtout cellesqui étaient en tétramètresanapestiques,iambiquesou troehaiques.Schol. Aristoph. Nuées,1352(Bergli,Grieck.Liter.,m. 155).

5. Ploutos,289et suiv.

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49G CHAPITRE XI. =* COMÉDIEANCIENNE

vait avoir tout son effet comique qu'à la condition de

rappeler aux spectateurs celle qui accompagnait le di-

thyrambe. En fait de sauteries diverses comme en faitde chants, la fantaisie régnait en maîtresse dans la co-médie.

La variété des rôles attribués au chœur comique étant

extrême, celle des costumes devait l'être égalemont1.Toutefois, ici comme à propos de la mise en scène, ilfaut certainement tenir grand compte du large crédit

que l'imagination du public faisait au poète. A l'ori-

gine, avant qu'il y eût des chorégies instituées par l'E-

tat, on s'accoutrait comme on pouvait, et on s'amusaittout autant. Aristophane, dans un curieux fragment,nous représente ces choreutes du vieux temps, qui dan-

saient affublés de tapis et de couvertures et portant sous

l'aisselle les provisions do bouche dont on leur avait fait

cadeau 3. Plus tard, les choses changèrent. Nous avons

noté les inventions de Magnès; elles supposaient évi-

demment certaines dépenses de costume. Chez Cratinos,les choreutes paraissaient on Archiloques, en Centaures,en Argus, le corps tout couvert d'yeux grands ouverts;chez Aristophane, en Acharnions, en chevaliers, en Ba-

byloniens, en nuées, on laboureurs, en femmes, en îles,en guêpes; chez Eupolis, en dèmes, etc. Nous sommes

peu renseignés sur le détail de ces affublements; mais ce

serait se tromper à coup sûr, que de croire que les costu-

miers athéniensse soient proposédans ces imitations gro-

tesques le plus d'exactitude possible. Les Nuées d'Aristo-

phane étaient reconnaissables bien moins à leurs longuesrobes bariolées 3

qu'à leurs paroles et à leurs chants. Ses

Guêpes n'avaient d'autre insigne que la finesse de leur

1. A.Mûller,oui»-,cité,p. 256.2. Aristoph.,fr. 253Rock.Voir le passaged'Athénée,II, 67,où

cefragmentest cité.3. Schol.Aristoph.Nuée»,289.

Page 499: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE CHŒUR 491

taille et la longueur de l'aiguillon qu'elles trainaientderrière eî'cs En général, il s'agissait surtout de frap-per tout d'abord les regarda par quelque emblème amu-sant c'était la simplicité môme qui faisait le mérite doces inventions saugrenues. D'ailleurs il importait de no

pas alourdir le chœur qui avait besoin d'être libre doses mouvements pour les folles danses qu'il exécutait.La partie essentielle de son costume était un vêtementcollant en cuir ou en étoffe (gwjaxtiov), serré par uneceinture à laquelle s'adaptait souvent le phallus. Pardessus cette sorte de maillot, les choreutes portaient,selon les nécessités de leur rôle, ou les pièces ordinairesdu costume athénien, tunique d'homme ou de femme,manteaux de diverses coupes, ou des ornements de fan-

taisie, plumes, ailes, écharpes flottantes. S'ils étaientamenés à se débarrasser de cela en tout ou en partie,ils se montraient au public avec le maillot décoré debandes do couleurs vives Comme les acteurs, les eho-reutes de la comédie étaient masqués. Il va de soi queleurs masques prêtaient à rire; mais, à vrai dire, nousn'en savons rien de très précis; comme détail caracté-

ristique, un scoliaste nous apprend seulement que lesNuées d'Aristophane portaient de grands nez3. Au choeurétaient attachés, comme pour la tragédie, un ou plusieursjoueurs de flûte, qui souvent revêtaient le même cos-tume..

Le nombre des acteurs de la comédie semble avoir été

longtemps illimité 5. Lorsque le genre comique no con-

1. Guêpes.405,1072-1075et la scolie.2. Leschoreutesôtaient régulièrementle manteau (tydmov)au

momentde la parabase Aristoph.Acharniena,607,etc. Voir plusloin.

3. Schol.Aristoph.Miife*,343 EloekulMeuni*p o!toOxopoOitpo-ffonreTocneptxeipevotpe^ùXac£](0VTaf'v*«*°ASXXm;YeXoïaxalàoxnW"

4. Aristophane,Oiseaux,273,277,280,388.5. Didot,Schol.gr. in Ariatoph.,Proleg.V. Taiitp&romaetsîftov

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498 CHAPITRE XI. – icôJIÊOIÈ ANCIENNE

sistait encore, comme nous l'avons vu, qu'en une sortede satire boulfonne, et que d'ailleurs l'État ne s'en mê-lait pas, chaque poète devait organiser son personnelselon le sujet et selon ses ressources: il y avait donctantôt plus d'acteurs et tantôt moins; c'est pour celasans doute que, au témoignage d'Aristote, on ne pouvaitdire qui en avait fixé le nombre », Quand l'État instituales concours et qu'il établit officiellement la chorégiecomique, it dut imposer un règlement à cet égard, etil le fit sans doute en tenant compte des usages reçus,mais surtout en assimilant la comédie à la tragédie.Celle-ci était alors en possession de trois acteurs; on endonna le même nombre au nouveau genre dramatique.Cratinos, par ses succès, montra quel parti on pouvaittirer de ces ressources qui nous semblent si exiguës, etil passa dans la suite pour avoir introduit ce qu'il avait

simplement subi et sanctionné. C'est là du moins ce quisemble probable. Et s'il en est ainsi, nous devons ad-mettre que la comédie ancienne se contenta, comme la

tragédie contemporaine, de trois acteurs en titre Tou-tefois les pièces d'Aristophane que nous possédons ne se

prêtent à cette opinion qu'à la condition d'y faire la partd'un certain nombre de rôles supplémentaires peu éten-dus et peu importants 3: ces rôles devaient être confiéssoit à des choroutes de bonne volonté, soit à des ac-teurs payés par le chorège ou par le poète lui-même

La comédie ancienne, en raison de son caractère de

itâxtm«. èi«Yevo|ttvo«Sii Kparfvo;xerel<u»|Wpiv«pûtovxàImxf,xw-stvaitf'KP~!lIJ).xftexf"'fpl(ô)V,«0%-h«ctllvi-ratiav.

t. Poétique, c. 5 TU Si itpAaaroa 4.18I4114v. ~9)) w01lpl-riiiv.4ï~]TtH.

2. Lucien,sur la Calomnie,6. M. Zielinski(onv.cité,p. 122)n'ap-plique cepassagequ'à la partie de la comédieanciennequ'il ap-pellel'àyt&v(voir plus lQin);rien n'autorise, je crois,cetterestric-tion.

S.Bergk,Griech.Literat.III, p. 86.4. Beer,ZahtderSchauspielerbeiAristophane»,Leipzig,5841.

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LES AGTECBS 493bouffonnorie outrée et fantastique, exigeait de la part desacteurs des aptitudes toutes spéciales. Aussi le person-nel qu'elle employaitétait-il absolument distinct de celuide la tragédie Indépendamment des qualités spécialesde la voix, qui constituent partout ce qu'on peut appelerl'accent comique, il est aisé do deviner, d'après maint

passaged'Aristophane, quelle exubérance de gestes plai-sants, d'attitudes effarées ou saugrenues, quelle variétéde gambades et souvent de contorsions étranges le pu-hlic athénien attendait de tous ces personnages grotes-ques. Il leur fallait contrefaire les gens connus, imiter

parfois les animaux, mêler la fantaisie la plus extrava-

gante au réalisme le plus saisissant, marquer rapide-ment une ressemblance et aussitôt enlever une charge àoutrance, se montrer à la fois bouffons, acrobates, dan-seurs et chanteurs, et en même temps faire preuve d'in-

telligence satirique. Cela supposait en somme, avec des

aptitudes de pitre, un véritable instinct artistique, et il

n'y a pas lieu d'être surpris que quelques-uns de cesacteurs axent été aussi de remarquables poètes. A côtéd'Apollodore, qui fut protagoniste d'Aristophane dans laPaix 3, et d'Hermon, qui semble avoir joué dos piècesd'Eupolis 3, nous devons rappeler les noms déjà cités

plus haut de Cratès et do Phérécratès, qui appartiennentà l'histoire littéraire.

Naturellement le costume des acteurs comiques com-

portait une variété et une bizarrerie en rapport avec celledes situations représentées Comme pour le choeur, levêtement collant, avec ses bigarrures de toute sorte,en était la pièce principale 5. Au moyen de coussins dis-

1. Platon, République.III, 395,A 'AU' oMét«; iitoxpttol r80f;T6'X«\TPGlTf!J80t;01«"TOI..îotçte x«\tpofù)8oftdela

Pàix.S.Premier argumentdela Paix.3. Scbol.Aristoph.Nuées,542.4.A. Müller,ouv. cité, p. 245et suiv.5. Voir particulièrementà cesujet les représentationsfigurées

dansWléselei',DentenùlerdésBûîméûwesêm,pi."IH et IX.

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494 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

simulés sous ce maillot, on façonnait à volonté des abdo-mens proéminents, des croupes rebondies, des bossesinvraisemblables. Ainsi qu'on l'a remarqué ces cou.leurs crues et criardes, ces étoffes rayées appartenaientau culte dionysiaque autant qu'à la comédie. Les vête-ments de dessus, tuniques, diverses et manteaux, rappe.laient davantage la réalité ils marquaient plus ou moins,

d'après les conventions de la mode, le rang et la façon devivre des personnages, mais toujours avec cette part defantaisie qui était une des nécessités du genre. LorsqueLamachos, dans les Acharniens, paraissaiten scène, prêtà faire campagne, équipé en taxiarque, il est clair, d'a-

près la scène, que son costume était bien celui d'un chefmilitaire athénien, mais que certaines parties en étaientmodifiées librement pour le rendre ridicule. L'énormitédu panache, la monstruosité de la gorgone qui se dres.sait sur le cimier du casque, sans doute aussi la longueurde la lance et4a concavité de la cuirasse de guerre, aussiventrue que la marmite do Dicéopolis, voilà ce qui exci-tait le rire du peuple. Ajoutons que, pour certains rôlesde fantaisie pure, le poète ne pouvait manquer de créerà son gré les accoutrements do ses acteurs, en collabo-ration sans doute avec le costumier. Nos féeries moder-

nes sont assez propres à nous donner l'idée de ce genred'inventions.

Comme l'acteur tragique, l'acteur comique était mas-

qué. L'histoire des perfectionnements du masque comi-

que était ignorée déjà dans l'antiquité 2; et les rensei-

gnements que nous possédons sur ce sujet curieux

s'appliquent en général à la comédie nouvelle bien plus

A.Mûller,ouv. cité,p. 248.2. Aristote. Poétique,c. 5 T(«Si itp&cnoicaà*48»x«v{joutât. ll

semblerésulter du tour de cettephraseque, dans la pensée d'A-semblerésulter du tour de cettephrase que, dans la pensée dA-riatute, le masquen'était pas couteinyoraindesdébuts.de la co-médie il le considéraitcommeune inventionplus récente.

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LES MASQUES, LE PUBLIC 495

qu'à l'ancienne. Celle-ci avait-elle, comme la tragédiecontemporaine, un petit nombre do masques typiques,appropriés à descatégories ontières de personnages ?Nous

l'ignorons. Il semble que ceux dont elle usait fussenten général des caricatures carnavalesques, destinéesavant tout à provoquer le rire par leur soul aspect quel.quefois ces caricatures reproduisaient d'une manière plusou moins frappante les traits d'hommos connus plussouvent elles n'étaient que grotesques. Les oiseaux d'A-

ristophane montraient un bec si prodigieux qu'Évelpideéclatait de rire on les voyant et, quand le héraut, dansles Aeharniens, annonçait solennellement Pseudartabas,« l'œil du roi », on voyait paraître un personnage so-lennel, avec un œil énorme qui lui tenait tout le visage 3.

Ce qui a été dit plus haut du public de la tragédie s'ap-plique aussi à celui de la comédie. On a souvent mis en

doute, il est vrai, que les femmes fussent admises aux

représentations comiques. A notro point de vue en effet,cette exclusion eut été bien naturelle, étant donné le ca-ractère licencieux des pièces. Mais il faut reconnaître

que les textes anciens simplement interprétés n'autori-

sentpasà y croire4. Les femmes et les enfants assistaientà la comédie comme à la tragédie et au drame satyrique.Dans l'opinion des contemporains, le caractère religieuxdo la fête en corrigeait l'inconvenance.

Ces indications rapides permettent de se représenter

1. Pollux, IV, M3 Ta 6ï xujuxà it?6<raita xà |ûv T»i; ratXaiâc xoi-

lii)8:«; £>; xh icoXiixoî; irpo<r:ôitoic ûv ixwjiûSouv «Ttstxôije to îj iiii ta

yeXotiiapov èffXtPZTiaTO.

2. Oiseaux,93-99.3. Schol.Aeharniens,v. 93.4. Voirprincipalementà cesujet Bœttiger,KleineSckriften,I;

Wachsmutb,IlellenischeAUerlhumkunde,H; Egger,Euai sur l'his-toiredela critique,p. 5Î4,noteC; A.Maller, Grieeh.Bahnenalt.,p.289et suiv. A. Haigh,TheAttiethéâtre,p. 297et suiv.–M. Haigha «liscutâla questionavecsa Dettetéhabituelleet meparait avoirmis horsde doutel'opinionque j'ai adoptée.

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498 CHAPITRE XL – COMÉDIE ANCIENNE

dans une certaine mesure la comédie ancienno par sesdehors. Il faut los compléter maintenant on étudiant sastructure intime.

VNous avons vu, en parlant de la tragédie, que son or-

ganisation et sa division en parties étaient issues toutnaturellement do la transformation spontanée du di.

thyrambe en drame. Il n'y eut donc là rien d'arbitraire.Le mélange des chants et du dialogue, la succession des

épisodes, la constitution des stasima, tout cela se pro.duisit par la force des choses, ctcofutle genre lui-môme,par sa propre végétation, qui créa sa structure en l'a-

daptant à ses besoins. Il n'on fut pas do môme pour lacomédie. Celle-ci, dans sa période d'indépendance pri.mitive, avait inventé, comme nous l'avons dit, des for-mes à elle, passablement confuses et incohérentes, mais

soumises pourtant à uno tradition. Quand l'État l'adopta,ello sentit le besoin de se régler, et elle prit modèle surla tragédie, qui lui offrait un typo do drame bien or.donné. Nécessairement, elle eut alors à faire entrerdans un cadre étranger ses créations primitives. Ce futtout un travail d'accommodation, qui fut accompli parlos poètes antérieurs à Aristophane. Il eut pour résultatde constituer une organisation dramatique qui ressem-ble beaucoup à celle de la tragédie et qui en diffère pour-tant à certains égards. Ce résultat, dès qu'il fut atteint,fit oublier l'élaboration obscure qui l'avait préparé;mais. dans l'état nouveau des choses, certaines tracesde l'état antérieur subsistèrent. S'il n'est plus possibleaujourd'hui d'en déterminer toujours exactement la va-leur et la signification, il est indispensable du moinsd'en reconnaitre l'existence d'une manière générale

i. La critiquemodernen'estentréeque récemmentdansla voieindiquéeici. Il faut rendre pleinejustice à cet égard à l'ouvrage

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SASTRUCTURE 497

Bist. de la Litt. grecque. T. m. 32

D'après cela, une comédie, au temps d'Aristophane,

pouvait à la rigueur être considérée, quant à son orga-

nisation générale, comme analogue à uno tragédie. On

y trouvait en effet un prologue, des épisodes, un exode;

de plus, ces diverses parties étaient séparées par des

chants du chœur, comparables jusqu'à un certain pointaux ettasima. Cette division semble avoir été admise

par Aristoto et par son écolo Nous pouvons l'accepter

à notre tour, parce qu'elle nous offrira un moyen com-

mode de marquer pour chaque partie les ressemblan-

ces et les différences des deux genres.Le prologue, selon la définition aristotélicienne, est

toute la partie de la pièce qui précède l'ontrée du chœur a.

Aristote déclarait ignorer qui avait inventé les prolo-

gues comiques3. Cette déclaration môme laisse deviner

l'importance qu'avait à ses yeux cette partie. C'est par

elle on effet qu'à l'origine la comédie, avait pu acquérirune certaine unité. Lorsqu'elle n'était encore qu'une

série d'entrées bouffonnes plus ou moins indépendan-

déjà cité de M. Ziolinski (Die Gliederung der allattisclwn Komoedie),

malgré tout ce qu'il contient de hasardeux et en somme d'inaccop-table. L'auteur a eu le grand mérite de mettre lo premier en pleinelumière cette constitution complexe de la comédie ancienne, et il

a ainsi écrit, tout en se trompant souvent, un des livres de criti-

que les plus suggestifs de ces dernières années. Voir l'apprécia-tion de M. Weil, Journal 'des savants, 1888, septembre, et Etudes surle drame antique, p. 283.

1. G'ost.colle qui est donnée dans la notice anonyme sur la comé-die publiée par Cramer (Didot, .SeA. Gr. in Aristopk., Proleg. X d.).Cette notice, comme l'a remarqué Cramer, résume, sous formede tableau, la doctrine d'Aristote sur la comédie, d'après un textede la Poétique plus complet que le nôtre.

2. Notice citée n^iXafic 4<m p6ptovx<u|»w8catW |téxpi trj; etoiBoutoOx°pot>.

3. Poétique, c. 5 Tîç 8é icpAwwTiotàrcêSwxevïj itpoW-roy; t)yvo'i>it«<-On a quelquefois voulu corriger ce texte, parce que l'on compre-On a quelquefois voulu corriger ce texte, parce que l'on compre-nait mal l'importance donnée au prologue. Mais en fait celui quia inventé les prologues' a donnéà la comédie primitive ce qui lui

manquait, l'unité.

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498 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

tes, ces éléments incohérents ne pouvaient être reliés

entre eux que par une scène d'introduction, monologueou dialogue, qui donnait occasion à tout Io reste, et au

besoin l'annonçait d'avance. Quand chaque comédie eutun sujet à proprement parler, ce sujet fut exposé dans

le prologue. Co que fut au juste le prologue primitif,

quelles modifications de forme il subit peu à peu, nous

t'ignorons. Choz Aristophane, comme nous le verrons

plus loin, l'introduction dramatique a toujours une va-

leur particulière. C'est là que l'invention capitale se ré-

vèle, et très souvent l'action principale s'y décide ou

même s'y accomplit. Il n'en était pas autrement à coupsur chez la plupart de ses contemporains. Cela tenait à

la naturo mémo de la comédie ancienne, obligée en

quelque sorte do montrer dès le début une idée dans

une situation, pour en faire ensuite la démonstration

dramatique. Le prologue indiquait l'idée et en prépa-rait la démonstration. Nous reviendrons plus loin sur

ce point.Au prologue succédaient, comme dans la tragédie,

les divers épisodes, séparés les uns des autres par les

chants du chœur. Selon la définition aristotélicienne

calquée sur celle qui s'appliquait à la tragédie, un épi-sode comique était une partie de comédie comprise en-

tre deux chants du choaur Le nombre de ces parties,au temps d'Aristophane, variait, comme dans la tragé-die contemporaine, entre quatre, cinq et six. biais

comme les chants du chœur, ainsi que nous le verrons

bientôt, étaient infiniment plus variables que les sta-

sima tragiques, le compte en est souvent difficile à faire,

et il n'a en somme que peu d'importance. La division

en épisodes répond à la nature même de la tragédie et

elle en marque les moments dramatiques dans la co-

I. Noticecitée *Ens«rf8ttv{««xh|texo$SMogopixâv|u).ûv.

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SA STRUCTURE 499

tnédio, bien plus capricieuse, il n'est pas rare que cer-taines scènes d'un épisode se distinguent plus fortementlas unes des autres que los épisodes entre eux. En ou<tre, l'inégalité d'étendue des épisodes et la variété in-time de leur structure est bien plus frappante encoredans la comédie quo dans la tragédie. Le mélange fré.

ijuont du chant au dialogue et la succession de rythmesdivers font que les plus longs d'ontre eux se divisentnaturellement en scènes, qui, ayant leur caractère pro-pre, so détachent vivement dans le groupe dont ellesfont partio. Cette indépendance relative des scènessemble être un souvenir de ta comédie primitive elle

rappelle le temps où celle-ci n'était qu'une série de

dialogues bouffons, qui se succédaient sans raison.

Quelquefois môme on retrouve, en étudiant la structuredo ces scènes, des formes évidemment traditionnelles

que l'on conservait encore à la fin du ve siècle. Une des

plus curieuses est celle du combat en paroles (lui (iguredans la plupart des pièces d'Aristophano Deux adver-saires soutiennent des idées contraires le chœur les

excite, chacun parle à son tour un arbitre, qui peutôtro le coryphée, décide qui dos doux l'emporte. C'estune dispute, mais une dispute réglée, un concours àla modo grecque, avec des juges et un vainqueur. Telleest la contestation du Juste et de l'Injuste dans les

Nuées, d'Eschyle et d'Euripide dans les Grenouilles. Ce

type d'ailleurs n'est pas invariable. Il arrive qu'il n'yait pas de discussion à proprement parler, l'un des

adversaires étant muet ou à pou près. Quand Pisthétère

combat les préjugés des oiseaux, il parle seul et il per-

l. L'étude del'àyiinestune des principalesparties de l'ouvragecitéde M.Zielinski.M. Weil,dansl'article mentionnéplus haut,a bien montrécequ'il y avait d'exagéré,et pourtantde juste aufond,dans ses idées. J'exposeicice qui meparait ressortir du li-vreet des remarques du savant critique.

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500 CHAPITRE XI. – OOMÉDIE ANCIENNE

suade; quand Lysistrato tiontiôte au prytane, celui-cino trouve rion à dire cependant ces scènes sont cons-truites comme los précédentes et appartiennent mani-*festementau même genre. Toutes sont assujetties à desformes, non pas invariables sans doute, rien n'estinvariable dans la comédie, mais on somme assez

régulières pour manifester une coutume d'où elles re-lèvunt. Si, dans de telles scènes, le conflit des raisons,dune part c'est-à-dire la dialectique – et la perfec-tion symétrique de la structure, do l'autre, semblentbien être des choses relativement modernes, il paraitnaturel docroire que la dispute en elle-même, l'échangedes injures encouragé par le chœur qui s'en amuse,est un dos éléments les plus anciens de la comédie.Voilà donc un exemple frappant d'un genre de scènestraditionnelles, qui nécessairement ressortent du milieudo l'épisode où elles sont englobées. Sous la disciplinerécente, la spontanéité primitive apparaît en elles. Celadonne l'idée d'un genre de composition qui a ses habi-tudes propros et qui par conséquent ne peut être assi.milé complètement au procédé do la tragédie.

Nous venons de parler du mélange dos rythmes. Eten effet, c'est là une des choses qui contribuent le plusà diversitior les parties de la comédie. Tandis que la

tragédie, dans le dialogue, n'emploie que le trimètre

iambique et le tétramètre trochaique, celui-ci mêmetrès rarement, – la comédie, outre le trimètre iam-

biquo, a encore à son usage les tétramètros, iambique,anapostique, trochaïque, et les dimètres anapestiques.Cela donne aux entretiens de ses personnages une va-

riété d'allure très originale. Quelques-uns de ces ryth-mes lui viennent de loin, mais elle les traite à sa ma-

nière, très librement d'autres sont inventés par elle,à mesure qu'elle en sent le besoin. C'est dans l'héri-

tage de la poésie iambique qu'elle a dû trouver le tri-

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SA STRUCTURE 501

mètre avec beaucoup d'autres choses; mais elle a su

l'adapter à son humeur en atténuant la sévérité de ses

règles. Évidemment ce dialogue rapide, familier, tout

en saillies, ne vout pas être assujetti à une disciplinegênante. Il suffit aux auditeurs que la mesure y soit

et que les parties essentielles du vers en marquent le

rythme; pour le reste, on permet au poète de se rap-procher de la prose par une foule de licences, ot peut-être mémo on lui en sait gré Une liberté analoguerègne dans les autres formes de vers3. Il est remarqua-ble que la plupart des poètes célèbres de la comédioancienne ont donné leur nom à des combinaisons mé-

triquos qu'ils avaient ou inventées ou marquées deleur empreinte. On cite les mètres Cratinéen, Phéré-

cratien, Eupolidéen, Aristophanien, etc. Presque tous

appartiennent au dialogue et non au chant proprementdit. Cela se comprend. Dans le lyrisme pur, la libertéde composition était ancienne et à peu près absoluela comédie en a usé comme los autres genres. Cequipermettait aux poètes comiques do se distinguer des

autres, c'étaient surtout les systèmes, c'est-à-dire les

suites de vers identiques. On les essayait de préférencedans les discoursadressés au public, parce que le poètey était personnellement en jeu et qu'il y avait davan-

tage le droit d'osor 3. Quand ils avaient plu, ils pas-saient de là aux autres parties de la pièce.

Mais ce qui distingue surtout la structure de la co-

1. Sur la diversité du trimètre iambique chez les iambographes,les tragiques et les comiques, voyez Rumpel, Philologus, XXV,471-8et XXVIII, 001.

2. Pour le tétramdtre trochaïque, Victorin., II, 5; Bumpêl, Phi-

lologus, XXVIH, 425-437.3. Phérécrate, fr. 79 Kock

"AvSpeç,îtp4u<jx«e tov voûv

ê£eyf>>i|i<m xaivw,

OVjMCTÛXTOt; àvUTtatOTOI?.

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509 GHAPITaB XI. COMEDIE ANCIENNE

médie do celle do la tragédie, c'est la dissemblance pro-fonde des stasima tragiques et des parties équivalentesdo la comédie. Ces parties sont la parodos, la parabase,et les divers intermèdes chantés par le chœur.

La parodos comique n'a rien do l'allure grave et sou-vent pompeuse do la parodos tragique. Il n'est pas un

morceau de ce genre, dans toutes les pièces subsistan-tes d'Aristophane, qui se compose d'une série régulièredo strophes et d'antistrophes. La parodos, dans la co-

médie, a sa nature propre c'est une scène succédantau prologue, un morceau dramatique plutôt que lyri-que. Cette scôno est un mélange de chants, de récita-

tifs, do simple dialogue elle comporte toujours uneassez vivo animation, qui va, si l'occasion le veut, jus-qu'à la turbulence. Les choreutes échangent leurs im-

pressions, souvent très ardentes, ils interpellent les

acteurs, ils se querellent avec eux. Parfois le rôle cho-

ral, qui est le fond de la parodos, est interrompu unescène épisodiquo vient s'y intercaler et coupe l'ensem-ble en deux morceaux, en l'élargissant par là môme'.Une parodos comique est en conséquence beaucoup plusétendue qu'une parodos tragique et quant à l'aspectgénéral, quant à la structure intime, c'est tout autrechose. Prenons comme exemple celle des Guépes. Quand

Bdélycléon et ses esclaves ont réussi à empêcher lafuite du vieux Philocléon qui veut aller juger à tout

prix, quand ils croient le tenir, voici le chœurdos vieil-lards héliastos qui entre dans l'orchestra, accompagnéd'un second chœur, troupe d'enfants qui les guident,la lampe à la main, car le jour ne fait encore que poin-dre. Les vieillards s'oncouragent mutuellement, ils se

hâtent ils donnent des avis aux enfants, ceux-ci les

prennent mal brève dispute puis les héliastes se

i. C'est le cas des Acharniens.La processionphalliquede Dicéo-polis Intervientau beaumilieude la parodos.

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1- t SASTRUCTURE 503

demandent ce que fait leur ami Philocléon qui ne parait

pas, et, pensant qu'il tarde à s'éveiller, ils s'arrêtent

devant sa maison pour chanter. C'est la première par-tie de la parodos elle est faite d'un dialogue on tétra-

mètres trochaïques, probablement récité d'une allure

rapide avec accompagnement de la flùlo. Vient le chant

proprement dit, une strophe et une antistrophe, sorte

d'aubade fantaisiste et satirique ils s'inquiètent de

l'absent, ils le croient malade du regret d'avoir vu ac-

quitter un accusé, ils l'encouragent on lui promettantune réconfortante condamnation. A ce chant d'ensem-

ble, qui forme une seconde partie bien distincte, succèdoun dialogue lyrique entre les vieillards et les enfants,une querelle encore, des plaintes mutuelles les en-fants veulent des ligues, sinon ils ne conduiront plusleurs pères; les pères gémissent sur la dureté des temps;tout le monde finit par s'accorder en criant misère et

famine. C'est la troisième partie, qui termine la paro-dost. Mais celle-ci se lie sans interruption aux scènes

suivantes, entretien de Philocléon et du choeur, arrivée

brusque de Bdélycléon, dispute, scènes également me.

langées de chants et do récitatifs, très vives, très va-

riées, qui vont à leur tour se raccorder au combat de

paroles proprement dit. Ainsi non seulement la paro-dos est en elle-même une scène des plus animées, mas,de plus, elle donne le ton à une partie de l'épisode qui

s'y rattacha. Si l'on rapproche du morceau que nousavons choisi comme type les autres morceaux analoguesdu théâtre d'Aristophane, on s'apercevra qu'il n'y en a

pas deux qui soient entièrement semblables. Une ex-trême fantaisie y règne comme dans toutes les partiesde la comédie ancienne. Mais ces morceaux ont pour-

1. M. Zielinskienglobedans la parodostout ce qui suit jusqu'àl'iYiiv(317-525).C'est, je crois,donnerau moi parodosune exten-sionarbitraire. L'entréedu chœur est terminéeau vers 316.

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504 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

tant tous on commun certains caractères indiqués plushaut ils sont dialogués, les chants et les récitatifs s'ycroisent, ils sont tout en action. De là résulte ce fait

important, que la parodos dans la comédie no crée pasune suspension de l'action entre le prologue ot le pre-mier épisode. Elle marquo plutôt une sorte de renfor-

cement de J'action, une accélération du mouvement

après le premier groupe do scènes, et elle se rattache

de la manière la plus intime au groupe suivant, qui

participe en général de son caractère. Si l'on se reporteà l'explication historique des choses, la parodos ne

marque-t-elle pas le moment où la comédie primitive,

représentée par le chœur, fait irruption, avec sa pétu-lance bouffonne, dans la comédie plus savante à qui

appartient le prologue ?q

Après la parodos se présente à nous dans le rôle cho-

ral la parabase t. Chacun sait qu'on appelait ainsi une

sorte d'intermède, spécial à la comédie ancienne. A la

On de l'épisode qui suivait immédiatement la parodos,la scène étant vide par le départ des acteurs, les cho-

reutes groupés dans l'orchestra se dépouillaient de leurs

manteaux faisaient volte-face, et, tournant le dos à la

scène, s'avançaient de quelques pas vers les specta-teurs. Ce mouvement était accompagné par un chant

très court, le xojijfciTWv.A ce chant succédait une sorte

de discours du coryphée, débité sans doute avecaccom-

pagnement de la flûte; c'était ce qu'on appelait les Ana-

pestes, en raison du rythme ordinairement employé; ce

1.Les textes ancienssur la parabasesont réunisdansHermann,Elementadoettinaemetricae,p. 720et suiv.Principauxouvragesmo-dernes Agthe,DieParabase,Altona, 1866-68Genz,De Parabasi,Berlin,1865;C. Koek.Depnraiast,Anclam,1856Zielinski,ouv.cité,p. 115;J. Combarieu,Deparabaseospartibuset origine,Paris, 1894.Voir aussiWestphal,Prolegom.su Mtchyl.Tragoed.,p. 30.

2. Acharnions.626 'A»' àitoRiW;toîçàvaroxiotoicijiicunev.C'estla formule,plusieurs foisrépétée. “

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SA STRUCTURE 505

discours se terminait par la longue phrase (punepôv)ré-

citée tout d'une haleine; on l'avait surnommée plai-samment Vétouffement (imyo;). En général, dansles ana-

pestes, le coryphée parlait au public du poète et de ses

rivaux. Ces trois morceaux constituaient ensemble un

groupe qui formait la première partie de la parabase.La seconde partie était composée de quatre mor-

ceaux symétriques qui se correspondaient deux à deux

une strophe lyrique (ù§^), puis un couplet de seize té-

tramètres trochaïques <d£"lnrnês sans doute au son de

la flûte, l'épirrhème (ùcippvipt) auxquels répondaientdans le môme ordre une antistrophe («vew&ô)et un an-

tépirrhème (etvT6iwpj«i{Mi).Ces quatre morceaux n'avaient

pas de destination bien constante cependant, d'une

manière générale, il est vrai de dire, que, dans la stro-

phe et l'antistrophe, on invoquait les dieux, tandis que,dans l'épirrhème et l'aotépirrhème, on se moquait des

gens. C'est là le type de la parabase complète, telle

que nous la trouvons dans les Acharniens (v. 626-718),les Chevaliers (v. 498-618), les Nuées (v. 810-626), les

Guêpes (v. 1009-1121), les Oiseaux (v. 676-800), c'est-

à-dire dans les piècos les plus anciennes d'Aristophaneon est en droit de penser sans doute que c'est là la

forme qui était en usage au temps de la jeunesse du

grand .poèlo. Toutefois la Paix, qui est antérieure aux

Oiseaux, nous offre une parabase réduite (v. 729-818),à laquelle manquent lesêp'itrhbmcs. Lysislrate n'a pointde parabase à proprement parler, mais un morceau

i. tExceptionnellementces tétramètres peuventêtre péoniques.Le nombrede seizeest normal.Onen trouve «quelquefoisvingt,rarement huit, toujoursun multiplede quatre (Weil, art. cité,p. 534).M. Christ (Uetrik,p. 666)en a induit que ces morceauxétaient débités par les quatre rangsdu chœursuccessivementoupar leurs chefs.M. Weil fait remarquerjustement (pass.cité)quela poésiegrecqueaffectionnaitles couplets tétrastiques. Il n'y adoncrien à conclurede la formede ceux-ci.

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5QC CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

d'uno structure spéciale, qui en tiont lieu (v. 614-705) s.

Dans les Fêles ùe Déméter (v. 785-843), nous trouvonsuno parabase composée des anapestes sans xop^ubiovet d'un seul épirrbèmo; toutes les parties lyriques ont

donc disparu. Les Grenouilles aussi ont une parabase

incomplète (v. 67S-737) elle offre,une strophe et son

antistrophe, un épirrhème et son antépirrhème de vingtvers, mais point de xo^âriov ni d'anapestes, ni do

icvïyo;2. h' Assembléedes Femmes 3 et le Ploutos n'ont

point de parabase du tout. Outre la parabase prin-cipale, les cinq plus anciennes des comédies citées ron-

formonl un autre morceau qui ressemble par sa struc-

ture à la seconde partie de la parabase normale. Cette

parabase secondaire, comme on l'appelle quelquefoistrès improprement se place après le troisième ou le

quatrième épisode; elle n'est en fait qu'un chant d'in-

termède (l'équivalent du stasimon tragique) d'une

forme particulière. Dans les Acharniens (v. 97i), elle

comprend deux strophes péoniques; dans les Cheva-liers (v. 1263), une strophe et une antistrophe, un épir-rhème régulier et son antépirrhème; dans les Nuées

(1114) un épirrhème seulement; dans les Guêpes (1263)une strophe sans antistrophe, un épirrhème et un an-

tépirrhème inégaux entre eux; dans la .Paix (1127),une strophe et son antistrophe, un épirrhème régulieret son antépirrhème. Quelques-uns de ces m'orceaux

sont sans doute défectueux par suite de l'état du texte.

On doit,- d'après ces indications, distinguer, avec

1.Voir Zielinski,ouv.cité, p. 180.2. Il est vrai qu'on trouvedans la première partie de la pièce

(v.351-371)un morceauanapestique qui offre quelque analogieeavecla partie manquantedela parabase.

3. M. Zielinskiremarquepourtant avecraisonqueles Sderniersvers du chantd'avant-diner(1155)ont la forme d'un épirrhème.C'est un appelauxjuges qui a bien quelquechosed'uneparabase

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SA STRUCTURE 507

Westphal '•, trois périodes dans l'histoire de la parabaseau temps d'Aristophane. A la première appartiennentles six plus anciennes de ses comédies; elles ont toutesune parabase principale à peu près complète, et les cinq

qui sont antérieures à 420 ont en outre une parabasesecondaire. La seconde période comprend Lysistrate, lesFêtes de Démêler, los Grenouilles, c'est- à-dirodes pièces

qui ont des parabases incomplètes et qui n'en ont ja-mais deux. Les comédies de la troisième période en

sont absolument privées. On peut conclure de là que le

type do la parabaso complète a dû se constituer au

temps des succès do Cratinos, qui nous est donné comme

l'organisateur principal de la comédie. Mais comments'est-il constitué? C'est là un sujet de conjectures.

La première partie de la parabase, c'est-à-dire le dis-

cours anapestique, ost ce qui surprend le plus le lec-

teur moderne et par suite ce qui semble trahir le plussûrement une origine très ancienne. L'auteur y appa-

raît brusquement il s'entretient avec son public et lui

parle de tout ce qu'il a sur le cœur; quand co n'est pasl'auteur on personne, c'est tout au moins le coryphée,qui se fait alors l'interprète des idées ou des sentimentsde sa troupe sur des choses étrangères au sujet mêmede la pièce. Si l'on remarque quo le rythme est celui

d'une marche, il parait naturel de supposerquece mor-ceau a dû être primitivement un prologue qui servaità présenter le chœur au public, avant qu'il n'eût revêtuson costume. L'idée de transporter ce prologue au mi-lieu de la pièce a pu naître d'autant plus aisément quecelle-ci était déjà coupée par des intermèdes chantés,où l'on oubliait le sujet pour toutes sortes de fantaisies.

L'avantage était évident pour le poète, qui ainsi pou-vait gagner la bienveillance de ses auditeurs par les

i. Prolegom.zu Msehyl.Tragoed.,pass. cité.

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508 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

deux premiers actes avant de venir solliciter lour fa-veur et dans certains cas plaider sa cause t.

La seconde partie do la parabaso (comprenant l'odo,

l'épirrhèmo, l'antodo, l'antépirrhème) est en réalité in-

dépendante de la première. C'est °un morceau adroite.ment 'soudé à un aulre, avec lequel originairement il

n'avait sans doute rien do commun. Ce qui le caracté-

rise, c'est, quant à la forme, le mélange du chant et dela déclamation plus ou moins modulée, et, quant au

fond, l'alternance d'une invocation religieuse et de ré-

flexions satiriques. Par ce double caractère, il rappelleles chants phalliques, tels que nous les avons décrits

plus haut. On est donc en droit d'y voir un des élé-

ments les plus anciens de la comédie. Ce qui confirme

d'ailleurs cette conjecture, c'est l'emploi relativement

fréquent qui en est fait dans la comédie, au temps de

sa pleine floraison. Le discours anapestique ne figure

jamais qu'une seule fois dans une même pièce au con-

traire, la partie épirrhémaliquo revient deux fois dans

les six plus anciennes pièces d'Aristophane. Il y a plus.On trouve, dans d'autres parties do la pièce, notamment

dans certaines scènes de dispute, une construction gé-nérale qui ressemble beaucoup à celle-là; elle ne s'en

distingue guère que par une plus grande liberté Évi-

1.M.Zielinski(ouv.cité,p. 185)supposeque la parabaseensonentier était primitivementun épilogue la comédie,selonlui, seterminait là, et ce fait expliquerait pourquoiles choreutesquit-taient alors leur costume.Celan'est pas impossibleassurément.Toutefoisle caractèreordinaire desanapestesme parait conveuirmieuxà un prologuequ'à un épilogue,et surtout il mesemblequele départ du chœur ainsi dépouillé aurait eu un aspectassezpiteux. Je suis bien plusporté à croireque la comédieprimitivese terminaitpar unjoyeuxexodos.Le fait de quitterles costumesn'était sans doute qu'une manièreingénieusede dire au publicIci, nous cessons pour un instant de jouer la comédieet nousparlons commedes citoyensà des citoyens.

2. Voir, dans l'ouvrage«H»de M. ZielinskS,l'étude des scènesoùl'ô-fwva la formenormale.

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SASTRUCTURE 509

demmont ce sont là des indices qui révèlent un vieil

usage, plus ou moins modifié par les progrès de l'art.

Cet élément antique et populaire, la comédie, en s'or-

ganisant, semble l'avoir utilisé particulièrement pourses intermèdes. Elle eut ainsi des intermèdes de deux

sortes et de valeur inégale les uns, qu'on peut appelerintermèdes principaux, furent marqués par cet emploidu chant épirrhématique les autres, simples intermè-

des secondaires, ne le furent que par les chansonnettes

dont nous parlerons bientôt. Si l'on se représente la

structure des Chevaliers par exemple, la convenance de

cette distinction se fait bien sentir. La pièce débute parun prologue ou premier acte (1-241), où nous voyonsles deux esclaves Nicias et Démoslhène comploter en-

semble pour se débarrasser do Cléon qui tient en sa puis-sance leur maître Démos ils lui suscitent un rival en

la personne du charcutier qu'ils préparent à la lutte.

Là se place la parodos (241-302), c'est-à-dire l'entrée

des Chevaliers qui viennent en aide aux conjurés, et

cette parodos se lie intimement à l'épisode suivant

(303-497), dans lequel les deux rivaux se délient mu-

tuellement. Alors tout est prêt pour l'action. C'est le

lieu du premier intermède principal (498-610) il est

rempli par la parabase, comprenant le discours anapes-

tique p.vecses accessoires et le chant épirrhématique.Aussitôt après, la lutte s'engage, et elle se prolonge à

travers trois épisodes qui forment ensemble un même

groupe (61 1-) 262); dans ce groupe, naturellement, les

divisions ne peuvent être que légères, car, si la forme

du combat change, la situation reste la même; voilà

pourquoi les intermèdes chantés (972.996; iH 1-1150)n'ont aussi que peu d'importance ce sont des inter-

mèdes secondaires, destinés toutefois à faire ressortir

des divisions un peu plus fortes que celles qui résul-

tent des simples combinaisons rythmiques. Cette par-

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510 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

tie de la pièce aboutit à la défaite do Cléon. C'est là un

événement capital dans l'action aussi est-il immédia-

tement suivi du second intermède principal (1262-131S),

qui est un chant épirrhémaliquo. Après, vient le dor-

nior épisode ou exodos (1316-fin), qui nous montre Dé-

mos transformé,

A côté de la parabase et des chants épirrhématiques,il faut, d'après cela, mentionner ces autres chants moins

importants que l'on appelle quelquefois par analogio les

stasima comiques1. Ce que nous venons de dire montre

déjà suffisamment à quoi se réduit leur importance dra-

matique. Ils servent proprement à séparer des épisodes

qui font partie d'un mémo groupe. Il est clair qu'ils se-

raient tout à fait impropres à tel usage, s'ils étaient trop

longs ou trop savamment construits. Aussi no compren-nent-ils jamais plus do doux couples antistrophiquos, sans

épolo. En réalité, ce sont, comme nous le disions tout à

l'heure, dosimples chansonnettes satiriques. Quelquefoisces chansonnettes tiennent au sujet par un lien léger

par exemple, dans les Acharnions (v. 837), le chœur,

entre deux épisodes, chante en quatre couplets moqueursle bonheur do Dicéopolis, en énumérant tous les ennuis

de la ville, auxquels son existence rustique va lui per-mettre d'échapper. Quelquefois, elles y sont absolument

étrangères telle est, dans la même pièce, l'invective

contre Antimaquo (v. 1150). Rien de plus varié que la

forme et le sujet de ces sortes de chants. Ici, c'est un

dialogue moqueur (Chevaliers, 1112) ou purement fan-

taisiste (Oiseaux, 1313); ailleurs, c'est une série de qua-trains séparés les uns des autres par un vers d'une autre

mesure (Grenouilles, 814); ailleurs encore, la chanson-

nette évoque légèrement les plus folles inventions pourse moquer des gens {Oiseaux, 1472). Toute la spontanéité

l. Leuoiude «las'uitùHappliqué&la comédien'a pour lui aucuneautoritésérieuse.La noticecitéeemploiele motvaguexoptx&v,sansdoutepour éviter le mot<Rcta|tovque l'usage n'avait pas accepté.

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L'ACTION 511

capricieuse ao la comédie primitive revit dans eos petitescompositions, lostos ot joyeuses; charmant souvenir ducomos rustique, dont olles ont gardé le sans-gône, l'au-(lace ot los saillies imprévues.

Deces faits rapprochés les uns dosautres, il résulte quela liaison des parties est assez différente dans la corné-

die et dans la tragédie. Les stasima tragiques marquentun certain nombre de pauses dans l'action, d'importance

à peuprès égale. Dans la comédie, il n'y avraiment qu'uneseule pause, deux tout au plus, celles de la parabaso et

dos chants épirrhématiques. En dehors de cola, les sépa-rations comptent à peine, tant elles sont légères. Toute-

fois, ellos ont ceci do propre, quo, dans ces courts inter-

valles, la comédie se plait à oublier son sujet pour parlerde tout. Au fond, c'ost toujours par naturo lo plus indis-

cipliné dos genres poétiquos. Assujottie, un peu malgréelle, à l'unité dramatique, elle se rappelle sans cesse le

temps où elle n'était qu'une série do folles chansons en-tremêlée do bouffonneries incohérentes, et elle ne craint

pas de nous en faire souvenir, nous aussi.

Ajoutons, pour compléter ceci, que si, dans la tragé-die, les chants du chœur n'ont cossé do se simplilier au

point de vue rythmiquo pendant le va siècle, il no pou..vait en être de même dans la comédie. La variété deseffets y était en quelque sorte do rigueur, puisque la

puissance comique en dépondait. – Ces rythmes lyriquesde la comédie sont en nature les mômes que ceux do la

tragédio, mais leur importance relative est fort différente.Sans entrer ici dans une énumération fastidieuse, nousdevons caractériser au moins cette différence par quel-

ques remarques précises.Le rythme crétique, presque étranger à la tragédie,

tient au contraire une grande place dans los chœurs de

la comédie il doit cette faveur à sa légèreté, qui lui

1.Christ, Melrik,p. 398et sutv.

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Slâ CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

donne quelque chose de dansant, Associé au trochée, ilconvient aux chansonnettes dont nous venons do parler'.L'iambe plus ou moins pur, avec des solutions fréquen-tes et des longuos do trois temps, a donné à la comédiedes rythmes populaires de chants bachiques s. Le cho-riambe tumultueux y apparaît aussi assez fréquemment,à l'imitation du lyrisme ancien, né dans le peuple mêmeet perfectionné par les poètes lesbiens s. En revanche,le dochmiaque, si aimé de la tragédie, si approprié à l'ex-

pression de l'angoisse, du désespoir, dos lamentations,est à peu près étranger à la comédie, sauf dans la paro.die. Par suite do ces faits, le lyrisme comique, dans l'en-

somble, est aussi différent du lyrismo tragique que la co-médie l'est ollemême de la tragédie. Plus varié dans ses

formes4, il rappello cependant de plus près les improvi-sations populaires, soit parce que la liberté d'invention

y est moins assujettie à l'usage, soit parce que les partispris y sont plus accusés et les intentions plus pousséesà l'effet.

VII

Nous n'insisterons pas ici sur la conduite de l'actionni sur les caractères du chœur et des personnages dansla comédie ancienne. Ce sont là des choses qui tiennentà l'art personnel de chaque poète. Or, en fait de poètecomique de co temps, nous ne connaissons vraiment

qu' Aristophane; ce sera donc en l'étudiant que nous pour-rons étudier aussi avec quelque précision ces divers as-

pects du genre qu'il a illustré. Contentons-nous ici, sur

i. Lymlmte,181.2. Acharniens,283et suiv. Grenouilles,398et suiv.3. Christ, Metrik,p. «81.4. Surtout si l'on compare celui d'Aristophanepar exempleà

celui d'Euripide.

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L'ACTION 513

Hist. de la Litt. grecque. T. m. 33

ce sujet, de quelques observations très générales qui fe-ront mieux comprendre co qui suivra.

Concevoir un plan de comédie, c'était pour un content»

porain d'Aristophane imaginer une fablo bouffonne quifût en môme temps une satire. Cette fable devait êtretrès simple, car elle n'était au fond qu'un prétexte, lasatire étant la chose importante. Toutefois, dans sa sim-

plicité môme, elle était tenue d'être amusante; et pourcela, il fallait bien, avant tout, qu'elle eût do l'entrain etdu mouvement. Le premier don d'un poète comique,c'était celui de l'invention. Il devait inventer d'abordun fait principal, procès, querelle, voyage fantastique,résurrection de morts, création de cités imaginaires,

complot, quelque chose enfin qui servît de support à toutle reste. Cequelque chose devait êtro non seulement gai,mais nouveau. C'était là une grosse difficulté. Dans la

tragédie, les mêmes légendes servaient presque indéfini-

ment; il suffisait d'en varier les détails, d'en modifier

l'aspect, sans loucher aux faits eux-mêmes; ceux-ciétaient donnés par la tradition, et personne n'aurait osédemander qu'on la changeât. Mais dans la comédie, toutétant créé par le poète, on ne voulait pas voir deux foisla même chose. Pourtant les types d'action comique n'é-taient pas en nombre infini. Il arrivait forcément qu'onse répétait, ou que les concurrents se copiaient les unsles autres sans en convenir. L'habileté consistait à dis-simuler ces imitations et ces emprunts, et surtout à trom-

per le public qui ne les aurait pas supportés. Pour pré-venir son impatience, le poète avait grand soin de vanterla nouveauté de sa fable'; ce soin même trahissait uneconscience inquiète. La difficulté toujours croissante desortir de l'ornière a été peut-être une des causes sourdes,

1. Aristophane,fr. 528KockOù Y&p tiBepev tov ày&va tov tp&cov

m<mt? tétoc^v, iXXà xaivwv ttpn-j(iiit(i)v.

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514 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

mais actives, qui ont amené la transformation de la co-médio au iv®siècle.`

Il est vrai que, si l'invention du fait principal étaitdifficile, celle des détails devait être plus aisée. On nedemandait pas au poète d'observer les vraisemblances.Pourvu qu'il fil rire, tout lui était permis. C'était par là

que les génies heureusement doués se tiraient d'affaire.Une bonne comédie, quelque simple qu'en fût le plan gé-néral, devait être riche en incidents plaisants. Ni unitéde lieu, ni l'unité do temps n'était conçue do manière à

gêner la fantaisie poétique. Sans doute, il n'y avait guèred'entr'antes à proprement parler, qui permissent aux per-sonnages de se transporter, hors de la vue du spectateur,à de grandes distances, ni à l'action de sauter brusque-ment par dessus une longue période de temps; mais, envérité, cela était bien inutile car lopoète pouvait, sur sonthéâtre, et grâce à la complaisance de son public, fairemontor ses héros au ciel, les mener chez les oiseaux, lesconduire aux Enfers, et convoquer los nuées dans l'or-chestra il pouvait aussi montrer dans une scène Lama-chos on train de s'armer pour le combat et le ramenerblessé dans la scène suivante, sans que personne luicherchât chicane sur la durée des choses. Donc la libertéétait grande, mais le public entendait qu'on en profitâtpour l'amuser. II voulait voir les scènes se succéder, ra-

pides et variées, comme une fantasmagorie sans cessenouvelle.

Voilà pour la fable à proprement parler; mais cette

fable, nous l'avons dit, était on même temps une satire:nous avons vu déjà quels en étaient les objets; essayonsmaintenant d'en définir la forme.

