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j A ^ fl° 33 fft o* Direction du Patrimoine Mission du Patrimoine Ethnologique Appel d'offre 1993 "Écritures ordinaires. Traces et façons de faire" Enquête en milieu de travail: la question de hauteur et l'identité professionnelle RAPPORT DE RECHERCHE Mai 1997 Équipe de recherche: B. Fraenkel (resp. scientifique), Centre d'Étude de l'Écriture URA 1735, Université Paris 7 J. Boutet, APLIS, Université Paris 7 P. Delcambre, GERICO, Université Lille III S. Pêne, APLIS, Université Paris V 9042 006920

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Direction du Patrimoine Mission du Patrimoine Ethnologique

Appel d'offre 1993 "Écritures ordinaires. Traces et façons de faire"

Enquête en milieu de travail: la question de hauteur et l'identité professionnelle

RAPPORT DE RECHERCHE Mai 1997

Équipe de recherche:

B. Fraenkel (resp. scientifique), Centre d'Étude de l'Écriture URA 1735, Université Paris 7 J. Boutet, APLIS, Université Paris 7 P. Delcambre, GERICO, Université Lille III S. Pêne, APLIS, Université Paris V

9042 006920

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SOMMAIRE

RAPPEL DU PROJET DE RECHERCHE p. 2

I. APPROCHE THÉORIQUE DE LA NOTION D'AUTEUR p. 3

1.1. Les écrits de travail: de curieux objets.

Approche ergonomique et sémiotique (J. Boutet) p. 5

1.2. Qui est l'auteur des écrits de travail?

Approche juridique (S. Pêne) p. 10

1.3. L'auteur comme fonction du texte (B. Fraenkel) p. 14

II ENQUÊTES DE TERRAIN

11.1 LE SERVICE DU COURRIER PRÉSIDENTIEL.

Enquête sur la construction d'un auteur : le Président de la

République ( B. Fraenkel) p. 21

11.2 LES ÉCRITS DE GESTION ET LEURS AUTEURS (S. Pêne) p. 48

11.3 L'ÉCRITURE DU JOURNAL DE BORD DANS

LA MARINE MARCHANDE : rapports de mer et

journal de passerelle. (P. Delcambre) p. 108

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RAPPEL DU PROJET DE RECHERCHE

Parmi l'ensemble des écrits ordinaires, les écrits produits en situation professionnelle sont peu reconnus, tant de la part des agents que de la communauté scientifique. Il s'agit là d'un objet scientifique à constituer.

Parmi l'ensemble des propriétés linguistiques et sociales qui les caractérisent, nous retiendrons la manière dont les agents inscrivent, assument, rejettent, interprètent, construisent une position d'auteur. Car la question de l'auteur, en production comme en réception, est problématique en situation de travail, à la différence d'autres pratiques de l'écrit.

Notre enquête dans différents milieux professionnels a pour objectif d'observer, dans la mesure du possible, la dynamique de production et de circulation des écrits. Nous nous proposons d'interroger les rédacteurs et responsables de ces écrits sur leurs pratiques et leur expertise et de constituer des corpus de documents écrits à des fins d'analyse .

Notre équipe a organisé pendant l'année 1994-1995 un séminaire de recherche dont l'objectif était d'élaborer une réflexion théorique sur la notion d'auteur. Présenté en première partie, ce travail d'analyse était un préalable aux enquêtes de terrain qui font l'objet de la deuxième partie.

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I APPROCHE THEORIQUE DE LA NOTION D'AUTEUR

Dans un texte récent1, D. Fabre annonçait un programme de recherche dont cette étude se réclame. "Nous avons pris le parti d'entreprendre, écrivait-il, l'ethnographie de quelques situations d'écriture, de considérer des espaces sociaux restreints et des pratiques bien caractérisées"^. Trois types de situations, caractérisées par des lieux, retenaient son attention: l'espace domestique et sa cohorte d'écrits, les "parages de l'Église" qui inspirent des pratiques d'écriture tendues vers l'invisible et enfin les lieux du travail où "des identités collectives ou partielles, voire des singularités, travaillent à se faire reconnaître"3. Les lieux du travail constituent notre terrain d'investigation.

Auteur, Ecrit, Travail: voici trois notions dont nous devions analyser les interactions complexes. Ainsi devions nous évaluer les conséquences multiples entraînées par le fait qu'un salarié n'est pas, en situation de travail, un sujet identique à celui qu'il devient hors travail. Il est lié par un contrat.

De plus, les écrits produits en situation de travail ne sont pas identiques à ceux produits hors travail: ils obéissent à des normes différentes, ils sont comparables à des objets matériels fabriqués dans des situations spécifiques. Enfin, la production d'écrit possède, en milieu professionnel, ses caractéristiques: c'est souvent un collectif qui agit. Chacun participe à la fabrication de documents, occupant, dans la chaîne d'écriture, un rôle déterminé. Qu'en est-il alors de la notion d'auteur?

Ces questions demandaient, dans un premier temps, à être traitées séparément car elles relèvent chacune de champs théoriques différents. Nous ne pouvions nous lancer dans l'enquête de terrain sans avoir fait le

Daniel Fabre (dir.), Ecritures ordinaires. POL, 1993 2idem p. 15 3ibid. p.16

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point sur les apports de l'ergonomie, de la sémiotique et des sciences juridiques. Ces trois disciplines s'imposent en effet: l'ergonomie parce qu'elle a pour objet d'étude le travail, la sémiotique parce qu'elle a pour objet l'analyse des messages produits dans une certaine situation, enfin les sciences juridiques qui ont élaboré depuis plus d'un siècle un "droit d'auteur" et qui sont confrontées aujourd'hui aux contradictions entre ce droit et le droit du travail. Enfin, nous devions faire un sort particulier à l'hypothèse avancée par M. Foucault en 1965 dans un texte fameux: "Qu'est ce qu'un auteur?". Le philosophe proposait de considérer l'auteur comme une fonction du texte, le nom d'auteur devenant une marque réservée à certains discours. Cette question et cette hypothèse ont été réexaminées en les situant, non pas dans le champ littéraire comme M. Foucault l'avait fait, mais dans le domaine des écrits professionnels.

1. LES ÉCRITS PRODUITS AU TRAVAIL: DE CURIEUX OBJETS. APPROCHE ERGONOMIQUE ET SÉMIOTIQUE (J. BOUTET)

Valoriser ou faire apparaître les écrits au travail comme des écrits « tout court », c'est-à-dire, premièrement, susceptibles d'analyse linguistique ou sémiotique, deuxièmement, constituantes en objets scientifiques et troisièmement comparables aux écrits dits « nobles », nous a imposé une démarche de va et vient entre ce qui peut être spécifique aux écrits du travail et ce qui constitue des propriétés générales et constantes des écrits, comme le canal propre de transmission, le mode sémiotique, la possibilité d'avant-textes ...

1. Les écrits au travail sont des objets matériels

Dire que les écrits sont des objets matériels c'est leur donner un statut comparable à ce qu'on classe généralement sous le terme des objets du travail : les outils, les machines, les matières premières aussi bien que les produits de l'activité industrieuse. Nous allons examiner ce que cette proposition peut faire apparaître qui nous permette de mieux caractériser les écrits au travail.

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Une première conséquence de cette proposition est d'ordre économique ou marchand : y a-t-il un prix, une valeur marchande assignable aux écrits du travail ? Nous ne pensons pas qu'ils prennent place dans le même système économique que les biens ou les machines, mais ils sont certainement redevables d'une analyse inspirée par Bourdieu : nous sommes là sur un marché de biens symboliques où des prix et des valeurs différenciés seront attribués aux écrits comme aux producteurs de ces écrits. La valeur symbolique d'un écrit comptable ou d'une lettre-type au regard d'un rapport de thèse, par exemple, sera différente. Il existe bien socialement un marché linguistique où ces productions seront évaluées et par rapport auquel les scripteurs seront classés socialement. Les entretiens conduits auprès de rédacteurs ou de secrétaires se font bien l'écho de la dévalorisation dans laquelle les scripteurs eux-mêmes tiennent leurs écrits ; sentiment de dévalorisation qui n'est que la reproduction du système de valeurs que le marché linguistique propose.

2. Auteur et routine: une contradiction? Une seconde conséquence est d'ordre ergonomique ; elle renvoie au

domaine de l'activité et de l'action des agents producteurs. Si on conçoit les écrits de travail comme des objets matériels, produits et circulant dans une sphère industrielle, au même titre qu'une pièce à usiner, alors ceci nous conduit à rapprocher l'activité des producteurs d'écrits de celle des agents engagés dans une activité collective de production industrielle. Or l'ergonomie nous a appris que l'activité au travail a comme caractéristique majeure un décalage puissant entre la tâche à accomplir telle que planifiée par le bureau des méthodes, et le travail effectivement réalisé par un agent donné : c'est la différence que l'ergonomie a théorisée entre le travail prescrit et le travail réel. Autrement dit, les agents au travail développent toujours des conduites inventives, des ruses, des trouvailles leur permettant d'adapter leur activité aux contraintes réelles et de mettre en oeuvre au mieux leur intelligence et leur savoir-faire ; et ce, y compris dans les organisations du travail les plus taylorisées.

Le rapprochement entre une pièce à usiner et la rédaction d'un courrier en tant qu'ils sont tout deux des objets matériels dont la réalisation mettra toujours en oeuvre, quel que soit le degré de contrainte, l'intelligence des agents, ce rapprochement nous permet d'approcher à nouveau la question de l'auteur des écrits de travail. En effet, le travail parcellisé et sous contrainte de temps a pu être perçu durant de longues

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années comme ne requérant aucun engagement mental ou affectif des agents, réduits à n'être que des corps travaillant; c'est grâce aux observations précises des ergonomes que l'engagement permanent des agents dans l'activité a pu être mis à jour, révélant une intense mobilisation cognitive et affective, y compris dans les tâches les plus taylorisées. De la même façon, tout un pan de l'activité d'écriture au travail - lettre-types, formulaires, consignes, écrits de gestion ... - peut être vu comme une activité de routine, répétitive, et ne requérant pas d'engagement des agents. En ce sens poser la question des auteurs de ces écrits, ou des sujets écrivant relèverait de la pure provocation, y compris aux yeux des salariés qui, comme nous venons de le souligner, sont placés fort bas dans le marché des biens symboliques. Si on accepte de penser les écrits comme des objets du travail, alors ils relèvent de la même analyse ergonomique qui distingue le prescrit du réel, et ils doivent donner lieu à une double analyse : l'analyse des écrits prescrits à travers les modèles, les bibliothèques informatisées, les pré-formatage ..., et l'analyse de l'activité réelle des agents dont l'intelligence modifie, transforme, subvertit nécessairement le prescrit.

3.1es écrits ordinaires du travail relèvent d'une situation de contact entre univers sémiotiques

L'ensemble des travaux et des observations conduits sur le langage au travail ont montré qu'une caractéristique importante des écrits au travail est leur intrication permanente avec d 'autres modes sémiotiques. Contrairement à un mode de fonctionnement en isolât qu'on rencontre par exemple dans la littérature ou dans la presse dite à juste titre écrite, le fonctionnement des écrits au travail est un fonctionnement de contact : contact entre écrits et énonciations orales ; contact entre écrits et productions graphiques, tableaux, icones, schématisations (voire représentations du réel sous la forme de maquettes d'installations ou de machines).

Outils, machines, objets et matière du travail tendent de plus en plus à disparaître pour les opérateurs qui n'ont plus accès qu'à des représentations symboliques. Par exemple, pour effectuer le contrôle d'un assemblage dans l'automobile, ou pour effectuer le triage des trains à la SNCF, ou pour contrôler l'état d'un processus chimique, les agents n'ont désormais plus accès aux objets et machines mais à une représentation sémiotique de ceux-ci. Un agent de contrôle va gérer à l'aide d'outils informatiques le travail d'un robot à la peinture ; dans une salle de contrôle de l'industrie nucléaire, des agents surveillent sur des écrans informatiques

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"n état symbolisé du processus de transformation de la matière. Autrement dit, les profonds changements actuels du travail font que les agents sont de moins en moins au contact delà matière et de plus en plus au contact de mondes sémiotiques : oral, écrits, graphiques ...

Pour appréhender cette intrication dans l'effectuation du travail, J. Boutet (1993) a proposé de parler de « situation de contact entre univers sémiotiques »4 par analogie avec les situations de contact de langues. Celles-ci, en milieu plurilingüe, produisent non pas des oppositions ou des ruptures bien délimitées entre langues bien délimitées, mais des phénomènes de passages entre systèmes, de métissages , de mélanges ; phénomènes désormais bien décrits qu'on nommes emprunts, code-switching ou métissage linguistique. En situation de travail, oral, écrit et objets du travail s'interpénétrent tant dans les modes de référenciation, que dans la circulation-modification, que dans l'élaboration des discours.

Ainsi, une information peut être donnée oralement à un collègue puis être écrite sur un support papier qui sera ensuite mis à disposition du collectif et consulté par tous. Un même agent doit ainsi mettre en forme ce qu'il veut dire d'une double manière, ou, s'il est le destinataire, il devra interpréter à partir du canal oral puis à partir du canal écrit. Prenons un exemple, celui de la relève dans un service hospitalier. Une infirmière en fin de poste met généralement en forme ce qu'elle veut transmettre à celle qui prend sa place, et plus largement au collectif qui suit. Pour cela elle fait une «relève orale»: parole instituée, routinisée dans laquelle elle rapporte à l'équipe suivante les faits saillants, malade par malade. Elle peut aussi aborder les mêmes sujets dans une parole informelle qui précède la transmission proprement dite. Mais auparavant elle a fait sa «relève écrite»: dépouillement des prescriptions médicales et résumé des fais saillants dans un cahier de transmissions. En même temps elle a porté sur un tableau mural les principaux soins à se rappeler pendant 24h. Le premier écrit est orienté vers l'archivage. Supposé complet, il est assez lourd à consulter, on le lit en début de poste mais on ne s'y reporte pas fréquemment dans le cours de l'activité. Faisant foi en cas de protestation, litige ou procès, il tient de cette fonction certaines de ses caractéristiques, par exemple la prudence de la rédaction. La seconde écriture, au tableau, est à

J. Boutet, "Activités de langage et activités de travail", Futur antérieur 16. 1993/2, pp53-62

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rapporter à un instrument de programmation de l'activité : brève, synthétique, immédiatement lisible par n'importe qui du service mais passagère puisqu'effacée chaque jour.

Prenons un autre exemple. Certains genres discursifs comme l'exposé oral empruntent des modes de fonctionnement issus de l'écrit. S.Pene5

(1995) note avec justesse que les critères d'appréciation de discours oraux lors de certaines réunions de travail sont empruntés à l'écrit : « il faut parler brièvement, ne pas s'attarder à des précautions oratoires, reprendre les éléments de synthèse de l'étude qu'on a dirigée, les orienter dans le sens d'une aide à la décision ... cette structuration est bien différente de celle que trouve le continuum verbal spontané. Par la préparation et par la recherche d'une ressemblance avec une composition de l'écrit, elle traque les boucles, les incidents et les piétinements de la parole». A l'instar des situations de contact de langues, le contact entre sémiotiques ne laisse donc intact ni l'oral ni l'écrit. Ce sont bien des formes de métissage auxquelles on aboutit dans cet exemple par rétroaction cognitive des modes d'organisation propres à l'écrit sur la structuration et renonciation de discours oraux.

On pourrait aussi s'interroger à l'inverse, dans une perspective proche de celle de J.Goody sur l'influence d'écrits comme les listes, les tableaux, les colonnes, les fiches comptables dans la structuration de renonciat ion orale. Écrits que Goody nomme justement «non syntactiques». Les écrits au travail se présentent souvent sous ces formes non syntactiques que ce soit sur des supports - papier ou écrans. Rappelons que pour Goody, l'écriture trouve là un de ses fondements cognitifs. Écrire a permis à l'humanité d'agencer les raisonnements autrement que dans la linéarité du continuum verbal : « les formes non syntactiques, qui interviennent dans la tenue des livres ont eu une action en retour sur d'autres utilisations du langage et peut-être sur le langage lui-même »6. Cette fonction fondamentale et historique de l'écriture, difficile à retrouver dans les écrits « nobles », reste décisive au travail. Mentionnons que ces écrits ont aussi des similitudes sémiotiques avec les diverses formes de l'iconicité : graphiques, schémas, dessins , maquettes.

5 S. Pêne, "Traces de mains sur les écrits gris", in Paroles au travail. L'Harmattan, 1995, pp. 105-12119931995

6J. Goody, La raison Graphique, Minuit, Paris, 1979

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H. QUI EST L'AUTEUR DES ÉCRITS DE TRAVAIL? APPROCHE JURIDIQUE DE LA NOTION D'AUTEUR7. (S. PENE)

1. Droit d'auteur, droit des biens et droit des personnes, trois points de vues sur le statut de l'écrit au travail.

Poser la question de savoir qui est l'auteur des écrits professionnels, appelle tout naturellement le champ du droit : droit d'auteur, c'est-à-dire revendication d'invention, de propriété ou de profit. Et par conséquent, responsabilité, face à une hiérarchie, face au public. Puisque l'auteur est celui qui répond à, répond de ...

Qu'apporte l'analyse du juriste ? Elle permet dans ce contexte de clarifier la diversité des statuts possibles de l'écrit de travail, en fonction des façons de le considérer : si on met l'accent sur l'activité sémiotique, cognitive, créatrice, l'écrit apparaît comme oeuvre de l'esprit et relève du droit d'auteur. Si on insiste sur le caractère d'objet produit, dans le cadre du travail, l'écrit est un bien, il appartient à l'employeur auquel le contrat de travail subordonne le salarié. Mais l'écrit est un bien d'une nature particulière, incessible, prolongement de l'individu parce qu'il à voir avec le corps et touche à l'identité, non au patrimoine. Évidemment, tous ces aspects sont toujours opportunément ou malencontreusement mêlés. Et les ambiguïtés se manifestent en cas de conflit : à qui appartient l'écrit du travail ? Qui est maître des mots qui le font ? Qui est attaqué si le contenu est faux, dangereux, contrevient à la loi ?

2. Un "risque" auctorial, accru aujourd'hui, car les salariés sont obligés de s'impliquer comme personne signataire dans les tâches de correspondance

Autour des écrits éclatent parfois des conflits, parfois suivis de procès : un destinataire peut contester les termes d'un courrier. Le créateur d'un document écrit dans le cadre du travail salarié peut souhaiter l'exploiter à titre libéral. Le salarié peut être mis en cause comme personne signataire, alors qu'il se sent simplement le mandataire de l'entreprise. Ces crises manifestent des tensions et des risques aujourd'hui ordinaires : le salarié redoute que sa signature ne l'engage au-delà de sa fonction. Il redoute que la

7G. Lhuilier, "Le paradigme de l'entreprise dans le discours des juristes", Annales ESC, mars-avril 1993 n°2, pp 329-358

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politique de gestion "personnalisée de la clientèle" ne le conduise à plus de promesses qu'il n'en peut tenir, ou à justifier vainement ce qui n'est qu'arbitraire; l'employeur, avec un autre point de vue, a les mêmes inquiétudes : il répond pénalement et civilement de ses salariés ; il délègue au salarié un droit d'expression ; il s'engage sur la "qualité". La question de la responsabilité, si importante dans la dynamique de l'écriture au travail ne pouvait donc se passer d'une réflexion juridique sur 1* "auteur". Et s'il est vrai que ce statut d'auteur est loin d'être revendiqué par les salariés, l'exploration des liens qui unissent le salarié à son écrit permet de comprendre pourquoi.

3 La question de l'"auteur", rapportée à l'écrit, appelle l'idée familière de "droit d'auteur".

Ce que dit le droit de 1' "auteur" nous intéresse pour mieux comprendre comment se fait le partage entre l'engagement individuel et ses marques (le "je", la signature, etc.) d'une part, et les structures d'un collectif de travail d'autre part (la normalisation, le "prêt-à-écrire", etc.).

Le discours constitué de la loi et de ses commentaires, les arrêts de la jurisprudence, ont décrit l'exercice du droit d'auteur en le rapportant à la création, à la propriété, à la diffusion ; ils en posent les bornes, ils en décrivent les pouvoirs, ils définissent les droits d'usage, de citation, de reproduction.

Il clarifie, par analogie, la façon dont les problèmes de propriété et de responsabilité se posent à propos de l'écrit ordinaire. Nous avons croisé deux approches : l'étude du droit d'auteur proprement dit ; la problématique auctoriale "en situation", dans le cadre de l'entreprise, riche elle-même en ambiguïtés juridiques, entre droit des personnes et droit des biens

Le droit d'auteur s'inscrit dans le paradoxe de deux principes contradictoires : la liberté de création et le lien de subordination qu'un salarié, journaliste, par exemple, entretient avec son employeur.

l'invention de forme

Un journal est défini par le droit comme oeuvre collective. Le rédacteur en chef , auteur principal, assume la responsabilité pénale et civile

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d'articles, qui, même anonymes ou signés de pseudonymes, demeurent

cependant des "oeuvres protégées".

Cependant le droit de retrait, de transformation, de non exécution, sont des expressions de la liberté de création, comme la clause de conscience qui permet à un journaliste de réunir ses articles en volume ou de se retirer d'une publication qui change d'orientation.

Le droit d'auteu. s'exerce dès qu'il y a création d'une forme, indépendamment de tout critère de mérite. Cette reconnaissance de l'invention s'étend à l'oeuvre orale, comme le montre le débat juridique autour de la protection des cours enregistrés de Barthes ou de Lacan.

Ce cadre général n'est pas appliqué aux écrits ordinaires, tout simplement parce que la revendication auctoriale est rare. Mais rien ne le limite juridiquement. Ainsi quand le rédacteur d'un manuel de formation entend se réapproprier le produit de son activité, il peut faire jouer le droit de propriété incessible qui lie l'oeuvre à l'auteur et faire ainsi revenir dans son patrimoine personnel l'objet vendu à l'employeur par le biais du contrat de travail. Les arrêts de jurisprudence que les entreprises conservent (Air France) donnent des exemples de telles actions.

4. Droit d'auteur, droit du travail : l'écrit est un bien incessible

L'écrit produit professionnellement se situe à la croisée du droit d'auteur et du droit du travail, avec autant de modes d'appréhension que de catégories juridiques : on peut être auteur d'un propos, d'un acte, d'une oeuvre : on engage sa responsabilité civile, pénale, disciplinaire. La notion de commettant est ainsi antagoniste de celle d'auteur, puisque le contrat de travail fait du salarié le commettant de l'employeur, lequel se trouve civilement responsable des dommages éventuels causés par le salarié, par ses propos, par ses actes, par ses oeuvres.

L'écrit du travail relève évidemment du droit privé ; si l'écrit est tenu pour un bien, il se cède, se transfère. Il est oeuvre de l'esprit — mais il faut prouver la "création de forme" — et donc incessible, parce que lié, comme le nom propre ou la paternité, au corps même de l'individu. Au même titre que l'enfant, il concerne l'identité et non la patrimonialité. Mais il est produit dans le cadre d'un contrat de travail. Ces deux données rendent le

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problème juridique intéressant. Le contrat de travail est une convention par laquelle une personne s'engage à mettre sa force de travail assimilée à un bien, à la disposition d'une autre, dans la subordination de laquelle elle se place. Si l'objet du contrat est un bien, son titulaire est une personne. Le droit des biens contamine le droit de la personnalité, altéré dans l'entreprise. En quelque sorte, l'auteur est une personne, mais aussi une chosQ, élément de l'appareil productif, cessible en cas de transmission d'entreprise. En louant sa force de travail, le salarié devient l'équivalent juridique du mineur. Il délègue à l'employeur l'exercice de ses droits. La tension entre droit d'auteur et droit du travail pourrait s'illustrer ainsi : juridiquement l'expression et la création sont des droits incontestables, mais la circulation de l'information est régie par l'employeur, qui en est propriétaire comme d'un bien produit.

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Ill L'AUTEUR COMME FONCTION DU TEXTE. (B. Fraenkel)

I La "fonction auteur"

Dans une conférence désormais célèbre intitulée "Qu'est-ce qu'un auteur?" , Michel Foucault8 a formulé, une hypothèse féconde que nous reprendrons ici à notre compte. "Le nom d'auteur, déclarait-il, caractérise un certain mode d'être du discours. Le fait pour un discours que l'on puisse dire "ceci a été écrit par untel" indique que le discours n'est pas une parole quotidienne, indifférente... mais qu'il s'agir d'une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut".

II existerait donc une "fonction auteur" dont certains textes sont pourvus, d'autres non. Cette fonction se manifeste par l'usage d'un nom d'auteur. Certains textes en sont pourvus, d'autres demeurent anonymes. Or, remarque justement Foucault, la "fonction auteur" est distribuée de façon différente selon les époques et selon les genres discursifs: si au Moyen Age les discours littéraires sont souvent anonymes, les textes scientifiques, en revanche, sont marqués du nom de leur auteur. Cette répartition change à partir du XVIIème siècle; les écrits littéraires seront de plus en plus associés au nom de leur auteur, les textes scientifiques, au contraire, deviendront anonymes: la vérité établie est anonyme, toujours démontrable.

Cette problématique a le mérite de retourner la question de l'auteur en la situant, non pas du coté du sujet, mais du coté des écrits et plus particulièrement du coté des supports d'écriture. C'est la capacité d'un nom, le nom d'auteur, a transformer le statut d'un écrit, qui devient centrale.

Qu'en est-il de cette problématique dans le domaine des écrits professionnels? Le "nom d'auteur" est-il uniquement réservé au domaine littéraire? Trouve-t-on dans les écrits professionnels des marques comparables à celle du nom d'auteur?

8 M. Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?", Bulletin de la Société Française de Philosophie. Séance du 22 Février 1969.

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2 Les pouvoirs du nom d'auteur dans les écrits professionnels: une traditions méconnue mais déterminante, la Diplomatique.

S'il est un domaine professionnel dans lequel l'écrit joue un rôle de premier plan, c'est bien celui des professions juridiques. La confection d'actes, qu'il s'agisse d'actes privés ou publics, solennels ou courants, occupe depuis quelques millénaires scribes, secrétaires, notaires, rédacteurs, juristes et chanceliers. Les règles de fabrication de ces écrits, en ce qui concerne la tradition ouest occidentale, ont été formalisées par Justinien dont la Code est la source ancienne de notre Droit. Or, Justinien prescrit que figurent sur les actes: le nom de l'auteur de l'acte, les noms des témoins et le seing autographe du notaire. L'importance du nom de l'auteur, entendons par cette expression le nom de l'auteur de l'acte c'est à dire le nom de celui qui agit, sera confirmé pendant le Moyen Age et s'imposera dans tous les formulaires, jusqu'à nous.

Les écrits juridiques peuvent être considéré comme un bon exemple d'écrits professionnels. Ils sont, comme les écrits d'entreprises, l'oeuvre d'un collectif plus ou moins important.

us sont aussi les ancêtres des écrits administratifs des institutions publiques et l'on pourrait sans s'avancer trop, émettre l'hypothèse qu'ils constituent la matrice textuelle de la plupart des écrits de gestion, d'information, d'administration des entreprises.

Enfin, les écrits juridiques sont, d'un point de vue ethnographique, de première importance: ils font l'objet de rituels d'écriture spécifiques, sont dotés de pouvoirs réels, interviennent dans tous les moments décisifs de la vie des individus.

Il est donc important de décrire la "fonction auteur" dans cet univers discursif. D'évaluer la pertinence de cet exemple comme modèle permettant d'analyser les écrits de travail en général. De comprendre en quoi cette fonction auteur se rapproche mais aussi s'écarte de celle évoquée par M. Foucault. Et, d'une certaine façon, de se démarquer de la conception littéraire du nom de l'auteur qui nous empêche bien souvent de comprendre comment fonctionnent les écrits de travail.

~ l 5 -

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1 Le partage du travail d'écriture dans les chancelleries, la place de

Fauteur" dans ce collectif. On distingue en diplomatique9: -l'auteur d'un acte soit celui au nom de qui l'acte est écrit, -le disposant ou auteur de l'acte juridique: celui qui crée l'action juridique

consignée dans l'acte (celui qui vend, qui teste, qui donne...) bien souvent l'auteur de l'acte et le disposant ne sont qu'une même

personne - le destinataire: celui qui reçoit l'acte et le conservera dans ses archives -le bénéficiaire: celui qui bénéficie de l'acte la plupart du temps destinataire et bénéficiaire sont une seule et même

personne -l'impétrant: celui qui obtient un acte après l'avoir demandé -le rédacteur : celui qui rédige l'acte (c'est à dire celui qui dicte, le notaire par exemple) -le scribe: celui qui le met par écrit dans sa version officielle -celui qui se porte garant de la conformité de l'acte (le chancelier ou un fonctionnaire de chancellerie) -des témoins privés

Cette liste nous permet de comprendre facilement que la situation de l'auteur dans un acte juridique est tout à fait différente de celle de l'auteur dans les ensembles discursifs évoqués par Foucault. A l'opposition simple:

présence du nom d'auteur v s absence du nom d'auteur

(écrit signé) vs (écrit anonyme)

se substitue un système de noms propres à l'intérieur duquel le nom de l'auteur ne désigne pas celui qui a composé l'acte, ni celui qui l'a écrit mais celui "au nom de" qui l'acte a été établi. Soit la différence suivante:

nom d'auteur vs nom de l'auteur

nom du créateur nom du créateur (écrits littéraires) (écrits professionnels)

^Diplomatique Médiévale. O. Guyotjeannin, J. Pycke et B.-M. Toek, Brepols, 1993.

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On peut dire que cette différence entre nom d'auteur, désignant l'auteur intellectuel de l'écrit, et nom de l'auteur, désignant celui qui donne à l'acte sa validité, résume, à la manière d'une énigme, la problématique de l'auteur dans le domaine des écrits professionnels.

Cette première étape nous amène à poser la question d'un point de vue sémantique. Nom de l'auteur et nom d'auteur désignent-ils des individus, dans les écrits juridiques et dans les écrits littéraires, selon les mêmes procédés?

2 Approche sémantique: à quoi renvoient les noms d'auteur? Les noms propres utilisés pour désigner l'auteur d'un texte littéraire peuvent être des noms fictifs: c'est le cas des pseudonymes (Ajar), des noms désignant en fait un collectif (Bourbaki). Par conséquent le nom d'auteur ne renvoie pas nécessairement à un individu réel.

En revanche, le nom de l'auteur d'un acte est toujours un personnage existant mais ce personnage possède des caractéristiques particulières: c'est un individu investi d'une autorité (le roi, le prince).

Ainsi, le nom de l'auteur ne renvoie pas seulement à l'individu, il renvoie aussi à la dignité dont il est paré. Le pouvoir de ce nom sera d'autant plus fort que la dignité de son possesseur sera élevée. Les actes établis au nom du roi, par exemple, sont considérés comme étant plus "efficaces" que ceux dressés au nom du prince ou de l'évêque.

Cette différence entre le nom d'auteur et le nom de l'auteur d'un acte se manifeste concrètement par un usage différencié des occurrences des noms propres. L'auteur d'un livre verra son nom imprimé sur la couverture ainsi qu'en page de garde, alors que l'auteur d'un acte verra son nom écrit une première fois au début de l'acte (on dit qu'il "intitule" l'acte) et une seconde fois à la fin de celui-ci sous la forme d'une signature ou d'un sceau (c'est la souscription qui valide l'acte).

Cette double présence du nom de l'auteur, en intitulation et en souscription, va évoluer à mesure que se développent les écritures administratives et surtout à mesure qu'évolue le statut des professionnels de l'écrit. L'instauration du notariat va, en effet, donner au rédacteur un pouvoir nouveau. Il n'est plus un simple technicien, il devient une personne publique créée par le roi ou l'empereur. La mention de son nom

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peut remplacer, par exemple, celle du nom du roi. Il est alors investi d'une dignité, celle de son office, qui fait de lui l'auteur de l'acte.

De plus, l'évolution matérielle des écrits officiels montre que la présence du nom de l'auteur de l'acte, à mesure que l'écrit imprimé envahira l'administration, sera bientôt lui aussi imprimé, et qu'on utilisera également des marques spécifiques, comme le timbre sec gravé dans le papier, ou l'en-tête officielle pour assurer la présence du nom de l'auteur de l'acte. Par conséquent, la prise en compte des écrits de chancelleries et plus largement des écrits juridiques et administratifs, met en évidence une théorie de l'auteur tout à fait différente de celle de l'auteur littéraire. Bien que ces deux traditions divergent fortement, il n'en reste pas moins, que toutes deux utilisent comme marque privilégiée le nom propre de l'auteur.

