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À l’époque de La déshumanisation de l’art, Ortega y Gasset occupe la chaire de métaphysique à l’Université de Madrid ; nous sommes en 1925 1 . Il quittera son enseignement en 1936, lorsque la guerre civile éclatera, le contraignant à un exil de dix ans passé en France, en Argentine et au Portugal. Revenu en Espagne, ses posi- tions antifranquistes le priveront du contact direct, ou du moins officiel, avec auditeurs et étudiants, dont la trace vivante se perçoit dans ses livres et le mode d’exposition qui les caractérise. Il meurt à Madrid en 1955. L’œuvre est diverse et considérable 2 , et se signale en effet, pour le lecteur français sans doute plus que pour tout autre, par l’allure singu- lière de la réflexion ; le « spectateur » qu’est Ortega, pour reprendre un terme auquel il est attaché, construit son analyse en mettant en œuvre les LA DÉSHUMANISATION DE L ART . JOSÉ ORTEGA Y GASSET . 1 Les sept premiers chapitres de La déshumanisation de l’art parurent dans le journal El Sol, en quatre livraisons, de janvier à février 1924. L’œuvre entière fut publiée en volume un an plus tard, avec l’essai inti- tulé Idées sur le roman. 2 Rappelons, entre autres titres, Le Spectateur (1916-1934), Le Thème de notre temps (1924), Qu’est-ce que la philosophie ? (1928), La révolte des masses (1930), Sur la raison historique (1941), L’homme et les gens (1950) ; rappelons aussi la fondation de la Revista de Occidente (1923) — et, dès les années d’entre-deux guerres, une audience internationale bien plus forte que la française.

A DÉSHUMANISATION DE L ART J O G - 90plan.ovh.net90plan.ovh.net/~revueconc/images/stories/n5/pdfs/CONF_5_LA_DES... · À l’époque de La déshumanisation de l’art,Ortega y Gasset

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Àl’époque de La déshumanisation de l’art, Ortega y Gassetoccupe la chaire de métaphysique à l’Université de Madrid ;nous sommes en 19251. Il quittera son enseignement en 1936,

lorsque la guerre civile éclatera, le contraignant à un exil de dix anspassé en France, en Argentine et au Portugal. Revenu en Espagne, ses posi-tions antifranquistes le priveront du contact direct, ou du moins officiel,avec auditeurs et étudiants, dont la trace vivante se perçoit dans ses livres etle mode d’exposition qui les caractérise. Il meurt à Madrid en 1955.

L’œuvre est diverse et considérable2, et se signale en effet, pour lelecteur français sans doute plus que pour tout autre, par l’allure singu-lière de la réflexion ; le « spectateur » qu’est Ortega, pour reprendre unterme auquel il est attaché, construit son analyse en mettant en œuvre les

LA DÉSHUMANISATION DE L’ART.

JOSÉ ORTEGA Y GASSET.

1 Les sept premiers chapitres de La déshumanisation de l’art parurentdans le journal El Sol, en quatre livraisons, de janvier à février 1924.L’œuvre entière fut publiée en volume un an plus tard, avec l’essai inti-tulé Idées sur le roman.2 Rappelons, entre autres titres, Le Spectateur (1916-1934), Le Thème denotre temps (1924), Qu’est-ce que la philosophie ? (1928), La révolte desmasses (1930), Sur la raison historique (1941), L’homme et les gens (1950) ;rappelons aussi la fondation de la Revista de Occidente (1923) — et, dèsles années d’entre-deux guerres, une audience internationale bien plusforte que la française.

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matériaux les plus divers, et surtout les « points de vue » les plus variésqui recouperont les différents plans de l’objet — avançant vers lui, recu-lant, cherchant dans l’histoire les signes progressifs de son apparition,ce « faire » par lequel se bâtit le monde que nous avons sous les yeux.Chaque objet n’est interrogé par Ortega qu’à proportion du fait pre-mier d’être un signe de l’humain et de son activité ; aussi importe-t-ilmoins par lui-même — art, littérature, raison, histoire… — que pour lesmatériaux qu’il apporte à la construction d’une anthropologie plus« sociale » que philosophique. Le monde est la somme, la mise en pers-pective des points de vue variables que nous avons sur lui.

Luis Martín-Santos, dans Les demeures du silence (1962), a tracéun portrait vigoureux, critique et amusé de l’homme en même temps quede cette manière qui nous étonne : « (…) solennel, hiératique, conscientde lui-même, disposé à descendre jusqu’au niveau de son auditoire,entouré d’une parfaite grâce, chargé de quatre-vingts années d’idéa-lisme européen, doué d’une métaphysique originale, de sympathies dansle grand monde, d’une grosse tête bien pleine, amoureux de la vie, rhé-toriqueur en diable, inventeur d’un nouveau genre de métaphore,dégustateur de l’histoire, respecté dans les universités allemandes deprovince, oracle, journaliste, essayiste, puriste, celui-qui-l’avait-dit-avant-Heidegger-soi-même commença à parler, s’exprimant plus oumoins en ces termes :

“ Mesdames (un temps), messieurs (autre temps), ceci (pause) que jetiens dans ma main (pause) est une pomme (grande pause).Vous-mêmes(pause) la pouvez voir (grande pause). Mais (pause), vous la voyez(pause) de là, de là où vous vous trouvez (grande pause). Moi (grandepause), je vois la même pomme (pause), mais d’ici, de l’endroit où je suis(très longue pause). La pomme que vous voyez (pause), est différente(pause), très différente (pause) de la pomme que je vois (pause). Cepen-dant (rererepause), c’est bel et bien la même pomme (sensation). ” »

La charge est sévère, quoique l’admiration du romancier ne fassepar ailleurs aucun doute. Car il faut bien reconnaître à Ortega yGasset le souci d’une méthode qui tâche à la fois de ne rien oublierdes approches ordinaires de la perception — d’où ces descriptions, ces

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images au cœur de l’analyse, ces lenteurs de l’évidence —, et de prendreacte des transformations profondes d’un monde qui, en 1924, reste à comprendre dans son nouvel état. Ainsi de l’intention qui préside à La déshumanisation de l’art, un essai moins célèbre et moins lu (enFrance !) que les études plus tardives et mûries sur Velázquez et Goya(1943-1947), mais un essai plus risqué, dans sa volonté de comprendrehistoriquement la généalogie des bouleversements que l’art connaît audébut du siècle, d’éclairer sociologiquement les conditions de visibilitédes nouveaux objets, et de décrire « phénoménologiquement » la genèsede la perception esthétique.

Il n’est pas sûr que l’essai aboutisse, et Ortega en a le premierconscience. Bien des formules, du reste, ont valeur polémique ou expéri-mentale ; elles ne vont pas sans rouerie, ni une sorte de dandysme, en cesannées de postures et d’élégances de pensée. S’agissant de rendrecompte de l’art auquel ce « spectateur » est confronté, un art en effet sidifférent, soudain, de celui du siècle précédent, les difficultés croissentencore ; l’idée du faire humain à laquelle Ortega est attaché l’oblige àpenser une rupture esthétique dans les termes d’une continuité histo-rique et anthropologique, sans qu’il ose jamais consommer philosophi-quement cette rupture, et ainsi nommer le phénomène du tableau. Ce quiest étrange, c’est que traçant un portrait sociologique de l’art, il s’inter-dit de le comprendre par les critères mêmes que cette attention lui per-met d’élaborer ; si l’humain, tel du moins que des habitudes de percep-tion l’appréhendaient, disparaît de l’art naissant, si cet art se satisfaitd’être artistique, par une tautologie qui désigne somme toute l’objetqu’il devient, alors on ne pourra le comprendre qu’avec d’autres moyensque ceux qu’Ortega met en œuvre… Le philosophe espagnol dessine descontours, désigne une place, un souci, un travail, après quoi tout reste àfaire pour voir ce dont il s’agit dans la sphère ainsi délimitée.

Du coup, Ortega ne peut pas percevoir que la question de l’objet estcelle que la modernité pose et sans doute échoue à résoudre ; il ne lepeut, par une conséquence étrange de sa méthode, ni d’un point de vuephilosophique, ni d’un point de vue sociologique. Pour signifier que laperception des objets artistiques suppose que nous nous détachions des

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réalités vécues, Ortega prend l’exemple, ici, d’une scène d’agonie consi-dérée sous différents angles de vision, capables ou non de participationémotive, puis nous enseigne que le peintre est précisément celui qui par-vient, en tant que peintre, à refuser toute autre modalité de présenceque celle que lui dictent les nécessités de son art ; ainsi donc, si nous vou-lons envisager les objets artistiques, nous devrons, de même, mettre entreparenthèses toute autre considération que celle qu’ils exigent, — unerequête qu’à ses yeux l’art contemporain formule avec force. Le raison-nement est étrange, en même temps que révélateur de sa méthode : carenfin, il n’est nul besoin de cette fiction « réaliste » pour saisir l’idée d’unobjet sui generis — et Husserl par exemple, dans ses Ideen, parvenaità décrire tel procès d’intentionnalité appliqué au tableau sans recourirà des expédients si trompeurs, et surtout si étrangers au phénomèneesthétique.Voilà le signe, parmi d’autres, que le tableau intéresse moinsOrtega que le processus par lequel il se distingue, dans une histoirecontinue, des tableaux précédents et de leur mode de représentation.

Aussi Ortega, face aux œuvres contemporaines, doit-il parler à lafois d’« ultra-objet » (mais sans poursuivre dans cette voie pourtantféconde), de sociologie du regard, et de référence irréductible à la réalitévécue — position difficilement tenable, et qui montre que les « points devue » ne sauraient méthodologiquement être tous compatibles. Il se peutmême, à de certains endroits, que l’embarras de la méthode fasserenouer, face au visible, avec un pur et surprenant idéalisme kantien.Effet de ce seul mot, « déshumanisation » ? C’est probable. Car le motdésigne ici les espèces d’un problème qui n’est pas vraiment posé. Autre-ment dit, la « déshumanisation » est peut-être un concept sociologique,elle n’en est pas un en esthétique ni en philosophie.

Mais la tentative d’Ortega a le mérite de toujours tenir « les deuxbouts de la chaîne », l’objet et le regard. Entre les deux termes, Ortegane sait trop comment, ni dans quel sens définir le passage. Il tient tant àce passage, et selon un modèle qui est après tout celui de l’imitation, qu’ilne peut se résoudre à ce que nous nommons, d’un mot trop vague, « abs-traction ». C’est dire combien objet et regard sont, dans sa pensée, sou-mis à des définitions implicites et ininterrogées qui pèsent sur la qualité

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de l’analyse. Pour l’heure, il lui suffit de nommer « humanisation » lapossibilité toujours ouverte d’un tel passage, et « déshumanisation » saprogressive obstruction. Du moins, derrière l’insuffisance de ces termes,voit-on poindre une interrogation sur le malaise européen de l’entre-deux guerres, et les désordres, les manquements à elle-même de lamodernité ; il la reprendra bientôt vigoureusement dans d’autres livres.

Le texte d’Ortega manifeste — avec panache — l’impasse desconsidérations anthropologiques appliquées à l’art ; mais il le fait, noussemble-t-il, de façon exemplaire — de telle sorte que sa fécondité appa-raît au moment même où la méthode mise en œuvre révèle son échec.

Conférence.

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LA DÉSHUMANISATION DE L’ART.

Non creda donna Berta e ser Martino…

Divina Commedia, Paradiso XIII.

De l’impopularité de l’art contemporain.

Parmi toutes les idées géniales, bien que mal ou peu dévelop-pées du génial Français Guyau, il convient d’évoquer sa tentativepour aborder l’art dans une perspective sociologique. D’aucunspenseront qu’un tel sujet est stérile. Aborder l’art sous l’angle deses effets sociaux ressemble fort à déguster le radis par les fanesou à étudier l’homme à partir de son ombre. Les effets sociaux del’art sont à première vue une chose si extrinsèque, si éloignée dela conscience esthétique que l’on ne voit pas bien comment, enpartant d’eux, on peut pénétrer dans l’intimité des styles. Guyaun’a certainement pas tiré toute la quintessence de son ingénieuxessai. La brièveté de sa vie et sa course tragiquement effrénée versla mort l’ont empêché de tempérer ses aspirations et d’insister surce qu’il y a de plus substantiel et caché en laissant de côté tout cequi est évident et liminaire. On peut dire que seul existe le titre deson livre, L’art au point de vue sociologique1 ; le reste est encore àécrire.

La fécondité d’une sociologie de l’art s’est imposée à moi defaçon inattendue quand, il y a quelques années, j’ai entreprisd’écrire sur la nouvelle époque musicale qui commence avec

1 Le livre fut publié en 1889. (NdT.)

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Debussy. Je me proposais de définir le plus clairement du mondela différence de style entre la nouvelle musique et la musique tra-ditionnelle. La question était rigoureusement esthétique, et,cependant, je découvris que le chemin le plus court pour larésoudre partait d’un phénomène sociologique : l’aspect impopu-laire de cette nouvelle musique.