Cette satire devait être dramatique. Elle était donc te-nue do donner aux idées la vie et l'action, c'est-à-direde les montrer dans des personnages, ot r.nspersonnageseux-mêmes dans des situations plaisantes. Pour elle, la

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L'ACTION 515

vénalité s'appelait Cléon ou Hyperbolos, la lâcheté Clis-

thène, la sophistique Socrate, le chauvinisme batailleurLarnachos. Astreinte aux inventions bouffonnes, elle ne

pouvait pas représenter ces personnages dans les con.ditions réelles do leur oxistcnce; il fallait qu'elle les mê-lat à une action de pure fantaisie; mais il fallait aussi

qu'à travers cette fantaisie la réalité apparût. Ses pro-cédés ordinaires étaient au fond assez simples et peunombreux. Voulait-elle plaider pour la paix? Elle en réa-

lisait, pour ainsi dire, la passion en un personnage, tan-dis qu'elle incarnait en un autre la fureur contraire, puiselle bâtissait une trame légère, fantaisiste, qui permet-tait aux deux systèmes do se traduire par des faitsd'un côté, les avantages sensibles et substantiels de la

paix, de l'autre les dommages de la guerre. Visait-elle àdécrier la basse flatterie démagogique, qui rampo devantle peuple et qui le trompe? Elle mettait en scène la ri-valité do deux serviteurs captant la faveur do leur com-mun maître, Dèmos; et elle montrait la puissance du plusancien ruinée par les moyens mômes qui avaient servià l'établir. En général, il y a, au fond de toutes ses in-

ventions, ou un contraste frappant, ou une réduction àl'absurde résultant d'un amusant parti-pris qui pousseles choses à l'extrême. La démonstration par les antithè-ses dramatiques ou par l'exagération bouffonne est son

moyen par excellence. Ce procédé fondamental met pres-que toujours deux adversaires aux prises. De là les com-bats de paroles, dont il a été question plus haut, et quiont leur place réservée dans presque toutes les piècesd'Aristophane. Ces argumentations contradictoires, oùse fait sentir aussi fortement que dans les discussions

tragiques l'influence de la dialectique contemporaine,marquent en général un des moments importants du dé-

veloppement dramatique au point de vue de la démons-tration à faire mais elles sont loin d'enfermer en elles

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ôiô CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

toute cette démonstration; celle-ci se fait par l'action plusencore que par les discours, et la combat des adversaires,sous ses diverses formes, occupe souvent la plus grande

partie de la pièce.Fable et démonstration, intimement unies ou plutôt

identifiées l'une à l'autre, progressent naturellement

ensemble, et en général l'une par l'autre. Il suffit d'in-

diquer icice fait essentiel, sur lequeH'art d'Aristophanenous fournira plus loin les éclaircissements nécessai-

res. Signalons toutefois dès à présont une chose qui enest le résultat naturel c'est que souvent, dans la co-

médie ancienne, les combinaisons dramatiques propre-ment dites se produisent plutôt au début de la pièce,parce que c'est là quo le poète prépare ses moyens de

démonstration, en organisant sa fable; tandis que, dansla seconde moitié, les scènes ou même les épisodes sesuccèdent par simple juxtaposition rapide. Le vrai dé-

noucuionl, celui qui résout les difficultés, a lieu par-fois au milieu de la comédie par exemple quand Di-

céopolis a conclu la paix et désarmé les Acharnions,ou quand Philocléon, convaincu par son (ils, a renoncéà se rendre au tribunal et a décidé les héliastes à yrenoncer également. Au delà, c'est la démonstration

qui, on se poursuivant sous forme dramatique, soutient

la pièce et la fait marcher c'est d'elle aussi par suite

que naît le dénouement définitif. Celui-ci consiste ordi-

nairement ou une scène joyeuse, où la vérité démon-

trée éclate par los faits avec une exagération bouffonne.

C'est l'exodos, qui se termine elle-même par des dansesfolles et des chants accompagnant la sortie du chœur t.

Ces caractères généraux do l'action comique laissententrevoir assez clairement ceux du chœur et des per-

i. Delà sans doutela définition,trop étroite,de l'anonymedansla noticecitée "KSo&fc&n%to «ni«tel >rr*pewwvjjopoO.

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LE CHŒUR 517

sonnages, ce qui nous dispensera d'y insister longue-ment.

Le chœur de la comédie diffère profondément parson humeur de celui do la tragédie. « Ce dernier, ditM. Weil, quand il intervient dans les querelles des ac-

teurs du drame, cherche à les apaiser, à calmer leurs

passions en faisant entendre la voix de la raison et de

l'équité. Dans les comédies au contraire, le chœur exciteles acteurs, il les engage à user do toute leur énergieet de toute lour subtilité pour bien défendre la cause

qu'ils soutiennent. Il se fait une fête d'assister à leurs

joutes brillantes ». » Cette différence est on effet frap-pante. Le chœur comique est essentiellement passionnéet batailleur il est pour la lutte comme le chœur tra-

gique est pour la paix. Acharniens, chevaliers, hélias-

tes, oiseaux, vieux et vieilles dans Lysistrate, femmes

ameutées contre Euripide dans les Fêtes de Démêler,autant de rôles qui ont leurs moments de fureur comi-

que et cola n'ost pas spécial à Aristophane il est

clair queles Archiloques doCratinos n'étaient pas moins

agressifs. L'origine du chœur comique rend d'ailleursraison de ce fait, et aussi la nature même de la comé-die. C'est une troupe de chanteurs on gaieté, et cette

troupe est au service d'un genre qui vout avant toutdu mouvement. Toutefois il y a des exceptions à cette

règle générale. Le chœur des nuées dans Aristophane,celui des laboureurs dans laPaix, celui des initiés dansles Grenouilles, d'autres encore, sont des chœurs pai-sibles, alors même qu'ils encouragent les disputes. En

outre, il est à remarquer que le plus souvent le choeur

s'apaise au cours de l'action. C'est au début, dans la

parodos surtout, que ses passions sont ardentes. Il ar-rive en fureur, il ne parle que de massacre et d'exter-

i. JournaldesSavants,septembret888,p. 537.

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518 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

mination mais, comme la comédie no comporte au-

cune exécution sanglante, il faut bien qu'il se calme;c'est ce qui arrive aux Acharnions, aux héliastes, aux

oiseaux. Une fois convaincus, ils le sont sans réserve.

Et de là vient que, dans la seconde partie (le la pièce,

presque tous les chœurs comiques, quels qu'aient été

leurs sentiments au début, sont ralliés au personnage

qui représente les idées du poète. Ils l'approuvent alors,

l'encouragent, se moquent de ses adversaires et met-

tent en relief ce qui est à démontrer. C'est ainsi qu'àla fin de la Pains, le plus charmant éloge de la vie tran-

quille qu'on vient de recouvrer est le chant épirrhé-

matique où les laboureurs célèbrent la joie de vivre

aux champs.A un autre point de vue, il y a lieu de remarquer

que le chœur est dans la comédie l'élément vivant au-

quel la fantaisie a le plus do part. Elle fait de lui tout

ce qu'elle veut, elle le transforme en oiseaux, en gre.nouilles, on insectes, en nuages, en guêpes, en dèmes,en fies. Mais cette transformation est presque toujours

légère et superficielle à dessein. Une plaisanterie pro-

longée devient insupportable. C'est donc surtout en vue

de l'entrée que ces inventions paradoxales sont faites.

Elles marquent vivement et d'une manière amusante

soit le trait dominant que le poète veut assigner au ca-

ractère du chœur, son inconstance, son humeur

agressive, soit le rapport principal qui existe entre lui

et quelques-uns des personnages ou la situation en gé-

néral elles déterminent l'ensemble de son rôle. Mais

cela fait, il est bien entendu qu'etles ne s'imposent nul-

lement à toutes les parties do ce rôle. Les guêpes, une

fois mêlées à l'action, ne sont plus guêpes que de sou-

venir. Les nuées, vaporeuses quand Socrate les invoqueet quand elles se décrivent elles-mômes dans leur belle

parodos, deviennent, au cours de la pièce, des per-

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PERSONNAGES 519

sonnes fort sages, en qui la raison n'exclut pas une cer-

taine malice. H est clair que, dans ces compositionsd'une souplesse si capricieuse, cette inconstance est à

la fois une nécessité et une qualité. Un rôle peut se pré-senter au public à titre d'allusion moqueuse ou de sur-

prise plaisante mais il serait aussi puéril que fasti-

dieux, s'il développait l'une ou renouvelait l'autre

incessamment.

Les personnages de la comédie ancienne ressemblent

à ses choeurs, avec un pou moins de fantaisie. Ce sont

avant tout des bouffons, et la folie carnavalesque les

possède. Nous verrons ailleurs, il est vrai, ce qu'Aris-tophane a su mettre de réalité humaine dans ces figu-res grotesques et il n'est pas douteux que les autres

grands poètes comiques du mêmetemps n'y aient réussien quelque mesure, eux aussi. Mais, dans le signale-ment préliminaire et très général que nous donnons

ici, ce n'est pas là ce qui doit apparaître d'abord. Chez

les personnages comiques, la plupart des sentiments

qui font l'homme sont prohibés expressément par la

nature même du genre. Tout ce qui est sérieux, pro-fond, intime leur est étranger ils n'ont pas le droit

d'aimer, ni de suivre un mouvement généreux, ni d'a-

voir une conscience ils n'ont point de honte, point de

délicatesse d'aucune sorte; des parties de raison en

quelque sorte, mais non une raison entière.; ils sont

toujours à moitié fous, mêlant à des idées d'hommesdes lubies d'enfants et dos extravagances d'aliénés.

D'ailleurs, la nature même de l'action ne permet pasau poète de développer un caractère. A l'incohérencedes faits doit répondre celle des êtres dont ces faits sontla vie. Donc, s'ils ont une ébauche de caractère, ils

l'oublieront brusquement, pour le simple plaisir de

dire une sottise. Il n'y a pas en eux d'étoffe morale à

proprement parler, rien de solide ni de consistant. Ce

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520 CHAPITRE XI. – COMÉDIE ANCIENNE

sont des caricatures transparentes, à travers lesquelleson aperçoit un pitre qui grimace

Il y en a do toutes les sortes et de toutes les condi-

tions dos dieux ou des héros, comme Poséidon, Héra-

clès, Iris, Prométhée, Ulysse, Ploutos; des allégories

personniliées, telles quo l'Ivresse, la Comédie, la Pau-

vreté des hommes et des femmes, les uns connus,comme Cléon, Socrate, les autres créés de toutes piè-ces par le poète, comme Strepsiade, Trygéo, Lysistrate;et parmi ceux-ci, beaucoup qui n'ont même pas de nom,un marchand de lances, un prêtre, un parricide,une vieille femme, un devin, un Még^rien, un Béotien,véritables passants de la scène comique, qui no font

qu'entrer et sortir. Tous au fond sont do même nature,mais tous n'ont pas le môme relief. La comédie n'a

aucun scrupule à faire comparattre tous ceux dont elle

a besoin, et elle les renvoie comme elle les appelle,

brusquement, sans explications. Dans la plupart des

pièces d'Aristophane, les rôles sont très nombreux,mais beaucoup sont à peine des rôles.

La hiérarchie des personnages n'était pas plus natu-

relle à la comédie que la division en épisodes séparés

par des chants; elle l'a empruntée, comme celle-ci, à

la tragédie, par esprft d'imitation. Primitivement, quandelle se composait d'une série de scènes incohérentes,il ne pouvait y avoir, au milieu de ces bouffonneries,rien qui ressemblât à un premier rôle. Dans le théâtre

d'Aristophane, les scènes de discussion, telles que celle

du Juste et do l'Injuste, d'Euripide et d'Eschyle, ou

même des pièces entières, où deux rivaux sont aux pri-ses, les Chevaliers par exemple, rappellent encore cettemanière primitive. Le protagoniste n'y a pas de préé-minence bien marquée. Mais cela est exceptionnel

l'usago tragique s'est alors imposé à !a comédie, et

dans la plupart de ses pièces, on distingue aisément

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SA- LANGUESa -~AHC~uE 5âl

un persounige, Dicéopolis, Stropsiade, Pisétairo, Lysis-trate, qui ïsl vraiment lo premier par son importancedramatique. Rien ne montre mieux peut-être combience gem-e, qui était à l'origine la liberté môme, s'était

peu à pou discipliné pour mériter l'estime des connais-seurs.

VII

Il nous reste, pour clore ces observations générales, à

indiquer en quelques mots ce qu'était la langue de lacomédie ancienne

Quintilien en a fait l'éloge en ces termos « L'an-cienne comédie est presque le seul genre qui garde danssa pureté la grâce nativo du parler attique en outre,elle a l'éloquence la plus franche, admirable dans la sa-tire des vices, pleine de force encore dans les autres

parties do son. rôle. Grandeur, élégance, charme natu-

rel, voilà ses qualités. Si l'on excepte Homère, qu'il faut

toujours mettre à part comme Achille, il n'est point deforme de poésie qui ressemble davantage au langage desorateurs 2 ni qui soit plus propre à en former s. » Comme

impression d'ensemble, cela est très juste; mais il y alieu do viser à un peu plus de précision.

1. Commerépertoiredes formesdu langage comique,on peutindiquerJacobi, Comicaedielionisindex,1857(t. V des Fragmentacomie.graecorumde Meineke).Plusieurs critiques anciensavaientcomposedes recueilsde Xëfetçxtapixai,dont onretrouveles débrisdispersésdansles lexicographes.

2. Cf.Rhet.Graeci,t. V,p. 471 npo<r8sSXT|xuîaX4-fo>iteÇwx«à <wv-6qxiiv,Ô8tvTtvsçxalpi)-copixVea|i£tpovr»ivxto[i»u8iavIxâWav.

3. Inst. Orat.,X, I, 65 Antiqua comoediacum sinceramillauisermonisattici gratiain prope sola retinet, tum facundissimaeIl-bertatis est et in insectandis vitiis praecipua,plurimum tamenviriumetiamin cœterispartibus habot.Nam et grandiset eleganset venusta et nescio an ulla, post Homerum tamen, quom utAchillemsemperexcipipar est, aut similiorsit oratoribnsaut ador«toresfaciendosaptior.

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628 CHAPITRE XI. COMÉDIE ANCIENNE

Tout d'abord la comédie, étant l'inconstance môme,

comporte évidemtnont des variétés de tangage plus

grandes qu'aucun autro genre. Légère, pimpante, mo-

queuse dans certaines parties lyriques qui sont de vraies

chansons des rues, sa langue a de l'éclat, de la gravité,de la grandeur même dans d'autres, comme par exem-

ple dans la parodos des Nuées. D'autre part, quand elle

parodie la tragédie ou le dithyrambe, elle emprunte à

cos genres leur langage pompeux, pour les tourner en

ridicule, et dans ce dessein elle en exagère la pompe ou

elle en imite les procédés en les travestissant. Ce sont

là des cas exceptionnels, qu'il faut signaler sans doute,mais qui ne peuvent servir à caractériser d'une manière

générale ses habitudes d'élocution.

Celles-ci se manifestent dans le dialogue proprementdit, qui est vraiment le corps même de la comédie. Ce

qui enfaitlefond, selon la remarque de Quintilien, c'est

le plus pur attique mais il faut ajouter qu'il s'offre là

sous une forme toute familière, populaire même, qui le

distingue de celui qu'on entrevoit dans la tragédie en

la dépouillant de ses termes poétiques, ou qu'on trouvedans les dialogues socratiques. Nulle prétention, pointde convenance gênante, aucun souci de bonne tenue;uno aisance charmante, l'abandon, la simplicité, une

grâce vive, le franc parler le plus libre; les choses nom-

mées par leur nom, quelles qu'elles soient; par suite

tout un vocabulaire qui vient du port ou de la halle, des

injures, des mots salés, d'autres qui sont purementignobles, mais aussi mille tours heureux, mille traits

descriptifs, des termes tout vivants, qui ne sentent pointl'école, de vraies phrases do conversation, jetées har-

diment, au hasard, et non préparées. C'est le parler de

1.Cf.Démétr.Heplépptiveiac,177 AtiitspoùSèixa>|i<â8ouvSt<ip{(ovTE(,iXkànxftiôi«itvi'xiÇov• y«P 'ArmaiT*«<roa<mve»Tpa(»(tévovti ïj{elxott$i)|toTixôvxaixaîçToiailrai;evtponrelîaïcnpéitov.

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SA LANGUE 533

l'agora ou du Pirée, mais plus fin, plus rapide, plus élé-

gant, perfectionné selon son génie propre et son instinct

par des esprits d'élite.

Sur ce fond, la fantaisie créatrice des poètes se joue.Elle emprunte aux vieux poètes iambiques, aux chan-sons du peuple, ou, quand elle le juge à propos, ellecrée elle-même, selon leur tradition. Les mots qu'elleinvente sont de formes infiniment variées longs com-

posés où s'amasse plaisamment tout un fouillis d'idées,dérivés inattendus, formés par des analogies saugre-nues, calembours par à peu près, en somme tout ce quopeut suggérer le désir d'exciter le rire. Nous avons déjàaperçu cela en passant chez Cratinos; nous allons le re-trouver chez Aristophane où nous pourrons l'étudier de

plus près.

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CHAPITRE XII

ARISTOPHANE ET SES CONTEMPORAINS

OIBLlOatUPtllB

Manuscrits. – Les manuscrits d'Aristophane qui subsis-tent aujourd'hui ne semblent pas avoir été encore classés d'unemanière tout à fait sûre. On trouvera rémunération des prin.cipaux dans le tome III (I" partie), p. XIII, de l'Aristophanede Dindorf.

Les deux meilleurs sont – to le ms. de Ravenne, Ravennas(R de Dindorf), du xi" siècle. Il contient les onze comédiesqui ont été conservées, dans l'ordre suivant Ploutos, Nuées,Grenouilles,Chevaliers,Acharniem, Guêpes, Paix, Oiseaux, Fêles deDéméter, Assemblée des femmes, Lysislrate, 2» le ms. 474 dela bibliothèque Saint-Marc (Venetus 474, V de Dindorf); duxna siècle il ressemble de près au Ravennas mais il ne con-tient que sept pièces Ploutos, Nuées,Grenouilles, Chevaliers,Que-pes, Paix. Oiseaux.

Les trois pièces qui figurent les premières dans ces deuxmss. (Ploutos, Nuées, Grenouilles) sont celles qu'on lisait ordi-nairement dans les écoles de Byzance. Elles se trouvent parsuite dans presque tous les mss., quelquefois seules.

Il va sans dire que pour les poètes comiques contemporains'd'Aristophane, nous n'avons aucun manuscrit. Les fragmentsqui nous en restent ont été recueillis dans les divers auteursanciens qui les ont cités.

SCOLIES. Les scolies d'Aristophane proviennent des com-mentaires des savants alexandrins et des grammairiens del'Empire et du Bas-Empire. Les principales sont celles duBavetuMs.Médiocrement abondantes, elles sont précieuses parleur précision; c'est un abrégé des notes dues aux savants

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BIBLIOGRAPHIE 535

alexandrins; elles semblent provenir d'un commentaire rédigévers la fin du i« siècle de notre ère par Sytninnehos. M, Al-bert Martin les a soigneusement étudiées dans un volume dela Bibliothèque de l'Êoolo des Hautes-Etudes, publié sous cetitro Les scolies du manusurit d'Aristophane <iRavinnc; étude etcollation (I vol. in.8«, Paris, 1882). Plus récemment Scholia AHs-iophanim eodieis Ruvcnnitlis, arrangod, etnend. an translat.by William Rutherford, Londres 1896. Celles du Venetm 474sont plus abondantes, mais moins pures. Les autres mss.n'offrent on général qu'une masse confuse de commentairesuiseux et prolixes, oeuvres des byzantins.

Los principales scolies d'Aristophane ont été publiées parG. Dindorf dans le tomo IV (on 3 parties) de son édition (Ox-ford, 1839), et par Dilbner dans tes Scholia yrwca in Aristopha-nem, Paris, Didot, 1843.

Lo Lexiquede Suidus renferme un grand nombre de notosrelatives au texte d'Aristophane; elles ont été extraites parle lexicographe des commentaires alexandrins et reproduisenten général les seolies du Havennuset du Vendus.

éditions. – L'édition princeps d'Aristophane est celle desAides (Venise, 1408); elle ne contient que neuf pièces publiéesd'après d'assez mauvais mss. L'édition de B. Junta (1525) etcelle d'Antonius Franeinius (1525) corrigèrent dans une cor.taiue mesure et complétèrent cette édition princeps. Ainsi futconstitué un texte, qui se perpétua avec quelques correctionsjusqu'au xvm» siècle.

L'amélioration sérieuse du texte d'Aristophano commençaavec l'édition de Kfister (1710)';elle se continua par les édi-tions de Hemsterhuis, do Branck (1781-83), d'Invernitz, quireconnut la valeur du fiouennaset en fit la base de son travailcritique (Leipzig, 1794-1831),de Bokker (Londres, 1829). Maisnul n'y a plus contribué que G. Dindorf; sa principale éditiond'Aristophane est celle qu'il a donnée, à Oxford, de 1830à 1839,avec une excellente annotation et une révision des scolies; letexte en a été reproduit dans l'Aristophane de Didot (Paris,1839)et dans celui de la collection Teubner (1869). A signalerencore les éditions de Meineke (Leipzig, 1860,in-8»; et Leip-zig, 1861,in-16) avec une vie d'Aristophane par Ferd. Ranke;et les deux éditions données par Bergk dans la collectionTeubner (1852 et 1*72).

Plus récemment, Blaydes a donné deux éditions l'une, quia commencé à paraître à Halle en 1880, »t qui est aujourd'hui

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536 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

achevée, offre une reeonsion du texte avec un choix des prin-

cipales leçons, et pour chaque pièce les soolies publiées, avec

une bonne annotation; l'autre, qui ne contient que le texte

avec un petit nombre d'observations critiques, a paru en deux

volumes in-8°. à Halle, 1888. Mais la plus importante des édi-

tions critiques récentes est celle do Von Velsen, continuée et

revue par Zaehor, Leipzig, 1880-1807.Ces éditions d'ensemble

ne dispensent pas do recourir aux éditions séparéos des di.

verses pièces.Les fragments d'Aristophane se trouvent dans l'édition Din-

dorf-Didot et dans celles de Blaydes. Ks figurent en outreavec ceux des autres poètes comiques dans les ComiwrumAtti-corwn fragmenta de M. Kock (voir plus haut, chap. X, biblio-

graphie).Il manque un lexique spécial d'Arlstophano.

8OMMAIIU:

I. Vie et couvre d'Aristophane. – II. Ses tendances générales. –III. Comédies subsistantes. IV. Ses qualités dramatiques).Conduite de l'aotion. V. Les personnages. VI. Ses qualitéslyriques. VII. Sa langue. VIII. Les poètes contemporains.Eupolis, Phrynichos et Platon.

I

Aristophane est le représentant le plus illustre de la

comédie ancienne; il est, de plus, le seul des poètes

comiques de ce temps dont quelques pièces soient venues

jusqu'à nous. Un intérêt exceptionnel s'attache donc à

son œuvre et à sa personne; mais si nous connaissons

l'une passablement, ce que nous savons de l'autre est

bien peu de chose

4. Nous possédons cinq biographie d'Ari»toph»n«, y compris la

notice de Suidas (Didot, Scholia graeca in Arislophanem, Prolego-mena XI-XV). Il est visible qu'elles sont toutes faites d'après lescomédies d'Aristophane lui-même et de ses contemporains; sauf

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SA VIE ET SON OEUVRE 537

Il naquit vers 413 t; son père Philippe et sa mère Zé-nodora étaient athéniens et de condition libre a. II ap-partenait au dème Cydathénéon, de la tribu Pandionis.Ses parents furent au nombre des elérouques qui s'éta-blirent à Égine vers 430 ils avaient donc, au moins

là, un petit domaine qu'ils exploitaient. La précocité in-tellectuelle du jeune Aristophane fut remarquable. Quellequ'ait été son éducation, quelques innuences qu'il ait

subies, il révéla son génie presque au sortir de l'enfance

par sa pièce des Convives d'Héraclès (AairaX-r,?),qui ob-tint le second rang au concours de 427. Un an après,aux grandes Dionysies de 426, il lit représenter les Ba-

byloniens Dans cette comédie, il attaquait violemmentla politique du jour et ses chefs, en particulier Cléoncelui-ci chercha à se venger il traduisit devant le sénat

Callistratos, sous le nom duquel la pièce avait été repré-sentée en même temps, il dénonçait Aristophane commeayant usurpé les droits de citoyen 4. Le poète se tiraheureusement d'affaire et no fut ni intimidé ni décou.

ragé. En 425, il donna, aux Lénéennos, ses Acharniens,où il se moquait de ceux qui voulaient la guerre à ou-

trance la gaieté do ses inventions lui valut d'êtrevictorieux de ses rivaux, Cralinos et Eupolis 5.

i|uelquesdétails»elles ne nous apprennentà peu près rien quénousne puissionstrouver nous-mêmesdans les piècessubsistan-tes, surtout dans les discoursanapestiquesdes parabases. Kai-bel,dans l'Encycl.Pauly-Wissowa,I, p. 971et suiv.

1. Dateapproximative elle sedéduitde ceque, en 427,quandAristophaneilt représentersa premièrepièce,il était encorepres-que adolescent(«xcSôvpsipaxiaxoc<Sv,Schol. Grenouilles,802);sespremierssuccès(de427à 425)appartiennentà su jeunesse(èvvéaxoiuBfjxjjJiXixizr,ùi)ox(|»t<rsvèvProlog. DidotXV).

2. Sesadversairesont insinuéle contraire et ses ennemisont2. Ses adversairesont insinuéte contraire et ses ennemisontcherchéà le prouver, sans y parvenir.

3. Acharnions, 653-655 et la scolie.

4. Biographies.Sur la discussionde ces faits, liro Denis, la Co-médiegrecque,t. I, p, 312.

5. Argumentdola pièce.

Page 536: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

588 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

Jusqu'alors Aristophane s'était dissimulé derrière sesamis Philontdès et Callistratos, tous doux acteurs et poè-tes c'étaient eux qui se présentaient devant l'archontecomme auteurs de ses pièces, eux qui en acceptaientofficiellement la responsabilité t. A vrai dire, cette fic-tion ne trompait personne; dans Athènes, tout se savait,môme ce qu'on voulait cacher; or le véritable autourd'une pièce couronnée avait grand intérêt à ne pas solaisser ignorer. En ne donnant pas son nom tout d'abord,

Aristophane respectait sans doute un usage on auraitsu mauvais gré à un éphèbe de morigéner la cité; etl'archonte, loin d'accepter sa pièce, aurait renvoyé l'au-teur en l'admonestant Quand le succès, plus encore

que l'âge, eut fait de lui un homme, il so découvrit 3. En424, aux Léuéonnos, il fit représenter les Chevaliers, la

plus hardie do ses pièces, satire fougueuse de Cléon ilfut encore vainqueur; Cratinos eut le second rang, Aris-tomène le troisième

La supériorité du jeune poète était établie ». Toute.

fois, aux grandes Dionysies de 423, il fut malheureuxavec les Nuées, où il attaquait les sophistes et l'éduca-tion nouvello. Cratinos reprit le premier rang, Àmip-sias out le second; Aristophane ne vint que le troi-sième 6. Cet échec le surprit, car il croyait sa pièceexcellente Vaincu, il ne cessa pas de le croire; il la

1. Chevaliers,513;Nudes,530;Guêpes,1018.Cf.Prolégom.Didot,IIIet XI. Explicationdivergentedes mêmesfaits dans l'art. cité deKaibel.La questionresteobscure.

2. Denis, Corn, grecque, I, p. 296, note 1.

3. Onne saurait affirmer toutefois que, mêmeà partir de cetemps,il ait toujoursdemandéle chœursousson nom.Denis,ouv.cité, I, p. 313,note.

4.Argumentde la pièce.5. Proleg. Didot, III Maxpû Xo-fuiwo; 'ABnvaiwv xal ri<pv{<jitiv-

TO«Ojcspotipuv.6. ArgumentVde la pièce(Didot).7.Nuées,SI7et suiv.

Page 537: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA VIE ET SON (EUVRE 539

Hist. de la Litt. grecque.– T. III. 34

retoucha à loisir en vue d'uue seconde représentation,

qui n'eut pas liou t. En attendant, il passait à autro

chose aux Lénéonnos de 422, il obtint le second rangavec ses Guêpes, où il se moquait do la manie de jugerdont ses concitoyens étaient possédés 2. Aux grandes

Dionysies de 421, il eut le mémo rang avec sa pièce de

la Paix, par laquelle il pressait l'achèvement du traité

qui allait être conclu par Nicias On est à pou prèsd'accord pour rapporter à la môme période (entre 424

ot 421) deux pièces perdues, les Laboureurs et les Vais-

seaux de transport, où lo poète plaidait aussi pour la

cossation des hostilités.

Nous n'avons aucune raison du croire qu'Aristophaneait gardé le silonec durant les sept année+s qui suivi.

ront la paix de Nicias (de 421 à 411) il était alors

dans toute l'ardeur do la jeunesse, dans la plénitudede la force et du talent. Considérons donc comme à peu

près certain qu'un bon nombre de pièces dont nous

ignorons les dates, se rapportent à ce temps. En 414,aux Lénécnnes, il fit jouer Amphiaraos, pièce perdue,et, la mémo année, aux grandes Dionysios, quelquesmois après le départ de la flotte dlhcniennc pour la Si-

cilo, il donna les Oiseaux, charmante fantaisie à la-

quelle se mêlait maint trait satirique; il obtint le se-

1.Colarésultedu rapprochementdestémoignagescontradictoiresqu'ontrouvera dans les argumentsV,VI,VII des Kuées(Didot)et(Unisles scolies (notammentdans cellesdes vers 549et 552).Cf.Denis,ottv.citô,t. II, p. 47,etFritzsche,QuaestionesAristophaneaeetDefahulisabAristophaneretraclalisvoiraussiZielinski,Gliederung,1>.3t et l'éditiondes Nuéesde Touffel,revne par Kaehler,(Leipzig,1887),oi>la questionest étudiéeen détail et où toute la <littéra-ture du sujet est indiquée.

2. Argument des Guipes.

3.Argumentde la Paix.La Paixfut-elleplus tard remaniéeetre-miseà la scène? Avons-nousla premièreéditionou la seconde?Muestionsdouteuses.Voir Eock, Com.Allie. fragm.,I, p. 467;Denis.I, p. 431.

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580 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

cond rang; Ainipsias était classé le premier Phrynichosle1 troisième '.Deux ans plus tard, en 411, il prenait

part aux deux concours do comédie avec Lysisiïate et

les Fêtes de Démêler (QaojwçofrâÇoueai)a; la premièrede ces pièces était un plaidoyer en faveur de la paix,la seconde, uue amusante diatribe contre Euripide.Nous ignoronsio succès qu'elles obtinrent. Jamais Aris-

tophane n'avait fait preuve d'une verve plus plaisante,mais jamais non plus il ne s'était montré moins sou-

cieux de la décence publique. Au même temps à peu

près, probablement à l'aunêe 410, doit être rapporté le

Triphalès, pièce perdue, qui fut dirigée par lui contre

Alcibiade exilé et devenu l'ennemi de son pays3. Enfin,en 408, il faisait jouer le premier Ploutos assez diffé-

rent sans doute de celui que nous possédons pour qu'ilsoit impossible d'en apprécier d'un mot la portée pro-bable.

De nouveau, un vide dans la série; nous no savons

que mettre entre 408 et 405. Aux Lénéennes de l'année

405, parurent les Grenouilles Aristophane y faisait en-

core la guerre à Euripide qui venait de mourir, et, pourmieux le déprécier, lui opposait le vieil Eschyle; il ob-

tint le premier rang; le second échut à Phrynichos, le

troisième à Platon. Le succès du vainqueur fut tel, quela pièce, contrairement à l'usage, fut représentée une

seconde fois 8.

Les années qui suivirent furent peu favorables à la

comédie. Athènes vaincue et prise par Lysandre, ses

1. Argumentdes Oiseaux.2. Argumentde Lysialrate.Pour la date des FêlesdeDéméter,elle

résulte des scoliesaux vers 190et 840,cettedernièrerapprochéede Thucydide,VI, 101.

,3..Noticede Kock(Cam.Attie.fragrn.,p. 628).4. Schol.Ploutos113et Argumenta*la mêmepièce.S.Grenouilles,ArgumentI (Didot).6. Mêmepièce,ArgumentIII (Didot).

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SA VIE ET SON CEIPTRE 531

institutions furent momentanément détruites elle eutà subir la tyrannie des Trente, puis lia guerre civile

pour le rétablissement de la démocratie. Quand l'am-nistie eut été proclamée, la cité respira, mais elle était

appauvrie et l'esprit public n'avait plus le môme res-sort qu'autrefois. Nous reviendrons plus loin sur lestransformations quo subit alors la comédie. La priaci-palo résulta du manque de chorèges, on n'était plusassez riche pour subvenir aux dépenses des représen-tations le chœur fut réduit à peu do chose, 'la para-base fut supprimée. Le poète qui avait en quelque sorteincarné on lui-môme l'ancienne comédie avec sa fan-taisie exubérante, son lyrisme, ses hardiesses de toute

sorte, dut s'accommoder, dans la seconde partie de sa

vie, à ce régime nouveau. Il le fit avec une souplessed'esprit remarquable, sans produire toutefois des chefs-d'œuvre comparables à ceux de sa jeunesse. Plus de. po-litique a proprement parler. En 392, il donna l'Assem-blée des femmes satire des théories communistes quise discutaient alors dans les écoles des philosophes; en388, il remit à la scène son Ploutos S sous la formo oùnous le possédons il y agitait la question sociale parexcellence, celle delà répartition des richosses. Ce fut

probablement la dernière comédie qu'il donna sous sonnom. Il composa encore le Cocalos et VÊolosicon, piè-ces perdues, mais il les fit représenter comme des œu-vres de son fils Araros, auquel il voulait ainsi gagner lafaveur du public. La première était une comédie d'in-

trigue, la seconde une parodie. Aristophane suivait dé-

sormais lo goût du jour et inaugurait une période nou-velle dans l'histoire du genre qu'il avait illustré.

Il mourût pou de temps après après. On prétond que

t. Pour la date, voir v. 193et la scolie,à rapprocherdeDiodpreXIV,82.

2. Ploutos:Argument.

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533 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

Platon composa pour lui cette épitaphe « Les Grâces,cherchant un temple qui ne dût pas périr, ont choisi

Tàme d'Aristophane t. » Quoi que soit l'auteur de ces

vers, il a su dire heureusement ce qu'Athènes devait

penser quand l'auteur doa Oiseaux venait do disparaître pour jamais.

Nous possédons onze pièces d'Aristophane. lien avait

composé, dit-on, quarante-quatre, sur lesquelles quatreseulement paraissaient suspectes aux critiques anciens

Indépendamment des pièces citées plus haut, celles

dont nous connaissons tes titres et dont nous avons

quelques fragments sont les suivantes Anagyros, la

Vieillesse, Géryladès, Dédale, les Datiaïdes, le Double

naufrage, le Centaure, Niobos, les Héros, les Lemnien-

nes, les Iles (attribuées aussi au poète Archippos), les

Cigognes, la Poésie, Polyidos, le Prélude, tes Femmes

aux fêtes de l Isthme (Sxrçvaî les Fri-

coteltrs (Tafnvwwtt), les Télêmessiens, les Phéniciennes,les Saisons 3. Naturellement, le sujet de la plupart de

ces pièces nous est inconnu. Il n'en est pas des comé-

dies comme des tragédies, dont les titres révèlent à

pou près la donnée principale. Notons seulement que

plusieurs de ceux qui viennent d'être énumérés n'ont

guère pu s'appliquer qu'à des parodies, c'est-à-dire à

un genre qui n'est plus représenté- pour nous dans ce

qui subsiste de l'œuvre d'Aristophane.

1. BiographiesXI, XII et XV tDMot).2.BiographiesXI, XII et XIV(Didot);la biographieXII dit 43

au lieu de 44.3. A cetteliste, il fautajouterlesquelquespiècesqu'Aristophane

a corrigées et qui ont eu ainsi deuxformessuccessivesplus oumoins distinctes les premières Nuées,à côté de cellesque nouspossédons,la secondePaix, les secondesPèlesde Démêler,le pre-mier Ploutos.

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SES TENDANCES GÉNÉRALES 583

II

Quellos sont les tendances générâtes de cette œuvre?Q

Que valent los satires dont elle est pleine Et que

nous ré vèlent-ollcs des pensées de l'auteur ou de son

caractère? Sont-elles l'expression d'opinions arrêtées et

constantes, ou de simples boutades sans conséquence?'i'

Ces questions se posent à nous tout d'abord elles sont

aussi délicates qu'importantes. Pour apprécier l'œuvre,

il faut aller jusqu'à l'homme, et malheureusement

l'homme ne nous est en sommo connu que par son cou-

vre. Do là des divergences de jugements et des incerti-

tudos, au milieu desquelles il est pourtant indispensa-ble de chercher le plus possible de vérité

Tout satirique exagère quelquefois ses idées; un poètede l'ancienne comédie lesexagérait toujours; nous avons

expliqué plus haut ces nécessités du genre, il est inu-

tile d'y revenir. Mais voici ce qu'il faut ajouter. Plus le

poète avait le tempérament du genre, plus ces néces-

sités devenaient en lui vivantes et agissantes ce n'é-

tait plus un calcul de l'esprit en vue d'un effet à pro-

duire, c'était une force intime, joyeuse et bouffonne,

qui conduisait sa pensée et qui la dominait. Or Aristo-

phane a été poète comique dès l'adolescence; il est né

pour la comédie, il en a eu le génie et le caractère. A

vingt ans, il déborde de pétulance, d'audace, de fantai-

sie, d'humeur agressive. A-t-il alors des doctrines Est-

il enrégimenté dans un parti politique? Rien de moins

1.Outre lesjugementsqu'ontrouveradans les histoireslittérai-res, rappelonsparticulièrementici ceux qui sont énoncéset dis-

cutés dans les ouvrages cités de Denis et de Couat, et aussidans les Éludessur .Aristophanede Deschanel(Paris, 1861)et dansLesdeuxmasquesde P. de Saint-Victor;notons enfin l'article deTh. Kûdt (RheiaitchesMuséum,XXXIX,1884),.tristophanesah Dich~ter undPolitiker.

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584 GHAPITftB XII. – ABI8T0PHANE

probable. Et pourtant c'est à ses dix premières annéesde vie littéraire qu'appartiennent ses œuvres les plussignificatives; à trente ans, il aura fait les Babylonienset les Ac/tamiem, fos Ghevalù>rs elles Nuées, les Guê-

pas et la Paix,' que signifie cela? Tout simplement p,eut-être qu'avec sa verve sarcastique. et. sa. clairvoyanceexceptionnelle, ce gamin de génie se sent capable, dès Jedébut, ,de quelque chose de: grand. Il nelui suffit pas derire joyeusement, il.est. jaloux. de. ces coupas de. fouet

superbes et. bruyants que le vieux Gratines fait réson-nera travers la. ville. C'est aux puissants du jour qu'ilvise, parc» que couxrlà.seula sont dignesde lui: à Cléon,devant qui, tout Uemble, à Lamachos, dont le nommême a quelque chose de guerrier, au. peuple enfin,

c'est-à-dire au. maitre. souverain, au peuple que tout lemonde flatte. et- dont:tout.le. monde a peur. Voilà dessujets qui ne sont pas. à la portée du. premier venu.Cola est autrement tlier et retentissant que les. traves-tissements burlesques et démodas de Magnés, dont*on

est las, ou que les rêves fantastiques de: Cratès, donton se contente de sourire. Aussi quel orgueil naïf et ju-vénile dans-ses parabases t I L'idée intime qu'il a delui même, l'ambition des grandes causes et l'enivre-ment de la lutte qu!il a voulue et provoquée, le plaisirardent de défier les coups et de nier ceux qu'il reçoit, lajoie vive et hautain» d'être quelqu'un dans la cité, des'y fairo craindre et admirer, d'être connu déjà des alliéscomme un protecteur, et <aveccela la conscience du géniecomique, l'assurance imperturbable d'une haute supé-riorité de nature, n'est-ce pas là ce qui éclate chaqueannée dans ses frers et ironiques discours des Lénéen-nes et des Dionysies? Si le poète était l'interprète d'uno

1. Mhamtens,5QÛ.n TàpSixaiov oîSexel TpuT«8ia.Guêpes,1043,JlaedUiXaix«xovtruxcâpoçtrioSexaBapt^v.Voyezlesparabasesdes Chevaliers,des Nuées.

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SES TENDANCES GÉNÉRALES 535

coterie quelconque, s'il allait recueillir pour alimenter

son œuvre ce qu'on chuchote çà et la dans les hétairies,aurait-il cette spontanéité charmante, cet entrain et

cetto fougue? Il suffit de l'écouter pour en juger tout

cela lui vient du cœur et do l'imagination. Le rôle qu'ila pris est celui qui convient le mieux à son génie, ce-lui qui fait le plus brillamment valoir tous ses dons,

non seulement la puissance satirique de l'esprit, mais

l'impertinence tapageuse qui est la forme de-son courageet dont il n'est pas moins fier. Et il y croit, à ce rôle,

parce que toute sa nature y trouve son compte. D'ail-

leurs, l'ayant fait sien, il le sert de tout- son pouvoir.il a besoin de griefs, et il en trouve. Ce qu'il leur de-

mande, ce n'est pas d'être justes, c'est d'être dramati-

ques. Tout ce qui lui vient à l'esprit, tout ce qu'il re-

cueille en fait de propos courants, il le juge d'aprèsl'effet qu'il en attend. Pour que cet effet réponde à son

intention; il.lui suffit d'une certaine vérité générale

qui donnera de la grandeur et de la force à son œuvre.

Quant à la vérité particulière, celle qui touche aux

hommes, – il n'en a pas le moindre souci. On ne peut

pas dire qu'il la méprise. A ses yeux, elle ne fait pas

partie du genre auquel il s'est donné c'est une chose

étrangère, qui a peut-être sa place ailleurs, mais dont

il n'a pas affaire, car personne ne la lui demande et il

ne la promet à personne 1.

Cela étant, il faut s'attendre à rencontrer chez lui

certaines tendances générales, qui, toutes ensemble,

composent son rôle, mais aussi des contradictions no-

tables, et surtout des incidents de polémique auxquelson doit bien se garder d'attribuer un sens trop sérieux.

i. H. MùUer'StraMng,/tfMfop~aNMMt<<tHe &M<<K'Mc~&'<-<<?,1. H. Miiller-Strubing,Aristophanesund die historischeletonetLeipzig,1873,introduction.Dans cemorceau,qui a trop,le tonetles défantsd'un pamphlet.il y a pourtant beaucoupde vuesjus-tes. 1/onvrago,dans sonenscmble,est important.

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536 CHAPITRE XII. ARISTOPHANE

Il attaque tous les chefs du peuple successivement,

'Périclès, Cléon, Hyperbolos, Cléophon, les hommes de

guerre do la démocratie, tels que Lamaehos, A Périclès,il reproche d'être asservi à uno femme et d'avoir jetéla Grèce dans une guerre terrible pour son intérêt per-sonnel à Cléon, de tromper le peuple par les plus bas-

ses flatteries et les plus ridicules mensonges, do s'ap-

proprier le mérite et le succès des autres, d'exercer une

sorte de terreur tant sur les citoyens pauvres que sur

les alliés et de se faire payer par eux pour les épar-gner, enfin de réaliser des profits coupables partout où

il le peut; à Hyperbolos, du pousser te peuple à des en-

treprises insensées et de voler les deniers publics; à La-

machos, d'entretenir par ses fanfaronnades une guerredont il tire profit Je ne signale que les reproches, je

ne parle pas desinsultes. Voilà de graves accusations. Les

discuter une à une, comme si elles représentaient l'o-

pinion réfléchie d'un contemporain, c'est vraiment faire

trop d'honneur à la comédie et méconnaître mémo son

esprit. Ce sont des bruits publics, des choses qui se di-

sent à tort ou à raison. Le poète s'en empare, parce

qu'elles répondent à son intention; sait-il lui même s'il

y croit réellement? S'est-il donné la peine d'examinerde près un seul do ces griefs? A-t-il la prétention d'être

cru sur parole par son public? Écrit-il l'histoire ou

parle-t-il en accusateur devant un tribunal? La seule

chose qu'it se propose, d'une manière généralo, c'est de

mettre le peuple en défiance. Plus tard, s'il y a lieu, on

discernera le vrai du faux une comédie n'est pas un

jugement définitif, c'est un avertissement utile, tout de

circonstance, sous forme de houffonnerio satirique. Une

seule vérité peut-être lui est à cœur, une vérité géné-

1. Pour Périclès,Act.wniens,523sqq; pour Clêon,toute la piêcodes Chevaliers;pourHyperbolos,Chevaliers,1313sqq.et Nuées,1065;pour Lamachos,son rôle dansles Acharniens.

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SES TENDANCES GÉNÉRALES 537

ralo et non particulière c'est que le flatteur des pas-sions de la foute est le plus grand ennemi du peuple.Voilà co qu'il dit à tout propos, sous mille formes.

Quant aux hommes, il on fait une matière à sarcasme

et à plaisanteries, il donne cours contre eux à sa ma-

lignité, à ses rancunes, à ses fantaisies, il ramasse

sans scrupule toutes les calomnies, il les insulte folle-

ment et il se joue d'eux mais, en faisant tout cela, ilne les juge pas. Nous ignorerons toujours quelle opi-nion Aristophane avait réellement do Périclès. à

supposer qu'il en eût une.

Mais, dit-on, derrière les hommes, il y a les institu-tions, dont il se moque également. Ceci n'implique-t-il

pas de sa part un parti pris plus réfléchi ? Notons ses

critiques il tourne en ridicule le Sénat, l'Assemblée, les

tribunaux, les magistrats, ot en fin do compte le peuplelui-même, c'est-à-dire tous les fondements do la démo-cratie. Il nous montre la badauderio et l'ignoranco ré-

gnant dans les délibérations, la légèreté, l'inconstance,le souci des intérêts personnels. Les ambassadeurs se

moquent du peuple, font bonne chère et voyagent dou-

cement à ses dépens, après quoi ils le régalent do men-

songes. Dans les tribunaux qu'il imagine, il n'est pasquestion de justice; son héliaste, Philocléon, est une

sorte de maniaque, qui juge à tort et à travers, par ca-

price, par intérêt, par bêtise, selon les cas, jamais parréflexion ni par conscience. Quant au peuple lui-même,sous le nom de Dèmos, il en fait un vieillard quinteux,niais, gourmand, dissolu, qui est dupé par ses serviteurset qui les dupe à son tour, en somme sans caractère etsans honneur. L'excès même de ses moqueries nousavertit de ce qu'elles valent. Lorsque le héraut, dans les

Aeharniens, présentait si drôlement à l'assemblée le faux

envoyé persan, Psoudartabas, « l'œil du roi », le poè'.evoulait-il dire que de faux ambassadeurs étaient réelle-

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588 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

ment admis par le peuple ou par le sénat, et le public luiattribuait-il un seul instant cette pensée? Il serait puérilde le supposer. Insinuait-il mêmo que les Athéniens

étaient toujours trompéspar leura députés et qu'une dé-

mocratie était incapable au fond d'avoir une diplomatiesérieuse? Intention bien profonde pour une bouffonne-

rie si tes Athéniens l'avaient comprise ainsi, au lieu

d'applaudir le poète, ils l'auraient sifflé. En réalité, ils

voyaient là surtout une charge énorme, dont ils riaient

sansarrière-penséo quant à la satiro, tlsl'intorprétaiont

joyeusement, étant los premiers à reconnaître qu'on los

trompait souvent et qu'il est aisé de montir quand on

vient do loin. Voilà dans quel esprit, bien certainement,la plupart des inventions d'Aristophane ont été conçues.C'est nous, modernes, qui trop souvent y mettons des

idées précises, visant à des conclusions pratiques. Nous

faisons du Démos des Chevaliers la figure vivante do la

démocratie. Cola tient à ce que, avec le temps, les per-sonnages d'un grand poète subissent une sorte d'agran.dissement nécessaire deux mille ans d'existence leur

donnent une valeur qu'ils n'avaient nullement quand ils

sont nés. Pour les Athéniens, en 424 avant notre ère,Démos était une simple caricature, non pas même du

peuple tout entier, mais de quelques-uns de ses travers

ou de quelques-unes do ses faiblesses. Chacun reconnais-

sait dans cette image la bêtise, l'égoïsme, la grossièreté

d'instincts qu'il avait si souvent constatés, non pas en

lui-même, mais chez bon nombre do ses concitoyens. Ce

qu'il y avait de passable et même de bon en Démosétait

vraiment du peuple le reste passait pour l'amusante

satire des imbéciles qui abondent partout. En tin de

compte, nous voyons bien qu'Aristophane a signalébeaucoup, de ridicules, plus ou moins graves, qui sontsurtout démocratiques; et la raison en est évidente: il

vivait dans une démocratie. Quant à soutenir qu'il était

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SES TENDANCES GÉNÉRALES 5a»

par conséquent l'ennemi secret du gouvernement popu-laire, c'est mettre gratuitement des idées bien systéma-

tiques dans une tôle où le souffle capricieux do la fan-taisie ne leur permettait guère de se poser.

Dirons-nous du moins que, en ce qui concerne les

mœurs, les arts, la littérature, son hostilité à l'égarddes choses nouvelles provenait d'un fond d'idées plussérieuses? N'oublions pas d'abord que Platon, dans son

Banquet, nous le représente comme un bon vivant,

joyeux* convive, conteur à la fois plaisant et fantaisiste.Tout cela ne convient guère à un censeur austère, défen-seur convaincu du passé. Mais, nous J'avons dit, le pro-pre de la comédie ancienne, c'est de montrer le ridiculedes choses à la mode; et, encore me fois, Aristophaneest la comédie faite homme. S'il louo les vieilles mœurset. les vieuxpoètes, c'est qu'il n'y a pasde meilleur moyende faire la satire de tout ce qui enchante ses contempo-rains. La vie d'autrefois contre celle d'aujourd'hui, Es-

chyle contre Euripide, voilà dos effets dramatiques assu-rés. S'il ne parle guère de Sophocle, qu'il admire pour-tant sans réserve, c'est que Sophocle,, par sa modération

même, no se prête pas à ces contrastes saisissants. L'im-

portant pour lui, ce n'est pas de louer l'auteur des Per-ses ni la façon dont on élevait la jeunesse au temps de

Cimou;,c'est do faire rire de ceux qui ont alors poureux l'opinion, c'est de montrer par où les sophistes en

renom,.par où Socrate le sage, par où Euripide, le plushabilodes poètes, prêtent le flanc à ses moqueries, à lui,le grand dépisteur de ridicules. Or, pour cela, tout luiest bon. Et, comme il est non seulement Inventif et in-

génieux, mais doué d'une imagination vive, il arrive

qu'en rendant la vie aux vieilles choses, il se persuadeà lui-même qu'il les aime et il le fait croire aux autres;il s'enchante d'elles en les 'décrivant et il eu trace des

images qui sont délicieuses tout y est grand, pur, hé-

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540 CHAPITRE XII. –ARISTOPHANE

roïquo, charmant on est ravi, il l'est aussi; et pourtant,tout cela a précisément la valeur d'un effet littéraire.Personne ne serait plus désolé que lui si les choses

pouvaient votourneron arrière, personnen'a plus besoin

que lui des sophistes beaux-parleurs, des jeunes gens

élégants ot incrédules, et surtout des pensées subtiles

d'Euripide, ne fût-ce que pour s'en moquer. Il est de

son temps autant quo ceux qui en sont le plus. Il en a

l'élégance, la justesse ingénieuse, le goût de la vie fa-

cile, l'osprit vif et délié, le langage rapide, les mots

spirituels, et au fond le scepticisme Seulement il a labonne fortune d'avoir connu encore un peu du vieux

temps où l'on avait des croyances, et il en a gardé un

souvenir poétique dont il se sert avec grâce son atti.

cisme natif se prête à merveille à ce jeu plus ou moins

inconscient et le moment d'ailleurs est unique il sé-

duit son public en touchant délicatement à des senti-

ments qui ne règlent plus la conduite, mais qui char-

ment encore les imaginations.Sa religion est ce qui a toujours embarrassé le plus

ceux qui l'ont pris trop au sérieux. Il serait nécessaire

vraiment qu'il en eût une, pour compléter le rôle do

censeur convaincu qu'on lui prèle. Mais, s'il en a une, il

faut bien reconnaître qu'il la jette un peu trop souvent

par dessus les moulins. Il est très vrai sans doute, comme

on l'a remarqué, qu'en ce genre la plaisanterie, dans un

certain état des mœurs, n'est pas nécessairement un

signe d'incrédulité. Le peuple athénien, pris en masse,

croyait à ses dieux, ce qui ne l'empêchait pas do rire

d'eux très librement, quand on les lui montrait sur la

scène sous un aspect ridicule. On pourrait donc admet-

tre qu'Aristophane était peuple en ce point, s'il se con-

tentait do les représenter gourmands, débauchés, niais

ou poltrons. Mais ses hardiesses vont plus loin. Quand

sa comédie l'entraîne, c'est leur puissance même qu'il

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COMÉDIES SUBSISTANTES 5U

mot en doute. Dans sa pièce des Oiseaux, Démétor est

mise au défi do faire pousser le blé, lorsque les oiseaux

auront mangé lo grain celui qui écrit cela a bien l'air

do croire quo le blé sort tout seul du grain et que Dénié-

ter n'y est pour rien. Toutefois, là comme ailleurs, la

pensée dernière d'Aristophane est impossible à saisir,

peut-ètro parce qu'elle n'existe pas. Faire de lui un in-

crédule, ce serait à tout prendre une plus grosse erreur

que d'en faire un croyant. Pas plus on fait de religion

qu'un fait de politique ou do morale, on ne se représente

ce joyeux poète descendant au fond de sa conscience et

se demandant à lui-même ce qu'il croyait réellement

il est très probable que cola dépendait des jours, des su-

jets qu'il traitait, des gens avec qui il vivait, de son hu-

meur, mais surtout des hasards de la verve, des entraî-

noments du stylo, do l'effet à produire. Avec tous ces

éléments, il est bien difficile do faire ni une croyance

solide ni une incrédulité bien établie.