3 Approche pragmatique: la présence du nom de l'auteur a-t-elle les mêmes conséquences pour un texte littéraire et pour un écrit juridique ou professionnel?

Les juristes se plaisent à rappeler que le nom d'auteur fut à l'origine non pas un droit mais une obligation10. C'est pour parfaire la censure que l'on obligeait les auteurs à signer leurs oeuvres. Ils devenaient ainsi susceptibles d'être retrouvés et punis. La notion de droit d'auteur fut plus tardive. Elle témoigne d'une conception nouvelle du texte: il est désormais considéré comme un bien matériel, propriété de l'auteur. Le nom d'auteur fonctionne alors comme une sorte d'estampille sur un objet fabriqué. Les textes à auteurs relèvent, a partir de ce moment là, d 'ur système juridique nouveau.

D'après Foucault, le nom d'auteur est actuellement indissociable de toute production appartenant au champ littéraire. L'anonymat est perçu comme un mystère qu'il faut percer, il est devenu intolérable.

Dans le domaine juridique, le nom de l'auteur de l'acte, repété plusieurs

fois sur le document, classe celui-ci dans la catégorie des actes authentiques.

10S. de Fautrier-Travers, "Les enjeux du nom propre d'auteur dans la responsabilité auctoriale", in Nom Propre et Nomination. Actes du Colloque de Brest 21-24 Avril 1994. M. Noailly (ed.), publié avec le concours de TURA 1033 du CNRS, Toulouse, 1995.

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Il permet une sorte de transformation radicale de l'écrit. L'acte en effet crée un droit, c'est un titre faisant foi. Cependant si le nom de l'auteur n'était au départ ni plus ni moins que le nom de roi, du pape ou du prince, bientôt le nom de son représentant, le notaire royal par exemple, suffit. Cette évolution indique la caractère de plus en plus abstrait de la référence à la source du pouvoir. Les signes de l'officialité, comme le seing du notaire, le sceau de chancellerie, le timbre sec, imposent petit à petit une autre esthétique des formes du nom de l'auteur. Ainsi voit-on s'organiser une nouvelle mise en scène des marques caractéristiques des écrits juridiques. Comme on le sait, les contractants continuent de nos jours, de signer à la main les actes qu'ils passent. Cette opposition entre les marques officielles, pré-imprimées et les marques manuelles, les signatures, des individus qui s'engagent se retrouve dans de nombreux écrits d'entreprise. L'en-tête du papier porte le logo de l'organisation, le responsable de la redaction de l'acte signe, le "copiste" n'est pas mentionné ou très discrètement, par des initiales.

Ainsi pouvons-nous retrouver, mutatis mutandis, dans les écrits la structure complexe observée par les diplomatistes. Est-ce à dire qu'une entreprise, du point de vue de la fabrication des écrits se comporte comme plus comme une chancellerie que comme un cénacle littéraire? La jurisprudence en matière d'écrits de travail nous inciterait à répondre que oui, mais en partie seulement. En effet, lorsqu'un écrit entraîne un procès, les juges sont amenés à déterminer qui est responsable de la faute. C'est en général vers le responsable de l'entreprise, son Président Directeur Général, que l'on se tourne et vers le responsable du service où la faute à été commise. Ce qui revient à mettre en valeur celui qui, représentant l'entreprise, est désigné par le logo figurant sur l'acte. En bref, on se tourne vers l'auteur de "l'acte" et non vers l'auteur du texte.

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DEUXIEME PARTIE

LES ENQUETES DE TERRAIN

11.1 LE SERVICE DU COURRIER PRÉSIDENTIEL. Enquête sur la

construction d'un auteur : le Président de la République. ( B. Fraenkel).

11.2 LES ÉCRITS DE GESTION ET LEURS AUTEURS (S. Pêne)

113 L'ÉCRITURE DU JOURNAL DE BORD DANS LA MARINE MARCHANDE: RAPPORTS DE MER ET JOURNAL DE PASSERELLE. (P. Delcambre)

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"RÉPONDRE À TOUS", ENQUETE SUR LE SERVICE DU COURRIER PRÉSIDENTIEL. B. Fraenkel.

Le peint de départ factuel de notre enquête est la rencontre en 1992 avec une rédactrice du courrier présidentiel. La description qu'elle nous en fît attira notre attention sur ce qu'il convient peut être de nommer un phénomène de communication. Plusieurs journaux s'étaient intéressés au service du courrier de François Mitterand et à ses étonnantes performances. Comme devait nous l'apprendre plus tard, au cours de notre enquête, son chef Mr Bronner1, le service peut s'enorgueillir de trois performances rares dans les administrations : la vitesse des réponses aux correspondants, la réponse à tous les correspondants, enfin la réponse spécialisée, adaptée à chacun. Ajoutons deux données quantitatives : le service recevait, au moment de notre enquête (avril 1995) et depuis sa mise en place en 1983, une moyenne de 1000 lettres par jour, et employait une centaine d'agents. L'enquête que nous avons menée dans le service du courrier présidentiel a été trop brève à notre goût mais les circonstances nous ont obligés à limiter le recueil de données. En avril 1995, les cartons d'archives encombraient les couloirs : Nous étions en pleine période de transition. F. Mitterand se retirait pour laisser place à son successeur. Si nous avons pu nous entretenir avec huit des trente rédacteurs du service, échantillon qui nous a semblé satisfaisant, l'accès aux lettres elles mêmes n'a été possible que sur place. Pour constituer un véritable corpus et obtenir les autorisations nécessaires à son exploitation il eut fallut des mois. Nous espérons toutefois prolonger cette première enquête auprès du service actuel.

Le propos de ce texte n'est pas de tirer les conclusions théoriques de l'enquête, tâche souhaitable mais prématurée. Nous souhaitons avant tout présenter le terrain et indiquer les questions majeures posées par un premier dépouillement des données. Le cadre théorique dans lequel s'inscrit cette étude est multiple. Sans entrer dans l'explicitation précise de notre problématique, nous nous contenterons pour l'heure d'indiquer aux lecteurs les points d'appui principaux qui ont

1 Qu'il soit ici remercié pour son accueil aimable, pour nous avoir permis d'enquêter en toute liberté auprès des rédacteurs, enfin pour le temps qu'il a bien voulu consacrer à répondre à nos nombreuses questions.

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guidé notre analyse et parfois nos interpretations. Trois domaines de recherche sont concernés à titre central ou périphérique. 1. Nous ne pouvions ignorer en nous engageant sur le terrain du courrier les nombreux travaux, récents pour la plupart, sur la correspondance2. Notre étude en a bénéficié mais indirectement car notre terrain d'investigation propose un cas de figure à la limite du domaine couvert par ces recherches. La correspondance privée qui s'établit entre un Président et un particulier occupe une place 1 part dans "l'ordre paradoxal"3 mis en évidence par de nombreux chercheurs. Certes la correspondance permet de construire "un lien social à partir d'un geste subjectif et singulier" mais dans le cas qui nous occupe ce lien pose problème. De même on souscrit tout à fait à l'idée que correspondre est "le plus public des actes privés"4, mais ce couple notionnel privé/public est pourvu d'autres significations dans le milieu professionnel qui nous interesse, pour nos informateurs appartenant tous au service public, et traitant la correspondance privée du Chef de l'Etat.

2. Le deuxième point d'ancrage de notre étude et qui la determine en grande partie, notamment du point de vue méthodologique, est celui du GDR "Langage et Travail", réseau de chercheurs développant des études de terrain en milieu professionnel. L'enquête prolonge des travaux plus anciens5 menés dans des lieux de travail diversifiés tel que l'hôpital ou l'usine.

3. Enfin, à l'occasion d'un appel d'offres de la Direction du Patrimoine, nous avons constitué un groupe de travail autour de la "question de l'auteur et l'identité professionnelle"6. L'enquête sur le courrier présidentiel est orientée par le travail théorique réalisé dans ce groupe.

2Notamment La correspondance, les usages de la lettre au XlXè siècle. R. Chartier (dir.), Paris, Fayard, 1991. 3 R. Chartier et J. Hébrard, "Entre public et privé: la correspondance, une écriture ordinaire", in idem, p456. 4cf. C. Chotard-Lioret, "Correspondre en 1900. Le plus public des actes privés ou la manière de gérer un réseau de parenté", Ethnologie Française XV. 1985, 1. 5B. Fraenkel, "Enquête sur les pratiques d'écriture en usine", in Illettrismes. Variations historiques et anthropologiques. B. Fraenkel (dir.), B.P.I., Centre Georges Pompidou, 1993; idem, "Le style abrégé des écrits de travail", in Cahiers du Français Contemporain. F. Lapeyre (ed.), E.N.S. Fontenay St Cloud, Décembre 1994; idem, "La traçabilité, une fonction caractéristique des écrits de travail", in Connexions n°65.1995. 6J. Boutet, P. Delcambre, B. Fraenkel, S. Pêne, Enquête en milieu de travail: la question de l'auteur et l'identité professionnelle. Rapport de recherche intermédiaire, Appel d'offres 1993 "Ecritures ordinaires, Traces et façons de

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Toute enquête en milieu de travail se doit de préciser la nature du cadre dans lequel travaillent les agents, le type d'activités qu'ils effectuent, le but poursuivi, les pratiques réelles des agents en situation de travail etc. Nous avons retenu pour le présent article les questions de base suivantes: Qu'est ce que le service du courrier présidentiel? Quelle est sa nature, sa mission? Que font les agents du service? Qu'en pensent-ils? Quelle est la place du Président de la République dans les pratiques d'écriture des rédacteurs?

I La nature du service

1 Fondements historiques d'un phénomène. Le courrier présidentiel : un habitus?

Le service du courrier présidentiel s'inscrit dans la tradition fort longue de la communication épistolaire entre le princeps et ses administrés. Si l'on prend acte des travaux actuels des juristes évoquant "la romanité de l'État moderne" il apparaît que l'héritage des pratiques épistolaires administratives est une des formes de la continuité de l'état. Plusieurs points demandent a être précisés dans le cadre de cette étude sur le courrier présidentiel : quels sont les précédents historiques de ce type de communication? Qu'en est-il de l'usage de l'écriture par les particuliers pour s'adresser au Prince? Qu'en est-il de l'usage de l'écrit par le Prince pour répondre à ses sujets? Quel est et quel a été le statut de ces réponses écrites à l'intérieur du système des écrits de l'administration étatique? Écrire aujourd'hui au Président de la République est un geste qui fait entrer en résonance avec des foules d'ancêtres scripteurs le citoyen contemporain. Cette situation de communication parfaitement dissymétrique nous renvoie à un schéma déjà rodé par des siècles d'échanges épistolaires, car si les romains assaillent l'empereur de missives, les rois de France et les papes ne sont pas en reste. Les lettres reçues à la cour ont dû se compter par "vingtaine de milliers"7; tous les jours de nombreux suppliants, pétition à la main, tentent d'approcher le roi. Pour faire face, un auditoire des requêtes est crée, et en 1247 on organise le recueil des doléances dans tout le royaume.

faire", Direction du Patrimoine, Mission du Patrimoine ethnologique, Paris, Janvier 1996. 7Ch.-V. Langlois, "Lettres missives, suppliques, pétitions, doléances", in Histoire littéraire de la France. 36,1927.

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A cette tradition de la requête personnelle écrite correspond celle de la réponse individuelle du souverain. Les empereurs romains entretiennent un secrétariat spécialisé dans cette tâche8 le secrétariat a libellis.9

En France, à l'époque médiévale, on s'est interrogé sur l'attitude à tenir face aux sollicitations épistolaires des sujets du royaume. La question est déjà évoquée dans le roman de Sidrac10: "Doit li rois respondre a toutes les lettres que l'en li mande?" La réponse n'est pas claire mais il est conseillé au roi de se faire lire les requête puis d'inscrire à même le document ("à l'envers de la charte meismes") sa réponse. Il honorera ainsi non seulement le requérrant mais aussi tout son lignage.

L'échange de lettres se limite bien souvent au renvoi de la demande portant l'accord écrit de la main du roi. Le statut de ces réponses impériales ou royales est variable. A Rome11 les "rescrits" sont les réponses de l'empereur aux requêtes introduites par les particuliers. Les rescrits ne sont pendant longtemps qu'un élément, relativement secondaire, du système des écrits impériaux avec les décrets, les édits et les mandats. Ils vont, à partir du règne d'Hadrien connaître un age d'or et deviennent l'expression judiciaire de l'absolutisme monarchique. C'est en effet par ces lettres adressées aux particuliers que l'empereur va modifier les normes juridiques en vigueur. Les "rescrits" auront bientôt force de loi, leur codification progressive sous les Sévères prépare la grande oeuvre de Justinien, le Corpus Iuris Civilis.

L'empereur, par ces missives, contrôle les activités des juges et des magistrats.

La chancellerie royale française distingue en principe actes et lettres. L'acte au sens strict "confirme ou crée une action ou une situation juridique, c'est

8F. Millar, The Emperor in the Roman World. Londres, 1977; pour une description du secrétariat impérial cf. J.L Mourgues, "les formules "rescripsi" . "recognovi". et les étapes de la rédaction des souscriptions impériales sous le Haut-Empire romain", in MEFRA, 1995, I 9Le secrétariat a libellis rédige également les actes de chancelleries. 1 0 Sidrac conseille ainsi le roi: "Se ton homme te requiert aucune requeste tu dois fere les lettres lire devant ton grand baillis. Et à celui à qui tu voudras faire merci ou aucun bien, fait li escrire a l'envers de la charte meismes; et ce li sera grant honnour et grant pris a tout le lignage après lui car il monstreront leur requeste et la bonne response tout ensemble" Roman de Sidrac. Bibliothèque de Rennes n°593, Fol 416 q.730. 1 ij.-P. Coriat, "Technique législative et système de gouvernement à la fin du principat: la romanité de l'État moderne", in Cahiers du Centre Glotz I. Du pouvoir dans l'antiquité: mots et réalités. Cl. Nicolet ed., 1990 ; idem, "La technique du rescrit à la fin du principat", Studia et Documenta Historiae et Iuris. 51, Rome, Pontifica universitas Lateranensis, 1985.

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un titre faisant foi"; la lettre sert à correspondre avec un destinataire précis, à le saluer ou lui donner des nouvelles. Mais "si son auteur est doué d'une autorité elle peut transmettre un ordre, notifier une nouvelle situation juridique"12. Ainsi à coté des nombreuses "lettres patentes" établies par la chancellerie, les "lettres closes" sont expédiées sans son intervention. Elles émanent directement du souverain, et sont réservées à la correspondance confidentielle et privée. Elles sont caractérisées par la formule "De par le Roy" inscrite en vedette au début de la lettre. Au XlVème siècle elles sont signées de la main du roi ou d'un secrétaire autorisé. Le phénomène de montée en puissance des lettres émanant directement du roi au détriment des actes passés régulièrement en chancellerie, déjà évoqué pour les empereurs romains, est attesté dans la France monarchique13. L'absolutisme s'accompagnera du développement du pouvoir des lettres privées14 dont les fameuses "lettres de cachet" sont emblématiques.

Ce survol historique superficiel nous permet d'esquisser le contexte dans lequel a pris place, s'est développé et a survécu jusqu'à nous ce que l'on pourrait considérer comme un habitus bureaucratique. Il va de soi qu'en régime républicain, le statut du courrier présidentiel, son inefficacité juridique notamment, est sans rapport avec l'évidente performativité des resents impériaux ou des lettres missives royales. Dès lors nous pouvons aborder l'étude du service du courrier présidentiel tel que nous l'avons observé en avril 1995, en gardant en mémoire cette question en forme d'énigme : comment comprendre l'importance, en régime républicain, d 'un tel service, alors que le Président de la République n'a aucun pouvoir personnel, ne dispose d'aucun moyen pour donner satisfaction aux requêtes de ses sujets?

2 Le développement exceptionnel du service du courrier présidentiel à partir de 1981.

Du point de vue des rédacteurs les plus anciens il y a sans conteste un avant et un après Miterrand. De Gaulle, comme Pompidou, recevait un courrier

12 cf. O. Guyotjeannin, J. Pycke et B.-M. Tock, Diplomatique Médiévale. L'atelier du médiéviste 2, Brepols, Turnhout, 1993, p.104 *3 G. Tessier, Diplomatique royale française. Picard, 1962. 1 4 Sur les lettres de rémission on consultera: N. Z. Davis, Pour sauver sa vie. Le récit des pardons au XVIème siècle. Paris, 1988 tr. fr. (1987)

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réduit, traité par le secrétariat du Président. "Il ne s'agissait pas d'un service du courrier, mais du secrétariat particulier du Président de la République qui comprenait une petite dizaine de personnes". De mémoire de rédacteurs on se souvient qu'à cette époque "antédiluvienne" il y avait des "lecteurs" et des "lectrices", mais pas de "rédacteurs". On lisait le courrier mais personne ne sait plus si on répondait, à qui et comment. Avec Giscard d'Estaing le service se développe: on répond plus mais il s'agit toujours d'un secrétariat particulier à effectif réduit. A partir de 1981 tout change. Deux causes principales sont attribuées à ce bouleversement: l'augmentation remarquable du nombre de lettres adressées à François Mitterand et l'informatisation du service à partir de 1983 qui va permettre le développement de ses capacités techniques. Les conséquences de ce changement vont se traduire par des transformations institutionnelles: ce ne sont plus les membres du secrétariat particulier du Président qui traiteront le courrier mais les agents détachés au service du courrier. Les activités ne sont plus situées à l'Elysée, au "Palais", mais de l'autre coté de la Seine dans des locaux affectés au nouveau service dont les effectifs vont croître rapidement. On peut souligner la caractère paradoxal de ces changements de cadre : à partir de 1981, les rédacteurs s'éloignent du Président, aussi bien matériellement qu'affectivement. Le secrétariat particulier était en effet auparavant composé d'un petit nombre de "personnes qui avaient un lien réel avec le Président... Dans ce type de secrétariat le Président mettait des personnes qu'il connaissait ou qui avaient un lien avec le Président". Le courrier était alors traité par les proches. Avec Mitterand, les personnels affectés au courrier seront progressivement reciutés par les voies administratives habituelles, l'affichage du poste. Or, et c'est là le paradoxe, cet éloignement correspond au souci affiché par F. Mitterand de mieux répondre aux Français, de renforcer le lien qui l'unissait à ses compatriotes. Ce mouvement contradictoire d'éloignement réel en vue d'organiser un rapprochement annonce l'un des problèmes importants du service, celui de sa proximité avec le Président dont il n'est à priori qu'un intermédiaire.

3 L'injonction fondatrice

Le service du courrier possède une sorte de récit d'origine : C'est François Mitterand lui même qui aurait demandé aux Français de lui écrire. Tous les rédacteurs s'accordent sur ce point. Le Président pourrait ainsi être à l'origine de l'afflux de courrier qui s'est abattu sur l'Elysée dès les débuts du

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premier septennat. Cependant si l'on cherche à dater précisément cette demande initiale et à obtenir le texte fondateur, force est de constater que plusieurs versions apparaissent. "Il l'a dit à plusieurs reprises dans des interviews à la télévision "écrivez-moi si vous avez des problèmes, je vous répondrai", il l'a dit à plusieurs reprises tout au début de son septennat, je dirai entre 81 et 85, moi je suis arrivé en 86 et dans certains interviews il disait aux gens: "si vous avez un problème, écrivez-moi, n'hésitez pas à m'écrire, je suis le Président des Français"". Le dossier de presse est encore plus troublant. Certains journalistes attribuent à P. Mauroy l'idée d'inciter les Français à lui écrire, F. Mitterand n'aurait fait que suivre. Pire, un article du journal Libération15 rapporte cette déclaration attribuée au président devant son conseiller venu lui apporter l'analyse du volumineux courrier envoyé par les Français au chef de l'Etat: " Qu'est-ce que c'est que ça, moi je n'ai jamais écrit de ma vie au président de la République". Comme dans toute remontées aux sources réelles d'une fondation, le chercheur est vite confronté à des "chemins qui bifurquent". D'après les données qui ont été mises à notre disposition, l'injonction fondatrice pourrait bien être ce modeste fragment d' intervention du Président de la République au Journal d'Antenne 2 Midi, le 2 Janvier 1982, quelques mois seulement après l'élection:

"Ce que j'aimerais, c'est que les téléspectateurs, les Français réagissent eux-

mêmes. Au fond j'aimerais qu'ils me posent des questions. Je ne me plains

pas de vous: vous êtes des interprètes naturels de l'opinion. Mais si eux-

mêmes, sans médiateur, sans interprète me disaient comme l'a fait tout a

l'heure ce jeune chômeur de 30 ans: "Voilà ce dont je me plains et voila ce

que j'espère et je vous demande a vous Président de la République, de me

dire comment faire!"', eh bien, j'essaierais de leur répondre et, de ce point de

vue, je demanderai aux médias, s'il le faut, d'inventer des techniques qui

me permettront d'apporter la réponse".16

Le texte pourrait faire l'objet de nombreux commentaires. Retenons pour notre propos les termes du "contrat de communication" proposé par le président à ses sujets. Le type d'interaction est d'emblée défini: les Français poseront des questions, le Président "essaiera d'y répondre". L'échange

15 E. Dupin, "M. Le Président, je vous fait une lettre...", in Libération du 12 mars 1991. 1 6 "Intervention de M. François Mitterand, président de la République Française, au cours du Journal d'Antenne 2 Midi, Latché, le dimanche 2 Janvier 1983, 12h 45", Service de Presse, Présidence de la République.

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question / réponse ainsi déterminé se présente comme un échange à deux tours, dont la clôture est le fait du Président. Il aura le dernier mot. Une autre caractéristique s'y ajoute concernant la nature de la question : les Français devront privilégier les questions du type: "Comment faire?", non pas "que faire?", encore moins "pourquoi faire?" ou "à quoi bon faire?". En suggérant le registre du "comment faire" le président se pose en détenteur de savoir faire et élimine d'emblée le registre du pouvoir faire. Il se situe comme concilier avisé face à des plaignants certes désemparés mais qui espèrent. Il s'agit moins de redonner l'espoir aux Français en difficulté que de leur proposer des méthodes d'action. Le thème de l'échange est donc défini: parler de l'agir et de ses moyens. La question se pose de savoir si les lettres traitées par le service du courrier correspondent bien au contrat de communication proposé par F. Mitterand. Si celles qui sont d'une autre nature sont traitées ou non. Les correspondants ont ils acceptés le contrat proposés? Il importe aussi de savoir si les rédacteurs définissent la situation de communication de la même façon que le Président, s'ils ont les moyens de sortir du registre préétablit du "comment faire?", s'ils ont les moyens d'interpréter les questions de façon à les faire rentrer dans cette catégorie somme toute assez restreinte..

On peut aussi relever dans la déclaration de janvier 82 le souhait d'une communication avec les Français qui serait "sans médiateur" et "sans interprète". Une communication directe qui n'est pas sans évoquer le rêve d'une démocratie directe. Là encore le défi est réel pour le service du courrier: les agents ne doivent pas, comme les journalistes, s'interposer entre les citoyens et leur Président. Ils doivent rendre possible l'interaction duelle sans y prendre part us doivent rester en dehors de l'échange tout en l'organisant. Cette contrainte, comme on peut s'y attendre, va créer une ambigu! té sur le statut même des rédacteurs et sur la nature du service du courrier.

4 L'afflux du courrier : une énigme

Sur les mille lettres reçues chaque jour au service du courrier17, deux tiers sont des "requêtes", un tiers des "critiques et opinions" pour reprendre la classification adoptée par les agents.

17 A. Venard-Savatosky, "Lettres au Président de la République", in ; cf également l'analyse plus restreinte de V. Delamourd, "Monsieur le Président".

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L'augmentation considérable du volume de lettres adressées au Président à partir de 1981 demeure une énigme. Les rédacteurs ont chacun leur idée sur cette question mais restent prudents. Pour certains l'explication est avant tout politique: Président socialiste, F. Mitterand représentait une certaine conception de la politique en rupture avec son prédécesseur considéré comme plus distant. Ce trait se combine toutefois avec l'idée que bon nombre de Français imagine que le Président va pouvoir résoudre leur problème: "c'est encore cette vision monarchique des choses" estime un rédacteur. On serait tenté d'identifier la figure ancienne du bon empereur ou du bon roi, et plus souterrainement du bon père, accessible à ses sujets, n'hésitant pas à passer par dessus les rouages administratifs pour répondre à leurs demandes. L'afflux du courrier selon cette approche politique serait la conséquence d'un malentendu: le Président offrirait des conseils à des sujets qui rêvent de passe droit. A moins qu'une dimension plus affective, plus irrationnelle encore commande les coeurs des épistoliers: "Depuis 93, explique un adjoint du chargé de mission, la situation n'est plus la même, on vit en cohabitation, eh bien malgré cela le flux du courrier adressé au Président n'a pas diminué. On aurait pu croire que le basculement des centres de décision aurait eu une incidence réelle sur le flux du courrier, eh bien ça n'a pas été le cas. Les gens ont continué à s'adresser au Président. Alors qu'est ce que ça signifie? On peut en tirer deux analyses: soit que les gens n'ont pas réalisé ce qui s'était passé d'une manière institutionnelle, ce dont je doute, ou au contraire que les gens sont tellement attachés je crois à la personne du Président qu'ils se sont dit : malgré cette situation on va continuer à s'adresser à lui, car il pourra..."

Derrière cette quasi dévotion d'autres repèrent le signe d'un profonde désorientation. "Au début, rapporte une rédactrice, je me suis posée la question: Pourquoi les gens s'adressent-ils ici? en fait on se rend compte qu'ils ne savent pas où s'adresser".

Les rédacteurs, dans leur ensemble, attribuent en dernier ressort à F. Mitterand lui même l'afflux du courrier. C'est en réponse à ses injonctions répétées que les français ont écrit, puis ont fini par en prendre l'habitude. "C'est devenu une démarche normale".

les formes de justification de l'état de chômeur. DEA de Sociologie, EHESS, Paris, 1988

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5 Puissance et impuissance du service

Nos informateurs sont en majorité des fonctionnaires chevronnés. Chacun à son niveau possède un solide expérience des dossiers, des administrations, de l'écrit bureaucrate. Ils reconnaissent tous les performances du service et sont assez fiers de son exceptionnelle technicité. Les reproches habituellement adressés aux administrations sont, ici, vains: le service fonctionne vite et bien. Cette sensation d'appartenir à un ensemble de haute qualité se double d'un sentiment de proximité du plus haut personnage de l'état qui valorise l'activité des agents. Il y a pourtant un problème souvent évoqué, central, qui constitue le point aveugle de l'organisation : le service du courrier, contrairement aux services administratifs habituels, n'a aucun pouvoir parce que la Présidence elle même n'en n'a aucun. Cette impuissance du service se traduit par la formule : "le service ne traite pas sur le fond" qui revient comme un leitmotive dans le discours des agents. Les services d'un Président de la République ne sont pas des services administratifs, c'est à dire des services capables de prendre des décisions. Cette situation paradoxale de proximité du plus haut personnage de l'État et d'incapacité à agir se traduit par une ambiance particulière, faite d'isolement et de calme : "C'est le silence et le recueillement. C'est la première chose qui est un peu surprenante quand on arrive dans ce genre de service. Avant je gérais des administrateurs et j'avais vraiment tout le temps le téléphone qui sonnait on se demandait ce qu'il y allait nous tomber comme catastrophe. Ici c'est le silence le plus complet. Il n'y a pas de vie avec l'extérieur au niveau professionnel."(chef d'unité).

L'impuissance du service du courrier le rapproche du statut d'un secrétariat privé. Mais, comme l'analyse finement son chef, l'activité même du service est en porte à faux avec cette assimilation. Lorsque le service répond à un correspondant il lui envoie une lettre ainsi présentée : "en haut c'est: "Présidence de la République" et en bas on s'attend à trouver François Mitterrand comme signature. Pas du tout, on voit si c'est moi qui signe : "François Bronner, chef du Service du Courrier général des élus associations". Alors en haut il y a le Président de la République et en bas c'est un autre qui signe. Et il n'est pas marqué "par délégation", il n' y a pas cette formule juridique...11 n'y a aucune relation juridique. Il s'agit du

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courrier personnel adressé au Président de la Republique. Le Président procède comme il l'entend..." (chef du service). Malgré l'absence de lien juridique, les rédacteurs répondent "au nom de" François Miterrand. La description des activités des agents devrait nous permettre d'éclaircir ce point: par quels artifices s'expriment le lien existant entre les rédacteurs et le Président pour que celui qui reçoit la lettre puisse la considérer comme une réponse autorisée?

Il convient de prendre la mesure ces particularités : à la puissance technique du système correspond son impuissance sur le fond. Cette situation paradoxale est source de souffrance, de "frustration", parfois presque de culpabilité pour les agents. Pour un observateur cette découverte entraîne toute une série de questions qui peuvent se résumer à celle-ci : Que fait-on exactement au service du courrier si par définition on ne peut rien faire? Que signifie véritablement "répondre" aux lettres des correspondants? S'il est absolument certain que le service ne peut rien faire, peut-on pour autant affirmer que les activités du service sont sans effets?

6 La véritable mission du service, le pouvoir de l'écrit

Certains rédacteurs estiment qu'au delà des objectifs techniques, le service remplit une "autre" mission, la véritable mission du service. Ce point de vue est essentiel pour comprendre l'activité des agents, mais aussi pour évaluer, au delà des effets palpables, les retombées de cette communication épistolaire particulière. Différents ordres de réalité sont invoqués: l'ordre symbolique, l'ordre discursif, l'ordre bureaucratique.

Les agents qui occupent une position hiérarchique supérieure, ont une conception politique de la mission véritable du service. Le Président a voulu développer le lien qui l'unit aux Français et le rationaliser. Il est vrai qu'en adressant à la Nation son "Écrivez-moi!", il a sollicité chaque français individuellement en les incitant à accomplir un geste singulier : lui adresser une lettre. La lettre est ici parfaitement utilisée dans ses capacités de créer un lien personnel à distance. "Entretenir une relation privilégiée avec ses compatriotes" telle pourrait être, selon un chef d'unité, le slogan explicatif. Pour d'autres, la mission du service se confond avec la mission qu'ils pensent remplir quotidiennement: -essayer de résoudre les difficultés auxquelles les gens sont confrontés, -essayer "que les gens obtiennent ce qu'ils demandent", mais aussi -expliquer ce que fait le Président.

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A un niveau théorique, c'est le problème général de Vagir scriptural" qui se pose, qu'on le considère - du point de vue de la communication épistolaire: existe-t-il une action particulière inhérente à cette communication, - du point de vue du contenu des échanges: comment les lettres de réponse elles mêmes peuvent-elles avoir des effets, ou encore - du point de vue de l'organisation particulière qui sert de cadre à ces échanges: qu'en est-il des lettres du courrier présidentiel à l'intérieur de l'appareil bureaucratique? Les rédacteurs, experts dans la science bureaucratique, sont tout à la fois les acteurs du système et les détenteurs du savoir sur la nature particulière des écrits qu'il engendre. C'est pourquoi nous avons jugé indispensable de les interroger sur leurs activités en partant du principe que les termes familiers tels que "lire", "répondre", "trier" "comprendre" résonnaient pour eux d'une façon spécifique.

II L'activité du service

L'activité du service est entièrement tournée vers les objectifs techniques du traitement de toutes les lettres, rapidement et de façon spécialisée.

Pour atteindre cet objectif le service a été informatisé en 1983 et organisé en unités différenciées. Il se compose de 8 "unités de travail": 6 d'entre elles traitent les requêtes adressées au Président, une, désignée par le sigle d'"UT8" traite du courrier d'opinion (critiques et suggestions), enfin une dernière traite le courrier émanant des associations et des élus.

Selon l'organigramme idéal du service, chaque unité de travail comporte un chef d'unité, quatre rédacteurs et quatre secrétaires. Le chef de mission qui supervise l'ensemble est assisté de deux adjoints. On estimait, au moment de l'enquête, à une trentaine le nombre de rédacteurs employés. Les activité principales des rédacteurs peuvent se résumer à une liste de cinq actions: 1.Trier, classer 2.Lire 3.Repondre 4.Transmettre 5. Contrôler

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1 Trier, classer, répartir

Tous les matins le service reçoit les sacs postaux par camion. Dès l'arrivée le courrier est reparti par origine géographique, le cachet de la poste servant d'indice. En fait, avant d'être véritablement "traité" le courrier subira un certain nombre de tri. La catégorie du "tous" si importante dans la devise emblématique du service "répondre à tous", ne saurait exister dans l'ordre proprement bureaucratique. On le sait depuis le rappel des pratiques d'écriture les plus anciennes judicieusement fait par J. Goody. Les scribes enregistrent, listent, trient et classent. L'ordre graphique permet la constitution d'une raison fortement adossée à un art de la division et subdivision en catégories. Les origines matérielles (mettre en tas) d'activités plus abstraites, (classer, catégoriser) sont toujours repérables dans les bureaux18. Au courrier présidentiel, tout commence par une série de tris. Ce qui est trié, au delà des lettres, ce sont en fait les individus qui les envoient et par conséquent les individus qui les traiteront. On constitue ainsi des couples "scripteurs-rédacteurs" correspondants à divers critères.