Je voudrais aujourd’hui parler de façon plus générale et faireréférence à tous les arts qui ont encore en Europe une certainevigueur, c’est-à-dire, aux côtés de la nouvelle musique, la nouvellepeinture, la nouvelle poésie, le nouveau théâtre. De fait, l’étroitecohésion qui unit chaque époque historique à elle-même dansl’ensemble de ses manifestations ne manque pas de surprendre.Une même inspiration, un même style biologique vibre dans lesarts les plus variés. Sans s’en rendre compte, le jeune musicienaspire à réaliser, par des sons, exactement les mêmes valeursesthétiques que ses contemporains les peintres, les poètes et lesdramaturges. Et cette identité de sens artistique allait entraînerobligatoirement une identique conscience sociologique. En effet,à l’impopularité de la musique nouvelle correspond une impopu-larité du même acabit pour les autres muses. Tout nouvel art estimpopulaire, et non par hasard ou par accident, mais en vertu deson destin essentiel.

On répondra que tout style d’apparition récente est mis enquarantaine, et on se souviendra de la bataille d’Hernani et desautres combats qui ont marqué l’entrée en scène du romantisme.Cependant l’impopularité de l’art nouveau est d’une tout autrephysionomie. Il convient de distinguer ce qui n’est pas populairede ce qui est impopulaire. Le style qui innove met un certaintemps à conquérir sa popularité ; il n’est pas populaire, mais iln’est pas non plus impopulaire. L’exemple de l’irruption roman-tique que l’on cite souvent, fut, en tant que phénomène social, àl’opposé de ce que représente l’art aujourd’hui. Le romantisme atrès vite conquis le « peuple », pour qui le vieil art classiquen’avait jamais été porteur d’émotion. L’ennemi contre lequel dut

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se battre le romantisme fut au contraire une petite minorité choi-sie qui était restée engourdie dans les formes archaïques de l’an-cien régime poétique. Les œuvres romantiques sont les premières— depuis l’invention de l’imprimerie — à avoir bénéficié degrands tirages. Le romantisme a été le style populaire par excel-lence. Premier né de la démocratie, il a été choyé par la masse.

En revanche, l’art nouveau a — et il l’aura toujours — lamasse contre lui. Il est essentiellement impopulaire ; plus encore :il est antipopulaire. Toute œuvre engendrée par lui produit auto-matiquement sur le public un curieux effet sociologique. Elle ledivise en deux blocs : l’un, très réduit, formé par un petit nombrede personnes qui lui sont favorables ; l’autre, majoritaire, innom-brable, qui lui est hostile (laissons de côté la faune équivoque dessnobs). L’œuvre agit donc comme un pouvoir social qui crée deuxgroupes antagonistes, sépare et sélectionne deux castes diffé-rentes d’hommes au sein de la multitude informe.

Quel est le principe différenciateur entre ces deux castes ?Toute œuvre d’art provoque des divergences : elle plaît à certains,pas à d’autres ; elle plaît davantage aux uns, aux autres moins.Cette dissociation n’a aucun caractère organique, elle n’obéit àaucun principe. Les hasards de notre tempérament individuelnous placeront parmi les uns ou parmi les autres. Mais dans le casdu nouvel art, la séparation se produit à un niveau plus profondque celui où évoluent les variétés du goût individuel. Ce n’est pasque la majorité du public n’aime pas l’œuvre nouvelle et que laminorité l’aime. Ce qui se produit, c’est que la majorité, la masse,ne la comprend pas. Les vieilles barbes qui assistaient à la repré-sentation d’Hernani comprenaient très bien le drame de VictorHugo et c’est précisément parce qu’elles le comprenaient qu’ellesne l’appréciaient pas. Fidèles à une certaine sensibilité esthé-tique, ces gens-là ressentaient de l’aversion pour les nouvellesvaleurs artistiques que le romantisme leur proposait.

Selon moi, ce qui caractérise l’art nouveau « au point de vuesociologique », c’est qu’il divise le public en deux catégories

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d’hommes : ceux qui le comprennent et ceux qui ne le compren-nent pas. Ceci implique que les uns possèdent un organe d’enten-dement dont les autres sont par conséquent privés ; qu’ils repré-sentent deux variétés distinctes du genre humain. L’art nouveau,apparemment, n’est pas fait pour tout le monde, à l’inverse del’art romantique, mais il est assurément destiné à une minoritéparticulièrement douée. Quand quelqu’un n’aime pas une œuvred’art, mais qu’il l’a comprise, il se sent supérieur à elle et n’a paslieu de se sentir irrité. Mais quand le déplaisir que l’œuvre pro-voque vient de ce qu’il ne l’a pas comprise, l’homme en estcomme humilié, avec une sourde conscience de son inférioritéqu’il doit compenser en s’affirmant avec indignation face àl’œuvre. L’art jeune, rien qu’en se présentant, contraint le bravebourgeois à se sentir tel qu’il est : brave bourgeois, créature privéede toute grâce artistique, aveugle et sourd à toute beauté pure. Ortout ceci ne peut avoir lieu impunément après cent ans de flatte-rie universelle de la masse et d’apothéose du « peuple ». Habituéeà prédominer en tout, la masse se sent attaquée dans ses « droitsde l’homme » par le nouvel art, qui est un art de privilège, derigoureuse noblesse morale, d’aristocratie instinctive. D’oùqu’elles viennent, les muses juvéniles sont rudoyées par la masse.

Pendant un siècle et demi, le « peuple », la masse, a prétendureprésenter toute la société. La musique de Stravinsky ou lethéâtre de Pirandello ont l’efficacité sociologique de l’obliger à sereconnaître tel qu’il est, « seulement le peuple », simple ingré-dient parmi d’autres de la structure sociale, matière inerte du pro-cessus historique, facteur secondaire du cosmos spirituel. D’autrepart, l’art nouveau contribue également à ce que les « meilleurs »se connaissent et se reconnaissent dans la grisaille de la foule etapprennent leur mission qui consiste à être peu nombreux et àdevoir combattre contre le plus grand nombre.

Le temps approche où la société, de la politique à l’art, seréorganisera, comme il se doit, en deux ordres ou deux rangs :celui des hommes illustres et celui des hommes ordinaires.Tout le

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malaise européen débouchera sur cette nouvelle scission salva-trice et par là-même guérira. L’unité indifférenciée, chaotique,informe, sans architecture anatomique, sans discipline directrice,dans laquelle on a vécu ces cent cinquante dernières années, nepeut durer. Sous toute la vie contemporaine bat une injustice pro-fonde et irritante : le faux présupposé de l’égalité réelle entre leshommes. Chaque pas que nous faisons au milieu d’eux nousprouve le contraire de façon si évidente qu’il en devient un dou-loureux faux-pas.

Si la question se pose en politique, les passions engendréessont telles qu’il est peut-être encore trop tôt pour se faire com-prendre. Heureusement l’unité de l’esprit historique à laquelle jefaisais allusion permet de souligner très clairement, de façonsereine, dans l’art qui germe à notre époque, les mêmes symp-tômes et les amorces de réforme morale qui en politique se pré-sentent de façon obscurcie par les basses passions.

L’Évangéliste disait : Nolite fieri sicut equus et mulus quibus nonest intellectus. « Ne soyez pas comme le cheval et le mulet qui sontprivés d’entendement. » La masse rue et ne comprend pas.Essayons quant à nous de faire le contraire. Extrayons de l’artjeune son principe essentiel et alors nous verrons quel est le sensprofond de son impopularité.

Art artistique.

Si le nouvel art n’est pas intelligible pour tout le monde, celaveut dire que ses mécanismes ne sont pas ceux du genre humain.Ce n’est pas un art pour les hommes en général, mais pour ungroupe d’hommes très particuliers qui peuvent très bien ne pasvaloir davantage que les autres, mais qui, à l’évidence, sont diffé-rents.

Il y a une chose qu’il convient de préciser avant tout. Quellesignification la majorité des gens donnent-ils à la jouissance

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esthétique ? Que se produit-il dans leur esprit quand une œuvred’art, une pièce de théâtre par exemple, leur plaît ? La réponse nesouffre aucun doute : les gens aiment une pièce quand ils ontréussi à s’intéresser aux destinées humaines qui leur sont offertes.Les amours, les haines, les peines, les joies des personnages tou-chent leur cœur : ils y prennent part comme s’il s’agissait de casde la vie réelle. Et les gens disent que la pièce est « bonne » quandelle parvient à produire la quantité d’illusion nécessaire à ce queles personnages imaginaires puissent valoir comme des êtresvivants. Dans l’expression lyrique, ils chercheront les amours etles souffrances de l’homme qui vibre sous le poète. En peinture,ils ne seront attirés que par les tableaux où il retrouveront des sil-houettes d’hommes et de femmes avec qui, en un sens, il leurplairait de vivre. Un paysage peint leur semblera « beau » si le pay-sage réel qu’il représente mérite par son aménité ou son pathé-tisme d’être visité lors d’une excursion.

Cela signifie que pour la plupart des gens la jouissance esthé-tique n’est pas une attitude d’esprit différente en essence de cellequ’ils adoptent généralement dans le reste de leur vie. Elle nes’en éloigne que par les adjectifs qui la qualifient : elle est peut-être moins utilitaire, plus dense et dépourvue de conséquencespénibles. Mais, en définitive, l’objet dont ils s’occupent en art, cequi sert de terme à leur attention et avec elle aux autres facultés,est le même que dans leur existence quotidienne : les hommes etleurs passions. Et ils appelleront art l’ensemble des moyens parlesquels leur est fourni ce contact avec les choses humaines inté-ressantes. De sorte qu’ils ne tolèreront les formes proprementartistiques, les irréalités, l’imagination, que dans la mesure oùelles n’entravent pas leur perception des formes et des péripétieshumaines. Dès que ces éléments purement esthétiques dominentet qu’il ne peut plus comprendre parfaitement l’histoire de Jeanet de Marie, le public est perdu et ne sait que faire face à la scène,au livre ou au tableau. C’est naturel : il ne connaît aucune autreattitude face aux objets que la pratique, celle qui nous pousse à

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nous passionner et à intervenir sur eux de façon sentimentale.Une œuvre qui ne l’invite pas à cette action le prive de rôle.

Or voici : c’est sur ce point qu’il convient que nous en arri-vions à être parfaitement clairs. Se réjouir ou souffrir avec les des-tinées humaines que l’œuvre d’art nous propose ou nous pré-sente diffère peut-être considérablement de la véritablejouissance artistique. Plus encore, cette préoccupation de ce qu’ily a d’humain dans l’œuvre est en principe incompatible avec lapure délectation artistique.

Il s’agit d’une question d’optique extrêmement simple. Pourvoir un objet, nous devons adapter d’une certaine manière notreappareil oculaire. Si notre acuité visuelle est inadaptée, soit nousverrons mal l’objet, soit nous ne le verrons pas. Que le lecteurimagine que nous sommes en train de regarder un jardin à traversla vitre d’une fenêtre. Nos yeux s’adapteront de sorte que le rayonde la vision traverse la vitre sans s’y arrêter et aille se ficher dansles fleurs et les frondaisons. Comme le jardin est le but de lavision et que c’est vers lui que se dirige le rayon visuel, nous neverrons pas la vitre : notre regard passe à travers elle sans laremarquer. Plus le verre est pur, moins nous le verrons. Mais nouspouvons ensuite, moyennant un effort, nous désintéresser du jar-din et faire reculer le rayon visuel de sorte qu’il s’arrête sur lavitre. Le jardin se dérobe alors à notre regard et nous ne voyonsde lui que des masses de couleurs confuses qui semblent collées àla vitre. Par conséquent, voir le jardin et voir la vitre de la fenêtresont deux opérations incompatibles ; elles s’excluent l’une l’autreet exigent différentes mises au point.

De la même façon, celui qui cherche dans l’œuvre d’art às’émouvoir des destinées de Jean et de Marie ou de Tristan etIseult et fait sur eux la mise au point de sa perception spirituelle,ne verra pas l’œuvre d’art. Le malheur de Tristan n’est qu’unsimple malheur, et par conséquent il ne pourra émouvoir quedans la mesure où il sera pris comme une réalité. Mais le fait estque l’objet artistique n’est artistique que dans la mesure où il

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n’est pas réel. Pour pouvoir jouir du portrait équestre de CharlesQuint par le Titien, la condition indispensable est que nous n’yvoyions pas Charles Quint en personne, authentique et vivant,mais qu’à sa place nous ne voyions qu’un portrait, une imageirréelle, une fiction. Le personnage peint et son portrait sont deuxobjets complètement distincts : nous nous intéressons soit à l’un,soit à l’autre. Dans le premier cas, nous « vivons » avec CharlesQuint, dans le second cas, nous « contemplons » un objet artis-tique comme tel.

Eh bien, la plupart des gens sont incapables d’attacher leurattention au verre et à la transparence de l’œuvre d’art : au lieu dequoi ils passent à travers elle sans la remarquer et vont se plongerpassionnément dans la réalité humaine évoquée dans l’œuvre. Sion les invite à lâcher cette proie et à fixer leur attention surl’œuvre d’art elle-même, ils diront qu’en elle ils ne voient rienparce qu’en effet ils n’y voient pas des choses humaines, maisseulement des transparences artistiques, de pures virtualités.