En somme, pour définir le caractère et los idées d'A-

ristophane, c'est toujours lo tempérament du poète qu'il

faut avoir en vue principalement. Avant tout, nous de-

vons imaginer un homme d'uu génie comique et satiri-

que exubérant, qui cherche d'instinct ce qui prète le

mieux à la comédie et à la satire. Mais ce n'est pas un

simple bouffon. Il a un des esprits les plus prompts, les 1

plus clairvoyants, les plus habiles qu'il y ait jamais eu

il a compris ou senti qu'il n'y avait pas de haute comé-

die sans idées, et voilà pourquoi il s'est fait des idécs.Ce

sont celles de son rôle. D'ailleurs elles naissent en lui

d'elles-mêmes, brusques, fortes, àtout propos: elles sont

si pleines de choses qu'elles ont l'air profondes; il ne les

pousse pas à bout, mais il donne aux autres envie de le

faire son œuvre est une suggestion perpétuelle à la

voir de loin et dans l'ensemble, on est tenté do croire

qu'elle cache des systèmes, parce qu'elle. offre de quoi

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543 CHAPITRE XII. ARISTOPHANE

en construire un grand nombre. Cette sorte d'illusionjuge l'homme entre tous ceux qui dans l'histoire litté-raire ne peuvent pas ôtre comptés parmi les penseurs,c'est un 'desplus féconds en pensées qu'on puissociter.

III

La façon dont il choisit ses sujets confirme ce qui pré.cède. En l'étudiant de près, on y démélo la part descir.

constances, celle do l'ambition littéraire, celle de la

clairvoyance satirique, celle de la fantaisie. Toute l'ori.

ginalité de son génie s'y révèle, mais il importe, pourle bien juger, de tenir compto dos temps.

Dans la première période do sa vie littéraire, qui vade 427 à 421, toutes ses pièces ont quelque choso de

hardi, de net, de décidé. C'est le plaisir même do la lutte,c'est l'espérance d'une victoire difficile qui semblo alorsle stimuler le plus vivement. Il entreprend des démons-trations qui semblent impossibles, il imagine à desseinles situations les plus paradoxales et les plus défavora-bles en apparence à son intention finale il veut gagnersa cause avec éclat, et il tient à prouver qu'il n'a pourde rien et qu'il peut venir à bout de n'importe quoi. Maissous cette hardiesse, presque fanfaronne, se cache unehabileté remarquable. L'autour a l'instinct de la politi-que il sait sur quelles alliances secrètes il peut compter,à quels sentiments plus ou moins latents il doit faire

appel. Agressif et pétulant, il a d'ailleurs, quand il le

faut, la main ilouce et légère il flagelle et il caresse, ilinsulte et il flatte.

En 425, la guerre est dans toute sa force; les -syoo-phantes dénoncent quiconque patio de traiter le*patrio-tisme Sans l'assembléo est ardent et surexcité. Belleoccasion pour Aristophane il se sent tenté d'oser sur

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COMÉDIES SUBSISTANTES 543

le théâtre ce que personne ne risquerait alors à la tri-

bune il va plaider en faveur de la paix. Ce qu'on dit

tout bas çà et là, ce qu'on pense souvent quand on ne le

dit pas, il entreprend, lui, de l'énoncer tout haut. De là

ses Acharniem. D'un côté, un ami do la paix, un bravee

paysan, Dicéopolis; de l'autre, tout un chœur belliqueux,

les rudes Aeharaiens du Parnès, gens querelleurs,

prompts aux coups, puis Lamachos, le taxiarque, puis

l'indispensable sycophanlo, et derrière eux, Cléon, qu'on

entrevoit dans le lointain. Comment ce pauvre campa-

gnard, seul, liondra-l-il tête à tant d'adversaires? C'est

là justement le triomphe du poète Dicéopolis est seul

sur la scène, mais il a bien des alliés dans le cœur de

chacun; il sort vainqueur du conflit, et sa victoire est

duo à la fois à la folie et à la raison il convainc ceux

qui voulaient l'assommer sans l'écouter, il se moque de

ceux qu'il n'a pas convaincus, il a des arguments pour

les raisonneurs et des démonstrations de fait pour la

multitude. Tout cola déborde d'invraisemblances et do

bouffonneries, et c'est t'excuse des hardiesses; mais,

sous ces bouffonneries, qui no sent la finesse avisée?

Elle ost dans l'appel vif, par images pressantes ot sé-

duisantes, par évocation riante des choses familières,

aux sentiments cachés, inavoués, réprimés, mais de

jour en jour plus puissants.Plus hardie encore et non moins habite est la comédie

des Chevaliers (424). Là aussi, le poète s'attaque de front

à un engouement populaire, à la faveur dont jouit alors

l'orateur Cléon, véritable maître du peuple. De quoi est

faite cette faveur, selon lui? Do mensonges, de flatteries,

d'intrigues et d'impudence grossière. Voilà ce qu'il ose

dire au peuple. Il fallait bien aimer le combat pour aller

chercher un tel sujet. Le paradoxe ici, c'est de faire rire

le peuple de lui-même, et c'est ce qu'il entreprend. Sous

le nom de Dèmos, il personnifie tout un aspect de son

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544 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

caractère, celui qui le rend apte à ètro dupé, par consé.

quont ses principaux travers, depuis lo goût de la flat-torie jusqu'à la crédulité niaise. Puis, en imaginant larivalité il'Agoracrito et do Cléon, il fait sentir co quepeuvent être, pour réussir auprès d'un maître ainsi fait,les mérites dos serviteurs. Ainsi l'opinion souveraineost prise corps à corps ce sont les motifs même do lafaveur populaire que le poète discute ou qu'il bafoue.Toute cotte boulfonncrie est militante jusqu'en sos moin-dres parties. L'habileté ici, c'est d'abord le beau rôledonné aux chevaliers le poète los flatte pour qu'ilssoient avec lui; il leur emprunte leur crédit, le prestigedont ils jouissent. Mais c'est aussi la façon môme dontDémos ost représenté il est lo maître absolu, tout dé-

pond do lui; s'il fait dos sottises, c'est que cela lui plait.Quand il voudra être sage, il le sera. Il y a donc un hom-

mage dans cette critique, quand on va au fond «les cho-

ses et, si l'on se tient à la surface, l'exagération bouffonnofait passer la satire.

Dans les Nuées (423), c'est à l'éducation nouvelle

qu'Aristophane s'en prend, à la rhétorique en particu-lier. Toujours même méthode d'attaque, aussi droite,aussi ardente, une véritable charge à fond; à défaut dehardiesse proprement dite, le même parti pris de satire

intransigeante, qui a pour principe d'assaillir l'adver-saire en co qu'il a de plus fort. Larhétorique est person-nifiée en Socrate, parce que, entre tous les dialecticiensdu jour, Socrate était le plus habile, et, en tout cas, le plusconnu. Elle est représentée comme une puissance redou-

table, car elle assure le succès à qui elle veut, contretoute raison et toute justice. C'est parla qu'elle fascine

Strepsiade, paysan simple, laborieux, économe, qui se-rait honnête sans cette tentation, rendue irrésistible parles prodigalités de son fils. Outre la rhétorique, Socrate

enseigne encore une foule d'autres belles choses, philo-

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COMÉDIES SUBSISTANTES 515

Bist. de la Litt. grecque. T. In. 35

sophie, mathématiques, astronomie, grammaire. Toutela science des sophistes est tournée en ridicule; maisc'est là un élément accessoire le vrai objet de l'attaque,c'est l'art do tromperfpar la parole. Voilà pourquoi, enremaniant sa pièce, le poète a donné pour acolyte à So-crato le Discours injuste. La rhétorique détruit la notionmôme du bien et du mal, et c'est par là qu'elle se retournecontre ceux qui l'emploient. Phidippido pourra tenir tèteaux créanciers do son pore; en' attendant, il se moqued'abord do lui, et il le frappe. L'habileté du poète con-siste moins ici à représenter perfidement Socrate danstoute sa pièce comme un charlatan et un impie, qu'àexciter Je sentiment moral du public contre l'objet prin-cipal de la comédie.

Los Guêpes (422) ne sont pas seulemonl une amusante

peinture de l'Athénien en proie à lu manie do juger. Laforte manière d'Aristoplrane s'y révèle dans la portée po-litique qu'il attribue à cette manie: elle est entretenue

par les démagogues, parce qu'elle endort le peuple et

qu'olle leur fait à eux uno puissance. Voilà pourquoi levieillard, qui est fou de procès, s'appelle Philocléon, etson fils, qui voutlle corriger, Bdélycléon: c'est en raisonde leur rôle mémo qu'ils sont, l'un, ami de Cléon, l'autre,son ennemi. Autour de Philocléon, bourdonne le chœurdes guêpes, c'est-à-dire des vieux héliasles, à l'aiguillontoujours menaçant. Si le juge athénien est passablementridicule, il est aussi terrible. Toute la pièce tend à dé-montrer que la manie de Philocléon est contraire à sonvéritable bien. La question est donc posée avec la fran-chise et la netteté qui sont ordinaires alors à Aristophane.Comme auxiliaires dans sa démonstration, il appelle à

lui, d'une part, la déOance naturelle des Athéniens à l'é-

gard des chefs du peuple, de l'autre, leur goût du bien-être et do la vie facile. La partie forte de la démonstra-tion est celle qui tend à faire voir comment la bonne foi

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540 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

de Philocléon est exploitée par quelques intrigants; au

fond, c'est bien à celle-là aussi que tient Aristophaneil ne veut pas assurément dégoûter le peuple dos insti-tutions de Solon ni fairo fermer les tribunaux populaires,mais il se propose de faire sentir ce qu'ils peuvent deve-nir sous l'influence d'hommes d'État ambitieux et sans

scrupules.La Pair (421) se rattache par la date au même groupe

de comédies, mais elle en diffère par l'esprit. Presqueplus rien d'agressif. C'est quo la cause est gagnée d'a-vance. On tient enfin la paix tant désirée, on va on jouir,elle n'a plus d'adversaires sérieux; il ne reste au poètoqu'à la célébrer. Son Trygée escalade le ciel sur son es-

carbot, dégage la déesse des lions qui la retiennent en-

core, et, joyeux de la tranquillité reconquise, malgré lesrécriminations des marchands de lances et d'aigrettes,il épouse Opora, déesse de l'abondance rustique. Cela est

gai, riant, tout animé par les chants dos laboureurs,tout plein de la poésie de la campagne, et en somme labonne humeur s'y substitue à la satire.

Sauf cette exception, les pièces de ce premier groupeont, comme on le voit, un caractère militant qu'on nesaurait méconnaître. L'attaque y est franche et forte; lafantaisie est au service de la satire, elle ne la domine

jamais. Ce caractère s'atténue dans le second groupe,qui comprend aujourd'hui les Oiseaux, Lysistrate, lesPèles de Déméter, les Grenouilles. Il semble quo, avec lesannées, l'esprit du poète se soit quelque peu détendu.il a moins d'âpreté, moins de raideur; il semble tenirmoins à la cause qu'il plaide et se plaire davantage auxinventions comiques pour elles-mêmes.

Les Oiseaux (414) sont vraiment son chef-d'œuvre, etc'est aussi la pièce où se marquent lo mieux ses dispo-sitions nouvelles. Plus de démonstration dominante,

malgré les vaines et ennuyeuses interprétations tentées

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COMÉDIES SUBSISTANTES 5S7

par un trop grand nombre de commentateurs. Deux Athé-niens, Pisélairo et Évolpide, sont las d'habiter une villeoù l'on plaido du matin au soir; ils s'en vont trouverles oiseaux là où on les trouve, dans les taillis, dans lesrochers, loin dos habitations humaines. Convoqués parla huppe, un ancien roi d'Athènes métamorphosé,ceux-ci se rassemblent en piaillant; on se querelle d'a-bord, on s'accommode ensuite; l'amitié faito, on bâtitune ville dans les nuages, entre ciel et terre, et on l'ap-pelle Néphélococcygie. Là on aura les hommes sous ses

pieds et les dieux au dessus de sa tète; bonne situation

pour négocier avec les uns et les autres. Dochez les hom-mes arrivent successivement un prètre, un poète dithy-rambique, un devin, un géomètre, un contrôleur, unmarchand do décrets, tous alléchés par l'espoir d'exer-cer avec profit leur industrie dans la nouvelle ville; les

coups (lebâton de Pisétairc les renvoient tous d'où ils vien-nent. Nouvelle série do visites, un héraut, un parricide,le poète Cinésias. un sycophante; même accueil. Dechezles dieux, on voit venir Iris, puis Prométhéo. enfin 'Po-

séidon, Héraklès toujours affamé, et une espèce de Tri-balle stupido, chargés de négocier; grâce à la gourman-dise diléraklès et à la bêtise du Tribàlle, Pisélairo a tout

l'avantage; Néphélococcygie n'a plus rien à craindre, et

Pisétairo, pronant à Zous la Royauté pour en foire sa

femme, devient le maître du monde. Dans tout cela, niallusion à l'expédition de Sicile ou à l'occupation de Dé-célic, ni portrait d'Alcibiade. Quand Aristophane a vouludonner un sens politique à ses fictions, il l'a fait de tellesorte que tout le monde le comprit sans commentaire. Ici,il invente joyeusement et librement, il se joue en pleinefantaisie, faisant de la satire de détail atout propos, maissans intention générale.

Dans Lîshlrale (411). il y a bien une intention îa

guerre étant rallumée, le poète plaide do nouveau pour

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548 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

la paix; il semble donc qu'il en soit revenu à l'inspira-tion do ses Achamiens; mais, ontro les deux pièces, ladifférence est grande. Dans les Ac/tarniem, la paix étaitréclamée au non des paysans de l'Attique, pour des rai.sons politiques, sérieuses et fortes, qui apparaissaientsous le jeu de la fiction dans Lysistrate, ce sont les fem-mes qui la demandent et qui l'imposent par une grèved'un nouveau genre. Mais les femmes ne représententpas un parti, ni môme un intérêt social distinct; tout au

plus auraient-elles pu comme mères, comme épouses,personnifier un sentiment; le poète no semble pas l'avoirvoulu. Cequ'elles défendent dans sa pièce, ce sont leursintérêts, leur tranqiiii ilé, leurs habitudes do luxe et demollesj-o. Avec la guerre, plus d'argent, plus de toilettes

plus de gourmandises; voilà des motifs passablementfrivoles. L'intention générale est donc faible et molle;elle peut passer pour un simple prétexte. En revanche,la verve inventive, la bouffonnerie, la drôlerie joyeuse,dans l'impudeur absolue, c'est là ce qui éclate autant ou

plus que jamais. La fiction est si forte et les personna-ges si vivants que la démonstration devient accessoireles choses représentées occupent le public par elles-mê-

mes, non par les idées suùs-cntonduos.Il no faut pas attribuer beaucoup plus de portée à la

pièce presque aussi joyeuse des Féles de Démêler. On yvoit Euripide fort alarmé de la haine qu'il a inspirée auxfemmes. Pour épior leurs prétendus complots, son beau-

père, Mnésiloque, déguisé en femme, se glisse au milieudes Athéniennes réunies pour la fête de Oémétcr. Il est

découvert, livré aux magistrats, enchaîné et gardé à vue

par un farouche archer scythe. Vainement, pour le déli-

vrer, l'adroit Euripide imagine mille déguisements; unseul moyen lui réussit: l'archer est galant; on le prend

par son faible, on l'éloigné, on se sauve. Que la pièce soit

une satire do l'art d'Euripide, cela est évident; mais il

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COMÉDIES SUBSISTANTES 549

no l'est pas moins que l'attaque est plus fantaisiste quesérieuse. Le poète so .noque de lui du commencement à

la fin, mais nulle part il no précise ni no concentre ses

griefs. Euripide n'apparait pas là comme le représentantd'une tendance profonde et pernicieuse, comme rospon-sable d'un mal gravo et bien défini. C'est un jeu satiri-

que plutôt qu'une vraie satire, une série d'escarmouches

plutôt qu'un assaut.

Ces trois pièces déterminent pour nous le caractère

du second groupe. Les Grenouilles (405) y font exceptioncomme faisait la Paix dans le premier. Avec un génieaussi libre, aussi souple, il ne se peut pas qu'il n'y ait

des retours et dos surprises. Là, il s'agit bien d'un juge-ment complet sur l'art d'Euripide. Ce poète est mort,

Sophocle aussi, Agathon est en Macédoine; la tragédiosemble sur le point de s'éteindre; Bacchus, le dieu du

théâtre, est désolé. Il lui faut un poète. Tout peureux

qu'il est, il va le chercher là où il a chance de le trou-

ver, chez les morts. Mais qui ramener? Il hésite entre

Eschyle et Euripide; un vrai concours s'engage, dont il

est le juge; les deux rivaux s'attaquent; tout leur art

est ainsi critiqué, au point de vue moral comme au-pointde vue poétique. Euripide se révèle comme un sophiste

qui a corrompu la tragédie, dégradé l'idéal, troublé les

âmes et mis en danger les bonnes moeurs. Tout est contre

lui; son habileté même le condamne. Bacchus choisit

Eschyle et le ramène triomphant sur la terre. Malgré les

incidents et les détails, les grandes idées dominent: c'est

bien là l'esprit qui animait Aristophane vingt ans au-

paravant, au temps dos Nuées. Et toutefois, dans la

première partie de la pièce au moins, le libro dévelop-

pement de la fiction fait reconnaître assez l'autour des

Oiseaux.

Un dernier groupe nous reste à mentionner, caracté-

risé par une troisième manière. C'est celui de l'Assem-

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550 CHAPITKE XII. ARISTOPHANE

blée des femmes et du second Plantas, pièces sans para-base, presque sans lyrisme, où se fait sentir déjà la

transformation de la comédie.

Dans la première (392), les femmes athéniennes, ins-

pirées par Praxagora, se rendent maîtresses de l'assom-blée et y font voter les principes d'un communisme ab-

solu plus de propriété, plus de famille; tous les biensà tous, toutes les femmes aussi. Le sujet de la pièce,c'est la vive représentation des conséquences qui résul-

tent de là. Il n'y a plus, dans cette pièce, d'âpre satirevisant une des puissances du jour, puissances de fait ou

d'opin.'on. Ce que le poète attaque, c'est un système d'é-

cole, une chimère. – De même dans le P/o«tos(388). Un

brave homme, Chrémyle.atrouvéle dieu do la richesse,dieu aveugle, comme on sait il l'emmène au temple

d'Esculape, le fait guérir, et le garde chez lui grâce à

cela, tout un groupe de bonnes gens, ses voisins et lui-

même, deviennent riches et font bombance. Sous cette

donnée, on entrevoit quelquo chose de l'éternelle ques-tion sociale; et l'intervention de la Pauvreté, dans une

scène célèbre où elle vante ses mérites, donne à la pièceune valeur morale, que l'ensemble et surtout le dénoue-mont diminuent et obscurcissent plutôt. Aux questionsdu jour, pressantes et pleines de passions, ont donc suc-cédé définitivement les problèmes généraux qu'on sou-lève toujours et qu'on ne résout jamais. Aristophane yreste fidèle à. seshabitudes de jugement. Il n'entre pasàfond dans ce. qui est délicat ou difficile il met on relief

les grosses, absurdités qui se voient bien, il les dégagede, leurs apparences spécieuses, il les gonfle de leur bê-

tise et de leur. ridicule. Cela ne veut pas dire qu'on cau-

sant danslfaiinafoleliberté desentretiens etdes banquets,il ne fût capable, lui aussi, de bâtir des systèmes, sauf

àen rire.. Prenons garde jusqu'à la fin: la comédie ne

fait point de réserves ni de distinctions délicates; elle

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SES QUALITÉS DRAMATIQUES 551

exagère los choses par nécessité ello ne révèle donc

qu'un état d'esprit accidentel du poète, et non sa peu-sée dernière.

IV

Ce qui semble avoir assuré le premier rang à Aristo-

phane entre ses rivaux, c'est un heureux et rare mé-

lange de qualités contraires qui se tempéraient et se

complétaient mutuellement Magnès avait do l'imagi-nation, mais peu d'idées Cratès, fin et spirituel, man-

quait de force Cratinos, toujours impétueux et emportépar sa fougue, oubliait les données qu'il avait créées et

faisait dégénérer le drame en une sorte d'invective dia-

loguéc Eupolis lui-même, bien qu'il sût à la fois plaireet frapper, semble n'avoir pas été exempt d'une certaine

inégalité ordinaire, parfois rude et âpre comme Crati-

nos, parfois aussi trop docile aux caprices d'une imagi-nation vivo et brillante, qui l'emportait à son gré. Les

qualités comiques se montraient donc comme disporséeschez les poètes du temps, ou groupées en quelques-unsseulement avec une sorte d'incohérence. Il n'y en eutvraiment qu'un seul entre tous, on qui elles se fondirentdans une harmonie achevée, et celui-là fut Aristophane

Ce don de cpnciliation charmante et facile se montre

pleinement dans l'art avec lequel il associe, en compo-sant ses pièces, l'idée et l'action. L'idée, c'est pour luil'âme do la comédie, l'action en est le corps. A l'une la

direction générale, à l'autre Je mouvement, l'intcrpré-

1. Schol.grue, inAristoph.,Proleg. II (Didot),notice où Aristo-phaneest comparéà Cratinos et à Eupolis en voici la conclu.sion 'OSi 'ApKjtoyivti;t'ov (léuovi>.r,XaxetûvivSpiôvapaxTijpao$t3ykpssxpb;>Jzvtaxi'/ a;mp &KpatfcO;,oïu zapfôi;à^if. 5 EvfcoXtt,à>.Vï/ei xalitpô;toÙ;ànaprôvovra;xoayaSpàvxoûKpxtivouxot'ixhxtfiiniTpcxoOar);x*p«to;EvniXiSo;.

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552 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

tation joyeuse et expressive il faut suggérer des pen-sées et amuser, mais il faut que la suggestion résulte de

l'amusement môme. Voilà justement en quoi il excolle

tout d'abord.

Les actions qu'il crée sont très simples et très légè-

res car, si elles étaient plus fortes, elles généraient sa

démonstration. Mais, d'autre part, cône sont pas de sim-

ples prétextes à satires; elles ont un intérêt, ollos pi-

quent l'attention, elles font attendre quelque chose. Lors-

que Cratinos mettait en scène ses Archiloques, on

comprend combion l'apparition do ces âpros censeurs

était d'abord saisissante mais, bien que nous ignorionscomment était bâtio la comédie où ils jouaient leur rôle,

on peut conjecturer, d'après les reproches généraux faits

à l'auteur, eu quoi elle péchait. Une fois introduits, ces

Archiloques n'avaient plus rien à faire que dos discours;ils en faisaient donc et dos plus hardis, avec cette verve

coiniqueet cette exubérance desatirobouffonnequi carac-

térisaient le vieux poète ce n'étaient pourtant que des

discours; l'idée dramatique avait avorté et la satire

seule sauvait la pièce. Faute grave en somme, qui, parcontraste, nous fait mieux comprendre un des mérites

d'Aristophane. Ce n'est pas une bien grosso questionsans doute que de savoir si Dicéopolisaura enfin la paixtandis qu'on se bat partout autour de lui, ni comment

ill'aura, ni mémo quel usage il en fera; mais entin c'est

une question et olle est si drôle par elle-môme, dans

son invraisemblance paradoxale, qu'elle nous prend parune sorte de curiosité d'enfants. Et les dettes de Str op-siade, n'est-ce pas là encore un amusant sujet de comé-

die ? Comment ce malhonnête bonhomme viendra-t-il à

bout de duper ses créanciers? Et cette malhonnêteté

d'occasion, comment finira-t-elle par retomber sur lui

A tort ouà raison, nous voulons le savoir, et c'estlapièce.Toutes les comédiesd'Aristophane sont ainsi faites une

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SES QUALITÉS DRAMATIQUES 553

situation qui se développe, uno entreprise qui se pour-suit, partout un dénouement entrevu, mais incertain,et par conséquent uno véritable action. Entreprise et

situation sont le plus souvent folles et paradoxales sau-

lement, cette folie n'est pas si absurde qu'on ne puisse

s'y intéresser. Nous sommes en pleine fantaisie sans

doute car ceci est la convention fondamentale de la

comédie ancienne; mais, pour peu qu'on l'accepte et

qu'on se mette au point, cette fantaisie n'a rien de vio-

lent elle ressemble plus ou moins à la réalité ou à la

tradition. Trygée, paysan de l'Attique, monte au ciel

sur un oscarbot; si cela nous paraît un peu fort, il a soin

do nous rappeler que Bellérophon y est monté avant lui,ainsi qu'on peut lo voir dans les tragédies; il n'y a

de différence que la monture nous pouvons bien lui

passer cola. Donc ces libres fictions ont une certaineconsistance. Elles sont assez solides pour enfermer une

idée, tout en étant assez transparentes pour la bien lais-ser voir.

Comment celte idée s'y introduit-elle ? Presque tou-

jours à la dérobée, grâce à la dextérité subtile du poète.Il a pour cela un tour de main d'une prestesse remar-

quable. C'est par l'intérêt dramatique qu'il nous prendd'abord. Nous voyons se dessiner une situation qui nous

amuso voilà des gens vivants, des caractères, voilà des

projets, le tout encadré dans un milieu approprié, l'A-

gora, la place de PAssomblée, une rue d'Athènes ledrame s'ébauche, il s'anime, il est déjà vivant et agis-sant, quand nous nous apercovons de l'allégorie. Etcette

allégorie n'est pas une chose lointaine, abstraite; c'estune autre face de la situation dramatique, unagrandis-sement de l'action, qui tout à coup débordo la fiction

et semble se jouer dans la réalité. Deux esclaves se plai-gnent de leur camarade qui trompe le maitre à iours

dépens on'quolques mots, ils nous ont fait voir l'étatdo

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554 CUAP1T11E XII. – ARISTOPHANE

la maison, lu bôtisodu vieillard, larouerie du nouveau-

venu nous sommes pris déjà, quand nous romarcluons

que ces doux esclaves sont Nicias et Démosthène, que lo

maitre est Dèmos, quo le nouveau-venu est Cléon, et

qu'on somme l'histoire fantaisiste de cotte maison, c'est

l'histoire réelle dola république. Aussitôt la fiction gran-dit à son intérêt propre s'ajoute un intérêt supérieur;la comédie devient satire, mais ello resto pourtant co-

médîo l'allégorie est si bien incorporée à la fiction

qu'eue va sedévelopporcnelleetenmémoleuipsqu'elle.On ne peut dire à quoi moment au juste elle y est en-

trée. Encore une fois, c'est l'àme dans lo corps plus le

corps grandit et agit, plus la force do l'àmo s'y révèle,

A cet égard toutefois, il y a entre les pièces d'Aristo-

phane d'assez notables différences, quo nous forons mieux

comprendre en parlant des péripéties.Un de ses mérites les plus frappants dans la conduite

de l'action, c'est lo mouvoment.Aller vile, changer sans

cesse, c'était, nous l'avons vu, une des lois du genreil y a excellé. Peu ou point do scènes d'explications;peu ou point de préparations; tout cela serait inutile

dans un genre qui a si pou dosouci d'une vraisemblance

rigoureuse; l'important est do renouveler le spectaclele plus souvent possible. Il faut que chaque scène pro-duise son effet, mais il ne faut pas que cet effet se pro-

longe, de peur do s'user. Entre Io3 scènes qui se succè-

dent, il n'est pas nécessaire que la liaison soit bien

solide; pout-èlro même vaut-il mieux qu'elle no le soit

pas trop; le iil léger do la fantaisie ne doit jamais res-

-embler à une chaîne. Dos scènes courtes, bien dis-

tinctes, brusquement commencées et rompues, voilà

l'idéal du genre, et c'est bien celui qui convient aussi

au génie d'Aristophane.La structure do ses pièces est presque uniforme Ello

i. Voir sur cesujot un iutôi'usriuiitarticlodoTh. Kock. Wiei-

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SES QUALITÉS DRAMATIQUES «55

se ramènes un type simple qui est particulièrement fa-

cile Msaisir dans les Achaeniens. Dans une première

partie, l'action s'organise. Dicéopolis désire la paix il

se rend à l'assemblée du peuple, décidé à voter selon son

désir. Ce qu'il y voit lui démontre qu'il n'y a rien à at-

tendre de ses concitoyens. Il arrête donc au passage le

héraut des Lacédémoniens et traite avec lui pour son

propre compte. Mais tcut à coup les Acharnions belli.

queux fondent sur lui. U les calmo do son mieux et les

décide ù l'entendre puis, affublé d'une défroque tra-

gique qu'il va emprunter à Euripide, il plaide sa cause,la tète sur le billot, et la gagne. Les Acharniens sont

convaincus; les voilà devenus, eux aussi, des partisansde la paix. Alors commence la seconde partie de la

pièce. Elle a pourobjetde montrer par unesérie d'exom-

ples les avantages de la paix et les inconvénients de la

guerre. C'est un défilé, une série de scènes, à peine liées

entre elles, sinon par l'idée commune. Le poète aurait

pu sans difficulté en supprimer quelques-unes ou en

ajouter des nouvelles i.

Sur onze comédies subsistantes, six sont faites exac-

tement d'après ce modèle les Acharniens, les Guêpes,la Paix, les Oiseaux, l'Assemblée des femmes, Ploutos.

Dans toutes ces pièces, la division en deux parties est

bien sensible et le caractère de ces deux parties est tou-

jours le même. La première nous montre une entreprise

qui s'accomplit, à travers des difficultés plus ou moins

sérieuses; la seconde nous fait voirlesconséquences de

l'état de choses nouveau ainsi créé. La première est

vraiment construite, elle offre une intrigue au moins

élémentaire; la seconde so réduit à une sorte de défilé.

nischesMuséum,XXXIX,p. 118(1881),ot les réflexionsde Denis,Comédiegrecque,eh. VI.

i. La structuro des eomiMios«l'Arislojihanercssomblopar plus•l'un pointà ce]todo nosHernie»dnlinil'annAo.

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5ÔC CHAPITRE XII. ARISTOPHANE

La plus sensible différence consiste dans le procédé de

démonstration choisi par le poète. Dansles Aehamiens,dans la Paix, dans les Oiseaux, le protagoniste repré.sente dans une certaine mesure les idées d'Aristophanelui-môme et il los fait prévaloir; dans les Guêpes, il in-

carne au contraire en sa personne lo préjugé qu'il faut

combattre, et c'est lui qui se convertit au milieu do la

pièce. Dans F Assembléedes femmes et dans le Ploutos,

personne ne se convertit, bien quo les personnages

principaux représentent aussi des préjugés &combattre;mais les scènes de ta seconde partie les réfutent plusou moins fortement.

Quatre autres pièces, los Chevaliers, Lysistrate, les

Pêtes de De'méier, les Grenouilles, no s'écartent do ce

type que par une légère différence. L'entreprise, au

lieu de s'accomplir entièrement dans la première par-tie, n'est terminée qu'à la lin de la seconde. Mais cette

entreprise, si l'on y regarde de près, se dédouble en

deux phases, dont l'une, qui est décisive, remplit la

première partie, tandis que l'autre, qui on est la con-

séquence et le développement, devient le sujet delà se-

conde. Les deux osclaves de Dèmos, conjurés contre le

Paphlagonien. lui suscitent un rival en la personne du

Charcutier; ils soumettent celui-ci à un rigoureux exa-

men, ils l'encouragent, lui font la leçon et enfin le met-

tent aux prises avec Cléon c'est la première partie des

Chevaliers. Une fois Agoracrite transformé en démago-

gue, la lutte se poursuit entre los doux rivaux jusqu'àla défaite do Cléon c'est la seconde partie; elle est la

conséquence de la première et elle consiste en une sé-

rie do scènes absolument analogues parleur succession

à celle dont nous venons de parler. Tel est aussi le plando Lysistrate, des Fêtes de Dêméter, des Grenouilles.

Oit voit qu'il diffère à puino du typo qui a été d'abwd

défini.

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SES QUALITÉS DRAMATIQUES 557

Dans les Nuées, le plan est un pou plus compliqué.JI y a, pour ainsi dire, deux entreprises successives.

Strepsiado se propose d'abord d'étudier lui-même la

rhétorique, il échoue; H met alors son fils à sa place, etil réussit; mais justement, quand il est arrivé à sesfins, son succès tourne contre lui. Il résulte do lit quel'intrigue so prolonge jusqu'au dénouement et que lesscènes de pure démonstration sont répandues un peupartout, au lieu d'être groupées dans la seconde partie.C'est ta seule des pièces subsistantes qui no se laisse

pas ramener au type des Acharniens,Il est bien évident que cette structure caractéristique

a du tenir à des habitudes prises. Dus deux parties quonous avons distinguées, la seconde représentait eneo; ola comédie primitive, simple délHô de pitres, série d'en-trées bouffonnes à peine liées entre elles; la premièreest manifestement unooxtonsion du prologue, qui avait

servi d'abord ùlierplusétroitementlosscènossui vantes et

qui, peu à peu, était devenu lui-même une partie con-sidérable de la pièce. Ce prologue contenait en germel'intrigue, qui, do progrès en progrès, devait envahirla comédie tout entière. Au temps d'Aristophane, le

goût populaire et la tradition résistaient oncoro. On ai-mait cette structure libre de la seconde partie, qui per-mettait de multiplior les personnages. L'art respectaitcetto vieille franchise et il en profitait une dernièrefois avant de la détruire.

Y a-t-il une progression possible dans des pièces ainsifaites? Oui assurément, car, sans progression, il n'yaurait pasd'œuvro dramatique. Seulement, elle ne soramèno pas à une formulo. Le poète a plusieurs ma-nières principales d'ticcrûîlre l'intérôt, à mesure qu'ilavance souvent, il los omploio toutes a la fois souventau8«i, il duo do l'une ou de l'autre tour it tour quel,quotoln il no continua d'une »oulo,

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558 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

La progression dramaliquo par excellence, celle

qui consiste à retarder le dénouement par d'habiles pé.

ripéties et à le rendre de plus en plus désirable en le

retardant, – nous ne la rencontrons dans ses pièces

qu'à l'état d'ébauche. Cela se comprend. Pour des rai-

sons diverses, ni la fantaisie, ni l'intention de démon-

trer une idée ne s'en accommodent aisément la fantai-

sie a besoin do détours et de liberté la démonstration

n'admet pas les surprises ni les retours en arrière il

faut qu'elle aille toujours do l'avant vers un termo final.

Au point de vue dramatique, les pièces les mieux faites

sont les Chevaliers, les Nuées, les Guêpes, les Oiseaux,

Lysistrate. Dès le commencement, nous y voyons le but

à atteindre lo poète l'indique en définissant la situation

dans une de ces expositions où il excelle; les person-

nages intéressés combinent leurs moyens, rencontrent

dos difficultés imprévues, ou au contrairo so voient fa-

vorisés par d'heureuses chances; ils profitent des unes,

surmontent les autres, et, de scène en scène, arri-

vent à leurs fins, à moins qu'ils n'échouent pour leur

plus grand bien, comme Strepsiade; ce qui est encore

un succès. Dans ces pièces mômes, los véritables péri-

péties sont rares. Si des difficultés ou dos contretemps

surgissent devant le dessein principal, ces obstacles

sont abordés avec un entrain et surmontés avec ur.a

vigueur qui no permet pas au public de douter un seul

instant du succès. Cléon, dans les Chevaliers, est sans

doute un adversaire sérieux pour Agoracrito, il est au.

dacieux, fécond un ressources, il défend avec énergiesa puissance menacée mais débusqué sans cosso et

pourchassé par son rival, do position on position, il ne

reprend jamais lo (Iohhhs,tlo maniornh faire croire qu'il

va rumonr.r h lui la fortune*. Ut»moine, duiia les NuSrs,

Slropniniio ne voit pAn6 dnna ;»>nileflaniu, d'abwd parti»

qu'il fi lu ItUo trot*dure pour nnprmitlro liti-moui», pu»

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SES QUALITÉS DRAMATIQUES 5'>

suite parce que son fi! Phidippido se soucio fort peud'aller à l'école; mais ni l'uao ni l'autre do cos diffi-

cultés no compromet réeHomont l'accomplissement final

de son projet. Une des meilleures péripéties du théâtre

d'Aristophane, c'est la scène do Lysistrate où la défec-

tion somblo sur le point do se mettre parmi les fem-

mes là l'entreprise est sérieusement menacée mais

la scène est courto et le poète n'a pas cherché à tirer

parti do son idée, autant qu'il l'aurait pu. Il est visi-

ble quo des péripéties sérieuses lui paraissaient conve-

nir mal à un genre aussi léger il aurait craint qu'unintérêt dramatique trop vif n'enlevât quelque chose à

la folle gaieté qui no devait pas cesser de prédominer.A côté de la progression dramatique proprement dite,

celle de la démonstration a une réelle importance chez

Aristophane. Il semble môme au premier abord qu'elle

règle souverainement la conduite de quelques-unes de

ses pièces. Voici par exemple les Acharniens il faut

pou dc temps à Dicéopotis pour sc mettre en possessionde son traité de paix, et, bientôt après, il vient à bout

doses plus rudes adversaires; dès lors, nousi'avonsdit, la

pièce n'est plus qu'un délilé; il achète, il vend, il pré-

pare son dîner, il chasse les imposteurs, il se moque de

Lamachos; il n'y a point là do progrès dramatique à

proprement parler. Mais il y a progrès manifestement

dans la démonstration des avantages de la paix cha-

que scène nouvelle les fait ressortir d'une manière

plus frappante et plus plaisante en môme temps. JI en

est do môme dans la Pair, dans l'Assemblée fies /<>«.nies. Toutefois, il faut prendre garde ici de ne pas se

laisser tromper par les appnroneos, Une piooo do thoA-

trot alors monta f/i'ullo tend h mettre on lumière une

idoo, n'oat pua un simple plaidoyer, ollo a ses lois pro-

pi'PH,(lui sont colins dugnnro dramatique, fi'ostpardnstill'tUri(lruiuiUi(]iiOHqu'ailo poul arrivor h ann but; nt il

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560 CHAPITRE XII, – ARISTOPHANE

est clair que, si la progression des raisons n'était pasliéo à celle des effets, bien loin de convaincre le public,elle l'ennuierait. D'ailleurs, comme lesraisons chezelle

sont des effets, il peut bien arriver souvent que laforce

des raisons suit uniquement colle des effets. Non sou-

lement, on olies-mèmes, elles ne sont pas plus fortesles unes que les autres, mais il est possible qu'ellessoient identiques. Dans les Achamiem justement, il enest ainsi. Car, au fond, tout ce qu'Aristophane allègueen faveur de la paix, c'est qu'elle permet de vivre &

l'aise, tandis que la guerre fait la vie dure. Voilà ce

qu'il répète ou plutôt ce qu'il suggère dans une série

de scènes l'idée est toujours la même, et, en un cer-

tain sens, la démonstration n'avance pas. Si elle paraitse fortifier, si elle s'impose au public, ce n'est pas paiun véritable progrôs intérieur, c'est par une combinai-

son dramatique. Il faut donc en venir à t'tudier cette

sorte do progression, qui est celle des effets.

Partout, chez Aristophane, elle est frappante; rien ne

révèle mieux en lui l'intelligence vive des conditions

du théâtre. Reprenons la seconde partie des Acharniens.

Trois groupes de scènes s'y succèdent, suggérés par la

mémo idée chacun do ces groupes est formé de deux

scènes. D'abord le marché; scène du Mégarien, scène

du Béotien; la seconde supérieure à la première parl'idée bouffonne du sycophanlemisensac et vendu. Puis

un autre groupe, deux petites scènes, vives, enlevées,

qui ont même sujet Dicéopolis refusant ou donnant la

paix à qui bon lui semble; il la refuse au laboureur, et

cela est à la fois gai et triste; il la refuse auasi au nou-

veau marié mais il l'accorde à la jeune femme, avec

le moyen ùe s'on servir. Enfin dernier groupe; double

contraste, en deux scènes encore, entre Dicéopolh et

liamachoa; en premier Hou, les préparatifs pour

Lunvielrjs, préparatifs do guerre, pjurDicé:>polis, prÔpa-

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SES QUALITÉS DRAMATIQUES 561

liltt. de la titt. Rpfloiiia. – T. III. QQ

ratifs do cuisine; la cuirasse d'un côté, la marmite dol'autre; on second lieu, les conséquences pour La.machos, blessures et gémissements; pour Dicéopolis,bombance et tout ce qui s'ensuit voilà l'effet final, qui03t aussi le plus dramatique. Rien dans tout cela quine soit on scène et on action. Mais, plus on va, plusl'invention détache l'idéo et la rond sensible aux yeuxcomme à l'esprit. A ce type chacun peut rapporter sans

peine d'autres pièces ou des parties de piècos. Là mêmooù une action so développe et tend à son dénouement,cette progression par le spectacle, par l'évidence dra-matique des choses, par leur valeur bougonne, estpeut-être encore la principale. N'est-ce pas un des mé-rites des Chevaliers, par exemple, malgré la monotonieinévitable qui est inhérente au sujet? Les disputes en-tre les deux rivaux so renouvellent sans cesse; com-parez-les entre elles; elles diffèrent pou par l'idéefondamentale, mais beaucoup par la mise en scène. Pluson approche du dénouement, plus la rivalité se traduit enactes; les adversaires vont et viennent, entrent et sor-tent, chacun d'eux apporte quelque présont à Dèmos,déballe ses oracles, vide sa corbeille; la mimique fai-sait encore ressortir ce progrès, qui s'efface en partiepour le lecteur, surtout dans une traduction.

En ce genre, Aristophane a l'esprit merveilleusementinventif; et ce qu'il faut remarquer surtout, c'est qu'ilinvente sans effort apparent. Il a, jusque dans l'extraor-dinaire, une simplicité vraiment attique. Nous en juge-rions mieux si nous pouvions le comparer à ses con-

temporains. Il semble, d'après les témoignages anciens,que tel d'entre eux, Eupolis par exemple, eût plus d'au-dace quo lui; Aristophane paraissait réservé par com-

paraison. Ce goût des moyens simples, cette discrétionnative, on doit les considérer comme un signe do force.Il est plus facile d'évoquer los morts illustres sur la

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563 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

scène que d'amusor un public intelligent avec les actes

et les propos d'un bon paysan. D'une donnée presque

vulgaire faire naître toute une série do scènes excollon-

tes, pleines de gaieté, d'entrain satirique et bouffon,

c'est ce dont ua génie supérieur est seul capable.Tel nous venons de le voir dans l'invention et la liai-

son des scènes, tel nous allons lo retrouver dans la

conception des personnages.

V

l'ar nature, on s'en souvient, les personnages de

l'ancienne comédie sont en dehors de la réalité. 11faut

partir de ce principe pour bien apprécier le mérite

d'Aristophane. Co mérite est double. D'une part, il

prend ses personnages pour ce qu'ils sont, suivant les

cas, des allégories vivantes, des caricatures grotesques,de simples bouffons en cela, il appartient au genre

qu'il a choisi, bien qu'avec des qualités toutes person-nelles. Mais, d'autre part, il ne s'en tient pas là il leur

prête des sentiments vrais, des mœurs il en fait, mal-

gré le genre, des hommes semblables à nous, non pas

complètement, il est vrai, mais par échappées, plus ou

moins, selon les occasions. Des deux façons il est créa-

teur mais d'un côté, il l'estdans la fantaisie à outrance,

selon l'esprit même de la comédie ancienne de l'au-

tre, il l'est dans la réalité vivante, en dépit des habitu-

des prises et par une impulsion plus forte de son gé-nie'.

Il n'y a pas lieu d'insister longuement sur le premier

genre do création. La preuve bouffonne, les drôleries

satiriques abondent partout. Chez tous ses personnages,

t. Voir sur c« snjot A.Crolsot,Depersonisapitit Arislophaucm,Paris, 18Î3.

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SES PERSONNAGES 563

sans exception, il y a des parties de rôles considéra.blés qui no sont, à vrai dire, que des prétextes à plai-santeries. Parmi ces plaisanteries, beaucoup sont

aujourd'hui froides, et, pour dire le mot, ennuyeuses.C'est le sort, toujours et partout, de toutes celles quise rapportent à des circonstances passagères, à desridicules locaux, à des. médisances de petite ville toutcola vieillit vite, et, une fois vieilli, devient insup-portable. Et pourtant, quand cela était neuf, inattendu,c'était le fait d'une verve étourdissante, qui devaitsembler prodigieuse. D'autres plaisanteries nous sont

désagréables, parce qu'elles nous paraissent en dé-saccord avec l'idée que nous nous faisons du person-nage qui les débite. Nous sommes habitués à consi-dérer la comédie comme une représentation do mœurs,nous y voulons do la vérité; mauvaise condition pourso prêter à la fantaisie. Le public athénien du ve siècle,n'ayant pas nos exigences à cet égard, ne devait éprou-ver à aucun degré cotte impression. Ces réserves fai-tes, il est impossible de ne pas admirer la variété et lavivacité des dialogues où s'échangent tant do folles idées.En outre, ces bouffonneries qui ne tiennent à rien deréel, qui sont indépendantes des mœurs et des carac-tères, ont pourtant, d'une manière générale, un à-pro-pos de situation qui ne permet pas do les considérercomme de simples hors-d'œuvro elles sont liées sou-vent au mouvement de la pièce, elles appellent l'atten-tion sur l'entrée d'un personnage, sur ses ridicules,sur une phase de l'action ou du dialogue, elles renfor-cent un effet dramatique. Voilà pourquoi, loin de ralen-tir la pièce, elles lui donnent quelque chose de rapide,et, comme nous dirions aujourd'hui, « d'endiablé », quiest un des mérites du genre.

Mais ce qu'il y a do plus intéressant pour nous, c'estdo voir co qu'Aristophane a su mettre do réalité vivante

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584 CHAPITRE XII. – ARISTOPIIANE

dans ces folios. Entre tous les poètes grecs dont nouspouvons parier on connaissance de cause, il n'on estaucun qui lui soit supérieur par le don de prêter la vieà des êtres tictif8. Or il n'y a point do vie sans réalité.Chez lui, les pures allégories sont vivantes dès qu'ellesparlent. Est-ce une simple dissertation affublée d'un nom

propre, que le personnage de Pauvreté dans PlontosïNullement elle ost flère, ironique, elle ost sincèreet quelque pou méprisante, elle a môme le désir dubien et un certain amour de l'humanité. C'est unedéesse, mais non pas une déesse quelconque. Elle aimele travail, elle en sait le prix, sans en méconnaitre

la peine c'est vraiment la déosso des petites gens, un

peu rude, utilitaire, grondeuse, il y a en elle do l'artisan;avec do sérieuses vertus, elle a justement assez de dé-

fautspour être vraie. Le. Discour s Justeet surtout le Dis.cours Injuste, dans les Nuées, n'oat-ils pas aussi chacundes sentiments personnels, despréjugés, des passions, enun mot tout co qui fait la vie ? Entre eux, il n'y a passeulement opposition d'idées ces idées répondent àdes instincts divers; elles se lient à mille choses inti-mes, qui sont la vie morale tout entière. Tout cela n'ost

qu'indiqué, il est vrai; c'est une ébauche mais il n'ya rien de tel qu'une ébauche pour révéler la puissancecréatrice. Ces observations s'appliquont à la multitudedes personnages épisodiques qui remplissent les piècesd'Aristophane. Non seulement il n'y en a pas un seul

d'insigniflant, mais il n'y on a peut-être pas un, non

plus, en qui on ne saisisse quelque trait frappant devérité. Voyez, dans les Acharniens, le Mégarien, le Béo-tien, écoutez-les parler dans leur dialecte natif, faitesdans ce qu'ils disent la part de la fantaisie extravagante,et demandez-vous si cette extravagance est le tout deleur rôle; il est impossible de le soutenir; ils diSèrentl'un do l'autre par autre chose l'un est plus madré,

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SES PEltSONNAGES 505

l'autre plus rond et plus lourd; voilà t'observation. Il yon a aussi, et du mémo genre, dans tous cos personna-ges qui sont des types de classes ou do professions,les sycophantcs, les devins, les marchands do toute

sorte, les prêtres. Qui ne se représente le bon Proùoit*los do Lysistrate, honnête magistrat, ami de la paix,très pénétré de son importance, mais tout ahuri par le

vorbiago impertinent de cotte maîtresse femme, qui se

moque de lui ? Et l'archer scythe des Fêles de Démêler,cette grosso bête finaude et sensuelle, qui no le voit,

casque on tète, gardant de près son prisonnier, maisoubliant de se garder lui-même Ce sont des grotes-ques, à coup sur, et il serait bien fâcheux qu'ils nefussent pas ainsi mais, par quelque ohose, cos grotes-ques sont des hommes; la fantaisie n'est en eux qu'unefolle saillie de la réalité.

Si cela est vrai des comparses, à plus forte raison lesens puissant de la vie doit-il éclater dans la concep-tion des grands personnages. Chez tous, c'est par lavolonté que se révèle la force vivante. Or le spectacled'une volonté agissante, n'est-ce pas toujours celui d'uncaractère? Au sans dramatique, un caractère, ce n'est

qu'une manière personnelle de vouloir.