A la mise en tas par origine géographique succède une lecture rapide mais essentielle dans l'organisation du service, puisqu'elle permet de classer toutes les lettres en deux catégories: d'une part les requêtes, catégorie la plus fournie et d'autre part les "critiques et suggestions" c'est à dire le courrier d'opinion traité par une unité différente, UP8.

Chaque chef d'unité procède ensuite à un troisième tri destiné à écarter un certain nombre de lettres: 5% des lettres resteront sans réponses ou seront traitées par les conseillers de Président, ce dernier courrier est appelé "courrier réservé". Les lettres sans réponses émanent de "timbrés", de malades qui écrivent tout les jours -les "abusifs", de scripteurs injurieux19

ou incompréhensibles. Le tri du "courrier réservé" est de loin le plus délicat: "il faut savoir que tout le courrier qui est adressé au Président de la République, même d'ordre

1 8 Peu d'enquêtes minutieuses existent sur les pratiques de tri. On consultera l'étude de C. Fischler et S. Lahlou, Dossiers, files d'attente et corbeilles. La digestion quotidienne de l'information dans les bureaux. Direction des Études et Recherches EDF, Clamait, 1985. 1 9 L'agressivité épistolaire est elle aussi fort ancienne cf. J. Hoareau-Dodinau, "Les injures au roi dans les lettres de rémission", in La Faute, la Répression et le Pardon, Actes du 107ème Congrès national des sociétés savantes. Brest, 1982, Paris, 1984.

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privé, parvient ici, même le courrier de la rue de Bièvre revient ici. Le courrier de Latché revient ici. Donc il faut détecter dans ce couirier toutes les correspondances qui ont un caractère à la fois personnel, mais vraiment personnel, toutes les correspondances qui ont un caractère sensible soit par la nature du signataire, de la personnalité, soit compte tenu de la nature même de l'affaire, c'est souvent des affaires médiatisées, des dossiers brûlants comme on dit." La lettre, comme en témoignent les différents cribles auxquels elle passe, est pensée à partir d'une double grille: -une grille de catégories sociales, c'est la dignité de l'émetteur qui est évalué20, -une grille grossière d'actes de langage, qui oppose la demande à un ensemble d'actes tels que la critique, l'approbation, les félicitations, les protestations etc. Un tel tri n'a de sens que si on le situe à l'intérieur du système de traitement, c'est à dire comme une réponse anticipée. Le tri n'est qu'une préparation à la distribution des lettres dans des sites différents, chaque site correspondant à des capacités de réponses différentes, à des ressources techniques et humaines spécifiques. Il existe une hiérarchie des sites: les conseillers du Président qui résident au "Palais" en occupent le haut, puis l'unité UP8 qui reçoit le courrier d'opinion et enfin les 6 unités traitant les requêtes, l'unité réservée au courrier parisien se détachant un peu au dessus des autres.

Un rédacteur commence toujours sa carrière dans une unité quelconque des requêtes, passe éventuellement par UP6 (Paris), enfin intègre parfois UP8, terme du parcours interne au service. La topographie suggérée par le tri laisse entrevoir l'importance dans le service d'un ordre social contraire à l'idée d'une communication directe, sans médiateur et sans interprète. Répondre à tous suppose bien au contraire de distinguer soigneusement entre les médiateurs possibles et les interprètes. Les rédacteurs eux mêmes sont triés selon cet ordre, leur possibilité de mobilité à l'intérieur du service dépendant de leur "dignité" administrative et de l'étendue de leur compétences : entre répondre "au tout venant" des requêtes et répondre aux mécontents du courrier d'opinion, les savoirs et les savoir faire nécessaires ne sont pas les mêmes. Enfin, si l'on suit jusqu'au bout les conséquences du tri, force est de constater que les réponses

2 0 Sur la "technique épistolaire comme instrument social et sociologique" cf. A. Boureau, "La norme épistolaire, une invention médiévale", in La correspondance, les usages de la lettre au XlXè siècle. R. Chattier (dir.), Paris, Fayard, 1991.

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que recevront les français bien que toutes rédigées "au nom de" François Mitterand n'impliqueront pas le même type de référence au Président. Leur source commune c'est avant tout le lieu de leur émission, mais au delà de ce point d'ancrage, on peut s'interroger sur leur auteur. Qui répond aux Français? voici une question à garder en mémoire.

2 Lire

A la lecture rapide qui permet de repartir les lettres en requêtes et en courrier d'opinion, succède la lecture plus lente effectuée par chaque rédacteur.

La lecture est considérée comme la base du travail de rédacteur : "ça permet de situer le correspondant, de comprendre exactement ce qu'il veut vous dire et puis de savoir comment on va répondre". En fait la lecture est une activité complexe dans le service du courrier car le rédacteur doit effectuer, tout en lisant, plusieurs activités de niveaux différents. Il faut premièrement "comprendre une lettre" c'est à dire pouvoir répondre à la question : "Qu'est ce qu'il veut?". En effet chaque lettre fait l'objet d'une synthèse écrite qui résume en quelques mots la demande. Par conséquent la lecture est tout d'abord une interprétation sélective21. Or, de nombreux correspondants se noient dans les détails. Les affaires de justice semblent particulièrement difficiles à comprendre : des informations essentielles comme le fait de savoir s'il y a eu jugement ou non, manquent ou sont ambiguës. Ce premier niveau de lecture est entièrement commandé par la préparation mentale de la synthèse, il suppose, chez le rédacteur, une compétence précise qui s'affine avec l'expérience. Une rédactrice des requêtes raconte ainsi son apprentissage: "au début on lit tout, on ne sait pas ce qui va être important, puis au fil des années on se rend compte un petit peu qu'on a des lettres-types même des requérants, c'est à dire qu'avant d'avoir tourné la page je sais ce qu'on va me demander. Même si on met beaucoup d'emphase, beaucoup de détail je sais à quoi on va arriver, parfois même je devine ce qu'on va me demander".

Tout le monde n'est pas capable d'une lecture d'écrémage aussi performante. Certains rédacteurs échouent à "accrocher l'information

2 1 Nous suivons sur ce point et sur bien d'autres les conclusions de la recherche menée par A. Borzeix, S. Fischer, M. de Fornel, M. Lacoste, Les lettres de réclamation. Les relations épistolaires entre usagers et Administration du Service Public. Compte rendu de fin d'étude, EHESS, Centre de Linguistique Théorique, Paris, Juillet 1992

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importante", ils délayent leur synthèse à l'image des lettres trop détaillées. On évoque aussi le cas de ces rédacteurs qu'on n'a pu garder dans le service "car ils prenaient trop à coeur les affaires des correspondants". Trop intéressés par la "personne" ils perdaient de vue la synthèse à faire, la réponse à choisir. Trop sensibles, ils étaient affectés par les souffrances des uns et des autres, d'une certaine façon il n'arrivaient pas à pratiquer l'écrémage souhaitée, à "se blinder". Il y a un deuxième ni.eau de lecture qui consiste à préparer en lisant la réponse à faire. Or, cette activité ne se résume pas à la composition d'une lettre de réponse: Pour la majorité des rédacteurs, répondre c'est aussi transmettre la demande du correspondant.

Un rédacteur propose la description suivante de ce mixage d'activités cognitives : "Je lis la lettre pour savoir ce que me demande cette personne. Puisque moi je ne peux pas l'aider directement qui peut l'aider? Comment faire pour attirer son attention sur ce cas-là?". Il s'agit de choisir parmi les diverses possibilités de transmission la meilleure, savoir par conséquent où envoyer la requête, mais il s'agit aussi de présenter au mieux le cas, de trouver la bonne stratégie pour qu'il soit pris en considération. La lecture apparaît donc comme une activité coûteuse d'un point de vue cognitif. Le rédacteur mène de front plusieurs tâches mobilisant pour chacune d'elles des savoirs et des savoir faire différents. Par exemple, la capacité à choisir judicieusement à qui transmettre une requête suppose une bonne connaissance des administrations, des ministères, de leurs attributions. "On traite de tout" confiait une rédactrice des requêtes. Le savoir d'un seul souvent ne suffit pas. Très vite les compétences des uns et des autres sont recensées. C'est finalement l'appareil d'état tout entier qu'il serait souhaitable de connaître. La lecture de ce point de vue s'effectue toujours sur un fond d'incertitude.

La lecture, si elle n'est pas toute la réponse, appartient complètement à la phase de son élaboration. Il y a ici un modèle de lecture-écriture typique des pratiques de travail qui met à mal les traditionnelles frontières que l'on place entre ces deux activités.

3 Répondre

Il existe deux types de réponses en relation avec les deux grands types de lettres envoyées : les réponses aux requêtes, les réponses aux lettres d'opinion.

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Les réponses aux requêtes ne représente qu'un volet du travail des rédacteurs. En effet, comme on l'a vu plus haut, le rédacteur transmet la requête au service administratif qui lui semble compétent. En jargon de rédacteur on distingue le service des requêtes qui ne traite pas sur le fond, du service "critique et suggestions" qui lui, répond sur le fond.

Répondre aux critiques : les experts de la pensée Mitterand Le rédacteur du service opinion peut donc supposer que sa réponse traite véritablement le problème évoqué par le correspondant. Les protestations furent nombreuses par exemple pendant les événements de Yougoslavie. Les rédacteurs durent fabriquer un argumentaire serré dans lequel ils expliquaient la position de la France. Même chose sur des sujets qui reviennent de façon récurrente comme la peine de mort, l'immigration, la pauvreté. Les correspondants interrogent le Président parfois sous forme de reproches : Que faites-vous contre la pauvreté? contre le scandale du chômage? etc. Face à ces question les rédacteurs du service opinion rédigent des réponses argumentées. Les propos du Président sont volontiers cités. Parfois on envoie un discours entier du chef de l'État.

Pour rédiger ces lettres les rédacteurs utilisent tout un corpus de textes : discours du Président, écrits, déclarations etc. Le service de documentation de la Présidence leur fournit les documents dont ils ont besoin mais ils doivent se tenir au courant de toutes les déclarations du Président. D'une certaine façon ce sont des experts de la pensée Mitterand. Ce sont aussi de bon connaisseurs du style du Président considéré par tous comme un excellent écrivain. Les réponses mêlent citations et paraphrases de ses écrits. Sans vouloir plagier Mitterand il convient d'élaborer des lettres qui rappellent son style qui sont en cohérence stylistique avec ses écrits. Ce travail s'effectue grace à l'immersion dans les oeuvres du chef de l'état. La réponse est "calquée" sur la politique du Président, elle "colle étroitement avec la ligne du Président", enfin doit être "aussi proche que possible de la façon dont le président peut écrire lui-même".

Répondre aux requêtes: l'art des lettres types Dans les unités de travail qui traitent les requêtes, "répondre" est une toute autre activité. Ici en effet les rédacteurs n'ayant pas les moyens de répondre "sur le fond", c'est à dire d'accéder aux demandes des correspondants, vont donc transmettre la requête à d'autres. Cependant les rédacteurs envoient aux correspondants une lettre les informant de la réception de leur requête et de sa transmission. Les réponses sont effectuées à partir d'une base de

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lettres types dans laquelle les rédacteurs vont choisir celle qui correspond le mieux à la situation. Cette base comporte une centaine de lettre types, la situation est assez paradoxale: Les réponses censées être personnalisées reprennent des lettres types, de plus elles n'apportent aucune solution concrète aux demandes des correspondants. Le travail du rédacteur est d'autant plus délicat que sa marge de manoeuvre est réduite : "on ne peut pas trop donner d'espoir aux gens et ne pas leur en donner du tout'. Les rédacteurs attribuent aux reportes par lettres types une certaine efficacité qu'ils situent sur le plan affectif. Le terme de "réconfort" revient sans cesse. "On répond vite, même si on ne peut pas faire grand chose dans l'immédiat, ça les réconforte un petit peu", "le fait de répondre a un effet psychologique certain, déclare un autre. On n'a pas de moyens, on n'a pas d'argent, on n'a pas de logement, on n'a pas de travail, qu'est qu'on peut faire? répondre vite d'une manière aussi aimable que possible" On l'aura compris la vitesse de réponse est essentielle aux yeux des rédacteurs. Elle est responsable en partie de l'émotion ressentie par les correspondants car elle témoigne de la prise en considération de leur cas, le service du courrier réagit à l'inverse d'une administration (qui ne répond pas ou dans des délais "honteux") plutôt comme un ami ou un proche pourrait le faire. Dans cette situation de communication inégale, les correspondants vont être doublement touchés : parce qu'ils reçoivent une réponse du Président, "pour eux c'est quand même un grand événement de recevoir une lettre de la présidence de la République, ils la reçoivent comme une marque de :"je compte un peu"", et parce qu'ils la reçoivent rapidement. Le réconfort commence dès la réception.

Le rédacteur trouve à exercer son pouvoir de réconfort dans la lettre elle même. Ce type d'intervention renvoie à l'expertise spécifique des rédacteurs : il s'agit d'intervenir à l'intérieur du "prêt à écrire"22 que sont les lettres types et d'en exploiter les minces interstices. S'il est rare qu'ils ajoutent une phrase de sympathie, - " Ces phrases là sont toujours soumises au chef de service" -, les rédacteurs peuvent donner à leurs réponses un ton plus ou moins amical en exerçant l'art du mixage de plusieurs lettres types: un paragraphe est pris ici, une ligne coupée là. A partir de ces délicates opérations de bureautique la lettre est chargé d'un certain potentiel "perlocutoire": "Ca toujours été la question des chefs de ce service qui pensent que ou c'est trop sec ou ça ne l'est pas assez, c'est pour ça qu'on est

22cf. S. Pêne, "Le "prêt-à-écrire des analyses de postes et des bilans d'entretiens", in Education Permanente nov.-dec. 1994.

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amené à mixer. Dans un sens c'est peut être bien que les lettres types soient intermédiaires, ni trop sèches ni dans le mélodrames." La plupart du temps l'activité du rédacteur du service des requêtes se résume au choix d'une lettre type. Tous les connaissent quasiment par coeur, il y en a 110, et se contentent d'indiquer le numéro de la lettre choisie à la secrétaire. Les lettres types sont considérées par l'ensemble des rédacteurs comme des instruments de travail performants : tous les mots sont "pesés", elles sont claires, concises, sobres et évitent le "charabia". De plus elles se distinguent du style administratif : " il y a quand même une phrase où on marque que le Chef de l'État est sensible aux difficultés rencontrées par ses concitoyens, ce n'est quand même pas administratif ça!". L'ensemble des lettres types constitue un instrument de travail essentiel. Les cas les plus fréquents y sont prévus dans leur moindre détail, chaque variante donnant lieu à une lettre type légèrement différente. Ainsi pour l'emploi : "quand quelqu'un intervient pour un tiers ce n'est pas la même lettre que quand c'est l'intéressé lui-même. On a aussi ce qu'on appelle "l'emploi insistant", on dit :" La Présidence de la République ne peut malheureusement pas vous procurer un emploi", mais il insiste tellement... alors: "je vous conseille de rester en étroit contact avec les services locaux puisqu'on les a déjà saisis apparemment autrefois, je ne vais pas manquer de rappeler votre demande à..."

Cet art de la combinatoire s'enrichit de remise à jour régulières, "on fait des dépoussiérages ... pour essayer de coller véritablement avec des besoins d'échange." La maintenance du fichier dépend des chefs de service. A son arr ivée un nouveau chef va immanquablement entreprendre l'actualisation du fichier. Là encore les changements sont infimes aux dires des rédacteurs, ils expriment la façon de voir du nouveau chef : on essaiera d'être plus aimable ou plus précis mais "on ne change pas l'essence même de la réponse type". Ce qui s'exprime lors de ces modifications concerne avant tout la façon de lire des chefs de service et non leur façon d'écrire. "Certains chefs sont plus administratifs, d'autres plus "social"", la grille de lecture peut varier d'un responsable à l'autre et bien sur le "traitement" s'en trouve orienté différemment.

L'activité rédactionnelle du service confirme la nature collective de l'écrit de travail. Chaque lettre s'inscrit dans une chaîne d'écriture, elle est pré­formatée selon des modèles anonymes, mais chaque lettre renferme pour qui sait lire les indices infimes déposés par ses multiples auteurs.

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De plus les lettres types "protègent" les rédacteurs. Elles leur permettent de répondre la même chose à des gens différents, de maintenir au cours des années, une cohérence stylistique et argumentaire. Elles sont constitutives du service en tant qu'auteur. Car si le service "critique et suggestions" dispose d'un matériel textuel émanant directement de la Présidence de la République et permettant ainsi aux rédacteurs de puiser à la source leurs références, il en va très différemment pour le service des requêtes. Ici le lien avec le Président au nom duquel les rédacteurs répondent n'est pas d'ordre textuel. On a vu plus haut que ce lien n'avait aucune consistance juridique. Ce sont les lettres reçues qui font exister le Président: Il est du point de vue du service des requêtes le point de convergence des demandes et le point de diffusion des réponses. Existence abstraite, parfaitement réduite à un lieu de passage et incarné par deux éléments complémentaires: un fichier de lettre types et un collectif de travail hiérarchisé.

4 Transmettre: le pouvoir de la passe

Aucun écrit n'a de valeur pris isolement. Il appartient nécessairement à un ensemble d'écrits à l'intérieur duquel il fait sens. Ceci est particulièrement évident dans l'univers bureaucrate. La lettre de requête, on l'a vu, met en branle de multiples pratiques d'écriture et de lecture. La réponse au correspondant en est une, la transmission de la requête aux administrations concernées en est une autre, non négligeable car c'est en transmettant que le rédacteur peut espérer "agir sur le fond".

L'efficacité de la transmission repose sur deux mécanismes complémentaires : l'accélération et la singularisation. Les rédacteurs connaissent bien les circuits qu'empruntent leur transmission. Le courrier envoyé dans les préfectures par exemple "atterrit au Bureau des interventions du Préfet, ce qui est déjà un certain impact". Désormais le dossier est "signalé", il vient du Cabinet et non d'un vulgaire service. Il sera éventuellement traité par les agents du Cabinet. Dans les ministères la "saisine" du courrier présidentiel fait éventuellement "ressortir" un dossier : on procède à un nouvel examen. Parfois on découvre des erreurs, le dossier est réétudié.

Les rédacteurs tiennent à préciser qu'il ne cherchent pas a obtenir une faveur, leur rôle est d'inciter les gens compétents à agir, en les sensibilisant à une cause. "On exprime la détresse de quelqu'un qui est dans une situation difficile, dans la rédaction il faut beaucoup de feeling". Le rôle de la synthèse accompagnant la transmission peut être décisif.

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Parfois les rédacteurs transmettent dans l'urgence, sans traces écrites : "quand il y a un suicide qui est imminent on appelle la Préfecture et on leur demande de faire tout de suite quelque chose." La menace de suicide évoquée par de nombreux rédacteurs est diversement appréciée. Chantage pour certain, véritable appel au secours pour d'autres, la politique en la matière est de ne pas répondre directement à ces correspondants afin de ne pas mêler la Présidence à un drame éventuel.

Choisir à qui transmettre implique la maîtrise d'un certain nombre de connaissances : le rédacteur doit connaître les réseaux, évaluer leur pertinence pour le cas traité, adapter sa transmission aux coutumes de chacun. Ces savoirs résultent bien souvent de l'expérience professionnelle du rédacteur, de sa carrière. Tous les Ministères peuvent être concernés par les transmissions, mais certains drainent la majorité des affaires : la Justice, les Affaires sociales et les Finances. Mais la France des Ministères et de leurs organigrammes particuliers n'est pas la seule sollicitée. Le réseau des préfectures est souvent mis à contribution. L'origine des rédacteurs fait écho à ces envois épistolaires: la plupart sont issus du Ministère de l'Intérieur et des Finances.

L'enjeu de la transmission est double : ne pas interrompre l'échange avec le correspondant sur un refus et donc transmettre sa demande à un autre interlocuteur, mais aussi compenser l'impuissance à agir du rédacteur par sa capacité à faire faire par un autre ce qui est demandé.

On peut considérer cette activité comme une défausse; ce serait méconnaître les effets bienfaisants du simple passage par le service. Le dossier est désormais marqué, chargé d'un pouvoir supplémentaire, certes faible mais parfois décisif.

5 Coopérer, se coordonner, contrôler

Les activités de coopération et de coordination ont déjà été évoquées. Le service étant extrêmement hiérarchisé la coopération entre agents prend souvent des formes autoritaires : les lettres dites "sensibles" sont visées par les chefs d'unités avant d'être envoyées. C'est dans cette relation médiatisée par le "parapheur" que se joue l'engagement des rédacteurs dans l'écriture. "A partir du moment où vous êtes plus originale vous désemparez les gens qui sont au-dessus de vous parce qu'ils n'ont pas l'habitude de ça. On tente quelque coup d'essais comme ça parce que ça fait plaisir mais bon, on est un peu rétorquées (sic) on se dit qu'il faut revenir à sa place".

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Les réunions cie travail sont rarissimes. C'est de façon informelles que les échanges ont lieu, près de la machine à café, et à un rythme aléatoire, en fonction des difficultés rencontrées. A l'intérieur des unités, dans les bureaux où les rédacteurs sont logés à deux, les échanges sont fréquents. Finalement la liberté "ne s'exerce que sur un plan restreint".

Dans l'univers scriptural préorganisé du service les innovations sont une prérogative hiérarchique. Lorsqu'elles interviennent au plus haut niveau, -celui des conseillers du Président qui traitent le fameux "courrier réservé" -, les transformations ou les créations font toujours l'objet d'un travail collectif. Le cas s'est souvent produit pour élaborer les réponses aux critiques nombreuses adressées au Président au sujet de la Yougoslavie. Des "projets" ont été élaborés par les rédacteurs et le chargé de mission, puis proposés au conseiller technique qui les modifie à son tour. "Ca permet d'être en phase avec la politique du Président, parce que le conseiller diplomatique participe à toutes les réunions, donc il a des éléments. C'est la raison pour laquelle on implique les conseillers dans ces projets".

"Etre en phase" est une nécessité qui apparaît au gré des crises qui secouent la pays et le monde. Mais "assurer la cohérence" est une tâche quotidienne. Partant du principe que chaque rédacteur a "sa" lecture des lettres reçues par le service, qu'il mobilise pour travailler sa sensibilité, son expérience, son discernement, toutes qualités nécessaires mais difficilement évaluables, le service vit sur l'idée partagée du bienfait des contrôles, des nombreux "barrages" subit par les lettres délicates. Ces barrages sont autant de passages par tous les degrés que comporte le service: chef d'unité, adjoint, chargé de mission, chacun "visant" la lettre jusqu'à ce qu'elle soit signée par le responsable du dernier barrage. Seules les lettres qui échappent aux catégories routinières suivent ce parcours. Le contrôle porte sur le choix de la lettre type, la formulation de la réponse, le choix du service où transmettre.

Face à cette action classique de la hiérarchie bureaucratique, le closier des lettres types apparaît comme l'instrument essentiel du maintien de la cohérence telle qu'elle est voulue dans le service. La cohérence textuelle est en effet ce qui donne consistance à la référence ultime des lettres, le Président, au nom de qui elles sont écrites. Derrière ce nom, nom de l'autorité, nom de l'auteur?, se tient le fichier des 110 lettres types, qui est bien la source des écrits adressés au Français.

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Conclusion. Le président et ses rédacteurs. Qui est l'auteur des lettres de répon&es du courrier présidentiel?

Le caractère collectif des pratiques d'écriture est caractéristique de nombreuses situations de travail. Qu'entend-on exactement par là? Tout

d'abord l'idée que l'écrit est élaborée par plusieurs rédacteurs et qu'entre eux existe un lien tel qu'ils forment un collectif. Le service du courrier présidentiel nous propose bien un tel schéma. Il reste cependant à préciser les limites du collectif et notamment la place du Président. En effet une des particularités du service est qu'il répond au nom du

Président mais selon un agencement inédit des relations entre les rédacteurs, les signataires des lettres et le Président "au nom " de qui elles sont écrites. En fait c'est le contenu exact de l'expression "au nom de " qui est en cause.

Cette question mérite qu'on s'y attarde car elle inclue plusieurs problèmes. Le premier concerne la notion d'auteur: Qui est finalement l'auteur des réponses adressées aux Français?

Le deuxième problème est celui des relations entre les rédacteurs et le Président Enfin le dernier problème concerne la "présence" du Président dans les lettres écrites en son nom.

Les rédacteurs ne sont pas unanimes sur l'auteur des lettres . Le fait d'utiliser un "canevas" préexistant, interdit de se sentir auteur des lettres, même si certain on l'impression de mettre parfois "leur patte" dans une réponse. Si leur nom est attaché à la lettre c'est en tant qu'éventuels responsables d'erreurs commises; ils doivent "répondre" de leur travail comme tout professionnel. Le chef du service qui signe de nombreuses lettres confirme cette analyse : " je suis responsable de ce que j'ai signé. Si je me trompe, je signe une lettre qui comporte une erreur, j 'en suis responsable, j'ai laissé passer l'erreur". Mais le fait de signer ne lui confère pas pour autant le statut d'auteur : "Lorsque je notifie à la personne que rien ne peut être fait pour elle, c'est

simplement la transmission d'une information. Donc il n'y a pas de décision. Et dans le courrier que je signe, il n'y a jamais de décision, je ne suis pas une autorité administrative qui prend des décisions." Comprenons bien cet extrait : la notion d'auteur est liée à celle d'autorité c'est à dire à la capacité de décision et donc d'action. L'auteur est celui qui a la capacité d'agir. Pour lui les lettres du service n'ont pas d'auteur.

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Cette conception de l'auteur est tout à fait différente de la conception habituelle que nous nous en faisons. Nous prenons spontanément la notion d'auteur au sens juridique déterminé au XIXème siècle de "créateur d'une oeuvre", c'est à dire d'une forme, et non au sens diplomatique ou si l'on préfère bureaucratique du terme. Cette conception bureaucratique est fort ancienne, bien plus ancienne que la conception juridique. Elle émane des chancelleries et s'appuie sur une conception de l'écrit comme moyen d'agir. A l'opposé, la conception "littéraire" de l'auteur introduit un autre point de référence également présent dans le discours des rédacteurs. A la question de savoir qui est l'auteur des lettres, les agents déclarent ne pas se sentir "auteurs" car ne pouvant s'exprimer dans les lettres et en même temps ils désignent comme auteurs possibles: le chef du service, l'ensemble des responsables ou encore le service dans son entier. Les deux conceptions de l'auteur, comme créateur de formes et comme acteur autorisé, sont simultanément présentes dans le discours des rédacteurs. La déclaration suivante montre bien cette articulation : "L'auteur c'est le service. Le service, mais sachant que l'on s'efforce de reprendre, ne serait-ce que dans le style, dans la forme rédactionnelle, je dirais la démarche d'écriture du Président."

Le Président n'est jamais évoqué par les rédacteurs comme l'auteur potentiel des lettres. A la question: "comment situez-vous le Président dans l'activité du service?" les réponses sont embarrassées. Il va de soi que le Président ne participe en rien à l'élaboration des lettres types. Cette situation pose problème car le lien textuel qui relie les lettres, envoyées "au nom du Président", les rédacteurs et le chef de l'état, est menacé d'inconsistance. Les agents se plaisent à imaginer alors un lien plus indirect. La cascade des relais hiérarchique peut-eile conduire d'un façon ou d'une autre au Président? Pour certains c'est peut être le cas: "Je me dis que si les réponses qui nous ont été données ont été établies, c'est quand même .. ça a été fait avec le chargé de mission, le conseiller technique qui s'occupe de nous à l'Elysée et qu'il y a le feu vert du Président quelque part, il y a quand même le Président au dessus... Je ne pense pas qu'il voie le courrier mais je pense qu'au départ quand le service du courrier a démarré, les réponses ont dû lui être soumises parce que c'est important finalement". Aucun des rédacteurs n'est prêt à imaginer que le Président soit totalement coupé des activités du service. La logique de l'activité, répondre aux lettres du Président, suppose en effet qu'une place lui soit attribuée. Cette nécessité

- 4 < f - -

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logique contraint les rédacteurs à imaginer une certaine coopération avec le chef de l'état. Les termes utilisées pour qualifier cette coopération sont significatifs : il voit le courrier, on le lui soumet, il inspire les lettres... Toutes ces actions sont supposées possibles mais sans convictions. L'immatérialité de la coopération présidentielle est patente. En revanche les agents ont une certitude qu'ils évoquent souvent, celle d'avoir été "chargés" par le Président de répondre à sa place. Un tel terme mérite attention car il résonne de toutes ses significations dans l'univers du courrier présidentiel. Il permet d'étiqueter le principe de coopération en vigueur entre le chef de l'Etat et ses rédacteurs, qui relève de l'effectuation d'un certains nombre de tâches. Coopération qui suppose aussi, de façon plus obscure, la participation à une dignité, certes réservé au premier personnage de l'État mais qui circule par le réseaux des lettres reçues et des réponses données. "J'ai la fonction de faire bien mon travail mais j'ai aussi peut être la fonction de refléter l'image du Président c'est à dire qu'au travers de mes réponses, tout au moins y penser quand j'écris, de dire: "je réponds au nom du Président. Il faut quand même que la personne qui lise la lettre dise : "oui, c'est le Président qui m'a répondu"".

Ce principe de coopération imaginaire avec le Président est toutefois suspendu et peut être dépassé par deux actions fort différentes : tout d'abord l'action exceptionnelle de la "signature effective"23 par le Président d'un certain nombre de lettres émanant du service du courrier; et surtout, l'action routinière d'insertion des marques emblématiques du Chef de l'État destinées à le rendre présent dans les lettres de réponses. La "signature effective" est rare. Les lettres hissées à cet honneur doivent remplir un certain nombre de critères : la lettre doit être courte, parce que le Président n'a pas le temps de lire, la lettre du correspondant doit l'être également pour les mêmes raisons; les sujets sont "évolutifs, il faut des sujets auxquels il est sensibilisé ou qui l'intéressent". Une dizaine de lettres passent ainsi tous les mois sous la plume présidentielle. Pour les rédacteurs cette coutume a son importance. Elle permet d'intégrer, en tant que signataire exceptionnel, le Président au service. Il occupe dans l'économie bien réglée de la distribution des visas et des signatures une place à part: il est celui qui ne signe qu'à la main. Contrairement au chef du service ou à d'autres responsables qui signent habituellement les lettres du

2 3 Sur la signature en général, cf. B. Fraenkel, La signature. Genèse d'un signe. Gallimard, 1992.

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tout venant, le Président ne dispose pas d'une machine à signer. "Je ne crois pas qu'on puisse réduire le Président à une machine! Alors moi je ne suis pas le Président, j'ai des tampons avec ma signature et puis on a des systèmes de reproduction, on a des signatures mécaniques". Cette présence du corps présidentiel introduit dans le système un nouveau signe, indiciel, qui vient à point nommée rappeler l'existence réelle de François Mitterand. Les correspondants ne bénéficient pas, sauf exception, du réconfort sémantique apporté par la signature autographe du Président en personne. Ils doivent s'accommoder des marques symboliques et iconiques dont les lettres sont porteuses. Certains réagissent et protestent. Ils ont écrit au Président et c'est un chargé de mission qui, répond! Ils sont, aux dires des rédacteurs, déçus. Mais les protestations sont rares. En règle général les correspondants coopèrent, ils acceptent de considérer les lettres de réponse, signées mécaniquement par le chef de service comme une lettre du Président. Cette accord tacite entre partenaires de l'échange épistolaire est fondée sur la mise en oeuvre d'un certain nombre de moyens iconiques et linguistiques.

Les icônes graphiques les plus efficaces qui représentent le Président sont les en-têtes. "C'est quand même un courrier qui part à l'en tête de la Présidence donc c'est une image de marque de la Présidence même si c'est signé par un conseiller technique. Pour moi c'est l'image de marque du premier personnage de l'État". Les rédacteurs attribuent à l'en tête une grande partie du pouvoir émotif des lettres. C'est en la voyant que le particulier est "saisi".