Au XIXe siècle, les artistes ont procédé de façon trop impure.Ils réduisaient au minimum les éléments strictement artistiques,et l’ensemble de l’œuvre, ou presque, consistait en une fiction deréalités humaines. En ce sens, il convient de dire que d’unemanière ou d’une autre, tout l’art normal du siècle passé a été réa-liste. Beethoven et Wagner ont été réalistes. Réaliste Chateau-briand tout comme Zola. Romantisme et Naturalisme vus de notreperspective actuelle se rapprochent et découvrent la racine réa-liste qu’ils ont en commun.

Des produits de cette nature ne sont que partiellement desœuvres d’art, des objets artistiques. Pour en jouir, il n’est pasbesoin de ce pouvoir de mise au point sur la virtualité et la trans-parence qui constitue la sensibilité artistique. Il suffit de posséderune certaine sensibilité humaine et de permettre que lesangoisses et les joies de votre prochain trouvent en vous un écho.On comprend donc que l’art du XIXe siècle ait été aussi populaire :il est fait pour la masse indifférenciée dans la mesure où il n’est

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pas art, mais extrait de vie. On se souviendra que toutes lesépoques ont connu deux genres d’art différents, un art pour lesminorités et un autre pour la majorité, ce dernier étant toujoursréaliste2.

Ne nous demandons pas maintenant si cet art pur est pos-sible. Il ne l’est peut-être pas : mais les raisons qui nous condui-sent à ce refus sont un peu longues et difficiles à exposer. Il vautmieux par conséquent ne pas déflorer ce thème. En outre, il n’estpas d’une grande importance pour notre propos. Même si un artpur est impossible, une tendance à la purification de l’art ne faitaucun doute. Cette tendance conduira à une élimination progres-sive des éléments humains, trop humains, qui dominaient dans laproduction romantique et naturaliste. Et, dans cette démarche, onarrivera à un point où le contenu humain de l’œuvre sera si faiblequ’on ne le verra presque pas. Nous aurons alors un objet qui nepourra être perçu que par celui qui possède ce don particulierqu’est la sensibilité artistique. Ce serait un art pour les artistes etnon pour la masse des hommes ; ce serait un art de caste, et nonun art démotique.

Voilà pourquoi l’art nouveau divise le public en deux groupesd’individus : ceux qui le comprennent et ceux qui ne le compren-nent pas ; autrement dit, les artistes et ceux qui ne le sont pas.L’art nouveau est un art artistique.

Je ne prétends pas ici encenser cette nouvelle forme d’art etencore moins dénigrer la manière utilisée au siècle dernier. Je mecontente de les décrire comme fait le zoologue avec deux faunesopposées. Le nouvel art est un fait universel. Depuis vingt ans, lesjeunes gens les plus attentifs de deux générations successives — àParis, à Berne, à Londres, New-York, Rome ou Madrid —, ont été

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2 Par exemple au Moyen Âge. Correspondant à la structure binaire dela société, divisée en deux couches, les nobles et la plèbe, il exista unart noble qui était « conventionnel », « idéaliste », c’est-à-dire artistique,et un art populaire qui était réaliste et satirique.

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surpris par ce fait indéniable : l’art traditionnel ne les intéressaitpas ; plus encore, il leur répugnait. Avec ces jeunes gens il n’y aqu’une solution : soit on les fusille, soit on s’efforce de les com-prendre. J’ai délibérément choisi la deuxième attitude. Et j’ai vitedécouvert que germe en eux un nouveau sens artistique, parfaite-ment clair, cohérent et rationnel. Loin d’être arbitraire, leur sensartistique résulte de toute l’évolution artistique antérieure. Cequ’il y a de capricieux, d’arbitraire et par conséquent de stérile,c’est de refuser ce nouveau style et de vouloir rester enfermé dansdes formes archaïques, épuisées et ruinées. En art comme enmorale, le devoir ne dépend pas de notre libre arbitre ; il fautaccepter les ordres de travail que nous impose l’époque. Cettesoumission à l’égard de l’ordre du temps est la seule chance pourl’individu de ne pas se tromper. Même ainsi il n’obtiendra peut-être rien ; mais son échec est beaucoup plus certain s’il s’entête àvouloir composer un opéra wagnérien de plus ou à écrire unroman naturaliste.

En art, toute répétition est inutile. Chaque style qui apparaîtdans l’histoire peut engendrer un certain nombre de formes dif-férentes au sein d’un type générique. Mais le jour arrive où lasource magnifique se tarit. Ceci s’est produit par exemple avec leroman et le théâtre romantico-naturaliste. Une erreur naïve est decroire que la stérilité actuelle de ces deux genres est due à l’ab-sence de talents personnels. Ce qu’il y a, c’est que les combinai-sons possibles au sein de ces deux genres sont épuisées. Aussidoit-on penser que la chance a fait coïncider ce tarissement avecl’émergence d’une nouvelle sensibilité capable de trouver de nou-velles sources intactes.

Si on analyse le style nouveau, on trouve en lui certaines ten-dances étroitement liées les unes aux autres. Il tend : 1. à la déshu-manisation de l’art ; 2. à éviter les formes de la vie vécue ; 3. à faireque l’œuvre d’art ne soit qu’une œuvre d’art ; 4. à considérer l’artcomme un jeu et rien d’autre ; 5. à une ironie essentielle ; 6. à éli-miner toute tricherie, et par conséquent à une réalisation scrupu-

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leuse. Enfin, 7. l’art, selon les nouveaux artistes, est une chosedépourvue de toute transcendance.

Dressons un bref portrait de chacun des visages de ce nouvel art.

Un soupçon de phénoménologie.

Un homme célèbre agonise. Sa femme est à son chevet. Unmédecin prend le pouls du moribond. Au fond de la chambre setrouvent deux autres personnes : un journaliste qui du fait de sonmétier assiste au décès, et un peintre conduit là par le hasard. Lafemme, le médecin, le journaliste et le peintre sont témoins d’unemême scène. Cependant ce seul et unique événement — l’agonied’un homme — s’offre à chacun d’eux sous un jour différent. Cesaspects sont si différents qu’ils ont à peine un point commun. Ladifférence entre ce que cet événement représente pour la femmeaccablée par la douleur et pour le peintre qui, impassible,contemple la scène est si grande qu’il serait presque plus exact dedire : la femme et le peintre assistent à deux événements complè-tement différents.

Il apparaît donc qu’une même réalité éclate en de nom-breuses réalités divergentes quand elle est appréhendée de pointsde vue différents. Et il arrive que nous nous demandions :laquelle de ces multiples réalités est la vraie, l’authentique ? Toutchoix que nous ferons sera arbitraire. Notre préférence pour l’uneou l’autre ne peut se fonder que sur le caprice. Toutes ces réalitéssont d’égale valeur ; chacune d’elles est authentique à partir dupoint de vue qui lui correspond. Tout ce que nous pouvons faire,c’est classer ces points de vue et choisir parmi eux celui qui noussemble pratiquement le plus normal ou le plus immédiat. Nousparviendrons ainsi à une notion nullement absolue, mais tout dumoins pratique et normative de la réalité.

Le moyen le plus clair pour différencier les points de vue deces quatre personnes qui assistent à la scène funèbre consiste à

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mesurer une de ses dimensions : la distance spirituelle séparantchacun d’eux du lit commun, de l’agonie. Pour la femme du mori-bond, cette distance est minime, si faible qu’elle n’existe quasi-ment pas. L’événement dramatique tourmente son cœur de tellesorte, occupe son âme avec tant d’ampleur, qu’il se confondpresque avec sa personne, ou, dit autrement : la femme intervientdans la scène, elle en fait partie. Pour que nous puissions voirquelque chose, pour qu’un fait se convertisse en objet que nouscontemplons, il convient de le séparer de nous et qu’il cesse defaire partie intégrante de notre être. Ainsi la femme n’assiste pas àla scène, mais elle est en elle ; elle ne la contemple pas, elle la vit.

Le médecin se trouve déjà un peu plus loin. Pour lui, il s’agitd’un cas professionnel. Il ne prend pas part à l’événement avecl’angoisse passionnée et aveuglante qui inonde l’âme de la pauvreépouse. Cependant son métier l’oblige à s’intéresser sérieusementà ce qui se passe : sa responsabilité y est en partie engagée et sonprestige peut-être quelque peu en danger. C’est pourquoi,quoique de façon moins entière et moins intime que l’épouse, ilprend part lui aussi à l’événement, la scène s’empare de lui, l’en-traîne vers son intérieur dramatique, non pas par son cœur maispar l’aspect professionnel de sa personne. Lui aussi vit le tristeévénement, avec des émotions cependant qui ne partent pas deson centre affectif, mais de sa périphérie professionnelle.

En nous situant maintenant du point de vue du journaliste,nous remarquons que nous nous sommes considérablement éloi-gnés de cette douloureuse réalité. Nous nous en sommes telle-ment éloignés que nous avons perdu avec cet événement toutcontact sentimental. Le journaliste est là comme le médecin, parobligation professionnelle, et non poussé par un élan spontané ethumain. Mais tandis que la profession du médecin l’oblige àintervenir dans l’événement, celle du journaliste l’oblige précisé-ment à ne pas intervenir : il doit se contenter de voir. Pour lui, lefait est à proprement parler une scène, un simple spectacle dont ildevra rendre compte dans les colonnes de son journal. Il ne parti-

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cipe pas sentimentalement à ce qui se produit là, il se trouve spiri-tuellement libre et hors de l’événement ; il ne le vit pas, il yassiste. Cependant il le contemple avec le souci d’avoir à le racon-ter ensuite à ses lecteurs. Il voudrait les intéresser, les émouvoir,et, dans la mesure du possible, obtenir que tous les abonnés ver-sent des larmes comme s’ils étaient des parents temporaires dumoribond. À l’école, il avait lu le précepte d’Horace : Si vis meflere, dolendum est primum ipsi tibi. Docile à ce précepte, le journa-liste essaye de feindre l’émotion pour en nourrir sa prose. D’où ilressort que bien qu’il ne « vive » pas la scène, il « feint » de la vivre.

Enfin le peintre, indifférent, se contente d’avoir un regard encoulisse. Peu lui importe ce qui arrive là ; il se trouve, comme ondit habituellement, à mille lieues de l’événement. Son attitude estpurement contemplative, et il faut même dire qu’il ne lecontemple pas dans son intégralité : la douloureuse significationintérieure de l’événement reste hors de son champ de perception.Il n’en perçoit que l’extérieur, les lumières et les ombres, lesvaleurs chromatiques. Chez le peintre nous avons atteint la dis-tance maximum et l’intervention sentimentale minimum.

On oublierait le caractère inévitablement fastidieux de cetteanalyse s’il nous permettait de parler clairement d’une échelle dedistance spirituelle entre la réalité et nous. Dans cette échelle,les degrés de proximité équivalent à des degrés de participationsentimentale aux faits ; les degrés d’éloignement, au contraire,constituent des degrés de libération par lesquels nous objecti-vons l’événement réel et le convertissons en un simple objet decontemplation. Situés à une des extrémités, nous trouvons unaspect du monde — personnes, choses, situations — qui est laréalité « vécue » ; à l’autre extrémité, en revanche, nous voyonstout sous son aspect de « réalité contemplée ».

À ce point du développement, nous devons procéder à unemise en garde essentielle pour l’esthétique, sans laquelle il est dif-ficile de pénétrer dans la physiologie de l’art, qu’il soit ancien ounouveau. Parmi ces divers aspects de la réalité qui correspondent

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aux divers point de vue, il en est un dont dérivent tous les autreset qui est présent en chacun d’eux. C’est celui de la réalité vécue.S’il n’y avait quelqu’un qui, entièrement livré à elle, vive dans lafrénésie l’agonie d’un homme, le médecin ne s’en occuperait pas,les lecteurs ne comprendraient pas les expressions pathétiquesdu journaliste qui décrit l’événement, et le tableau dans lequel lepeintre représente un homme sur son lit entouré de silhouetteséplorées serait pour nous incompréhensible. Nous pourrions direla même chose de n’importe quel autre objet, qu’il soit homme ouchose. La forme primitive d’une pomme est celle qu’elle possèdequand nous nous apprêtons à la manger. Dans toutes les autresformes possibles qu’elle adopte — par exemple celle que lui adonnée un artiste de 1600 en la mêlant à un décor baroque, cellequ’elle présente dans une nature morte de Cézanne ou dans lamétaphore élémentaire qu’offre d’elle une joue de jeune fille —,elle conserve plus ou moins cet aspect originaire. Un tableau, unpoème où il ne resterait plus aucune trace des formes vécuesseraient inintelligibles, autrement dit ne seraient rien, à la façond’un discours dont chaque mot aurait perdu sa signification cou-rante.

Tout ceci veut dire que, dans l’échelle des réalités, la réalitévécue se voit dotée d’une primauté particulière, ce qui nousoblige à la considérer comme « la » réalité par excellence. Au lieude dire réalité vécue, nous pourrions dire réalité humaine. Lepeintre qui assiste impassible à l’agonie semble « inhumain ».Disons, alors, que le point de vue humain est celui d’où nous« vivons » les situations, les personnes, les choses. Et, vice versa,toutes les réalités — femme, paysage, aventure — sont humainesquand elles offrent l’aspect sous lequel elles sont généralementvécues.