Dicéopolis veut la paix, il la veut en dépit de tous et

malgré tout; il n'attend rien de personne, il va sonchemin résolument. Il y a en lui du laboureur qui traceson sillon il fait sauter les pierres, il tourne les ro.

chers, et, tout en travaillant durement, il chante pours'égayer. C'est une forte et joyeuse nature il aime levin, la bonne chère et le reste, il adore Phalès, maisil sait conduire sa maison. Cléon et Agoracrito veu-lent aussi énergiquement, et ils veulent tous deux lamême chose, le pouvoir; mais Cléon par tempéramentd'ambitieux, avec une sorte de jalousie basse, avec unefanfaronnade affectée, mêlée d'inquiétude c'est un drôle

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«ttû CHAFIÏREXII. – ARISTOPHANE

qui tremble, tout on faisant le lier; Àgoracritc, lui,n'est ambitieux quo par accident poussé dans l'arènemalgré lui, il s'est piqué au jeu, et il tient plus a rou-ler son adversaire qu'à lui succéder; une fois lancé, ilest superbe d'incongruité et d'audace il a, comme au-raient dit nos pèros, « une puissance de gueule », quiest admirable; arrivée à co degré, l'impudence prendun air d'héroïsme. D'ailleurs, ils sont retura l'un et l'au-tre, prompts de l'esprit et do la main, Athéniens jus-qu'au fond do l'aino. Le vieux Démos, qui fait le naïf,a aussi sa volonté c'est un finaud qui voit clair enfermant les yeux il trouve bon de se faire natter eteourlisor toute sa politique est là, et par conséquentaussi tout son caractère. Strepsiade, vrai paysan,simple et obstiné, malhonnête, non par nature, mais

par occasion, tout effaré quand l'argent s'en va, n'a

qu'une idée, qui est do ne pas payer ses dettes. Naïf à

l'égard des choses qu'il ignore, incapable do rien en-tendre à tout ce qui est abstrait, il reste tout ébaubidevant la science, vraie ou fausse. n croit pouvoir ap-prendre la rhétorique comme il casserait des pierres,à force de suer et de peiner; rebuté par le maître, ilmet son fils à sa placo; quand il touche au but, c'estun vrai triomphe, où déborde joyeusement tout ce qu'ily a en lui do passion mais son succès se retourne con-tre lui, et soudain lo voilà changé, sans invraisem-blance la désillusion est brusque et complète, elle lerend à lui-même. – Philocléon n'a pour volonté qu'unemanie, celle de juger. Mais combien cette manie n'est-elle pas active et ingénieuse! Toute la maison est te-nue en haleine, le fils ne dort plus, les serviteurs sontsur les dents. Et quel tempérament irascible il cèdepourtant à des arguments convaincants et sans doute,au point de vue de la vraisemblance morale, il cède

trop vite et trop complètement. Mais, si sa raison est

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SES PERSONNAGES 507

persuadée, son cœur no l'est pas. Il aurait la nostalgiedu tribunal, s'il no s'en faisait un à domicile. Puis,dans le chsngomont des idées, le tempérament restele morne. Cet âpre et irritable vieillard, devenu un bon

vivant, est aussi ardent, aussi querelleur, aussi agres-sif que jamais. Quand il ne juge plus de procès, il enfait naître: converti ou non, il sera litigieux jusqu'àson dernier jour. La personnatité do Trygée, dansla Paix, est moins originale. Il veut la paix, comme lavoulait Dicéopolis; il va la chercher jusque dans le

ciel; après une chevauchée merveilleuse à dos d'escar-

bot, il la trouve enfin, ensevelie sous des ruines, ladéterre malgré les dieux, et ramène sur la terre sesdeux compagnes, Opora et Théoria. L'élément fantai-siste domino en lui et pourtant il a aussi, par momentsau moins, sa physionomie humaine c'est un petit pro-priétaire d'Athmonée, qui aime tendrement sa vigneet son figuier fils de la glèbe, il y tient par le cœur.

Le protagoniste des Oiseaux, l'entreprenant Pisétaire,est passablement fantastique, lui aussi, comme le mondemerveilleux au milieu duquel il s'agite. Et pourtant quede vérité encore dans cette fantaisie Quel Athénien, touten riant du personnage fictif, ne retrouvait en lui-mêmeà quelque degré tout ce qui le caractérisait essentielle-ment?Cette adresse, cette promptitude d'invention, cetteconfiance communicative, cette gaieté qui est une force,cette parole vive et juste, cette connaissance des hom-

mes, où Aristophane avait-il vu tout cela sinon chez ses

concitoyens? Ce qui est vrai do Pisétaire l'est égale-ment de Lysistrate, qui lui ressemble tant. Elle aussi estun chef; elle l'est même à un degré supérieur, parcequ'olle est moins sûre de ses troupes; avec plus do finesseet plus d'autorité, elle a d'ailleurs les mêmes qualités.Il lui manqued'être femme, ausensoù nousl'entendons;ello est adroite, insinuante, moqueuse, en même temps

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008 GHAPITBEXII – ABISTOPUANË

que résolue; si elle avait la grûee qui viont de la réserve,elle serait charmante. Le défaut do son caractère est eo>lui môme de la comédie ancienne une femme qui n'a

point do pudeur n'est pas pour nous uno femme; c'estun être on dehors do la réalité. – On peut passer sonssilence le Mnésiloque des Fêtes de Démêler, qui n'est vrai.ment qu'un rôle do convention' et do parodie, commecelui d'Àgathou, comme celui d'Euripide. Mais, dansles Grenouilles, voici de nouveau, sous la grimace bouf-fonno, la vérité humaine. Il ne faut pas rire seulement dece poltron entreprenant qui s'appelle Dionysos, il fautl'admirer aussi pour co qu'il y a on lui.de réol et dovivant..Son désir le pousse en avant, sa crainte le tire en arrièresauf l'exagération grotesque, la naturo humaine n'est-elle pas ainsi faite? Au reste, il est bien Athénien, lui

aussi, par la vivacité do ses sentiments, par sos change-monts brusques d'idées, par ses enthousiasmes soudains,

par son esprit foncièrement moqueur, et, en tin de compte,par ses inconséquences. Il nous amuse par sa fantaisie,mais il nous charme par sa vérité. L'un des aspects nedoit pas nous faire oublier l'autre.

Praxagora n'a qu'un rôle assoz court, dans l'Assembléedes femmes; il faut rappeler pourtant ce qu'elle y ported'activité et d'adresse. Mais que de bonne vérité dansces deux personnages que nous représente la môme

pièce, deux citoyens anonymes, l'un, naïf, ompressé d'o.béir àla loi nouvelle du partage, courant porter ses biensà la masse, l'autre, prudent, laissant faire les plus pres-sés, et quant à lui très disposé à prendre, mais très peuenclin à donner. P/outos esl peut-être celle des comé-dios d'Aristophane où les traits distinctifs des personna-ges sont le moins nettement marqués. Et néanmoins, là

même, no faut-il pas rendre justice à la naïveté chagrinede Chrémylo, à l'humeur soupçonneuse de Blepsidème etdes voisins, enfin à la vérité simple et forte de cotte scène

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SES PERSONNAGES 560

où tous deux, à bout d'arguments, no veulent pourtant

pas se rondro aux raisons do Pauvreté; tant l'instinct

résiste on oux à la forco importuna des preuves.Donc, par observation ou par intuition, il est bien cer-

tain que la vérité humaine se glisse partout dans les

fantaisies d'Aristophane. C'est lui fairo un étrange re-

proche en vérité que'de lui imputer, avec l'auteur delà

Comparaison entre Aristophane et Ménandre atlribuéo à

Plutarque, une exagération perpétuelle du ridicule.

« Chez lui, dit cet écrivain mécontent, le savoir-faire n'est

pas l'expérience de la vie, c'est de la coquinerio; la rus*

ticité n'est point naïve, elle est sotte; le ridicule n'est pas

enjoué, il ost purement bouffon; quant à l'amour, il n'est

pas joyeux, mais débauché » Ceci revient à reprocherà la comédie ancienne sa nature même 2. H est bien clair

que, dans ce genre carnavalesque, nous ne devons pasdemander au poète des caractères d'une vraisemblance

absolue ot délicato, qui soient réels dans toutes leurs

parties. Une fantaisie audacieuse et folle lui est comman-

dé? par la tradition; ce qui est admirable, c'est que, sans

alourdir cette fantaisie, sans gêner son essor, il y mêle

naturellement tant do vérité. Les caractères qu'il trace

sont inconséquents, cela est évi Jent. Mais considérez-les

à distance. Tout ce qui est de fantaisie pure s'efface les

gros mots, les plaisanteries incongrues, les calembours

sont oubliés. Qae roste-t-il? Quelques saillies vives, quise relient entre elles et qui dessinent l'homme à grandstraits. L'inconséquonco était à la surface, la vérité est

au fond.

Allons plus loin, et n'hésitons pas à dire qu'Aristophane

1.Plutarque,Moralia,Didot,t. II, p. 1011.2. Et c'est justementcequi fait pour nous l'intérêt de ce juge-

ment vraimentétonnant. Il montre à quel point certains siècles{xnwentêtre fermésà l'intelligencede ce qui a euchantéd'autresgénérations.

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570 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

est avecSophocle,on co siècle, le grand créateur de figu-ros vivantes. L'un et l'autre ont sonti d'instinct que ce

qui fait lavaleur dramatique del'hom me,c'ost la volonté.L'action que déroule devant nous le poète comique peutêtre absurde, invraisemblable, grotesque; mais parceque cotte action absurde provient d'une volonté forme,elle mot en jeu des motifs profondset vrais. Cléon, danslosChevaliers,agit en boulfon,et pourtant nous sentonsen lui quelque chose de fort qui nous saisit, cette am-bitionâpre, inquiète, méchante et basse, qui parfoisdansla vie devient le tout de certains hommes et qui les agitealors comme une sorte do fureur. Voilà pour là vérité

générale. Quant à colle des mœurs, elle ne.manque pasnonplus à Aristophane, maisolle est chez lui inconstanteet sujette à disparaître par moments; il faut en jouir, làoù elle est, et s'en passer quand elle fait'place à la fan-taisie. A tout prendre, je no sais si elle n'était pas plusvariée dans l'ensemble de son théâtre que dans la co-médie de mœurs proprement dite, telle que la connutle siècle suivant. Il y a surtout un type excellent qui luiest propre, c'est celui du paysan athénien. Condensonsen une seule image les rôles deDicéopolis,de Strepsiade,de Trygée, joignons-y encore celui des laboureurs quiforment le chœur de la Paix, et nousnousreprésenteronsau mieux ce qu'étaient ces colons qui ont assuré au v°sièclel'empire maritime d'Athènes. Aristophaneétait lui-même de leur sang et de leur condition; il'y tenait parses parents, par ses souvenirs d'enfance, il les a bienconnus. On les voit dans ses pièces tels qu'ils étaient,économes, énergiques, déliants par instinct et pourtantfacilesà prendre par l'imagination, aimant leur champ,leur maison, leurs oliviers,oncliqs à voisiner,sobres jus-que dans leurs régals, sensuels par vives échappées de

tempérament, en somme une race fine et vigoureusequ'on a plaisir à connaitre. Cen'est pas un médiocremé-

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LE POÈTE LYRIQUE 57i

rite dramatique que d'en avoir laissé à la postérité une

image si nette et si vivante.

VI

Que devaient être les parties lyriques de la comédie

entre les mains d'un tel poète? Il avait l'imaginationvive et créatrice, la gaieté, la malice, et en outre le sens

le plus délicat de la convenance rythmique. Ce sont les

qualités qui dominent dans son lyrisme. D'une manière

générale, il ressemble bien plus à celui d'Euripide qu'àcelui de Sophocle. Le développement poétique no naît

guère chez lui d'une méditation sérieuse de l'idée, ni'

même d'une impression profonde et réfléchie; il a quel.que chose de l'improvisation; c'est une poésie spontanéeet capricieuse, brillante et facile, qui unit la simplicitéla plus charmante à l'éclat et à une certaine grandeur;elle est pure, limpide, tantôt courante, tantôt calme et

unie; elle réfléchit beaucoup de petites choses et ausside belles images. L'inspiration profonde fait défaut, maiscelle-là seulement, la sincérité et la vivacité des impres-sions y éclatent partout.

La chanson moqueuse et gamine était bien l'affairede ce joyeux poète. Elle abonde dans ses comédies. Chan-ter et se moquer, c'était le fond même du genre, et il

n'était pas nécessaire d'imaginer pour cela des prétextes.On s'interrompt en pleineaction, audétour d'une scène,et voilà un chœur, celui des morts dans les Grenouilles

par exemple, qui entonne un couplet satirique

« Voulez-vous, voulez-vous qu'à nous tous, nous nous

moqui* i'Archédémos? – A sept ans, il ne s'était encore

engendré ni père ni mère; aujourd'hui,c'est un des chefsdu peuple, un grand chef entre les morts qui sont là-haut,

le premier des hommes par la canaillerie >.»

1. Grenouilla,416et suiv.

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573 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

Cette sorte do chanson agressive, légère, pétulante,

était aussi grecque qu'elle est française. Maison Grèce,

elle tenait plus do l'iambo populaire, dionysiaquo, elle

était plus folle et plus méchante à la fois. Chez Aristo.

phane, elle n'a aucun frein, ni do raison, ni de pudeur.

Brusquement, olle se jette à la tête d'un homme, et elle

l'accable de propos incohérents, qui sont souvent autant

d'obscénités. Pou importe que tout cola ait ou n'ait pas

un sens et une suite on croit tenir une idée, et on tombe

dans une série de coq-à-1'ûne c'était là justement le

plaisir du peuple, pourvu que ces calembredaines fussent

bouffonnes. Aristophane a un© verve extraordinaire dans

ce genre d'extravagance mordante. Écoutez le chœur des

Aeharniens, quand il se plaint do ta lésinerio du chorège

Antimachos aux dernières Lénéonnes. On ne peut tout

traduire, mais ce qui suit suffit pour donner l'idée de

cette sorte d'invention cynique et à demi incohérente;

« Antimachos, fllsdePsacas, poète sordide, chez qui pullu-lent les vers (*4» ptXeovrôv ptMuv wonTiiv) je ne souhaite

qu'une chose: c'est que Zeus t'extermine; – chorège des

Lénéennes, hélas qui me renvoyas le ventre creux. Ah I si

je pouvais te voir en appétit devant une seiche, une belle

seiche au gros sel, sifflante encore de la grillade, qui se-

rait là, devant toi, sur la table, comme une épave déjà tu

tends la main vers elle. un chien la happe et s'esquive.» Ah que ce serait donc bien fait pour lui 1 En outre, un

petit désagrément nocturne – je voudrais qu'il revint chez lui,

grelottant de fièvre, après une course à cheval. – et qu' un

ivrogne lui cassât la tète comme Oreste en délire -/et qu'a-

lors, croyant prendre une pierre dans les ténèbres, il prità pleines mains un paquet d'immondices toutes fraîches

puis qu'il s'élançât, tenant son projectile, et qu'il manquâtson homme, et qu'il atteignit Gratinos1. »

Dans ses chansons, l'allégorie ingénieuse plaisait par-

1.Aeharniens,1150et suiv. Dans le mêmegenre, Chevaliers,1256et

ouiv., et aussi Paix, 775,la chanson sur Karkinos et ses fils.

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LE POÈTE LYRIQUE 573

liciilièromont aux Athéniens. Aristophane s'en sort avec

unosouplesseet une légèreté, qui sont charmantes. Veut-

il se moquer du sycophanto Cléony me, brave en paroles,lâche en actions, qui avait jeté son bouclier sur le

champ do bataiilo? Il le chansonne ainsi par la bouche

du chœur dans les Oiseaux

« Ça et là, en volant, de merveille en merveille, nous

avons vu bien des choses étranges. Il y a un arbre qui

pousse fort loin d'ici, à grande distance d'une ville qu'onnomme Courage*; il s'appelle Cléonyme; il n'est bon à rien,il est grand et mou. Au printemps, toujours il végète et

se couvre de procès en hiver, quand les feuilles tombent,il jonche la terre de boucliers »

Avec un air vifet approprié, ceschansonnettos devaient

être retenues sans peine et défrayer la gaieté du peuple.Le même goût do l'allusion, du sens moqueur et caché,

se retrouve, sous une autre forme, dans deux passages

de Lysistrate. Les vieux etlesvieilles, deux chœurs rivaux

et querelleurs, se provoquent mutuellement par d'amu-

santes agaceries. Le premier chœur, celui des hommes,

chante, en petits vers lestes et sautillants, une sorte

d'historiette légendaire pour dénigrer les femmes

« Je sais un conte – que je veux vous dire; on me l'a

dit, quand j'étais petit; et le voici. II y avait une

fois un jeune homme, qui s'appelait Mélanion; plutôt quede prendre femme, il s'en fut au désert; dans la montagneil demeurait. – Là, chassant aux lièvres – et tressant des filets,

il vivait avec son chien; et jamais plus, il ne revint à

la maison, car il avait la haine au cœur. Ah 1 qu'il détes-

tait les femmes, – Mélaniou Et nous donc, tout autant que

lui; c'est la sagesse. »

A quoi le chœur des femmes répond du même ton:

« Kt moiaussi, je sais un conte que je veux vous dire: mon

i. Cardia, ville de Thrace, dont le nom en grec signifie courage.S. Oiseaux, 1470et suiv Cf. 1553.

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571 GUAPITUE XII. ARISTOPIIANE

héros vaut Mèlunion, – car c'est Timon. Il orrait, ça etlit. dans les fourrés, dans les épines, en se couvrant le vi.

sage, sombre fils des Êrinnyes. Il s'en était allé, Ti-

mon, car il avait la haine au cœur, – maudissant les bout-mes méchants. Et voilà comment il vons détestait,vauriens incorrigibles! –tandis que les femmes, ah t commeIl les ainmit t»

Dans ce genre de compositions, la comédie ne faisait

sans doute qu'imiter de vieilles chansons populaires. Ilen est ainsi encore lorsque, dans la même pièce, le

chœur invite plaisamment le peuple à venir dîner chez

lui, et, après une énumération des plus engageantes,termine en déclarant que la porte sera fermée 2. Le

mérite d'invention du poète est alors tout entier dans

les détails le thème lui est donné, mais il le rajeunit

par des variations brillantes et spirituelles.Toutefois les morceaux lyriques où il montre le plus

d'originalité ne sont pas les chants purement satiriqueset moqueurs. Cequi lui est propre, c'est le mélange d'une

grâce descriptive très une et délicate avec l'enjouementet les bouffonneries qui appartiennent à lacomédie.Rien

de charmant comme les passages où il lui est permis de

nous faire apercevoir, à travers les inventions plaisantes,

quelque chose de la vie et des aspects de la nature. On

ne peut douter qu'il ne l'ait sentie et goûtée vivement.

Chez cet homme qui semble n'avoir vécu que pour la

ville, l'instinctde lacampagne a dû être sincère etexquis..Qui peut lire sans le plus vif plaisir, dans les, Oiseaux,

l'appel si leste, si gracieux, que la huppe adresse, à tra-

vers les prairies et les forêts, à tout le peuple ailé ?Jusquedans l'habileté ingénieuse du versi(icatcur,jusque dans

l'harmonie imitative de ce refrain gai et perçant, tio, tio,

tio, tiu, jusque dans la légèreté chantante du rythme, il

1. Lysislrale,Î8t et suiv.2. Lysislrale,1043et suiv. Cf. 1188et suiv.

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LE POÈTE LYRIQUE 575

y a un sentiment On et vrai. Mais ce qui fait le prix de

ce morceau, c'est la précision poétique des termes, jointeaune sorte de largeur naturelle d'imagination; mille dé-

tails ressortent, et pourtant nous avons la sensation de

l'espace libre, de l'horizon lointain, d'où vont accourir les

oiseaux, do ces paysages variés, bois, étangs, montagnes,rivages, prairies fraîches, quo chaque vers évoque rapi-doment. C'est un lyrisme tout attique, un peu grêle peut-être, mais singulièrement vivant, d'une élégance aisée,

qui se joue dans ses propres inventions, mais qui ne

s'y égare pas, un lyrisme léger, d'une prestesse et d'une

agilité qui sont presque de l'essor

« Vite, vite, ici, ici, ici, ici, vous tous qui volez comme moiici, vous qui rôdez dans les bonnes terres des laboureurs,becquetant çà et là, peuplades nombreuses des mangeursd'orge, race des pilleurs de grain, à l'aile vive, à la voix lé-gère ici, vous qui, dans le sillon, sautillant de motte enmotte, jetez doucement votre cri joyeux tio, tio, tio, tio,

tio, tio, tio, tio; ici, hôtes familiers des jardins, perchéssur les rameaux du lierre, et vous, habitants de la montagne,qui picorez l'olive sauvage ou l'arbouse, accourez vite à mon

appel trioto, trioto, totobrix; ici, vous qui, dans les ravins

marécageux, happez au vol le moustique si bien armé ici,vous qui peuplez toutes les fraîches vallées de cette terre, etla riante prairie de Marathon; et toi, tout éclatant de vivescouleurs, francolin, francolin; ici, tribus errantes, qui planezau-dessus des mers avec les alcyons, venez apprendre du nou-

veau; j'appelle ici à l'assemblée tous ceux qui volent le coutendu »

La chanson moqueuse et obstinée des grenouillesn'est pas moins vive ni moins descriptive. On y sent

la fralcheur de l'eau, la gaieté du rayon de soleil tamisé

par les herbes humides, le crépitement do la pluie sur

la surface de l'étang

« Oui, nous crierons, plus fort et plus fort encore, si jamais

i. Oiseaux,228 et suiv.

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T76 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

dans les belles journées, sous lu soleil ardent, nous avonssauta parmi le souohet et la massette, toutes joyeuses de chan-ter au rythme brusque de nos plongeons; ou bien si, fuyantl'averse de Zeus, nous avons, en dansant au fond de l'eau,fait retentir nos chansons saccadées parmi le, bruissement des

gouttelettes. Brékékex, coax, coax »

Quefau t- il à cotte fine ot sa vou reuso poésie dola nature,si pleine d'impressions vives et vraies, si riche de sons,de jeux de lumière, do sensations variées, quo lui faut-il

pour devenir une grande poôaio? Un peu de rôvoctrien

do plus. No lui domandonspas mêmo do renoncer à son

enjouement quand elle voudra ravor en souriant, co

souriro no lui ôtera rien do sa beauté. N'est-ce pas une

chose exquise par exemple, et vraiment inimitable en

son genre, quo cette antistrophe de la seconde parabasedes Oiseaux, où lo chœur vante la joie de cette vio li-

bre et tout aérienne, que n'effleure aucun souci ?q

« Heureuse la race ailée des oiseaux 1 L'hiver, ils n'ont pasà s'envelopper de tissus de laine l'été, nous n'étouffons passous le rayon brûlant qui luit au loin. Parmi les prés en fleurs,j'habite dans les replis de la verdure, lorsque la divine ohan-teuse des sillons, tout affolée par les feux de midi, jette soncri strident. Je passe l'hiver dans les creux des antres à joueravec les nymphes oréades; au printemps, jo me nourris desbaies virginales du myrte, blanches et savoureuses, et je pilleles jardins des Grâces »

Élargissons maintenant et agrandissons le rêve. Voicile chœur des Nuées qui chante son hymne matinal, cesalut merveilleux du nuage, qui monte, à l'univers

qui se découvre

«Nuées éternelles, élevons-nous dans les airs et déployonsaux regards nos molles et vaporeuses ondulations. Du sein del'Océan notre père, du milieu de ses flots retentissants, mon.tons vers les cimes élevées qu'ombragent les forêts. De là,

i. Grenoulllea,240et suiv.2. Oiseaux,1088et suiv.

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LE POÈTE LYRIQUE 577

Hist. de la Litt. grecque. T. m. 87

nous venons la terre sacrée qui nourrit les fruits, les neuvesdivins aux flots bruyants, la met qui mugit sourdement. Lasoleil, œil toujours ouvert au fond de l'éther, brille de tousses feux. Dégageons-nousde ces vapeurs humides qui nous

enveloppent, et, révélant nosformes immortelles,contemplonsd'un regard infini toute la surface de la terre »

Ainsi la haute poésie lyrique ne manque pas à ce

poète bouffoc. Il n'a qu'à laisser aller son imagination;elle s'élève d'ello-mémo vers ces grandes et pures vi-

sions qui resplendissent dans une atmosphère transpa-rente et lumineuse.

A ces visions se mêle nécessairement un sentiment.

On ne décrit pas ainsi les aspects de la nature sans ymettre quelque chose do soi. Toutefois il faut reconnaître

quo, chez Aristophane, cet élément personnel et intime

est loin d'avoir la même force que l'élément d'imagina-tion pure. Il nous donne l'impression fine des choses,mais on peut douter qu'il en fûtd ordinaire vraimontému.

C'était une nature rieuse et légère, avec quelque chose

de mordant il n'y avait en lui ni effusion ni tendresse

de cœur d'aucune sorte. Lorsque ses Nuées nous décri-vent Athènes en fête dans la joie bruyante des Dionysies,tout est gracieux et brillant dans ce court tableau, pleinde vie et d'éclat; on y sent même le plaisir d'imagina-tion du citoyen, fier des élégances de sa ville; on est

ébloui et charmé, sans qu'il y ait, ce me semble, dans

cet enchantement, aucun mélange d'émotion secrète

il y manque la note grave et douce, la note virgiliennedu salut filial à l'Italie:

« Vierges, déessesdes nuées humides, allons vers la terrebrillante de Pallas, allons voir ce pays de Cécrops, riche enhommes, pays aimable, où est le secret révéré des mystères,où le sanctuaire des initiations, au jour descérémonies pures,ouvre sesportes. Là, pour les dieux du ciel, abondent les of-

i. Nuées,SISet suiv,

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578 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

frandos, là les temples élevés et les statues, les théories sain.tes »losbienheureux, les couronnes de fleursdans les sacrificeset le?.banquets sacrés, fêtes nouvelles, do saison en saison;li\ enfin, au retour du printemps, la foliojoyeuse do Bromios,l'enivrement des chœurs mélodieux et le frémissementpuis-sant des flûtes au soufflede la Muse t. »

Cette réserve même n'est pas absolue car nous ren-controns aussi des passages lyriques, où la poésio d'A-

ristophane traduit, à u'un pas douter, un sentiment

naïf et profond, tout coloré par des souvenirs d'enfance.

C'est lorsqu'il nous peint la vie tranquille du paysanathénien sur son petit domaine. Rappelons-nous la se-

conde parabase de la Paix. 11y a là un morceau qui est

vraimentdéticieux dans son genre. C'est le rôvodu labou-

reur qui voit finir la guerre et qui va retourner à son

champ. Le poète prend les sentiments et le parler de son

personnagu: nul élan, rien qu'un choix de petits détails

d'une vérité saisissante; tantôt un chant vif, familier,tantôt une sorte de bavardage rythmé qui court au ha-

sard. Ce quo le paysan, délivré de la guerre, aime dans

la campagne, ce n'est pas sa beauté poétique, qu'il en-

trovoit à peine: c'est son bien-être, ce sont ses habitudes,

y compris les moins avouables, c'est son chez lui, c'est

la vie relativement facile et calme, dont il ne veut voir

que les plaisirs

« Quel bonheur, quel bonheur, d'être enfin débarrassé du

casque et du fromage et des ognonsl Non, je n'aime pas dutout les combats. Cequi me plaît, c'est le coin du feu où l'onboit avec des amis; il fait bon brûler le bois secqui a été sciépendant l'été, griller des pois chiches, faire rôtir les glands,et folâtrer avec la servante thraee, pendant que ma femmeest au bain.

» ConnaiFsez-vousun meilleur moment que le temps quisuit les semailles? La bonne divinité nous donne alors de po.tites pluies. Et le voisin de nous dire Ah ça, Komarch'dés,

i. Nuées,299et suiv.

Page 587: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

LE POÈTR LYRIQUE 579

qu'allons-nous faire maintenant ? Mon avis serait de boire

d'autant puisque le dieu fait nos affaires. Allons, femme,fais-nous cuira trois mosures de haricots, en y mêlant de lafarine de froment et donne-nom des figues. Que Syra rappelleMunis du champ. Il n'y a pas moyen de travailler cl la vigneaujourd'hui ni de bêehor la terre, car tout est dôtrempô. –

Qu'on aille aussi chez moi chercher la eaille et les deux pin-sons; il doit y avoir à lit maison du lait nouveau et quatre liè-vres, a moins que le chat n'en ait dérobé sa part hier au soir:

j'ai entendu en dedans du bruit et un étrange tapage. S'il en

reste, e -«lave, qu'on en apporte trois pour nous, et qu'on endonne un a mon père. Demande aussi ù Esehinades des fruitsîle myrte, et qu'on aille en môme temps citez Gharinadàs,n'est le môme ohomin, alln qu'il vienne hoire avec nous,pondant que le dieu fait si bien les choses et arrose nos la-bours fort à propos.

» Lorsque la cigale chante sa jolie chanson, j'aime a m'enaller regarder mes vignes de Lemnos, pour voir si elles mû-rissent c'est le plant le plus précoce; j'ai plaisir à voirie

grain se gonfler; puis, quand il est bien nirtr, j'y mets la dentet je le mange; et je m'éjrie « Oh! la bonne saison 1 » Alors,je broie un pou de thym et j'on fais un mélange. Et voilàcomme j'engraisse ù la chaleur de l'été, bien plus qu'en re-

gardant ce commandant haï des dieux, avec ses trois plumetset sa tunique rouge-sang> »u

Co lyrisme populaire, dans sa naïveté hésiodique, plaîtd'autant plus qu'il a moins de prétention. Et ce n'est

pas un simple jeu d'imagination. Sous l'enjouement lé-

ger, on no peut méconnaitre ici une sympathie naturelle

du poète pour les choses dont il parle. Bien entendu,

cela n'est pas très fort ni très profond; le lyrisme d'A-

ristophane est comme le sol de l'Attique, un pou maigreet superficiel; mais, outre la beauté radieuse du soleil

qui l'éclairé, il y a, çà et là, sous les oliviers, un petitcoin d'ombre et .de fraîcheur, où court un filet d'eau

vivo; rien de plus charmant que de surprendre sa

Muse, quand elle vient, furtive, y baigner ses pieds.

i. Paix, H21 et suiv.

Page 588: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

&80 CHAPITRE XII, – ARISTOPHANE

.vu

La langue d'Aristophane représente pour nous la per-fection même du langage attique sous sa forme fami-lière. Ses contemporains croyaient y sentir l'imitation

d'Euripide >.Lui-môme, tout ennemi qu'il fut en appa-rence du poète tragique, no se défendait pas du repro-che ou de l'éloge do lui emprunter quelques-unes des

qualités do son style K Euripide on effet était le pre-mier écrivain qui eut donné, avec l'autorité du génieet du succès, l'exemple do cette élégante facilité queles vieux Attiques ignoraient. Aristophane ne pouvaitnier qu'a cet égard il ne dépendit de lui en quelquemesure, comme de l'initiateur et du maître reconnu.Son vrai modèle toutefois, c'était la conversation desAthéniens d'alors. Il excellait à en reproduire les toursvifs, l'allure légère et alerte, la finesse et la variété;et cela avec une élégance simple qui semblait ne luicoûter aucun effort. Une grâce naturelle, mais une grâceoriginalo et piquante, voilà le mérite propre qu'aucunde ses contemporains no parait avoir possédé au mémo

degré que lui On ne saurait mieux le caractérisercomme écrivain qu'en lui appliquant ces jolis vers d'unde ses fragments où il disait d'un de ses personnages:« 11a le langage moyen de la ville, sans les affectationsun peu molles de nos citadins, mais aussi sans rien decette rudesse qui sent la rusticité » Mais, tout en par-

t. Cratinos, fr. 301Kock EùjuitsSaptoTOfixviCuv.Schol. Platon,Apolog.19G:'Exu|*ft)8îtîoln\ x&okûiwnvfilvEvpim'&iv,|»i(Mîo€aiS'aûnSv,Prolég. Didot,m. ftXâvSi EûpnciSqv.

2. Aristoph.fr. 411Kock:

Xpûpsifàp «vtoOwO<rr<|is«>s*<j»«TpofjûXw,Toùî«eOç8*«ïopa(ou«*,«ov 'xetvoçnota.

3. Voir plus haut, p. 592,l'épigrammeattribuée à Platon.4. Textecité plushaut, p. 20.

Page 589: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 581

lant le langage do tout lo monde et en le parlant avec

une clarté et une facilité sans égales, n'allons pas croire

qu'Aristophane n'ait dans sa façon rien do très person.nel. Le charme de son style, c'ost justement quo sa

nature d'esprit s'y montre partout, bien qu'avec une

exquise discrétion. JI ost naïvement ingénieux de vives

associations d'idées et d'imagos surgissont pour lui à

tout propos, mais olles n'ont rien de brusque ni de

violent ce sont do gracieuses et rapides surprises, dont

on no se lasso pas. Qu'on relise par exemple, au début

dos Nuées, les confidences de Stropsiado sur son an-

cienne vie et sur son mariage «. Y a-t-il rien do plusdélicieux, et de plus intraduisible d'ailleurs, quecette description humoristique, pleine do fantaisie et do

sentiment à la fois? Nulle trace de recherche ni de com-

binaison étudiée, et pourtant tout est ingénieux, nou-

veau, tout nous amuse et nous touche, tout parle à notre

imagination. Pour peindre la douce négligence de cotte

vie rustique, lepoèto a des expressions figurées, qui sont

autant de métaphores réalistos, rapidement indiquées,mais non achevées: il no laisse pas &l'esprit le tempsdo s'arrêter sur aucune image déplaisante, mais il nous

fait entrevoir vite et comme en passant les détails précisde cette bonne et antique malpropreté où se délectait le

bonhomme, la moisissure, la poussière que le balai ne

soulevait jamais, le désordre naïf et commode; tout cola

non pas crûment, non pas avec do gros mots, mais parun tour neuf et poétique, qui n'exclut aucunement le

terme propre; puis, du même ton, avec la même naïveté

légère, avec la même hardiesse discrète, il suscite des

1.Nuées,43:

'Eyioi y«P nv fitpoiy.o; r,8«rso; (lia;,

EûpwTiûv, ôx4pr,to;, sixîj x:ip:vo;,

Bpvwv (tsTUtrat; xal npoëitot; xa't <Trem>ùXotç.

et tout ce qui suit.

Page 590: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

583 CHAPITRE XII. – A1USTOPHANK

imagos charmantes et vraies, des sensations rustiqueset pénétrantes, lo joyeux bourdonnement des abeilles,la bousculado du troupeau, l'odeur des fruits qui sèchentsur les claies. Cette vive et perpétuelle suggestiondans co laisser-aller apparent, voilà bien une qualitétout à fait supérieure, qui donne à la langue d'Aristo-

phane une saveur vraiment intime.Mais cette langue est celle d'un poète comique, on

pourrait presque dire du poète comique par excellence,et ce serait mal la louer que d'en faire valoir le charme

descriptif aux dépens des autres qualités qui sont del'essence môme du genre.

Elle est prodigieusement adroite à jouer avec les mots.Dans le dialogue bouffon, ello triomphe au milieu descalembours saugrenus et des calembredaines. N'exagé-rons pas ce mérite, qui, par lui-même, sans doute, estd'ordre inférieur. Encore faut-il roconnattro que, étantdonnée la nature do la comédie ancienne, c'est une con-

venance de plus que cette sorte d'esprit, quand jail-lit de source. Certaines parties ne vivent même quepar là, par exemple les parodies si fréquentes des tra-

gédies et des dithyrambes. L'invention plaisante de ces

passages n'est pas seulement dans le fond des choses,dans le contraste entre une situation tragique brusque-ment évoquée et une situation comique qu'on a sous les

yeux et qui en est la caricature. Elle est aussi dans la

folie des expressions, dans l'absurdité du mot inattendu,

jeté au milieu dos termes pompeux de la haute poésie,et c'est justement à cette sorte de jeu qu'Aristophaneexcelle. Il a le don de l'expression moqueuse. Le chantdo triomphe do Strepsiade, quand il apprend que son filsest prêt à le tirer d'affaire, est en ce genre d'un comiqueachevé

t. JVwrfw,UU et euiv.

Page 591: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

SA LANGUE 583

Cette prestesse se retrouve d'ailleurs partout, et ellesert à mille effets variés. Nul ne sait mieux qu'Aristo-phano couper une phrase, détacher un trait, accumulordes mots, les mettre on opposition. n y a un tour de

main, pour ainsi dire, qui distingue l'écrivain drama-

tique de celui qui veut simplement être lu; c'est un artde sacrifier tout ce qui n'est pas vivant et de mettre en

valeur jusqu'aux petites choses; ce style dramatique,Aristophane le possède d'instinct. Ce n'est pas assez dedire que son dialogue est plein de vie et de mouvement; i

chaque phrase y est un trait, chaque mot y provoquele rire. Qu'on roliso, dans les Chévaliers, la plaisantescène où l'esclave Démosthène fait subir au charcutierl'examen préalable, pour bien constater que, ne sachant

rien, il est prédestiné à devenir homme d'État Le

charcutier, tout timide encore, n'oa revient pas do pe-tites questions, des doutes, des exclamations naïves, plusde gestes et de jeux de physionomie que de mots; ilcroit et ne croit pas, il est là, moitié défiant, moitié con-

vaincu, dans la main du drôle qui le pousse. Et du côtéde colui-ci, au contraire, les phrases nettes et courtes,le ton do maître, les assertions catégoriques et, avec

cela, quand il le faut, le mot insinuant bien placé, lemot qui provoque l'ambition, qui détruit le doute, quirassure ou qui commande. La langue ici distingue et

accuse les rôles, non par le choix des mots, mais parlaforme et le son de la phrase; elle est non seulementun élément de comique, mais aussi un moyen de nota-tion morale; elle caractérise le personnage 2.

Quand ce personnage a le droit d'être éloquent, elle

1. Chevaliers,ISOet suiv.2. n n'y a doncaucuncompteà tenir du singulierjugementporté

par l'auteur de la ComparaisonentreAristophaneet Ménandresur lestyle d'Aristophane{Plutarque,M<miUn,x>,403»,Oklol).Nousnouscontentonsd'y renvoyersans juger utilede le répéter.

Page 592: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

584 CHAPITRE XII. ARISTOPHANE

se prèle à l'éloquence. Il y a chez Aristophane des ar.

gumentationa excellentes, pleines devivacité, doforce,de bon sens, do passion môme. Sa dialectique est agileot vigoureuse, familière, variée. Elle n'arion d'apprêtédans ses tours de phrase, rien qui sente l'école. C'est

colle qui est de mise dans la conversation.

Un trait particulier qui dénote chez lui l'instinct de

l'eifet comique jusque dans la langue, C'est l'emploi

qu'il fait des dialectes. Il aime à faire entendre sur la

scène ces différents parlers de la Grèceet à en faire res-

sortir les caractères propres. Il no dédaigne pas môme

le langage informe dos barbares. Qu'on se rappelle le

blégarien et lo Béotien dos Acharniem, les femmes de

Lacédémoneet lo chœur des Laconiens dans Lysistrate,l'archer scytho dos FêtesdeDémêler.Il serait téméraire

sans doute à des modernes de vouloir juger du mérite

exact do ces contrefaçons plaisantes, mais certains pas-sages au moins nous permettent peut-être d'affirmer

que ce ne sont pas simplement des jeux plus ou moins

grossiers; nous y sentons encore une intelligenco déli-

cate des qualités naïves do tel ou tel dialecte. Le der-

nier chantdes Laconiensdans Lysistrate aquclquochosedo mâle dans sa rusticité, qui fait qu'on l'admire tan.dis qu'on en rit1. J'imagine que la danse de ces héroï-

ques lourdauds devait accentuer encore co double ca-

ractère.En somme, ces courtes observations sur la langue

d'Aristophane achèvent bien l'idée que nous nous som-

mes faite de lui. Son ari est égal à son génie; it le sert

sans le dominer. Et, ensemble, ils donnentl'impressiond'une des imaginations les plus fécondes, los pius li-

bres et les plus gracieuses que l'on puisse citer, asso-

ciée à l'esprit le plus vif et au sens le plus exquis de la

perfection.t. Lyiistrate, 1347.

Page 593: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES CONTEMPORAINS 585

VIII

Autour d'Aristophane ss groupent un certain nombre

de poètes qui ont été ses rivaux. Leurs œuvres, aujour-d'hui perdues, ressemblaient plus ou moins aux sien-

nes. Eupolis, Phrynichos, Platon, Aristony me,Amipsias,

Archippos, Callias, Hégéinon, Uysippo, Leucon, Môlagé-nès, Aristagoras, Strattis, Théopompe, Alcée, Cantha-

ros, Dioclès, Nicocharès, Nicophon, Eunicos, Philyllios,

Polyzélos, Sannyrion, Démétrios, Apollophane, Képhi-

sodore,Épilycos,Euthyclès, Autocratès, voilà ceux dont

les noms sont venus jusqu'à nous. Beaucoup de ces

poètes n'ourcnt, en leur temps mémo, qu'une très mé-

diocre célébrité. Nous n'avons pas ici à nous occuperd'eux.- Trois seulement, Eupolis, Phrynichos et Platon,ont eu assez d'importance personnelle pour que nous

n'ayons pas lo droit do les confondre dans la foule.

Le plus grand de tous fut l'Athénion Eupolis, Oisde

Sosipolis, l'un des trois maîtres de la comédie ancienne,

presque égal on génie ot on réputation à Aristophaneavec des dons différants. Aussi précoco que lui, il Gt

représenter sa première pièce à dix-sept ans, dit-on, en

429 Pendant près do vingt ans, dos succès répétés ne

cessèrent d'accroitre le renom très légitime dont il

jouissait. Les témoins anciens nous rapportent qu'il avait

composé quatorze ou dix-sept comédies et qu'il obtint

sept fois lo premier rang dans les concours a. 11mourut

dans l'llellespont où il fit naufrage, en 411, en prenant

i. Principauxtémoignagessur Eupolis:noticedeSuidas,Eûitoit;Prolégom.Didot,I, II, III, IV, XI.Cratinos,Aristophaneet Eupo-lis sont constammentcitésensembleet sur Je mêmerang, confor-mémentau canondescritiques alexandrins:Horace,Satires,I, IV,4 Quintilien,X,1 Perse, II, 92;Lucien,Contrelin ignorant,27.

2. Suidas, EifoioW-Prolégom.Didot,III.

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58Q CHAPITRE XII. ARISTOPHANE

part à une expédition militairu «. D'abord ami d'Aristo-

phane, dont il partageait les idées, il semble l'avoir an-torisé à insérer dans ses Chevaliers, en 424, le joli dis-cours des Trières, dont il était l'autour. Cet empruntd'Aristophano fut relevé, d'une manière blessante pourlui, par Cratinos dans sa Bouteille en 423 8.Aristophanesoupçonna-t-il Eupolis d'indiscrétion? Nous l'ignoronstoujours est-il qu'ils se brouillèrent. Dans le Maricas,en 420, Eupolis imita les Chevaliers son personnageprincipal ressemblait à l'Agoracrite d'Aristophane ». Ce-

lui-ci, dans la seconde édition des Nuées, en profita pourrenvoyer à Eupolis l'accusation de plagiat Dès lors, la

rupture fut complète, et l'ancienne amitié se changeaen une disposition toute contraire. Dans ses Baptes, Eu-

polis se vantait d'avoir fait les Chevaliers en collabora-tion avec « ce chauve et do les lui avoir abandonnés

par pure faveur5. Pou à peu, on était venu aux injures.Entre les comédies d'Eupolis, quelques-unes méritent

particulièrement d'être citées, soit pour leur valeur lit-téraire», soit pour leur importance politique. Dans lesChèvres (423 ?), il avait mis on scène un chœur de chè-

vres par l'intention générale, la pièce se rapprochait,à ce qu'il semble, des Nuées; les chèvres étaient là sansdoute pour représenter les chevriers et avec eux la po-pulation rustique do l'Attique le poète faisait le procès

t. Suidas,EfiicoXic.SuivantunelégenJerapportéeparSnidas,cefat par suitedecet événementdouloureuxquelesAthéniensexemp-tèrent les poètesdu service.Le bruit courut que la mortd'Eupo-lis n'avait pas été accidentelle,maisqu'elle était due à une ven-geancedAlcibiadeoffensépar la comédiedes Baptes;on fitmêmede cela une historiette(Prolégom.Didot,I, et surtout IX a) Era.tosthènel'avait réfutée(Cic.AdAllie.G,I).

2. Schol.Aristoph. Chevaliers.1291et 831.3. Quintilien,I, 10,18;Cf. Aristoph. Chevaliers,188et Eupolis,

fr. 193Kock.4. Nuées, S53.

5. Schol.Aristoph. Nuées,55»;Eupolls, fr. 78Kock.Cf. Kirch-hoff.Henné»,III. 289et Denis,Comédiegrecque,t. 1, ch. IV.

Page 595: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES CONTEMPORAINS 587

par leur boucho à l'éducation molle et raffinée, au nom

des mœurs rudes et simples. Le même sujet était peut-être traité sous une forme plus agressive dans le pre-mier et le second Autotycos (421 et 411). C'était encore

aux sophistes et à leurs riches protecteurs, en particu-lier à Caltias, fils d'Hipponicos, qu'il s'en prenait dans

les Flatteurs cette satire lui valut le premier rang au

concours de 421, où Aristophane fut classé le second

avec la Paix. Un chœur de parasites ou de ilatteurs

donnait son nom à la pièce; un morceau de la para-base nous a été conservé en son entier; c'est un frag-ment de seize vers, où les parasites décrivent eux-mêmes

leurs artifices et leurs manières de vivre Le Maricas

date à peu près du môme temps (probablement do l'an-

née 420); sous ce nom injurieux s, le poète tournait en

ridicule le démagogue Hyperbolos, qui avait succédé à

Cléon dans la faveur populaire; ilon faisait un ignorant

présomptueux, un sycophante, un fourbe el, non con-

tent de le décrier lui-même, il offrait à la risée du peu-

ple sa mère, sous les traits d'une vieille femme ivre,

qui dansait le cordace 3. Deux autres pièces politiques,les Dèmes et les Villes, sont de date incertaine. Dans la

première, Eupolis mettait en scène plusieurs des grandshommes d'Athènes, Solon, Miltiade, Aristide, Périclès,

qui revenaient des enfers pour faire la leçon au peuple.C'est là que se trouvaient les vers si souvent cités sur

l'éloquence de Périclès

« C'était de tous les hommes le plus puissant par la parole.Lorsqu'il paraissait devant le peuple, il agissait comme lesbons coureurs: il donnait dix pas d'avance à tous les ora-

teurs, et il les dépassait tous par son éloquence. Voilà cer-tes un coureur rapide mais. de plus, il avait en propre undon de persuader qui résidait sur ses lèvres. Sa parole était

i Fragm. 159Kock,2. Hésychius, Map«îv xtvatiov.

3.Aristoph.Nuées,551et 555.

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588 CHAPITRE XH. ARISTOPHANE

une sêduotion; et, seul entre les orateurs, il laissait l'aiguil-lon dans l'âme des auditeurs >.»

Dans les Villes, Eupolis introduisait un chœur com-

posé des villes de la confédération athénienne. L'objetde la pièce était sans doute de critiquer la conduitedes chefs athéniens envers les alliés. L'intentiondes Taxiarques est plus obscure pour nous. On y

voyait Dionysos recevant do Phormion dos leçons d'art

militaire; c'était, comme on pense, un fort médiocre

soldat, avec lequel le brave stratège perdait sa peineon riait fort de voir le dieu malmené et morigénéde la belle façon. Nous ne pouvons que nommer

l'Age d'or, dont nous ne savons à peu près rien. En

revanche, il faut citer, comme une des pièces les plushardies d'Eupolis, ses Baptes, représentés probablementen 415. L'audacieux poète y flétrissait les sectateurs

de la déesse thrace Cotytto, et, parmi eux, Alcibiade

il les représentait comme se livrant à de honteuses

débauches

Cette simple énumération nous révèle quelque chosedu caractère et du génie d'Eupolis. Les témoignagesanciens confirment ce que nous pouvons en soupçonner.Selon le grammairien Platonios, il était merveilleux

dans l'invontion de la fable comique; il touchait aux

plus grands sujets, et il savait, comme personne, exci-

ter puissamment les imaginations. Ses railleries allaient

droit au but; avec cela, il avait au plus haut degré la

grâce qui vient de l'esprit naturel s. Mais cette grâcen'émoussait en rien les traits de la satire car un au-

tre critique nous dit qu'il était» « puissantpar la parole Il

1.Frag. 94Kock.Voyezaussi le beau fragmentU7 sur les an-ciens généraux d'Athènes,qu'on respectait commedesdieux».

2. Juvénal, II, 91et la scolio.3. Prolegom. Didot, II ESnoliç Sî eûçetvTaoxoç |iàv eït ùmpêoX^v

êortt xati TÔtçùnofléiJtç T«; ykp ûaTtfrpttz ilSfâXaç tfflv 8p«|*<ÎTMVitoi-

Page 597: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES CONTEMPORAINS 589

et qu'à l'imitation de Cratinos il se montrait injurieuxet rude1. » Si ses œuvres nous eussent été conservées,nous aurions donc en lui, à côté d'Aristophane, un poètod'un génie presque égal, mais d'une physionomie dis-

tincte aussi spirituel, mais plus âpre, plus préoccupédu but satirique, d'une imagination plus forte peut-êtreet plus grande, mais d'une fantaisie moins uimable.

Rien n'eût été plus instructif pour l'étude du génie at-

tique que cette comparaison.Bien au dessous d'Eupolis, en un rang très honora-

blo encore, se place l'Athénien Phrynichos 2. Au dire

de Suidas, il aurait commencé à concourir vers 435.

Nous connaissons de lui une dizaine de pièces par leur

titre. Deux seulement doivent être signalées ici. Son

Monotropos fut joué en 414 avec les Oiseaux d'Aristo-

phane et n'obtint que le troisième rang il y avait re-

présenté une sorte de misanthrope qui fuyait loin de

la société dos hommes. Cette fuite était-elle l'occasion*

d'une étude de mœurs, ou simplement le point do dé-

part à une entreprise merveilleuse comparable à colledo Pisétaire ? Les fragments ne nous l'apprennent

pas. En 405, Phrynichos concourut encore avec Aristo-

phane celui-ci fut le premier avec les Grenouilles,

Phrynichos le second avec les Muses. Il parait probable

que le sujet de la pièce était un concours entre Sopho-cle et Euripide au tribunal des Muses. Aucun témoi-

gnage ancien ne nous permet de caractériser avec pré-cision le genre de talent de Phrynichos 3.

eîTai*».Stamf8i totivft<|n)X&o\!ro>xalêite'xapi;xat\mp\ ta vxiippamiXfoveOVtoxo;.Et plus loin, en parlant d'Aristophane,le mêmecri-tique dit Offrexapfeisô;«epi EtfnoXi;-

t. Prolég. Didot, m Perov&c Suvcnbc t$ Xigei xal ftXûv Kpartvov

ireX<ift XsKtopav xst STtstfcviuupahât. 31 lïwpiïeoov vtol aî«)(p6«pov

Kpativoy xal BùntfXifiac pXaaçruioûvttûv $ ïSn.

2. Suidas,*pûvixoc'ASqvaToc3. L'allusion d'Aristophane(Nuées,S59)n'estpas unjugement.

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590 CHAPITRE XII. – ARISTOPHANE

Platon, surnommé la Comique pour le distinguer du

philosophe, sembleavoir été le plus jeune de cette pléiadede poètes >.li obtint ses plus brillants succès pendantla seconde partie de la guerre du Péloponnèse, et noussavons qu'une de ses pièces, probablement le Phaon, fut

représentée en 3912. Comme tous ses contemporains, illit de la politique militante, à ses jours; plusieurs de ses

pièces étaient, ainsi que celles d'Aristophane, dos satires

dramatiques; citons, en ce genre, YByperbolos,\ePisan-dre, les Ambassadeurs, YAllianceol surtout lo Cléophon,joué en 405 3. Mais ce qui dominait dans le théâtre de

Platon, c'était la parodie. L'importance et l'éclat qu'ilsut donner à ce genre l'ont fait considérer quelquefoisdansl'antiquitécommeun poêle de la comédiemoyenne4.Cette tendance est encore attestée par les titres et les

fragments de plusieurs de ses pièces: Adonis, Dédale,

Europe, Zeus maltraité, Laïos, Ménélas, La longue nuit,

les Cercopes,Phaon. Les moyens nous manquent pour

apprécier en lui l'invention ou la force comique, mais à

coup sûr les fragments nombreux que nous possédonsrévèlent un poète ingénieux et un écrivain 5.