Un certain nombre de moyens linguistiques sont utilisés dans le texte, tant pour les réponses aux requêtes que pour le courrier d'opinion, dont la fonction est de référer au Président. Les termes pour le désigner constituent une liste fermée: Monsieur Le Président de la République, le Chef de l'État, Monsieur François Mitterand, Le Président de la République et plus rarement le Législateur. Ces termes sont utilisés selon des règles précises de cooccurrence. L'ordre dans lequel nous les avons donnés correspond à celui qu'on trouve habituellement dans les réponses. Il est commandé par le type de paragraphes où apparaissent ces unités. "Monsieur François Mitterand" par exemple apparaîtra lorsqu'on évoque la pensée du chef de l'État, lorsqu'on présente des arguments. De nombreuses lettres commencent par la formule: "Vous avez écrit à Monsieur le Président de la République qui a pris connaissance....il m'a chargé de vous répondre."

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Souvent des citations de François Mitterand sont intégrées au texte. Pour les rédacteurs il s'agit tout à la fois de transmettre directement sa pensée, dans son style d'écriture mais aussi d'amener, dans l'univers textuel anonyme du "prêt à écrire", la présence de sa parole. En-têtes, désignatifs, nom propre, citations, formules: tels sont les moyens symboliques utilisés pour marquer les lettres de signes susceptibles de construire la référence incertaine notifié par l'"au nom de...".

(Une version remaniée de cet article a été publiée dans : D. Tabre (sous le

dir. de ) , Par écrit, Ethnologie des écritures quotidiennes. Mission du

Patrimoine ethnologique, Collection Ethnologie de la France Cahier n°ll,

Paris, Maison des SSciences de l'Homme, 1997.

-kl-

Page 48: A ^ fl° 33 fft o*

Les écrits de gestion et leurs auteurs

Sophie Pêne

Page 49: A ^ fl° 33 fft o*

Résumé 2 1 Questions de départ 3 2 Organisation de l'enquête 5

Inventaire des écrits ou enquête sur les processus ? 5 Projet, relation au terrain et position d'enquête 6 Les terrains et le recueil de données 9

Observation 10 Entretien 11 Recueil et lecture des écrits 12

3 Ecrit et activité 14 L'écrit, formation, promotion 14 Métiers et nouvelles compétences 16

Les comptes 16 Le sens des chiffres 17 L'aide à la décision 19

Ecrire dans les " nouvelles organisations 2 1 4 Ecrire sur réseau : entre changement social et changement technique, une défense de la place 24

Technique et trajectoire personnelle 27 Une vision harmonieuse 27 Une vision dissociée : 3 1 Une vision en étoile : 35 la relation au travail d'autrui 37

5 Effacement des marques de la subjectivité 40 Un cadre énonciatif contraint 40 Les modèles et leur reproduction 40 Quelques traits du discours 44

1. "Devoir", plutôt que "souhaiter" 44 2. " permettre " et " éviter " 44 3. "Bien" aujourd'hui, "mieux" demain : 45 4. La généralisation plutôt que l'opinion personnelle 46 5. L'éventuel est maîtrisé dans le détail des règles au cas par cas : 47 6. Les " prêt-à-écrire " et clichés descriptifs 48

7 Conclusion 5 1 8 Bibliographie 54

- Z j . 3 -

Page 50: A ^ fl° 33 fft o*

Une enquête dans différents services de comptabilité, de contrôle de

gestion d'entreprises publiques et privées, ainsi que dans des cabinets

d'expertise, rend compte de la place des écrits dans les environnements

de travail à partir de la question de l 'auteur : les informateurs

expriment-ils une revendication d'auteur ? Celle-ci se marque-t-elle

dans l'écriture, est-elle une façon de s'impliquer dans le discours ou est-

elle associée à la place de travail, à la responsabilité professionnelle ?

Si l'auteur des rapports ou des tableaux de bord s'efface en tant que

personne, il est constitué comme auteur collectif, un service, une unité,

et plus encore comme fonction : la censure de renonciation protège la

valeur de vérité. L'écrit assure une position d'autorité, car il est l'outil

des bilans, de l'interprétation et du pronostic. Pour défendre ses idées, il

faut les offrir au collectif. Le " don " d'un tableau ou d'une procédure

sont des moyens d'entrer dans la concurrence entre usages et de

marquer le travail d'autrui.

Les hésitations entre cultures sont sensibles : les uns, représentant une

tradition comptable, défendent l'hermétisme et l'autonomie du chiffre

et ne commentent pas les tableaux - les chiffres sont parlants - ; d'autres,

plus imprégnés d'une culture de gestion - l'information comptable est

l'argument de la décision - s'emparent de la ressource du commentaire.

A cet égard la " prise d 'écri ture " est dé te rminan te dans la

différenciation entre des stratégies professionnelles de stabilité ou

d 'évolution.

- S o -

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1 Questions de départ

Les écrits comptables sont un ensemble mal connu, qui frappe comme

masse et repousse par son opacité technique. Pauvres en mots, riches en

chiffres, en tableaux et en graphiques, ils lassent avant d'être lus. Sont-

ils lisibles, sont-ils faits pour être lus ? Leur fonction se réduit-elle à

" être là " ? Preuves disponibles, indices offerts à l'analyse financière, au

contrôle fiscal, à l'expertise comptable, à l'audit, ils sont sous le

patronage de la vérité et de l'authenticité. Ils relèvent de la justesse

ar i thmétique et stat ist ique. Reflétant avec sincérité l'état d 'un

patrimoine ou d'une activité, ils ne laissent de place ni à l'invention ni

à la spontanéité. C'est pourtant du point de vue de 1' " auteur " que

nous les avons observés et décrits. L'écrit comptable a-t-il un auteur ?

A-t-il besoin d'un auteur ? Auteur du travail et auteur de l'écrit, auteur

reconnu ou revendication d'auteur, fonction et identité, toutes ces

figures floues se structurent en quelques thèmes :

la relation entre écrit et activité : les écrits (lecture, production,

transformation) représentent une grande part du travail tertiaire. Que

signifient le temps passé, le nombre de manipulat ions, les types

d'usages dans la représentation des compétences, des métiers, dans la

constitution de l'identité au travail ?

la relation entre écrit et subjectivité : les sociologues (Zarifian, 1995) et

les ergonomes décrivent une démarche de responsabilisation du

salarié, " entrepreneur de lui-même ", nécessairement impl iqué,

régulièrement jugé sur sa capacité à argumenter la qualité de son

travail. Les écrits ont-ils pris une fonction dans cette évolution ?

L'auctorat en est-il affecté ? Amplifié ?

L'écrit comme tâche : Les tâches vouées à la transformation directe de la

matière sont en voie de disparition, les tâches d'interprétation et de

décision reposant sur la sémiotique de l'écrit, de la parole, de l'iconique,

du graphique augmentent avec la médiation de l'automatisation et de

la robotisation (Boutet, 1995). Comment cet écrit-travail est-il perçu par

les personnes ?.

- S I -

Page 52: A ^ fl° 33 fft o*

l'écrit et le rôle : les sociologues de l'organisation ont attiré l'attention

sur les " stratégies d'acteur ", le "jeu ", les " rôles ". Les écrits sont-ils à

l'oeuvre dans ce travail de masques, d'offensive et de protection ?

la disparition de l'auteur dans le processus de véridiction de l'écrit : "

je dis v ra i" se paraphrase ordinairement en je ne mens p a s " . La

véridiction r e p c ? sur la crédibilité du sujet, sa croyance en son propre

dire. La véridiction peut dépendre d'un processus radicalement

différent : "je crois que ces chiffres sont justes " serait une proposition

d 'un effet désastreux. La construction de la preuve dépend de

l'effacement de la subjectivité. La qualité des écrits comptables n'est-elle

pas directement liée à la suspension apparente du point de vue ?

Apparente seulement, puisque les professions comptables mettent par

ailleurs l'accent sur la nécessité du commentaire, insistent sur les

modes d'argumentation propres à leur profession, rappellent à tout

moment que les chiffres " ne parlent pas " !

les modèles et leur transformation : comment apprend-on à écrire dans

les entreprises ? Comment devient-on capable d'écrire ? Comment se

constitue un modèle du bien écrire ? La genèse des formes, leur mise en

concurrence, leur évolution sont les points clés d'une histoire des écrits

liée à l'histoire sociotechnique.

l'auteur collectif : les " tours d'écriture " (Fraenkel, 1992), les

annotations, les biffures qui reprennent et continuent le texte d 'un

autre, les pratiques d'écriture à plusieurs mains (Pêne, 1994), les

délégations de signature, les figements et les reprises, volontaires ou

non, expriment une polyphonie des écrits de travail qui circulent et se

plagient. Si cette insistante reformulation est un constituant du genre et

du modèle, elle exprime aussi la nécessité d'écrire à plusieurs et de

fondre un produit du travail ordinaire dans un discours d'équipe ou

dans une énonciation sans déictique. A l'instar d 'un objet, sa

matérialité est suffisante et les marques d'auteur en diminueraient la

qualité, la valeur d'échange.

~S2~

Page 53: A ^ fl° 33 fft o*

2 Organisation de l'enquête

Inventaire des écrits ou enquête sur les processus ?

Le patrimoine de formes demanderait un inventaire : les rapports et les

comptes rendus sont deux des genres qui sont connus de tous les

publics, mais ils ne reflètent ni la diversité des dénominations, ni la

variété des charges imputées aux écrits, ni l ' é t endue des

t r ans fo rma t ions soc io- techniques ac tue l les . Les fo rmat ions

professionnelles s'en contentent pourtant , puisque, avec la lettre

commerciale, ces deux objets restent les représentants de l'écrit dans les

ouvrages spécialisés et dans les cycles de formation.

Les deux genres privilégient la relation des faits. Dans le cas du rapport

(d ' in tervent ion , de mission, d ' é tude , d 'act ivi té , d ' audi t , . . . ) ,

l 'événement ne peut être mis en mots " objectivement ", sans la

subjectivité d'un point de vue : chacun sent la marge de l'auteur, mais

elle reste implicite. Le compte rendu trouve sa mat ière dans

l 'observation d'un processus (compte rendu d' intervention ou de

maintenance) ou dans la notation de paroles (compte rendu de

réunion). L'objectivité et l'autorité de la chose réelle sont les enjeux de

ces écrits, sans qu'on se questionne beaucoup sur les moyens de

ménager ou de construire en mots cette réalité : le factuel à valeur

d'argument, la rareté des nuances, la contention de l'incertitude, le

sacrifice du " j e " , l'évitement du lexique de l'affect et de l 'humeur

suffisent.

Ces intitulés courants recouvrent des dizaines de fonctions possibles et

une grande dispersion d'auteurs ou de buts. Citons le rapport de

mission, le rapport d'audit, le rapport d'évaluation de procédure. Mais

bien des noms d'objets écrits ou chiffrés restent inconnus à l'extérieur

des services de gestion : Le besoin en fonds de roulement (BFRE), le

solde intermédiaire de gestion (SIG), la consolidation de comptes sont

par exemple des opérations de gestion qui donnent lieu à un écrit

représentatif des formes mixtes qui dominent : un tableau exprimant

un ratio, présenté, interprété et commenté. Le plan de financement, la

procédure d'établissement du budget, le manuel de procédure sont eux

- S 3 -

Page 54: A ^ fl° 33 fft o*

aussi à la frontière de l'opération, du référentiel permettant l'opération,

de la preuve du travail accompli, de l'outil de communication.

Notre souci est de montrer les mutations d'un milieu de travail, ses

préoccupations, ses outils de conception, d'expression et de décision, les

usages, en partant de pratiques d'écriture et en en montrant le sens.

Malgré tout l'intérêt d'un inventaire des formes d'écrit, nous éviterons

de traiter le terrain comme une bibl iothèque. Nous ne nous

intéresserons aux contenus des écrits que pour montrer le processus de

construction d'auteur par effacement de renonciation. : quels sont les

processus de travail, d'organisation sociale, d'organisation des savoirs,

qui impliquent ou n'impliquent pas un processus d'écriture ? En quoi

l'intervention de pratiques d'écriture contribue-t-elle à générer un

sentiment ou une revendication auctorale ?

Projet, relation au terrain et position d'enquête

Les services de gestion des entreprises accumulent un certain nombre

d'obstacles pour l'observateur. Les gains de productivité ont pesé sur le

personnel : les services sont surchargés et peu disponibles. La

confidentialité est devenue un principe qui s'applique sans réserve. La

plus ordinaire des entreprises a construit un espace privé, qui a les traits

de la famille et de ses secrets : rien n'est vraiment caché, mais rien n'est

à dire, tout se sait, mais rien ne filtre. Un grand prix est attaché à la

protection d'un " dedans " de l'entreprise, et l'argument avancé reste le

" secret commercial ", la crainte de concurrents qui copieraient une

innovation d 'équipement , d 'organisation, de procédure . Dernier

r empar t peut -ê t re contre les secousses d 'un " changemen t "

omniprésent dans les discours et dans les faits, la vie privée des

entreprises ne goûte pas les visites. Les interlocuteurs se font rares et le

temps est compté. Sur quoi se referment des métiers qui se veulent par

ailleurs si " réactifs ", si " ouverts à l 'environnement " ? Identités

secouées et concurrence entre les personnes rendent l'ambiance assez

morose. On est loin de la vie de bureau cancanière, oisive et vaine

qu'illustre le préjugé. L'équipement informatique a remis en vigueur

un avatar du travail posté : entre le comptable et l'opérateur de saisie, la

nuance est parfois faible. Si le contrôleur de gestion et le directeur

financier sont proches de la zone dite de " pilotage " et se présentent

- S 4 -

Page 55: A ^ fl° 33 fft o*

comme des concepteurs, des interprètes, l'employé de comptabilité

travaille à la chaîne. Traitements de factures, enregistrements de

bordereaux, actualisations budgétaires, nettoyages de codes clients sont

l'ordinaire du comptable.

A quelques réserves près : tout d'abord l'intervention de cet ouvrier est

invisible. La chaîne est bruyante, le choc des machines, le défilement

des matières traitées, le caractère cadencé et concret du travail créent

une ambiance de labeur que le silence informatique rend indécise. Ce

travail se déroule sans trace d'effort, sans effet concret sur l'ambiance, le

niveau sonore, les lumières. C'est un paradoxe de ces métiers de

t ra i tement de l ' information. Les procédures sont répétées et

automatisées, mais leur effet n'a pas de visibilité immédiate.

Ensuite, l'écrit pratiqué dérive de la copie et du formulaire plutôt que

de l'invention. Pourquoi alors mêler la question de l 'auteur à des

pratiques qui font de l'écrit une matière première ? C'est que tout

ouvrier du chiffre voit sa pra t ique animée d 'un pouvoi r de

représentation et de signification, qui illustre la montée en puissance,

souvent signalée, des outils dits sémiotiques. Ce pouvoir n'échappe à

personne dans les services comptables : joie de la fiabilité, ivresse de la

justesse des comptes, mais aussi conduite à distance de la réalité par un

système symbolique. Il y a de l 'omnipotence dans la gestion. La

contrainte économique est présentée dans la société comme supérieure

à la contrainte politique ; l'économie emprisonne nos raisonnements

dans des arguments bloqués : la globalisation des échanges, la

rationalité des organisations, le caractère inéluctable de la compétitivité.

Sur la petite scène des services comptables, on joue le même jeu. La

gestion défend des pratiques soumises à la clôture de la technicité ; leur

caractère de nécessité, de régularité, d 'automatisat ion offre une

dimension de protection ; L'harmonie et l'harmonisation des règles du

travail comptable modèlent le jugement individuel. L'habitude ou le

plaisir d'écrire, les niveaux ou les qualités de lecture ont-ils un impact

sur la construction des interprétations des actes professionnels ?

Spontanément on associe la marge d' init iat ive à la posi t ion

hiérarchique : le comptable serait un exécutant, le gestionnaire un

concepteur. L'observation des écritures, au sens spécialisé du comptable

comme au sens plus large, remet en cause le préjugé d'une intelligence

des situations inégalement distribuée. C'est dans cet esprit que

_ 5 5 -

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l 'enquête a été conduite : avec quels présupposés les opérations de

constat, de jugement et de prévision, qui sont la base du travail de

gestion et de comptabilité, sont-elles conduites ? Cette préoccupation a

pr is naissance dans un contact régulier avec ces domaines :

l'enseignement, la conduite de stage, le pilotage de projet, le travail de

terrain sur les nouvelles compétences ont d'une part favorisé l'accès

aux terrains, d'autre part justifié l'intérêt porté aux pratiques d'écriture.

Ces services dépeints plus haut comme peu ouverts se sont entrebâillés

sur la foi de relations anciennes. Des stagiaires adultes, retrouvés

quelques années après leur formation, ont plaisir à renouer et à

disposer de leur liberté de gestionnaires confirmés, maîtres d'oeuvre

d 'un service. Seconde source de contacts, des maîtres de stage

d'étudiants s'affirment intéressés par le regard non spécialisé, contents

de décrire les évolutions des métiers, leurs exigences, leurs rituels,

contents aussi de faire connaître un univers un peu déprécié, méprisé

par ceux qui sont gérés comme par ceux qui utilisent les données de

gestion.

Si l'entrée par le contact direct est aisée, elle ne produit qu 'une forme

améliorée et insistante de la visite à l'ami : les entretiens sont comptés.

Plus de trois ou quatre par service perturberaient trop le travail, le

temps passé est si possible borné par le temps des entretiens. Ce mode

d'entrée, à la fois facile et limité, se fait sans que la hiérarchie plu?

lointaine soit consultée. Le chef immédiat ouvre avec tolérance la porte

à une personne bien introduite. Les protocoles d'accès au terrain, si

lourds dans les démarches purement institutionnelles, disparaissent

purement et simplement. Mais le droit de passage reste limité.

Regarder, se faire expliquer, se faire commenter des documents, oui.

Rester dans le bureau sans mission claire, non.

En revanche l'accompagnement des stagiaires et les visites sur les sites

donnent lieu sans réserve aux discussions, à la présence durable.

L'observation des pratiques de travail collectif, la relation à l'écran,

l'alternance des paroles et des traitements documentaires s'offrent alors

dans la liberté du travail partagé. Cette fois c'est le professeur pilote qui

est accueilli, le rôle du pédagogue donne le droit de passer du temps

dans le service, d'explorer les bureaux, de questionner sur l'histoire du

service, son avenir, les trajets personnels, les espoirs et les inquiétudes.

- S E -

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Morcellement des temps d'enquêtes, division des rôles, mais unité de

la préoccupation sont donc les caractéristiques de ce bilan.

C'est avec les mots de la gestion, les points de vue des gestionnaires que

la matière de cette enquête est rapportée, effet d 'une connaissance

étroite qu'on ne saurait qualifier d'observation participante, puisque

l'observation reste périphérique. Le rôle de comptable n'a pas été tenu.

La technicité comptable reste à distance. C'est hors de toute fonction

régulière dans les entreprises que les éléments d'observation ont été

retenus. Pour autant la position n'est ni externe, ni indifférente :

l'espérance du retour aux informateurs, le souci des profits que les

salariés peuvent tirer d 'une reconnaissance plus fine de leurs

" compétences ", la recherche d'informations à réinvestir dans les

processus d'intégration professionnelle ne sont pas absents des finalités

de l'étude.

Les terrains et le recueil de données

Les métiers de gestion concernent l'ensemble des secteurs d'activité. Les

entreprises ont des tailles et des vocations variées et l'influence du

métier de l'entreprise sur les outils de gestion est certain. Un éditeur,

un fabricant de caoutchouc, un opérateur des télécommunications, un

distributeur de poutrelles métalliques n'ont pas besoin des mêmes

fonctions de comptabilité. La saisonnalité de l'activité, le nombre des

partenaires, le nombre des établissements, la nature du produit sont

quelques-uns des paramètres qui interviennent. Pour représenter

néanmoins une unité des métiers, nous avons choisi l 'ensemble

suivant :

Les services de comptabilité et de contrôle de gestion de trois directions

de grandes entreprises passant d 'une culture administrative à une

culture de profit : EDF, France Télécom (contrôle de gestion d'une

direction régionale des ressources humaines, contrôle de gestion d'une

direction générale), GDF (direction générale)

Deux services comptables de d'entreprises industrielles : une division

de Thomson (contrôle de gestion d'une direction logistique) ; une

entreprise de matériel de bureau (administration des ventes)

Deux établissements bancaires

- SI-

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Un service d'administration du réseau de l'Assistante publique

Trois cabinets comptables

La population rencontrée en entretien est détaillée dans les tableaux qui

suivent.

Observation

Les entreprises ne sont pas des lieux publics. Franchir l'accueil, circuler

dans les étages, être introduit sans être utile, sans partager le travail

donnent la sensation d'un privilège. C'est ainsi, en tout cas, que l'hôte

met en valeur son hospitalité. La confidentialité, la défense de l'espace

pr ivé, dont nous faisions état p lus haut , rendent la liberté

d'investigation restreinte. Les salariés redoutent de transgresser

quelque règle et de s'exposer à un reproche. Le travail est souvent trop

important pour le nombre de salariés. L'observation est encore

compliquée par le travail sur écran, plus subtil à suivre que les

manipulations d'objets.

Cet environnement justifie trois stratégies d'observation : la présence

sans rôle, la participation au travail, l'observation justifiée par une

situation d'entretien.

la présence sans rôle :

l'observation est alors brève, aux alentours d'une demi-heure. Elle

dure au plus une heure. L'attente entre deux rendez-vous d'entretiens

la justifie. Cette attente peut être immobile. L'observation s'intéresse

alors aux déplacements, aux conversations à mi-voix à propos d'un

planning, d'une consigne, d'une recommandation, d'une question. Des

observations méthodiques, avec enregistrement, ont pu aussi porter

sur des scènes de travail de groupe devant un écran : élaboration

collective d'un document de synthèse, recherche à plusieurs pour

sortir d'une impasse informatique. Chercher un téléphone, aller dans

un autre bureau prendre un rendez-vous, utiliser le fax, autant de

menues missions que l'observateur pouvait se donner pour se mêler

au flux de l'activité sans y participer. Les postures, la composition des

séquences de travail, leur imbrication de parole, d'écriture, de travail

sur écran, de réponse téléphonique, de consultation de dossiers, sont

dans ce cas l'essentiel de l'objet d'observation.

-Stf-

Page 59: A ^ fl° 33 fft o*

la participation au travail : les visites à des stagiaires donnent lieu à

d ' au t res approches . L ' invest igat ion est p lus t echn ique . Le

questionnement sur la mission, la présentation des rôles de chacun, de

l'organisation du service, de l'équipement informatique et du système

d'information sont un accès à l'immatériel du travail, qui donne une

autre forme de connaissance. On voit l'application des " procédures "

de travail, leurs effets sur la division des tâches et la mesure de la

qualité. Les raisonnements que le service valorise sont à l'oeuvre dans

les discussions sur l'intérêt de telle ou telle solution. Dans ce cas

l'observation est moins périphérique et l'observateur prend part aux

enjeux : il prend un rôle de médiateur en recueillant des informations

utiles aux jeunes stagiaires ; il confronte sa compréhension de

l'informatique souterraine avec sa perception sensible, les espaces, les

bureaux, les passages et les obstacles au passage. Car l'observation du

travail de bureau pose en permanence cette question : comment lier les

murs, les bureaux concrets à l'abstraction, pourtant déterminante, du

système d'information non matériel ? Ce dernier doit être compris

dans l'observation, il justifie et donne sens aux distributions des rôles,

aux rapports aux objets et aux systèmes de relations.

Les temps d'entretien sont aussi des temps d'observation : pendant que

l'entretien se déroule, le travail ne s'arrête pas, le jeu des interactions

est ralenti mais persiste. Les interruptions donnent un aperçu de la

fragmentation de la vie de bureau. Toute discussion se déroule avec la

toile de fond de l'activité du service.

Entretien

Les entretiens ont été de trois types : tout d'abord, certains entretiens

sont justifiés par la demande d ' information nécessaire pour

comprendre le travail : questions sur les fonctions, questions sur les

préoccupations, questions sur l'histoire du service, l 'histoire des

personnes. L'interlocuteur a un rôle d'informateur classique : sa parole

est une médiation pour accéder à une vision de la réalité. L'entretien

contribue à poser le tableau. Second cas de figure, l'entretien a un motif

précis, il est proposé à un salarié qui occupe une place intéressante pour

l'objet de l'enquête : il est producteur de documents, il développe un

point de vue sur ces documents. Entendre ce qu'il a à dire de sa

trajectoire, de son poste et de son rapport à l'écrit a un intérêt

t h é m a t i q u e cen t ra l . Enfin ce r t a ins e n t r e t i e n s on t p l u s

- S a -

Page 60: A ^ fl° 33 fft o*

systématiquement porté sur la relation entre écriture et utilisation du

réseau informatique (Contrôle de gestion interne France Télécom,

Thomson).

Recueil et lecture des écrits

Un écrit isolé n'a pas de sens. Il n'y aurait aucun intérêt à chercher à les

classer par types, pour les comparer en corpus homogènes. Les écrits se

comprennent en chaîne : les données chiffrées, les manuels de

procédure, les courriers sont des ressources complémentaires les unes

des autres, des discours en circulation. De cela, chacun est conscient. Et

les gestionnaires distinguent le document isolé, la facture sur laquelle

on travaille, du " flux d'informations ". Le document particulier ne se

lit que par rapport à l'ensemble documentaire, qui est différent du

" dossier " archivant une " affaire ". L'ensemble est dynamique, il est

composé de tous les documents, dont on repère les passages d'un poste

de travail à l'autre, des pièces comptables, mais aussi des textes de

procédure, des informations juridiques et fiscales.

Des documents graphiques représentent ces flux : carte de circulation,

modè les (organisa t ionnels , conceptuels) . Ils cons t i tuen t une

représentation du travail, un repère physique (édition papier) mais

aussi un référentiel épuré (symbolisation des mouvements, des liens

entre acteurs, des traitements). Il faut différencier la métalangue et la

langue de l'entreprise : la " métalangue " de l'entreprise est composée

par tous les supports qu'il faut concevoir pour dessiner le travail, la

coopération, et aussi l 'automatisation des tâches par l'informatique.

Elle sert à définir des " processus ", et donc à marquer des territoires. La

recherche d'influence va jouer sur les frontières des " systèmes " :

intégrer un processus de plus, c'est retirer un morceau d'autorité à un

autre service. La cartographie des processus sert à agir sur l'organisation

concrète, sur des changements d'attribution et sur des suppressions de

poste. Car elle est une figuration. Ce sont donc des catégories de

documents graphiques - ils ne sont pour ainsi dire jamais commentés -

qu'il ne faut pas négliger ; ils sont remodelés à chaque réorganisation.

Second point, les informations comptables elles-mêmes ne sont pas

toujours des " pièces " comptables : beaucoup de données ne seront

jamais imprimées. Elles peuvent l'être. En principe, elles sont à

disposition dans la mémoire informatique. Mais ce n'est pas un stock,

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Page 61: A ^ fl° 33 fft o*

car elles circulent par le réseau informatique entre salariés. Il y a deux

raisons de les mettre sur papier : quand certains services qui

parviennent à rester récalcitrants à l'informatique refusent d'informer

le réseau, les gestionnaires se déplacent et réclament des écrits. Quand

elles sont communiquées à un client, à un fournisseur, quand elles font

foi d'une transaction, elles deviennent des " pièces comptables " et

entrent dans le dossier, statique. Remarquables par leur généralisation,

les manuels de procédure font partie de cette métalangue qui appuie le

travail. Ce sont les catalogues d'opérations à effectuer pour manier un

logiciel ou réussir une opération comptable. Moins abstraits que les

schématisations des " systèmes d'information ", ils reformulent les

documents trop complexes des éditeurs de logiciels. Ils commentent des

applications particulières. Parfois ils sont publiés par le service

informatique ou la direction du réseau. Souvent ils sont conçus pas à

pas par un contrôleur de gestion ou un assistant. Les employés les

annotent, les adaptent. Ils sont appréciés quand ils sont conçus à partir

des visualisations des écrans : quand tel écran apparaît, que doit-on

faire ? Us sont proches des " modes opératoires " ou des manuels

utilisateurs " . Titres divers pour des fascicules souvent faiblement

rédigés, composés de captures d'écran, de commandes, d'injonctions :

" si ctrl K inefficace, tapez ctrl O et revenir à l'écran précédent. Refaire

alors Ctrl M 3* et recommencez la procédure. "

Quand ils ne décrivent pas un mode opératoire restreint, les manuels

de procédures donnent des cadres à l'action : listes d'étapes, succession

d'opérations ordonnant la conception, la planification, la réalisation et

la vérification de différentes séquences. Les autres écrits, apparentés à

l 'ensemble générique " rappor t ", rassemblent les avant-projets

sommaires (APS), les avant-projets définitifs (APD), les rapports

d'audit, les reporting, les synthèses de consolidation de comptes ou de

suivi budgétaire qui accompagnent la circulation de chiffres entre la

comptabilité, le contrôle de gestion et les directions ou les différents

services. Les courriers, les notes manuscrites, les annotat ions de

documents, soit commentaires, soit paraphrases explicatives à usage

personnel, font aussi partie du corpus de documents réunis.

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Page 62: A ^ fl° 33 fft o*

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Page 64: A ^ fl° 33 fft o*

30 ans stagiaire D

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de gestion cabinet indépendant

20 ans stagiaire D

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de gestion cabinet indépendant

35 ans expert com

ptable cabinet indépendant

env.50 ans expert com

ptable cabinet indépendant

38 ans com

ptable cadre em

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30 ans contrôleur de gestion

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40 ans contrôleur de gestion

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Page 65: A ^ fl° 33 fft o*

123 ans stagiaire m

aîtrise en alternance cabinet indépendant

| 150 ans

expert comptable

cabinet indépendant |

130 ans pharm

acienne documentaliste

cadre assistance publique |

| 25 ans gestionnaire

employée assistance publique

| |40ans

administratrice réseau

cadre assistance publique 122 ans

assistante contrôleur de gestion em

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13 S ans chargée de clientèle

cadre banque |

| env. 50 ans directrice établissem

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aison de retraite |

| 30 ans responsable G

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| 50 ans responsable form

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assistante gestion d'affaire em

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140 ans gestion ressources hum

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élécom

| 135 ans

assistante contrôleur de gestion cadre France T

élécom

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assistante contrôleur de gestion em

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stagiaire D

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de gestion

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Page 66: A ^ fl° 33 fft o*

3 Ecrit et activité

On regroupe ici dans l'ensemble " écrits " et dans l'activité " écriture "

des listes de chiffres, des formulaires, des pièces comptables, des

rapports : du chiffre, du tableau, du schéma, de la lettre. L'intégration de

ces systèmes de signes dans le graphique, l'écrit, n'est pas abusive :

" l'écriture est née de l'image et, que le système dans lequel on

l'envisage soit celui de l'idéogramme ou de l'alphabet, son efficacité ne

procède que d'elle : telle est la thèse qui est défendue dans ce livre. Elle

n'a pas pour corollaire que l'on doive faire abstraction du langage : au

contraire, cette proposition n'a d'intérêt que parce que l'écriture y est

comprise dans son sens strict de véhicule d'une parole "1 , écrit Anne-

Marie Christin en introduction de L'Image écrite.

Nos informateurs passent deux tiers de leur temps au moins devant un

écran, ils convertissent en une trace symbolique des échanges de biens

et de service, ils suivent des investissements. Ils ont l'intelligence de

ces données, ils les expliquent, les commentent, les transmettent entre

eux, coopèrent grâce à elles.

Comment situent-ils cette activité dans l'ensemble de leurs autres

tâches. Ont-ils le sentiment d' " écrire " ? Nous avons rencontré

différents statuts de l'écrit, parfois dans le même discours.

L'écrit, formation, promotion

La formation, dans les banques en particulier, est liée à des concours

in te rnes . L'écrit de la formation professionnel le (synthèses ,

compositions diverses) est associé de différentes façons à la carrière:

" J'ai demandé des formations, on ne m'a jamais donné ce que je

voulais ; ici, c'est l'écrit qui me bloquait. Pour les concours internes et

même avant. En culture générale, dans les rédactions. C'est pas très

juste, on n'a jamais critiqué mon travail, mais je ne progressais pas ,

j'étais bloquée ", dit Régine.

Christin Anne-Marie, L'Image écrire ou la déraison graphique, Paris: Flammarion, 1995, p. 5.

-£G-

Page 67: A ^ fl° 33 fft o*

p as amère pour autant, elle se jette dans les études, contre l'avis de sa

hiérarchie et fait toute seule, en congé de formation^ et non en plan de

formation, un parcours qui la conduit à une maîtrise. Pour elle,

dominer ses difficultés de rédaction, -ou rencontrer des lieux où sa

façon d'écrire est reconnue telle qu'elle est- est un complément de son

parcours professionnel. Elle est une bonne comptable. En plus, elle veut

un diplôme. La rédaction, et non la technique, sont les clés des

diplômes universitaires. Elle pense avoir un profil de cadre. Mais sa

hiérarchie ne reconnaît pas son diplôme. Elle reste comptable et enrage.