Un exemple, dont le lecteur percevra plus loin l’importance :parmi les réalités qui composent le monde se trouvent nos idées.Nous en usons « humainement » quand avec elles nous percevonsles choses, c’est-à-dire que lorsque nous pensons à Napoléon, la

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norme est que nous considérions exclusivement le grand hommequi s’appelait ainsi. En revanche, le psychologue, adoptant unpoint de vue anormal, « inhumain », se désintéresse de Napoléonet, ne regardant que son propre objet d’intérêt, analyse son idéede Napoléon comme une idée en tant que telle. Il s’agit doncd’une perspective opposée à celle que nous utilisons dans notrevie spontanée. Au lieu que l’idée soit l’instrument par lequel nouspensons un objet, nous faisons de cette idée l’objet et le terme denotre pensée. Nous verrons plus loin l’usage inattendu que l’artnouveau fait de ce renversement inhumain.

Où commence la déshumanisation de l’art.

Avec une vitesse vertigineuse, le nouvel art s’est scindé en unemultitude de directions et d’essais divergents. Rien n’est plussimple que de souligner les différences entre certaines produc-tions et les autres. Mais cette accentuation de ce qui est différentet spécifique sera vide si l’on ne détermine pas auparavant le fondcommun qui s’affirme partout de façons diverses, voire contradic-toires. Notre bon vieil Aristote enseignait déjà que les choses dif-férentes se différencient par là où elles se ressemblent, c’est-à-dire par un certain caractère commun. C’est parce que les corpsont tous une couleur que nous remarquons qu’ils n’ont pas tousla même couleur. Les espèces sont précisément les spécificationsd’un genre et nous ne les comprenons que lorsque nous lesvoyons moduler sous des formes diverses leur patrimoine com-mun.

Les différences particulières de l’art contemporain ne m’inté-ressent que moyennement, et, à de rares exceptions près, chaqueœuvre en particulier m’intéresse encore moins. Mais, en revanche,mon appréciation des nouveaux produits artistiques ne doit inté-resser personne. Les écrivains dont l’inspiration se borne à l’ex-pression de leur amour ou de leur désamour des œuvres d’art ne

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devraient pas écrire. Ils ne sont pas faits pour ce métier difficile.Comme disait Clarín3 à propos de certains mauvais auteurs dethéâtre, il vaudrait mieux qu’ils consacrent leurs efforts à d’autrestâches, par exemple à fonder une famille. Ils en ont déjà une ? Ehbien, qu’ils en fondent une autre.

L’important, c’est l’existence indiscutable dans le monded’une nouvelle sensibilité esthétique4. Face à la pluralité de direc-tions spécifiques et à la quantité d’œuvres individuelles, cettesensibilité représente ce qui est générique et constitue une sortede source des œuvres et des directions. C’est ce qui semble assezintéressant à définir.

En cherchant la note la plus générique et caractéristique decette nouvelle production, je trouve la tendance à déshumaniserl’art. Le paragraphe précédent donne à cette formule une certaineprécision.

Si, en comparant un tableau nouvelle manière avec destableaux de 1860, nous suivons l’ordre le plus simple, nous com-mencerons par confronter les objets qu’ils représentent — parexemple un homme, une maison, ou une montagne. On remarquevite que l’artiste de 1860 a voulu avant tout que les objets de sontableau aient le même air et le même aspect qu’à l’extérieur deson tableau, lorsqu’ils font partie de la réalité vécue ou humaine.Il est possible qu’en outre l’artiste de 1860 se soit imposé beau-

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3 Leopoldo Alas (1852-1901) écrivit d’abord dans des journaux, sous lepseudonyme de Clarín, des articles très variés au ton toujours humo-ristique et d’une grande indépendance d’esprit. Ses contes, et surtoutson long roman La Régente (1885), dont l’héroïne incarne le Bovarysmede la province espagnole, en font le principal représentant du Natura-lisme en Espagne. (NdT.)4 Cette nouvelle sensibilité ne se trouve pas seulement chez les artistes,mais également chez des gens qui ne sont que de simples spectateurs.Quand j’ai dit que l’art nouveau est un art pour les artistes, j’entendaispar là, non seulement ceux qui produisent cet art, mais aussi ceux quiont la capacité de percevoir des valeurs purement artistiques.

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coup d’autres contraintes esthétiques ; mais ce qu’il est importantde remarquer, c’est qu’il a commencé par garantir cette ressem-blance. L’homme, la maison, la montagne sont immédiatementreconnus : ce sont nos vieux amis habituels. Au contraire, dans letableau récent, il nous est difficile de les reconnaître. Le specta-teur pense peut-être que le peintre n’a pas réussi à restituer laressemblance. Mais le tableau de 1860 peut lui aussi être « malpeint », c’est-à-dire qu’entre les objets du tableau et ces mêmesobjets hors de lui, il peut exister une grande distance, une diver-gence importante. Cependant, quelle que soit la distance, leserreurs de l’artiste traditionnel donnent la direction de l’objet« humain », ce sont des chutes dans le chemin qui mène à lui etelles rappellent le fameux « ceci est un coq » par lequel l’Orba-neja5 de Cervantès orientait son public. Dans le tableau récent, seproduit tout le contraire : ce n’est pas que le peintre fasse fausseroute et que ses déviations du « naturel » (naturel = humain) nel’atteignent pas, c’est qu’elles indiquent un chemin opposé à celuiqui peut nous conduire vers l’objet humain.

On peut observer que le peintre, plutôt que d’aller plus oumoins habilement vers la réalité, est allé, bien au contraire,contre celle-ci. Il s’est délibérément proposé de la déformer, debriser son aspect humain, de la déshumaniser. Nous pourrionsavoir l’illusion de cohabiter avec les choses représentées par letableau traditionnel. Beaucoup d’Anglais sont tombés amoureuxde la Joconde. Avec les choses représentées par le tableau

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5 Personnage fictif cité deux fois dans la 2e partie du Quichotte (ch. III etLXXI). Ce peintre originaire d’Ubeda avait la réputation de peindre simal qu’il devait placer sous son tableau « un écriteau en lettresgothiques » pour que le public comprenne le sujet qui y était repré-senté : « Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte, parce que ce peintreest comme Orbaneja, peintre qui demeurait à Ubeda. Quand on luidemandait ce qu’il peignait, il faisait cette réponse : “ Ce qui viendra ”.Et si par hasard il peignait un coq, il écrivait en dessous : Ceci est un coq,afin qu’on ne crût pas que c’était un renard. » (NdT.)

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contemporain la cohabitation est impossible. En les débarrassantde leur aspect de réalité vécue, le peintre a rompu les amarres etbrûlé les vaisseaux qui pouvaient nous transporter jusqu’à notremonde habituel. Il nous laisse enfermés dans un univers abs-cons, il nous oblige à traiter avec des objets avec lesquels on nepeut traiter humainement. Nous devons donc improviser uneautre forme de commerce complètement différent de la façondont nous vivons couramment les choses ; nous devons créer etinventer des actes inédits qui soient adaptés à ces figures inso-lites. Cette nouvelle vie, cette vie inventée après l’annulationpréalable de la vie spontanée, sont précisément la compréhen-sion et le plaisir artistique. Les sentiments et les passions nemanquent pas en elle, mais à l’évidence ces passions et ces senti-ments appartiennent à une flore psychique très différente decelle qui recouvre les paysages de notre vie primaire et humaine.Ce sont des émotions secondaires que ces ultra-objets6 fontnaître dans notre artiste intime. Ce sont des sentiments spécifi-quement esthétiques.

On dira que, pour un tel résultat, il serait plus simple de sepasser totalement de ces formes humaines — homme, maison,montagne — et de construire des figures complètement origi-nales. Mais voilà qui est d’emblée impossible7.

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6 « L’ultraïsme » est un des noms les plus justes que l’on ait forgés pourqualifier cette nouvelle sensibilité. [Mouvement littéraire espagnol ethispano-américain d’avant-garde (1919-1922). Ses fondateurs, Guillermode Torre et Rafael Cansinos-Asséns, essayèrent de concilier les ten-dances du futurisme, du cubisme et du dadaïsme. Le poème ultraïstesupprime tout thème narratif et toute effusion sentimentale au profitde « la métaphore à outrance » et de la recherche de mots rares, sou-vent empruntés au vocabulaire scientifique. Gerardo Diego, poète de lagénération de 1927, ainsi que le très jeune Borges, furent à cette époquedes poètes ultraïstes. (NdT.)]7 Un essai en ce sens extrême a été fait (certaines œuvres de Picasso),mais avec un échec retentissant.

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Dans la ligne ornementale la plus abstraite, vibre peut-être àl’état larvaire une solide réminiscence de certaines formes « natu-relles ». D’autre part — et c’est la raison la plus importante —,l’art dont nous parlons n’est pas seulement inhumain parce qu’ilne contient pas de choses humaines, mais il consiste activementen cette opération de déshumanisation. Dans sa fuite loin de cequi est humain, ce n’est pas tant le terme ad quem, la faune hété-roclite à laquelle il aboutit qui lui importe, que le terme a quo,l’aspect humain qu’il détruit. Il ne s’agit pas de peindre quelquechose qui soit complètement différent d’un homme, d’une mai-son, d’une montagne, mais de peindre un homme qui ressemblele moins possible à un homme, une maison qui ne conserve d’unemaison que ce qui est strictement nécessaire pour que nous assis-tions à sa métamorphose, un cône miraculeusement sorti de cequi auparavant était une montagne, comme le serpent qui aban-donne sa mue.

Pour l’artiste nouveau, le plaisir esthétique vient de cetriomphe sur l’humain ; c’est pourquoi il est important de mani-fester concrètement sa victoire et de présenter dans chaque cas lavictime égorgée.

Le commun des mortels croit qu’il est facile de fuir la réalitéalors qu’il n’y a rien de plus difficile au monde. Il est facile de direou de peindre une chose totalement dépourvue de sens, qui soitinintelligible ou nulle : il suffit pour cela d’aligner des mots sanssuite8, ou de tracer des lignes au hasard. Mais parvenir àconstruire quelque chose qui ne soit pas une copie de ce qui est« naturel » et qui cependant possède une certaine substance, exigele talent le plus sublime.

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8 C’est ce qu’a fait la plaisanterie dadaïste. On peut remarquer (voir lanote précédente) comment les extravagances elles-mêmes et les essaisratés de l’art nouveau dérivent assez logiquement de leur principeorganique. Ce qui démontre ex abundantia qu’il s’agit, en effet, d’unmouvement unitaire et rempli de sens.

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La « réalité » guette constamment l’artiste pour l’empêcher defuir. Quelle ingéniosité suppose la fuite géniale ! Il faut être unUlysse à l’envers, qui se libère de sa Pénélope quotidienne etnavigue entre les écueils vers le monde ensorcelé de Circé.Quand il parvient à échapper un moment à la surveillance perpé-tuelle, ne critiquons pas chez l’artiste un geste de superbe, ungeste rapide à la manière de saint Georges aux pieds duquel gît ledragon vaincu.

Invitation à comprendre.

Dans l’œuvre d’art préférée par le siècle dernier, il y a tou-jours un noyau de réalité vécue qui constitue la substance ducorps esthétique. L’art agit sur elle et son opération se réduit àpolir ce noyau humain, à lui passer du vernis, à le faire briller, luidonnant une attitude ou un reflet. Pour la plupart des gens, cettestructure de l’œuvre d’art est la plus naturelle et la seule possible.L’art est un reflet de la vie, c’est la nature vue à travers un tempé-rament, c’est la représentation de l’humain, etc. Mais le fait estque les jeunes affirment le contraire avec tout autant de convic-tion. Pourquoi aujourd’hui les anciens devraient-ils toujours avoirraison contre les jeunes, et de ce fait le lendemain donnerait-iltoujours raison aux jeunes contre les anciens ? Il ne faut surtoutni crier ni s’indigner. Dove si grida non è vera scienza, disait Léo-nard de Vinci ; Neque lugere neque indignari, sed intelligere, recom-mandait Spinoza. Nos convictions les plus enracinées, les plusindubitables, sont les plus suspectes. Elles constituent notrelimite, nos frontières, notre prison. La vie est peu de chose si nepiaffe pas en elle un désir formidable de repousser ses limites. Onvit dans la mesure où l’on désire ardemment vivre davantage.Toutentêtement à nous maintenir au sein de notre horizon quotidienest signe de faiblesse, de décadence des énergies vitales. L’horizonest une ligne biologique, un organe vivant de notre être ; pendant

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que nous jouissons pleinement, cet horizon recule, se dilate,ondoie souplement presque au rythme de notre souffle. Enrevanche, quand l’horizon se fige, s’immobilise, c’est qu’il s’estankylosé et que nous entrons dans la vieillesse.