L'histoire littéraire ne peut ni taire ces noms ni s'yarrêter longuement. Il est important de bien compren-dre qu'Aristophane ni Eupolis ne sont isolés au milieude leur siècle, qu'ils sont seulement les premiers d'un

groupo nombreux, et qu'autour d'eux Athènes a vu se

.presser des compétiteurs do mérite. L'ancienne comédiea été l'expression naturelle de l'esprit satirique et de lafantaisie chez les Athéniens pendant près d'un demi-siècle.

1. Suidas,Ift&wv'AOnvato;xuiuxiç.2 Scliol.Aristoph.Ploutos,179.3. Argumentdes Grenouilles.4. ProWgom.Didot,IV, IX a, IX 1>,X.6. Prolégom.Didot,X Tbvx«potxtïjp«ia(iKpôraTo;.

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CHAPITRE XIII

LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE

BIBLIOGRAPHIE

Les fragments des poètes de la comédie moyenne et de lacomédie nouvelle se trouvent dans les recueils qui ont étémentionnés plus haut (voir chapitre X, Bibliogbaphie). Dansla bibliothèque Didot, ceux de Ménandre et de Philémon ontété joints aux comédies d'Aristophane et complétés plus tarddans les Comicorumgraeeorum fragmenta.

SOMMAIRE

I. Transformation de la comédie ses causes. II. Sujets à la mode:

parodies, représentation des mœurs. L'intrigue et les personna-ges. Abandon de la fantaisie dans l'invention et dans le langage.

III. Les poètes de la comédie moyenne. Antiphane, Anaxan.dride, Eubule, Alexis. IV. Comédie nouvelle. Son organisa-tion. Sujets qu'elle préfère. L'amour. Imitation de la vie. L'intri-gue, Les personnages. L'élément comique. Esprit épicurien etmoralité de la comédie nouvelle. V. Les poètes: Philémon et

Ménandre. – VI. Poètes contemporains Diphile, Apollodore,Posidippe.

Après la guerre du Péloponnèse, tandis que la tragé-die déclinait sensiblement, la comédie continua ses suc-

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593 CHAPITREXIII. –LA. COMÉDIE AU IV SIÈCLE

cès on ao transformant «. Dans le dernier tiers du iv®

siècle, eotto transformation étukdevonuo déjà si évidente

qu'Aristoteopposaitncttemont la comédie nouvetlc àl'an-

cienne en les distinguant par leurs caractères propres a.Cette distinction était fondée sur la nature des choses,Ello fut longtemps regardée comme suffisante par les

critiques anciens. C'est seulement au temps do Tempo-reur Hadrion qu'on s'avisa de distinguer en outre une

forme intermédiaire, sous lo nom de comédie moyenne*.La division ainsi constituée a prévalu dans l'usage. La

Comédie moyenne (r, pia-n /.wjiwStx)remplit une périoded'un pou plus de soixante ans, depuis le commencement tdu iv8 siècle jusqu'à l'avènement d'Alexandre (400-336)la Cométlie nouvelle (vivia ou vjxaiwi xwjtwSû) occupetoute la fin du iv° siècle et la première moitié du sièclosuivant (336-230). Bien entendu, ces dates n'ont qu'unevalour approximative. En réalité, l'évolution du genrecomique s'est faito d'une manière continue, et les troisformes de la comédie sont loin d'être séparées par desdifférences aussi tranchées qu'on pourrait le croire au

premier abord. Tout en conservant la division tradi-

tionnello, qui est commode, il importe donc do ne paslui attribuer plus d'importance qu'elle n'en a

Los ancions expliquaient la transformation do la co-médie par un fait précis, une loi, qui aurait imposé si-

1. Toutecette partie de l'histoire de la comédiegrecque a étéspécialementétudiéedans l'ouvrage de GuillaumeGuizot: Mé°nandre,étudehistoriqueet lillérairesur la comédieet la sociétégrec-ques,Paris, 18S5.Ce livre gardesa valeurà côté deceuxde Denis,d'Éd. Du Méril et.deshistoiresgénéralesde la littérature grecqueoù les mêmesquestionssont traitées.

2. Aristote, Moraleà Nicomaque,IV, 14 Tr,vT&vtoîuigSvet t^vtôvxatviiv.

3. Fielitz,DeAtlicorumcomoediabipartita,Bonn,1E634. Voir de bonnesobservationsà cesujet date 17.6t.ewComedy

de A. P. Oppé,S.Andrews,1891.

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1 TRANSFQKMATIQN DE X A COMÉDIE 593

Hist. de la Litt. grecque. T.' Itl. 3g

loneo au choeur en lui interdisant la satire Nous no

savons pas au juste à quoi il faisait allusion. Les témoi-

gnages anonymes, – los plus explicites quo nous ayonssur ce point, sont extrêmoment confus et reposentsur une altération évidente des traditions historiques3ils attribuent en effet cette interdiction à l'oligarchie;et pourtant, à partir de la victoire de Thrasybule en

*03, la démocratie est rétablie dans Athènes, et c'estalors justement que la comédie change de caractère.S'il y eut réellement une toi. elle fut donc portée ou toutau moins renouvelée par la démocratie. Mais, pourqu'el leait duré, il faut qu'ello ait été l'expression d'une opinionnouvelle, qui devint do plus en plus forte. Si donc ellea été portée, elle n'est on somme quo secondaire c'estle changement de l'opinion qui nous intéresse, car c'estlà le fait capital. Les mêmes témoins nous rapportentaussi

que, par suite do t'appauvrissement général qui résultade la guerre du Péloponnèse, les chorèges vinrent à

manquer ou ne se trouvèrent plus en état de faire faceaux frais des chœurs comiques 3. Autre explication in-suffisante. Cet appauvrissement fut passager, et nous ne

voyons pas qu'Athènes, dans le cours du iv° siècle, ait

manqué do chorèges pour ses chœurs dithyrambiques4.Pour rendre compte de la transformation de la comédie,il faut chercher dos raisons plus profondes, et elles s'of-frent d'elles-mômes à nous.

Ces raisons sont de trois sortes politiques, morales,littéraires.

1. Horace,Artpoétique,283Lex est acceptachorusque

Turpiter obticuitsublatojure nocendi.Schol. Aristoph. Grenouilles, 404 Xp6vo> S'oû «oûw ûirtepov xai xa-

Hami itepieO.e KivT)uta«Tac WVT'V- Cf. méme picco, 153.

2. Prolégomènes Didot, I, IV, IX a, IX b, XL

3. ProlégomènesDidot,1(Noticede Platonios).4. Denis,Comédiegrecque,II, p. 330.

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594 CHAPITRE XIII. – LACOMÉDIE AU IV SIÈCLE

Après les désastres do la guerre du Péloponnèse, aprèslos sanglants souvenirs do la tyrannie des Trente, une

sorte d'apaisement se fait dans l'opinion publique. D'un

commun accord, on évite de réveiller los vieilles que-relles. L'amnistie s'impose dans los Mations publiques;à plus forte raison dans les fftt es religieuses.Ainsi se perdl'habitude de mettre en scène les hommes d'Klat et de

tourner on comédies les questions du jour; une fois

perdue, l'adoucissement des mteurs l'empêche do ronai-

tro.

Cet adoucissement est au fond In chose essentielle à

signaler. Née dans les campagnes, la comédie nncionnn

était restée grossière et rustique jusqu'à la fin. Mais,

dans le cours <î Vsiècle; la prédominance do la vie ur-

baine avait rendu les mœurs plus élégantes les relations

do société s'étaient multipliées; les banquets, les entre-

tiens, l'influence des philosophes avaient peu à peu ré-

pandu dans la ville le goût du bon ton. Vers la fin de la

vie d'Aristophane, il y avait déjà un désaccord sensible

entre les manières do la comédie et colles de la majoritédu public; ses grossièretés n'étaient plus acceptées que

par une sorte de tolérance d'habitude; le nombre crois-

sait chaque jour do ceux à qui elles déplaisaient. Un mo-

ment vint, où ce désaccord parut insupportable. Les dan-

ses obscènes du chœur durent disparaître en premier

lieu, et le chœur, dès lors, n'eut plus de raison d'être.

Puis on se dégoûta des propos grossiers, des jeux do mots

équivoques, do tout ce qui était banni de la conversation

des gens comme il faut. Rien de plus instructif à cet

égard que le passage do la Morale à Nicomaque où Aris.

tote distingue la basse plaisanterie de la plaisanterie spi-rituelle et décentet « Une des marques du savoir-vivre,

1. Moraleà Nicomaque,IV, c. 14.Onadmet généralementquecet

ouvrage d'Aristote a été écrit pendantson secondséjourà Athé-

nes, c'est-à-direentre 335et 323(ZeHer,Philm,<&'<'<:<M'fAfM,2'par-tie, 2"sect., p. 28et 159).

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TRANSFORMATION DE LA COMÈWE 595

c'est de ne dire et de n'écouter quo co qui convient à unhomme comme il faut et vraiment libre. Car il y a, mémoon matière de plaisanterie, dos convenances qui s'impo-sent à un tel homme, soit quand il parle, soit quand ilécoute. La plaisanterie do l'homme lihro diffère de cellede l'homme servile, celle do l'homme bien élevé de cellede l'ignorant. On peut s'en rendre compte en comparantla comédie d'autrefois ù celle d'aujourd'hui. L'une faisaitrire avec des mots grossiers (aic^poXoyw),l'autre se fait

comprendre à demi-mots i&Eovoise);il y a une grandedifférence entre cos doux manières au point da vue dosconvenances. » Cette sorte do délicatesse (iXautoptAro;),dont parle ici le philosophe, voilà le sentiment nouveau

qui, plus que toute autre chose, a transformé la comé-die.

EnOnil faut tenir compte aussi des raisons littéraires.La comédie ancienne était le triomphe do la fantaisie;or cet essor libro et capricieux de l'imagination suppo-sait une jeunesse d'esprit qui ne pouvait avoir qu'untemps. Le quatrième siècle ost moins poétique et plusréfléchi que le cinquième c'est le temps des prosateursexquis, des fines observations, de l'analyse, des discus-sions élégantes. Deplus en plus, on s'attacho à la réalité >;on veut on tout de la vraisemblance. Comment les inven-tions extravagantes s'cpanouiraiont-ellesà leur aise dansun monde où l'on goûte si vivement la saine raison? Les

qualités nouvelles excluent les anciennes, c'est la loides choses. La fantaisie disparaît donc, et avec elle l'in-cohérence dont elle était l'excuse. Du moment quo la co-médie n'est plus une folle échappée de l'imagination, lavoilà prise par la réalité et obligée de s'assujettir aux

règles naturelles de la composition. Plus de défilés bouf-fons, plus d'épisodes saugrenus il faut supprimer ceva-et-vient tumultueux; il faut imaginer une action quimarche régulièrement vers sa fin. Une fois que la rai-

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596 CHAPITRE XIII.– LA COMÉDIE AU IV SIÈCLE

son est devenue maitresse d'un genre, rien ne saurait

l'empêcher do la façonner tout entier à sa ressemblance.Ce sont là les causes réelles qui ont transformé la co-

médie. La suppression du chœur comique fut le signeextérieur décrite transformation. JIy a encore un chwur

dans le secondPlautos d'Aristophauo, joué en 388; maisce chœur no débite point de parabase ni do chants d'en-

semble. Pou do temps après, la ehorégio comique dutotro entièrement supprimée'.

Il

llcprésontons-nous la comédie ainsi dépouillée. Que

va-t-elle faire pour suppléer à ce qu'elle viont de perdreet pour s'adapter aux circonstances nouvelles qu'elle est

contrainte do subir?

Tout d'abord, elle abandonno un bon nombre des sujets

qui lui étaient familiers, en général tous ceux qui se rap-

portaient à la politique. Déjà, nous l'avons vu, elle ten-

dait & s'en détacher; à présent, ello les laisse do côté

complètement. En fait do satire des contemporains, ello

se contentera désormais d'épigrammes, dontelle criblera

volontiers les philosophes, les maîtres de rhétorique,

môme les personnages politiques; mais elle ne portera

plus sur la scène los affaires publiques, elle n'agitera

plus les graves questions relatives à l'éducation de la

1. Nous avons vu plus haut que, d'après lo scoliaste des Gre-

nouilles (v. 404), Kinésias supprima les chorégies peu après la re-

présontation de cette pièce; le même scoliaste ajoute que le poèteStrattis, dans son Kinésias, l'appela pour cette raison « le meur-trier des chœurs • (xopoxtâvoc).Il y eut donc un décret rendu surla proposition de Kinésias pour supprimer les chorégies comiques.Mais, si ce décret fut rendu pou après 405, il a dû être rapportéavant la représentation du second Plautos, en 388, et sans doute

renouvelé ensuite moins que peu après ne doive être entendu Ici

l'un espace do vingt ans environ.

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SUJETS ANCIENS ET NOUVEAUX 507

jeunesse, elle no se moquera plus des ridicules ni des

vices de la démocratie.

Elle retient pourtant toute une partie do son ancien

répertoire. Les sujets de mythologie plaisante avaient

été déjà in honneur auprès des poètes coniques du

ve siècle. On tournait en farces les mythes qu'illustraitla tragédie, oit travestissait en bouffons ses dieux et ses

héros. Los £%«ses de Gratinas, VÉolosicon d'Aristophane,et beaucoup d'autres pièces du même temps, avaient

montré quel succès on obtiendrait en cultivant ce genre.Dans toute la première moitié du iv° siècle, on putcroire que ces parodies seraient désormais la granderessource de la comédie. Ellos devinrentalors tellement

à la modo, qu'à distance les grammairiens byzantins yont vu le trait caractéristique du genre nouveau Nous

montrerons tout à l'heure qu'ils ont ou tort mais on

pouvait s'y tromper. Toutes les légendes divines sem-

blent en effet avoir été mises à contribution dans les

soixante-dix premières années du iv° siècle. Lorsqu'onne parodiait pas directement une tragédie ou un passagoconnu de telle ou telle épopée, on parodiait du moins la

tragédie ou l'épopée on général, en faisant justement le

contraire de ce qu'elles avaient fait. Cequ'elles prenaientau sérieux, ce qu'elles essayaient de présenter comme

pathétique ou comme touchant, on le tournait en ridi-

culo. La libre fantaisie avait sans douto moins de part à

ces parodies qu'à celles du siècle précédent. Le procédé

comique consistait surtout, semble-t-il, à représenter les

dieux et les héros comme de bons bourgeois; et, sans

grossièreté, sans extravagance, le simple contraste en-

tre la grandeur convenue des personnes et la vulgarité

i. Prolégom.Didot,1 (Noticede Platonios) 'HS\ (U<"1x«|i<!>8{«lizï 10(TXtiitTeivierropta;prfîzioaçitonjraïc X6sv. TOiaCiTatyipatxati tï,<!i«"ivxo)[j.wôt«vvnofëim;statv*(iûtou«y&p«va; TtOévret£vt«î; xcafiftiSiait-TOÎ;uaXaiotlpoccet^qitévou;Siéaupov<!>;xax&cpnQJvTou.

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598 CHAPITRE XIII. –LA COMÉDIE AU IV SIÈCLE

de leur rôle provoquait lo rire. Voilà pourquoi on ro.

cherchait particulièrement les légendes qui permettaientde les montrer sous l'aspect le plus trivial naissances,

mariages, banquets, aventures galantos Sous forme

de parodies, ces pièces étaient quelquefois des allégories.Elles semblaient parler de mythologie et elles faisaient

allusion aux choses du jour. C'est évidemment eo queveulent dire les commentateurs anciens quand ils qua-lifient à'énùjmalique la satire qui est propre à la comédie

moyenne. Quelques titres justifient encore cette appré-ciation Il. Quant à leur portée religieùsa, elle a pu être

plus grande que leurs auteurs mêmeht. l'ont cru. Il n'yavait peut-être pas dans tout cela d'irréligion systéma-

tique mais la mythologie, à coup sur, dovait y perdre

beaucoup en considération. Que la comédie le voulût ou

non, il n'est pas douteux qu'elle n'ait contribué à sa ma-

nière, presque autant que la philosophie contemporaine,à la décadence du polythéisme. Une chose remarquabletoutefois, c'est que la vogue de ces parodies ne parait pasavoir dépassé la période qu'on assigne à la comédie

moyenne. Les poètes avaient si largement usé de ce

genre que le public s'en fatigua. D'ailleurs, quoi qu'ilfit, il ne touchait quo peu à la réalité. Plus on prit le

goût de l'observation et de la vraisemblance, plus on dut

s'en détacher. En somme c'était un genre de transi-

tion l'avenir de la comédie n'était pas là.

La. véritable nouveauté dans le genre comique au

iv° siècle, c'est la représentation des mœurs. Non quecette représentation fût tout à fait inconnue jusque-là

t, Le groupe des Naissancesest particulièrementnombreux.Ilcommencedans l'ancienne comédieet grossit dans celledu iv*siècle.Citons 'Aônvâcfovatd'Heraippos, 'Açpofiiny;yovaJde Nico-

pttonet d'Antiphane,Ilovô;yovatd'Araros, Aiôçtovttide Philiscos,HôtraâvTOvoridePolyjsâlus,Atovûvovfovaïil'Anaxandridoet de Pô-lyzelos.Cf. Meineke,I, 278et suiv.

2. Par exemplel'OrealautocdidéadoTimoclés;Denis,t. II, p. 355.

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PEINTURE DES MŒURS 50»

sur le théâtre; nous avons vu comment, chez Aristo-

phane* et ses contemporains, elle se faisait jour déjà,malgré les conditions défavorables du temps; mais en-

fin, c'était la fantaisie qui dominait alors, ot olle ne

permettait pas à l'observation do se développer. Unefois quo la fantaisie fut écartée avec Jo chœur, l'obser-vation prit tout à coût le dessus. L'histoire do la comé-die au iv" siècle n'est, pour-ainsi dire, que colle de ses

progrès. D'abord superficielle, s'attacham aux dehors,

puis de plus en plus délicate et intime, jusqu'au tempsdo Mônandro, où elle atteignit le point de perfection

qu'elle no devait pas dépasser.

Un grand nombredes pièces comiques quifurontjouéesà Athènes entre la fin du v° siècle et l'avènement d'A-

lexandre le Grandont pour titres des noms quidésignentsoit un métier, soit une condition sociale, soit un payslé Paysata ("Aypquiqî),la Raccommodeuse ( 'Axmstpux),la Femme qui pêche ( 'AXisuoj«i«i),le Joueur de /lûle(AvXifïriiî), h Béotienne(Boum;), le Byzantin (BuÇxmo;),

YÈpidaurien ('Em&aûptoç), VÉphésicnne ('Emeute) le

Zacynthien (Zoowîvôio;),lo Peintre (Zenypaça;),le Cocher

( l-bugo;), le Soldat (Stpoctswtviî),lo Jardinier (Kq-oupo;),le Foulon (Kvaçzvç),le Maître d'armes ( 'OieXojMcjç»;),etc. D'autres, également nombreuses, empruntent leur

titre aune particularité dramatique, soit à une aventure,soit à un état mental d'un des personnages, soit à undétail caractéristique de l'action l'Ennemi des mé-chants (Mtoarcévqpo;),les Monuments (MvfyzaTa),les Frè-

res consanguins ('Oj*oïrâTpi<»t),las Homonymes ('O[«àvu-jtoi), les Proverbes (napoquat), les Jumeaux (AîSujaoi),le Trésor (@»i<T<xupàç),l'Outrage (Têpiç). Dans l'igno-rance où nous sommes do ce qu'étaient au juste ces

piècos, nous devons user de beaucoup de réserve en

essayant d'en deviner le contenu d'après le titre. Tou-tefois deux choses au moins sont évidentes. La pre-

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600 CHAPITREXIII. – LA COMÉDIEAU IVe SIÈCLE

mière, c'est que toutes à pou près avaient une donnée

fondamentale emprunt ôo à la vie commune plus de

merveilleux ni de fantastique it s'agit manifestement

de choses qui arrivent ou qui peuvent arriver tous les

jours un paysan, quelque peu niais, vient à la villo et

s'y fait duper ou tourner eu ridicule; deux hommes se

trouvent porter le mémo nom, d'où résultent des con-

fusions plaisantes. La seconde, c'est que la peinturedes mœurs était un des éléments nécessaires de ce co-

mique, voisin de la réalité. Toutefois gardons-nous ici

d'une illusion. Parce quo des pièces nombreuses por-tent des noms do pays, il n'en serait pas moins témé-

raire d'affirmer que les poètes y eussent peint avec des

traits caractéristiques les manières des divers peuplesde la Grèce. Une comédie était intitulée YÊpidaurienou le Byzantin il suffisait pour cela qu'à un moment

donné un homme d'Épidauro ou de Byzance jouât un

rôle décisif dans l'action. Et de même, il ne faudrait pascroire que dans une pièce intitulée le Jardinier, le poèteeût représenté nécessairement les mœurs propres aux

jardiniers d'Athènes, à supposer qu'ils en eussent de

telles. C'est là une idée qu'on rencontre quelquefois et

qu'il faut rejeter absolument. Les titres qui viennent

d'être énumérés prouvent seulement que le monde de

la comédie était désormais le monde réel, et c'est de là

qu'on est en droit d'induire d'une manière générale queles mœurs contemporaines y étaient nécessairement

représentées.Que fut l'intrigue dans la comédie athénienne pendant

toute cette période et quelle était la valeur dramatiquedes personnages qu'elle mettait en scène? A défaut de

documents précis, le peu que nous savons de la secondo

question peut nous permettre dans une certaine mesure

de répondre à la première. Si les poètes de ce temps, ou

du moins si quelques-uns d'entre eux avaient su créer

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L'INTUIGUE ET LES PERSONNAGES 601

un groupe de personnages doués d'une vie morale vrai.

ment délicate et profonde, on n'aurait jamais songé à

distinguer la comédie nouvelle de la moyenne. Pour queles œuvres de Ménandre et de ses contemporains aient

pu constituer aux yeux de la critique un groupe vrai-

ment distinct, il a fallu qu'une différence assez frappante

s'y fit sentir. Or le genre au fond était identique, les su-

jets traités étaient de même ordre, la matière comiqueétait la môme c'était donc l'art qui était autre. Voilà

pourquoi nous sommes autorisés à croire qu'aucun des

poètes de l'âge intarmédiaire ne réussit à dégager l'idéal

de celte comédie qui était issue de celle du siècle précé-dent. Nous savons pourtant qu'ils créèrent un certain

nombre de types convenus, dont la génération suivante

ne dédaigna pas de profiter ceux du parasite, du soldat

fanfaron, du marchand d'esclaves, du cuisinier; il est

bien probable qu'ils en ébauchèrent encore beaucoup

d'autres, types de vieillards et de jeunes gens, d'esclaves

et de courtisanes. Mais, on tout cela, ils amusaient sans

doute les esprits par un semblant de vérité plaisante,

plutôt qu' ils ne les attachaient par un intérêt moral sé-

rieux. Sauf en quelques passages et par exception, leurs

personnages ne découvraient guère le fond de leur âme

ils avaient plus de ridicules extérieurs que de sentiments

vrais ce qui leur manquait essentiellement à tous,

c'était ce quelque chose d'intime qui est l'homme même.

Par suite, il est permis de conjecturer ce qu'était l'in-

trigue. Des Grecs du ivfl siècle, qui avaient lu Euripide,ne pouvaient être embarrassés de combiner ingénieuse-ment des événements. Il n'y a vraiment aucune raison

de supposer que ce genre de combinaison ait manqué à

la comédie dès la première moitié du me siècle. Beau-

coup des titres qui ont été cités plus haut nous suggè-rent l'idée d'aventures plusou moinscompliquées. Même

un auteur ancien, Platonios, loue les poètes de la

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C!)3 CHàPIffiïïXIH. – LA COMÉDIE AU IV0 SIÈCLE

moyenne comédie du soin avec lequel ils traitaient leurs

sujets Mais, comme on no sentait pas encore bien le

prix des fines peintures de sentiments, on ne cherchait

pas l'occasion do les faire naitre. Les poètes, en orga-nisant l'action de leurs comédies, devaient donc viser

plutôt aux situations purement comiques qu'à celles quiauraient pu offrir un véritable intérêt moral. Ce n'é-tait pas la science de l'intrigue qui leur faisait défaut,c'était une idée netto do sa destination supérieure.

Ayant renoncé à la fantaisie dans les choses, la co-médie dut y renoncer aussi dans les mots.«Los poètes dela comédie moyenne, dit un anonyme, ne visèrent pasàse créer une lauguo poétique; parlant le langage com-

mun, ils ont des qualités de prosateurs, et chez eux le

caractère poétique est l'exception » Nous ne pouvonsguère contrôler cette assertion, mais elle n'a rien quede vraisemblable on elle-même, Tout ce qui, dans la co-

médie ancienne, était hardi et insolite a ait dû disparaî-tro do la comédie transformée. Colle-ci mettait on scènedes personnages qu'elle s'efforçait de rendre aussi réels

que possible elle devait donc leur prêter un langagesemblable à celui qu'on parlait dans les rues d'Athènes.Ce qui en faisaitlo mérite, c'était surtout le naturel. En

fait do plaisanteries, les grossièretés, les joyeuses ex-

travagances étaient désormais proscrites; on y substi-tuait les sous-entendus ingénieux, ce qu'Aristote ap-pelle wzôvovx.Quant au sentiment, il y tenait sans doute

pou de place, parce que la comédie manquait encore do

psychologie délicate. Mais n'oublions pas que nous no

possédons des œuvres de ce temps que des fragments

disjoints, et gardons-nous de croire qu'on puisse as-seoir sur de telles données un jugement précis.

1. Didot.Schol.graecain Arisloph,Proleg.III KaTcurxoXovvTai8s.nâvrecnepixatvitotiiauç.

2. Mêmenotice.

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POÈTES DE LA COMÉIilK MOYENNE 603

III

S'il est malaisé en somme do caractériser ce genre en

voie de transformation, il ne l'est guère moins de don-

ner une idée nette des poètes qui le représentent. Le peu

que nous savons d'eux nous laisse mal deviner l'origi-nalité individuelle de leur physionomie et de leur rôle.

Contentons-nous donc de les mettre ici à leur plac?_·

dans l'ordre chronologique, sans insister autrement

Le plus fécond poète de ce temps fut un étranger,

Antiphane ». Né vers la fin du ve siècle (dans la 93*

Olympiade, 401-404), il mourut à soixante-quatorze ans,

par conséquent un peu avant 330. Il fut donc le contem-

porain de Platon, d'Isocrate et de Démosthène. Il dé-

buta probablement en 387. Les uns lui attribuaient

280 comédies, les autres 36a 3. Une telle abondance n'est

guère conciliable avec les scrupules d'un art exigeant.Pour composer tant de pièces en si peu de temps, An-

tiphane, quelle que fût sa facilité naturelle, devait s'ac-

commoder de tous les sujets et user trop souvent sans

scrupule des mômes moyens dramatiques 4. Banalité et

négligence, telles étaient les conséquences nécessaires

de sa précipitation. Il ne remporta, dit-on, que treize

victoires 5. Une partie de ses pièces, d'après les titres

i. La liste des nomsdes poètes comiquesdu ive siècle a étédresséed'abord à l'aide du Lexiquede Suidas et des citationsdesauteurs anciens.Elle a été complétéerécemmentpar la décou-verted'une inscriptionen formede catalogue(CIA,II, 977).

2. Suidas, 'Avtiçâvw.Anon.ïleplxm^S. (Proleg.Didot,IU). Lesuns le disaientoriginairede Kiosen Mysie,lesautresde Smyrne,les autres de Rhodes;d'autres de Thessalie. Pauly-Wissowa,art. de Kaibel,Anliphanes.n«1S.

3. Suidas,mêmenotice.4. Anon. cité IWcrSou$àitytmaviaùtoveùçucotatovelt to -yporçeiv

xal SpaitaTomueïv.Il s'agit là surtout de la facilité d'invention.5.Ibidem.L'inscriptionCIAH977en mentionnehuit auxgran-

des Dionysies.Il est bonde remarquer queles victoiresmention-

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604 CHAPITRE XIII- – LA COMÉDIE AU IV» SIÈCLE

subsistants, consistaient en parodies mythologiques ison théâtre marquait donc l'apogée de ce genre assez

vulgaire. L'autre partie devait mettre en scène des

types populaires. L'impression que nous retirons au-

jourd'hui de ses fragments lui est peu favorable. L'es-

prit qu'on y trouve n'est guère qu'un don naturel de

s'approprier certaines formes de plaisanteries conve-nues 3. Il est long et monotone; il abuse des énumé-

rations 3; son dialogue n'a qu'un mouvement apparent;mille choses tournent autour de nous et nous passentsous los yeux, sans que nous changions de place Son

principal mérite parait consister en une facilité élé-

gante. Il sait tourner une réflexion, donner parfois uneforme assez piquante à des idées d'ailleurs vulgaires',amuser un instant son public par des effets do style oud'invention Citons, à titre d'exemple, les plaintes deson foulon (Kvaçsûî). On ne peut nier qu'il n'y ait dansces quelques vers du naturel et même un certain atti-

cisme, fait d'un peu d'esprit et d'un peu de sentiment;je dis un peu, afin de marquer la vraie mesure.

« Quel que soit le dieu qui, le premier, enseigna aux hom-mes un métier, c'est un bLmtriste cadeau que celui-là leur a

néespar les biographessont uniquementdesvictoires remportéesà Athènes.Maisles poètesdece tempsfaisaientaussi représenterleurs comédiesailleurs; celaest attestépar exemplepourAnaxan-dride, commeonle verra plus loin.

1.Vingt-quatreenvironsur centdix-neufdont les titres noussontconnus.

2. Fragm. 82, m, i66, 190, 19*. et 196 Kock. Notez l'emploi fré-

quent des énigmes.

3. Fragm. 26, 55, 132, 133, 142.

4. Fragm. 68.5. Fragm. 80, 94, 98, 144, 204, 205, 25).

6. Fragm. 108,148,161,195,202,300.C'est peut-êtreà Atttiphanequ'est duelajolie fantaisiedesparolesquigèlenten hiveret dégè-lent en été (Plut. Moralia,19).Ce sont sansdoute ces mérites quilui valurent d'êtreétudiépar Démétriusde Phalèredansuntraitéspécial,llepl 'Amçivovça' (Diog.Laerce,V,81.)

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POÈTES DE LA COMÉDIE MOYENNE 605

fait. Supposez un misérable quelconque s'il ne sait rien faire,il part, il risque sa vie affaire d'tm jour le voilà couvertde gloire, à moins qu'il ne soit tué. Mais nous autres, quiavons la vie assurée avec notre métier, nous mourons de faimtoute l'année, on espérant toujours. Nous pourrions n'avoir àsubir qu'un seul instant d'incertitude, et nous préférons nousen donner toute notre vie durant »

Dans un autre genre, on peut rappeler aussi le frag-ment bien connu où il compare la comédie à la tragé-die cela est enjoué et bien tourné, quoique un peu

superficiel, et, comme le précédent morceau, dans ce

ton demi sérieux, demi plaisant, où Antiphane semble

avoir excellé i.

« C'est vraiment l'art des bienheureux que la tragédie 1Tout ce qu'ellet raconte, son public le sait d'avance, avant

qu'on n'ait dit un seul mot le poète n'a qu'à le rappeler dis-crètement. Œdipe, voilà un nom qu'il suffit de prononcer; onconnaît tout le reste son père Laïos, sa mère Jocaste; quelsétaient ses filles et ses fils; ce qui va lui arriver, ce qu'il afait. Et de même pour Alcméon à peine l'a.t-on nommé,aussitôt les petits enfants eux-mêmes s'écrient que, devenufou, il a tué sa mère, et, que furieux, Adraste va venir sur-le-

champ, puis s'en ira. Enfin, quand ils ne savent plus quedire, quand ils sont à bout de ressources dramatiques, aussiaisément qu'on lève le doigt, eux lèvent lamachine aux dieux,et les spectateurs n'en demandent pas plus. Voilà des avan-

tages qui nous manquent à nous il faut que nous inventions

tout, des noms nouveaux, ce qui s'est passé auparavant, lasituation présente, le dénouement, l'entrée en matière. Qu'uneseule de ces choses soit négligée par quelque Chrêmes ou

quelque Phidon, on le siffle et on le chasse; si c'était Péléeou Teucer, on ne dirait rien. »

A côté d'Antiphane, nommons Anaxandride 3. C'était

1. Fragm. 123.2. Fragm. 191.3. Suidas, 'Ava?avSptS>ic.Pauly-Wissowa, Anaxandrîdes,I, art. de

Kaibel. L'inscription 230 du CIG (Inscr. graœc.Sic, et liai., 1098)contient, selon Bergk (Rhcin. Mus. XXXIV, p. 327et suiv.), la

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606 CHAPITRE XIII. – LA COMÉDIE AU IV SIÈCLE

un étranger, lui aussi: do Rhodes, solon les uns; de

Colophon, suivant les autres. Sa première victoire futsans doute celle qu'il remporta en 377 selon le marbredo Paros Il prit part encore, vingt-nouf ans plus tard,au concours dramatique organisé par Philippe aprèsla prise d'Olynthe en 348. Il avait composé 65 comé-

dies, qui lui valurent dix victoires. Ce fut lui, selon

Suidas, qui introduisit le premier sur la scène comiquedes amours et des séductions. Ceux qui parlaient ainsioubliaient au moins le Cocalos d'Aristophane; mais ils'devaient avoir raison on faisant ressortir comme unenouveauté l'importance donnée par Anaxandride à cesressorts dramatiques. Cependant Ja proportion des su-

jets mythologiques et des sujets d'intrigue est à peuprès la môme chez lui quo chez Antiphane. Quant àson talent, ce qui nous reste de ses pièces ne permetréellement pas de l'apprécier 3.

Eubule, fils d'Euphranor, Athénien du dème de Ket-

tos, no nous est guère mieux connu 3. Il vivait, nousdit Suidas, dans la 101e OIympiado(37C-373). En prenantcette date pour colle do ses débuts, on voit qu'il dut

appartenir presque àla mémo génération qu'Antiphane.Sur les cent quatre comédies qu'il avait composées, il

n'y en a guère qu'une soixantaine qui nous soient con-

liste desvictoiresremportéespar AnaxandrideauxDionysiesur.baines do382à 349.Cf.CIAII, 977.

i. Marbre deParos, ép. 70.2. Le fragment39, on un Grecopposeses mœurs à celles d'un

Égyptien,est d'un hommed'esprit et d'un écrivainqui a du trait.En revanche,le fragm.41,où les nocesd'Iphicrateavec la filledeCotyssont décritesen 71anapestes,n'est qu'une longueénuméra-tion bien fastidieuse.Ce qu'il y a de meilleurdans les fragmentsd'Anaxandride,ce sontles morceauxde réflexionsgénérales,sati.riques ounon,qui nous ont été conservéspar Stobée (fr. 52, 53,55,60, 61,63) il y a là des chosesfortementdites,avec esprit etvigueur. Lirele jugementdeGhamoléondansAthôn.,JX, 374b.

3. Suidas,Eû'êouioç.

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POftTES DE LA COMÉDIE MOYENNE 807

nues par leurs titres ou par quelques fragments. Les

sujets mythologiques, et par conséquent les parodies,semblent avoir en pour lui un attrait particulier. On

l'entrevoit, dans les débris de son œuvre, comme unrainour d'un esprit cyniquo, habilo à contrefaire le ton

pompeux de la tragédie, conservant plus qu'aucun au-

tre peut-ôtre le goût des plaisanteries licencieuses jus-

qu'à l'obscénité, qui avait régné au siècle précédent.Il suffit de mentionner le (ils d'Aristophane, Araros,

puis Nicostrato, Philôtaire, Amphis, Éphippos t, Anaxi-

las s, Arislophon, Épicratès; de ce dernier deux frag.monts sont à noter: l'un, de vingt-cinq vers, sur la

vieillesse do la célèbre Laïs, l'autre, do trente-neuf

vers, où est racontée plaisamment une prétendue dis-

cussion des Platoniciens sur la nature do la citrouille*.

Cratinos le jeune, Ophélion, Nausicratès, lui pliant' ne

sont guère pour nous que do simples noms mais il

on est autrement d'Alexis, qui mérite (l'être distinguédo la foule.

Né à Thurium dans la Grande Grèce et plus tard na-

turalisé Athénien, Alexis fut, selon Suidas, l'oncle de

Ménandre et scn maitro dans l'art dramatique 4. Sa

longue vie, qui dépasse cent ans, remplit tout le ive

siècle 5. Il composa, au dire de Suidas, deux cent qua-

1. Il nous restedelui, entre autres fragments,une curieusepein-ture satirique d'un jeune Platonicien, élégant et beau parleur(Fr. 14Kock).

2. On peutlire d'Anaxilasun fragmentde 31 vers trochaiques,invective comiquecontre les principales courtisanesdu temps(Fr. 22).

3. Épicratès,fr. 2,3 et il.4. Suidas,"AXeÇu.Kaibel,art. Alexis,9, dans l'encycl. de Pauly-

Wissowa,considèrela parenté d'AlexisavecMénandrecommeunesimplecombinaisondesbiographes.Cf.l'Anonymecité,Prol.Didot,ni. Et. de Byz, v. Olovcite un Alexisqui ne semblepas être le

poètecomique.5.Plutarque, Dedefectuoraculorum,p. 420E. On a cruqu'il était

encorevivant en 287av. J.-C., d'après l'allusion du fragm. 244,

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608 CHAPITRE XHI. – hk COMÉDIE AU IV SIÈCÏ.E

rante-cinq comédies. Une chose digne d'attention, c'est

lo très petit nombre do sujets mythologiques traites

par lui. On no peut «limier qu'il n'ait été un de ceux

qui dégagèrent la comédie do ses incertitudes et lui

assignèrent définitivement son domaine nouveau. Un

grand nombre de ses fragments sont remarquables parla gaieté mulicioiiso, par t'amusante variété, par la vi-

vacité de l'invention «. Si sa fantaisie n'a pas l'exubé-

rance de celle de l'ancienne comédie, du moins, sous

une formo contenue, elle ost fine et vraiment plaisante.L'éducation d'Héraclès par Linos, dans lo court frag.mont qui nous en resta, est do tout point une joliescène D'ailleurs, plus do bonne humour joyeuse quedo force ou de pénétration. On ne rencontre guère chezlui do ces sentences morales, dans lesquelles excelleraMénandro: il aime mieux développer que condenser,ot il le fait avec une élégante facilité 3. Aucun do ses

fragments n'atteste un don particulier d'observation ouune très fine étude de la réalité. Avec ces qualités etces défauts, Alexis devait dessiner vivement et à grandstraits certains types plaisants plutôt que représenterle détail dos mœurs et des sentiments. Un auteur an-

cien, réfuté par Athénée, voulait qu'il eût créé le por-

qui se rapporto au mariage do PtoléméePhiladclphoavec sasœur mais ce .fragmentest considèreaujourd'hui commeayantété ajouté postérieurementà la pièce où il flgurait (VoyezKock,à proposde l" Yno6oXi|t«{ocd'Alexis).CependantKaibelen défondl'authenticité(Art.cité).li le fait-vivrede 372à 270environ.

1.Voir le fragm. del'IaooTcfoiov(fr. 98)sur les ruses descourti-sanes,le fr. 116sur les deux sortes de parasites, les fr. 135et126sur la réformeà imposerauxmarchandsdopoisson.Peut-étroétait-celui, commel'a supposéMeineke,qui avait eu l'idée, dansson Oreste.deréconcilierOresteavec Égistho(Arist. Pott. c. 13).

2. Fr. 13S.3. Voyezle fr. 141sur les contradictionsde la nature humaine.

Le fr. 45 renfermeune jolie comparaisonentre la jeunesse del'homntA«tcbIIp«Invin.

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FORMES ET ESP81T DE LA COMÉDIE NOUVELLE 609

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 39

sonnagodu parasite Cela prouve au moins que chealui ce type semblaitavoir pris un relief nouveau, commesanadoutecelui du cuisinier vantard*, commoplusieursautres peut-être.

La seconde partie de la vio d'Alexis correspond à l'a-

pogée de la comédie au i v°siècle. Il assiste aux succèsdo Diphilo,de Philémon, de Ménandre. Cequ'on nomme

proprement la comédie nouvelle est alors dans tout sonéclat. Avant do parier des poètes qui l'ont illustrée, ilest bondo nous arrêter quelques instants à la considé-rer en elle-même, soit dans son organisation, soit dansson esprit.

IV

Les concours de comédie ne semblent pas avoir eumoinsd'éclat au iv«siècle qu'au v°. A Athènes, ils con-tinuaient à avoir lieu deux fois par an, aux grandesDionysieset aux Lénéennes 3; dans les faubourgs oudans les dèmes, une fois par an, aux Dionysies deschamps Au lieu do trois concurrents, l'usage s'établitalors d'en admottre cinq à ta fois au concours Il pa-rait vraisemblable que cette innovation dut se rattacherà la suppression des chants du chœur et de la parabase;la représentation de chaque pièce prônait moins de

temps et coûtait moins cher; on en joua un plus grand

1.Athénée,VI,235E.S. Cf. notamment fr. 172. 173.3. A. Mfiller, Griech. Buhnenall.. p. 314, n. 2, et 317, n. 3 et 4.

Diog. LaSrce, VIII, 99, à propos d'Eudoxe, poète de la comédienouvelle Nlxaç «.muscs |ilv tpst;, X»|v«.xà«8è«év«.

4. Eschine c. Timarque, 157 ïlfvn" dv toïs xat' %»«« Aiovuofoiexoi|»<jiîc5vôvtcuvdv KoXXutû. Cf. CIA, II. SSS(inscription de l'année318) Aiovufffuvtoïc xo|«*i8oîctoîc ARwvJaiv èv t£ «aitpù,.

S. C'est du moins ce qui est attesté pour l'année 388 par la no-tice du Ploutos d'Aristophane, et pour les années 3S4 et 353 parune inseriptiou, CIA, II, 872.

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010 CHUPITRE XIH. – LA COMÉDIE AU IVeSIÈCLE

nombre, pour quo la peuple n'y perdit rion. Plus tard,

aux cinq comédies nouvelles, on adjoignit une comédie

d'un ancien autour, qui était représenté» d'abord; cet

usage n'est attesté jusqu'ici que pour le u8 siècle l.

En dehors d'Athènes, la comédie profita, comme la

tragédie, du goût de plus on plus répandu pour les reprê.sontations dramatiques. Les villes grecques, les rois de

Macédoine, et, à la fin du siècle, les chefs des nouveaux

États, issus do l'empiro d'AJoxandre, tinrent à honneur

d'attirer les auteurs on renom et de faire jouer, sur leurs

théâtres &eux, les pièces a la modo Les sociétés d'ac-

teurs, qui se formaient alors, los portèrent ainsi do scène

en scèno. 11est môme probable qu'un certain nombre de

pièces nouvelles furent composées pour ces représenta-tions. Toutefois, alors comme auparavant, les grandes

réputations continueront a ne se faire quo par l'opiniondu public athénien.

La différence la plus apparente entre l'organisationde la comédie nouvelle et colle do la comédie ancien no

résulte de la disparition du chœur que nous avons expli-

quée plus haut. JI est malheureusement fort difficile»

d'être précis sur ce point. D'uno manière générale, nous

savons par les témoignages anciens que la comédie nou-

velle se passait do chœur. Pourtant quelques fragmentsnous prouvent quo cet usage nouveau n'était pas uno

règle absolue3. Dans le Trophonios d'Alexis, cinq vers

encore subsistante étaient adressés par le coryphée ou

i. CIA,II, 973.2, A Millier,ouv. cité,123(DrantatischeAufführunfieikau3s!?rhalb2. ANous avonscité, g 25{DramatischeAuffahruugenauaswhalb

Alhens).Nousavonsparlé plus haut, à proposd'Anaxandrido,desreprésentationsdonnéespar Philippo après la prise d'Olynthe.Alexandreen donnaaussi, quand il eut détruit Thèbes.Plus tard,Ptolémée,fils de Lagos. fit,dit-on, do vains efforts pour attirerMénandrea Alexandrie.

3. Mcincîic, Hisi. eritiratom. Qrmc, p. 301 et 441.

4. Alexis,fr. 237.

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FORMES ET ESPRIT DK LA. COMÉDIE NOUVELLE 611

par un acteur à dos choreutes qui so préparaient à dan.

ser. Tout ce qu'on peut dire, c'est que c'étaient là «les

exceptions. En général, l'orchostra restait libre, et la

comédie n'était plus interrompue ni accompagnée pardes danses. En conséquence, les principales divisionsde

l'action durent être marquées d'une nouvelle manière,sans doute par des intermèdes. On peut croireque ce futInl'origine do la division onactes, bien que nous n'ayonssu? ce point aucun renseignement décisif.

Uno nouveauté do quelquo importance fut l'adoption

du prologue a la fagon d'Euripide. Dans la période de

transition quo nous venons d'étudier, on en trouve déjà

des traces à pou près certaines c'est alors qu'il fut

essayé, et le succès do cette innovation la rendit bientôt

définitive. Chez les contemporains de Pbilémon et do

Ménamlrc, l'usage on est courant2. Autant quo nous pou-

vons le conjecturer, ce prologue servait à plusieurs lins.

Le personnage chargé par le poète do le débiter était

quelquefois un des acteurs de la pièce; souvent aussi,

c'était un être de fantaisie, tel que l'Air chez Philémon,

la Preuve chez Ménandre, la Peur chez un poète inconnu.

Quel qu'il fût, il apportait au public, selon l'exemple

donné par Euripide, quelques indications préliminaires

t. Voy. VÉole d'AiitipImne, fr. 18. L'imitationdu prologue tragi-

que y est manifeste peut-dtre est-ce par la parodie quo le pro-

logue a passé do la tragédio à la comédie. Cf. Neottis, fr. 168,peut-être Poesig, fr. 19t. Dans U> Ganymèele, fr. 73, le prologue était

dialogué. Aristote (RMt. lU, 13) fait allusion à un passage du pro-

logue des E-ioeëeî; d'Anaxandride et à la façon dont le jouuitl'actour PhiliJmon. La difficulté est de savoir si le mot prologue•toit être pris ici au sens large ou au sens étroit. Cf. Eubule, An-

tiope, fr. 10.2. Nous connaissons huit prologues de ce temps Philémon, fr.

9t; Ménandre, les ilesséniennes, la Cruche, le Laboureur, le Bourru

(Aûintota;). Thaïs, puis la pièce inconnue où figurait Elenchos, enfinfr. wleip. 151. L'usage des poètes comiques de Borne prouve à

<|uel point le prologue était alors à la mode.

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013 CHAPITRE XIII. – LA COMÉDIE AU IV» SIÉCtB

sur les antécédents de l'action ou sur lo lieu de la scène

Cela permettait d'alléger ensuite l'exposition et d'entrer

plus vivement en matière. Mais les prologues d'Euripide

n'étaieut pas seulement des moyens dramatiques plus

ou moins commodes ils avaient des mérites propres, quien avaient fait le succès. Les prologues comiques eurent

aussi les leurs, et cos mérites les mirent à la mode. Quand

le rôle était confié a un personnage de fantaisie, la pré-sentation marne de ce personnage au public devenait

un thème amusant, où une imagination vivo et spirituelletrouvait son compte2. Dans tous les cas, le prologue en

lui-même était une sorte de causerie avant la pièce, cau-

serie familière, capricieuse, très libro et très variable

dans son alluro, qui permettait de dire, à propos de co-

médie, tout ce qu'on voulait. Il est clair que Ménandre,

quand il faisait paraître sur le théâtre la Preuve, « tille

de la Vérité et do la Franchise », ne pouvait manquer

de lui mettre dans la bouche de quoi justifier cette filia-

tion. Un souvenir de l'ancienne parabase devait flotter,

pour ainsi dire, dans les prologues de la comédie nou-

velle c'étaient, si l'on veut, des parabases épurées, as-

sagies, qui se piquaient de bon ton et de délicatesse, mais

qui n'en gardaient pas moins quelque chose de la malice

et de la fantaisie originelles3.Les sujets des pièces furent pris de plus en plus dansa

la vérité humaine. Là est le caractère vraiment distinc-

tif de la comédie nouvelle. Ce que l'on cherchait, en tâ-

tonnant dans une demi-obscurité, depuis la disparition

de la comédie ancienne, celle-oi l'aperçut distinctement

i. Par exempleles trois vers subsistantsduprologuedoBotimi

de Ménandre(fr. 121).2. Fragmentsdu prologuede l'Air (Phllémon,fr. 91); prologue

de la Preuve (Ménandre,fr. 845).3. On'trouveraûtuial'étude doP. Fabla sur les Prologue*deVf'

renée(Paria. t888)d'utiles indicationssur l'histoire du prologùedans la comédiegrecque(ch. II. p. 61et suiv.).

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FORMESETESPRITPBLACOMÉDIENOUVELLE018

et lu réalisa. Il y avait soixante ans qu'on tendait à se

rapprocher de la réalité on restait gênépar les souvenirsdos extravagances d'autrefois, auxquelles on essayaitencore de suppléer par un comique do convention. Mé-nandre et Philémon affranchirent définitivement la co-

médie, en lui donnant pour objet unique la représenta-tion fins et vraie do la vie contemporaine. Une sorte derévélation se tit par eux. Les descriptions de festins in-

terminantes, les parodies, les contrefaçons de discussions

philosophiques, les plaisanteries convenues, les bavar.

dages ronflants dos cuisiniers, les vanterios des soldatsfanfarons, les longs récits des parasites, tout ce qui avaitamusé deux générations d'Athéniens, entre la fin de la

guerre du Péloponnèso et l'avènement d'Alexandre, pa-rut brusquement fastidieux, quand la vérité fut trouvée.Si l'on en garda quelque chose, co fut à titre de brefs

épisodes, tout à fait secondaires; encore ce vieux fondne subsista-t-il, mémo dans ces conditions, qu'en se mo-difiant sensiblement. L'intérêt fut ailleurs. Dès qu'on eutmontré aux Athéniens la véritable image de la vie athé-

nienne, et, derrière celle-ci, l'imago de la vie humaineen ce qu'elle a d'éternellement attachant, ils ne voulu-rent plus autre chose.

En ce genre, le sujet par excellence s'offrit ou s'im-

posa de lui-môme ce fut l'amour. Une passion qui estde tous les jours et presque de tous les âges, qui révèleenchacunde ceux qu'elle agite co qui lui est propro, quiaugmente lo charme et l'ardeur de la jeunesse, qui reridla vieillesse quelquefois touchante et plus souvent ridi-

cule, qui met en jeu mille intérêts domestiques, qui sus-

cite projets sur projets, qui a besoin sans cesse d'expé-dients et d'intrigue, qui est plus agissante qu'aucuneautre, et qui avec cela touche sans cesse au pathétiquesans sortir des limites de la comédie, c'était bien là ce

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Ô14 CHAPITRE XIII. -LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE

qu'il fallait aux poètes nouveaux. L'amour devint l'élé-ment essentiel do toutes lours pièces1.