Elle se démène auprès de la direction des ressources humaines et des

syndicats. Rien n'y fait. La reconnaissance d'un diplôme n'a rien

d'automatique. L'écrit a été appris. Il ne sert pas. Elle exagère les

consignes, remet des rapports quand on lui demande une note,

commente des tableaux qu'on lui demande simplement d'éditer,

soigne ses mises en page en multipliant les insertions délicates de

tableau, confirmant ainsi aux yeux de sa direction sa place de secrétaire

comptable, quand elle essaie d'affirmer sa compétence de cadre. La mise

en scène de l'écrit rythme le conflit. On voit deux valeurs de l'écrit,

délégué aux secrétaires quand il marque l'exécution, réservé aux cadres

quand il synthétise l 'application d'une décision. La part i t ion est

préservée avec sauvagerie, l'écrit "excessif" de Régine étant traité

comme une petite pathologie féminine par sa direction.

Christine, elle aussi, a suivi, vers trente ans, un cycle complet d'études

de gestion. Dans un IUT, puis par une maîtrise, elle a réparé pour elle-

même ce qu'elle estimait n'avoir pas réussi à vingt ans. Brillante dans

toutes ses études, elle pense à ses succès universitaires pour se consoler

de ses difficultés présentes : "J'ai été major dans tout ce que j'ai fait à

l'université, partout j'ai eu les meilleures notes, j'ai fait mémoire sur

mémoire, revues de presse, dissertations d'économie, de droit, j'ai lu,

j'ai tout fait, en tout, et on n'a pas été capable de me trouver un poste

vraiment en gestion. On me fait faire du commercial (...) J'ai eu tort de

m'arrêter, j'aurais dû faire un DESS de finances ".

' Le congé de formation est financé par les cotisations mutualisées des employeurs. II est un droit. Il peut être retardé, mais non refusé définitivement. Il est en chute libre. En 1997, 20% seulement des demandes pourront être financées, contre prés de 70% auparavant. Il s'agit d'un changement de politique des entreprises et de la formation professionnelle : le plan de formation désigne les priorités de l'entreprise, par exemple transformer des techniciens en commerciaux. Si la demande de formation d'un salarié n'est pas intégrée au plan de formation, c'est que sa hiérarchie n'a pas de projet pour lui. S'il prépare un diplôme dans le cadre d'un congé formation, sa hiérarchie peut très bien ne pas reconnaître son diplôme et ne lui accorder aucune évolution de poste.

-n-

Page 68: A ^ fl° 33 fft o*

A France Télécom, l'accès à des formations dépend d'épreuves de

sélection en trois étapes, qui évaluent la connaissance de l'organisation

France Télécom (questionnaires très précis sur les directions, leurs

attributions, leur activité) et sur des épreuves de " matières générales ",

dont le français. J'ai passé trois fois les épreuves avant d'avoir

seulement le droit de demander une formation qu'il m'a fallu encore

deux ans pour ob.jnir. Il faut avoir le feu sacré, je vous assure. "

L'écrit, instrument de la promotion académique, est aussi l 'empreinte

des incertitudes sur ce qu'on vaut, d'une forte volonté d'ascension

professionnelle. Il obéit à l'exigence des hiérarchies : toujours évoluer,

mais se heurte à la pauvreté des offres : les salariés qui se forment

"trop" deviennent encombrants. "On préfère de loin un technicien un

peu limité mais bien dans sa peau à un type qui s'est trop formé et

auquel on ne peut rien proposer. Ceux-là sont aigris, deviennent

négatifs, critiquent tout parce qu'ils se sentent trop compétents",

explique un chef de service .

Métiers et nouvelles compétences

Les comptes

Même si la comptabilité est informatisée, le calcul reste un savoir-faire

de métier, qui dist ingue les générat ions. Un comptable d 'une

quarantaine d'années s'étonne : " Les jeunes, ils n'ont jamais travaillé

qu'à la calculette, les tables de multiplication, j'ai bien l'impression que

ça n'existe plus. C'est pas gênant... les machines, il faut s'en servir, un

jeune, je le mets là, mettons, un stagiaire, un intérimaire, je ne vous

dis pas un jeune sans diplôme, de toute façon ça n'existe plus, un jeune

mettons BTS, y va se tromper dans la saisie, moi ça m'arrive, mais

nous on sait contrôler on a tout de suite l'ordre de grandeur, on a des

habitudes de contrôler automatiquement le nombre de données saisies,

on va cocher, on va faire en double, on va contrôler par sondage, si

possible, si on est encore dans des opérations assez simples, on va tenter

le calcul de tête. Eux s'ils sortent un chiffre aberrant, ça les ébranle pas.

Mettons, 180 salariés à 39 heures semaine et un total de 400 heures

travaillées, y a rien qui choque. Y peuvent être très bons par ailleurs, y a

des réflexes qu'ils n'ont pas. Ca vient après. Quand on a passé 48h. à

repointer ligne à ligne pour trouver là où on a fait l 'erreur, on se

concentre mieux la fois d'après. "

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Page 69: A ^ fl° 33 fft o*

La comptabilité repose sur des savoir-faire bien identifiés : par exemple

passer des écritures, établir des bilans, clore un exercice, effectuer une

revue analytique... Bien entendu, "... rien ne se fait exactement comme

on a appris. Il faut bien apprendre à passer une écriture, même si on sait

que ça n'a rien à voir avec la pratique, personne n'a jamais passé une

écriture comme un prof de compta, ça nous permet de comprendre le

mécanisme. Les principes comptables c'est une chose, l 'organisation

d'une comptabilité, c'est autre chose " La fiabilité, la rigueur, l'inflexible

respect des procédures sont les qualités fondamentales du comptable.

Elles sont marquées par le retrait du jugement, le souci de ne pas avoir

d'avis.

Le sens des chiffres

Les chiffres ont du sens : pourquoi les commenter ?

Cela bien établi, la question du sens du résultat se pose. Les comptables

se divisent en deux familles : le sens va de soi, le sens ne va pas de soi.

Du point de vue des hiérarchies, le sens ne va pas de soi, et tout ceux

qui se fient à la technique sont en deçà des compétences attendues : " un

comptable qui court après l'ordinateur, il est perdu d'avance. Dans la

course y va toujours perdre, y peut que perdre. Si c'est pour embaucher

des techniciens purs, j'en ai un qui s'appelle Excel*. Il coûte pas cher et

y s'adapte en tout. Ce qu'on veut maintenant, on le met mot pour mot

dans les critères d'adaptation au poste, c'est des jeunes qui savent

expliquer un parcours de calcul, qui savent analyser, pas seulement

dans leur tête, qui savent dire, écrire noir sur blanc ce que ça veut dire :

l'activité est en baisse en hausse, on a des pics, c'est régulier. Après aux

autres d'aller rechercher pourquoi comment, les commerciaux n'ont

pas assez donné, la logistique a été en rupture de stock etc, ça c'est le

métier des autres. Si les comptables veulent être utiles, y faut qu'y

parlent en français. 4 KF d'actifs négatifs, ça veut rien dire pour un

commercial, compter les droits au bail en immo ou en charge, c'est pas

le problème du vendeur ".

Mais tout ne s'écrit pas : à quoi sert-il d'écrire ce que tout le monde sait.

Les chiffres sont parlants. " Les écarts sont énormes, regardez, c'est

Nom d'un tableur très répandu.

- ç , Z -

Page 70: A ^ fl° 33 fft o*

criant... ". La lecture de l'implicite est une façon de se regrouper autour

de savoirs de métiers. Ceux qui ne sont pas comptables ne savent pas ce

que veut dire un ratio si bas ? Cela s'apprend, c'est la pratique, c'est le

métier qui est rentré. Pourquoi brader ce qui fait que l'un a un métier et

l'autre un autre ?

Beaucoup de praticiens du chiffre résistent à l'injonction d'expliciter le

tableau par un commentaire. En revanche, ils sont prêts à répondre aux

questions. A condition que les bonnes questions soient posées ...

Réticences à diminuer sa valeur de spécialistes, peur pour la profession,

concurrencée par les logiciels, réduite parfois à de la saisie... Mais le

statut de l'écrit joue :

- l'écrit crée un risque de ne plus dire vrai. C'est diminuer sa valeur que

de le paraphraser. C'est laisser la subjectivité s'exprimer, chercher à

influencer un autre utilisateur du tableau qui a toute liberté de

formuler son impression. En retenant le jugement, on laisse de la

place aux autres.

- l'écrit peut dévoiler des faiblesses : une erreur d'interprétation, une

interprétation " pas dans la ligne ". Chacun sa place, les chefs veulent

des indicateurs, qu'ils s'en servent, sans obliger qui que ce soit à

s'exposer.

- l'explicitation que l'écrit demande n'est pas toujours réussie. La

norme dite de "synthèse" oblige à écrire bref. " Mais c'est un

roman ! " est le pire jugement qu'un rapport puisse recevoir. La

concision est assimilée à la brièveté, une brièveté elliptique ! L'écart

est souvent grand entre les deux formes d'explicitation : ce que

l'informateur explique oralement et ce qu'il écrit. L'oral est mieux

explicité. Après une explication très argumentée d 'un mouvement

de réorganisation ou des performances d'un nouveau système

informatisé, l 'informateur conclut : " Mais vous pouvez lire le

rapport que j'ai fait, tout est expliqué ". Or les commentaires

auxquels on est ainsi renvoyé ne sauraient suffire au lecteur

inexpérimenté. Sous le titre " démarche stratégique ", on lit : " la

- } o ~

Page 71: A ^ fl° 33 fft o*

V

faisabilité d'un tableau de bord par section et subdivision pour le

pilotage budgétaire ". Ou encore, pour une étude d 'un résultat

d'exploitation : " Veuillez vous reporter aux explications suivantes ".

La page tournée découvre une liste compacte de chiffres, de flèches,

dont la structure n'est pas compréhensible.

- Le manque de temps est aussi invoqué. Il y a des piles de factures à

saisir, trop de travail pour trop peu de salariés. Écrire, c'est s'amuser :

" on ne va pas s'amuser à leur faire un livre ". Le manque de temps

joue sur la pauvreté de la recherche documentaire. On se plaint

souvent de ne " même pas connaître ce que fait un autre service ",

alors que c'est vers lui que partent des coûts vérifiés. Pour écrire,

peut-être faut-il lire : " Ce que je faisais avant d'être au contrôle de

gestion, j'étais aux enquêtes de coût. On devait enquêter sur chaque

coût des réalisations qu'on faisait pour la DAT pour les justifier. Ca

concernait la COFACE, ça partait à l'exportation. Je n'ai jamais eu le

temps de rechercher un peu comment ça marchait. J'aurais été bien

content d'avoir de la documentation et de me faire une petite

synthèse de tout ça. J'ai trouvé des bouquins sur la COFACE, sur

l'histoire de mon entreprise, c'est très bien fait au, service de presse.

Je me suis retrouvé avec une pile comme ça. A l 'époque, j'étais

complètement incapable de lire tout ça et d'en faire quelque chose ".

L'aide à la décision

La comptabilité cherche à s'en tenir aux chiffres, le contrôle de gestion

interprète des données comptables pour " aider à la décision ". Le

contrôle de gestion, récent, se développe dans les entreprises comme le

seul moyen de maîtriser la complexité : il compare données comptables

et activité, il " diagnostique les forces et les faiblesses " d'un service ; il a

comme outil la lecture des tableaux qui " remontent " des filiales, des

agences. En voici une définition, extraite des premières pages d'un

rapport :

" Le contrôle de gestion est structuré par système d'information, par

secteur d'activités de la direction logistique et par site. Et ce afin de

répondre au mieux aux besoins des opérationnels et en fonction des

besoins de la Direction financière.

- » -

Page 72: A ^ fl° 33 fft o*

Principales missions :

élaboration et mise en cohérence du PBMT .

gestion financière des affaires, validation des devis, attribution des

crédits alloués, gestion des référentiels, gestion des flux de dépenses,

suivi et analyse des prévisions pour solde, du coût production estimé,

des prévisions d'écarts.

° établissement du reporting pour la partie financière

élaboration des budgets, détermination du taux des tarifs

anticipation des risques sur la tenue des objectifs opérationnels,

l'alerte des responsables, la proposition de plans d'action et mesures

correctives ".

Pour encourager les salariés à commenter les tableaux, certaines

entreprises donnent des repères de quantité : " on a dit : pour les

reporting, deux tiers de chiffres, un tiers de commentaires, sans ça ,ça ne

passe pas " Ou encore on donne oralement des consignes : " pour tout

tableau vous donnez en une ligne le parcours de calcul, ce que ça

montre, vous dites ensuite ce que ça veut dire, et puis ce qu'on en fait,

les perspectives d'évolution, les préconisations " .

Dans les exemples recueillis, le tableau est décrit, mais rarement

interprété. Pour les salariés du contrôle de gestion, l ' interprétation

officielle est le travail du responsable de service. Eux répondent de la

fiabilité et de la rigueur de leur procédure . Leur responsabili té

professionnelle pourrait s'exprimer ainsi : un devoir de méthode et de

rigueur quant à l'exploitation des documents chiffrés, la recherche des

erreurs, la vérification des sources d'information, la confidentialité des

informations, la perception des situations, en rapport avec le travail de

l'entreprise. La responsabilité s'exerce dans un cadre réglementaire et

technique strict, qui est le contraire de l'auctorat. A certains égards,

" responsabilité " signifie démission de l'initiative, identi té de la

pratique au travail prescrit. Cadre tendu qui limite les liens entre

responsabili té et auctorat : " répondre à ", répondre face à " et

" répondre de ", mais non s'engager dans une interprétation écrite dont

on pourrait dire : c'est untel qui a écrit cela.

- > < ? -

Page 73: A ^ fl° 33 fft o*

La façon d'habiter subjectivement son rôle doit être adéquate au

" contrat " passé avec l'employeur. Au hiérarchique d'assumer une

mise en oeuvre et une mise en scène du sens pour l'extérieur. Au

comptable de tout mettre en ordre pour que l'exploitation de son

travail soit possible. 11 y a donc bien, à partir du clivage écrire/ne pas

écrire - si écrire signifie ici " commenter " des données comptables - ,

une division du travail qui définit une matière des responsabilités. A

l'intérieur du service, tout le monde se comprend. " Commenter " est

une façon d'accepter un certain déracinement du travail, une façon,

assez nouvelle, de donner toutes les clés de son travail aux autres, au

risque de déprécier un discours expert.

Ecrire dans les " nouvelles organisations

La comptabilité est au centre des transformations des entreprises : plus

attentives à leurs environnements, les entreprises, pour gagner des

clients, pour augmenter leur rentabilité, développent des organisations

dites " par processus ". Sans entrer dans les détails, disons que cela

suppose des groupes de travail qui mêlent plusieurs métiers, qui sont

temporaires, qui ont des interlocuteurs multiples. La place de la

comptabilité est modifiée. Au lieu de délivrer un budget, au début

d'une opération, et de vérifier à la sortie que le " prévu " et le " réalisé "

concordent, la comptabilité suit toutes les étapes du processus de

production ou de service. A chaque étape, il explique, justifie ses

demandes, auprès de collègues qui ne sont pas des comptables.

La type de responsabilité qui lui incombe tend à se transformer. On lui

demande non seulement de calculer juste, mais de faire apparaître des

" indicateurs ", c'est-à-dire des critères d'évaluation de l'évolution des

chiffres qui permettent de prendre des décisions : si un volume

d'activité baisse dans une région, peut-être faut-il " motiver "l'équipe

de commerciaux. Si la marge de profit baisse sur tel ou tel contrat, n'est-

ce pas que les devis sont mal négociés ? Dans le choix des indicateurs

(calculer ¿n pourcentage ou en volume, privilégier un rapport ou une

quantité absolue, évaluer une évolution sur un mois, six mois, un an),

tout un mode de jugement et de compréhension de l'activité de

l'entreprise s'exprime.

_ * 3 -

Page 74: A ^ fl° 33 fft o*

Le " sens des chiffres " ne tient pas seulement dans le commentaire,

mais dans une certaine mise en ordre, qui crée du sens : " Vous voyez,

j'ai choisi de présenter comme ça les performances relatives de chaque

division, parce que ça donne une idée plus fine. Si au lieu d'un

camembert j 'avais mis un histogramme, je peux vous monter, j 'avais

fait un essai, on a moins la vision d'un tout avec une répartition des

divisions, qui sont finalement en concurrence les unes avec les

autres ". Dans cet exercice la compétence du comptable trouve peut-être

son plein épanouissement : créer un sens, interpréter, mais sans

s'engager dans un texte ; utiliser une marge de liberté, avec des outils

qui sont les outils de sa profession, et non les outils des hiérarchiques,

les chiffres et non les mots.

Les différentes personnes interrogées n'ont pas des points de vue

identiques sur ces questions. Certaines y sentent une chance pour elles,

un saut de métier, voire de carrière, entre la comptabilité et le contrôle

de gestion. Il est plus proche des directions, il est au service de la

stratégie. Elles mettent en avant le fait, plaisant, intéressant, qu'en

jouant ainsi sur la forme d'un tableau, on impose sa vision d'une

activité sans pouvoir être contredit : une a rgumenta t ion sans

opposition... Elles se sentent aussi des passeurs, qui font avancer la

compréhens ion des non-comptables , les mobi l i sen t sur des

préoccupations de gestions, présentées comme indispensables. Enfin, ils

se voient comme des porte-parole d'une profession, dont ils montrent

ainsi les possibilités, sans esbrouffe et sans mots inutiles.

D'autres y voient une pression supplémentaire, une compétence qui

s'ajoute, sans contrepartie, à une charge de travail toujours plus lourde.

Ils savent aussi qu'en devenant les agents d'une certaine transparence

des résultats comptables et financiers, ils peuvent mettre d'autres

salariés en danger. En tout cas ils provoquent des réactions : en

transformant l'organisation de la comptabilité, on peut bouleverser les

cultures de métier. En voici un exemple. Une banque met en place des

" budgets clients " avec les principes suivant : on s'intéresse désormais

à un chiffre global, non pas la filiale de Bouygues, qui a passé un

emprunt avec Madame X, à Lyon, mais la totalité des " Bouygues ", sur

le territoire national. Pourquoi ? Uniquement parce que c'est une

exigence de Bouygues même, ou de toute autre grosse entreprise : pour

-74-

Page 75: A ^ fl° 33 fft o*

mieux négocier des réductions, pour mieux chiffrer des emprunts, les

grandes entreprises veulent obtenir leurs dépenses globales avec tel ou

tel " fournisseur ", à qui elles font faire une partie du travail de

gestion... Ce faisant, le commercial de terrain chargé d'un portefeuille

de clients voit son énergie personnelle dépréciée. Son activité

d'individu est noyée dans la globalité des résultats d 'une région. Le

commercial, formé à la relation, au contact direct, devient un élément

d'un pool.

Pour qui travaille le comptable ? A qui rend-il compte ? Les nouvelles

organisations remettent en cause non seulement les techniques ou les

compétences, mais aussi les finalités de l'activité. Le destinataire du

travail peut ne plus être le hiérarchique, ou les autres salariés, mais les

clients externes... Autre exemple de transformation, les services d'une

même entreprise fonctionnent de plus en plus entre eux en " centres de

profit " : l'informatique facture ses prestations à la gestion, qui est

financée par un pourcentage prélevé sur le chiffre d'affaires de chaque

service qu'elle gère. Certains comptables s ' insurgent : " C'est très

intéressant techniquement, je comprends aussi très bien l'intérêt, mais

ce que je veux dire, c'est où est le fait de travailler ensemble pour une

seule entreprise ? On est en train de devenir des petits entrepreneurs

individuels, presque des travailleurs indépendants . On n'a plus de

collègues, on n'a plus que des clients, même dans la boîte. "

- • } £ -

Page 76: A ^ fl° 33 fft o*

4 Ecrire sur réseau : entre changement social et changement technique, une

défense de la place

L'écriture ne se fait que sur ordinateur, et même essentiellement sur

réseau. C'est pourquoi il est nécessaire, pour comprendre les

représentations de cet écrit mobile et partagé, à la fois archivé et

toujours en mouvement, de voir comment cette " écriture à plusieurs "

était associée à la trajectoire professionnelle, à la conscience des

changements du travail.

A quoi sert un réseau ? Comment s'organise l ' imaginaire lié au

réseau ? De quelle qualités dote-t-on le réseau ? La position de sujet est-

elle représentée comme le noyau du réseau ou comme un point

aléatoire ? Que devient la centralité de l'activité dans une organisation

réticulaire, qui fait qu'un autre peut intervenir sur les informations

dont je dispose, sans communiquer avec " moi ", qui me vit comme le

sujet de l'activité?

Les personnes interrogées sont des employés de comptabil i té ,

travaillant dans des banques, à France Télécom et pour l'Assistance

publique, tous affectés à des postes supposant un travail en réseau, qu'il

s'agisse de responsables d'un service ou d'employés non cadres. Ils se

sont organisés à partir d'une grille qui portait sur la description de

l 'activité, le sen t iment de changement qu 'évoqua i t l 'histoire

sociotechnique locale de ces dernières années. Le quest ionnement

incitait l'informateur à rattacher let> descriptions du réseau à l'activité

en général.

Le postulat était que le travail en réseau est facilité par la richesse de

représentations, les métaphores de spatialisation, de profondeur et de

temporalité, par exemple. Sans cet investissement, comment penser la

place ? Si aucune enveloppe ne sépare " mon " travail du travail

d 'autrui, la contiguïté et la successivité seront une menace. Il faut

aménager des repères autres que le dehors /dedans , m o i / n o n moi,

concret /v i r tuel , pensé / t racé , que le réseau ébranle. Avec des

contrecoups sur le sentiment de disposer de son travail.

- ^ - *

Page 77: A ^ fl° 33 fft o*

Le processus d'écriture prend avec le réseau une visibilité particulière :

tout est archivé ou archivable . La fonction mémoire, le référentiel de

savoirs, le catalogue de données, l'ensemble des fichiers constituent

une concrétisation de l'activité mentalisée. Les interactions, en

majorité orale, peuvent devenir des échanges réglés par la messagerie.

La planification du travail et la conception d'outils ou de systèmes de

classement se font par la médiation du réseau. La part invisible du

processus est matérialisée par des ouvertures et des fusions de fichiers :

l'association de données, la comparaison, l'évaluation passent pas des

commandes adressées au serveur. L'organisation des échanges verbaux

est aussi déléguée partiellement au réseau. En revanche, la part

d'ordinaire visible, le tracé même, l'hésitation, la biffure, la corruption

d'un texte premier par caviardage, expansion, enchâssement, ce qui fait

la matière du manuscrit, cette part devient invisible et non traçable.

Comment évaluer ce renversement ?

En outre la variété d'écriture propre à l'infographie, riche en écriture

tabulaire et en schématisations, copiées, reçues, utilisées comme formes

pour un projet de présentation de données, sont des ressources pour

comprendre et penser une organisation dématérialisée, plus sensible

aux circuits de l'architecture logicielle qu'aux couloirs et étages des

immeubles de bureaux.

Situer le réseau par rapport à l'écriture, c'est une façon de situer l'objet

technique au-delà de la fonction " travail " : Simondon (1958) attire

l'attention sur le fait que l'objet technique est appréhendé à travers le

travail humain, pensé et jugé comme un instrument, adjuvant et

produit du travail. " Or ", dit-il, " la culture doit incorporer les êtres

techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs 1". Il y a en

effet dans le rapport à l'outil quelque chose qui ne coïncide pas avec son

utilité. Cet écart concerne de façon intéressante le réseau informatique

qui fait de l'écriture le moyen d'animer des objets, des liens entre ces

objets et des propriétés . Etre auteur de ses écrits ressemble ici à être

auteur de son activité. Au demeurant les entretiens montrent une

coïncidence entre les deux pratiques agir/écrire, l'écriture devenant le

moyen de l'initiative. Les enjeux tournent autour du rapport entre

individu et organisation et de la médiation des objets. La carte mentale

Simondon G.. 1958, Du mode d'existence des objets techniques. Aubier, p. 241

- * * -

Page 78: A ^ fl° 33 fft o*

qui sert de support à la circulation dans le réseau est aussi un outil de

gestion des savoirs, de leur déplacement par des opérations cognitives

qui sont concrétisées par des manipulations techniques. L'outil écriture

est un dispositif de production, un stock de savoirs mais aussi l'effet

d'une organisation sociale, en tout cas un mixte sociotechnique.

Madeleine Akrich propose trois façons de situer la perception de

l'évolution des systèmes techniques :

— la technique est autonome. Son évolution est gouvernée de façon

endogène et reste relativement autonome par rapport aux évolutions

politiques et économiques.

— la technique est l'objet d'une construction sociale, par les usages, par

les objectifs, par les innovations ; cette construction se développe

parallèlement à une construction technique de la société, séparée, mais

en interaction, en co-détermination.

— les processus d'innovation émerge de façon conjointe dans le social

et dans la technique, le développement technique est une modalité du

tissu d'association des humains. Madeleine Akrich parle de " tissu sans

couture "1 .

Nous nous sommes inspiré de ce modèle, plutôt dest iné à la

clarification de la sociologie des sciences, parce qu'il aide à analyser la

vision et le ressenti de l'activité exprimés en entretien,. Les quatre

repères suivants : " moi ", ma place, les autres, et le réseau organisent le

discours sur la relation à l'objet technique et sur la marge qu'il laisse à

l'individu, la marge de création, la marge d'investissement.

1. Une vision harmonieuse : le discours se focalise sur " moi " et

intègre l'évocation du réseau à des éléments d'histoire de vie. Le " je "

est le sujet de l'intelligibilité des situations et des actions. Le réseau porte

des traces de mon histoire.

2. Une vision dissociée : l 'entretien appor te la pe in tu re d 'un

changement essentiellement social (allant du global, la société, la

' Akrich M., 1994, " Comment sortir de la dichotomie technique/société ? " in Latour B. et Lemonnier P. (dir.)De la préhistoire aux missiles balistiques, l'intelligence sociale des techniques, Paris : La Découverte.

- > á > -

Page 79: A ^ fl° 33 fft o*

mondialisation, les contraintes universelles, vers le local, puis vers

l'évolution technique). L'objet technique menace un équilibre, mais il

reste séparé du trajet personnel. Le discours met l'accent sur " ma "

compétence, " mon " métier, l'histoire de " ma " carrière : le réseau est

une ressource dont l'exercice des fonctions ne dépend pas. Traité comme

un traitement de textes ou une bibliothèque de données, il est disponible

et non central et son interactivité particulière n'est pas considérée.

3. Une vision en étoile : le réseau et l'activité d'intelligibilité et de

maîtrise de la production ont des intersections, mais le plus souvent le

réseau n'est qu'un outil .

Les exemples qui suivent ont été choisis pour leur cohérence par

rapport au modèle. On trouve bien sûr des formes plus hybrides, mais ce

type d'analyse rend remarquablement bien compte des différents

composants du corpus d'entretien. L'écriture outil " et 1' " écrit trace "

ponctuent l'évocation du changement technique, du changement de

l'entreprise et du changement personnel.

Technique et trajectoire personnelle

Une vision harmonieuse

le discours se focalise sur " moi " et intègre l'évocation du réseau à des

éléments d'histoire de vie. Le " je " est le sujet de l'intelligibilité des

situations et des actions. Le réseau porte des traces de " mon " histoire.

Le premier cas présenté est celui d'un homme de 33 ans, Alain, qui,

après une première année d'études de mathématiques, a abandonné ses

études et est entré à France Télécom. Après quelques années d'évolution, il

a fait un DUT de gestion et a re t rouvé l 'entreprise en pleine

transformation, atteignant une phase de réorganisation dite E02. Dans les

très grandes lignes, E02 désigne le passage de l'organisation administrative

(budgets fixés à dépenser jusqu'à épuisement) à une culture commerciale

(on ne vit que de l'argent gagné, plus les devis sont serrés et les marges

importantes, meilleur sera l'avenir). Profitant de la mobilité générale,

Alain a eu la charge de monter le service contrôle de gestion d'une très

grosse unité. Responsable du budget et du contrôle de gestion de toutes les

activités des services intérieurs, c'est-à-dire la logistique, l'informatique, la

gestion de locaux bâtis, l'infrastructure des réseaux de lignes et de fibres

optiques. Dans son discours, sa trajectoire professionnelle et sa vie sont très

- ^ 3 ~

Page 80: A ^ fl° 33 fft o*

intimement liées : son travail est si prenant qu'il sort très tard, et s'en

trouve bien, sa femme investissant le même type de travail avec la même

énergie. De son point de vue, ses qualités de matheux, sa capacité à

conceptualiser, lui ont donné toutes les facilités pour devenir une " bête en

informatique ". C'est par le monitorat sur des logiciels réseaux que sa

carrière s'est bâtie. D'autre part, il attribue à ses lectures (économie,

sciences politiques) des connaissances qui lui permet tent de bien

comprendre quelle logique suit France Télécom. Il s'engage " sans réserve

et avec point de vue " dans la transformation. Comment situe-t- il l'écrit ?

Il ne l'aborde pas en tant que tel. L'écrit est tout le temps cité, mais par la

médiation d'outils, de serveurs, de multicopies, de messageries, qui sont

toujours nommés avec précision " MS mail ", " Tara ", " :

" Moi je n'écris qu'avec et pour ma STB.

- Votre STB ?

- Station de travail banalisée. En gros, c'est à la fois disons l'exact

reflet de tout micro-ordinateur avec un petit plus très gros en fait, c'est

tout notre architecture réseau., ce qui fait qu'on peut se passer de notre

disque dur et écrire directement en réseau, c'est d'ailleurs beaucoup

mieux.

- Pourquoi ?

- Pas de doublons, pas de versions multiples qui traînent, pas de risque

d'envoyer une vieille copie à la base de données centrales. Quand j'ai

besoin d'un document, je vais directement le chercher sur la tête de

réseau. Avant chaque fois qu'on avait une nouvelle fiche de normes qui

passait, je devais l'entrer à la main, feuille à feuille dans mes quinze

classeurs de procédures. Maintenant, je n'ai rien à faire, je clique deux

fois, et tout s'actualise en juste à temps. En fait, on ne travaille plus

jamais pour soi tout seul, la notion de bureau, de dossiers, elle est

complètement éclatée. Je suis toute la journée sur Excel, sur le Msmail,

je diffuse tous mes travaux. La messagerie a une très bonne architecture ;

j 'ai une multidiffusion avec les dest inataires principaux et une

possibilité de multicopie qui peut aller en fonction de mes sélections

d'adresse jusqu'à 1 500 destinataires en région.

- A quoi ça sert d'avoir tous ces correspondants ?

So-

Page 81: A ^ fl° 33 fft o*

- La coordination horizontale. On s'envoie nos études pour travaux, on

construit nos méthodes ensemble, tout est complètement nouveau.

C'est le paradoxe, on est en ce moment, ça durera peut-être pas, en

autonomie régionale relative, ça empêche pas que toutes les directions

régionales ont grosso modo les mêmes soucis. Cette concertation en

direct c'est une façon d'être au courant de ce que font les collègues, de

comment ils posent les problèmes, sans toutefois pour autant perdre du

temps en réunion ou au téléphone ; on veut lire, on édite, on s'en fiche,

on n'en sent pas le besoin, on stocke dans un dossier. "

Et si le papier est un ennemi, c'est qu'il ne permet pas de contrôler la

fiabilité des données, il oblige à ressaisir des données, il ralentit

l'information. Mais il reste cependant nécessaire : certains services

refusent le panoptisme du réseau et transmettent les " données papier " :

" Le problème c'est les unités de cantonnement, c'est-à-dire ce qu'on

appelle comme ça, c'est, par exemple l'unité de logistique, c'est les bras

cassés, vraiment ; pour bien comprendre l'entreprise, y faut aller faire

un tour là-bas. En général on est surpris... Alors c'est tout simple, c'est

des gens qui n'admettent pas qu'on leur demande un peu des comptes, y

rendent tout en retard, hors réseau, y nous obligent à aller chercher dans

les bureaux. On est patient au début et puis au bout d 'un moment,

sanction, arrêt des crédits, jusqu'à ce qu'ils se plient aux procédures.

C'est sûr, c'est du contrôle, et pourquoi pas ? Le monde change,

l 'entreprise aussi et même nous, nos métiers, nos machines, c'est

inéluctable. La concurrence des grands opérateurs, ça paraît un cliché,

c'est vraiment une réalité. "

L'évocation des outils d'information est intimement liée au savoir

de métier, à une compétence d'expert : " A terme, on le sait, tout sera

sous-traité, la stratégie globale elle est visible, les hauts pontes ont

l'intention de tout harmoniser avec d'autres opérateurs, ce qui risque de

nous rester c'est l'informatique.