Il n’est pas aussi évident de penser, comme le supposent lesacadémiciens, que l’œuvre d’art doit obligatoirement consister enun noyau humain que les muses coiffent et enjolivent. Cecirevient à réduire pour l’instant l’art à une activité exclusivementcosmétique. J’ai déjà indiqué auparavant que la perception de laréalité vécue et la perception de la forme artistique sont en prin-cipe incompatibles, car elles exigent une mise au point différentede notre appareil de perception. Un art qui nous proposerait cedouble regard serait un art qui loucherait. Le XIXe siècle a louchéplus que de raison ; c’est pourquoi ses productions artistiques,loin de représenter un genre d’art normal, sont peut-être la plusgrande anomalie de l’histoire du goût.Toutes les grandes époquesde l’art ont évité que l’œuvre ne trouve son centre de gravité dansl’humain. Et cet impératif de réalisme exclusif qui a gouverné lasensibilité du siècle passé signifie précisément une monstruositésans exemple dans l’évolution esthétique. D’où suit que la nou-velle inspiration, apparemment si extravagante, retrouve au mini-mum en un point le véritable chemin de l’art. Parce que ce che-min s’appelle « volonté de style ». Or, styliser c’est déformer leréel, déréaliser. La stylisation implique la déshumanisation. Etinversement, il n’y a d’autre moyen de déshumaniser que la styli-sation. Le réalisme, en revanche, en invitant l’artiste à suivre doci-lement la forme des choses, l’invite à ne pas avoir de style. C’estpourquoi l’admirateur de Zurbarán, ne sachant quoi dire, dit queses tableaux ont du « caractère », comme Lucas, Sorolla, Dickensou Galdos9 ont du caractère, mais pas de style. En revanche, le

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9 Lucas : Eugenio Lucas Padilla (1824-1870) fut un des principauxreprésentants du mouvement romantique en Espagne. Il fut influencépar Goya pour la technique, la couleur et les thèmes satiriques ou

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dix-huitième siècle, qui a si peu de caractère, possède du style àrevendre.

La déshumanisation de l’art continue.

Les modernes ont déclaré tabou toute ingérence de l’humaindans l’art. Or, l’humain, le répertoire des éléments qui constituentnotre monde habituel, possède une hiérarchie à trois niveaux. Il ya d’abord l’ordre des personnes, ensuite celui des êtres vivants,enfin celui des choses inorganiques. Eh bien, le veto du nouvelart s’exerce avec une énergie proportionnelle à la place de sonsujet éventuel dans la hiérarchie. Ce qui est personnel, commec’est le plus humain de l’humain, est ce que l’art moderne évite leplus.

On remarque très clairement cela en musique et en poésie.De Beethoven à Wagner, le thème de la musique fut l’expres-

sion de sentiments personnels. L’artiste mélique construisait degrands édifices sonores pour y loger son autobiographie. L’artétait plus ou moins une confession. Il n’y avait de plaisir esthé-tique que par la propagation des sentiments. « En musique —disait encore Nietzsche — les passions jouissent d’elles-mêmes. »

Wagner injecte dans son Tristan sa liaison adultère avec MadameWesendonk, et nous n’avons d’autre moyen, si nous voulons

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« costumbristas » (relatifs aux mœurs). Sorolla : Joaquín Sorolla (1863-1923) passa du réalisme historique à des thèmes sociaux pour se trou-ver bientôt à l’origine d’une peinture impressionniste espagnole.Galdós : Benito Pérez Galdós (1843-1920) concevait le roman commeimage de la vie et fut influencé par le réalisme de Balzac. Il a abordédes thèmes historiques (Les Épisodes Nationaux), et religieux d’un pointde vue libéral et anticlérical (Doña Perfecta). Ses œuvres se sont ensuiteorientées vers une forme de naturalisme (La desheredada, Fortunata etJacinta). Auteur très prolixe, il fut comparé à Dickens pour son humouret à Zola pour son réalisme. (NdT.)

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prendre plaisir à son œuvre, que de devenir pendant quelquesheures vaguement adultères. Cette musique nous attriste, et pouren jouir nous devons pleurer, nous angoisser ou nous morfondredans une volupté spasmodique. De Beethoven à Wagner, toute lamusique est mélodrame.

C’est malhonnête — dirait un artiste contemporain. Celasignifie se prévaloir d’une évidente faiblesse existant en l’hommeet par laquelle il ressent par contagion la douleur ou le bonheurde son prochain. Cette contagion n’est pas d’ordre spirituel, c’estune simple répercussion mécanique comme l’agacement que pro-voque un couteau sur une vitre. Il s’agit d’un effet automatique,rien de plus. Il ne faut pas confondre les chatouilles et le plaisir.Le romantique chasse avec calme ; il profite malhonnêtement del’émoi de l’oiseau pour incruster en lui les plombs de ses notes.L’art ne peut consister en une contagion psychique, parce quecelle-ci est un phénomène inconscient et que l’art doit être avanttout pleine clarté, midi de compréhension. Les pleurs et les riressont esthétiquement des fraudes. L’expression de la beauté nefranchit jamais les limites de la mélancolie et du sourire. Et c’estencore mieux s’il n’y arrive pas. Toute maîtrise jette le froid 10 (Mal-larmé).

Je crois que l’opinion de l’artiste moderne est assez sensée. Leplaisir esthétique doit être un plaisir intelligent. Parce que parmiles plaisirs il en est d’aveugles et d’autres lucides. La joie del’ivrogne est aveugle ; comme tout dans le monde, elle a sa cause,l’alcool, mais elle est dépourvue de motif. Celui qui gagne à laloterie se réjouit également, mais d’une joie toute différente : il seréjouit « de » quelque chose de déterminé. La joie de l’ivrogne esthermétique, elle est fermée sur elle-même, il ne sait d’où ellevient et, comme on a coutume de le dire, elle est « dépourvue defondement ». La joie du gagnant, en revanche, consiste précisé-ment à se rendre compte d’un fait qui la motive et la justifie. Il se

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10 En français dans le texte.

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réjouit parce qu’il voit un objet réjouissant en lui-même. C’estune joie qui voit, qui vit de sa propre motivation et semble coulerde l’objet vers le sujet11.

Tout ce qui voudra être spirituel et non mécanique se devrade posséder ce caractère perspicace, intelligent et motivé. Celadit, l’œuvre romantique provoque un plaisir qui garde à peine unlien avec son contenu. Quel est le point commun entre la beautémusicale — qui doit être quelque chose de situé là-bas, au delà demoi, dans ce lieu d’où jaillit le son — et les épanchements intimesqu’elle produit peut-être en moi et que le public romantiqueprend plaisir à savourer ? N’y a-t-il pas là un quiproquo parfait ? Aulieu de jouir de l’objet artistique, le sujet jouit de lui-même ;l’œuvre n’a été que la cause et l’alcool de son plaisir. Et ceci seproduira dès lors que l’on fondera exclusivement l’art sur uneexposition de réalités vécues. Celles-ci nous émeuvent sans rémis-sion, provoquent en nous une participation sentimentale quiempêche que nous les contemplions dans leur pureté objective.

Voir est une action à distance. Et chacun des arts utilise unappareil de projection qui éloigne les choses et les transfigure.Sur son écran magique, nous les contemplons déracinées, hôtesd’un astre inabordable, et absolument éloignées. Quand cettedéréalisation est absente, nous sommes en proie à une hésitationfatale : nous ne savons pas si nous devons vivre les choses ou lescontempler.

Devant les statues de cire, nous avons tous éprouvé unmalaise particulier. Celui-ci vient de l’équivoque immédiate quiles habite et nous empêche d’adopter en leur présence une atti-tude claire et stable. Quand nous les considérons comme des

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11 Cause et motivation sont, en effet, deux rapports totalement dis-tincts. Les causes de nos états de conscience n’existent pas pour eux : ilfaut que la science les vérifie. En revanche, le motif d’un sentiment,d’un vouloir, d’une croyance, forme partie intégrante de ceux-ci, c’estun lien conscient.

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êtres vivants, elles se moquent de nous en nous révélant leursecret cadavérique de poupées, et quand nous les considéronscomme des fictions, elles semblent vibrer de colère. Il est impos-sible de les réduire à la catégorie de simples objets. En les regar-dant, nous sommes effrayés parce que nous soupçonnons que cesont elles qui nous regardent. Et nous finissons par ressentir dudégoût pour ce type de cadavres de location. La statue de cire estle mélodrame pur.

Il me semble que la nouvelle sensibilité est dominée par undégoût de l’humain en art très proche de celui que l’homme raf-finé a toujours éprouvé face aux statues de cire. En revanche, lamacabre plaisanterie cireuse a toujours enthousiasmé le commundes mortels. Et nous nous posons au passage quelques questionsimpertinentes en ne souhaitant pas y répondre pour le moment :Que signifie ce dégoût de l’humain en art ? Est-il, par hasard, undégoût de l’humain, de la réalité, de la vie, ou est-il plutôt tout lecontraire : un respect de la vie et une répugnance à la voir confon-due avec l’art, avec une chose aussi subalterne que l’art ? Maisquelle idée de considérer l’art comme une fonction subalterne,cet art divin, gloire de la civilisation, emblème de la culture, etc. !J’ai déjà dit, lecteur, qu’il s’agissait de quelques questions imper-tinentes. Considérons-les, pour le moment, comme annulées.

Le mélodrame atteint chez Wagner la plus excessive exalta-tion. Et comme il arrive toujours, quand une forme atteint sonparoxysme, sa conversion en sa forme contraire s’amorce aussitôt.Déjà chez Wagner la voix humaine cesse d’être le protagoniste etse noie dans le vacarme cosmique des autres instruments. Maisune transformation plus radicale était inévitable. Il était obliga-toire de faire disparaître de la musique les sentiments privés, de lapurifier dans une objectivation exemplaire. Ce fut la tâche deDebussy. Depuis Debussy il est possible d’écouter la musiquesereinement, sans ivresse et sans pleurs. Toutes les variations depropos qui ont eu lieu dans l’art musical au cours des ces der-nières décennies foulent le nouveau terrain ultra terrestre

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conquis de façon géniale par Debussy. Cette conversion du sub-jectif à l’objectif est d’une telle importance que face à elle dispa-raissent toutes les autres différenciations12. Debussy a déshuma-nisé la musique et c’est pourquoi la nouvelle ère de l’art sonorecommence avec lui.

La même aventure s’est produite dans la poésie lyrique. Il fal-lait libérer la poésie, qui, chargée de matière humaine, était deve-nue un corps pesant et se traînait sur le sol, se blessait contre lesarbres et les arêtes des toits comme un ballon sans gaz. Mallarméfut le libérateur qui rendit au poème son pouvoir aérostatique etsa vertu ascendante. Lui-même ne parvint peut-être pas à réaliserses ambitions, mais il fut le capitaine de nouvelles expéditionséthérées et donna l’ordre de la manœuvre décisive : jeter du lest.

Qu’on se souvienne du thème de la poésie au siècle desromantiques. Le poète nous confiait joliment ses émotions pri-vées de bon bourgeois ; ses chagrins petits et grands, ses nostal-gies, ses préoccupations religieuses ou politiques et, quand il étaitanglais, ses rêveries d’après la pipe d’opium. Par un moyen ou unautre il cherchait à envelopper de pathétisme son existence quoti-dienne. Le génie individuel permettait que parfois surgisse autourdu noyau humain du poème une photosphère éblouissante, d’unematière beaucoup plus subtile, comme chez Baudelaire parexemple. Mais cet éclat était spontané. Le poète voulait toujoursêtre un homme.

— Et cela déplaît aux jeunes gens ? demande en contenant sonindignation quelqu’un qui ne l’est pas. — Que veulent-ils donc ?Que le poète soit un oiseau, un ichtyosaure, un dodécaèdre ?

Je ne sais pas, je ne sais pas ; mais je crois que le poète jeune,quand il écrit de la poésie, cherche simplement à être poète. Nousverrons comment tout l’art nouveau, rejoignant par là la nouvelle

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12 Une analyse plus développée de ce que signifie Debussy face à lamusique romantique peut se trouver dans mon essai « Musicalia »,publié dans El espectador, III.

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science, la nouvelle politique, la nouvelle vie enfin, rejette avanttout la confusion des genres. Vouloir que les frontières entre leschoses soient bien marquées est un symptôme de santé mentale.La vie est une chose, la poésie en est une autre — pensent-ils outout du moins croient-ils. Ne les mélangeons pas. Le poète com-mence là où finit l’homme. Le destin de celui-ci est de vivre sonitinéraire humain, la mission du premier est d’inventer ce quin’existe pas. Le métier poétique se justifie ainsi. Le poète aug-mente le monde, ajoutant au réel qui est déjà présent par lui-même, un continent irréel. Auteur vient de auctor, celui qui aug-mente. Les Romains appelaient ainsi le général qui faisait pour sapatrie la conquête d’un nouveau territoire.

Mallarmé fut le premier homme du siècle dernier à vouloirêtre un poète. Comme il le dit lui-même, il « rejeta les matériauxnaturels » et composa de petits objets lyriques, différents de lafaune et de la flore humaines. Cette poésie n’exige pas d’être« sentie », parce que, comme en elle il n’y a rien d’humain, il n’y arien de pathétique. Si l’on parle d’une femme, c’est de la femmequi n’en est aucune, et si le carillon donne l’heure, c’est « l’heureabsente du cadran ». À force de négations, le vers de Mallarméannule toute résonance vitale et nous présente des figures telle-ment irréelles que le seul fait de les contempler est déjà un plaisirextrême. Que peut faire au milieu de toutes ces physionomies lepauvre visage de l’homme qui officie comme poète ? Une seulechose : disparaître, se volatiliser et se transformer en une simplevoix anonyme qui soutient dans l’air les mots, véritables protago-nistes de l’entreprise lyrique. Cette voix pure et anonyme, simplesubstrat acoustique du vers, est la voix du poète qui sait s’isoler del’homme qui l’environne.