Une intrigue ingénieuse, adroitement variée et con.duite, mais toujours simple en somme, leur permettaitd'on tirer le meilleur parti. Les imitations des poètes la-tins Plauto et Térence nous donnent une idée fort nettede ce qu'ello dut être en général. N'oublions pas cepen-dant los différences. Les pièces latines sont plus char.géesd'épisodes, plus compliquéespar conséquent. Leursauteurs suivent de très près une pièce grecque choisiecomme thème; mai*ils ajoutent ça et là des scènes em-prunMos ailleurs. Dans l'ensemble, la comédie grec.que devait donc paraître plus simple. Une seule idée

dramatique s'y développait naturellement, et tout nais-sait de cette idée. On avait pris d'Euripide le goût etFart des reconnaissances. Il n'y avait guère de pièceoù

quelque secret ne s'éclaircit à la fin, au profit d'unamour intéressant. Un des types les plus ordinairesdu genre était celui-ci un jeune homme s'éprend d'une

jeune fille inconnue; divers obstacles s'opposent à laréalisation de ses vœux, la condition do la jeune fille,le manque d'argent, la volonté d'un père ou d'un tu-teur un esclave rusé aide le jeune homme on réussitet on échoue, on espère et on désespère; à la fin, on dé-couvre que la jeune fille est de naissance libre; tout setermine par un mariage. Cela pouvait se varier do millemanières. Les poètes athénions y excellaient. Leurs in-ventions étaient multiples et charmantes. On peut se

représenter cesécrivains comme de curieux chercheurs,sans cesse en quôte du fait-divers athénien. Un pro.cès, une aventure bourgeoise, une situation de famillerévélée par les indiscrétions quotidiennes, c'étaient là

pour eux autant de suggestions vivement saisies: ils

t. Ovide,Tristes,II, 369Fabula jucundi nulla est sine amore Menandri.

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FORMES ET ESPRIT DE LA COMÉDIE NOUVELLE 015

savaient les approprier à leurs desseins, en modHiantce que la réalité lour avait indiqué et en achevant co

qu'elle avait seulement esquissé.Cette tendance à imiter la vie était peu favorable à

la création do personnages d'un caractère fort et tran-ché. Un Alceste, un Tartuffe, un Harpagon ne se ren-contrent guère dans le monde; la nature ébauche et

disporso les traits que des génies puissants et idéalistes

peuvent seuls réunir. Ces vigoureuses synthèses deman-dent un art jeune, qui grandisse en un temps d'expan-sion intellectuelle et de spontanéité créatrice. On ne

pouvait les attendre de la génération élégante et quel-que peu désabusée dont Ménandre fut le plus brillant

représentant. Les poètes d'alors, n'y songeaient même

pas. Ce qui les attirait, c'était la vie commune, en ce

qu'elle a de moyen et d'un peu banal. Personne encorene l'avait représentée comme elle méritait de l'êtreen l'étudiant, ils subissaient à la fois le charme de lanouveauté et celui de la vérité. En conséquence, ce

qu'ils montraient le mieux à leur public, c'étaient ces

façons de penser et de sentir par où tous les hommes se

ressemblent et, dans cette ressemblance générale, lesdifférences qu'ils faisaient le plus vivement ressortir,c'étaient celles qui tiennent à l'âgo, au sexe, à la con.dition sociale, aux relations de parenté, et qui par suitese retrouvent partout. Il y avait ainsi dans leur théâtretrois ou quatre types de pères, deux ou trois de jeunesgens, autant d esclaves, de courtisanes, deux ou troisaussi de femmes mariées, etc. Ces analogies qui nous

frappent, au travers des imitations de la comédie latine,étaient rendues plus sensibles encore par les masquesdes acteurs. Il faut lire dans Pollux l'énumération trèscurieuse des masques de la comédienouvelle l. Le mas-

i. Pollux, IV, 1*3.

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616 CHAPITRE XIII. LA COMÉDIE AU IV8 SIÈCLE

que dénotait par son simple aspect ce qu'il y avait de

typique dans un rôle c'était la ce qui frappait les yeuxtout d'abord; l'élément individuel ne se dégageait quo

peu à peu des paroles ou des actions do l'acteur, et il

restait toujours subordonné.

Cette sorte de comédie exigeait des poètes le senti-

ment le plus délicat des nuances; sans cela, elle oùt

été dès le premier jour horriblement banale et mono-

tone. Mais la finesse de l'esprit altique,qui l'avait créée

parce qu'elle lui convenait, en fit, par une variété vrai.

ment étonnante, une des formes les plus exquises de

l'art dramatique. Ce qui avait manqué aux poètes co-

miques do la période intermédiaire, c'était surtout une

philosophie de la vie. Ceux de la fin du siècle excellè-

rent par là. On a plaisir à voir dans leurs fragments la

diversité, la hardiesse, la grâce et quelquefois la pro.fondeur dos réllexions qui abondaient dans la bouche

de leurs personnages. Cette richesse, bien administrée,leur permettait de donner à chacun ce qui lui conve-

nait. Ils savaient, avec un tact et une souplesse remar-

quables, diversifier à l'infini la vision des choses et les

jugements qui en résultent, en tenant compte non seu-

lement des différences permanentes d'âge, de sexe, de

situation, mais aussi des mouvements d'humeur et du

jeu intime des sentiments. D'ailleurs cette comédie,bien que philosophique, n'était à aucun degré une co-

médie à thôsîs. Tous ses personnages avaient, il est

vrai, le goût et l'art des idées générales; mais ils

les énonçaient, sous l'influence de l'heure présente, en

aperçus vifs, ingénieux, changeants, se contredisant

eux-mêmes au besoin avec cette assurance naïve qui est

la vérité môme. C'est ainsi qu'une variété pleine d'in-

térêt éclatait partout dans la représentation de ces

mœurs, en apparence identiques. Les pères indulgentset les pères sévères, ceux qu'on trompe et ceux qui se

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FORMES ET ESPRIT DE LA COMÉDIE NOUVELLE 017

laissent tromper, étaient bien au fond toujours les

marnes, si l'on veut; mais, dans la manière de motivercette indulgence ou cette sévérité, dans les degrés etles phases de l'une ou do l'autre, que de différences dé-

licates, amusantes, et d'uuo fine vérité, selon la con-dition sociale de chacun, selon son caractère et selonles circonstances de l'action t

No faisons pas d'ailleurs cette comédie plus sérieuse

qu'elle n'était. Si elle n'excitait pas le rire bruyant ettumultueux de l'ancienne comédie, ce n'est pas à dire

pour cola qu'elle oùt renoncé à amuser. Elle était plai-sante, non comme une farce, mais comme la vie elle-même l'est parfois. Elle l'était surtout par les décep-tions des gens trop confiants, par les catastrophesridicules des sols et par les inventions souvent déjouéesdes trompeurs. Ello avait en outre, comme un héri-

tage de la comédie moyenne, ses personnages attitrés

pour faire rire: le parasite, le soldat fanfaron, surtoutl'esclave intrigant, qui dupait les vieillards, au profitdes jeunes gens. Ce dernier était vraiment plaisant parson audace, sa présence d'esprit, son adresse à feindre,ses inventions inépuisables. Il a donné naissance à la

longue lignée des Scapins «, auxquels il est resté su-

périeur ceux-ci sont devenus des repris de justice etde vrais bandits; lui n'était qu'un polisson sans scru-

pule, qui avait les vices de son état, mais avec les ex-cuses qu'il comportait, et à qui d'ailleurs les bons sen-timents ne faisaient pas toujours entièrement défaut.

L'esprit épicurien se fait sentir dans toute la comédienouvelle. II y est reconnaissable dans les mœurs, dansles idées, peut-être dans la conduite des pièces par lerôle complaisamment attribué au hasard. Toutefois ce

n'est pas l'épicurisme théorique et systématique qui

1. VoirMarc Monnier,LesAncêtresdeFigaro.

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618 CHAPITRE XIÙ. LA COMÉDIE AU IV SIÈCLE

domine le théâtre d'alors; c'est bien plutôt l'épicurismo

pratique, souvent inconscient et inconséquent, tel qu'il

régnait en fait daus la société athénienne. En le met-

tant sur la scène, les poètes t'ont emprunté à la vie

réelle, non à l'école voilà pourquoi, au lieu de refroidir

et d'alourdir leurs drames, il leur prête un air de na-

turel, et il en fait pour nous autant de témoignages sin-

gulièrement intéressants d'uu état d'esprit alors gé.néral.

Au point de vue do la moralité, c'est une questiondélicate de décider si la comédie nouvelle est inférieure

ou supérieure à l'ancienne. Celle-ci était grossière et

scandaleuse incontestablement; mais elle avait un

idéal élevé, qui se dégageait de ses bouffonneries, elle

vantait l'honnêteté politique, la simplicité des mœurs,

la haute vertu des vieux poètes; à tout prendre, c'était

une satire saine et vigoureuse. De plus, en posant de

graves questions, elle provoquait à penser; née de la

liberté, elle en avait sans doute les inconvénients,

mais aussi les avantages. Rien de pareil dans la comé-

die nouvelle; ici, plus d'appel aux rénexions sur les in-

térêts de l'État, sur le bien ou le mal de la société, sur

les vices publics à corriger elle ne connaît plus le ci-

toyen, elle ne s'adresse qu'à l'homme. Que lui ensci-

gnot-ollo? Elle lui montre des ridicules, des faiblesses,

des passions mal réglées; ce spectacle, par sa vive

réalité, est à la fois un amusement et un avertissement

pour qui sait comprendre, il a la môme valeur d'ex-

hortation que la vie elle-même :"i homme intelligent

s'y raffermit dans le bon sens, dans la prudence, dans

la modération, il y reconnaît des dangers qu'il a obser-

vés, il y entend dos conseils qu'il s'est donnés à lui-

même, il y retrouve l'occasion présente de mille bonnes

remarques qu'il a déjà faites. Cela n'est pas inutile en

somme, d'autant plus que les situations, étant choisies

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FORMES ET ESPRIT DE LA COMÉDIE NOUVELLE 61!>

et composées à dessein, sont par là môme plus ins-tructives. Mais il faut reconnaitre d'autre part que cetteinstruction n'est pas très élevée. Ces gracieux et spiri-tuels poètes nous montrent finement à quel point l'avareest vilain, le superstitieux ridicule, le bourru désagréa-ble aux autres et à lui-même; ils nous font voir la fa.cilité des pères à se laisser tromper, ils nous mettent sousles yeux les avantages et les inconvénients de l'indul-gence et de la sévérité, ils dépeignent les étourderieset les entraînements de la jeunesse c'est une leçond'expérience, et rien de plus; une leçon fine, char-mante, profitable aux bons esprits, qui grossit leur pro-vision d'idées pratiques, qui les exerce à juger, quiélargit en eux la sagesse mondaine et le sens de laréalité humaine, mais qui ne provoque ni hautes pen-sées ni élans généreux.

Si c'est là une infériorité, ce que nous sommes dis-

posés à admettre, elle n'est pas du moins sans compen-sations. La principale, que nous signalerons d'un mot,c'ost que la comédie nouvelle a plus fait peut-êtrequ'aucun autre genre littéraire pour la diffusion del'hellénisme. En dépouillant la sagesse grecque de cequ'elle avait do trop particulier, en la rendant pluslarge, en l'imprégnant de sentiments purement hu-mains, elle l'a rendue plus apte à être comprise etaimée partout et à porter partout ses fruits. Le verscélèbre de Térence « Bomo sttm, humaninihil a me alie-num puto » exprime admirablement une des choses quilui font le plus d'honneur. Elle a dégagé de l'idée hel-

lénique l'idée humaine qui y était enveloppée, et ellel'a révélée au monde en souriant, avec une bonne grâcedélicieuse.

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ti-30CHAPI-TMBXIII. – LACOMÉDIEAUIV»SIÈCLE

v

Nous connaissons un grand nombre de poètes comi-

ques de co temps, mais en général nous les connais.

sons mal. Les plus illustres, seuls, peuvent nous occu-

per ici quelques instants. Bien que nous n'ayons plusune seule pièce entière d'aucun d'entre eux, il n'est

pas impossible de les caractériser suffisamment pour

que la notion môme du genre qu'ils ont cultivé en de-

vienne plus nette.

Doux de ces poètes ont été placés par leurs contem-

porains au-dessus des autres Philémon etMénandre.

Philémon était de Soles en Cilicie, selon certains té-

moignages, de Syracuse, selon d'autres. En tout cas,

ce fut à Athènes qu'il gagna sa réputation. Né en 361,

il y débuta, dit.on, vers 330. Suidas lui attribue qua-

tre-vingt-dix comédies, Diodoro quatre-vingt-dix-sept.S'il faut en croire Alciphron, il aurait passé quelque

temps à la cour du roi Ptoléméo t. Il mourut, d'après

Élien, au Pirée, où il habitait, pondant qu'Athènes était

assiégée par Antigone en 262, à l'âge de 99 ans8. Rival

de Ménandre, il l'emporta plusieurs fois sur lui dans

los concours3. Comme lui, il semble avoir ou les moeurs

faciles de ce temps 4. Soixante de ses drames nous sont

encore connus par leurs titres et par quelques frag-ments d'autres fragments nous ont été conservés sans

1.Alciphron,Epist.II, 3, il. Cf. Plutarque; De ira, p. 449E et458A.

2. Prolégom.Didot,111;Suidas a recueillideuxnoticessur Phi-

lémon,la premièreempruntéeà Élien. Cf. Diodoro,XXUI,6 et

Strabon, p. G71.3. Quintil.X. i. 12 Philemon,qui, ut pravis sui temporisjudi-

ciisMenandrosaepepraolatus est, ita, consonsntamen omnium,meruit credisecundus.

4. Athénée,XIII, S94.

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MÈNANÛRE fiât

désignation précise d'origine. Il fut imité ou partielle-mont traduit sur le théâtre latin par Plaute et par Gé-cilius. ho Mereator de Plauteest une copie plus ou moinsexacte de son "E{«wpo;,le Trinrnnmus de son 011GœufÓ;.et peut-être la Mostellaria do son $ct<îjt«.Autant qu'on

peut juger des pièces originales d'après ces imitations,Philéinon s'attachait plus aux situations qu'à la peinturedes sentiments. Ses personnages avaient peu de relief;

beaucoup d'entre eux se ressemblaient vraiment partrop. Dans le Trinummus, nous trouvons jusqu'à quatrevieillards qui parlent et qui pensent de même, à peudo chose près. C'est que le poète n'étudiait pas toujoursles mœurs assez finement pour faire ressortir les dilfé-rences délicates qui caractérisent les hommes. En re-

vanche, il savait inventer des incidents comiques etles faire valoir. Le Mercator nous donne bien .l'idée dece genre de comédie superficielle, médiocrement sou-cieuso de la vraisemblance morale, mais parfois fort

plaisante. Ajoutons que Pbilémon semble avoir eu de

l'imagination et de l'esprit. Le principal personnage deson Éphèbe s'exprimait ainsi l

« Non, ce n'est pas seulement quand on va en mer qu'ondoit craindre la tempête; elle peut nous assaillir, Lachès,même quand on se promène dans le portique, même quandon reste chez soi, au coin de son feu. Et encore, en mer, onne la subit que de temps à autre, pendant un jour seulementou une nuit; et ensuite, après l'épreuve, on est sauvé. Unbon vent s'élève c'est le salut; ou bien on aperçoit le port.Ici, que les choses sont différentes! Ce n'est pas un jour,c'est une vie entière d'orages que j'ai à subir, et sans cessema souffrancedevient plus terrible »»

Il ne manquait non plus ni do verve ni de bonne hu-meur. Dans une de ses pièces, un campagnard s'écriait*

1. Philémon,fr. 28.2. Fragm. 11.

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6ââ CHAPITRE XIH.– LA GOMÊDÏE AU IVe SIÈCLE

«Les philosophes. mVt-on dit, cherchent, – et ils dépen-sent à cela beaucoup de temps, en quoi consiste lo bien.Aucund'entre eux ne l'a encore trouvé. C'est la vertu, disent-ils, c'est l'intelligence. c'est tout ce qu'on veut. en sommece n'est pas cela. En bien moi, occupédu matin au soir abêcher ma terre, je viens de le trouver. Le bien, c'est la paix.O Zeus bien-aimé, quelle aimnble et bienfaisante déesse 1No.ces, fûtes, parents, enfants, amis, richesse, 8anté, blé, vin,plaisir, tout cela, e'ust elle qui nous le donne; vient-elle ùdisparaître, avec elle meurt tout ce qui fait vivre losvivants. »

La naïveté do ce brave homme est vraiment amu-

sante. Toutefois le Trinummus donnerait à penser quePhiiémùti se laissait aller un peu trop à sa facilité bril-

Jante. Quand lo sujet choisi était peu fécond en situa-

tions comiques, il y suppléait par des incidents de con-

versation ou par des dissertations familières, tropartiticielles. Ce défaut parait se trahir encore dans quoi-

ques-uns de ses fragments Il y avait en lui peut-être

trop d'habiletés, qui suppléaient mal à l'étude cons-

ciencieuse de la réalité.

Le vrai représentant du théâtre d'alors, celui qu'on

appelait dans les écoles byzantines « l'astre de la nou-velle comédie », ce fut Ménandre. Né à Athènes un

pou avant 340s, il était plus jeune quo Philémon d'en-

viron vingt ans. Nous no savons rien de son père Dio.

pithe de Képhisia ni de sa mère Hégésistraté, sinon

qu'ils étaient riches4. Neveu du poète Alexis, dont nous

1. Fragm. 7, 11,88,89,90,etc.2.Prolégom.Ditlot,IX1>.fin "O;ét'utpovèotl trievia; xwnwSi'aî,&;

(i;[iaOr,xa(tev.– Parmi les ouvragescritiquesrelatifs à Ménundre,il faut mentionner,outre ceuxqui ont <>tôcités plushaut, l'Essaihistoriquesurla comédiedeMénandre,de M.Ch. Benoît,Paris. 1831,avecle textede la plusgrande partie desfragmentsdu poète.Surles commentairesbyzantinsrelatifs aux comédiesde Ménuivire,voirC. SathaB(.AnnuairedesÉtudesgrecques,1815).

3. Prolégom.Didot,III il était encore Aphéliesous l'archontatdePbiloclèsen3321.

4. Mêmenotice Aa|«cpô;«xi3iwxaifsvet.Cf. Saidas, MévavSpo;.

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M EN ANDRE 633

avons parlé plus haut, il reçut do lui, dit-on, les

premières leçons de son art En philosophie, il subit

l'influence do Théophraste et d'Épioure. Sa première

pièce fut jouée en 322-1, environ un an après la mort

d'Alexandre le Grand. Les événements douloureux dont

la Grèce fut alors le théâtre ne semblent pas avoir beau-

coup préoccupé le jeune poète. Élégant et oisif, aimant

le plaisir, il s'éprit de la courtisane Glycère et vécut

auprès d'elle dans sa villa du Piréo. Plolérnéo Soter

chercha vainement à l'attirer en %yple Athènes lui

plaisait uniquement, et elle le retint2. Il était beau, bien

que son regard no fût pas droit, ut, en épicurien déli-

cat, il soignait sa mise et sa démarche s. Son oisiveté

était d'ailleurs singulièrement studieuse Dans un es.

pace d'environ trente ans, il composa cent huit comé-

dies1. Selon Apollodore, il ne fut vainqueur que dans

huit concours*. Philémon, comme nous l'avons dit,

l'omporta sur lui fréquemment Ménandro, vaincu,

gardait le sentiment de sa grande supériorité, que la

Diopitlio do Kèphishi (Apollod. dans. Aulu-Ciolle, XVII, 4) a otôconfondu à tort avec le général I)lot>ithe de Sunium, dont parloDémosthéno dans son tliscours Sur les affaires lie Chanoimèse.

t. Prolégom. Didot, III.2. Voy. les lettres d'Alciphron, II, 3. 4. et S. Ces thèmes littéral-

res font allusion à des faits qui peuvent être regardés commo ••vrais. Thaïs eut aussi part à l'amour de Ménandre.

3. Strabon. p. 038 'Enixojjih) ouvé^govMivsvSpov. Suidas ïtpa-604Tac «tyti;, 4Çv; SI t'ov voûv. Prolégom. Didot, III réyove 8' e-j-f\ii(rs«soi ici vu. Phèdre, V, 1. 12 Unguento deUbutus, vestitu ad-fluons, veniebat gressu dolicato et languido. La statue bienconnue du Vatican lo représente déjà mûr, beau encore, mollementassis dans un siège à dossier, le regard méditatif et rêveur, avecuùc ombre do tristesse ou tou; au moins de mélancolie sur lefront.

4. Prolég. D.dot, III, et Suidas. Selon Auia-Gelle, XVIII, 4, d'au-tres témoignages lui attribuaient !09 pièces, tandis qu'Apollodoren'en comptait que 105.

5. Aulu-Gelle, pass. cité. Martial, Epigr. V, 10

Itara coronato plausere theatra Menandro.

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694 CHAPITRE XIII– LA COMÉDIE AU IVe SIÉCLK

critique ancienne a été unanime &reconnaître. Un jour,

après ii ao défaite, il rencontre Philémon « Dis-moi

franchement, Philémon, lui domanda-l-il, quand tu

l'omporteasurmoi, n'en ressens-tu pas quoique honto?*»1)

Il mourut à Athènes à cinquante-deux ans, vers 292,environ trente ans avant son rival s.

Aucune pièce de Ménandro n'est venue jusqu'à nous3.

Mais nous le retrouvons encore jusqu'à un certain pointchez Plaute et Térence; le premier lui a emprunté ses

fiaeehides (Aîç èÇa«a?âv) et son Stichus ("MâSeXçoî),peut-ôtro aussi son Pœnulus (Kapyvj&ôvio;) lo second

lui a dû son Atulrienne, ses Adelphes et Y Hommequise punit lui-mtme. En outro, il nous rosio un grandnombre de fragments dos pièces perdues. Los plus im-

portants pour l'étendue sont aujourd'hui ceux du La.

boureur (rswpyôî), qui ont été publiés en 1898 par J.

Nicole d'après les débris d'un papyrus égyptien 4. Parmi

los anciens, il faut distinguer les Sentences monastiques

(rWt'AtH(wvôcti/oi), recueil do sontonces formé proba-bloment à l'époque romaine, on des vers do Ménandre

se trouvent mélangés a d'autres de provenance incon-

nue.

Entre tous les mérites do blithandre, les plus diffici-

los à apprécier pour nous sont ceux qui se rapportentà la structure mêmo de ses pièces. A défaut de témoi-

1. Aulu-Gelle,pas»,cité.2. Chroniqueversifiéed'Apollodore,dans Aulu-Gello,pans. cité.

La noticeDidot(Prolég.III) porte vf (= 37),queBekkera corrigéen v6*(= 52),en raison du témoignageprécisd'Apollodore,dontle chiffreest certain puisqu'il était énuméré en nomsde nombredans un vers.Cf. Plutarque.Compai'.d'Arisloph.et duMénandre,S.

3. Au xvit*siècle,s'il faut en croire, le témoignagede Léo Aila-tius, qui était préposéà la bibliothèquedu Vatican, vingt-troispièces de Ménandresubsistaient &Constantinople(Fabricius, Bi-blioth.gr.X,69).

i. J. Nicole,Le LaboureurdeMénandre,Genève,i89S.Voir Weil,Journaldessavants,avril 1893et Rev.desÉtud. Gr.,xt, p. 12t.

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M EN ANDRE G25

Hiat. do la Litt. grecque. T. Ut. 40

gnages explicites, c'est par les imitations de Térencesurtout que nous pouvons nous former une opinion surce point. UAndriennc, Y Eunuque, V Hommequi sa pu-nit lui-même, les Adelphe* sont remarquables par une

manière sûre et nette de poser le sujet et d'en conduirele développement. Dès le début, une situation intéres-sante est exposée; l'action qui en résulte marche vive-

ment; tout ost clair, alerte, bien proportionné'; les in-cidents sont comiques et en général naturols, sauf la

part faite aux conventions, particulièrement dans lesreconnaissances et les dénouements. L'instinct draina-

tiquo apparait partout.Nous sommes plus à l'aise pour parler de ses porson-

nages. Les critiques anciens les plus compétents s'ac-cordent à louor comme une merveille la fine et délicateconvenance des rôles qu'il leur attribuait2. Amoureuxdela perfection commeSophocle, il semble que Monandree

prit un soin particulier de donner à chacun de ses ac-teurs une physionomio dislioclo, afin de les opposeradroitement les uns aux autres. Avec une souplessecharmante, il savait traduiro en un langage élégant etnaturel les différences de jugements, de ton et d'hu-

1.Faisonsexceptionpourune partiede VAndvienne,oùl'intrigue,quoiquecomique,est un peusubtile et embrouillée.MaisTérencea mêlé&VAndriennede Ménandredes scènes de sa Périnthieane.Nousnodevonsdoncjuger l'original par la copie qu'avecbeau-coupdoréserves.

2. DionChrysost.,XVIII.30 "Hw y«ptovMevâvSpovpitupicônravtoj f.ftov;%a\x«P"o«iv&rovfatpSé6Vipiet^v Suv&tT,tatûvnatatâvxid-luxfiv.Quintilien,X,1, 60 Ita onmemvitae imaginomexpressit,.itaost omnibusrebus, personis,adfectibusaccommodatus.Plusloin, il le recommandecommeun modèleaux amateursde contro-verse» Quoniamhis necesseest. subira personaspatrum, fl-liorum, militum, rusticorum,divitum, pauperum, irascentium,deprocantium,mitium,asperorum.in quibusomnibusmire cus-toditur ab hoc poeta décor. Plutarque, Compar.d'Aristoph.et deMênandre,H MévanSpo?oûtwç«KeiÇerip li\n, i^m,.vi^ r.t\ çwssr.s\StaOîTEs%a\f|X:x:xaiy.y.ixpayeîvat.

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036 CHAPITRE XIII. LAOÛMÉDIK AU IVe SIÈCLE

meur qui leur convenaient. Tuua avaient en communune certaine grâce, qui était le don original du puèto1.Ils parlaient tous la môme langue, rapide, aisée, ingé-nieuse, familière ot de bon goût mais tantôt elle sefaisait tendre et passionnée, tantôt grave, forte, amère,ailleurs ironique et moqueuse, ailleurs encore gaie,foliUre, brillante, toute fantaisiste et toute sémillante s.C'était le régal des délicats, mais peut-être quelquos-unes de ces qualités éeltappaient-olies à la masse du

public; ce qui expliquerait pourquoi Ménandre ne fut

pas Russtsouvont vainqueurquc nous pourrions lo croire.

Plutarque assure en outre qu'elles se développèrent enlui avec l'ugo, et quo ses dernières pièces étaient fort

supérieures lacet égard aux premières3. La force pathé-

tique no lui manquait pas, non plus quo l'invention

comique. César, en louant Térence dans une épigrammocélèbre, le déclarait inférieur par là a Ménandre4; c'é-

tait reconnaitre lo mérite complet du poète grec. Au

contraire, quand le savant et spirituel Aristophane de

Byzance demandait ingénieusement lequel des deux,do Ménandre ou de la vie humaine, avait imité l'autre1,on réalité il ne rendait pas pleine justice au poètecelui-ci n'était pas un simple copiste, c'était vraiment

un créateur.

La vérité frappante des sentiments, la vivacité dra-

matiquo et vivante éclatent encore dans un grand nom-

bredes fragments que nous possédons. Un homme, long-

1. Plutarque, pas», cité Meta xapftuv |iâX«TT«.Anthol. palat., IX,187.

2. Plutarque, pas*, cité, tout le paragraphe 2, Didot.3. Plutarque, pass. cité, fin.4. Suétone, Vie de Térence. Il l'appelait un demi-Ménandre « Di-

midiate Menander. »

5. Scliol. HermngAne, p. 38 Tû Mivavtyut%a\ ftic, «irepoç Se,'ûjtô>vnitepov éi»t|*r,««to.

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MÉNANDRE 027

temps éloigné do son pays, vient d'y débarquer enfin;il s'écrie* 1.

« Salut, ô ma terre bien-aimôe Depuis si longtemps que jone t'ai vue, avec quelle joie je te retrouve! Ce salut, je ne ledonnerais pas a une terre quoloonque;jo le donne à ce petitcoin qui est ii moi, quand je le revois; car c'est lui qui menourrit, et, pour moi, il est (lieu. »

Un joyoux compagnon raconte ses aventures de ta-hlo à Byzance a

« Tout eo qui arrive de marchands là-bas, Byzanne los griseinfailliblement. Nous y avjnsbu tonte la nuit, et, par mufoi,le vin était pur. Quand jo me levai de table, au lieu d'unetête, j'en avais quatre. »

Voici aillours un brave campagnard, ûgé, qui donneson avis sur quelque affaire délica te il commence

ainsi

« Je suis un homme de la campagne, je ne dis pas non, etles choses do la vtllo no me sont pas très bien connues; maisenfin, l'âge m'a donné quelque expérience. »

Comment ne l'écouterait-on pas ? – Un mari furieux

décharge sa bilo4

« Périsse et périsse encore celui qui s'est marié le premier 1Et après lui, celui qui s'est marié le second t Et ensuite letroisième; et puis le quatrième, et son imitateur »»

Dans le prologue do Thaïs, un amoureux éconduit,

peut-être lo poète lui-môme, s'exprimait ainsi1

« Chante, ô Muse, une certaine femme qui est hardie, mais

i. Fragm. 13Kock.2. Fr. 67.3. Fr. 97 fait partie «In laboureur.4. Fr. 154.5. Fragm. 217.

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638 CHAPITRE XIII LA COMÉDIE AU IVe S1ÈGLE

charmante et persuasive, une femme malfaisante qui ferme sa

porte, qui demande sans cesse, qui n'aime personne et qui fait

toujours semblant d'aimer. »

Ailleurs, un mécontent invoquait rimpudenco»

« 0 la plus grande des divinités d'aujourd'hui, Impudence,s'il faut te mettre au rang des dieux. Le faut-il? Oui, certes,car ce qui régne, c'est le dieu du jour. Jusqu'où ne vas-tu pas?A quoi to faudra-t-il aboutir?»

Un plus long fragment, emprunté au HXixi'ov, nous

fait voir un mari débonnaire, qui se révolte ti la lin

contre le joug. Sa femme, Crobylé, riche héritière, de-

vant laquelle il tremble, a renvoyé par jalousie une

jeune servante. Le voilà hors de lui8

« Certes, elle va dormir maintenant sur les deux oreilles, la

belle aux écus sonnants! Elle a fait la une grande action et

vraiment glorieuse; elle a mis hors de la maison celle qui la

tourmentait, elle a fait ce qu'elle voulait, afin que tout lemonde ait désormais les yeux attachés sur son visage et qu'onsacbe bien qu'elle, ma femme, est ici la maîtresse. En vérité,il est joli son visage, l'ilne au milieu des singes, comme dit le

proverbe 3.Ah je ne veux pas rappeler cette nuit maudite

qui a été le principe de tous mes maux. Hélas Ai-je pu pren-dre pour femme cette Grobylé? Elle avait seize talents, celaest vrai; mais un nez d'une coudée! bit ce hennissement su-

perbe, puis-je le supporter? Non, par Zeus Olympien, non,par Athéna, non »»

Quintilien, on maître do rhétorique qu'il était, admi-

rait tout spécialement chez Ménandro le don oratoire,l'invention et l'élocution et, à cet égard, les plaidoyersnombreux insérés dans ses comédies lui paraissent do

vrais chefs-d'œuvre4. Aucun des fragments subsistants

t. Fr. 287.2. Fr. 408.3. C'est-à-dire, selon une explication ancienne, a laid entre les

plus laids >(fat al«xp<5vêvaEe-/poT(,Mantlssa proverb. 4).4. Quintilien, X, 69 Tanta in co inveniendi copia et eloquentll

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MÈNANDRE 629

no nous permet plus de juger do ce mérite particulier.En revanche, ils nous révèlont do la manière la plusfrappante le moraliste et le philosophe. Les réfloxions

générales devaient abonder dans la bouche de ses per-sonnages mais il savait les approprier à la situationut à l'humeur de chacun d'eux. Beaucoup de ces ré.flexions étaient empruntées à la sagesse traditionnelle,au sons commun, à cette sorte do philosophie courante

qui est à l'usago de tout le monde. II semble qu'ellesauraient dû être banalos chez lui. elles prenaient un airdo nouveauté cela tenait à la vivacité du tour, à lafamiliarité ingénieuse de l'image, souvent aussi à unaccent personnel qui trahissait l'homme derrière le

personnage fictif. Dans sa Prophétesse (0œ<popow;A^wj),un homme, ulcéré par quelque injustice, se plaignaitamèrement delà façon dont marche la société humaine:les intrigants y réussissent, les braves gens sont mé-connus. Voilà bien une do ces demi-vérités qui ontcouru le monde dans tous les temps. On pourrait sou-tenir le contraire également on dirait aussi bien quel'hommo de valeur finit toujours par se faire apprécier.Ni l'un ni l'autre de ces thèmes n'est absolument vraini absolument faux. Or ce sont là justement les idéesdont nous nous emparons le plus volontiers, selon nos

humeurs ce sont des formes toutes prêtes où nous je-tons nos colères, nos découragements ou nos espéran-ces. Voilà pourquoi elles conviennent si bien à la co-médie. Mais il faut que le poète, sous le lieu commun,nous fasse sentir l'humeur du personnage, et c'est en

quoi Ménandre a excellé. Son bourru s'écrie

«Si quelqu'un des dieux venait me dire: Écoute, Craton,

facultas. sed miMlongeinagisorator probari in operesuovida-tur, niai forte aut illa mata judicia quœ Epitrepontes,Epicleros,loctvehahent. aut medltationesin Psoplwdee,Nomothele,Hypobo-limaeononomnibusoratoriis numerissnnt absolutae.

t. Fr. 223.

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630 CHAPITRE XIII.– LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE

quand lu serasniort, tu renaîtras. Ce que tu voudras être a lors,tu léseras, chien, mouton, boue, hommeou cheval; c'est une se.

condeviequi t'attend; voilà ta destinée; à toi dechoisir ceque tu

veux. Tout au monde, m'écrierais-je aussitôt, tout plutôt

que d'être homme 1 Entre tous les animaux, c'est le seul dont

le bonheur et le malheur n'aient rien de commun avec la jus-tice. Un cheval est-il excellent, on le soigne mieux que tout

autre. Si tu deviens un bon chien, tu seras beaucoup plus es-

timé qu'un mauvais chien. Un coq qui est brave est autre-

ment nourri que le loche, et celui-ci tremble devant son su-

périeur. Mais un homme au contraire, qu'il soit honnête, bien

né, généreux, tout cela ne lui sert a rien par le temps quicourt. Celui qui réussit le mieux, c'est le flatteur; après le

flatteur, c'est le sycophante après le sycophante, c'est le mé-

chant. Mieux voudrait devenir âne que de voir des gens quine nous valent pas nous effacer par leur splendeur. »

Ainsi traité, le lieu commun est une manifestation

vivo ot amusante d'un état d'âme particulier. 11nous

pJait sans doute par tout ce qd'il contient d'aperçus sug-

gestifs, mais plus encoro parce qu'il s'offre à nous tout

vibrant des sentiments d'un homme. En le détachant

du drame, nous lo refroidissons. Ménandre n'a pas fait

une anthologie poète, il a peint la vie.

Si l'on a détaché de ses œuvres tant de sentences,

c'est qu'en faisant parler ses personnages selon leur

caractère individuel, il a su, mieux qu'aucun autre, ai-

guiser leurs pensées. Caché en eux, il voit les choses

à lour point de vue, mais il les voit avec une netteté,

une hardiesse et souvent une profondeur qui dénotent

un esprit tout à fait supérieur. De là, tant d'idées neu-

ves et saisissantes, qui sont des traits de moraliste sati-

rique autant que de poète

« Le pauvre, vois-tu, Gorgias, est toujours méprisé, même

quand il a raison. Quoi qu'il dise, on lui attribua un seul mo-

tif, l'intérêt. Si vous portez un manteau usé, vous passez tou-

t. Fragm. 93 fait partie du Laboureur.

Page 639: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

MENT ANDRE G8i

jours pour un sycophante, quels que soient vos sujets doplainte, »

Ou encore •

« Dans un chœur, tous les choreutes ne chantent pas il yen .» deux ou trois qui sont muets et qu'on cache derrièretous les autres pour faire nombre. Voilà la vie. Les pauvrestiennent de la place ceux-là seuls vivent qui ont de quoi vi-vre. »

Puis des pensées qui étaient alors nouvelles, qu'ontenait encore en défiance, et qu'il formulait tout à couppour l'avenir 3

«A mon avis, toutes les naissances se valent. Si tu appré-ciesbien les choses, la vraie légitimitéconsisteà être honnête.C'est le vice qui est bâtardise, »

« Si l'esclave apprend à être esclave en tout, ce ne seraqu'un drôle. Accorde-luiun peu de franc parler, et tu verrascommeavec cela tu le rendras meilleur, »

Les sentences, plus brèves encore, réduites à unseul vers, qu'on retonait et qu'on répétait, ont dû êtreinnombrables dans le théâtre de Ménandrc. En les pro-diguant ainsi, il imitait Euripide, son modèle.préférémais, si Euripido ne lui oùt pas donné l'exemple, ilaurait fait spontanément ce qu'il apprit de lui.

Au milieu de poètes distingués, Ménandre seul estun très grand poète. La haute comédie de caractère, telle

que nous la concevons d'après Molière, est pourtant su-

périeure encore à celle qu'il a crééo. Mais ce nom uni-

que étant écarté, il n'y en a pas dans l'histoire de lacomédie qui soit au-dessus du sien.

1. Fragin. 165.2. Fragm.290et 370

Page 640: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

683 CHAPITRE XIII.– LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE

VI

Nous n'énumérerons pas ici ses contemporains ni ses

successeurs immédiats. Ceux que l'opinion commune

dans l'antiquité semble avoir mis au-dessus des autres,bien qu'à un rang secondaire, sont Diphile, Apollo-dore de Carystos, et Posidippo. Nous n'en dirons que

quelques mots.

Diphilo do Sinope nous est donné comme un contem-

porain de Ménandre <. On lui attribuait cent comédies.

Plaute, dans sa Çasina, a traduit ses KXTjfoâjwvotdans

les Commorientes, pièce aujourd'hui perdue, il avait

traduit ses SuvxnoQyf.oxovrs;.Il semble, d'après les titres

et les fragments subsistants do ses œuvres, quo Diphile

fut, entre les poètes de ce temps, celui qui resta le plusfidèlo à l'esprit de la période précédente. La parodie

mythologique demeura dans son théâtre comme un

élément dramatique de quelque importance.

Apollodore, de Carystos en Eubée, mérite surtout d'èlro

mentionné pour avoir fourni à Térence l'original du

Phormipn et de YBécyre. Ces deux pièces nous donnent

une idée des plus favorables de son talent mais le peu

qui nous reste de lui no permet pas d'essayer de le ca-

ractériser autrement

Posidippo, de Cassandréa en Macédoine, débuta sur

la scène, selon Suidas, trois ans après la mort do Mé-

nandre, par conséquent vers 290 3. Il représente donc

pour nous la dernière génération des poètes do la pé-riode attique. Aulu-Gelle atteste qu'il fut imité ou tra-

duit sur lascèno latine ilest impossible do dire aujour-

i. Strabon,XII, p. BW.Pi-olégom.Didot,III.2. Suidasdistinguedeux Apollodore,l'un d'Athènes, l'autre de

Gela.En réalité,il n'y a eu qu'unApollodore,poète comiquedeCarystos.Voir Kaibol,art. Apollodotvs,57,dans Pauly-Wissowa.

3. Suidas, IIocri8iinto<.

Page 641: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CONTEMPORAINS DE MÈNANDRE 633

d'hui, d'après les rares fragments do ses pièces, parquels mérites propres il se distinguait.

Vers le milieu du tue siècle, la comédie est un genreépuisé on Grèce. D'obscurs poètes composent encore des

pièces médiocres, soit à Athènes soit au dehors, en

particulier à Alexandrie. Aucune de ces œuvres neréussit à fixer l'attention publique. Mais c'est précisé-ment le temps où Livius Andronicus et Névius commen-cent à porter sur la snène romaine les chefs-d'ceuvro duthéâtre grec. Là, devant un public jeune et naïf, la co-médie nouvelle se remet à vivre, et, sous sa forme la-

tine, elle redevient féconde. II nous suffit d'indiquer icid'un mot cette phase de son existence, qui n'appartientpas à notre sujet. Disons seulement que, par l'intermé-

diaire do Plaute et de Térence, c'est elle qui, dans les

temps modernes, a réveillé la comédie classique au sor-

tir du moyen-âge. Molièro ne doit que peu à Aristo-

phane, mais il doit beaucoup à Ménandre.

t. Les textesépigraphiquesprouventque, dansla premièremoi-tié du ne siècle,les concourscomiquesavaient lieuencoreà Athè-nes, sinonannuellement,du moinsfréquemment(CIA,II, 975).Lesconcurrentsadmisétaient toujoursau nombrede cinq. Donc lespoètesétaient nombreux,mais le genren'était pas pourcela plusflorissant.

Page 642: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CHAPITRE XIV

LA POÉSIE HOHS DU THEATRE AU Ve

ET AU IVe SIÈCLE

BIBLIOOIUPHIE

Les fragments des poètes lyriques, élégiaques et iambiquesnommés dans ce chapitre se trouvent dans les recueils des

Poètes lyriques grecs, en particulier dans celui de Bergk

(voy. plus haut, t. II, eh. II, Bibliographie).Les fragments des poètes épiques sont dans les Epicorum

grsecorumfragmenta de Kinkel, Leipzig (Toubner), <877, etdans

les Hesiodi carmina de la Bibliothèque Didot.

SOMMAIUE.

I. Transformation du lyrisme au V siècle. Le dithyrambe. Le

nome. Représentations lyriques. -II. Les poètes du dithyrambe

et du nome au v« et au iv siècle Mélanippide, Kinésias, Phry-

nis, Timothée, Philoxène, etc. III. Le péan. Les épinieies.Les eucomia. Poésie de société les scolies. IV. L'élégie

Événos, Critias, Antimaqne. – V. Poésie moqueuse l'iambe et

la parodio Hermippos, Hégémon, Cratès. VI. L'épopée.

Panyasis Antimaque Ghœrilos. – VII. Conclusion.

Page 643: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

TaA.NSFORMA.TION DU fcYftlSJlE AU V aiÈCUK «aâ

Lo génie poétique était trop fécond en Grèce, au v°

et au iv" siècle, pour se réduire à un seul genre de créa-

tion littéraire, si brillant qu'il fût. Le drame, sans

doute, sous ses deux aspects, tragédie et comédie, re>

présentait presque à lui seul toutes les formes essen-

tielles de la poésie antérieure, le lyrisme, l'épopée, la

satire iambique et il les représentait dans une sorte

de synthèse puissante qui les rajeunissait. Mais, en les

résumant ainsi, il ne le*, avait pas rendues toutes inu-

tiles. Le lyrisme avait dos formes traditionnelles, ap-

propriées à d'anciens usages, religieux ou civils, pour

lesquels le drame ne pouvait pas le suppléer. Ces usa-

ges étaient toujours vivants, et ils impliquaient des

sentiments très sincères, qui avaient besoin, comme

autrefois, do s'épancher librement on œuvres poétiques.Il était nécessaire aux fêtes, à la célébration dos grandsévénements, aux banquets enfin, et même, en ce quiconcerne l'iambe et l'élégie, aux manifestations fami-

lières de la vie sociale. L'épopée, elle, avait disparu

quand le drame naquit; elle ne répondait plus à l'état

des esprits; elle aurait pu no pas renaître. Diverses

causes quo nous exposerons plus loin lui rendirent une

vitalité apparente et quelque peu artificielle. Remiseen honneur, elle profita du mouvement général des es-

prits, des qualités littéraires alors florissantes, et elle

produisit des oeuvres qui ne furent pas sans mérite.

On a vu quel était l'éclat du lyrisme au commence-

ment du ive siècle, immédiatement après les guerres

médiques. Simonide et Pindare jouissaient alors de toute

leur gloire; leurs noms étaient connus partout en Grèce:

la représentation de leurs œuvres était une fête pourles grandes familles ou pour les villes. Bacchylide, fi-

Page 644: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

U3CCHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU TI1ÉATRE

dèle à la tradition domestique, essayait de rivaliser avec

eux. Presque tous les genres lyriques étaient cultivés

à la fuis par ces poètes, et ils t'étaient tous avec succès.

Mais, vers ce temps, doux changements décisifs so

produisent dans l'art qu'ils avaient illustré. D'une part,un certain nombre de genres anciens passent à l'arrière-

plan, et par conséquent le lyrisme perd en variété;il n'est plus guère représenté avec éclat que par le di-

thyrambe et le nome. D'autre part, les relations de la

musique et de la poésie no restent plus les mômes1 la

musique prend une importance nouvello et sans cesse

croissante la poésie se subordonne à ses désirs, bientôt

même à ses caprices, jusqu'à ce que sa part se réduise

à la confection d'un libretto insignifiant. Il est visible

d'uilleurs que, de ces deux faits, le prouver doit être

expliqué par le second. Cosont les exigences nouvelles

de la musique qui font délaisser alors les genres trop

simples 8. Los parlhénées, les prosodies, les hyporchè-inos, les péans, les épinicics, les hymnos, en raison do

leurs caractères propres, se prêtaient mal aux fantai-

sies musicales de la nouvelle génération. C'étaient des

compositions ou trop courtes ou trop monotones. Au

contraire, le dithyramb3 et le nome convenaient aux

novateurs le nome, parce qu'il était propre, par son

étendue et sa gravité, à faire valoir io talent des aolis-

tes le dithyrambe, parco qu'il contenait un élément

passionné, au moyen duquel on pouvait transformer le

lyrisme choral. Cela mil cos deux genres hors do pair.Mais ce qui les fit passor au premier rang est justement

1. Plut., DeMusica,XXX TbyàpnaXatôv.icputaYci>vumuoû<nictt,;soiijaeeaC'T<">v8*aiX»|T<âvinuftxoivxiavtoi; SiSaaxdXoi;"ûatepovSi xaitoOtoSuf8ipT|.

2. Plutarque (DeMusica,XII) appelleKréxos,Timothée,Philo-xène et les poèteslyriques du mêmesiècle itoirytaiçtX&xstvot,et il

ajoute "Ity yàpiXtyoxopïtav%<A-inv4itX4tr,t«x«\re|iv&T»iïatf,; |»ou-otxîjc*«vti).<3;àpz«îxr,vaïv»t«ypêé&ixtv.

Page 645: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

DITHYHAMBE ET NOME 0;J7

co qui diminue leur importance littéraire. Leur mérite

poétique décroît à mesure que leur olîot musical aug-mente. Voilà pourquoi nous devons nous contenter icido menlionnor brièvement des couvres qui ont excité

pourtant une admiration universelle et prolongée. Elles

appartiennent à l'histoire t'o la musiquo plutôt qu'àcelle de ta littérature.

Toutefois elles s'y rattachent au moins on ce qu'ellesmontrent, avec une évidence exceptionnelle, la grandeinfluence exercée alors par le drame et en particulierpar la tragédie'.

Celle-ci, comme on l'a vu, était née du dithyrambe.A l'origine, elle n'en fut mémo qu'une forme nouvelle.Mais la forme ancienne avait subsisté et grandi, tandis

quo la nouvelle devenait un genro distinct. A ta iindu vie siècle, lorsque la tragédie attendait encore Es-

chyle le dithyrambe était dans tout son éclat. Co futalors que Lasos d'Hormioné commença à lui donner

plus de poaipo*. Après lui, Mélanippide l'ancien, dontnous parlorons plus loin, nous est signalé aussi commeun novateur. La tragédie sans doute n'était encore pourrien dans ces changements. Mais, quand les grandesœuvres d'Eschyle eurent paru, une sorte d'émulations'éveilla chez los poètos lyriques; le public, épris etravi du drame, en voulait partout; il fallut que le di-

thyrambe à son tour devînt de plus en plus dramatique.Cela ne lui fut pas difficile, car il contenait en lui-mêmoles éléments essentiels dudrame l'action et la passion.Il représentait des personnages légendaires, il racon-tait leurs souffrances ou leurs exploits; il n'eut, peurse transformer, qu'à revêtir ses récits d'uno forme plusimitative, en donnant la parole, par une fiction poéti-

1. Plut., DeMusica,XXVII navra; Sï ri); iiovffixJjc&*ro|ievo-jçitplstt|v6«xtpixt)v7tpo<ntexwprp((vaipoOrav.

2. Voyezt. il, p. 356.

Page 646: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

688 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

que, aux personnages qu'il introduisait. Pou &peu, on

alla plus loin. On eut une scène, ot un ou plusieurs

acteurs, qui interrompaient par dos monodies les

chants du chœur ou qui entremêlaient leurs propreschants aux sions dans un dialogue lyriquo'. Ces acteurs

eurent un costume commo ceux de la tragédie. Au

temps do la guerre du Péloponnèse, le dithyrambeainsi transformé était devenu un véritable drame lyri-

que. Une chose toutefois lu distinguait profondément du

drame véritable c'était la prépondérance accordée à

la musique. Tandis quo, dans la tragédie, l'élément

lyrique était de plus en plus restreint, dans lo dithy-

rambo, au contraire, non seulement tout était chanté,

mais, dans cos chants, la poésie n'était presque rien,

et la mélodie, ainsi que l'accompagnomont musical,

était tout. Depuis longtemps déjà, on avait renoncé à

la structure antistrophique, trop régulière et trop so-

lennelle 2. S'il en restait encoro quelque chose, ce de-

vait être dans les chants du chœur, qui marquaient les

phases de l'action celle-ci se développait surtout en

longues mélodies brillantes et passionnées, librement

conduites, qui étaient exécutées soit par un petit nom-

bre d'artistes do choix mêlés aux choreutes, soit par des

solistes représentant les personnages. Dans ces condi-

tions, la pièce proprement dite n'était guère autre

chose qu'un thème destiné à fournir au compositeur

une matière pour ses créations musicales.

Le nome subit alors des transformations analogues.

Là aussi se fait sentir la double influence du drame et

de la musique nouvelle. Ces beaux chants religieux,

gravos et simples, avaient gardé, depuis la plus haute

1. Sur ces faits, voir les témoignagescités plus loin, à proposde Timothéeet doPhiloxône.

2. Aristote, l'roftlèmeB, XIX, iô K» oï 8tWpa(i6oi, instSti («1**1*1x0!

iYevovto, oùxiti «x<««»v àvtwTp4?QU«, «pdtepov Si eïxov.

Page 647: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

REPRÉSENTATIONS LYRIQUES «8»

antiquité jusqu'au v siècle, leurs caractères propresune seule voix accompagnée de la cithare, des mélodiesplutôt méditatives que passionnées, et sans doute desrécits à demi épiques, où le sentiment personnel dupoète no devait avoir qu'une part restreinte. Dans lecours du ve siècle, ces antiques et vénérables formeschangent peu à peu. Le récit devient plus dramatique,les mélodies deviennent plus variées et plusoxpressives.Il faut animer ces vieux thèmes qui désormais somble-raient froids, il faut faire valoir la souplesse de la voixdes grands artistes et leur permettre de montrer qu'ilssavent traduire los nuances délicates du sentiment. Onintroduit lo chœur dans ce genre, auquel il semblait

étranger ». De cette façon, on obtient des eftots nou-voaux, des contrastes saisissants en outre, los phasessont mieux marquées il y a désormais des situations

dramatiques dans le nome comme dans le dithyrambeet ainsi ces deux genres, si différants à l'origine, sorapprochent l'un de l'autre jusqu'à se toucher. Ils sontdésormais on possession des mêmes moyens, et, s'ilsse distinguent encore l'un de t'autre, c'est par la préé-minence qu'ils accordent à tel ou tel d'entre eux.