- l'informatique c'est quoi ?

- C'est tout et rien, c'est les traitements de texte, les tableurs, c'est les

gestionnaires d'information, c'est l'architecture de tout l'organisationnel.

- Ca vous donne un certain pouvoir, cette maîtrise du système

d'information...

- * / -

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- un pouvoir ...!

-...même si c'est juste une connaissance, pas forcément un moyen

d'agir ?

-Un pouvoir, je ne sais pas, c'est sûr qu'il y a des trucs qu'on comprend

et qu'on ne comprendrait pas autrement.

- Par exemple ?

- Par exemple, si je regarde les budgets d'investissement et que je vois

qu'on a installé une vidéosurveillance en logistique et que je vois par

ailleurs que les charges de personnel n'ont pas baissé, je sais qu'il y a

des gens protégés. "

La compétence informatique, la compréhension des écrits et des objets

qu'i ls désignent , décr ivent ou permet tan t de compare r sont

intimement liées. Pourtant à la question : " Avez-vous le sentiment

d'être " auteur " de vos écrits ", Alain répond : " Auteur de mon

travail, ça plutôt, sûrement, les écrits, je ne dirais pas forcément que

j'écris, on écrit, ça c'est sûr, on écrit beaucoup, tout le temps, si on veut

bien appeler ça écriture, on est devant une machine et on enchaîne des

caractères. Maintenant, auteur, pour moi ce n'est pas ça, pourtant je me

sens bien à l'initiative de ce que je fais, sans vouloir me jeter des fleurs,

c'est bien moi qui progresse, qui innove, qui propose, d'une façon qui

est bien coulée sur ce que je comprends, d'un devenir, de certaines

nécessités d'évoluer, et j'ai un rôle aussi d'animation, c'est moi qui

apprends à mon équipe toutes les procédures, je fais des manuels

utilisateurs, j 'adapte, j 'annote. Créer de l'organisation, c'est être auteur,

créer un tableau de bord, rien que ça ... j ' introduis des méthodes de

travail , j ' in t roduis des moyens informatiques, je mets de la

rationalisation dans le suivi des dépenses

Le " j'écris " est repoussé au profit du " on écrit beaucoup " d'une part,

du " je crée beaucoup ", d 'autre part. Faut-il pour autant parler

d'énonciation collective ? Il est " auteur " du travail, inventeur, et s'il

repousse la position d'auteur des objets écrits, c'est moins par modestie

que pour donner leur pleine valeur à des documents infographiques

qui, pour avoir une efficience, doivent émaner du collectif, en tout cas

être reconnu par le collectif comme des ressources " à disposition ".

-%Z -

Page 83: A ^ fl° 33 fft o*

C'est un exemple de développement en cohésion ; l 'évolution de

l 'o rganisa t ion t ransforme la média t ion techn ique et cette

transformation ne se fait pas au détriment de l'acteur, il pense en tirer

profit, parce qu'il se sent à un bon niveau de maîtrise, et que, par

ailleurs, il ne ressent aucune menace sur sa position propre. Il est

soulevé par la vague et sa carrière " décolle " avec la réorganisation.

Une vision dissociée :

Odile, 38 ans, a un parcours tout différent, plus heurté, plus amer. La

compétence à rédiger est revendiquée, mais elle est rapatriée comme une

qualité personnelle et non comme un attribut du poste. L'entretien

commence par une évocation longue des étapes de la carrière, à laquelle

sont intégrées des formations successives, de l'ESEU à un DESS. Si le

questionnaire insiste sur le cadrage biographique, avant la réflexion sur la

relation au réseau, l'informatrice reprend à son compte cette consigne : " Je

vais vous expliquer bien ma trajectoire autrement si je démarre tout de

suite sur aujourd'hui, c'est sûr, vous ne vous y retrouverez pas "

Elle insiste sur son engagement professionnel et les difficultés de

rencontrer un écho à ses efforts : "Je ne connaissais rien à la salle des

marchés, j'ai travaillé comme une folle tous les soirs jusqu'à minuit

une heure, vous pouvez demander à mon mari, ça a été l'enfer, l'enfer,

l'enfer, et pourtant je suis rapide, je sortais de ma maîtrise en alternance,

travailler je sais ce que ça veut dire. Malgré ça, à mon retour au Crédit

National, pas de poste pour moi en gestion. "

L'évolution de la personne est dissociée de l 'évolution de

l'organisation. Les développements respectifs sont sans cohésion. Le

changement personnel est décrit comme dynamique , les é tudes

continuent en même temps que le travail. Le projet est d 'apprendre

pour faire un travail plus intéressant. Le changement de l'entreprise,

lui, exprime le désordre, la crise, l'événement imprévisible :

" Comme vous savez on vient de racheter la BFCE, ça bouleverse

tout, y a plein de postes qui font doublons, ils suppriment, ils déplacent,

c'est comme ça que je me retrouve en agence, avec tout à repartir de

zéro. On est concurrents sur certains segments. En tout cas ils occupent

- S 3 -

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un terrain qu'on espérait conquérir. L'alliance, elle profite sûrement au

total, mais elle sert pas les carrières ".

Le changement relance l'énergie de l 'organisation et bloque la

situation des personnes :

" Vous vous rappelez ce que c'était une banque il y a dix ans, pire

que des fonctionnaires, payés sur seize ou dix neuf mois, un an de congé

de maternité, dont six mois à plein salaire, intouchables, c'était presque

trop, on était vraiment des nantis. "

Le métier comme " contenant " est en danger ; à la précarisation répond

la reconversion. L'environnement externe façonne l 'environnement

interne :

" La conjoncture étant ce qu'elle est, il y a peu d'affaires, alors que

tout le paquet avait été mis sur le développement commercial ".

" la fusion fait qu'on se retrouve trop pour la gestion de la

trésorerie, les métiers de court terme reprennent en même temps du

poids. Dans cette ambiance de restructuration, je ne suis toujours pas

cadre, et j'ai pas du tout un tempérament à vendre ma soupe, alors,

alors, c'est pas joyeux ".

Ce changement de l'entreprise est un reflet du changement global,

qui explique le changement de l'entreprise et ramène vers lui. Chacun

se doi t de reprendre à son compte le discours figé sur la

" mondialisation " :

" Actuellement, il n'y a pas de banque qui ait la taille critique face

aux géants étrangers, pour avoir la taille européenne, il y a plein de

restructurations à prévoir, dans les quatre, cinq ans à venir "

" Il y a une réduction de l'activité, les choses bougent , ce n'est pas

favorable. Depuis quelques années, les gens sont très très inquiets. Ils y

en a beaucoup qui filent en formation. Ils ressentent la nécessité d'avoir

plus de compétences ".

Le changement technique n'est pas senti comme une rationalisation

des technologies de l'information, mais comme un désordre impossible

à suivre, malgré la bonne volonté d'acteurs impuissants à éclaircir la

situation :

-c?4~

Page 85: A ^ fl° 33 fft o*

" C'est vrai qu'au niveau informatique, ils rénovent, ils modifient

sans cesse, mais c'est tellement compliqué, entre le serveur local, les

données locales importées du site central, et des logiciels traditionnels

comme Lotus ou Word implantés sur les serveurs "

La place de l'objet technique est à la fois centrale et clivée des

mondes voisins :

" Mon outil de t ravai l , c'est l 'o rd ina teur , exc lus ivement

l 'ordinateur

- Et est-ce qu'on peut dire que c'est vos connaissances informatiques

qui définissent votre compétence ?

- Non, l'ordinateur n'a que peu avoir avec ce que j 'appellerais ma

compétence, c'est juste un outil, j'ai un métier où j'ai besoin d'outils. Je

tape mes rapports sous Word, je fais des simulations sur Lotus, je puise

les informations dont j'ai besoin aux différents systèmes d'information.

Mais ça ne va pas transformer mon activité, je pourrais dire, à la limite,

je peux faire ce métier sans ordinateur. Je gagne de la vitesse, c'est tout.

Je n'écris plus à la main, je saisis directement sous Word. C'est plus

facile, ça m'aide à voir directement la longueur de mon dossier. J'estime

de visu l'ampleur de ce que je vais rendre. Je jauge, j'anticipe, je compte

les caractères. Si je fais à la main je suis incapable de me rendre compte

de ce que ça fera une fois tapé. Je suis incapable maintenant d'écrire à la

main, c'est une habitude prise ".

Le réseau reste un ensemble d'applications, dépendant de décisions de

l'esprit, sans incidence sur un " format de travail " :

- " Mais le réseau, quelle place il a pour vous ? Vous me dites que vous

travaillez sur réseau, mais vous me parlez surtout du traitement de

texte.

- le réseau je dirais, c'est ça pour moi, c'est une immense base de

données, relativement interactive, je dis bien relativement, mais plutôt

au niveau d'un stock que de vraiment quelque chose ... qui me donne

des idées .

- Et vous expliqueriez comment le réseau à quelqu'un qui deviendrait

votre adjoint ?

- ? ? -

Page 86: A ^ fl° 33 fft o*

- Je partirais des différentes applications, je vous dirais, " telle

application, on l'utilise dans telle situation "

Systématiquement Odile revient à une relation sujet / objet. Elle est

sujet de l'activité et ordonne les tâches, sans que jamais l'organisation

globale constitue une représentat ion envahissante , influençant

directement l'action. Quand on voit par ailleurs le caractère menaçant

de l'environnement du poste, on est tenté d'interpréter cette position

comme un repli sur un savoir-faire qui ne doit pas devenir dépendant

d'un " extérieur " avec lequel il est préférable d'être prudent.

" Tout mon métier c'est quoi ? C'est du bancaire, c'est du financier. Je

suis les encours de prêts, de financement, je crée de l'information. Mais

ce n'est pas lié au réseau. Ca prend la forme d'une impression papier, ça

se consultera, plutôt comme une information indépendante. A la limite

le réseau, pour moi, ça compte comme ...au pire, c'est un mode

d'impression.

Évidemment par ailleurs, je sais que le réseau égale aussi " contrôle ".

Le réseau c'est aussi une trace de ce que je fais, par rapport cette fois à

ma hiérarchie. On retrouve tous mes critères de méthode, dans mes

découpages, les niveaux de fonds propres que je détermine comme des

seuils, mes décisions de suivi client, de mise au contentieux, ça c'est à

moi, c'est visible, ça se rattache directement à moi. L'avoir en réseau

rend pour ainsi dire mon raisonnement accessible sur écran, à des fins

normalement assez positives, c'est aussi une façon de suivre ma

démarche je veux dire au sens de l'imiter, d'en prendre ce qui est bon.

On ne peut pas dire qu'à la BFCE on soit dans une ambiance " mouchard

informatique ". Mais très honnêtement, le réseau, je le vois plus comme

une formidable bibliothèque que comme un ... un réseau, tiens, c'est-à-

dire, au sens où ça mettrait les équipes de travail en lien direct. C'est

comme les applications style groupware, on en parle beaucoup, on ne les

voit jamais à l'oeuvre. C'est plutôt futuriste , mais c'est vrai, tout est là,

déjà, chiffres, effectifs, histoire des clients. "

Tout au long de l'entretien, la vision reste dissociée : moi, l'outil,

l'organisation, restent trois mondes à part qui ne se croisent que dans la

déception et le heurt, et limitent ainsi des potentiels. Il ne s'agit pas de

rattacher cet équillibre à un caractère personnel. L'entrelacs du récit

montre les effets majeurs de l'organisation externe et du blocage de la

-8G-,

Page 87: A ^ fl° 33 fft o*

carrière sur le manque de cohésion globale. La cohésion du poste est

alors construite avec la référence de la compétence individuelle.

Une vision en étoile :

Dans ce troisième modèle, le réseau et l'activité d'intelligibilité et de

maîtrise de la production ont des intersections, mais le plus souvent le

réseau n'est qu'un out i l .

C'est la parcours proposé par l'histoire d'Arnaud. Après une capacité en

droit, il arrête ses études, au grand regret de sa famille, regret qui

deviendra le sien propre dans la suite de sa vie. Il est embauché comme

gestionnaire du comité d'entreprise d 'une société composé d 'une

vingtaine de filiales. Vers 35 a n s , il décide de reprendre des études et de

faire un DUT de gestion puis une maîtrise, qu'il réussit, effort conduit

avec l 'enthousiasme de la réparation. Il devient responsable d'une

comptabilité par processus, épousant le travail d'un " groupe projet " de

conception et de réalisation d'un nouveau produit. Son nouveau poste

est beaucoup plus spécialisé que le premier, mais il a développé dans le

premier métier un sentiment très satisfaisant de " maître de la maison ",

fortement liée à une maîtrise de l'écrit : juriste, fin rédacteur, il prend

plaisir à écrire. Il est responsable des bilans sociaux, des projets annuels,

il est en contact avec des dirigeants syndicaux, des administrateurs et

doit régler " ses styles " sur ses interlocuteurs. Dans son nouveau poste,

la composante informatique est d'une autre nature. Le petit réseau

interne au comité d'entreprise n'a rien à voir avec le gros réseau de son

nouveau service. Pourtant, il aborde le nouvel objet avec sérénité,

semble-t-il parce que la technique n'est pas censée lui faire obstacle :

" Avant, j'avais les mêmes composantes dans mon poste, beaucoup de

bureautique, ça, c'est le cas de tout le monde, un réseau, évidemment

c'était un petit réseau. Mais c'était moi qui l'avais mis en place et c'est

sûr que je ne peux pas dire autrement, je peux dire que je comprends ce

que j 'ai voulu faire, à quels besoins ça répondait, comment j 'avais

l'intention qu'on s'en serve. J'ai eu en plus quand même une position

d'un confort assez exceptionnel, puisque j'ai été associé à la conception

du produit . C'était une petite SSII qui développai t un applicatif

spécialement pour les comités d 'entreprise, et on était "Comité

d'entreprise test". J'ai aidé à l'élaboration du cahier des charges, j'ai testé

le produit, j'ai demandé des modifications, le tout très classique, mais

- à 7 / -

Page 88: A ^ fl° 33 fft o*

c'est quand même moi qui ai élaboré la gestion de base de données, la

gestion de personnel, la gestion comptable. Le type de communication

qu'on formate avec un réseau quand on a la chance au fond que ce soit

un assez petit réseau pour qu'on en décide soi-même, on ne peut pas

être hostile à la démarche. Et bien qu'à l'époque je n'aie eu aucune

formation particulière en gestion, je trouve, toute réflexion faite, que

c'était pas mal pensé, et ça continue à me donner satisfaction. Surtout

que je sais que l'époque Arnaud est loin d'être révolue. On n'a pas

encore renversé ma statue là-bas. Alors, les gros, les petits, c'est pas

vraiment le problème, ici c'est pas le même genre de besoin, je ne dirais

pas, même les informaticiens concepteurs à mon avis ne le diraient pas,

on ne peut pas " comprendre ", au sens où on maîtriserait l'architecture

système d'info, on voit le petit bout dont on se sert, je ne comprends pas,

mais je m'en sers, je visualise, quand même, certaines zones, comment

dire, pas avec , ... il y a un cheminement, même si ce n'est pas

physique. "

L'écrit se nourrit d'autres outils que de la bureautique : le code du

travail, le Lefèbvre (manuel de comptabilité et de fiscalité) sont mis sur

le même plan, celui des ressources documentaires et productives. Mais

c'est une responsabilité globale qui se dégage : " J'étais gardien du

matériel, garant de tous les documents produits, que je les aie écrits ou

non, et en général j 'en étais l'auteur. Celui qui se fait moins mal quand

il écrit, dans un service, surtout si c'est lui le responsable, c'est assez

normal qu'il se retrouve assez vite avec le monopole de la composition

de rédaction. Parce qu'il va plus vite, sans drame, sans risque. Mais

j'étais quand même très libre, personne n'avait de compétence pour

comprendre mon mini-réseau, c'est moi qui détenais l 'information.

J'avais en plus le privilège d'être vraiment le principal rédacteur, tous

les documents émanant de moi, moi étant l 'incarnation du comité

d 'entreprise, son seul représentant habilité à discuter avec les

administrat ions et les élus, le Comité d 'entreprise se contentant

d 'approuver . "

Cette position de confort dépend d'un équilibre entre l'image de soi,

l'image des finalités de l'activité et la médiation technique. Pourtant, le

cas d'Arnaud est différent de celui d'Alain. La compétence à " dominer "

le réseau n'a pas été un atout central. C'est une histoire assez syncopée

au cours de laquelle les compétences s'accumulent par autodidaxie

-SB-

Page 89: A ^ fl° 33 fft o*

opportuniste. Les évolutions techniques sont saisies, elles sont un

obstacle relatif, puis un atout relatif. La rupture de carrière entre les deux

postes fait sentir les décisions d'apprendre qui déséquilibrent la culture

précédente :

" Dans ma vie j'ai d'abord été quelque temps juriste, puis économe,

comptable, gestionnaire, informaticien de la onzième heure. Quand j'ai

été au bout de l'économie sociale, j'ai dit " c'est fini ", j'ai sauté dans le

vide ; ça s'est fait en deux temps, mais c'était décidé d'avance. Temps un,

le congé formation, temps deux un licenciement, même pas négocié, si

vous voulez parler d'une dot au départ. Je savais qu'il fallait licencier

un des deux gestionnaires. C'était moi ou ma collègue, divorcée, trois

enfants, aucune chance d'évolution, pas de chance à vue de nez de

retrouver ailleurs. J'ai décidé que c'était moi. L'occasion fait le larron.

C'était quitte ou double. Avec la certitude de ne jamais revenir à

l'économie sociale. La RATP n'est pas très loin. J'ai quand même des

angoisses, je me sens vraiment maintenant un utilisateur informatique

lambda. Ma seule angoisse, c'est casser quelque chose, surtout ne rien

abîmer, ne rien effacer, une obsession. "

la relation au travail d'autrui

L'écrit sur réseau définit trois modes de relations à autrui : la

domination, la coopération, la reconnaissance. La domination, parce que

les faiblesses d'autrui sont visibles : " Dans la mesure où j'ai un accès

permanent à ce que font tous mes collègues, oui, on peut dire que leurs

er reurs , leurs incompréhensions , la qualité de leur travail , ne

m'échappent pas, en même temps le fait de maîtriser l'outil, en

l'occurrence d'être le seul à maîtriser l'outil, ça faisait de moi quelqu'un

d'indispensable ".(Arnaud)

La coopération, quand l'écrit partagé se rassemble dans les dossiers

" communs " des serveurs, quand chacun apporte sa quote part à l'écrit

en gestation : " Maintenant, quand on lance la rédaction du bilan social,

on ouvre un dossier en mosaïque, chacun à sa plage prédéfinie à

l'intérieur d'un même document, il a un mot de passe de lecture qui lui

permet de circuler dans les chapitres des autres, mais il y a un

verrouillage d'écriture qui interdit qu'on change, le problème, c'est

quand les textes ont été modifiés et qu'on n'a pas de base pour comparer

on avait des fois trois quatre versions presque pareilles, et personne ne

- £ * -

Page 90: A ^ fl° 33 fft o*

savait qui avait fait une correction, d'où l'intérêt du verrouillage en

lecture, on lit, mais on ne touche pas, mais c'est vraiment une occasion

de discuter, à mi-parcours on prend des dates et on arrive en général à

isoler deux heures pour relire ensemble, ça on peut dire que c'est un

mode de travail que le réseau permet avec plus de souplesse, plus de

respect du travail de chacun. C'est moi qui ai mis cette procédure au

point, j 'avoue que j'en suis bien content, si ça pouvait se généraliser. "

(Alain)

La reconnaissance quand les efforts de reformulation sont gratifiants,

ainsi d'un employé de France Télécom, qui loue la clarté du manuel de

procédure de son hiérarchique : " Souvent c'est pas très clair, mais là il

faut reconnaître, ils s'y sont pris exactement comme il faut, on a tous les

écrans, les opérations sont claires, et quand on est en panne malgré tout

on ne va pas chercher loin, puisque c'est Alain qui l'a fait ".

Reconnaissance encore - ou domination - quand la mise en ordre d'un

format d'écriture réseau s'impose dans un processus de genèse des

normes. Ainsi d 'une contrôleuse de gestion, dans une banque, qui

impressionne les jeunes salariés parce qu'elle oblige toute conception de

projet à suivre les étapes types qu'elle a imposées par un " assistant

conception " de " modèle de document " sur le réseau : de la recherche

d'idées à l'édition du document, chaque salarié est censé se plier à la

démarche - et le fait, semble-t-il. Une jeune assistante explique : " Au

début , j 'étais complètement perdue, ça m'a pris un temps fou, je

trouvais ça complètement loufoque, d'ailleurs il y a une femme qui m'a

dit qu'elle avait mis trois ans à s'habituer, mais une fois qu'on y est fait,

c'est formidable le temps qu'on gagne. Quand on est plusieurs sur une

affaire, on peut se relayer sans rupture. C'est même pas au niveau de la

rédaction, c'est une façon de poser les problèmes. Ca aboutit à écrire

pareil, à penser pareil, on pose les problèmes pareil, on raisonne pareil.

En plus de ça pour soi-même on gagne un temps fou parce que dès que

c'est mémorisé , qu'on a la trame en tête, on fait absolument ce qu'on

veut, le raisonnement, ça s'enclenche presque automatiquement ".

Ces exemples sont présentés pour illustrer des types et nous avons choisi

de nous attarder sur ces cas pour bien montrer la place des nouvelles

médiat ions techniques dans un processus d'écriture par tagée, qui

n'exclut ni les rapports de " place ", ni les rapports de force, ni les

" insécurités " d'écriture. L'environnement professionnel d 'une part, la

- 3 o -

Page 91: A ^ fl° 33 fft o*

trajectoire personnel le d 'aut re part, semblent impor tan t s pour

déterminer un rapport à l'auctorat, la marge d'initiative rédactionnelle

se laissant réinterpréter soit comme une protection des savoir-faire

fondamentalement personnels, soit comme un signe d'une compétence

technique permettant une connaissance dominatrice. En tout cas, le

sentiment de compétence à rédiger ou à concevoir des documents de

gestion est à situer parmi les formes de compromis entre individu et

organisation. La revendication d'auctorat est double : auteur d'écrits ou

de tableaux qui circulent dans le réseau et prouvent l'activité, donc

auteur de son travail ; inventeur d'écrits ou de tableaux destinés à entrer

en concurrence avec d'autres normes ou pratiques, donc

porte-parole d'un collectif et effacement de l 'auteur-personne au profit

d'un auteur-fonction, qui protège l'efficience et la justesse.

- 9 / -

Page 92: A ^ fl° 33 fft o*

5 Effacement des marques de la subjectivité

Un cadre énonciatif contraiut

L'énonciation est contrainte par deux injonctions par t ie l lement

contradictoires : répéter, inventer. Répéter parce que le travail tertiaire

n'est qu 'une délégation, une division de tâches de rout ines ,

l'accompagnement du trajet des objets, leur " traçabilité " comptable, et

que tout doit être fait dans les règles, à l'identique par chacun. Inventer,

parce que l'écrit est une énergie, la marque de la " réactivité ", de la

r é o r g a n i s a t i o n ", du " pro je t ", de 1' " é v a l u a t i o n ", de

1' " amélioration ". Le cadre d'énonciation fige le style dans des usages de

rédaction très difficiles à soutenir: " j e " se fond dans le collectif (" je"

est le " même ", "je " pense comme tous, "je " ne se met pas en avant,

l'intérêt du service prime, " j e " est objectif ...) ; mais " j e " apparaît (" je "

comprend, " j e " propose, " j e " établit, " j e " diagnostique, " j e " prévoit).

Les marques de renonciation sont tronquées, mais certaines opérations

centrales du rapport de gestion, le jugement, l'effort pour imposer une

pratique, n'ont pas d'efficacité pragmatique sans une performativité, qui

demande une personne et une deixis. Comment ce problème est-il

résolu par les rédacteurs ?

L'auteur de l'écrit de gestion a appris à croire à la convergence des buts

entre l'organisation et lui-même. Travailler " jus te" , c'est protéger son

emploi . Il a investi son intelligence dans des technologies de

l'inrormation, de conception et d'expression. Il a accepté la charge des

initiatives, des propositions, des transformations. Mais il a vu s'accroître

la visibilité des pratiques et leur caractère procédural : il se montre et il

se cache, il dépense et il retient.

Les modèles et leur reproduction

L'imitation est le moyen de l 'apprentissage des formes, des règles

rédactionnelles, du style : "la première fois que j'ai eu à écrire un

rapport, d'abord j'ai demandé combien de pages ça devrait faire, on m'a

- 3 2 -

Page 93: A ^ fl° 33 fft o*

dit "ce n'est pas le problème", j'ai tout simplement demandé à mon chef

de me donner des exemples, quand j'ai vu ça avec la reliure, je pensais

sincèrement que je n'arriverais jamais à en écrire autant, je n'avais

jamais fait ça. Après j'ai constaté qu'il y avait quand même beaucoup

d'annexés, dès que je m'y suis mise, ça a été, et après c'est devenu la

routine".

L' imitation est parfois une règle : "Chez nous, c'est comme ça". Elle se

prat ique intuitivement par les corrections d'un hiérarchique. Il y a

souvent des traditions qui s'opposent : "Moi je fais comme j'ai appris

avec Monsieur G." Par exemple faut-il faire un résumé au début du

rapport ? Oui, si on travaille pour telle personne, mais non pour une

autre. Quel niveau de précision donner à des titres ? l'introduction doit-

elle simplement annoncer un contenu ou est-elle une synthèse ?

Normes en concurrences qui expriment des débats sur les formes mais

définissent aussi les zones d'influence de la hiérarchie, parfois relayée

par des services de communication ou de formation, qui éditent des

manuels du parfait secrétaire, très influencés par les publications des

écoles de journalisme, et assez éloignés de la culture administrative.

Néanmoins, des plans types se dégagent Les " missions " sont toujours

rappelées dans les premières pages : mission du service, nature de la

délégation. Les premières pages explicitent le contrat d'écriture passé

entre l'organisation et le rédacteur :

" L'activité du service études s'articule autour de ses deux grandes

missions que sont d'une part la conception des projets (ouvrages et

matériels du réseau) et d'autre part l'évaluation des moyens nécessaires

au déve loppement ( invest issements, budgets , main-d 'oeuvre et

logistique). L'année 1994 a été marquée par la réorganisation qui a vu le

service s'enrichir de deux missions annexes : le contrôle de gestion

interne et la mise en fonctionnement de chaque unité en centre de

profit. "

Ce cadrage s'accompagne d'une mise en contexte : un fait d'actualité,

une préoccupation, un projet, un rappel de normes et de valeurs de

l'entreprise ou d'une méthode.

- 33 ~

Page 94: A ^ fl° 33 fft o*

Les différents plans :

Le plan est cité comme un organisateur essentiel de l'écriture. Il n'est

pas travaillé en fonction d'une problématique, mais en fonction d'un

modèle type on "choisit" un plan, et on l 'applique. Les plans

organisateurs les plus courants utilisent la succession, en particulier la

revue des "lieux", les étape' ou les éléments d 'un projet. En voici

quelques exemples :

- par lieux : chaque élément de la division ou du service est parcouru :

" service comptabilité ressources "

" pôle approvisionnement marchés "

" division qualité fournisseurs "

- par étapes d'un projet :

présentation de la mission : " structure fonctionnelle "

méthode du projet " de l'origine des informations : la réponse à la

demande "

éléments de constat " le bilan et le compte de résultat "

éléments de diagnostic " des procédures qui ont fait leurs preuves

mais peuvent s'améliorer "

éléments de proposit ions " décentraliser l 'établissement des

documents et créer un contrôle interne a posteriori "

dossier technique

- par processus :

" processus d'achat propre aux immobilisations "

" processus de mise à jour du parc des immobilisations "

" processus de sortie des biens "

Les plans sont " en étoile " (chaque partie est une branche du tout, de

statut constant, ouvrant sur une division " en tiroirs ", identique pour

chaque partie), chronologiques (chaque partie représente un moment

du travail), logiques (chaque partie représente un moment des

opérations de l'esprit : constater, interpréter, prévoir ou proposer),

comparatifs (avantages, inconvénients ; points forts, points faibles), par

statut par rapport à la réalité (du certain vers l'éventuel, de l'actuel vers

le futur, du correct vers le mieux).

- 0 4 -

Page 95: A ^ fl° 33 fft o*

Les introductions sont rapides : elles cadrent, annoncent la mission. La

méthodologie du travail n'est jamais détaillée : elle va de soi. Il y a une

concurrence entre trois usages :

- traiter l'introduction comme une synthèse et annoncer les

résultats du travail. L'introduction peut suffire au destinataire

pour comprendre l'ensemble du travail.

- limiter l 'introduction à l'application d'une convention et

brosser en quelques lignes un projet.

- utiliser l'introduction pour démontrer la nécessité du travail

accompli, mais engager le lecteur dans un parcours sans lui en

indiquer le sens ou le terme. L'introduction énonce le projet

mais reste dans un suspense rhétorique.

Les conclusions sont plus homogènes : il n'y en pas. Tout a été dit, tout

est fait, le bilan va de soi, le texte s'arrête par tarissement. La liste est un

outil de rédaction essentiel :

" Indicateur FIR

sécurité

40 visites chantiers 1995

10 réunions sécurité des sites 95

campagne sur le thème " sécurité "

Code des travaux

39 instructions, dont 9 +3, à mettre à jour en 1995

création d'un poste d'adjoint au directeur qui s'appuiera sur le

SFIR

création d'un poste d'audit (rattaché au directeur) "

La liste a des valeurs étendues au-delà de l'énumération d'objets, elle

pallie l'argument impossible, en réduisant l'explicitation, en retenant

la subjectivité, en insistant sur le " fait ". Elle est un moyen d'enchaîner

des paragraphes tronqués :

" b) effectif moyen payé :

C'est la durée moyenne de présence de l'effectif dans l 'entreprise

écoulée durant l'année.

Il mesure l'évolution de la masse salariale.

Les sources d'informations proviennent du Service du personnel. Cet

indicateur sera édité chaque mois.

_ 3 5 ~

Page 96: A ^ fl° 33 fft o*

c) répartition par collège :

répartition par collège statutaire dont les données proviennent du

Service du Personnel.

Le but est de maintenir un équilibre entre ces catégories.

L'édition se fera chaque mois. "

Thème et rhème s'enchaînent dans la parataxe : le groupe nominal titre

est défini. Une explication suit. La décision d'organisation n'est pas

argumentée : elle est posée, les éléments sont dissociés, les énoncés sont

elliptiques.

Quelques traits du discours

Le rédacteur construit un auteur efficace parce que sans personnalité. La

difficulté est d'évaluer sans critiquer, de proposer sans renier, puisque

les opérations de jugement explicite, trop subjectives, lui sont interdites.

Voici quelques solutions courantes :

1. "Devoir", plutôt que "souhaiter"

On ne rencontre ni modalités appréciatives, ni expression du souhait . Le

" projet " est rapporté au déontique et à l'axiomatique : " on doit ", " on devra ",

" il faut ". La " possibilité " est peu traitée : les évaluations de scénarios comparés

sont rares. Le " choix " n'est pas présenté avec le lexique ou les modalités du

désir, de l'intention.

2. " permettre " et " éviter "

Comment situer ce qu'il " faut " faire hors du je " pense ", je " crois " ? Une

argumentat ion atténuée passe par l'assertion déléguée aux faits. " Permet "

argumente la validité du diagnostic :

" ...permet une meilleure approche des utilisateurs "

"... permet d'économiser une saisie "

" ...permet d'éviter les erreurs "

" ...permet de contrôler la régularité des investissements "

" ....permet de réguler la charge de travail "

" ...permet de réduire les délais "

-§6 -*

Page 97: A ^ fl° 33 fft o*

' Evite " promeut le projet :

'... évite un archivage trop lourd "

' ...évite les le déficit d'informations "

' ...évitera les erreurs de classement des dossiers clients ".

'... évitera que des codes clients soient affectés en double "

3. "Bien" aujourd'hui, "mieux" demain :

Pour passer en douceur de l'actuel au futur, la critique est très

prudente, elle se marque par des comparaisons avant /après qui sont

soutenues par des champs lexicaux opposés :

" avant mon travail " = maintenant

" Si mes propositions sont retenues " = après

Effet de la transformation

transparence

rapidité

sécurité

fiabilité

rigueur

bon fonctionnement

Dysfonctionnement actuel

complexité

lenteur

risque

erreur

incertitude

dysfonctionnement

Le rédacteur ne peut s'impliquer dans la dépréciation : le présent est bon,

le futur sera meilleur :

le bon déroulement affecter au mieux

la bonne organisation le meilleur contrôle

la bonne gestion des données un meilleur ratio travail/qualité

- Ö ?