Quel que soit le raisonnement, nous arrivons à la mêmeconclusion : fuite hors de la personne humaine. Les procédés dedéshumanisation sont nombreux. Aujourd’hui ceux qui dominentsont peut-être très différents de ceux qu’employa Mallarmé, et jesais bien que dans les pages de celui-ci affleurent encore des

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vibrations et des émotions romantiques ; mais tout comme lamusique actuelle appartient à un bloc historique qui commenceavec Debussy, toute la nouvelle poésie avance dans la directionmontrée par Mallarmé. Le lien avec ces deux noms me sembleessentiel si, en élevant le regard vers les empreintes laissées parchaque inspiration particulière, on veut trouver la matrice d’unnouveau style.

Il est très rare qu’un contemporain de moins de trente anssoit intéressé par un livre dans lequel, sous prétexte d’art, on luiraconte les allées et venues de quelques hommes et de quelquesfemmes. Tout cela lui rappelle la sociologie, la psychologie, et ill’accepterait avec plaisir si, sans confondre les genres, on lui par-lait de cela de façon sociologique ou psychologique. Mais l’art estautre chose pour lui.

La poésie est aujourd’hui l’algèbre supérieure des méta-phores.

Le tabou et la métaphore.

La métaphore est probablement la faculté la plus fertile quepossède l’homme. Son efficacité parvient à atteindre les confinsde la thaumaturgie et elle a l’air d’une pièce de la création queDieu aurait oubliée à l’intérieur d’une de ses œuvres en la mode-lant, comme le chirurgien distrait oublie un instrument dans leventre de son patient.

Toutes les autres facultés nous maintiennent inscrits dans leréel, dans ce qui est déjà. Tout ce que nous pouvons faire, c’estadditionner ou soustraire les choses entre elles. Seule la méta-phore nous aide à nous évader et crée entre les choses réelles desrécifs imaginaires, efflorescence d’îles sans pesanteur.

L’existence chez l’homme de cette attitude mentale quiconsiste à remplacer une chose par une autre, plus par désir defuir la première que par souhait d’arriver à la seconde, est vrai-

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ment étrange. La métaphore fait disparaître un objet en le mas-quant par un autre et elle n’aurait pas de sens si nous ne voyionsderrière elle un instinct qui conduit l’homme à éviter les réalités 13.

Récemment un psychologue qui s’était demandé quelle pou-vait être l’origine de la métaphore fut surpris de découvrirqu’une de ses racines se trouve dans l’idée du tabou14. Il y eutune époque où la peur fut la plus grande inspiration humaine,un âge dominé par la terreur cosmique. Pendant celle-ci, on sentla nécessité d’éviter certaines réalités qui d’autre part sontinévitables. L’animal le plus courant dans le pays et dont dépendl’alimentation acquiert un prestige sacré. Cette consécrationentraîne l’idée qu’on ne peut le toucher avec les mains. Que faitalors pour se nourrir l’indien Lillooet ? Il s’accroupit et croiseles mains sous ses fesses. De cette manière, il peut manger parceque les mains sous les fesses sont métaphoriquement des pieds.Voilà un trope d’action, une métaphore élémentaire, antérieureà toute image verbale et qui trouve son origine dans le souhaitd’éviter la réalité.

Et comme la parole est pour l’homme primitif un peu la choseelle-même nommée, survient la nécessité de ne pas nommer l’ob-jet terrible sur lequel est retombé le tabou. D’où le fait de le dési-gner avec le nom d’autre chose, en le citant de façon larvée etsubreptice. Ainsi le polynésien, qui a interdiction de nommer cequi appartient au roi, quand il voit brûler les torches dans sonpalais-cabane, doit dire : « L’éclair brûle dans les nuages du ciel ».Tel est l’escamotage métaphorique.

Obtenu sous cette forme tabouiste, l’instrument métapho-rique peut ensuite être employé sous les formes les plusdiverses. L’une d’elles, celle qui a prédominé en poésie, étaitl’ennoblissement de l’objet réel. On utilisait l’image analogique

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13 On peut voir autre chose sur la métaphore dans l’essai « Les deuxgrandes métaphores », publié dans El espectador, IV.14 Voir Heinz Werner, Die Ursprünge der Metapher, 1919.

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dans une intention décorative, pour orner la réalité aimée etl’enjoliver de broderies. Il serait curieux de chercher si, dans lanouvelle inspiration poétique, la métaphore devenant substanceet non ornement, on remarque une étrange prédominance del’image dénigrante qui, au lien d’ennoblir et de rehausser,rabaisse et vexe la pauvre réalité. Il n’y a pas longtemps, je lisaischez un jeune poète que l’éclair est un mètre de menuisier, etles arbres sans feuilles de l’hiver des balais pour nettoyer le ciel.L’arme lyrique se retourne contre les choses naturelles et lesblesse ou les assassine.

Supra et infraréalisme.

Mais si la métaphore est l’instrument de déshumanisation leplus radical, on ne peut dire qu’il soit le seul. Il en est d’innom-brables, de portée variable.

L’un d’eux, le plus simple, consiste en un simple changementde la perspective habituelle. D’un point de vue humain, les chosesont un ordre, une hiérarchie déterminés. Certaines nous semblenttrès importantes, d’autres moins, d’autres enfin totalement insi-gnifiantes. Pour satisfaire le désir de déshumaniser, il n’est pasobligatoire d’altérer les formes primaires des choses. Il suffit d’in-verser la hiérarchie et de produire un art où apparaissent au pre-mier plan, mis en évidence de façon monumentale, les momentsde la vie les plus insignifiants.

Voilà le lien latent qui unit les différentes manières de l’artnouveau apparemment les plus éloignées. Un même instinct defuite et d’évasion hors de la réalité est satisfait par le supraréa-lisme de la métaphore et de ce qu’il convient d’appeler infraréa-lisme. L’ascension poétique peut être remplacée par une immer-sion au dessous du niveau de la perspective naturelle. Lesmeilleurs exemples de la façon dont on dépasse le réalisme àforce de l’exagérer — il suffit de regarder la loupe à la main les

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éléments microscopiques de la vie — sont Proust, Ramón Gómezde la Serna15, Joyce.

Ramón peut composer tout un livre sur les seins — quelqu’unl’a surnommé « le nouveau Christophe Colomb qui navigue versd’autres hémisphères » —, ou sur le cirque, ou sur l’aube, ou surel Rastro ou la Puerta del Sol16. Le procédé consiste tout simple-ment à prendre comme protagonistes du drame vital les bas quar-tiers de l’attention, ceux que d’ordinaire nous méprisons. Girau-doux, Morand, etc, chacun à leur manière, appartiennent aumême ensemble lyrique.

Cela explique qu’ils aient été si enthousiasmés par Proust, et,plus généralement, permet de comprendre le plaisir que cet écri-vain — tellement d’une autre époque — procure aux lecteursd’aujourd’hui. Le point essentiel que le domaine de son œuvre apeut-être en commun avec la nouvelle sensibilité serait le change-ment de perspective : mépris envers les anciennes formes monu-mentales de l’âme que le roman décrivait, et attention inhumaine

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15 Ramón Gómez de la Serna (1888-1963) a côtoyé et influencé tous lesmouvements d’avant-garde espagnols, cultivé tous les genres (romans,essais, articles, théâtre, biographies, mémoires), excepté la poésie, maisest resté très célèbre pour avoir inventé un genre poétique, la « gre-guería », sorte d’aphorisme poétique tiré d’une observation insolite,humoristique et ingénieuse de la réalité quotidienne. Les « greguerías »(= humour + métaphore) furent traduites dès 1923 par Valéry Larbaud quivoyait en Ramón un auteur de la dimension de Joyce. (NdT.)16 El Rastro : le Marché aux Puces de Madrid. La Puerta del Sol : vasteplace à la lisière du vieux Madrid, qui doit son nom à une ancienneporte de la ville de l’enceinte médiévale et à l’emblème solaire peintau-dessus du portail d’une chapelle aujourd’hui disparue. Kilomètrezéro de l’Espagne, la Puerta del Sol est à Madrid ce que sont à Paris lesgrands Boulevards, lieu où accourent les gens de toutes les classessociales confondues, madrilènes, provinciaux, et touristes étrangers,pour flâner, se donner rendez-vous ou fêter le nouvel an la nuit de lasaint Sylvestre. (NdT.)

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envers la fine structure des sentiments, des relations sociales, descaractères.

Le renversement.

La métaphore, en se substantivant, devient plus ou moinsl’enjeu principal du destin de la poésie. Ceci implique tout sim-plement que l’intention esthétique a changé de signe, qu’elle s’estretournée. Auparavant on versait la métaphore sur une réalité à lamanière d’un ornement, d’une dentelle ou d’une chape de pluie.Aujourd’hui on tente à l’inverse d’éliminer le soutien extrapoé-tique ou réel et on essaye de réaliser la métaphore, d’en faire la respoétique. Mais cette inversion du processus esthétique n’est pasle propre du seul travail métaphorique, elle se retrouve dans tousles ordres et par tous les moyens jusqu’à devenir un aspect géné-ral — comme une tendance17 — de tout l’art en vogue.

La relation de notre esprit avec les choses consiste à les pen-ser, à s’en former des idées. En toute rigueur nous ne possédonsdu réel que les idées que nous avons réussi à nous en forger.Elles sont comme le belvédère d’où nous contemplons lemonde. Goethe disait très justement que chaque nouveauconcept est comme un nouvel organe qui apparaîtrait en nous.Avec les idées, donc, nous voyons les choses, et, par la disposi-tion naturelle de l’esprit, nous nous en rendons compte toutcomme l’œil, quand il regarde, ne se voit pas lui-même. Autre-ment dit, penser est le désir de capter la réalité au moyend’idées ; le mouvement spontané de l’esprit va des concepts versle monde.

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17 Il serait fastidieux de répéter au bas de ces pages que chacun destraits que je souligne comme essentiels à l’art nouveau doit être com-pris comme une propension prédominante et non comme un attributabsolu.

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Mais le fait est qu’entre l’idée et la chose, il y a toujours unedistance absolue. Le réel déborde toujours le concept qui essayede le contenir. L’objet est toujours plus et autrement que l’idéepar laquelle il est pensé. Celle-ci n’est jamais qu’un pauvreschéma, comme un échafaudage par lequel nous essayons d’at-teindre la réalité. Cependant la tendance naturelle nous porte àcroire que la réalité est ce que nous pensons d’elle, et donc à laconfondre avec l’idée, prenant en toute bonne foi l’idée pour lachose elle-même. En somme, notre soif de réalisme nous fait tom-ber dans une idéalisation naïve de la réalité. Voilà la tendanceinnée, « humaine ».

Si maintenant, au lieu de laisser notre propos suivre cettedirection, nous en inversons le sens ; si, tournant le dos à la réa-lité présumée, nous prenons les idées telles qu’elles sont — desimples schémas subjectifs — ; si nous les faisons vivre commetelles, avec leur profil anguleux, maladif, mais transparent et pur ;en somme, si nous cherchons délibérément à réaliser les idées, —nous les aurons déshumanisées, déréalisées. Parce qu’elles sonten effet, irréalité. Les prendre pour la réalité, c’est idéaliser, falsi-fier naïvement. Les faire vivre dans leur irréalité propre, c’est,disons-le ainsi, réaliser l’irréel en tant qu’irréel. Là nous n’allonspas de l’esprit vers le monde, mais, au contraire, nous donnons dela plasticité, nous objectivons, nous modifions les schémas, ce quiest interne et subjectif.

Le peintre traditionnel qui fait un portrait prétend s’êtreapproprié la réalité de la personne quand, en vérité et tout auplus, il a laissé sur la toile une sélection schématique, décidée parson esprit, des éléments infinis qui composent la personneréelle. Que se passerait-il si, au lieu de vouloir peindre celle-ci, lepeintre acceptait de peindre son idée, son schéma de la per-sonne ? Alors le tableau serait la réalité même et l’échec inévi-table ne se produirait pas. Le tableau, renonçant à rivaliser avecla réalité, deviendrait ce qu’il est authentiquement : un tableau,— une irréalité.

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L’expressionnisme, le cubisme, etc., ont été d’une manière oud’une autre des essais pour vérifier cette détermination dans ladirection radicale de l’art. On ne peint plus les choses, on s’estmis à peindre les idées : l’artiste s’est bandé les yeux face aumonde extérieur et a dirigé sa pupille vers les paysages intérieurset subjectifs.