Cette poésie lyrique transformée est très brillante,très pathétique, très sonore et très pauvre d'idées. Ondit communément dans Athènes, pour désigner un imbé-cile, « plus bête qu'un dithyrambe a, » Les poètes di-

thyrambiques le savent et no s'en fâchent pas. Peu leur

importo que leurs poèmes soient vides, leurs phrasesobscures et entortillées il leur faut surtout des mots

composés qui éblouissent l'imagination, des syllabes1. Potybe, IV, 20 Tout 4tXog£vouxalTtpoSéovvipouc(i«v8âvovtec

«oXMiçtXoTiiuaxop»ûo<i<rtxat1 iviautbvtoîc Atovw<naxoï«aù>t|Taïçivtoi; 8eoÎTpoi{.

2. Ai6upâti6<i>vvoOv ïxw IXàrrovor èjt\ t«5v iSiavor.rav (Suidas, v. At-

6upi(i6wv. Scol. Aristoph. Oiseaux, 1392). Cf. SuiSas, v. A.6vpO|iéo-StSxffxotXotet KaTeY>(i)Tii(T(»évov.

Page 648: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

640 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

sonores, dos phrases tantôt vives, qui semblent voleret tourbillonner, fùt-co d'ailleurs dans les nuages, tan.tôt magnifiques et amplos, pour permettro à la mélodiede so déployor Compositeurs en même temps quo poè-tes, ils font do la musique alors môme qu'ils semblentfaire de la poésie.

Cotte transformation du lyrisme s'accomplit dansAthènes principalement, parce qu'Athènes est alors ludomicile privilégié de la poésie. Mais on ne peut pasdire qu'elle s'accomplisso par Athènes. C'est un faitbien remarquable, que cette ville, si féconde en hom-mes supérieurs, n'ait produit aucun dos artistes qui,au v° et au iv° siècle, ont obtenu lo premier rang dansles genres lyriques proprement dits a. Ses grands hom-mes à ello sont les poètes dramatiques du temps, Es-

chyle, Sophoclo, Euripide, Agathon, sans parler des co-

miques. Les musiciens lui viennent du dehors. Elle lesadmire passionnément, elle fait leur réputation, maisello ne leur suscite pas do véritables rivaux dans sonsein. Peut-être la faculté pensante fut-olla do bonneheure trop affinée dans l'âme athénienne pour un art

qui ne saurait se passer d'une certaine inconsciencece qui est très clair et très précis n'est jamais très mu-sical. Quoi qu'il en soit, Athènes accueillit du moinsavec la plus grande faveur les artistes étrangors. Duranttoute cette période, olle leur fournit par ses fôles les oc-casions les plus favorables pour se produire.

Les documents anciens, textes ou inscriptions, nous

1. Aristophane,Oiseaux,1387.Kinésiass'y exprimeainsi

Kpé|iottai(lèvojvivTeQStv?,(iùv i[ti^vr,-t<5v 8t6upi|»6uv Y«p ta Xapirpà Yirmai

«épia «al tni-ti' Strie x«\ xuavau-yéa*«tjrtepo6âvï|T«rvutï x*û«vetoettot/a.

Cf.Nuies,331et suiv.2. Plutarque, Gloire rf?« AthUikns, c. 5.

Page 649: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

REPRÈSENTATIONS LYRIQUES G41

HU». de la Litt. grecque. T. m. 411

permettent d'assurer que des représentations lyriquesavaient lieu chaque année aux petites Panathénées,aux Dionysies urbaines, aux Lénéennos, aux Thargé-lies, aux fêtes d'Héphestos, de Prométhée, d.Asclépios,plus tard à colles de Poséidon au Pirée en outre, tousles quatre ans, avec une solennité particulière, aux

grandes Panathénées ». Rien ne prouve que cette énu-mération soit complète. L'importance de ces représen.tations lyriques détermina Périclès à construire un édi.fice affecté à toutes celles qui n'étaient pas fixées parune tradition religieuse dans un lieu déterminé. Ce futl'Odéon ». Le lyrisme eut ainsi son théâtre à côté decelui du drame. Plus petit et couvert, il se prêtaitmioux à l'audition des voix et dos instruments. C'est là

qu'ont dû être représentés la plupart des chofs-d'œu-vre des artistes que nous nommerons tout à l'heure.

Ces représentations lyriques avaient pris à Athènes,dès le vie sièclt», comme les représentations dramati-ques, la forme de concours s. Toutes les tribus, dans

• certaines fôlos, ou, plus ordinairement, quelques-unesd'entre elles à tour de rôle y étaient représentées pardes chœurs, qu'un chorège choisi par elles devait entre-tenir et faire instruire Les chorèges tiraient au sortentre eux l'ordre dans lequel ils auraient le droit dechoisir les poètes et les joueurs de flûte ». Comme les

i. Bergk,Griech.Liter.,t. Il, p. 500.CIG,pars II, cî. V, I, 212,213,St7.2M.SM,222.223,225,2y.'B..

2. Suidas, 'ÇSSetov 'A6i)v»i<T(vûmeep eéatpov, S ireitohptev, w« çoKri.IIe-ptxXfj; el« tô intSelxvuaSat roù; |»ou<nxo\j«.

3. Chronique de Paros, 61 'Aç'oujcopo* itpûtov fanmTOVToàvSpôv.ïvn HHAAAApiH], «pXovtoc 'AB^w *[I>«y*1!o«. Si les restitutions$ont exactes, cela donne la date de 508.

4. Principauxtémoignages Antiphon,Sur lemeurtred'unchorège,passim; Démosthène,c.Midias,passim. Sur les frais; Lysias, Awo-Xoy.SfakfoStmfot«««pistipn;,i.

5. Antiphon,mômediscours,11.Cf. Aristophane, Oiseaux,1404et Xénophon.Mémor.TU,i, 4.

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C42 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

concours tragiques, ceux-ci étaient jugés par des jugesqui sans douto étaient désignés par le sort. Los prix,décernés au nom de l'État, consistaient on trépiedspour les fêtes ordinaires, en couronnes d'or pour les

Panathénées on y joignait une somme d'argent t.Les chœurs dithyrambiques étaient appelés cycliques

(xûxXtosouxuxXucot)en raison do la forme circulaire qu'ilsprenaient, à l'origine du moins, autour de J'autel Ilsse composaient primitivement do cinquante choreutes 3.Plus tard le nom de chœurs cycliques fut appliqué parextension à tous los chœurs, excepté à ceux de la tragé-die et de la comédie, qui étaient rectangulaires. Nousn'avons pas de renseignements sur le nombre des cho-reutes qui los composaient au v°et au iv° siècle. On dis-

tinguait à Athènes les chœurs d'enfants (mti$ùv) et leschœurs d'hommes (csv&pSv).Ces chœurs chantaient au sonde la flûte ou de la cithare. De là vient qu'ils sont sou-vent désignés par l'expression SvàpeçwAiteai, «aï&îaûXirraî; il est probable que le chœur comprenait alors

quelques instrumentistes, distingués dos chanteurs 4.

L'usage des chœurs de femmes était inconnu à Athè-

nesj il semble avoir été exceptionnel dans le reste de laGrèce 5.

Ces indications générales peuvent suffire ici à définirle genre et à en suggérer une idée assez nette. Ce que

1. Simonide,Epig. 147,143.Lysias, discourscité, 2. Dûmosth.,c.Uidias,5. Cf. CIG,211,213.

2. T. II, p. 302.3. Voirplus haut, p. 14.

4. Lucien, Anachanis, 23 Eixô; Si m xal avXoOvtaç iapaxévai «va;-t6te 1t1l\ 6!).).ou; fJUv~8oYT«;iv 1t~1I).w fJUV8IJT(i)T«;.Pour l'usage de lacithare, voir rnivàSovrac de Bergk euvarrOrac. Pour l'nsago de la

cithare, voir le scolion )9 de Bergk (Poet. lyr. gr., t. m, p. 649)

Etre XôpoexaM| YevoE|tr,vSXcipovt(v>)liai |iex«XoV«aT8sc<pépotevÂiovûotovê;x°P*v-

5.Choeurde femmesà Corinthe,Pindare, fr. 122,Bergk. Chœurde jeunesfilles,Pollux,IV, 81.

Page 651: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOUE 643

nous avons à dire de ses principaux représentants leurdonnera d'ailleurs plus de précision.

Il

C'est avec Mélanippide l'ancien, contemporain de Pin-

dare, que les caractères de la nouvelle école lyriquecommencent à s'accuser fortement. Né dans l'île de Mé-

los vers 520, il semble avoir vécu surtout à Athènes,où il fut vainqueur au concours do 494 II composa,selon Suidas. « un ample recueil de dithyrambes » (§i8u-

pxjjiêtûvJJiêXîat:\iXijtx), des poèmes épiques, des épigram-mos, des élégies, et beaucoup d'autres choses encore

C'est par ses dithyrambes qu'il se fit une réputation. Sil'on ne peut affirmer qu'il ait le premier affranchi le di-

thyrambe de la structure antistrophique, il est certain

du moins qu'il fit beaucoup pour mettre à la mode cettenouveauté. Il remplaçait, dit Aristote, les antistrophesdes dithyrambes par des préludes (àvxSoÂat)3. Ces pré-ludes ne pouvaient guère être que des morceaux de mu-

sique plus ou moins étendus, qui coupaient le dithy-rambe en sections sans doute inégales, comparables- aux

épisodes de la tragédie. Chaque prélude servait en quél-

que sorte d'ouverture à l'épisode dithyrambique qu'il

précédait. Les rivaux de Mélanippide se moquèrent de

sa manière 4; ce qui ne l'empêcha pas de prévaloir.A côté de lui, Démocrite de Chios et Théoxénidès de

Siphnos furent, dit-on, les premiers à se servir ordinai-

rement de la gamme chromatique9. Lamproclès d'Athè-

1.Chroniquede Paros, 61.La correctionde Bergk (Me[Xa«]ts]ciS-fat tv(xip]ev,au lieu de Ne.noua ev) est au moinsprobable.

8. Snidas,MeXsvunrfSi):Kpituvo;.3. Aristote,Rhilar.III, 9 Hoirjo-avTaàvTttûv àvTt<rrp6jwvàvs6oXœt.4. Aristote,pass. cité.5.Suidas, Xufotv.Cf.Philodème,Dela Musique,c. 13.

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G44 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

nos a été nommé ailleurs t. Un certain Krexos, proba-blement contemporain des précédents, fut, d'après l'au-

teur duDemusica,celui qui introduisitdansledithyrambe

l'usage de la déclamation accompagnée (wapaKaTotXoyô),

déjà emprunté par les poètes tragiques à ArchiloqueCes noms sont pou connus, et, sans doute, ne méri-

taient pas de l'être. En voici do plus importants.Selon le poète comique Phérécrate, ce fut Mélanippide

le jeune, (ils de Criton, qui le premier « outragea » l'an-

cienne musique Ce Mélanippide était le petit-fils de

Mélanippide l'ancien Il est cité par un des personna-

ges des Mémorables de Xénophon comme le représentant

par excellence de la poésie dithyrambique, au même

titre qu'Homère pour la poésie épique et Sophocle pourla tragédie 5. Cela ne permet pas de douter qu'il n'ait

remporté do grands succès dans les concours lyriquesd'Athènes. Sur la fin de sa vie, il répondit à une invi-

tation du roi de Macédoine Perdiccas et mourut à sa

cour, au temps de la guerre du Péloponnèse 6.Ses inno-

vations doivent donc dater environ du milieu du siècle.

Suidas se borne à nous dire qu'elles furent considéra-bles 7. Phérécrate est un peu plus précis il lui reproched'avoir amolli la musique, tout en reconnaissant qu'il

gardait encore une certaine mesure Nous possédons

1.Voir t. II, p. 368.2. Plutarque,Dela Musique,c. 28. Cf.Philodème,Dela Musique,

c, M.3. Phérécrate,fr. 1*5,3Eock.4. Suidas,M(>avimti8>)<.5. Mémorables, I, ç.

6. Suidaspass. cité. Perdiccasétant morten420selonlemar-bre de Paros. on peutplacerapproximativementlafinde Mélanip-pideà une date un peu antérieure.Phérécrate, dans ses Chirons,piècecomposéequandTimothéeétait déjà célèbre, parle de Mô-

lanippideau passé,en l'opposantaux modernes(v. 6-1).1. Suidas,MeXavmit(Sf|«.8. Phérécrate,pass. cité. La musiquedit 'Avijxl|u ^aXapcatcpav

t* ittolipexop8«I«Swîex«.Lesdeuxderniersmotsmeparaissentsus-

Page 653: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOME 64Î>

de lui quelques fragments empruntés à ses juanaïdes, àson Marsyas, à sa Perséphoné, et à diverses autres pièceslyriques dont les titres sont perdus t.

Kinésias d'Athènes, fils du citharède blélès, fut, en-

tre tous ces novateurs, le plus violemment critiqué. Phé-

récrate l'appelle « le maudit Attique », 6 jm-âparcoî 'Aç-two;. Platon lui reproche, comme à son père Mélès, de

n'avoir eu aucun souci du but moral de l'art et de s'êtreattaché uniquement à séduire la foule i. Aristophane se

moque de lui sans cesse et cruellement. Il raille ses dé-

fauts physiques, sa maigreur, sa démarche boiteuse, sesmoeurs Il tourne en ridicule l'agitation violente de seschœurs et plus encore sa poésie vide, ob3cure et pré-tentieuse 5. Dans le fragment déjà cité de Phérécrate,la Musique se plaint de lui en ces termes: « Kinésias,le maudit Attique, en mêlant aux évolutions du chœur

d'extravagantes fantaisies, m'a mise on tel état qu'au-jourd'hui la poésie dithyrambique ressemble à ces ma-nœuvres de troupes, où soudain l'on voit à gauche ce quiétait à droite ». Plutarque l'appelle un méchant poètede dithyrambes, stérile (Styovoî)et sans gloire 7. Rien detout cela n'est très clair ni très précis. En l'absence de

pects; ils sont reproduits vingt vers plus bas à propos de Ti-mothée or c'està Timothée,et non à Mélanippide,quePlutarque,en citant ce fragment, attribue l'invention des douze cordes.Peut-êtrefaut-il lire SvSsxotla lyre à onzecordes est mentionnéepar Ion, Élég, fr. 3Bergk.

1. Ces fragments, étant attribués à Mélanippide,ne peuventguèreappartenir qu'à Mélanippidele jeune, seul poètede ce.nomvraiment célèbredans l'antiquité.

2. Suidas,Ktv^oia;.Platon, Gorgias,c. 57 (p. SOIE et 502A).Harpocration,KivYjoiocc.

3. Grenouilles,1B3;Nuées,333;Oiseaux,\319;Lysislrale,83$;Géry-tadès,fr. I9SDidoE.

4. Grenouilles,183et la scolie.6. Oiseaux,t373.Voy.toutela scène.6. Phérécrate.fragmentcité, 8-13.7. Plutarque,GloiredesAthéniens,c. 5.

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€46 CHAPITRE XIV. – POÈSIE HORS DU THÉÂTRE

fragments qui nous permettent de nous faire une opi-nion, il faut se borner à rassembler ces jugements sans

les accepter pour définitifs. Kinésius parait en avoir

ressenti très vivement l'offense; il chercha même à

s'en venger en faisant rendre des décrets qui devaient

diminuer l'éclat des représentations comiquesCe que Mélanippide et Kinésias avaient fait pour le

dithyrambe, Phrynis semble l'avoir fait pourle nome s.

D'abord adonné à l'art de la flûte, il devint cithariste

sous l'influence et par les leçons d'un certain Aristocli-

dès, qui descendait, dit-on, de Terpandro et qui avait

gardé ses traditions Novateur décidé, il modifia si

profondément l'ancien nome et le rendit si moderne,

qu'il passa plus tard pour le père d'un art nouveau II

concourut avec Timothée vers le milieu de la guerre du

Péloponnèse et fut vaincu par lui 5;mais vers le môme

temps, il remportait le prix au concours des Panathé-

nées sous l'archontatde Callias, probablement en 412

Sur ses innovations techniques, nous sommes mal ren-

seignés. Proclus dit qu'il mêla aux hexamètres des

vers lyriques libres (dwoXeXujUv*) Selon Plutarque, il

1. Scol.Aristoph. Grenouilles,253 'EitpafitateûoaToxstStfflvxw-fM&vA>ieUv«xopiâïntoi.404 Xpivçt8*fiatepovoùto>1Xw(peuaprès403)xa\xafiàuaînepuîXtKoalas tàc xopwlac.Strattis. ajoute lemêmescoliaste,fit contre lui une comédieoùil l'appelait Xopox-ïivw «le meurtrier descheeurs.»

8. Ptaaoias d'Erèso (dans Athénée,XIV,p. 638)cite les nomesde Phrynis à côté de ceux de Terpandrecommedes modèlesdugenre Plutarque. DeMusica,c. 30 'Hxarà TipmxvBpovxiSap^iSIaxaX|<ixpt*puvi8o«tyiixia;it«MtsX(J;àn>>Jti{ o5<ra6ieTéXsi.

S.Suidas, *pûvt«.4. Ibid. 'Ex«ivo-jpY»)iTSxaTaxXâvact^v ÙSVnapà tb àpxaîov.Et

plus haut "O«è84xeiitpôxotniBaploainap*"ABrivoioic.5. l'iatarque, Manièredese louersansexcitert'envie,6. f.6. Snidas pass. cité.Il y a eu troisCalliasarchontes éponymes

au v*siècle,en465,412et 406.Maisil parait résulter de rémuné-ration dePhérécrate que Phrynis et.lt plus jeune que Einésiasontout au plus soncontemporain.II s'agit doncdu Calliasde4IS.

?. Proclus, Chrestomathie,349,8 Gaisford.

Page 655: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOME Gi7

fit usage d'une cithare à neuf cordes, ce qui lui valutà Sparte une pénible humiliation; l'éphore Ecprépès en

fit couper deux avec la hache Aristophane le cite

comme l'inventeur d'inflexions de voix molles et effé-

minées s. Selon Phérécrate, dans le passage comiquedéjà cité, il inventa, en fait de musique, « une sorte de

trombe » (ïSiov c-rfôëi^oviy&ylév tant), et, boulever-

sant tout, « il obtint douze modes avec sept cor-

des 3 ». Cette sorte de trombe, suivant une explicationancienne, n'était autre chose que le tumulte du nou-

veau chant citharédique 4. Malgré cette vive critique,Phérécrate lui-même rendait justice au mérite de Phry-nis. Rien absolument de son œuvre n'est venu jusqu'ànous.

C'est à l'année 398 que Diodore de Sicile rapporte le

plus grand éclat du dithyrambe nouveau. « En cette

année, dit-il, les plus célèbres poètes dithyrambiques-semontrèrent dans toute leur gloire, Philoxène de Cy-thère, Timothée do Milet, Télestès de Sélinonte, Polyi-dos, qui fut habile à la fois dans la peinture et dans la

musique » Une mention aussi précise semble faire

allusion à un fait aujourd'hui oublié, probablement àun concours. En tout cas, elle détermine une date quiest intéressante.

Timothée, fils de Thersandre, naquit à Mileten447

C'est donc seulement vers 420 qu'il dut commencer

à se faire connaitre. Il mourut en 357, à 90 ans. Cette

longue vie d'artiste fut une des plus glorieuses que la

1. Plutarque,Agis,c. 10.2. Nuées,971avecla sco.ie. Cf.Polltix,IV,66.3. Phérécrate,fr. 145Kock.4.Bekker, Anecdota.33,27 Stpôgàoc. ln\ wSîjcxi0apw8ixrn«o>0v

iX<fiartitipor/ov.5. Diodore,XIV,46,6.6.Marbrede Paros, 88. Sil'on acceptele témoignagede Suidas

(Ti|ttf6eo()qui le fait mourir à 97ans, il serait né en 451.

Page 656: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

618 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

Grèce ait vues. Allant do concours en concours, il fit en-tondre ses compositions musicales à Athènes, à Sparte,en Macédoine, et sans doute dans presque toutes les

grandes villes de la Grèce et de l'Asie mineure t, Sesinnovations techniques sont mal définies8. Suidas les ré*sumeen disant qu'il amollit l'ancienne musique8. repro-che vague, adressé, commenousl'avons vu, àtouslespoè-tes lyriques de ce siècle. On raconte que, après lui avoirentendu jouer Y Enfantement de Sémélé, le sénat de

Sparte ordonna que les rois et les éphoros le répriman-deraient et feraient détruire los cordes supplémentaires

qu'il avait ajoutées à sa lyre Quand Pausanias, ausecond siècle de notre ère, visita Lacédémone, on mon-trait encore dans la Skias l'endroit où la lyre condam-née avait été suspendue 5. Timothée avait composé desnomes citharédiques, qui furent réunis en dix-huit oudix-nouf livres, formant un ensemble de 8000 vers, et,en outre, cinquante-sept odes (irpooijwa), vingt-et-unhymnes, dix-huit dithyrambes, sans parler d'autres

poésies moins importantes 6. Ce fut surtout dans le nome

qu'il excella; il y fut le continuateur de Phrynis, qu'ilvainquit dans un concours 7. Mais le nome, tel qu'il

1. Alexandrel'Étoliondans Macrobe, Saturn.,XXII, 5; détailintéressant sur leconcoursqui eut lieu à Ephèsepropos de laconsécrationdu templed'Artémis.

2. Nicomaque(Ilarmon.II, 35Moiliom)dit que Timothéeajoutaune onzièmecordeà la lyre; Suidasparle de la dixièmeet de laonzièmele premierdécret du sénat do Sparte mentionneaussionze cordes maisPlino (Mis/,natur. VII, 204)n'en connalt queneuf; en8nPhérécratc,dans le fragmentcité, attribue douzecor-des à la lyrodeTimothée.Cedernier témoignage,qui est d'uncontemporain,meparait celuiqu'il faut préférer.

3. Suidas,Tty ip/afav |ioumxi|Vtel t!>(tataxÛTipov(lenfaaYSV.4.Boèce(Inslil.music.I, i) citele texte mêmedu décret.Cetexte

est considérégénéralementcommefaux,mais H peut avoirété fa-briqué par un hommeItieninformédesfaits.

8. Pausanias, III, 12,10.O. Snlilwa, T<(t4fo>{.

7. Aristote,tlêtaphys.II, 1,933B El plvyàpT!|t48eo;|»nlyhixo.

Page 657: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOME «49

l'entendait, différait à peine du dithyrambe, puisqu'ily avait introduit unchœur' il n'est pas surprenant qu'ilait pu cultiver à la fois l'un et l'autre genre et réussirdans tous les deux.

Le trait caractéristique de son art, c'était une sortede réalisme qui manquait parfois de mesure*dans l'imi-tation. En composant l'Enfantement de Sémélé, il avait

essayé de reproduire par la poésie et la musique les

plaintes de la mère donnant le jour au jeune Diony-sos. On connaît le mot expressif d'un des auditeurs dela pièce « Si Sémélé eut enfanté un mercenaire au lieud'un dieu, quels cris aurait-elle donc poussés8? » Dansun autre morceau, dont le titre est incertain, il avaitimité un orage un certain Dorion disait à ce propos,pour marquer l'impuissance de la musique à traduirece genre d'effets, qu'en regardant une marmite qui bout,on pouvait voir une bien autre tempête 3. Il résulte delà que ïimolhéo poussait jusqu'à l'abus la recherchedes effets nouveaux et violents. Son Artémis qu'il chantalui-même sur le théâtre d'Athènes, commençait parun curieux entassement d'épithètes rares, qui devaientà la fois étonner l'esprit par leur audace et l'oreille parleur consonnance *.Ces défauts étaient d'ailleurs com-

«oXXtiv3v|ieXoKoti«voûxefyoiievei6e(i»i*pOviç,TipiSsocoùxSvavi-vera. Plutarque,Manièredese louer,c. 1.Il se vantaitlui-mômede ce triomphaavecune grâcenaïvedans desvers que Plutarquea tort de blâmer « Ta félicitéfut grande. ô Timothée,lorsquole héraut vint dire TimotheedoMilet a vaincu le fils de Ca-nops, te «naîtredessouplesmélodiesioniennes.>

1. Clément, Slromat. 1, 308 Nijiou; upûtoç r,(xev sv -/opw xai xi-

Oâpa Ttpifieoc.2. Athénée,VIII. 352A.3. Athénée.VIII, 338A.4. Plutarque,leeturedespoètes.4 MsuviSat,8ut48a,faiëiSu,Xu<?-

oiia. Kinésias,présentà la représentation,s'écria plaisammenten entendantce début <Voilàbienla fillequeje te souhaite! >»C'était lu motd'un rival, maisaussid'un Athénienqui sentait cequ'il y avait laid'nfTocléet de redondant.

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«50 CHAPITBE XIV. – POÉSIE HOBS DU THEATRE

pecsés par do hautes qualités le mouvement, la

passion, l'élan associé parfois à la grandeur. Le nome

patriotique intitulé les Perses, qui semble avoir étu

composé vers le temps où Agésilas combattait onAsie, resta populaire on Grèce comme une des plusbelles œuvres du lyrisme. Aristote, dans sa Poéti-

que, y voit un modèle de cette sorte d'imitation

qui embellit son objet Deux siècles après Timo

thée, on le jouait encore en Arcadio, ot un beau vers,qui désignait sans doute Thémistoclo, y devint une oc-casion de triomphe pour Philopœmen « C'est lui, disaitle poète, qui a fait cette liberté glorieuse, noble parurede l'Hellade 2. » Doux autres vers du même nome, em-

proints tous deux d'une gravité forte et d'un sentimentélevé, nous sont restés. « Honore la honte généreuse,car elle prête sa force à la vertu dans le choc des lan-ces 3. » Et encore « C'est Arès qui est notre maître

quant à l'or, la Grèce ne le craint pas » Un autre

fragment, à la fois brillant et hardi, nous montre enTimothée un poète qui avait consciencede la nouveautéde son art et qui en était fier

« Je ne chante pas ce qu'on u chanté au temps passé. Lanouveauté, c'est la puissance.Maître nouveau, Zeus est roi dumonde aux jours anciens, Cronos avait l'empire. Loin denous la Muse du vieux temps »

Outre les pièces lyriques ci-dessus mentionnées, troisde ses compositions nous sont connues par leurs titres

1.Aristote,Poétique,c. 2. Le sensdu passago,bienque diverse-ment interprété, ne me parait pas douteux. Aristote oppose lenomedes Perses,de Timothée,qui était une sorte de tragédie ly-rique, au CyclopedoPhiloxéne,dithyrambequ'il compareimplici-tomentà une comédie.

2. Plutarque,Philopoemm,c. 11.Fr. 8 Borgk.3.1«I.,lecturedespoèles.c.lt. Fr. 9 Bergk.4. M.,Agésilas.c. U. Fr. 10Bergk.5. Athénée,III, 122D.Borgk,fr. 12.

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POÈTES DU DITHïaAMBli ET DU NOME 65t

ou par quelques vors subsistants le Cyclope, Niobè ot

Ulysse. C'étaient donc de vieux sujots que traitait Timo-

thée seule, la manière de les faire valoir était neuve.

Son plus illustre rival fut le Péloponnésion Philo-

xôiio, fils d'Eulytidès. Nô dansl'île de Cythère en 435,il mourut à Éphôso, âgé do 55 ans, en 380 t. Lorsqu'ilétait encore tout enfant, les habitants de Cythère ayantété réduits en esclavage par les Lacédémoniens, il fut

acheté d'abord par un Lacédémonien, puis par le poète

lyrique athénien Mélanippide, qui lui enseigna son art.

Devenu célèbre à son tour, il se vit appelé en Sicile

par Denys l'ancien, qui prit le pouvoir à Syracuse en

&08. Mais Philoxène eut le tort de ne pas apprécier le

talent poétique du tyran; selon d'autres, il aima une

femme que Denys aimait déjà. Il fut jeté aux Latomies,

d'où il parvint à s'enfuir, se réfugia à Tarente, et se

vengea de sononnomi en parodiant son amour dans le

Cyclope On fragment du Tritagoniste d'Antiphane at-

testecombien ilfutenfaveur auprès du public athénien:

«Certes, disait uu des personnages de la pièce, c'est bienle premier des poètes que Philoxène. II a des termes

qui no sont qu'à lui, des mots tout neufs, et cela cons-

tamment. Quant aux mélodies, avec quel art il sait les

varier et les nuancer! C'était vraiment un dieu parmiles hommes; il savait la vraie musique 3. » Suidas lui

attribue vingt-quatre dithyrambes et en outre un poèmedont il ne définit pas le genre, qui contenait la généa-

logie des Éacides Nous connaissons do nom ses My-'siens' mais son œuvre la plus célèbre était leCychpj.

i. Suidas,*iX6$svoj.MarbredaPares, 82.Cf. Hésychius,AouXtôvoc.S.Suidas, "Aitayi|ie. EUXaio(»i«;.*iXoUvouYP<*tMiâ"<>v.SehoL

Arlstoph.Ploutos.290.Diodorede Sicile. XV.6. Cf. HermbiaRax.Artstoph.Ploutoa,290.Diodorede Sicile, XV,6. Cf. Hermésianax,fr. 2, v.{69Bergk.Élion,Bis t.variée,XII, 44.Athénée,I, v, 7.

3. AntipbanA,f, m M'iot (30»Kock).4. Suid(i8,<ts>.4$cvoc.5. Aristote,Polilù/ue,VJI1.7, 9.

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633 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HOI»S DU THÈATHE

Aristophane en a parodié une scène dans un passagede son Ploutos C'était un véritable drame. Le poèteavait pris pour sujet l'amour du cyclope Polyphèmepour Galatée; il y avait mêlé l'aventure d'Ulysse et deses compagnons, racontée au ix° livre de l'Odyssée et

déjà donnée au théâtre par Euripide dans un drame

satyrique. On y voyait sur la scène le Cyclope, portantune besace pleine de fruits sauvages il était censémener son troupeau au pâturage en jouant de la ci-thare on entendait ses plaintes, dont il nous reste en-core quelques mots

«0 charmant visage, ôboucles d'or doGalatée,voix enchan-teresse, fleur d'amour. 3»

Dédaigné par la nymphe, il essayait de la dédaignorà son tour, et il chargeait les dauphins d'aller lui direau fond de la mer qu'il était guéri de sa passion, gr&ceaux Muses 4. Ulysse avait aussi son rôle dans ce drame

lyrique. D'abord épouvanté de son malheur, il s'écriait

« Avecquel monstre la fortune m'a-t-ello enfermé dans cetantre »

Puis, dans un dialogue dramatique, le Cyclupe luidisait

« Tu as sacrifié; tn seras sacrifié à ton tour «. »

Si courts que soient ces fragments, ils nous donnentdu moins une idéeassez nette de ce qu'était alors le di-

thyrambe. On comprend, en les étudiant, que Philoxène

1. AristophanePloutos,290et suiv.2. Aristoph.,pan. citA,scolies.3.Philoxène,fr. 8 Borgk.4. Scol.Théocrite,XI, 1. Cf.Philodéme,DeMusica(vol.liercul

I, m. Fr. 0 Borfili.5. Zénoblus,V,45.6. Suidas,"E8a<»«{.ivttBJsn.Fr. 10Bergk.

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POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOME 653

ait pu être qualifié parfois de poète tragique t. Toute-fois co genre de représentation touchait presque autantau drame satyrique qu'à la tragédie proprement dite,et cela explique pourquoi Aristote oppose le Cyclope do

Polyxène aux Perses de Timothée Une autre œuvre cé-lèbre de Polyxèno était le Banquet, dont la popularitéest attestée par Aristote9. Il nous en reste d'importantsfragments, dont l'authenticité a été mise en doute parAthénée, mais défendue de nos jours4. C'est une longuedescription en vers dactyliques, qui montre bien vive-ment à quel point la poésie était alors subordonnée àla musique. Si incertain que soit encore le texte, il n'est

pas téméraire d'affirmer que la valeur des pensées yest à peu près nulle. C'est un assemblage habile de mots

nouveaux, de composéssonores, de périphrases étranges,qui caressent l'oreille et amusent l'imagination unemélodie, d'un caractère familier et fantaisiste, donnait«ans doute à ces énumératîons un agrément qui au-

jourd'hui leur fait absolument défaut. Lo Banquet fit au

poète une réputation de gourmet, dont nous rotrouvonsle témoignage dans les anecdotes des biographes etmême dans les fragments de la comédie 5. Cela est pournous de peu d'intérêt. Ce qui importe, c'ost de noter la

célébrité durable de Philoxène. Ses dithyrambes figu.

i. Scoliasted'Aristophane,Ploutos,290 AtSupairôoitoiôvipaym-SoSiMsxeAov.Un passageobscurdu DeUusieade Plutarque (c.30)pourrait fairecroire que Philoxène,le premier, introduisitdansle dithyrambedes airs (piXi))chantéspar dessolistes.S. Aristote,Poétique,c. 2.3. Aristote,dans Athénée,I, p. 7.4. Athénée,IV,1(6 cf.1,p. 6. Consultersnr cettequestionBergk.

Derelq. comœd.attiese,p. 213et suiv.8. Onconfonditla poète,volontairementou non, avecdivers ho.

mony;nes,tels que le poètePhiloxénede Lencadeet un autre Pbi-< loxêu >,filsd'Eryxis. Aujourd'hui cesconfusionssont devenuespour noasInsxtricaMôs voir Alnânj*,I, e. 8, 9,10,H, et surtoutVII, 441,passageoù sont cités de curieuxvers du poète comiqueMacltond'Aloxnndric,contemporainde PtoléméeÉvergètc.

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655. CHAPITRE XIV- – POÉSIE HORS DU THEATRE

raient parmi les chefs-d'œuvre qu'Alexandre se fit adres-ser dans la haute Asie par le ministère d'Rarpalos et

Polybe rapporte que les Arcadiens, longtemps après,représentaient sur leurs théâtres, aux fêtes de Dio-

nysos, les poèmes lyriques de Philoxène avec ceux deTimothée a.

Au-dessous de ces maîtres de l'art, nous ne ferons quenommer ici Kydias, Télestès d'Argos, Polyidosle sophiste,auteur à la fois de tragédies et dé dithyrambes, enfinCastorion de Soles, qui composa un Hymne à Dionysospour célébrer Uémétrius do Phalèrc, nommé archonte.Les quelques fragments qui nous restent de ces divers

poètes ne méritent pas do mention particulière.Il faut ajouter qu'à côté des poètes dithyrambiques

de profession, plusieurs des hommes éminents du vo etdu ive siècle ont composé des dithyrambes d'occasion.Parmi ceux-ci, nous devons citer Timocréon de Rhodes,l'adversaire acharné do Thémistocle, et le poète tragi-que Ion de Chios il a été question de l'un et de l'autre

précédemment 3. Ajoutons à leurs noms celui du célè-bre Diagoras de Mélos, expulsé d'Athènes en 413 pours'être moqué des mystères d'Eleusis il est curieux quele seul fragment subsistant des poésies de cet homme,

qui passait pour athée, soit un hommage à la puissancedivine 4.

Ce que nous venons de dire explique assez pourquoila poésie lyrique touchait à sa fin. Associée à la musi-

que, elle s'était laissée peu à peu subjuguer par elle,au point de perdre tout ce qui faisait sa valeur propre.Dès qu'elle fut résignée à n'être plus qu'un agence-

1. Plutarque, Alexandre,c. 8.2. Polybe.IV, 20.9.3. Sur Timocrécn,t. II, p. 367;cf. Abrens,Dedialectoilorica,

p. 477.Sur Ion da Chtos,voy.ci-dessus,ch.VII.4. riiiloilimo, ilepleùatgalo;,p. 85Gomperz.

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PÉANS – ÈP1NIGIES – ENCOMIA 655

ment do mots brillants ot sonores, elle cessa de mériter

l'attention, et les hommes de quelque mérite la dédai-

gnèrent.

III

Les autres genres lyriques, durant cotte période,n'ont vraiment pas d'histoire. Ils vivent sans éclat et

ils sont représentés pour nous par un si petit nombred'œuvres à peine connues qu'il est impossible d'ensuivre l'évolution. Toutefois il no serait pas bon de les

passer tout à fait sous silence car le peu que nous en

savons complète le tableau do la vio poétique d'Athènesdans ces deux siècles.

Le chant religieux, le péan notamment, ne pouvaitêtre dédaigné, tant que la croyance antique subsistaitdans les esprits. Il somblo quo le dieu médecin Asclé-

pios et sa compagne Hygiëo, avaient gardé tout parti-culièrement en ce temps te don d'inspirer la poésie lyri-que. Le besoin d'échapper à la souffrance, l'effroi de lamort et des longuos douleurs, le cri du malade vers ce-lui qui guérit, voilà le principe de ces chants. Mais s'ils

naissaient du fond sombre de la misère humaine, ils

s'embellissaient, comme les autres, aux rayons do la vie.

Là Grèce n'a pas connu de poésio lyrique sans joie et

sans espérance. Sophocle avait composé, nous ne savons

pas au juste en quelle circonstance, un péan à Asclépiosqui resta en usage bien dos siècles après lui Une al-lusion do Philostrate donne lieu do croire qu'il en lit unautre pour apaiser des vents défavorables et persis-tants a. Il ne nous reste rien de cette seconde œuvre,

mais quelques vers mutilés de la première ont été retrou-

i. Suidas,£o?ox>5iî,Philostrate, Vied'Apollonius,Ht, 17.Lucien,ÉlogedeDâmosth.c. 27,ftStaun anlre péàit au »iêmt»dieu, du |n»èleIsotlèmedo Trézône.

2. Philostrate, Vied'Apollon.,VIII, 8.

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656 CHAPITRE XIV. POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

vos à Athènes dans des fouilles près do l'Asclépiéon

Socrate avait composé aussi un péan à Apollon". On peut

en rapprocher naturellement le Péan à Bygiée, du poèted'ailleurs inconnu Ariphrondo Sicyone3. C'est une œuvre

qui ne manque ni de grâce ni d'élégance dans sa briè*

vête

« Hygiée, vénérable entre les divinités, qu'il me soit donnéde passer avec toi les jours qui me restent encore vivre.

Viens, bienveillante, habiter auprès de moi. S'il y a quelquedouceurpour l'homme dans la richesse ou dans l'amour des

enfants, dans la puissance royale qui fait de lui presque un

dieu, ou encore dans ces objets de désir que nouscherchons à

surprendre dans l'ombre aux filets d'Aphrodite, si quelqueautre délice enfin, par une grâce des dieux, si quelque reposdans nos peines nous apparaît, c'est avec toi, bienheureuse

Hygiée, que tout fleurit et rayonne dans le printemps des

Charités sans toi, il n'est point au monde de bonheur. »

Un autre péan à la même déesse, composé par Likym-nios de Chio, ne nous a été conservé qu'en partie4. Les

fouilles de l'Asclépiéon d'Athènes ont prouvé combien ce

genre de poésie était à la mode et à quels sentiments

profonds il répondait. On a trouvé là plusieurs petits

poèmes écrits sur la pierre en témoignage de reconnais-

sance. Sans y insister autrement, mentionnons au moins

celui d'un certain Diophante du dèmo do Sphettos. Dans

une plainto vive et familière, il suppliait le dieu 4e le

guérir de la goutte dont il souffrait cruellement; exaucé,

il mit dans le temple, à côté de sa prière naïve, quatrevers de remerciement non moins naïfs5.

1. Voy.*A6Jiv«iov,V, 340et Bergk,Poet.lyr. grtec, III, 2*8.2. Platon,Phèdre,p. 60.3. Athénée,XV,p. 702A.Bergk.o. c. III, p. 896.La célébritédo

ce péansemble attestée par ce fait qu'il a été retrouvé sur unepierre antique,CIO,I, 509et CIA,ni, p 6«.

4. SftxtnsEmpir.XI, 40,85»Bokkor.Ony retrouvemot pourmottroisdes vers du péand'Aripbron.Voirà cesujet Bergk,Poet,lyregrme.III, p. SOSet Rossbach,Specielleifetrik,414.

5. Bergk,Poet.lyr. gr. ni, p. 249.

Page 665: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

F3 SCOLIES 657

Hiel. de ta Litt. grecque. T. III. 42

Le genre des épinicies et des oncomia ne pouvait guèredisparaître non plus complètement, puisqu'il avait saraison d'êlre dans la vanité. On cite, parmi les couvres

lyriques du V siècle, un encomion d'Ion de Chios, adresséà un certain Scythiadès ». Un peu plus tard, la triple vic-

toire d'Alcibiade aux jeux Olympiques fut célébrée parun épinikion que l'on attribue communément à Euripide a.

Quelques autres indicatious éparses et fragmentaires at-

testeraient seulement, si on les rapprochait de celles-là,la persistance do cette poésie do louange. Bien qu'ellesoit perdue pour nous, nous devinons aisément de quoielle vivait encore et pourquoi elle touchait à son déclin.

Fidèle à une longuo tradition et richo en modèles de

toute sorte, elle devait être plus facile que toute autre,mais aussi plus banale.

Oncomprend aisément qu'en ce temps, où les relationsdo société devinrent pour tous les hommes de loisir un

des principaux agréments de la vie, les formes do poé-sie qui en dépendent étroitement aient dû jouir d'unefaveur marquée. Les réunions d'amis, les banquets sur-

tout offraient d'excellentes occasions à une poésie fami-

lière, lyrique par le sentiment personnel, mais voisine

de la simple conversation par la légèreté spirituelle du

ton. Autant cette poésie a dû être abondante, autant

elle était éphémère par sa nature même. Voilà pourquoi,aujourd'hui, nous l'entrevoyons plutôt que nous ne la

connaissons réellement.

A cette classe d'œuvres élégantes, on peut rattacher

d'abord certaines compositions d'une fantaisie fine et

neuve, telles que devait être par exemple l'hymne d'Ion

de Chios à l'Occasion (aïçKatpoy); puis quelques-unes deces vives chansons de table, de ces scolia, d'origine et

t. Bergk,Poet.lyr. gr.. H. p. 256.S.Ibidem,p. 286.

Page 666: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

658 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

de date incertaines, que nous trouvons cités çà et là t.

Co sont des couplets très courts, d'une allure preste et

dégagée, tout en petits «nombres logaédiques, qui ren-

ferment ou un souvenir patriotique, ou un bon conseil,

ou une pensée moqueuse, ou simplement une brève

échappée de sentiment; parfois un apologue ésopique,résumé en quelques mots

« Le crabe dit ainsi quand il tint le serpent dans ses

pinces Il faut qu'un ami soit droit, et qu'il n'ait pasde pensées tortueuses a. »

L'éloge d'Harmodios et d'Aristogiton est un sujet pré-

féré, qui revient souvent sous diverses formes.

« Votre gloire subsistera toujours sur la terre, – chers E«>v-

modios et Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran,et donné aux Athéniens l'égalité devant la loi s. »

Un des bons morceaux en ce genre est le scolion, mal-

heureusement altéré, du crétois Hybrias*

« J'ai un grand trésor, qui est ma lance et mon épée, et le

beau bouclier dont je me couvre c'est avec cela que je la-

boure, avec cela que je moissonne, c'est avec cela que je foulé

aux pieds le vin délicieux de la vigne c'est cela qui fait de

moi le maître dans ma maison. Ceux qui n'osent pas tenir

la lance et l'épée ni le beau bouclier pour se couvrir, tous,tremblants et fléchissant le genou, me saluent comme leur

maître et m'appellent le grand roi. »

Mais la chef-d'œuvre de cette classe de poésies ost in-

contestablement l'hymne célèbre d'Arislote à la Vertu*.

Composé vers 345, après la mort toute récente d'Hermias

d'Atarnée, qui avait été l'un des meilleurs anus dugrand

philosophe, ce chant, comme l'a remarqué Athénée, est

1. Sur Iliistoiro et les formes du srollo, voir pins haut, t. II, p. ait.2. Bergk. Pœl. lyr. gr., III, p. 6*8.

8. Bergk, Poel. lyr. gr., III. p. 617, fr. 12; cf. fr. 9, 10, il.

4. Alhdnée. XV.695 F. Borgk, môme ouv., p. 631.

8. Athénée, XV, 69SA. Bergk, II, p. 360.

Page 667: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

MÉLIAMBES 659

bien une sorte do scolion. Il procède d'an sentimenttouchant et d'une idée élevée

« Vertu, objet des efforts de la race mortelle, but glorieuxoù tend la vie, c'est pour ta beauté, noble vierge, que la mortmôme est recherchée dans l'Hellade et qu'on y supporte ladure fatigue de l'énergie indomptable. Ton charme jette lesAmes dans un amour immortel, plus puissant que l'or et queles voluptés et que le sommeil aux doux regards. C'est pourtoi que le fils de Zeus, Héraclès, et les jeunes héros nés deLéda ont tant souffert, voulant par leurs actes dire haute-ment ta puissance. Pleins des désirs que tu excites, Achille et

Ajax descendirent aux demeures d'Hadès et voici encore que,pour ta beauté bien-aimée, le fils d'Alarnée, lui aussi, a re-noncé aux clartés du jour. Qu'il soit lonc chanté pour ce

qu'il a fait, qu'il devienne immortel, grâce aux Muses, fillesde Mnémosyné, qui honorent Zeus hospitalier et les faveursd'une amitié inviolable ». »

Parmi les représentants do la poésie lyrique familière

durant la période atlique, une place doit être réservée

aussi à l'arcadien Kerkidas de Mégalopolis, contemporainde Philippe do Macédoine et auteur de Méliambes ou

chants iambiques, dont il nous est resté une quinzainede vers". Korkidas fut un législateur et un homme po-

litique3; auxiliaire du parti macédonien, il a été flétri

par Démosthène C'était un admirateur enthousiaste

d'Homère Ses méliambes ont dû être des chansons

morales, où l'exhortation prenait plus ou moins le ton

moqueur de la satire. Le plus curieux de ses fragmentsest formé do cinq vers relatifs à la mort de Diogène

1. J'ai traduit sur le texte de Bergk; quelques-unes des restituetions sont fort incertaines.

2. Bergk, Poel. lyr. g>\II, p. S13.3. Et. <leByzance. M«ïiXn*«m Polylje. XVII. M.4. Couronne,p. 32i Reiske, 55a"VVeil.5. Eustathe, Mode,U, p. 263,33; l'hotius, Biblioth. p. 151 lien,

Uist.var. XH», 20.6. Diog. Laôrce, VI, 70. U y a un jeu do mots Intraduisiblo sur

Diogcncet fib de Zeus.

Page 668: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

660 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

« Tout autre fut naguère l'homme de Sinope, – porteur de

bâton, vêtu du manteau double, nourri de vent, qui s'enaUa un jour en serrant ses lèvres sur ses dents et en gar-dant sa respiration. Ce Diogène était vraiment un filsde Zeus et un chien céleste. »

IVLa forme par excellence de la poésie familière, alors

comme dans la période précédente, c'était l'élégie. Noussavons qu'elle fut cultivée, au Vet au iv siècle, par un

grand nombre de poètes. Archélaos et Mélanthios, con-

temporains de Cimon,l'avaient célébré dans des poèmesde cette forme,que Plutarque semble avoir connus Es-

chyle composades élégies nous avons mentionné ail-leurs celle qu'il fit,enconcurrence avecSimonido,sur lesmorts de Marathon. Pour Ion de Chios, l'élégie n'était

guère, à en juger par les fragments subsistants, qu'uneélégante exhortation à la gaieté du festin Sophocles'exerça dans le môme genre, et nous ne pouvons douter

qu'il n'y ait excellé, tant il y avait de convenanceintimeentre ce genre et la nature de son génie 1.A défaut d'é-

légies proprement dites, de petits groupes de vers

(èîïrffsrçfcpwMt),plus ou moins authentiques, nous ont étéconservés sous les noms de beaucoup des hommes illus-tres déco temps*.Onvoit figurer là Euripide,Thucydide,Alcibiade, Agathon, Iophon, Socrate. Platon, Simmiasde Thèbes, Zeuxis, Parrhasios, Praxitèle, Astydamas,Philiscos, Aphareus OIsd'Isocrate, Speusippe, Aristote,Ménandre. N'insistons pas autrement sur des œuvres

t. Plutarque,Cimon,c. 4.8.Bergk,Poe/,lyr.gr. XI,p. 881.3. Ibld., p. 2*3.4. Nous renvoyons d'une manière générale aux noticcB de Bergk.

dans le tome II de see Poelm lyi'ici grœci.

Page 669: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÉLÊGIR 661

d'origine aussi incertaine et en tout cas de si petite im-

portance il nous suffira dedistinguer ici trois ou quatre

poètes qui ont plus de titres que les autres a représenter

l'élégie de la période attiquo.Il nous est resté quelques fragments dos élégies d'un

certain Dionysiossurnommé Khalcous(d'airain) II fut

le premier à composer des distiques dans lesquels le

pentamètre précédait l'hexamètre; innovation manifes-

tement contraire à'.Iavraie nature docegroupe métriqueet qui trahit le désir de la nouveauté à tout prix. Les

quelques vers qui nousrestent de lui sont presque tous

fort obscurs; mais its ont le mérite do nous faire sentir

vivement ce qu'était alors l'élégie l'auteur n'est qu'unbel esprit de société, qui cherche à faire valoir des riens

par dos expressions ingénieuses.Événos do Paros eut un tout autre mérite. Bien qu'il

y. ait quelque confusion dans les renseignements quenous possédonssur lui2, il est à peu près sûr qu'il naquitvers 460, Poète et sophiste à la fois»il était dans toutl'éclat de sa réputation au temps de la guerre du Pélo-

ponnèse. Il dut mourir dans les premières années du

ive siècle, pou de temps après Socrate4. Il nous reste,sous son nom, une vingtaine de vers élégiaques et deux

hexamètres. Cesdeux derniers proviennent d'une com-

position dont il est impossible aujourd'hui de définir le

caractère. Quantaux distiques, ils appartenaient certai-

1.Uneexpressiondelui est citéepar Aristote,Rhélor.Ul, 2; cequiprouvequ'iljouissaitdequelqueréputationan tempsou lephilosopheécrivait.

2. Sur la fausse distinction qui a été faite entre deux Kvi'nos,voir plus haut t. Il. p. 137 et suiv.

3. Georges lo Syncello (I, 481) dit qu'il était connu once temps, ce

qui est contredit par le témoignage de Platon {Phidtm, p. 60 Apo-logie, p 20; Phddre, p. 861 A). Il est probable que, dans la ehto-

nique de Syncelle. *Yv«piC«toa été écrit par erreur pour frfivm.4. Vhédon. p. 61 B.

Page 670: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

GG3 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

noment à des élégies familières qui ont dû élra récitées

ou chantées entre amis autour d'une table hospitalière.Évéuos s'y révèle comme un homme du meilleur ton*,

dont la poésie a plus de grâce et de Onosse que d'essor.

Il aime à moraliser; et if le fait, quoique compatriote

d'Archiloque, avec une élégance discrète, qui cet vrai-

ment antique. H connalt le monde où l'on cause, et il

signal* spirituellement les défauts désagréables qu'il ya rencontrés*.

-«Contredire à tout propos, indifféremment,* est un usagetrès commun mais contredire quand il faut, voi'a qui est

plus rare. A ceux qui disputent toujours il suffit de répondre,selon le vieux proverbe: Garde ton opinion, je garde aussila mienne. Quant aux hommes de sens, le plus promptmoyen de les persuader, c'est d'avoir raison; car ceux-là selaissent volontiers instruire. »

Beaucoup de ces pensées morales étaient anciennes,

quelques-unes même proverbiales le proverbe conve-

nait à l'élégie comme à la conversation. Mais Événos

savait rajeunir de vieilles observations en leur donnant,sous l'influence de la philosophie contemporaine, un

sens plus -fin ou plus profond.

« A mon avis, ce n'est pas une des moindres parties de la

sagesse que de bien discerner ce qu'est un homme ». »« Souvent la colère dévoile un secret qui se cachait dans

l'âme elle est plus indiscrète encore que la folie «. »

On peut relever même, dans ses fragments, une pen-sée toute socratique

«Unir l'audace à la sagesse, c'est un grand avantage; isolée,l'audace est nuisible et elle produit le mal 5. »

i. Tovx&XiotovE$i)vo¥.dit Platon.2. Uergk, Poet. tyr. gr:, n, p. 369.