Page 98: A ^ fl° 33 fft o*

une bonne circulation des informations une meilleure évaluation

4. La généralisation plutôt que l'opinion personnelle

Le présent est associé à des contextes de valeur constative, descriptive,

prescriptive et axiomatique. La persistance du présent , dans des

contextes qui appellent parfois le futur, l 'hypothèse ou l'injonction

explicite maintient une neutralité qui ne se dépouille pas de l'autorité :

le présent est le temps dominant. Il construit un discours de l'évidence,

s'imposant sans argument :

contexte constatif :

" Le document de doctrine intègre quinze années d'expérience dans le

domaine des études de rentabilité interne. Il diffuse ses travaux

auprès de tous les postes concernés, qui en utilisent les conclusions "

contexte descriptif :

" le groupe de travail se penche avec attention sur la situation des

postes ; la gestion de trésorerie reste un service fortement lié au

contrôle de gestion, car les procédures de ce dernier ne se fondent que

sur les sources que la gestion de trésorerie est à même de transmettre.

L'ambiance de travail est affectée par les réductions de poste mais la

bonne volonté des personnels et leur motivation restreignent les

retards d'enregistrement ; la vision reste fiable même dans les

périodes de forte hausse de l'activité. "

contexte prescriptif :

" Il reste encore beaucoup à faire. La nouvelle réglementation en

matière de transparence des factures n'est pas encore appliquée par

tous les services, il est temps de mobiliser à nouveau par des actions

de sensibilisation les personnels qui n'ont pas reçu la formation

nécessaire à l'utilisation du nouvel applicatif. Les responsables de

bureau sont invités à contacter la direction de la formation pour

signaler les demandes ".

- 2 3 ~

Page 99: A ^ fl° 33 fft o*

contexte axiomatique :

" Chaque service comprend la nécessité d'uniformiser des procédures

qui sont la garantie de tous pour la qualité du travail. Le guide de

procédure définit les obligations de publicité des cumuls quotidiens,

qui sont centralisés à la tête de réseau. La qualité est l'affaire de tous. Il

est normal que chacun admette la pertinence de nouveaux moyens

de gestion qui sont amenés à se développer. C'est le rôle de chacun de

contribuer à la mise en place de l'organisation qui est d'ores et déjà

opérationnelle."

5. L'éventuel est maîtrisé dans le détail des règles au cas par cas :

Même dans le cas d'un énoncé qui est rattaché à un système

d'hypothèse, le présent tend à se maintenir, à maîtriser le désordre de

l'éventuel dans une règle et à rester dans le déterminisme de la

conséquence :

" Si l'information n'arrive pas à temps pour la clôture mensuelle de

l'analytique, le cadre comptabilité se doit de rechercher lui-même

l'information manquante le plus tôt possible. "

" En cas de panne du système local, la saisie des factures ne peut que se

faire depuis les stations d'étage qui, elles, restent en permanence

connectées au système central. Les fichiers personnels ne doivent pas

en être affectés, puisque les sécurités sont réglées automatiquement ".

Balayage des possibles pour contenir l'imprévu

Les possibles sont placés dans un cadre de généralité : " Dans tous les

cas, soit baisse des achats, soit résiliation de contrats de maintenance,

soit ralentissement saisonnier, le suivi client reste la mission

commerciale première, puisque la relation personnalisée nous donne

les moyens de réagir. Chaque commercial se doit de vérifier

régulièrement la motivation de son fichier à l'achat ".

" Le service doit mettre à jour dès réception toutes les factures qui

arrivent accompagnées ou non de bordereaux, auquel cas il importe

de faire passer une note corrigeant rapidement ce dysfonctionnement,

- 3 2 -

Page 100: A ^ fl° 33 fft o*

ce qui n'est pas fait actuellement. Les dossiers incomplets ont été

constatés assez fréquemment. "

L'incertitude est le quotidien, l 'anticipation est le métier du

gestionnaire : " soit ... soit ", " Dans les cas de ... ", " Chaque fois que "

sont les tournures de l'emprise. Ce style unit tous les niveaux de

réalité dans uii factuel qui dissimule l'hétérogénéité des énoncés.

6. Les " prêt-à-écrire " et clichés descriptifs

Pour désigner les objets, pour enchaîner les descriptions, les différents

rédacteurs recourent à certains formats d'énoncé qui présentent une

régularité. Ceci concerne de façon nette les rapports de mission,

d'audit, d'expertise :

phrase type de description d'objets (exemple d 'enchaînement de

phrases en un paragraphe :

La lettre de mission est

Ce document

Cette production

La fiche signalétique

est

Les listes de procédure sont

se matérialise

représente

un contrat dans lequel

s o n t d é f i n i e s les

obl igat ions de chaque

partie.

un c o n t r a t qu i se

renouvelle tous les ans.

des d o c u m e n t s qu i

énumèrent les différentes

tâches à effectuer.

par la lettre de mission

d a n s l a q u e l l e s o n t

définies tous les travaux

étape par étape.

une synthèse de contrat

qui contient toutes les

informations nécessaires

_ ¡OO -,

Page 101: A ^ fl° 33 fft o*

phrase type de description des enchaînements d'actions :

Après la phase de.,

Lors de l'actualisation,

Une fois complétée,

Cette fiche

Ce planning

Ce document

l'expert

le contrôleur

la liste

est remplie

est transmis

est centralisé

doit organiser et

programmer

devra établir un planning

doit être remise au plus vite

avant toute réunion

ensuite

au contrôle de gestion

central qui vérifie

sa mission

au contrôleur de

gestion

par le commercial

au service

Parmi d'autres ressources, ces quelques exemples montrent comment

les rédacteurs réussissent un double mouvement, d'inscription de soi

et d'effacement : l'intention est remplacée par l'axiome ; l'affirmation

de soi est masquée par le passif qui place l'objet comme sujet, par le

neutre, qui fait du courant et du normal un argument, par l'indicatif

qui fait du risque un futur maîtrisé. Ce n'est pas sans provoquer une

certaine assomption du rédacteur, qui devient le narrateur invisible,

l'oeil de Dieu sur la tableau. Loin de faire disparaître l'identité de

l'auteur, ce mode d'écriture la protège ou la promeut : si l'écrit est

réussi, c'est-à-dire s'il entraîne des transformations reconnues, on

saura toujours qui l'a écrit, qui y a travaillé. Si l'écrit est échoué, il

reste dans l'anonymat, il se détruit en étant non lu et ne lèse pas trop

son auteur. L'effacement des marques énonciatives est une façon

immodeste de donner force de loi aux énoncés. En se retirant du

discours, le rédacteur écrit de la science, écrit au nom de la

communauté qu'il représente, un bureau, un service et enrichit sa

place de discours. Certes il se dépouille de l'humeur, de I'affect, mais

il devient un porte-parole qui, en écrivant "au nom de..." protège son

identité mais participe aux gains.

_ | 0 I -

Page 102: A ^ fl° 33 fft o*

C'est une façon de travailler par l'écrit, sinon de travailler l'écrit :

"l'écrit travail" est elliptique, rapide, répétitif et réglé comme la

procédure, comme la routine, comme tout ce que l 'entreprise

construit pour faire face à l'événement. Et dans ce jeu du neutre nul

n'est dupe. La langue de bois n'empêche pas l'expressivité, tronquée,

codée : une façon de dire sans dire, d'atténuer les critiques tout en

distribuant habilement bon et mauvais points. Il s'ensuit des débats

sur le choix de formules qui prêtent à sourire tant les énoncés sont

proches. Par exemple cet échange : "A ton avis, si je veux faire sentir

que le boulot de leur fournisseur est nul, sans vexer X, qui a passé le

marché, il vaut mieux que je dise : "Certains écarts au contrat qualité

(délais, prestations) imposent un rappel à l'ordre" ou "De récents

écarts au contrat quali té (délais, prestat ions) doivent attirer

l'attention"...

-J02-,

Page 103: A ^ fl° 33 fft o*

7 Conclusion

La rédaction des écrits de gestion n'est pas associée à une revendication

classique du statut d'auteur ; à la fois parce qu'il pourrait bien être

dangereux que la place de travail soit associée à certaines positions

défendues avec la médiation d'un rapport d'étude ; parce que l'écrit est

un travail et ne mérite pas autrement que comme travail une

appropriation, ce qui est déjà beaucoup ; enfin parce que l'efficience de

l'écrit dépend de la disparition de la personne auteur.

En ce sens, l'écrit de gestion a bel et bien besoin d'un auteur : l'équipe

ou le service responsable d 'un projet, l 'origine inst i tut ionnelle

l 'emporteront sur la personne. Môme si la reconnaissance du travail

d'écriture reste spécifique. Rien n'empêche de jouer sur les deux

tableaux : l'écrit est non signé, prenant valeur par une origine connue

mais dépersonnalisée ; mais l'auteur est identifiable, et sa " compétence

rédactionnelle " ne sera pas ignorée lors d'évaluations diverses.

Car si l 'auteur-personne est effacé, le responsable est constitué. Les

réseaux suivent à la trace chaque intervention, les rédacteurs sont

mandatés , " autorisés " : écrire, c'est travailler, et chacun présente

l'emmêlement des tâches d'écriture, de conception, de gestion courante

ou exceptionnelle dans le bloc du travail bureautique, omniprésent.

Une erreur d'écriture, un document omis, un retard, une hérésie de

raisonnement se voient. Et le responsable existe comme cible du

d i scours cr i t ique, la mémoi r e in format ique j o u a n t comme

dénonciation d'un dialogue intérieur aberrant.

Dans les mêmes services, producteurs et évaluateurs d' " écritures "

coexistent et échangent leurs places, selon la " mission " du moment.

Relation referentielle à l'activité ou métalangue du jugement, de la

représentation par le schéma, impliquent des positions d'écriture en

principe différentes. Mais une unité stylistique recherchée, construite

par des collectifs, endossée comme un vêtement de travail, gomme les

coupures éventuelles en censurant les traces énonciatives. L'écriture de

l'événement est contenue dans l'écriture du général, de l'attendu, du

répété et du répétable.

- l e ; -

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Le lien entre écriture et relation à la fonction est donc premier : les

contraintes de l'écriture s'interprètent par rapport à la place de travail,

entre protection et exhibition. Néanmoins la compétence à rédiger - car

une certaine tolérance entoure encore, dans certaines fonctions, celui

qui rédige peu mais compte bien - , mais aussi et peut-être surtout la

compétence à " concevoir des outils " impliquant de l'information, du

mot, du chiffre, du dispositif graphique, se révèlent des qualités

nécessaires, qui assurent, du point de vue des informateurs eux-mêmes

l'unité d'une carrière et le moyen de supporter les coupures et les chocs

dans les trajectoires. Cela est encore plus vrai quand la lecture est un

mode de genèse des écrits : couper/coller de la reprise, mimétisme du

figement, empreinte des patrons rédactionnels sont des modes de

genèse des écrits et interviennent dans la construction des standards.

Mais la lecture donne aussi l'occasion d'une analyse de l'information,

d'une visibilité des pratiques des autres - lire et pas seulement être lu ;

voir, et pas seu lement être vu - et d 'une conna i ssance

organisationnelle, qui alimentent - et cela est ressenti et dit - les

stratégies de survie et d'expansion des salariés. Le discours est en

circulation, et il est vraiment l'unique accès à des organisations qui

tendent à se dématérialiser.

L'écrit, outre ses fonctions de communication, de gestion des savoirs,

de traçabilité, ne devient-il pas une cartographie de l'activité ? Une

façon démiurgique d'ordonner l'hétérogène, de donner forme à ce qui

ne saurait s'éprouver comme un territoire concret... Un historien de la

cartographie, Christian Jacob (1992), rappelle que "la figure du

graphique endigue le désordre du monde". Il parle de "victoire du

détour" pour désigner les médiations, codes, légendes, tracés, qui

représentent un territoire et deviennent ce territoire. Le mixte écrit-

schéma de l'écrit de gestion est peut-être à approcher en tenant compte

de cette valeur cartographique : la caractère neutre des écrits ne

s'apparente-t-il pas à ces codages réguliers auxquels nous habituent les

cartes ? Auquel cas l'effacement de renonciation serait autant un trait

de la construction d'un auteur collectif qu 'une condition de la

s tandardisat ion des écrits, nécessaire à une homogénéi té auto-

référentielle.

- lc4 -

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A l 'appui de cette hypothèse, une remarque à propos de la

revendication des paroles : autant il est rare d'entendre un de nos

auteurs se plaindre d'avoir été imité - l'imitation est une preuve de la

fécondité d'un écrit- autant la propriété des paroles est importante :

quand quelqu'un a développé une idée devant un interlocuteur et

entend ensuite ce dernier qui la reprend à son compte, son indignation

est sans bornes. La parole a une valeur d'invention, elle met en scène la

personne. En réunion, elle lui donne un crédit immédiat . La

polyphonie bien admise à propos de l'écrit est traitée avec suspicion à

propos de la parole. L'enquête semble montrer que l'écrit ne suscite pas

de telles passions, comme si renonciation de l'écrit, en tout cas dans sa

forme finie, ne renvoyait pas immédiatement à l'identité.

Nous avons dans cette présentation laissé de côté la question des

écritures collectives : négociations d 'un texte devant un écran,

discussions sur la véracité d 'un chiffre à saisir ou d 'une logique de

calcul, biffures, ratures, écritures de la reprise, des annotations à

plusieurs mains. Cette question prend ensemble l'écrit et l'oral, la trace

d 'un dialogue dans un paragraphe, l 'organisation d 'une réunion à

partir des catégories de l'écrit. Objet en soi, une telle étude est la suite

naturelle de cette description des écrits de gestion et de leur sens dans

des métiers en transformation.

-IO5 ->

Page 106: A ^ fl° 33 fft o*

8 Bibliographie

Akrich Madeleine, 1994, " Comment sortir de la dichotomie technique/société ? " in Latour B. et Lemonnier P. (dirJDe la préhistoire

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- l o ó -

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_to7-

Page 108: A ^ fl° 33 fft o*

Le journal de passerelle dans la marine marchande.

Consigner et remplir : l'exercice quotidien d'une responsabilité professionnelle.

PIERRE DELCAMBRE

- l o i -

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Le journal de passerelle dans la marine marchande.

Consigner et remplir : l'exercice quotidien d'une responsabilité professionnelle.

Pierre Delcambre, Gerico, Lille 3.

Les aventures de l'ouverture du terrain m'ont conduit à n'étudier, parmi tous les écrits de bord de la marine marchande que le journal de passerelle. La société Delmas m'a entrouvert ses portes, acceptant, dans le premier temps de notre collaboration, de me confier une série de journaux de passerelle, courant sur une année de navigation d'un de ses navires.

L'ouverture de ce terrain a duré un an : j'ai eu une série de rendez-vous successifs : avec le Commandant chargé des relations humaines, lequel s'adjoint ensuite un responsable du service juridique, puis trois mois plus tard le responsable du service juridique et la chargée de communication, enfin le commandant de l'armement. La négociation fut dure ; elle porta tout aussi bien sur le projet initial (une étude des rapports entre commandants de bord et armateurs par l'étude de leur communication écrite, celle des rapports de mer) que sur la nature des documents que l'armateur accepterait de mettre à ma disposition. Mon ambition première était (elle le reste 1 ) l'étude des communications entre commandants de bord et armateurs, dans un contexte historique de communications par satellite. Je me demandais si le statut d' « auteur » du commandant de bord en était modifié. Je touchais là en fait à une question névralgique dans le champ professionnel concerné. Les commandants se plaignent de la réduction de leur pouvoir, sensible notamment dans les situations traditionnelles de communications écrites. Les armateurs ne veulent pas assumer publiquement la modification des pratiques d'écriture qu'ils souhaitent. L'entrée dans l'étude de la marine marchande ne devait donc pas mettre en défaut l'armateur qui avait accepté d'être un « terrain ». J'ai donc modifié ma demande et j'ai décrit ma recherche comme littéraire, d'analyse de forme, demandant à avoir un premier accès non aux écrits « sensibles » que sont les rapports de mer, mais aux journaux de passerelle. Comme dans d'autres terrains, on m'a dit : vous êtes vraiment drôle, que peut-il y avoir d'intéressant dans les journaux de passerelle... Dans le même temps, le commandant, directeur des ressources

Le cadre général de l'étude, dont ce rapport n'est qu'une première étape, sera indiqué en postface « Une approche de terrain dans les sciences de la communication pour comprendre ce qu'est un « auteur » d'écrit professionnel.»

_ IOC-

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humaines prit bien soin de me donner accès au journal de passerelle2 d'un navire qui ne risquait pas de m'amener à traiter des phénomènes sensibles. Voilà ainsi tracé le contexte de mon introduction sur un premier terrain concernant la marine marchande.

1. L'économie des échanges symboliques dans la marine marchande : le droit

maritime et les écrits

Commandants de bord et armateurs : des rapports qui changent, des écrits s'en ressentent.

C'est pour éclairer la problématique de l'autorat dans les écrits de travail (initiative et responsabilité dans l'écriture des incidents de mer) que je voulais comprendre l'évolution des rapports entre armateurs et commandants dès lors que les techniques de communication (et la crise de l'emploi liée à la crise du transport maritime) permettent à l'armateur de discuter avec le commandant de ce qu'il y a lieu d'écrire. Pour certains (ainsi Cormier, 1991, écrivant sa thèse de droit comme un membre de la profession...) il s'agit là d'une rupture avec le statut (notamment juridique) du commandant « seul maître à bord ».

Selon cet auteur, dans la situation « ancienne », le capitaine devait se suffire. Son habileté faisait son autorité et son prestige. Aujourd'hui le navire n'est plus un isolât mais l'élément d'une chaîne. Ce phénomène s'explique sous l'effet de plusieurs facteurs : l'accélération des opérations de chargement/déchargement ; le dévelopement de nouveaux terminaux à l'écart des villes ; la transformation des communications avec l'armateur : le contact direct permanent est possible ; le développement des pressions économiques et réglementaires sur le capitaine. Le loi (pour l'instant le capitaine est seul responsable au pénal) encore en vigueur fait du capitaine l'homme fort, garant de la sécurité. Il a notamment des attributions disciplinaires, ainsi que d'état civil, qui font de lui un représentant local de l'Etat. Néanmoins, l'autonomie ¿u pouvoir nautique, vigoureusement affirmée en droit français et étranger est un principe séculaire qui perd de sa force : le capitaine, par une « subordination » est dépossédé au profit de l'armateur (dont l'organisation se complexifie avec l'existence d'affréteurs), des services de terre (les sociétés mandataires) et enfin de l'Etat côtier. (Résumé de l'introduction de la thèse de M.Cormier, 1991).

Or l'écriture et la communication sont précisément des éléments qui permettent d'éclairer l'état actuel des rapports entre « le bord » et « l'armateur ». Des écrits « canoniques » étaient au coeur même de la relation entre « le bord » et « la terre » : le livre de bord, journal de bord, les rapports de mer, les journaux de passerelle sont en effet, encore aujourd'hui, des documents qui ont une valeur tout à fait particulière au

Le lecteur remarquera vite que, diachroniquement et synchroniquement, on assiste à un flottement terminologique dans les termes en usage. Livre de bord, journal de bord, journal de mer, rapport de mer, journal de passerelle. Notre étude portera spécifiquement sur le journal de passerelle, objet d'écriture partagé par le commandant et les officiers de quart et portant les indications concernant la navigation et la vie à bord.

-110-

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fcc

JOURNAL DE MER

(Rapports de Mer)

du Navire

Capitaine

Armé à _

2K - Arthaud Agent des services hydrographiques français,

anglais, américain.

Dépositaire OMI-IUT 4, rue Amiral Troude - 29200 BREST

Tél. 16 98 44 84 69 - Fax. 16 98 80 21 59

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JOURNAL DE MER

Pour servir aux opérations du capitaine commandant

le navire

du port de

jaugeant tonneaux

Le présent registre contient

feuillets cotés et paraphés, les premiers et derniers signés par

nous Juge au Tribunal de Commerce de terre et de mer

séant à

- 1 1 2 . -

Page 113: A ^ fl° 33 fft o*

regard des juridictions. De fait, «journal de mer et livre de bord font foi

jusqu 'à preuve contraire ». Dans tous les cas c'est bien le commandant de

bord qui est responsable devant les juridictions maritimes, une juridiction

d'exception. Cette juridiction accorde donc à la parole du capitaine, un

poids considérable : c'est la partie adverse qui supporte la charge du

contradictoire, pour peu que le capitaine ait affirmé son rapport.

La loi de 1969 stipule (article 6) «.Le capitaine rédige son journal

de mer et veille à la bonne tenue des autres journaux de bord. Le journal

de mer est coté et paraphé par le président du tribunal de commerce. Le

journal de mer contient, outre les indications météorologiques et

nautiques d'usage, la relation de tous les événements importants

concernant le navire et la navigation entreprise. Les inscriptions en sont

opérées jour après jour et sans blanc. Elles sont signées chaque jour par

le capitaine ». Le flottement terminologique est notable, alors qu'à bord les imprimés à disposition sont parfaitement définis. En effet la loi distingue le «journal de mer » et les « autres journaux de bord». Mais elle stipule que le journal de mer contient des informations qui sont en fait portées dans le journal de bord (passerelle). Cette relative indétermination de la loi nous semble illustrer la différence entre la loi et la réglementation (et ses prescriptions et imprimés d'assistance). La loi pose le principe de la responsabilité complète du commandant sur tous les journaux. Elle laisse l'organisation du travail et les administrations de contrôle s'accorder sur les « usages ».

Le journal de mer est un imprimé (exemple pris, Journal de mer (rapports de mer) 2K-Arthaud, Agent des services hydrographiques français, anglais, américain, Dépositaire OMI-IUT, Brest édité par la Librairie Nautique et des Voyages, Paris, 80 F Document 1 et 2) rempli exclusivement par le capitaine, dans la mesure où il recueille les « Rapports de mer», i-e, les narrations d'incidents, lesquelles doivent être déposées auprès du Tribunal de commerce dans les 24 heures suivant l'accostage, et chez le consul français du port, quand on est à l'étranger. En revanche l'imprimé Journal de bord (exemple pris : Journal de bord (passerelle). Outremer librairie maritime, Edinautic, Paris, 120 F) est rempli par les officiers de quart, visé journellement par le capitaine. Documcn(j3 et 4 : page de garde, page « manière dont doit être tenu le journal de bord.

Le fait que l'écrit fasse foi jusqu'à preuve du contraire donne donc à

ces écrits de la quotidienneté une valeur forte : ils sont écrits, et dès lors

deviennent immuables. Le décret du 19-06-1969 (source, Cours sur le Rapport, par H.Hollard, Professeur Principal de l'Enseignement Maritime, Ecole Nationale de la Marine Marchande Le Havre, 1985) dans ses articles 11 et 12 stipule que « art 11 Le capitaine est tenu à son arrivée de faire viser son journal de mer à l'autorité compétente. S'il y a eu au cours du voyage des événements extraordinaires intéressant le navire, les personnes à bord ou la cargaison, il doit en outre dans les 24 heures de son arrivée en faire un rapport circonstancié. En ce cas, et sauf nécessité pour le navire ou la cargaison, il ne peut décharger aucune marchandise avant d'avoir fait son rapport et répondu aux demandes d'instruction et de vérification ordonnées par l'autorité compétente. Art 12 Le rapport visé à l'alinéa 2 de l'article 11 est affirmé devant le président du Tribuía! de Commerce. Dans les lieux où il n'y a pas de T.C. il est affirmé devant le juge du Tribunal d'Instance. Celui-ci est tenu de l'envoyer sans délais au président du T.C. le plus proche possible. » (les soulignements sont de KHoIlard).

• U 2 > -

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MANIERE DONT LE JOURNAL DOIT ETRE TENU A LA MER

(1). Vent: Indiquer la direction vraie d'où il souffle.

(2). Vent: Indiquer sa force réelle, par la notation suivante du bureau météorologique:

0. Calme. 5. Bonne brise. 10. Tempête. 1. Très légère brise. 6. Vent frais. 11. Violente tempête. 2. Légère brise. 7. Grandirais. 12. Ouragan. 3. Petite brise. 8. Coup de vent. 4. Jolie brise. 9. Fort coup de vent.

Tenir compte de ce que la vitesse du navire et l'angle dans lequel il reçoit le vent occasionnent une force et une direction

apparentes dont il importe de corriger l'erreur.

(3). État de la mer: Doit être indiqué par les mots: Calme, sans rides, 0 - Calme, ridée, 1 - Belle, 2 - Peu agitée, 3 - Agitée, 4 - Forte, 5 - Très forte, 6 - Grosse, 7 - Très grosse, 8 - Enorme, 9, en donnant la direction de la houle, quand elle dittère de celle du vent.

arome re i ¡sjoter | e u r hauteur au moins à la fin de chaque quart. Thermomètre J

(5). Route vraie: L'inscrire en degrés de 0 à 360°.

(6). La variation pour un cap donné résulte de la combinaison de la déclinaison de la carte et de la déviation à ce cap.

(7). Dérive: L'indiquer avec son signe To ou BD.

(8). Le cap compas: Celui du compas-étalon.

(9). Milles parcourus: Les porter en milles et en dixièmes.

(10). Allure: Indiquer l'allure du navire par le nombre de tours de la machine.

(11). Température de la mer: L'inscrire au moins à la fin de chaque quart.

(12). Observations: Porter dans ce cadre: - Les conditions météorologiques. - Les faits relatifs à la sécurité du navire en toutes circonstances ainsi que tous les événements

intéressant la sauvegarde de la vie humaine en mer, notamment avaries au navire et à la car­gaison, pertes du matériel, état-civil, accidents, procès-verbaux, faits d'indiscipline, etc.

(13). Points estimés et observés: Tous les jours à midi, la position du navire doit être calculée le plus exactement possible, par l'estime et par les observations, astronomiques, satellites, ra­dars, relèvements de terre... puis inscrite au journal. Cocher la case prévue.

(14). État sanitaire: Porter les noms des hommes malades et, autant que possible, le genre de ma­ladie dont ils peuvent être atteints - tous les faits importants relatifs à la santé de l'équipa­ge et à l'hygiène du bord doivent être notés; nettoyage des logements, etc.

(15). Visa du capitaine: Après s'être rendu compte de la façon dont le journal est tenu, le Capi­taine doit le signer tous les jours. Au besoin il inscritra les observations et ordres qu'il croira utiles.

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Dans son commentaire, l'enseignant rappelle que le rapport de mer est « le document principal sur lequel les juges, arbitres et experts s'appuyent pour trancher les litiges...Ces litiges sont fréquents et souvent importants à cause des valeurs énormes mises enjeu. (...) Si le rapport est bien rédigé, et si le capitaine a pris la précaution de l'affirmer, l'armateur se trouvera à l'abri de bien des poursuites et de biens des difficultés(...) Il faut donc (...) éviter toute expression pouvant prêter à interprétation, et faires les réserves nécessaires (protester). » Il signale enfin que faisant foi, le rapport de mer affirmé renverse le fardeau de la preuve : celui qui s'inscrirait en faux contre ce rapport aurait à apporter la preuve de ce qu'il dit. Enfin un rapport ne peut être modifié. En revanche, il peut être amplifié.

Or la modification des conditions de communication entre l'armateur et le commandant (telex, fax chez le « radio, avec un suivi permanent grâce aux satellites) rompent l'isolement et donc touchent à la responsabilité du commandant. On peut imaginer qu'avant la rédaction d'un rapport de mer il puisse s'écouler un délai bref qui permette la concertation entre le commandant et l'armateur et qui permettrait d'inventer un compromis discursif pour une série de phrases sensibles où les responsabilités des uns et des autres sont enjeu. Si les écrits à bord 3 ont une dimension juridique forte, leur écriture, dans des périodes où les enjeux économiques et politiques sont accrus, peuvent faire l'objet d'une surveillance particulière.

J'ai momentanément abandonné l'étude des rapports de mer. En effet, dans le laps de temps, même plus long que prévu (le travail est commencé depuis près de trois ans!), une telle enquête était difficile. En effet, la thématique de notre travail était pleine de danger pour les armateurs. Si la profession ne fait pas mystère de l'évolution des rapports entre armateurs et commandants (le thèse M. Cormier Le statut du Capitaine de navire en droit contemporain. Aix Marseille 1991 m'a été indiquée par un enseignant de l'Ecole de la Marine Marchande du Havre qui a confirmé ce fait), aucun armateur ne veut que l'on dise publiquement que sur ses navires, il « dicte » l'écriture des rapports de mer. Les armateurs disent qu'évidemment ils estiment que le rapport de mer doit être concis. Par là ils font valoir que rien dans le rapport ne doit être faux, mais que moins on en dit, mieux cela vaut. Et cela pour deux bonnes raisons. D'une part, en cas d'incident, l'étendue des dégâts est difficilement repérable en mer ; d'autre part, le rapport de mer, déposé dans les vingt-quatre heures auprès du Tribunal de commerce, peut toujours être amplifié.

Par ailleurs l'accès au journal de mer du commandant est lui aussi très difficile.

J'ai déjà signalé la relative plasticité des appellations. Ainsi dans le document de formation déjà cité on peut lire « Livre de bord (art 6-24. Arrêté 6-08-71). Sur tout navire le journal de mer prévu par la loi n°69-8 du 3 janvier 1969 doit être complété du livre de bord, côté et paraphé par l'A. A.M. et visé chaque jour par le capitaine. Le journal passerelle, le journal machine et le journal radio constituent le livre de bord du navire ».

- J l f r -

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J'ai donc considéré que l'exploration de cette problématique devait

être retardée et qu'elle ne pouvait donner lieu de ma part à un rapport que

dans une phase terminale du travail. En effet je dois d'abord aller au bout

d'un premier terrain chez Delmas-Vieljeux, leur donner rapport (qui sera

soumis à critique et obligation de confidentialité). Puis il faudra un travail

avec un second armateur si je veux désourcer mes informations.

2. Les écrits de marine : inventaire à sec

En fait sont embarqués à bord nombre d'objets d'écriture et la vie à

bord est faite de nombreuses pratiques d'écriture. Petit inventaire non

exhaustif , tâchant d'indiquer quelques données historiques sur leur

installation. Journal de bord. Ici les choses sont encore mystérieuses pour moi dans l'état de mes informations. Il existe une littérature publiée de «journaux de bord». Ainsi l'un des plus célèbres est celui de Christophe Colomb (Christophe Colomb, Journal de bord. 1492-1493. présenté par M.Balard, Imprimerie nationale éditions, 1992, transmis grâce à Bartholomé de Las Casas et son Historia general de las Indias). Mais on doit aussi à Henri Moris, ancien élève de l'école des Chartes la publication en 1888 du Journal de Bord du Bailli de Suffren dans l'Inde (1781-1784) republié en 1995 par les Editions La découvrance. Journaux de bord et Livres de voyages devraient être vraisemblablement distingués. En effet, la littérature de voyage a eu une vogue considérable très tôt. En 1808, Giles Boucher de la Richarderie publie à Paris, chez Treuttel et Wurtz une Bibliothèque universelle des voyages ou Notice complète et raisonnée de tous les voyages anciens et modernes dans les différentes parties du monde, publiés tant en langue française qu 'en langues étrangères, classés par ordre de pays dans leur série chronologique, avec des extraits plus ou moins rapides de voyages les plus estimés de chaque pays et des jugements motivés sur les relations anciennes qui ont le plus de célébrité. Parmi ces Relations de Voyages, on distinguera les journaux de navigateurs (ainsi en 1867, P.A Tiele publie à Amsterdam un Mémoire bibliographique sur les journaux de navigateurs néerlandais, réimprimés dans les collections De Bry et Hulsius et dans les collections néerlandaises du XVIIe siècle et sur les anciennes éditions hollandaises des journaux des navigateurs étrangers ; la plupart en possession de Frédérice Müller à Amsterdam). -Eléments bibliographiques issus de Duviols, L'Amérique espagnole vue et rêvée. Les livres de voyages de Christophe Colomb à Bougainville, Promodis, 1985-. Notre propos n'est pas historique : il reste néanmoins à caractériser le type d'écrit (le type d'objet écrit) qu'est le journal de bord. Est-il bien écrit à bord ? Est-il un éphéméride ? Est-il écrit de la main du commandant de bord ? Un extrait du journal de bord du Bailli de Suffren donnera une illustration de ce peut être un tel document (Document n°5). Nous avons choisi un extrait correspondant à un « départ » pour lequel nous avons un autre écrit de Suffren, une lettre envoyée à une parente. Le terme « Livre de bord » est encore en usage pour désigner un imprimé (une écriture assistée donc) dont la tenue est obligatoire pour certains plaisanciers -Document 6 et 7-tel ce Livre de Bord publié par Alain Grée chez Gallimard en 1994, livre à remplir pour le commandant d'un « yatch ». En exergue l'auteur précise « Le livre de bord, appelé aussi journal de bord, est un document dont la rédaction est obligatoire à partir de la Sème catégorie de navigation. C 'est-à-dire dès que l'on s'éloigne de plus de 60 milles d'un abri. Indispensable pour la tenue de l'estime, il concourt à la sécurité du bateau et de son équipage ». En fait, un tel document, en usage dans la navigation de plaisance, nous montre que l'organisation du travail nautique est lié à des situations caractérisées. Ici, la navigation de plaisance organise sous le terme de « Livre de Bord » ou «.journal de bord» un document très proche de ce que la marine marchande appellera « Journal de passerelle ».