Malgré les éléments rustiques et grossiers qui composent enpermanence sa matière, l’œuvre de Pirandello Six personnages enquête d’auteur a peut-être été la seule, ces derniers temps, à susci-ter la réflexion de l’amateur d’esthétique théâtrale. Cette pièce estun exemple clair de cette inversion du thème artistique que jecherche à décrire. Le théâtre traditionnel nous propose de voirdans ses personnages des personnes, et dans leurs agitations l’ex-pression d’un drame humain. Ici, au contraire, on parvient à nousintéresser à des personnages en tant que personnages, c’est-à-direen tant qu’idées ou purs schémas.

On pourrait affirmer que cette pièce fut le premier « dramed’idées », rigoureusement parlant, qui ait été écrit. Ceux que l’onappelait ainsi auparavant n’étaient pas de tels drames d’idées,mais des drames entre des pseudopersonnes qui symbolisaientdes idées. Dans les Six personnages, le douloureux destin qu’ilsreprésentent n’est qu’un simple prétexte et se trouve transformé ;en revanche, nous assistons au drame réel de quelques idées entant que telles, de quelques fantasmes subjectifs qui s’agitentdans l’esprit d’un auteur. L’essai de déshumanisation est évident,et la possibilité de l’atteindre est dans ce cas-là démontrée. Enmême temps on constate de façon exemplaire la difficulté dugrand public à adapter sa vision à cette perspective inversée. Ilcontinue à chercher le drame humain que l’œuvre modifie, faitdisparaître et sur lequel elle ironise, mettant à sa place, et au pre-mier plan, la fiction théâtrale elle-même en tant que fiction. Legrand public n’aime pas qu’on le trompe et ne sait pas prendredu plaisir à la délicieuse fraude de l’art, — un art d’autant plusexquis qu’il manifeste clairement sa texture frauduleuse.

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Iconoclasme.

Il ne me semble pas excessif d’affirmer que les arts plastiquesdu nouveau style ont révélé un véritable dégoût envers les formesvécues ou les êtres vivants. Le phénomène devient parfaitementévident si l’on compare l’art de ces dernières années avec lemoment où peinture et sculpture émergent de la disciplinegothique, comme si elles sortaient d’un cauchemar, et où ellesoffrent la grande récolte terrestre de la Renaissance. Pinceau etciseau s’amusent voluptueusement à suivre la ligne que le modèleanimal ou végétal présente dans ses chairs délicates où palpite lavitalité. Peu importe de quels êtres il s’agit, du moment qu’en euxla vie donne sa pulsation dynamique. Et du tableau ou de lasculpture, la forme organique se déverse sur l’ornement. C’estl’époque des cornes d’abondance, sources d’une vie torrentiellequi menace d’inonder l’espace de ses fruits ronds et mûrs.

Pourquoi l’artiste déteste-t-il suivre la ligne souple du corpsvivant et la remplace-t-il par le schéma géométrique ? Tous leserrements, voire les tromperies du cubisme ne dissimulent pas lefait que pendant un certain temps nous nous soyons complu dansun langage aux pures formes euclidiennes.

Le phénomène se complique quand nous nous rappelons quel’histoire traverse périodiquement cette furie de géométrismeplastique. Dans l’évolution de l’art préhistorique déjà, nousvoyons que la sensibilité commence par chercher la forme vive etfinit par l’éluder, comme terrorisée ou dégoûtée, se concentranten signes abstraits, dernier résidu de figures animées ou cos-miques. Le serpent est stylisé en méandre, le soleil en svastika.Quelquefois ce dégoût de la forme vive s’enflamme en haine etproduit des conflits publics. La révolution contre les images duchristianisme oriental, l’interdiction sémite de reproduire desanimaux — un instinct opposé à celui des hommes qui décorè-rent les grottes d’Altamira —, trouvent sans doute, à côté de leur

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sens religieux, leur origine dans la sensibilité esthétique dont l’in-fluence postérieure sur l’art byzantin est évidente.

Il serait plus qu’intéressant de faire des recherches approfon-dies sur les poussées d’iconoclasme qui ici et là surgissent dansl’art et la religion. Dans l’art moderne, cet étrange sentiment ico-noclaste intervient évidemment, et son slogan pourrait être cecommandement de Porphyre qu’adoptèrent les manichéens etque combattit durement saint Augustin : Omne corpus fugiendumest. Et il fait bien sûr référence au corps vivant. Étrange inversionde la culture grecque qui en son heure de gloire fut si amie desformes vivantes !

Influence négative du passé.

L’intention de cet essai se résume, comme je l’ai dit, à établirla généalogie de l’art moderne grâce à certains de ses traits dis-tinctifs. Mais, à son tour, cette intention se trouve au service d’unecuriosité plus large que ces pages n’osent satisfaire, laissant le lec-teur qui l’éprouverait abandonné à sa méditation intérieure. Voicià quoi je fais allusion.

J’ai indiqué ailleurs18 que l’art et la science pure, précisémentparce que ce sont les activités les plus libres, les moins étroite-ment liées aux conditions sociales de chaque époque, sont lespremiers domaines où l’on peut apercevoir le moindre change-ment dans la sensibilité collective. Si l’homme modifie son atti-tude radicale face à la vie, il commencera par manifester son nou-veau tempérament dans la création artistique et dans desproductions idéologiques. La subtilité de ces deux matières lesrend infiniment sujettes au moindre souffle des alizés spirituels.Comme à la campagne, quand nous ouvrons de bon matin notrefenêtre, nous regardons les fumées des maisons pour deviner le

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18 Voir mon livre Le thème de notre temps.

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vent qui va dominer la journée, nous pouvons nous pencher aubalcon de l’art et de la science des nouvelles générations, animésd’une semblable curiosité météorologique.

Mais, pour cela, il est inévitable de définir tout d’abord lenouveau phénomène. C’est seulement après qu’on peut sedemander de quel nouveau style général de la vie il est le symp-tôme et le présage. La réponse voudrait que l’on détermine lescauses de ce virage étrange pris par l’art, et ceci serait une entre-prise trop grave pour qu’on s’y attaque ici. Pourquoi cette fièvrede déshumanisation, pourquoi ce dégoût des formes vivantes ?Comme tout phénomène historique, celui-là a certainement detrès profondes racines et leur recherche exige l’odorat le plus fin.

Cependant, quelles que soient les autres raisons, il existe unecause extrêmement claire même si elle ne prétend pas être lacause décisive.

Il n’est pas facile d’exagérer l’influence que le passé de l’art atoujours sur son futur. Chez l’artiste se produit toujours un choc ouune réaction chimique entre sa sensibilité originale et l’art déjàproduit. Il n’est pas seul face au monde : dans ses relations aveccelui-ci, la tradition artistique intervient toujours comme inter-prète. Quel sera le mode de cette réaction entre la sensation per-sonnelle et les belles formes du passé ? Il peut être positif ou néga-tif. L’artiste se sentira proche du passé et se percevra lui-mêmecomme engendré par lui, son héritier et son transformateur — oubien, d’une manière ou d’une autre, il trouvera en lui-même undégoût spontané et indéfinissable des artistes traditionnels, envigueur et dominants. Et, tout comme dans le premier cas il sentiraune assez grande volupté à se couler dans le moule des conventionsen usage et à répéter quelques-uns de leurs gestes consacrés, dansle second, non seulement il produira une œuvre différente desœuvres reçues, mais il éprouvera la même volupté à donner à cetteœuvre un caractère d’agression contre les normes prestigieuses.

On a tendance à oublier cela quand on parle de l’influenced’hier sur aujourd’hui. On a toujours vu sans aucune difficulté

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dans l’œuvre d’une époque la volonté de ressembler plus oumoins à celle de l’époque antérieure. En revanche, il semble diffi-cile pour presque tout le monde de remarquer l’influence néga-tive du passé et de voir qu’un nouveau style est très souvent formépar la négation consciente et complexe des styles traditionnels.

Et c’est un fait qu’on ne peut comprendre la trajectoire del’art, depuis le romantisme jusqu’à aujourd’hui, si l’on ne prendpas en considération comme facteur essentiel du plaisir esthé-tique cette humeur négative, cette agressivité et cette dérisiontournées contre l’art ancien. Baudelaire se complaît dans la Vénusnoire précisément parce que la vénus classique est blanche.Depuis lors, les styles qui se sont succédé ont augmenté la dosed’ingrédients négatifs et blasphématoires dans laquelle se trou-vait avec volupté la tradition, à tel point qu’aujourd’hui le profildu nouvel art se compose presque exclusivement de pures néga-tions de l’art ancien. Et l’on comprend qu’il en soit ainsi. Quandun art porte en lui de nombreux siècles d’une évolution continue,sans être interrompu par de graves hiatus ni des catastrophes his-toriques, ce qui est produit s’entasse, et la tradition, dans sa den-sité, gravite progressivement autour de l’inspiration du jour.Autrement dit : entre l’artiste qui naît et le monde s’interpose unvolume chaque fois plus important de styles traditionnels, ce quiempêche la communication directe et originelle entre l’artiste etle monde. De sorte qu’il n’y a que deux solutions : soit la traditionfinit par chasser toute puissance originale — ce fut le cas de l’É-gypte, de Byzance, en général de l’Orient —, soit la gravitation dupassé autour du présent doit changer de sens, et apparaît alorsune longue période pendant laquelle l’art nouveau guérit peu àpeu de l’ancien qui l’étouffe. Ce fut le cas de l’âme européenne,chez qui un instinct futuriste prédomine sur l’irrémédiable tradi-tionalisme et le passéisme orientaux.

Une bonne partie de ce que j’ai appelé « déshumanisation » etdégoût des formes vivantes provient de cette antipathie enversl’interprétation traditionnelle des réalités. La vigueur de l’attaque

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est en relation directe avec les distances. C’est pourquoi ce queles artistes d’aujourd’hui détestent le plus, c’est la manière prédo-minante du siècle passé, bien qu’il y ait déjà en elle une bonnedose d’opposition envers des styles plus anciens. En revanche, lanouvelle sensibilité feint une sympathie douteuse envers l’art leplus éloigné dans le temps et l’espace, l’art préhistorique et l’exo-tisme sauvage. À vrai dire, ce qui lui plaît dans ces œuvres primi-tives c’est — plus qu’elles-mêmes — leur naïveté, c’est-à-dire l’ab-sence d’une tradition qui ne s’était pas encore formée.

Si maintenant nous jetons un regard discret sur la nature dugenre de vie que traduit symptomatiquement cette attaque contrele passé artistique, nous sommes surpris par une vision étrange,d’un caractère dramatique intense. Parce qu’en fin de compte,attaquer l’art du passé, de façon si générale, c’est se retournercontre l’Art lui même, car qu’est-ce concrètement que l’art, sinoncelui qui s’est fait jusqu’à maintenant ?

Mais cela veut-il dire que, sous le masque d’amour envers l’artpur, se cache la lassitude de l’art, la haine de l’art ? Comment celaserait-il possible ? La haine de l’art ne peut surgir que d’un lieuoù règnent également la haine de la science, la haine de l’État, lahaine, enfin, de toute la culture. Cela voudrait-il dire que dans lescœurs européens fermente une rancœur inconcevable contre leurpropre essence historique, un peu comme l’odium professionis, quipousse le moine, après de longues années de cloître, à haïr sa dis-cipline, la règle même qui a constitué sa vie19?

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19 Il serait intéressant d’analyser les mécanismes psychologiques parlesquels l’art d’hier influence négativement celui de demain. Il en estun très clair de prime abord : la fatigue. La simple répétition d’un styleémousse et lasse la sensibilité.Wölfflin a montré dans ses Concepts fon-damentaux de l’histoire de l’art le pouvoir que la fatigue a exercé ici et làpour mobiliser l’art, l’obligeant à se transformer. [Publié dans la Biblio-thèque Ideas del Siglo XX, dirigée par José Ortega y Gasset, Madrid,1924. (NdT.)] Mais plus encore en littérature. Cicéron disait encore, pour

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Voici le sage moment de lever la plume afin qu’une volée dequestions prenne son essor à la manière des grues.

Ironie du sort.

J’ai dit plus haut que le nouveau style, pris dans sa plus largegénéralité, consiste à éliminer les ingrédients « humains, trophumains », et à ne retenir que la matière purement artistique. Celasemble impliquer un grand enthousiasme pour l’art. Mais en fai-sant le tour de cette question et en l’examinant sous un autreangle, nous décelons en elle une autre facette de lassitude ou demépris. La contradiction est patente, et il est très important de lasouligner. En définitive, cela voudrait dire que le nouvel art est unphénomène d’un genre ambigu, ce qui, à vrai dire, n’a rien poursurprendre, car presque tous les grands faits de ces dernièresannées sont ambigus. Il suffirait d’analyser quelque peu les évé-nements politiques en Europe pour y trouver la même ambiguïtéprofonde.

Cependant cette contradiction entre amour et haine d’unmême objet s’atténue un peu si l’on regarde de plus près la pro-duction artistique d’aujourd’hui.

La première conséquence qu’entraîne cet enfermement del’art en lui-même, c’est de le débarrasser de tout pathétisme. Dansl’art chargé d’humanité se répercutait le caractère de gravité tou-jours lié à la vie. L’art était une chose très sérieuse, presque hiéra-tique. Il prétendait parfois sauver rien moins que l’espècehumaine — chez Schopenhauer et Wagner. Or, pour peu qu’on yprête attention, on ne peut manquer de s’étonner de ce que lanouvelle inspiration est toujours indéfectiblement comique. Elle

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« parler latin », latine loqui ; mais au Ve siècle, Sidoine Apollinaire devradire : latialiter insusurrare. Cela faisait trop de siècles que l’on disait lamême chose de la même façon.