3. Bergk.P. lyr. g., II, p. 210, fr. 3.4. Ibid., fr. S.Si Ibid, fr. 4.

Page 671: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

h'ÉLÈQlE 663

Avec ces qualités, Événos devait se faire une sorte

d'autorité de moraliste mondain. C'est co qui expliquepourquoi Aristote le cite à plusieurs reprises ot pour-

quoi il lui emprunte même des choses que d'autres

avaient dites avant lui. En les redisant après eux, Évé-

nos se les était appropriées t. Si le recueilde ses élégiesnous était resté, il ne serait pas sans intérêt de le pla-cer à côté du Banquet de Xénophon, l'un et l'autre ou-

vrage représentant assez bien ce qu'était alors la bonne

société d'Athènes.

Critias le tyran, dont nous avons déjà parlé à propos

de la tragédie fut aussi un poèto élégiaque, II avait

composé en distiques un recueil d'élégies intitulé les

Républiques (IIoXreaïBt) Nous en possédons deux frag-

ments, l'un de quatorze vers, l'autre de vingt-huit, qui

peuvent nous donner quelque idée de l'ensemble. Dans

le premier, le poète énumèro les inventions qui font

honneur à l'industrie ou au goût des divers peuples, et

il finit par vanter la céramique athénienne. Dans le

second, il oppose à l'abus du vin, qui était alors de

mode dans les repas à Athènes, l'usage plus discret qu'on

en faisait à Sparte. A en juger par ces deux morceaux,

le recueil devait comprendre un nombre plus ou moins

1. Il n'y a donc aucune raison de retrancher à Théognis et d'at-

tribuer à Événos, comme l'a fait Bergk, trois morceaux assez

étendus qui figurent dans le recueil de Théognis (v. 467 sqq.; 667

sqq.; 1335sqq.). Le premier de ces morceaux contient un vers qu'A-ristote cite comme étant d'Événos Bergk en conclut que tout le mor-

ceau est d'Événos, et, comme, dans ce morceau, figure le nom d'un

certain Simonide, il lui attribue, par voie de conséquence, les deux

autres passages où le même personnage est nommé. Toutes ces

conjectures s'écroulent, si l'on remarque que le vers cité est un

proverbe, et si on explique, comme je le fais, pourquoi Aristote,en le rapportant, allègue de préférence l'autorité d'Événos. Cf.

Leutsch, Philologue, XXX. 662 sqq.2. Voir ci-dessus, chap. Vin, p. 376.

3. Bergk, Poet. lyr. gr., n, p. 279. Cf. Lallier, De CrituB tyranaivita et *riptis, Paris, 1875, p. 36 et suiv.

Page 672: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

66i QHAPITREXIV. – POÉSIE HORSOUTHEATRE

grand de pièces distinctes, dans lesquelles on passaiten revue les mœurs, les usages, les inventions indus-triellea, peut-être aussi les lois et les institutions de di-vers peuples, grecs ou étrangers, probablement avecl'intention de les opposer à ceux d'Athènes. Ces élégiosavaient donc un caractère tantôt doscriptif, tantôt mo-ral, quelquefois mémo légèrement satirique. On y de-vait sentir, à travers l'humeur frondeuse de l'aristo-cratio athénionno, ce goût d'obsorvation critique quise développait alors en Grèce,et probablement aussi le

scepticisme hardi dont Critias était un des représen-tants. Le style des fragments n'a rien de très distin-

gué. L'élégie, par sa nature môme, côtoyait la prose,et elle avait toujours quelque chose de l'improvisationles vrais poètes pouvaient tirer do là des grâces parti-culières los autres n'échappaient guèro à une certaine

vulgarité. Outre ses Républiques, Critias avait com-

posé des élégies do circonstance il nous en reste unedizaine de vers. Les plus intéressants sont ceux parlesquels il saluait le retour d'Alcibiade après l'exil, en

rappelant qu'il était lui-même l'auteur du décret de

rappelt. Nous avons enfin sous son nom un autre frag-ment en hexamètres dactyliques, dont l'authenticitéest moins certaine; ce sont dix vers sur Anacréon, quiont dû faire partie d'un développement historique,où l'autour, passant on revue les plus célèbres poètes,rappelait leurs inventions et les appréciait C'était dela chronique ou de la critique versifiée; on peut douter

que cefût aussi de la poésie.

i. Bergk, Poet. lyr. gr., H, p. 282. Noter, dans le fragm. 3, l'em-ploi du vers Iambique ft la place du pentamètre dans le premierdistique. C'est une fantaisie de poète de société, grand seigneur,qui se croyait tout permis et qui se moquait des règles ttvec uneaimable désinvolture.

2. C'est là du moins la conjecture très vraisemblable de Bergk,Poet. lyr. gr.. II, p. 283, note tO.

Page 673: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÉLÉGIE 665

Le nom d'Antimaqua de Colophon appartient bion

plus à l'histoire de la poésie épique qu'à celui de la

poésie élégiaque.Nous le retrouverons un pou plus loin.Toutefois il est impossible de ne pas mentionner ici le

recueil de ses élégies, et surtout la composition célè-bre sous le nom de Lydé1. Il nous en reste six frag-monls qui ne font pas ensemble neuf vers completsmais les témoignages nous permettent do nous en

former une idée. C'était en fait uno sorte do poème

épique sous forme élégiaquo ce poème avait au moinsdeux ou trois livres. Antimaque, profondément affligé,dit-on, par la perte d'une femme nommée Lydé, qu'ilavait aimée, cherchait dans ce poème à se consolerlui-mémo en rappelant ce que des héros illustrosavaientsouffert de l'amour L'expédition des Argonautes,nous ne savons trop pourquoi, y tenait une place consi-dérable. Le mérite propre du poème nous échappe;mais l'érudition qui s'y étalait complaisamment selaisse encore deviner. Si Antimaquo avait préféré à laforme épique celle de l'élégie, c'était peut-être juste-ment afin de pouvoir intervenir plus librement dansle récit et y mêler, comme dans une sorte de libre cau-

serie, ses souvenirs érudits et infiniment variés3.

Quoi qu'il en soit, cotte élégie, narrative ou doscrip-tive, s'écartait sensiblement de la vraie élégie lyrique,de plus en plus envahie par la banalité. C'était en fait

un genre nouveau, quelque peu artificiel, où ne se ren-contrait plus cet accord intime de la forme et du fond,

1. Et. de Byzance,v. ACotov,cite le livre II. Le livre ni étaitpeut-êtrecité par Suidas.v. 'Opre<3ve<,si la correctionde Gaiafordest vraie.2. Plutarque, Consol.à Apollon.,p. 106B. Cf. Hermésianax,

Leoistion,v. 41 Ovide,Trialea,I, 6, i; Anthol.Palat., Xn, 168et IX,63. Appréciationsévèrede UaUimaquodans le scoliastede Deuysle Périégète,p. 317,21,Bernhardy nousy reviendronsun peuplus loin.

3. Sur la lydi d'Antimaque,cf.Couat,Lapoésiealexandrine,p. 64.

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666 CHAPITRE XIV. – POÉSIE SORS DU THÉÂTRE

qui avait été spontanément réalisé dans toutes les gran-des créations du génie grec. Ce genre allait grandirpourtant et acquérir, durant la période alexandrino,une sorte de popularité auprès du publie lettré.

V

A côté de l'élégie, une place doit être réservée, dansl'histoire de la littérature d'alors, à la poésie moqueuse,principalement à l'iambe, mais une très petite place.L'humeur satirique en ce temps s'épanche dans la co-

médie. Au v" siècle, pendant la brillante floraison de

la comédie ancienne, les grands railleurs sont Cratinos,

Eupolis, Aristophane et tours rivaux. L'iambe propre-ment dit ne pouvait alors avoir qu'un bien faiblereten-

tissement, en comparaison de ces mordantes satires

qui éclataient en plein théâtre aux Dionysies et aux

Lénéennes. Pourtant il n'était pas entièrement aban-

donné. Un des poètes de l'ancienne comédie, Hermip-pos, avait composé deux recueils d'iambes, que l'on

appelait, d'après leur forme métrique, les Trimètreset

les Télramètres. Los Trimètressont cités trois fois, maisà propos do détails sans intérêt Les Tétramètres nesont plus représentés pour nous que par quatre verstrès altérés, dont deux sont à peine intelligiblos, et

par quelques mots qui ne le sont plus du toutl. Tou-tefois ces débris informes nous laissent encore entre-voir ce qu'était l'œuvre dans son ensemble. Voici les

plus significatifs:« En marchantainsi, j'arrivai dans la terre desKylicra-

nes j'y vis Héraclée,unefortjolie ville, par ma foi »

t. Seol.Arietoph.Oiseaux,1180et Ploatos,701Athén.III,16B.9.Bergk.Poet.hjr.gr.,XI,p. SOS.3. Les Kylicràncs, c'est-à-dire les hommes qui ont un crâne

semblable à une coupe (Kylix).4. Athénée, XI. 461 E.

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LA POÉSIE MOQUEUSE 687

Évidemment cas mots sont tirés d'un récit de voyage

burlesque, plus ou moins imité des narrations lé-

gendaires d'Ulysse dans VOdyssée. Sous sa forme fan-

taitùslo, ce récit était une satire. Nous en devinons le

caractère agressif et presque cynique à travers l'obscu-

rité de deux autres vers mutilés; on y retrouve de nou-

veau le même verbo « Je vis », suivi d'un complément

incertain, auquel s'appliquaient deux épithètes gros.

sières, empruntées au vocabulaire do la plus mauvaise

compagnie1. Les Tétramètres d'Hermippos se ressen-

taient donc du voisinage et de l'influence de la comé-

die. Comme elle, ils avaient besoin de l'ivresse pour

excuse et sans doute ils devaient être récités ou chan-

tés à la findes joyeux banquets de la jeunesse athénienne,

quand les têtes étaient échauffées, et quand Socrate

n'y assistait pas.Tout à côté de ce genre assez mal défini, il faut pla-

cer celui de la parodie. Déjà nous l'avons rencontré au

théâtre, chez Épicharme d'abord, puis à Athènes chez

un certain nombre de poètes de la comédie ancienne

ou moyenne. En dehors de la comédie, il produisit alors,

en renouvelant la tradition de la Batrachoniyoinaehie,

quelques œuvres d'une importance bien secondaire,

mais qui semblent avoir obtenu quelque succès auprèsdu peuple athénien ou sicilien. Dans ce genre, deux

hommes surtout eurent quelque renom, Hégémon de

Thasos au ve siècle, et Eubéos de Parium au îv*a.

Le premier connu sous le sobriquet de Lentille

($«»)), fut un contemporain de Cratinos. Son œuvre

principale était une Gigantomachie, qu'il semble avoir

récitée à Athènes devant le peuple, à la façon des

rhapsodes. Athénée nous a conservé une vingtaine

1. Scol.Aristoph.Guêpe»,1169.2.Athénée.XV,p. 698A.3.E. vonLeutsch,BegemonvonThasos,Philologue,1855,p. 704.

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668 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

d'hexamètres do lui, où il se mot personnellementen scène, en racontant ses avontures dans des vers

imités de ceux de YIliade. Eubêos do Parium fut

surtout en faveur en Sicile. Deux fragments de lui,

d'un vera chacun, nous font entrevoir le genre de scè-

nes qu'il traitait en se servant des expressions et des

tours homériques c'est d'une part une querelle entre

deux garçoi.s de bains qui se jettent leurs baquets à

la tôte de l'autre, des invectives adressées par un po-tier à un barbier à propos d'une femme, qui rappel-lent celles d'Achille à Agamemnon à propos de Briséis.

Tout cela était en somme assez misérable et ne paraît

pas valoir l'honneur d'être étudié de plus près.Le représentant le plus notable de la poésie satirique

en ce temps fut le philosophe cynique Cratès de Thè-

bes t. Il était dans la vigueur de l'âge, selon Diogène

Laërce, dans la 113» Olympiade (328-325 )*.Célèbre

dans l'histoire de la philosophie par le renoncement

éclatant dont il 61 preuve et aussi par l'étrangeté de

sa vie, il appartient à celte do la poésie par ses iambes,

ses hexamètres et ses élégies satiriques. Ses biographesnous disent qu'il entrait librement dans tou!es les mai-

sons, ce qui l'avait fait surnommer « l'ouvreur de por-tes » (flupeuavofcciaiv)8.Bien accueilli de tous, il répriman-dait librement ceux qu'il trouvait en faute, mais sans

amertume et avec une grâce spirituelle qui lui faisait

pardonner sa franchise Les fragments de ses poésies

répondent bien à l'idée que les témoignages anciens

nous donnent de lui s. C'est de la morale sévère et gaie

1.Voy.lanoticede Mttllach,FragmentaPhilosoph.Grœcormn,t. II,

p. 331,Didot.2. Diog.Laërce,VI. 81.Cf.Suidas,Kpânic-3 Plutarque,Proposde toile,11.i, 6.4. Julien. Discours,VI, p. SOI 'Enex(|uiSi oùpetà ittxpla;,4XV«

(serax<xptto{.5. Voy.Bergk.Poet.lyr. gr., Il. p. 36i et Mftllach-DidotFragm.

philos,ffraecor.,II, p. 333.

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LA POÉSIE MOQUEUSE 669

tout à la fois, de l'ascétisme en belle humeur. De ses

Iambesïï nous reste en tout dix-huit vers. Les plus cu-

rieux sont trois trimètres, do ceux qu'on appelait boi-

teux (•/<o>.oi),empruntés à une série de préceptes ironi-

ques qu'il avait intitulée l'Épftéméride

« Compte à ton cuisinier dix mines (environ 1000francs);a ton médecin, une drachme (I franc) au flatteur, cinq talents

(25, 000francs); au conseiller, un peu de fumée; aux filles, untalent (5000francs); au philosophe, trois oboles (0 fr. 45) »

Relativement à l'amour, voici ses conseils

« Il y a un remède a l'amour, c'est la faim; si elle ne suffit

pas, le temps. Si ta flamme résiste a l'un et à l'autre, en der-

nier recours accroche au mur une corde, pour te pendre 2. »

Ses Élégies ressemblaient fort à ses lambes pour le

ton. L'une d'elles, dont l'emperour Julien nous a con-

servé onze vers », était une parodie d'une des plus cé-

lèbres élégies de Solon. Cratès suivait son modèle vers

par vers, quelquefois sans y rien changer, plus souvent

en l'appropriant à ses idées et en lui prêtant sa rude et

cynique franchise

« Brillantes filles de Mnémosyné et de Zeus Olympien,Muses de Piérie, prêtez l'oreille à ma prière. Donnez toujoursla pâture à mon estomac, qui, de jour en jour, sans m'asservirà rien, m'a permis de vivre tout simplement. En outre, fai-tes que je sois utile, non agréable, à mes amis. Les biens donton parle, je n'en veux pas. Amasser, c'est un bonheur d'escar-

bot, c'est une opulence de fourmi, dont je n'ai aucune envie.La justice, voilà ma part, et avec cela une richesse facile à

porter, facile à gagner, qui fasse honneur à la vertu. Si j'ob-tiens cela, j'. j^ierai de me rendre propices Hermès et leschastes Muses, non par des sacrifices dispendieux, mais parune pieuse offrande de vertu. »

1. Diog. Laëree, VI, 86.Fr. 15Bergk.S. Anthol. palat., IX, 497. Fr. 11 Bergk.3. Julien, Discours,VI, 199c. Fr. i Bergk.

Page 678: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

«70 QHAPlïaB XIV. – POÉSIE I1OBS DU THEATRE

Dans une autre élégie en forme d'hymne, il saluait,

comme sadi vinitépreférée, la vie àbon marché (EÙTJXatot)

avec ce tour d'esprit ingénieux qui s'alliait chez lui à la

fierté du philosophe

IlSalut. divine mattresse, objet d'amour pour les sages,

Eutéleia, fille de la glorieuse Tempérance, c'est toi qu'hono-rent par excellence tous ceux qui s'exercent a la justice »

Ses hexamètres, autant que nous pouvons en juger,

étaient, sous forme do parodie, une glorification de la

doctrino cynique aux dépens des autres doctrines con-

temporaines. Cratès y prenait pour texte divers passa-

ges de l'Odyssée, qu'il s'amusait à détourner de leur

sens et qu'il adaptait à ses vues. Dans un voyage fictif

chez les morts, imité de la Nnevta d'Ulysse, il passait en

revue quelques-uns des philosophes contemporains,

pour se moquer d'eux.

« Je vis aussi Stilpon qui souffrait cruellement dans Mégare,où est, dit-on, la couche de Typhoeus c'est là qu'il disputait,et ses amis se pressaient autour de lui; ensemble, ils poursui-vaient la vertu selon la lettre, jusqu'à épuisement »

Le meilleur de ses fragments en ce genre, c'est celui

où, suivant de près la description de la Crète dons l'Odys-

sée (XIX, 172), il dépeint la cité idéale du cynisme, qu'il

appelle (IIvipi))»c'est-à-dire Besace.

« II est un pays appelé iWp»,au milieu des flots sombres de

l'orgueil, un beau pays fertile, entouré d'eau, et qui ne possèderien. Là n'aborde jamais. ni le vain parasite, ni l'infâme dé-

bauché, lascif et provocant. L'Ile produit du thym et de l'ail,des figues et du pain sec. Aussi point de guerre entre les habi-

tants pour s'en disputer les fruits on n'y prend pas les armes

pour un peu d'argent, on ne les prend pas pour la gloire s. »

4. Julien, Discours,VI, 199A. Fr. 2 Bergk.2. Diog. Laërce, H. 118.Fr. 4 Bergk.3. Diog. Laërce, VI, 85.Fr. 7 Bergk.

Page 679: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÉPOPÉE 671

Cettepoésie provenait d'un sentiment sincère mais

elle avait le tort, comme toute parodie, de se complairedans une forme très artificielle. Toutefois la comédie

ayant presque cessé alors de se moquerdes ridicules,ce genre avait sa raison d'être. Nous le retrouverons

dans la période alexandrine, et plus tard dans lapérioderomaine, sous des aspects un peu différents, mais tou-

jours identique au fond. Cratès est l'ancêtre de Timon,de Ménippede Gadaraet môme de Lucien.

VIL'épopée ne pouvait avoir, ni au vs, ni au iv» siècle,

une destinée aussi brillante que la poésie lyrique. Les

habitudes d'esprit et les opinions qui prévalaient alors

ne lui convenaient pas. Aux anciens héros avaient suc-

cédé les grands hommes à la mythologie, l'histoire et la

philosophie à la naïveté primitive, le désir de savoir

et l'art de raisonner. Rien de tout cela n'était épique.D'autre part, on ne savait peut-être pas encore assez se

détacher du présent pour que l'épopée savante fût pos-sible. Et d'ailleurs l'art dramatique, alors en pleine

floraison, attirait naturellement et absorbait les espritsvraiment féconds. Ceux qui restaient à l'épopée n'étaient

ni les plus vigoureux ni les plus justes.

Depuis la fin du vu9 siècle, l'inspiration épique som-

blait endormie. Quelle fut la cause qui la réveilla aprèscent cinquante ans de silence, au commencement du ve

siècle ? Il faut a-'ant tout attribuer ce fait à l'influence

des grandes récitations homériques, qui étaient alors

en faveur, et à la diffusion des exemplaires des anciens

poèmes. Ceux-ci, mis par écrit et désormais fixés, ap-

parurent comme des modèles bien définis, et, en étudiant

les formes qui leur étaient propres, on put s'imaginer

qu'il ne serait pas trop difficile de les imiter.

Page 680: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

673 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

Le restaurateur de l'épopée, ce fut, selon Suidas,

Panyasis d'Halicarnasse, fils do Polyarchos, et oncle ou

cousin d'Hérodote Il se fit connaître vers l'an 468, e'ost-

à-dire dans les dernières années de la vie d'EschyleAdversaire du tyran d'Halicarnasse Lygdamis, il fut

mis àmort par lui'. Il semble que, comme poète, il ait

voulu rivaliser avec le Rhodien Pisandro, qui avait com-

posé au vue siècle, une Héraclée ou peut-être, sans

aucune pensée de rivalité, fut-il simplement séduit parun sujet qui paraissait se prêter à la fois à la pointuredes sentiments héroïques et à la mise en scène de lé-

gendes nombreuses. Denys d'Halicarnasse et Quintilien,

interprètes d'une même tradition critique, témoignentde l'estime qu'on accordait dans l'antiquité à XHéraclès

de Panyasis Toute la vie glorieuse d'Héraclès s'y dé-

roulait on quatorze livres, qui formaient un ensemble

de neuf mille vers 5. On louait la beauté du sujet et aussi

l'art de la composition 6. Nous n'avons plus aucun moyend'en juger par nous-mêmes. Quelques passages des au-

teurs anciens, où le témoignage do Panyasis est al-

légué, montrent seulement qu'il avait du chercher à

renouveler en partie son sujet en y introduisant des lé-

gendes nouvelles ou en modifiantles récils traditionnels.

Quant au style et aux sentiments, on peut conclure de

1. Suidas,Ilavûaaiç.Il dit de lui 26eo6sfoavir)Vttoiiïux)|vêitetv»j-ya-fe.Pourtant, dans le même lexique,des compositionsépiquessont pttribaées ailleurs à Mélanippidel'ancien, antérieur à Pa-nyasis. Voyez sur Panyasis la notice de DObnerdans l'HésiodeDidot.

2.Ibid. Cettedate est donnéepar Suidas commeincertaine.Ellel'est en effet,pour nousaussi, bienqu'assezprobable.

3. En 451,selonClinton,Fastiliellenici.4. Denysd'Halle, Vêler,scriptor.censura.n, 4. Quinlilien,X, i,

5t. Cf.Suidas 'Eva toîe itoirirat;tdttttat pst' "0(0)pov**«« 61«•v««xoelpe8' 'HefoSovxal 'Avti(iaxav>

5. Suidas, n«Kiîa«tç.6.Denysd'Halicarnasseet Quintilien,passagescités.

Page 681: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÉPOPÉE 678

Hist. de la Litt. grecque. T. III. 43

ce qu'en dit Quintilien, que Panyasis, à cet égard, se

distinguait surtout par une élégance facile. Les quali-tés tempérées prédominaient on lui sur la force et la

vivacité Il nous reste de son épopée une quarantainede vers d'un médiocre intérêt. Ce sont des fragments

d'entretien, où règne un ton fort voisin de celui de

l'élégie contemporaine. Entre plusieurs morceaux as-

sez semblables, en voici un qui peut donner une idée

de la manière du poète. Un personnage, peut-être le

centaure Pholos, y adresse à un hôte ces bons avis 3

« La première coupe qu'on vide est un hommage aux Cha.

rités, aux Heures bienveillantes et au bruyant Dionysos: car

ce sont eux qui nous la donnent. Ensuite vient le tour de Cy-

pris, et encore de Dionysos: c'est ainsi que le vin est surtoutbienfaisant aux hommes, quand, après la seconde coupe, le

convive, quittant la table attrayante, retourne à sa maison,sûr d'échapper à tout dommage. Mais si l'on pousse jusqu'àla troisième mesure, et que peu à peu on se laisse aller, alorséclate la violence d'Hybris et d'Até, qui sont funestes aux

hommes. Mon ami, tu as bu autant de vin délicieux qu'il t'en

fallait; retourne maintenant auprès de ton épouse et emmène

tes compagnons. Car, si tu vidais une troisième fois la coupede vin, suave comme le miel, je crains qu'un élan de violencene soulève ton âme et que ce festin hospitalier n'ait un dé-

nouement fâcheux. Allons, suis mes conseils, et ne permetspas qu'on boive à l'excès. »

Dans tous les vers subsistants de Panyasis, nous re-

trouvons cette même imitation du vieux langage épiqueet des vieilles mœurs héroïques. Une sorte de naïveté

voulue, ingénieuse et habile, a pu faire illusion aux con-

1. Quintilien, pass. cité Panyasin ex utroque mixtum putantin eloquendo, neutrius aequare virtutes. Les mots ex utroque dési-

gnent Hésiode et Antimaque or Quintilien a dit d'Hésiode <raro

assurgit et «l'Antimaque, < in Antimacho vis et gravitas ».

Panyasis n'avait donc, selon lui, ni une simplicité aussi parfaitequ'Hésiode, ni autant de force qu'Antimaque.

2. Athénée, II, p. 36D. Fr. 6 Dûlraer-Didot.

Page 682: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

«74 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

temporains; mais, sous l'artiGce superficiel, trop facile

en somme à discerner, se laisse entrevoir aujourd'huiune prose ionienne, plus sensée que poétiquo, qui res-

semblerait assez à celle d'Hérodote, si elle avait plus de

sincérité et de grandeur.

L'exemple donné par Panyasis fut suivi, bientôt après,

par un poète très supérieur, l'Ionien Antimaque, dont

nous avons déjà mentionné la Lydé. Né sans doute à Cla-

ros et devenu ensuite citoyen de Colophon, dont il se

fit une seconde patrie il était dans la force de l'âge et

du talent à la fin de la guerre du Péloponnèse en 404 3-

On a fait de lui le serviteur ou le disciple de Panyasis 4;

selon toute vraisemblance, cela veut dire tout simple-ment qu'il profita de son exemple. On raconte qu'il con-

courut sans succès dans les fêtes que les Samiens célé-

brèrent en 404 en l'honneur do Lysandre Platon,

jeune encore, l'aurait consolé, dit-on, de cette défaite

par le témoignage de son admiration 6. En tout cas, Hé-

raclide de Pont, dont l'autorité est sérieuse, attestait quele grand philosophe préférait hautement Antimaque à

Chœrilos, alors en pleine renommée, et qu'il fit recueil-

lir tout ce qu'il avait composé 7. Quelle qu'ait été la ré-

putation de ses élégies, dont nous avons parlé plus haut,sa plus grande œuvre fut certainement sa Thébaïde.

i. Cicéron,Brutus,Si Antimachum,Clariumpoetam.Cf.Ovide,Tristes,I. 6. 1. Noticede Dubnerdans l'HésiodeDidot.Art. deWontzeldans Pauly-Wissowa,Encycl.,Antimachos,24.

2.Suidas,'Avr(|utxoc.Plutarque, Lysandre,18 etc.3. Diodore,Xm, 108.4. Suidas, 'Avrfpaxoc.Il lui donneaussi pour maître Stésimbro-

tos.sans doute Stésimbrotosde Thasos,l'historien qui avait écritsurThémistocle,sur l'hommed'État Thucydide,et sur Périclès.

S.Plutarque,Lysandre,18.6. Plutarque, 1.c.OnretrouvedansCicéron,Brutal,SI, la même

tradition, arrangée en forme d'anecdote scolaire et accommodéeaux usagesd'un autre temps.

7.Proclus, Comment.sur le Timé»,I, p. 28.

Page 683: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÈPQPÊE1

875

C'est à une sorte de passion pour les vieilles légendes

qu'il semble avoir dû sa principale inspiration. Non con-

tent d'étudier à fond Homère, il en avait donné une

édition, dont les leçons sont mentionnées dans nos sco-

lies de l'Iliade et de l'Odyssée. Érudit enthousiaste, à quitous les antiques récits semblaient sacres, il prenait un

plaisir religieux et poétique à les sauver de l'oubli, en

los enchâssant dans des œuvres durables. Sa hydé of-

frait au lecteur une revue de toutes les grandes douleurs

de l'âge héroïque, qu'il avait cru pouvoir comparer à la

sienne. Lo même procédé d'énumération infinie se re-

trouvait dans sa Thébaïde. Horace, dans, une allusion

moqueuse, nous apprend qu'il commençait à la mort de

Méléagre le récit du retour de Diomède Un des sco-

liastes du poète latin complète ce renseignement ennous disant qu'Antimaque avait rempli vingt-trois livres

avant d'amener les sept chefs devant Thèbes 8. L'éten-

duo de l'œuvre était donc -immense. Dans ce vaste

poème, l'arrangement dramatique faisait défaut et la

peinture des sentiments était négligée. A ceux qui cher-

chaient l'action et no la trouvaient pas, l'œuvre parais-,sait ennuyeuse et dénuée d'art3. Pour les curieux, il n'en

était pas de même: mille récits légendaires, librement

développés, les attiraient. A propos des hommes et des

choses, des localités, des cours d'eau, des vallées et des

montagnes, l'infatigable et savant poète avait toujours

quelque chose de nouveau à leur raconter 4. Il est possible

1.Horace,Ép.aux Pisons,136.2. Scoliede Porphyrionsur le passagecité d'Horace.3. Quintilien,X, 1, 53 Et affoctilmset jucttnditateet omnino

arte, defteitur.Il ajoutequ'Antimaqueestinférieurà Panyasisparla composition,cdisponendiarte. »

4. C'est ce dont témoignentencoreassezclairementbonnombredesfragmentssubsistants. Le procédéd'Antimaqueest caracté-risé d'unemanièreplaisanteparPlntarque(IIep\ii8oXeaxfa{>P-543ADidoU

Page 684: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

678 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

que le gottt de Platon pour les vieux mythes ait contribuéà l'admiration qu'Antimaque lui inspirait. Le poète, ilest vrai, no semble pas les avoir traités en philosophe;mais il les aimait pour leur couleur antique, et il savaitleur donner du relief. Il y avait quoique chose de fortet de personnel dans sa manière. Son style, un peutondu et parfois obscur, n'était jamaisplat ni insignifiant;on en était frappé malgré soi,'et il s'imposait avec unesorte d'autorité t. Les quelques vers qui nous restentde la Thébaïde (une soixantaine en tout) no sont malhou-

rousement pas de nature à nous permettre d'en juger,Tout au plus peut-on en citer quatre, remarquables parune certaine fermeté de ton et par une précision un peudure, où l'on croit sentir l'accent propre du poète:

« Il est une déesse, Némésis, très puissante: c'est elle quia reçu des bienheureux cette charge. Le preuuer autel lui futélevé par Adraste, au bord du fleuve Asépos c'est là qu'elleest honorée et qu'on l'appelle Adrastée K »

Avec ces qualités et ces défauts, Antimaque devait

diviser l'opinion, et c'est ce qui arriva. Dans la périodealexandrine, Callimaque le critiqua violemment, poursa Lydé tout au moins, qu'il qualifiait de « poème épaiset grossièrement travaillé » 3; et Catulle, ce pur alexan-

drin transplanté à Rome, témoignait du même dédain

pour la Thébaïde, en appliquant à son auteur l'épithète

t. Denys d'Halicarn., Veterumacriptor.censura,II 'AvripaxocS'eÙTOvia;xa\ <cY«m<mxii«xfayyn\xoi(è<pp<5im<»ev)xaltoO(ruvijOovçt?,;{ÇaMayîj;.J'entends par cesderniers mots <le souci de s'écarterde l'usage commun».Cf. Plutarque, Timoléon,36 T&'Avttiiôyou¡~ ëxovTtZ1&GI\'f6vovix6a61<1ap,ivol;1&11\1t1l't1l'l1:6vOI;ëOl1la.Proclus,iu^vvH^miaxal t&vov$x6e6iao|ûvo(cxa\ xatait&voïcëotxe.Proclus,Comment.s. le Tintée,I; Gicér. Brutus, c. 51, poemareconditum.Quintil.X, 1,53 In Antimachovis et gravitas et minimevulgare«]<Mjn«ndigenushabet laudem.

S. Strabon,XIII, p. 588.Fr. 26 Dlibner-Didot.3. Scol.Denysle Périégèto,p. 317,21Bernhardy

A1S81)xatica^vïpct(i|«axal oùTopiv.

Page 685: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÉPOPÉE 677

do tumidus t. Mais ces délicats rencontraient des con-tradictours décidés. Cratès déclarait Antimaque fort su-

périeur à Chœrilos â, Nicandre le prenait pour modèle 3et Antipater de Thessalonique le louait dans une épi-gramme où il le mettait immédiatement au-dessousd'Homère Ce rang, selon Quintilien, était celui quelui attribuait la majorité des critiques s.

Panyasis et Antimaque avaient restauré l'épopée my.thologique. JI est probable qu'ils eurent des rivaux etdes imitateurs dans la période que nous étudions; maisaucun d'eux n'a mérité d'être distingué Les vrais con-tinuateurs du genre appartieqnent à la période alexan-

drino, et le plus illustre d'entre eux sera l'auteur des

Argonautiques, Apollonios do Rhodes. Mais, en face de

l'épopée mythologique, une autre forme du mémo genreapparut au ve siècle; ce fut l'épopée historique et con-

temporaine, qui eut pour principal représentant Chœ-rilos. Il y out là un essai de rénovation vraiment hardiot intéressant, et nous ne saurions trop regretter quecette tentative ne nous soit pas mieux connue.

Un des points les plus curieux à éclaircir serait l'in-fluence exercée par la grande œuvre d'Hérodote sur cettetransformation de l'épopée. Cette influence est attestéeformellement dans la notice biographique de Suidas sur

Chœrilos, et elle parait évidente. Chœrilos était un Sa-

mien 7. On dit qu'il était déjà sorti de l'enfance en 480,

1. Catulle,CXV,10.8. Antholog.palat., XI, 218.3. Scol.Thériaques,3.4. Anthol.palat., VII. 409.5. Quintilien,X, 1, 53 Quamvisei secnndasfere grammatico-

rum consensusdeferat.Il n'estaucunementprouvéqu'il ait servide modèleà Stace,ou plutôt, celaest tout à fait invraisemblable,en raison de la différencede compositiondesdeuxpoèmes.

6. DiogèneL. (II, 6,59)mentionneun certain Pythostratos,d'A-thènes,qui composaune Thébdïdevers le milieudu iv«siècle.

1. Suidas, Xotp-Xo;.D'autres lo disaient originaire d'Halicar-

Page 686: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

678 CHAPITRE XIV. –POÉSIE HORS DU THEATRE

lors do la seconde guerre médique; mais toute sa bio-

graphie dément cette donnée, qui doit être considérée

comme une simple erreur. En fait, la ronommée de Ghœ-

rilos, comme celle d'Antimaque, paraît se rapporter au

temps de la jeunesse do Platon, c'est-à-dire à la seconde

partie de la guerre du Péloponnèse. On racoutait (lue,étant esclavo à Samos, il s'était enfui auprès d'Hérodote,

et que, vivant dans son intimité, il s'était épris de ses

récits ("kâffAviçausHrpm) En 404, date oit il touchait sans

doute à la vieillesse et était en possession de toute sa re-

nommée, il se trouvait à Samos, et Lysandre, vainqueur

d'Athènes, l'avait sans cosse auprès de lui, espérant qu'il

ferait de ses actions le sujet d'un poème 8. Le roi de Ma-

cédoine Archélaos, non moins admirateur de son talent,

l'attira, bientôt après, à sa cour et l'y traita magnifique-

ment 3. C'est là, dit on, qu'il mourut. L'œuvre de

Chœrilos fut la Perséide (ll«p<nu«ou Uspouci) récit

épique de la lutte des Grecs contre les Perses. Évidem-

ment, dès que l'épopée cessait do se considérer comme

onchainée à la mythologie, ce sujet s'imposait à un poètedu v° siècle. Chœrilos aurait donc pu le concevoir de

lui-même; mais los témoignages qui viennent d'être

cités prouvent que les lectures partiolles d'Hérodote,

peut-être môme la publication totale de ses histoires,

furent pour beaucoup dans son dessein et dans l'exécu-

tion-de son ouvrage. Quant à l'inftuence des tragiques,

de Phrynichos ou d'Eschyle, nous pouvons assurément

la soupçonner, mais non l'établir. La composition du

poème, ses limites, l'importance relative donnée aux

nasse,évidemmentà causede ses rapports avecHérodote. – No-tice de Dübnersur Chœrilosdans l'HésiodeDidot.

t. Suidas. XoipiXo;.2. Plutarque.Lysandre,c. 18.3. Suidas. Xoipfto;. Cf. Istros dans Athénée, VlU.p. 3*b D.

nep«t)£;. Stobée, Floritegium, XXVH, t ncp<nxx, Horodien. TUpi

|tovi)p. XéUuC. p. 13, 4.

Page 687: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

L'ÉPOPÉE 079

diverses scènes, la forco des sentiments, la valeur dra.

matique des personnages, presque tout en un mot

nous échappe t. Toutefois l'expression de Suidas, qui

appello la Perséide « la victoire des Athéniens sur Xer-

xès », nous autorise à croire, tout au moins, que la ba-

taille de Salamine était le centre de la composition et

que le rôle d'Athènes y était le premier. D'après le

môme biographe, Athènes témoigna magnifiquement,sa reconnaissance au poète elle lui fit donner un sta-

tèro d'or par vers et elle ordonna que la Perséide serait

lue publiquement avec les poèmes d'Homère. Cette dou-

ble assertion aurait grand besoin d'être confirmée. Tou-

tefois, quand Héraclide rapporte que Platon préférait

Antimaque à Ghœrilos, qui avait alors la faveur publi-

que, on est on droit de conclure de là que la Perséideeut au moins un succès passager. Aristote la cite plu-sieurs fois, mais il reproche à l'auteur ses comparai-sons cherchées et obscures L'opinion des Alexandrins

mit Choerilos fort au-dessous d' Antimaque Denysd'Halicarnasse et Quintilien, qui représentent les juge-ments traditionnels de l'école, ne le nomment même

pas. Les fragments de son poème se réduisent à une

vingtaine do vers. Un débris du prologue, d'un stylelaborieux et médiocre, tout on images mai coordonnées,nous montre que le poète, contrairement à l'habitude

homérique, intervenait lui-même dans son récit pouren juger et en signaler les difficultés.

« Heureux le serviteur des Muses, qui fut habile à chanterlans ces emps lointains où la prairie était encore vierge.Aujourd'hui tout est partagé en domaines distincts, chaque

t. Les lecteurscurieux de conjecturespourrontconsulter à cetégard cellesde Ntekc,dans sonéditiondesfragmentsdeGhœrilos,Leipzig,1817,ou dans ses Opuscules,1.1.

2. Aristote,Topiques,VIII, i.3. Voy.l'épigrammede Cratès citéeplushaut.

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«80 CHAPITRE XIV. POÉSIE HORS DU THEATRE

art a seslimites.Comme les derniers dans In coursedos chars,nousrestons en arrière et quoi que l'on tente, il n'est pluspossiblede pousser nu but un jeune itttolugô •• »

D'autres passages sont descriptifa. Dans l'un, il ro-

présculait la multitude des Perses, assemblée autourd'une source qu'il appelait Aréthuse, nom propre do-venu pour lui, par une bizarrerie [de lettré, un nomcommun.

« Le long des source» Arétliusos, des tribus innombrabless'agitaient confusément,semblables aux essaimsnombreux desabeilles »

Ailleurs, il décrivait un peuple d'Asie, dans lequel le

juif Josèphe a voulu reconnaître ses compatriotes. Ce

qu'il y a de plus intéressant pour nous dans ce passage,outre la recherche évidente de la couleur et de l'effet,c'est qu'il nous fait constater l'existence dans le poènio

(comme dans l'histoire d'Hérodote) d'un catalogue des

peuples réunis sous le commandement de Xerxès.

« Derrière eux, venait une race d'un aspect étrange, deshommesdont la'boucho faisait entendre le langagephénicien.Ils habitaient les monts Solymes, auprès d'un lac étendu;leur crâne était inculte, leurs cheveuxcoupésen rond. Commecoiffure,il portaient des têtes de chevaux, dépouillées de leurpeau et sôchéeaà la fumée »

Enfin un passage plus dramatique que descriptif,mais plus sophistique encore que dramatique, met enscène un personnage perse, déchu de son rang. Tenanten main une pauvre coupe de terre, mutilée, signe de

son abaissement, il s'exprima on ces termes, qui don-

nont une idée des métaphores outrées du poète

t. Aristote,Rhétorique,III, 14,4. Fr. t Dabnor-Didot.3. Hôrodien,Ilepipovqp.).éUp. 13,4. Fr. 2 Dulmor-Diilot.3. Josephc,C.Apion,I, p. 454Havercamp.Fr. 4 Dübuer.

Page 689: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

CONCLUSION 681

« Je tiens dans la main toute ma richesse, ce fragment de

coupe aux anses brisées, une (le cesépaves des festins, quetrop souvont le soufflede Dionysosrejette sur lesrives de l'Ou-trage «. »

Horace nous fait connaitro un autre Chœrilos* mau-

vais poète et flatteur d'Alexandre ce roi out le tort do

payer ses méchants vers, commos'itsoussont été bons3.

Nous ignorons absolument queue était sa parenté avec

le premier. Les vers d'Horace laissent, deviner qu'ilavait célébré les exploits d'Alexandre c'était un des

inconvénients do l'épopée historiquo que, en un tempsd'abaissement moral, elle risquait de se tourner en pa-

négyrique payé. Lysandro attendait du premier Ghcari-

los qu'il mit en vers son histoire; le second lit pour le

conquérant macédonien ce que le premier n'avait peut-être pas eu le temps de faire pour lo vainqueur d'Athè-

nes. II est probable aussi qu'il faut lui attribuer une

épopée sur la guerre lamiaquo (Aspuocà), que Suidas

signale, en dépit do toute chronologie, comme une œu-

vre de l'auteur de la Perséide. Cos pauvres productions

n'appartiennent pas à la littérature. Mais l'épopée his-

toriquo no disparut pas avec Chœrilos. Nous la retrou-

verons dans la période alexandrine, où elle sera repré-sentée, non sans honneur, par les Messéniennes de

Rhianos.

VII

Nous avons suivi l'histoire de la poésie grecque à tra-

vers le vc et le iv8 siècle danstout son développement. La

1. Athénée, XI, p. 464A. Fr. 8Dûbner. Cf. le passage de Tzetzès

<Wa1«, Rhetntv*gmed, III, p. 651), oft il est dit <ino C,h«wiloaappe-lait los pierres les os de la terre et les fleuves « les veines dela terre ».

2. Horace, Épitres. I, 233.

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083 CHAPITRE XIV. – POÉSIE HORS DU THEATRE

FIN DU TOMB TROISMUte;.

dernière phase en est bien moins brillante que la pre-mière. Il ne faudrait pas qu'elle prit trop d'importancedans l'impression d'ensemble qui doit rester de cet ex-

posé.

Rappelons-nous donc qu'au V siècle les grandes œu-

vres se sont succédé sans interruption depuis le tempsdes guerres médiques jusqu'à la fin de la guerre du

Péloponnèse. Eschyle, Sophocle et Euripide, d'un côté,Gratinos, Eupulis et Aristophane, de l'autre nous ont

fait admirer la force et la variété du génie grec. Il n'y a

pas, dans l'histoire du monde, un Age, qui, pour l'abon-

dance et la beauté de la création poétique, soit supé-riour à celui-là. Au iv° siècle, l'inspiration faiblit mani-

festement. Et toutefois le nom de Ménandre fait qu'onhésito à parler de déclin. D'ailleurs ce que la poésie

perd en ce temps, la prose le regagne. En séparantï'uno de l'autre, nous méconnaîtrions absolument la

vraie nature des choses. Entre ces deux formes de la

littérature, il y a union intime et solidarité. L'éclat de

la poésie a précédé celui de la prose, mais il n'a pas

rayonné d'un autre foyer. Des deux côtés, l'imagination

et la raison, le sentiment et le jugement sont mélan-

gés à fond; la différence est dans les proportions. Aprèsles poètes, il faut donc maintenant mettre à leur placedans ce tableau les historions, les philosophes, les ora-

teurs, c'est-à-dire les maîtres de la ponsée et de la pa-role. Ce sera seulement en les rapprochant les uns des

autres qu'il sera possible dejuger U>e}-^P2Uhènos

dans l'histoire de l'esprit humain. $"' •- (&\

Page 691: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

TABLE DES MATIÈRES

OHAKTM PMMIEa. – LA PJRIU&UTÉD'ATHÈNESAU VOET AUIVOSI*CLE.

I. Le génie attique autériourement au v siècle. iIl. Athènes après les guerres médiques 7III. Athènes au IV' siècle ilIV. L'attieisme, 15V. La langue attique 17

CHAPITRBIl. LES omoixics CE LA.TMAO&NE.

Bibliographie 23I. Le sentiment tragique avant la tragédie. 23Il. Le dithyrambe et la tragédie primitive. 30111. Les premiers poètes tragiques Thespis Chœrilos;

Pratinas Phrynichos, 4t

Chapitre III. – Les CONCOURSDE tragédie AUv»ET AUIV" SlèCLE.

I. La tragédie en Orêce est une des formes du culte. Joursdes représentations. Rôle des magistrats. Condi-tions du concours. Ordre et durée du spectacle. Si

II. Lieu des représentations. Théâtres divers. Levr or-ganisation essentielle 61

III. Lo choeur tragique. Sa constitution. Ses évolutions.Ses chants 13

Page 692: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

684 TABLE DES MATIÈRES

IV. Los netenrs et tes figurants. Leur nombre. Masqueset costumes. Déclamation et mimique 83

V. Les juges. Les prix. Lo publie. Les didascalios »s

C)tAPtT!t!5IV. LA TRAQtDIRBT SES LOI9.

1. LMSujtftstragiquM. f00Il. ]~'actioit. Les parties du drum~ 109III. rrogMMt«n(<"t'tut6r&t. 118It'. J,es trois untt4\s. MV. Le chfBur tes 1101"sonuages.Lour nature et tours rap-

horts 13!VI. Lyrisme tragique. Ses origines et ses formes. M3

VII. Le dialogue ot les récits 161

VIII. La languo do la tragédie t57

IX. sa valeur alorale 1 t60

CI(APITRCV. ESOHYLR.

BiMiograpMo. M4l, Vieetcttruct6roft'Esohyto. 166II. Ensoniblo de son oauvro. Co qui en reste. niIII. Ses idées religieusos et phitosofhtquas. 183IV. Comment Eschyle conçoit la tragédie. Structure do ses

pièces au point de vue théologique et au point do

VMdramaMque. i93V. Grandeur et simplicité des personnages. 204VI. Le poète nuque. 209VII. L'écrivain. 220VUI. Inuuenced'Eschyte. 226

Chapitre VI. Sophoolb.

Bibliographie. 228I. Vie et caractère de Sophocle 230II. Son oeuvre. Les tragédies perdues et les tragédies

subsistantes. 237III. Conception nouvelle du drame. La volonté humaine

érigée en principe d'action. Conduite de l'action.. 241IV. Psychologie dramatique. Les caractères. 251V. Réduction des parti"» lyriques. Charme ot noblesse

du lyrisme de Sophocle 212VI. Comment il modifie la langue de la tragédie 282

Page 693: A Croiset, Ist Lit Gr, Vol 3

TABLE DES MATIÈRES 685

CHAPITREVU. – Euripide.

Bibliographie.. 289

I. Vie et caractère d'Euripide £93II. Son oeuvre. Pièces subsistantes 296III. Liberté d'esprit d'Euripide. Mobilité de sa pensée.

Son imagination et sa sensibilité. Sa personnalité 310IV. Absence do théorie dramatique proprement dite. Ten.

dances diverses. Variété et unité 318V. Peinture dramatique des souffrances, dos instincts et

des passions. Affections naturelles 326VI. L'observation. Euripide père de la comédie nouvolle. 337VII. Infériorité du lyrisme d'Euripide. Grâce légère et

fantaisie 343

VIII. La langue d'Euripide 350

CHAPITREVIII. – LES POÈTEStragiques DE SECONDrang.

Bibliographie 359I. Remarques générales. Nombre des poètes tragiques

auv* et au iv« siècle. Les familles de poètes. Partd'Athènes et dos autres villes grecques 359

II. Les successeurs d'Eschyle. Son influence. Contem-

porains de Sophocle Aristarque, Néophron, Ion deChios, Achôos 365

m. Temps de la guerre du Péloponnèse. Les novateurs

Agathon “ 371IV. Déclin de l'art tragique. La rhétorique sur la scène.

Influence d'Euripide. Théodecte et Chér,émon 379V. Le nhésoa 386

Chapitre IX. – LE drame satyhiqub.

Bibliographie 389I. Origines du drame satyrique. Ses principaux représen-

tants et leurs oeuvres. 389II. Les satyres, les dieux et les héros dans le drame saty-

rique 403III. Structure du drame satyrique. Son langage. 4. ta

Chapitre X. – Obioimes DE LA comédie. ÊpicharubBT SOPHRON.

Bibliographie. 423

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686 TABLE DES MATIÈRES

I. Dionysies primitives. Chaula phalliques. Le x<B(io;.L'iambe populaire 424

II. Farees doriennes et mégariennes. 430lU. Épicharino et Pbormos 439IV. Le mime. Sophron et Xénarquo 456

CHAPITREXI. FORMATIONDE LA C011flDlEANCIENNE.

I. Commenemnonts do la comédie attique. établissementdes concours publies. Contrôle ~le l'État. 460

II. Tendancescaracteristiqm's (t~tit eotnddte.Bf'uttbnnerieet fantaisie. Censure des choses du jour mœurs

publiques, politique, lettres et arts. L'ancienne com~

die 465III. Prêdêoessoursd'Aristollhune. Chiouidès, Magnes, Ee-

phantidès. Cratinos. Cratès et Pheroorates. Poètes

secondaires. 473IV. Les concours de comédie. La miso en scène. Le chœur

comique. Les acteurs. 484V. Structure intime de la comédie. Division en parties.

Prologue episodee rythmes du dialogue. Chantsdu chteur parodos, parabase, stasima rythmeslyriques. 496

VI. L'action la fable comique et la satire. Le chœur otles personnages. Si2

VJI. Langue de la comédie ancienne. 521

CHAPITRBXII. AMSTOBHANEET SBS CONTEMPORAINS.

Bibliographie. 524I. Vie et œuvre d'Aristophane. 5!6H. Ses tendances générales 9 533III. Comédies subsistantes 542IV. Ses qualités dramatiques. Conduite de l'action. 55tV. Les personnages. 562VI. Ses qualités lyriques. 511VU. Sa langue. 580VUI. Les poètes contemporains. Eupolis, Phrynichos et Pla-

ton 585

Chapitre XIII. – LA comédie AU iv» siècle.

Bibliographie 591I. Transformation de la comédie ses causes 0 591

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TABLE DES MATIÈRES 687

FIN DE LA TABLE DES MATWtfeift^

Imprimerie Générale de Châtillon-aur-Seine. A. Pichat.

II. Sujets à la mode parodies, représentation des mœurs.L'intrigue et les personnages. Abandon de la fan-taIsie dans l'invention et dana le langage 596

III. Les poètes de la comédie moyenne. Antiphane, Auaxtui-drlde, Kubulo, Alexis 603

IV. Comédie nouvelle. Son organisation. Sujets qu'eUepréfère. L'amoar. Imitation de la vie. L'intrigue.Les personnages. L'èlèment comique. Esprit épicu-rien et moralité de la comédie nouvelle. 609

V. Les poètes Philémon et Ménandre 620VI. Poètes contemporains Diphile, Apollodore,Posidippe. 632

Chapitre XIV. – LA poésie hors mj THEATREAUy»ET AUIV»SIÈCLE.

Bibliographie 634I. Transformation du lyrisme au v» siècle. Le dithy-

rambe. Le nome. Représentations lyriques. 635II. Les poètes du dithyrambe et du nome au v* et au iv*

siècle. Mélanippide, Kinésias, Phrynis, Timothée,Philoxéno, etc 643

III. Le péan. Les épinicies. Les encomia. Poésie de so-ciété les scolies • 655

IV. L'élégie Événos, Critias, Antimaqne 660V. Poésie moqueuse l'iambe et la parodie Hermippos,

Hôgémon, Cratès. 666VI. L'épopée. Panyasis; Antimaque Cheerilos .j^> 671VU. Conclusion “<*• w il feTN.eSt

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