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résonne tout entière sur cette même corde et ce même ton. L’hu-mour sera plus ou moins violent et ira de la franche « clownerie »au léger clin d’œil ironique, mais il est toujours présent. Ce n’estpas que le contenu de l’œuvre soit comique — ce serait retomberdans une manière ou une catégorie du style « humain » —, mais,quel que soit le contenu, c’est l’art lui-même qui devient plaisan-terie. Chercher, comme je l’ai indiqué plus haut, la fiction en tantque telle, voilà un but qui ne peut se trouver que dans un étatd’âme jovial. On va vers l’art précisément parce qu’on le recon-naît comme farce. C’est ce qui, pour les personnes sérieuses,d’une sensibilité très peu actuelle, perturbe le plus la compréhen-sion des œuvres jeunes. Elles pensent que la peinture et lamusique des modernes sont de pures « farces » — dans le mauvaissens du terme —, et elles n’admettent pas la possibilité que quel-qu’un voie justement dans la farce la mission radicale de l’art etsa tâche bénéfique. Ce serait une farce — dans le mauvais sens duterme — si l’artiste actuel prétendait rivaliser avec l’art « sérieux »du passé, et si un tableau cubiste provoquait le même genre d’ad-miration pathétique, presque religieuse, qu’une statue de Michel-Ange. Mais l’artiste d’aujourd’hui nous invite à contempler un artqui est une plaisanterie, qui est, essentiellement, moquerie de soi-même. Parce que l’humour de cette inspiration repose là-dessus.Au lieu de rire de quelqu’un ou de quelque chose en particulier— sans victime, il n’est point de comédie —, le nouvel art ridicu-lise l’art.

Et que l’on ne fasse pas, en entendant cela, trop de simagréessi l’on veut rester discret. L’art ne démontre jamais mieux son donmagique que dans cette moquerie de lui-même. Car en faisantmine de se nier lui-même, il continue d’être art, et grâce à unemerveilleuse dialectique, sa négation signifie sa conservation etson triomphe.

Je doute fort qu’un jeune homme d’aujourd’hui puisse appré-cier un vers, un coup de pinceau, un son qui ne contienne pas unreflet ironique.

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Après tout, ce n’est pas complètement nouveau comme idée etcomme théorie.Au début du XIXe siècle, un groupe de romantiquesallemands dirigé par les Schlegel éleva l’ironie au rang de caté-orie esthétique suprême, et pour des raisons qui coïncident avecla nouvelle intention de l’art. Celui-ci ne se justifie pas s’il secontente de reproduire la réalité, la copiant en vain. Sa mission estde susciter un horizon irréel. Pour atteindre cela, il n’y a d’autremoyen que de nier notre réalité, nous plaçant ainsi au-dessusd’elle. Être artiste, c’est ne pas prendre au sérieux l’homme sisérieux que nous sommes quand nous ne sommes pas artistes.

Bien sûr, ce destin d’inévitable ironie donne à l’art une nou-velle teinte monotone tout à fait propice à désespérer l’homme leplus patient. Mais, en même temps, la contradiction entre l’amouret la haine que j’ai signalée auparavant est annulée. La rancœuraboutit à l’art en tant que sérieux ; l’amour, à l’art victorieuxcomme farce, qui triomphe de tout, y compris de lui-même,comme dans un système de miroirs qui se reflètent indéfinimentles uns dans les autres ; aucune forme n’est la dernière, toutessont moquées et transformées en images pures.

La non transcendance de l’art.

Tout cela en vient à se condenser dans le symptôme le plusaigu, le plus grave, le plus profond que présente le nouvel art, untrait extrêmement étrange de la nouvelle sensibilité artistique quiexige une méditation attentive. C’est quelque chose de très délicatà exprimer, entre autres choses parce que très difficile à formuleravec exactitude.

Pour l’homme de la toute nouvelle génération, l’art est unechose sans transcendance. Après avoir écrit cette phrase, je m’eneffraie quand je remarque le grand nombre de significations dif-férentes qu’elle peut prendre. Parce qu’il ne s’agit pas que l’hommed’aujourd’hui voie l’art comme une chose sans importance ou

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moins importante qu’elle ne semblait à l’homme d’hier, mais quel’artiste lui-même voie son art comme une tache dépourvue detranscendance. Mais cela non plus n’exprime pas rigoureusementla situation véritable. Ainsi ce n’est pas que l’artiste soit peu inté-ressé par son œuvre et son métier, mais son œuvre et son métierl’intéressent précisément parce qu’ils n’ont pas réellement d’im-portance, et dans la mesure où ils en sont dépourvus. On com-prend mal ce dont il s’agit sans le confronter avec ce qu’était l’artil y a trente ans et, plus généralement, pendant tout le siècle der-nier. La poésie et la musique étaient alors des activités de grandeportée : on attendait d’elles à peine moins que le salut de l’espècehumaine, sur la ruine des religions et le relativisme inévitable dela science. L’art était transcendant dans le sens noble du terme. Ill’était par son thème — généralement, les plus graves problèmesde l’humanité —, et il l’était par lui-même, comme puissancehumaine qui donnait à l’espèce sa justification et sa dignité. Il fal-lait voir l’attitude solennelle que le grand poète et le musiciengénial adoptaient face à la masse, geste de prophète ou fondateurde religion, prestance majestueuse de chef d’État responsable desdestins universels.

Je suppose qu’un artiste d’aujourd’hui serait atterré de se voirinvesti d’une si haute mission et obligé en conséquence de traiterdans son œuvre des sujets capables de telles répercussions. Préci-sément, les éléments de son œuvre commencent à prendre l’al-lure d’un fruit artistique quand il en vient à remarquer que l’airperd de son sérieux et que les choses se mettent à sauter aveclégèreté, libérées de toute gravité. Ces pirouettes universelles sontpour lui le signe authentique de l’existence des muses. Si l’onpeut dire que l’art sauve l’homme, c’est seulement parce qu’il lesauve du sérieux de la vie et provoque en lui une enfance inespé-rée. La magique flûte de Pan, qui fait danser les cabris à la lisièrede la forêt, redevient le symbole de l’art.

Tout le nouvel art devient compréhensible et acquiert unecertaine dose de grandeur quand on l’interprète comme un essai

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pour créer l’enfance dans un monde ancien. D’autres stylesdemandaient à être mis en relation avec les mouvements poli-tiques et sociaux dramatiques ou avec les courants philoso-phiques ou religieux profonds. Le nouveau style, au contraire, sol-licite assurément d’être rapproché du triomphe des sports et desjeux. Ce sont deux faits voisins, de même origine.

En quelques années, nous avons vu la marée du sport croîtreà la une des journaux, faisant naufrager presque toutes les cara-velles du sérieux. Les articles de fond menacent de couler vers lesgros titres abyssaux, et les yoles de régate, victorieuses, cinglent ensurface. Le culte du corps est depuis toujours un symptôme d’ins-piration enfantine parce qu’il n’est beau et agile que dans la jeu-nesse, alors que le culte de l’esprit révèle une volonté de vieillis-sement parce qu’il n’atteint sa plénitude que lorsque le corps estentré en décadence. Le triomphe du sport signifie la victoire desvaleurs de jeunesse sur les valeurs de vieillesse. Il se produit exac-tement la même chose avec le cinématographe qui est par excel-lence un art du corps.

Dans ma génération encore, les manières de la vieillessejouissaient d’un grand prestige. Le jeune garçon désirait ardem-ment cesser d’être jeune le plus tôt possible et il préférait imiterla démarche fatiguée de l’homme caduc. Aujourd’hui les garçonset les filles s’efforcent de prolonger leur enfance, et les jeunesgens de retenir et de souligner leur jeunesse. Il n’y a aucundoute : l’Europe entre dans une étape de puérilité.

L’événement ne doit pas surprendre. L’histoire avance selonde grands rythmes biologiques. Ses plus grandes mutations nepeuvent trouver leur origine dans des causes secondaires et anec-dotiques, mais dans des facteurs tout à fait élémentaires, dans desforces primaires de nature cosmique. Il ferait beau voir que lesdifférences majeures et comme polaires, existant chez l’être vivant— les sexes et les âges — n’aient également leur influence sur leprofil des temps. Et, en effet, il est facile de remarquer que l’his-toire se balance rythmiquement d’un pôle à l’autre, faisant qu’à

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certaines époques prédominent les qualités masculines et àd’autres les féminines, ou bien exaltant parfois les valeurs de lajeunesse et d’autres fois les valeurs de la maturité.

L’allure que l’existence européenne est en train d’adopterdans tous les domaines annonce une période de virilité et de jeu-nesse. La femme et le vieillard devront céder pour un temps legouvernement de la vie aux jeunes gens, et il n’est pas étonnantque le monde semble perdre de son sérieux.

Tous les caractères du nouvel art peuvent se résumer à celuide sa non transcendance, qui à son tour consiste simplement ence que l’art a changé de place dans la hiérarchie des préoccupa-tions ou des intérêts humains. Ceux-ci peuvent se représentercomme une série de cercles concentriques dont le rayon mesurela distance dynamique par rapport à l’axe de notre vie où agissentnos désirs suprêmes. Les choses de tout ordre — vitales ou cultu-relles — tournent autour de ces différentes orbites, plus au moinsattirées par le cœur du système. Eh bien, je dirais que l’art, situéauparavant — comme la science ou la politique — tout près del’axe enthousiaste, soutien de notre personne, s’est déplacé jus-qu’à la périphérie. Il n’a perdu aucun de ses attributs extérieurs,mais il est devenu distant, secondaire, et s’est délesté de sa gravité.

L’aspiration vers l’art pur n’est pas, comme on a tendance à lecroire, un orgueil, mais, tout au contraire, une grande modestie.L’art se vidant de tout pathétisme humain, il perd toute transcen-dance — comme art seulement, sans autre prétention.

Conclusion.

Isis myrionyme, Isis aux dix mille noms — ainsi les Égyptiensappelaient-ils leur déesse. Myrionyme, toute réalité l’est d’unefaçon ou d’une autre. Ses composantes, ses traits sont innom-brables. N’est-il pas audacieux de vouloir, avec quelques mots,définir une chose, même la plus humble ? Ce serait un hasard

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extraordinaire si les notes soulignées par nous parmi une infinitéd’autres étaient en effet les notes décisives. L’improbabilité aug-mente quand il s’agit d’une réalité naissante qui commence satrajectoire dans l’espace.

Il est donc fort probable que, dans cet essai pour qualifier lenouvel art, il n’y ait que des erreurs. En y mettant fin, jaillissenten moi, à la place même qu’il occupait, la curiosité et l’espoirqu’après lui on en écrive d’autres plus réussis. À nous tous, nouspourrons nous partager les dix mille noms.

Mais ce serait répéter mon erreur si l’on prétendait la corrigeren ne mettant en évidence qu’un élément partiel ne figurant pasdans cette anatomie. Les artistes tombent généralement dans cetravers lorsqu’ils parlent de leur art et ne s’éloignent pas suffi-samment pour adopter une vue élargie. Cependant il n’est pasdouteux que la formule la plus proche de la vérité sera celle quiprendra en compte de la façon la plus unitaire et harmonieuse leplus grand nombre de particularités — comme dans un métier àtisser où la navette noue mille fils d’un seul mouvement.

J’ai été exclusivement poussé par le plaisir d’essayer de com-prendre — et non par la colère ou la passion. J’ai fait en sorte dechercher le sens des nouveaux essais artistiques et cela, bien sûr,suppose un état d’esprit plein de bienveillance. D’ailleurs est-ilpossible d’approcher autrement un thème sans le condamner à lastérilité ?

On dira que l’art nouveau n’a rien produit jusqu’à aujour-d’hui qui vaille la peine, et je suis très près de penser de même.J’ai essayé d’extraire l’intention des œuvres jeunes, ce qui estplein de saveur, et je me suis désintéressé de leur réalisation. Quisait ce qu’engendrera ce style naissant ! Le propos qu’il entre-prend est fabuleux — il veut créer à partir du néant. J’espère qu’àl’avenir, il sera moins ambitieux et réussira davantage.

Mais quelles que soient ses erreurs, il y a, à mon humble avis,un point immuable dans cette nouvelle prise de position : l’im-possibilité de revenir en arrière. Toutes les objections éventuelles

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à l’inspiration de ces artistes peuvent être fondées, elles n’appor-teront pas cependant de motifs suffisants pour la condamner. Auxobjections, il faudrait ajouter autre chose : la proposition d’unautre chemin pour l’art qui ne soit pas déshumanisateur et qui nereprenne pas les sentiers battus.

Il est très difficile de proclamer que l’art est toujours possibleau cœur de la tradition. Mais cette phrase commode ne sert à rienpour l’artiste qui attend, le pinceau ou la plume à la main, uneinspiration concrète.

José ORTEGA Y GASSET.(Traduit de l’espagnol par Marie-Pia Gil.)

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