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« La rédaction des informations générales incombe au skipper-navigateur. Les renseignements ponctuels sont en revanche rédigés par l'équipier responsable de la conduite du bateau pour la période concernée. Suivant le cas, il peut s'agir du chef de bord, du navigateur ou de l'équipier de quart. Ces informations ponctuelles sont notées lorsqu'un changement se produit dans la marche du bateau : appareillage, modification du cap, ralentissement, évolution des caractéristiques du vent, etc. Elles serviront de guide pour la route sur la carte et constitueront une base de référence pour la tenue de l'estime » (ibid p. 15). L'indication « suivant le cas il peut s'agir du chef de bord, du navigateur ou de l'équipier de quart » est bien liée à de petites unités, dans lesquelles les relations hiérarchiques ne viennent par forcément supplanter les relations fonctionnelles liées aux compétences acquises et mises en oeuvre.

Rapports de mer. Journal de mer. (Présentés plus haut, Document 1 et 2) La loi n°69.8 du 3-1-1969 relative à l'armement et aux ventes maritimes stipule dans son article 10 que « le journal de mer et le livre de bord font foi, jusqu 'à preuve contraire, des événements et des circonstances qui y sont relatés ». Cet élément est fondamental pour comprendre la responsabilité du commandant, et l'organisation du contradictoire dans les juridictons maritimes. (Voir Le droit maritime, supra). Le journal de mer, dans la forme éditée que nous avons pu trouver est un document collectant les rapports de mer. Ce « registre » signale en page de garde le nombre de feuillets contenus, lesquels sont cotés et paraphés, « les premiers et les derniers signés par nous. Juge au Tribunal de commerce de terre et de mer séant à... » L'article 11 de la loi de janvier 69 stipule que « Le capitaine est tenu à son arrivée de faire viser son journal de mer par l'autorité compétente. S'il y a eu au cours du voyage

• des événements extraordinaires intéressant le navire, les personnes à bord ou la cargaison, il doit en outre dans les vingt-quatre heures de son arrivée en faire un rapport circonstancié ». Outre ce registre, le commandant écrit-il un journal de bord personnel? Pour l'instant nous n'avons pas pu avoir accès à un journal de commandant (qui serait non une relation des incidents, mais un écrit journalier, écrit personnel parallèle au journal de passerelle).

Journal de passerelle. Une histoire du journal de passerelle reste à faire. En grande partie elle aurait maille à partir avec l'histoire de la conquête d'un savoir sur la localisation du navire. L'écriture du journal de passerelle semble être actuellement sous la domination de l'administration de la preuve dans des conflits... En effet, les « incidents » qui trouent par leur extraordinaire la vie du navire et son ordre de marche peuvent être de natures diverses. Accidents des membres de l'équipage (donc questions de sécurité respectée), incidents liés à la présence de personnes embarquées irrégulièrement (donc droit des personnes dans le cadre de juridictions internationales, on se souvient du procès d'un commandant qui avait fait jeter à la mer des clandestins). Vols de biens embarqués, avec ou sans la complicité d'un membre de l'équipage ; problèmes d'échouement et d'accostages (donc juridictions pour juger des responsabilités engagées, avec leur cortège de problèmes d'assurance quant aux biens et aux personnes embarqués)... ...Néanmoins, la définition même du journal de passerelle et de ses colonnages est lié beaucoup plus à la conquête d'un savoir. Une histoire des outils de marine nous montre comment s'est réalisée la conquête d'un calcul juste de la position du navire. Avec deux dimensions, la dimension du calcul, et celle de la mémoire du calcul.

Le calcul. Pendant longtemps, la distance parcourue a été observée grâce au « loch ». On «filait le loch à bateau », une corde portant à intervalles réguliers des noeuds : tandis qu 'un matelot la filait, un autre comptait les noeuds qui passent. Le mousse veillait le sablier, autant de noeuds filés, autant de milles courus » (J.Randier, L'objet de marine, Gallimard, 1992). Le chronomètre de marine et la GDS n'arriveront qu'à la fin du 18ème siècle. En ce qui concerne la position, si le calcul de la latitude a été assez rapidement maîtrisé (dès la fin du 15ème siècle apparaissent des instruments qui marquent la volonté des marins de savoir où ils sont), il a fallu attendre le milieu du 18ème pour que le sextant de J.Hadley règle le problème de la longitude.

La mémoire. Si le loch mesure la vitesse, faut-il encore la noter. C'était le rôle du « renard », un aide mémoire qui perdra son prestige quand les chefs de quart sauront écrire le journal de bord (fin 18ème, courant 19ème?). «Ily a aussi la bonne vieille

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ardoise et la craie pour marquer la route à suivre et, de plus, les hommes quittant la barre doivent annoncer à haute voix, la route fixée à leur remplaçant pour que l'officier de quart l'entende. » On trouve aussi quelques objets inattendus tels le « marqueur de cap » (Randier 1992, p21). Dans l'état de mes informations, les premiers journaux de bord (au sens de journal de

passerelle notant systématiquement des informations sur la position) auraient été formalisés dans le milieu du 18ème siècle.

Le Registre d'Heures de Travail supplémentaires.(Loi du 13-12-1926 modifiée). Le Carnet journalier de travail horaire (décret du 31-3-1925, article 28) pour le marin Le registre Sécurité (circulaire du 8-1-1941)... Et tous les livres concernant l'état des machines...

Il semble notable que l'écriture sur mer soit toujours liée à des dispositifs réglementaires et légaux. Mais aussi que toute l'écriture est assistée, le navire embarquant une somme de registres et de cahiers à remplir. Ecrire serait fondamentalement remplir. Dans un tel cadre on sera d'autant plus attentif aux décalages entre ce que l'on est censé écrire et ce qu'on écrit (formes, moments), ainsi qu'à la question de la routinisation de l'écriture.

3. Ecrire à bord...Remplir, noter, consigner...représenter ?

En première analyse il nous semble nécessaire de distinguer deux problématiques.

La première sera attentive à la question du temps et de la répétition. L'écrit n'est, de ce point de vue, qu'un élément pris dans un univers qui installe ses rythmes. L'univers de la marine semble s'être doté de routines pour vivre un temps séparé. Mais, dans un tel cadre, l'écriture réinscrit le navire dans une chronologie et des referents géographiques universels. Or ces referents sont eux-aussi fondamentalement chronicisés et répétitifs. Un cadre journalier. Dans le cadre de cette problématique, la pratique d'écriture sera interprétée comme un des « rituels » des hommes embarqués. Le mot ici est pris dans son acception large : à côté des repas, des départs, des pots, des escales, des exercices de sécurité, des passages de quart. L'écriture même est un moment répété, institué, ordinaire pour les officiers de quart et ceux qui les entourent au moment du changement de quart.

La seconde sera attentive à l'écrit comme trace. Ici la question sera plutôt : qu'est-ce qui fait incident, comment s'écrit ce qui se passe, quels sont les éléments qui donnent lieu à du rédactionnel et font échapper l'écriture à la simple gestion régulière de la situation au temps T. N'y a-t-il pas une représentation de ce qui se passe, qui ne serait ni « marquage »4

4 . D.Charrasse (1995) analysant « l'entreprise scripturaire » et les pratiques d'écriture en entreprise distingue trois types de pratiques : le marquage, simple inscription de signaux et

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(D.Charrasse) sur une grille, dans une scène de la représentation du marquage d'informations comme construction de la situation, ni « mise en texte », dans la colonne « observation » prévue, dans une scène de la représentation de la situation comme construction de l'observable en script ou récits, rédaction d'incidents anticipant le moment de la communication juridique 5?

A bord, la durée vécue. Pour M.Duval 6 , on ne peut parler globalement de « navires ». La vie

à bord n'est pas la même pour les marins du commerce et les pêcheurs. Il n'est même pas sûr que l'on puisse généraliser les acquis de son observation (Duval, 1992). De fait, les conditions de vie à bord sont différentes pour les bananiers, les méthaniers... pour les navires de construction suédoise ou française dont les espaces ne sont pas fabriqués de la même manière. Néanmoins il estime qu'il est juste de poser comme hypothèse que la vie à bord est structurante des modes relationnels aux autres, à la famille, etc. Dès lors, si la marine marchande est une communauté, c'est une communauté embarquée. C'est pourquoi son analyse est fondée sur l'étude des relations en huis-clos. Le navire est d'abord un isolât. Le capitaine a beau faire le point par satellite et indiquer tous les deux jours sa situation « à la maison » (l'armateur), « on ne sait jamais où est mathématiquement le bateau ». En suivant son analyse on aurait à se demander s'il n'y a pas des liens entre ce « mutisme » sur lequel il met l'accent et l'écriture «juridique» et «informationnelle» des journaux de passerelle.

Pour M.Duval, lors de la vie à bord, on perd la notion du temps. Le terme même de routines que nous lui proposions pour décrire la répétitivité de certaines opérations lui semble un terme peu adapté. Ainsi, en « tournée du Nord », un type de route qui est hyper-stressée, il y a bien des « routines », mais dans un contexte de vigilance permanente : ce n'est pas la dilution du temps qui obligerait à installer des routines. Il lui semble que le huis clos modifie l'expérience du temps. Certes la vie à bord connaît des événements ( des accidents de travail par exemple) mais s'agit-il là d'événements pour le collectif? En tout cas ils n'ont pas d'incidence dans la parole collective : les accidents du travail sont fréquents, occupent l'individu et l'officier de santé, mais il n'y a pas de parole là-dessus.

signes sur les objets, ou report sur d'autres supports de signes et signaux lus ; la mise en texte et enfin la modélisation. Nous reviendrons sur cette opposition au moment où nous analyserons le feuillet numéroté représentant l'espace de 24 heures comme un espace organisé en page de gauche (espace de l'information) et page de droite (espace du script).

Nous nous sommes appuyés sur l'article de MDuval (1992) comme première approche de l'univers communicationnel du bord. Nous le remercions du long entretien (nov 1995) où il a joué pour nous le rôle d'informateur.

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L'escale est certes un événement, mais en quoi produit-elle de la parole ? Les marins débarquent par petits groupes clivés ; ils peuvent se croiser aux mêmes bars-caniveaux, mais s'y verront sans faire plus et de retour au bateau, il n'y a pas une parole échangée sur cela : l'escale non plus ne produit pas d'événement de parole pour un collectif.

L'écriture rompt-elle avec ce vécu communautaire du temps, apporte-t-elle l'irruption d'un temps « sociétaire », comme dans les phénomènes de co.ijnunication écrite que nous avons pu décrire pour les éducateurs spécialisés ? Cette analyse de l'écriture à bord comme pratique ne pourra être traitée que dans le cadre des embarquements auxquels nous procéderons dans la prochaine étape de notre travail. Pour préparer cette étape, un aspect de la lecture des journaux de passerelle consistera à préparer les entretiens sur les moments de l'écriture. Contribuent-ils à structurer la durée, pour qui ? Peut-on dire que l'écriture est un moment de fin de quart, lié à une « passation ». Si l'écriture est bien « de fin de quart », s'accompagne-t-elle de commentaires, de gestes, de communications autour de la carte ? Bref, que se passe-t-il aux moments de changement de quart ? En cas d'événements, l'écriture se double-t-elle de commentaires? Comment se fait le rapport de l'officier de quart au commandant ?

Dans le cadre qui nous intéresse, l'analyse des journaux de passerelle, nous pensons que l'écriture oblige une tension entre le temps vécu (relevés, observation d'un quasi-présent en permanence) et l'anticipation 7 , dans la mesure où l'inscription prend valeur dans un autre temps, celui de la terre et des litiges. S'il y a ici des « auteurs d'écrits professionnels», ce sont des gens engagés dans une responsabilité au regard de la terre ; c'est cette responsabilité qui les amène à avoir des initiatives d'écriture, des « prises d'écriture ». Ainsi une indéniable dimension de responsabilité joue alors même que le temps serait dilué. Cette responsabilité est-elle vigilance permanente, comme le signale Duval dans le cas des tournées du Nord ? Il nous faudra aller observer ultérieurement comment se jouent la nécessité de vigilance dans les manoeuvres et l'intérêt à représenter sans tarder l'événement. Comment se

7 . « Le commandant d'un avion se cale dans son siège, embrassant d'un regard les cadrans de ses instruments. Le commandant d'un bateau doit, au contraire, se déplacer. Quelle que soit la disposition panoramique des passerelles modernes, sur les plus gros cargos, il ne peut contrôler tout d'un seul poste. Surtout il lui faut cet irremplaçable contact avec les éléments, air et eau. Aucun appareil n'a encore été mis au point pour rendre l'instantanéité d'un courant soudain, d'une risée en vadrouille. Toute la difference entre les plus perfectionnés des serviteurs électroniques et le cerveau d'un commandant réside dans un tout petit instant, un millième de seconde peut-être ! L'appareil relate l'événement, avec ses étonnantes précisions et sa kyrielle d'informations, certes. Mais le cerveau du commandant, avec son savoir et son expérience, lui, devine ce même événement (...) Grâce à son cerveau il l'anticipe. » Ce récit de Serge Lucas (1996), publié dans le Chasse-Marée a son relent de « saga » mais signale bien cette place spécifique du responsable d'un navire. Nous proposons d'étendre cette analyse de « l'anticipation ».

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règle dans l'équipe (commandant et ses officiers de quart) l'imposition des règles ordinaires de la responsabilité, notamment dans la gestion du choix entre signalement par l'écriture et signalement par la parole ? En dehors des règles, comme se gère la décision individuelle de l'officier de quart ?

L'écrit, trace du quotidien Ici, la perspective est de traiter le journal de passerelle comme un

écrit, comme l'organisation de traces selon plusieurs registres. Nous avons indiqué plus haut qu'il s'agit de noter la présence conjointe d'éléments obéissant à trois ordres de représentation la représentation « informationnelle » concernant la route, la représentation « en récits » anticipant la dispute juridique par l'écriture d'un récit qui fera foi, jusqu'à preuve du contraire, enfin la représentation d'événements qui feraient l'histoire ordinaire des voyages commerciaux, une représentation « pour soi » du bord.

L'auteur serait ici distribué selon plusieurs figures. Dans le premier type de représentation, c'est l'homme de métier, le technicien qui serait auteur, commis à l'écriture et seul habilité à signifier la route selon ses déterminations nautiques. Dans le second type de représentation, c'est le « second », délégué à la responsabilité partagée, qui anticiperait, avec ou sans règles précisément formulées, les nécessités d'écriture du capitaine et de son rapport de mer. Dans le troisième type, qui n'est pour l'instant qu'une hypothèse de travail liée à notre compréhension « anthropologique » des communications de travail, l'écrivant est un homme d'équipage qui occupe une position privilégiée : au chateau, près des commandes, il est installé dans un dispositif panoptique et se trouve donc dans le lieu même de l'observation. Reste que, selon Duval, cette observation ne donnerait lieu à aucun événement de parole. Le panopticien ne serait donc pas l'auteur de récits, ne serait pas l'homme chargé de la mémoire, ou de la rectification des mémoires partielles des hommes situés dans les lieux où l'ensemble ne peut être vu.

4. Une année du journal de passerelle du Caroline Delmas.

Les éléments que nous soumettons maintenant à votre lecture consistent en une synthèse partielle en cours de travail.

Four introduire à l'objet rempli Comment décrire de manière « simple » un tel objet rempli ? Ce préimprimé est le journal d'un navire, ici, le Caroline Delmas ;

des séries de journaux de passerelle se succéderont ainsi, remplis jour après jour par des officiers qui eux « tournent ».

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Ce sont des documents préimprimés (première phase), côtés et paraphés (deuxième phase), remplis (troisième phase) archivés (quatrième phase) et contrôlés (cinquième phase). Dans la situation analysée, ils sont préimprimés pour le groupe Delmas-Vieljeux sans mention de l'imprimeur ; côtés et paraphés par un contrôleur d'un quartier des affaires maritimes ; remplis par les officiers de quart et le commandant ; archivés sur place ; contrôlés par l'administrateur d'un quartier des affaires maritimes lors de ses contrôles. Ils peuvent faire foi en cas de litige, complément des rapports de mer.

Préimprimé de 50 feuillets, le «journal passerelle » réunit dans la même liasse cinquante jours (50 fois 24 heures) de vie à bord. Il est en effet écrit à bord et, rempli, sera archivé à bord, gisant dans une armoire pour l'inspection éventuelle.

C'est un objet rempli par plusieurs mains : celles des officiers de quart qui tournent, et celle du commandant qui, au minimum appose son visa chaque jour.

Il présente chaque jour deux pages en vis à vis. (Documents 8 et 9) L'unité de ces deux pages est un lignage horizontal continu qui correspond au développement horaire de la journée, de 01 heures à la dernière ligne 24 heures. La page de gauche se présente en outre comme une disposition cellulaire d'un tableau, puisque 13 colonnes sont organisées. Un bandeau organise au milieu des pages de gauche et de droite l'inscription d'autres espaces à remplir.

La page de gauche est un espace cellulaire « rempli » à chaque quart. A chaque fois une « main » différente remplit donc des colonnes, la durée du jour est donc en général rythmée par six « remplissages » (04, 08 heures, midi, 16, 20, 24 heures). C'est un espace de responsabilité des officiers de quart dans le report d'informations prélevées sur des instruments de mesures. Compétences de calcul, puis compétences de lecture sont nécessaires.

La page de droite est un espace se présentant comme une unique colonne lignée, réservée pour les observations. Cet espace est rempli de manière plus aléatoire, avec des écritures qui peuvent être distribuées sur tout l'espace disponible. C'est a priori l'espace rédactionnel où l'on consigne ce que l'on voit.

C'est un espace dont l'écriture est sous une double surveillance : la toute première page du livret (de droite donc) indique la « manière dont le journal doit être tenu à la mer » (Document 4 ^ 0 £ ^ ^ t ^ - en précisant pour chaque colonne (de 1 à 15) ce qu'il y a lieu de noter et parfois la manière de le noter (codages divers). Ensuite le premier feuillet (pages de gauche et de droite non numérotées) est un espace pour noter les « consignes permanentes du capitaine ». Enfin, la surveillance propre à la responsablité du capitaine s'exerce quotidiennement dans l'espace écrit par le « visa », une signature à placer dans un encadré spécifique de la page de

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droite intitulé « observations et ordres particuliers du capitaine ». Il nous faudra analyser avec précision cette page de droite qui semble organiser une autre temporalité que celle proposée par le lignage horaire.

On notera que c'est aussi en quelques rares cas un écrit annoté : des marques diverses montrent les affects d'un lecteur qui souligne, barre, s'étonne, au crayon de bois ou au crayon de couleur.

Cadrage prévisionnel de la durée, cadrage organisationnel de l'information et temps de travail.

Préimprimé côté et paraphé, le journal est « ouvert » quelques jours avant que le précédant ne soit terminé par la présentation du journal « vierge » à l'administration des affaires maritimes (A.A.M.), pour qu'y soit apposé son timbre.

Ainsi, le journal de passerelle commencé le 02/octobre/1991 sur la route de La Pallice à Honfleur est-il côté et paraphé le 17 juillet à Rouen.

Fait de cinquante feuillets (page de gauche et page de droite en vis à vis, la page de droite étant numérotée), le journal est paraphé en page 01 et en page 50. Une inscription manuscrite (ex '.cinquantième et dernier feuille^ un timbre (Le contrôleur des affaires maritimes), une signature sont apposées. Précèdent ces 50 feuillets une première page de droite préimprimée indiquant les normes d'écriture (Manière dont le journal doit être tenu à la mer), puis deux pages en vis à vis titrées Consignes permanentes du capitaine où l'on relève le timbre du siège local des affaires maritimes (le quartier), ainsi qu'un timbre Vu, côté et paraphé le présent journal qui contient cinquante (mention manuscrite) feuillets. Lieu d'émission, date (mention apposé par un dateur) visa, nom du contrôleur et son titre, paraphe. Un espace-temps contrôlé par une administration est ainsi préétabli.

Cet espace contrôlé manifeste par une série de dysfonctionnements que la gestion du temps (la gestion des temps devrait-on dire) voit s'entrechoquer des logiques différentes.

On ne peut que s'étonner qu'un document de cinquante feuillets préimprimés, correspondant dès lors à cinquante jours de travail porte en page de couverture la mention imprimée Pour trois mois (90 jours donc?), alors que la suite du préimprimé porte commencé le terminé le Nous disposons ainsi de 7 journaux de passerelle successifs pour une durée effective du 05-05-91 au 20-04-92, un peu moins d'un an. Cet étonnement se redouble du fait que chaque journal de passerrelle insère dans la mention pré-imprimée (pour trois mois) un ajout manuscrit (pour trois J- mois). Est-ce là un humour répété, une résistance ? Du côté de l'armateur ou de l'administration on peut se demander si

cette « incohérence » ne vient pas du fait que le journal de passerelle ne serait qu'un journal de navigation et qu'en moyenne sur trois mois ces derniers estimeraient que la durée de travail en mer n'excéderait pas cinquante jours.

Ainsi pour la période du 05-5-91 au 23-06-91, une tournée d'Afrique, sur les 1200 heures (50 jours de 24 heures) 570 heures ont été passées en mer et en opérations nautiques. Le reste en opérations commerciales, en attente à quai, en immobilisation pour grèves de dokers, fête nationale locale... 18 journées complètes ont été ainsi utilisées en opérations de chargement et déchargement. 15 journées combinent opérations commerciales et opérations nautiques. Ainsi le volume du temps passé en mer peut bien n'être que de 50

jours sur trois mois. Mais on touche là à la réflexion sur la rentabilité

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commerciale des voyages. En revanche le temps passé en mer et celui passé à quai ne s'ordonnent pas en journées : nombre de feuillets montrent que déplacements et chargements alternent à l'intérieur même de chaque jour. Les armateurs souhaitent notamment que les voyages se passent le plus possible pendant les heures de nuit, pour que les déchargements aient lieu en période de travail ouvrable.

L'hypothèse que nous proposions est donc alambiquée. Elle s'égare : l'analyse de l'inconséquence d'un acteur n'a d'intérêt que pour autant qu'il est un acteur dominant de l'écriture. Or tel n'est pas le cas, le journal de passerelle est une écriture légitime des professionnels que sont les officiers. Certes, l'établissement du journal est marqué par le pouvoir de l'armateur et par celui de la juridiction et de ses agents ; mais, ces pouvoirs n'ont fait que contribuer à la stabilisation et au contrôle du cadre professionnel de l'imprimé. L'écriture quotidienne reste domaine de l'exercice légitime de la responsabilité des officiers.

Le devenir d'un objet d'inscription usuel dans un environnement d'écrits à remplir : le journal de passerrelle, un livre de compte ?

Phénomène inattendu pour l'analyste : le journal de passerelle se révèle être à la fois un livre de bord et un livre de compte. Expliquons-nous. L'espace préimprimé est tout entier organisé de la même manière, comme une succession de «feuillets» (de journées de 01 à 24 heures), espace d'informations sur la feuille de gauche, d'observations et de visa sur la feuille de droite. Or un nombre de pages non négligeables correspondent à des jours, ou des fragments de journée qui sont passés au port.

Les opérations commerciales sont notées. (Documents 10 et 11) Opérations commerciales, souligné une ou deux fois du même stylo que l'écriture. Chargement, déchargement, shifting sont les trois types d'opérations notées et soulignées. On indique à chaque fois la nature et le volume et/ou le poids des marchandises. Ici farine en sac, blé en vrac... On indique aussi les équipes de Kroo ou Kroomen. Dans ces moments d'opérations commerciales, on note (souligné, lui aussi la plupart du temps) qui est « l'officier de sécurité » restant à bord.

On devrait alors considérer que le journal de passerelle est, sous ce terme, lié à une double pratique, celle du relevé pour l'ensemble « administration/assur/ances/juridiction » des décisions prises et des états S successifs dans lesquels le navire s'est trouvé dans sa route, et un livre de compte où le capitaine assure le rôle ancien de subrécargue, appelé aussi écrivain qui suit les opérations commerciales de l'armateur/des clients.

J.Randier décrit au temps de Magellan l'organisation du travail. A côté du capitaine, qui n'est pas forcément un marin, un maître de navire et un pilote. Le maître « s'occupe des chargements, de l'assiette, de la manoeuvre, et de l'entretien du navire (...) C'est lui également qui est responsable des marchandises quand il n'y a pas à bord de commis nommé par les marchands. Ce commis qu'on appelle aussi le marchand, l'écrivain, l'agent, le facteur (bien plus tard ce sera le subrécargue), a, sur certains bateaux, un rôle considérable étant donné le caractère commercial du voyage : rôle encore plus grand à l'égard des assureurs » (Randier, 1990, p35).

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Nous n'avons pas pour le moment d'informations sur l'usage de ces relevés : s'agit-il d'un aide mémoire pour le commandant ? Quels autres supports de gestion des marchandises existent? On touche ici à un élément susceptible d'être analysé dans le cadre de l'histoire des rapports entre armateurs et commandants en ce qui concerne la responsabilité des opérations commerciales. M.Cormier (op cit., p. 170 et sq 8.) indique que les armateurs ne font plus des commandants leurs « mandataires » au sens commercial du terme. Les armateurs tendraient plutôt à considérer les commandants comme des « préposés », faisant confiance pour leurs opérations commerciales aux sociétés mandataires elles-mêmes.9 .

/,- Y ai;-il des livres de compte à bord ? S'il n'y en a pas, peut-on dire que la fonction administrative et sa surveillance ont donné obligation d'écrire, et que, non surveillées, les fonctions commerciales n'ont pas donné lieu à écriture assistée ? Les écritures commerciales semblent fonctionner « en contrebande » sur le journal de passerelle, en surcharge d'écriture en tout cas, comme un pense-bête. Mais on remarque le soin de l'écriture, le jeu de soulignements (deux traits, des couleurs), le cadre répétitif des formules...

Un écrit de métier. Le journal de passerelle, nous l'avons signalé en analysant sa

dimension historique, est un construit de métier. La bipartition du feuillet en page de gauche et page de droite nous semble manifester la coprésence de plusieurs logiques de métier.

Une première lecture mettra en valeur l'opposition des deux pages comme celle du calcul et de l'observation. En effet, la page de gauche se présente comme un report d'informations relevées à l'aide d'instruments divers. Lors de l'écriture du quart, l'officier de quart remplit la page de gauche. Dans la page de droite il ne note que des éléments concernant le temps et la visibilité. Les consignes d'écriture disent en effet de la colonne « observations » qu'elle comporte en premier lieu les « conditions météorologiques ». Celles-ci seraient accessibles par observation (la visibilité)10.

8 . En droit, le capitaine d'un navire a une « charge diversiforme » : « parcelle de l'autorité publique, mandataire de l'armateur et officier supérieur tombant sous l'application de la loi sur le contrat d'engagement maritime » (note de H.Libert, Professeur de Droit maritime à I'Institur supérieur de Commerce d'Anvers, commentaire de jurisprudence belge), Cormier, 1991, p. 161.

9 . Une étude complémentaire est nécessaire pour apprendre comment un navire assure et garantit la fiabilité de l'état des marchandises transportées et comment se jouent les problèmes de vol de marchandises à quai.

10. Page de gauche la colonne (3) Etat de la mer ne désigne-t-elle pas elle-aussi des informations accessibles par l'observation ? Si c'était le cas, pourquoi l'état de la mer est-il consigné en page de gauche ? Une hypothèse complémentaire devrait alors prendre en compte une autre « logique de métier » : aux informations « codables » de page de gauche s'opposeraient les informations qui exigent plus de rédactionnel, tout au moins un rédactionnel dont la longueur

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Ainsi : Beau temps Bonne visibilité ; Ciel nuageux, visibilité en amélioration ; Ciel voilé visibilité 5 ' ; Ciel nuageux T. Bonne vis. Une deuxième lecture mettra en valeur l'opposition entre page de

l'autonomie de l'officier de quart et page marquée par la responsabilité du commandant. La page de droite comporte d'abord le visa du capitaine. Mais, au delà, c'est bien au capitaine qu'il est fait obligation par la loi de consigner tous les événements qui affectent la vie du navire. C'est encore la réglementation (décret du 19-6-1969, section II, art 9) qui impose la présence du capitaine à chaque entrée et sortie de ports, rades, canaux et rivières. La page de droite est ainsi un espace où les actions entreprises sous la responsabilité directe du capitaine sont consignées : exercices de sécurité, script minuté des arrivées et des départs, « rondes clandestin » avant un départ, élections professionnelles.

Une troisième lecture opposera l'espace temps de la page de gauche (un espace temps régulier des heures et des quarts) et les espaces-temps de la page de droite, faits d'événements consignés à la minute près le plus souvent.

La scène de la représentation informationnelle : la page de gauche.

Dans le cadre décrit plus haut du feuillet, la page de gauche correspond à la stabilisation des informations maritimes nécessaires à la connaissance de l'état nautique. Dans l'état de notre travail, nous ne pouvons faire l'étude de la construction historique des diverses colonnes, et des compétences nécessaires pour les remplir.

Insert: Manière dont le journal doit être tenu à la mer : colonnes (1) à (11) et (13), page de gauche. La page de gauche se présente comme un espace « cellulaire » troué

par un bandeau sur l'heure de midi correspondant à l'information codée (13). L'aide à l'écriture propre à la construction du « point » consiste ainsi en une grille, une page de consigne, un codage des colonnes qui double leur intitulé. On se trouve ici devant un espace proche des formulaires (à remplir), la quadrillage cellulaire donnant une rigueur d'ensemble au tableau.

Comment est-il rempli ? Trois phénomènes principaux sont identifiables. Nous avons déjà signalé les deux premiers : la page de gauche est remplie en ligne, au moment du quart. Le journal de passerelle donne à voir le produit d'un travail d'information, un travail régulier (le quart) censé se passer lors d'un horaire sans minutage, signalant simplement que « ça tourne » : trois officiers de quart assurent les six quarts de chaque journée.

dépasserait l'espace mesuré des colonnes de la page de gauche. La page « observation » serait ainsi bien la page du rédactionnel non codable.

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MANIERE DONT LE JOURNAL DOIT ETRE TENU A LA MER

(1). Vent: Indiquer la direction vraie d'où il souffle.

(2). Vent: Indiquer sa force réelle, par la notation suivante du bureau météorologique:

0. Calme. 5. Bonne brise. 10. Tempête. 1. Très légère brise. 6. Vent frais. 11. Violente tempête. 2. Légère brise. 7. Grandirais. 12. Ouragan. 3. Petite brise. 8. Coup de vent. -i. Jolie brise. 9- Fort coup de vent.

Tenir compte de ce que kl niasse du navire et l'angle dans lequel il reçoit le vent occasionnent une force et une direction

apparentes dont il ¡iii/xirle de comber l'erreur

(3). État de la mer: Doit être indiqué par les mots: Calme, sans rides, 0 - Calme, ridée. 1 - Belle, 2 - Feu agitée, 3 - Agitée. 4 - Forte, 5 - Très forte, 6 - Grosse, 7 - Très grosse, 8 - Enorme. 9, en donnant la direction de la houle, quand elle dittère de celle du vent.

(4). Baromètre Thermomètre

Noter leur hauteur au moins à la fin de chaque quart.

(5). Route vraie: L'inscrire en degrés de 0 à 360".

(6). La variation pour un cap donné résulte de la combinaison de la déclinaison de la carte et de la déviation à ce cap.

(7). Dérive: L'indiquer avec son signe TD OU Br>.

(8). Le cap compas: Celui du compas-étalon.

(9). Milles parcourus: Les porter en milles et en dixièmes.

(10). Allure: Indiquer l'allure du navire par le nombre de tours de la machine.

(11). Température de la mer: L'inscrire au moins à la fin de chaque quart.

(12). Observations: Porter dans ce cadre: - Les conditions météorologiques. - Les faits relatifs à la sécurité du navire en toutes circonstances ainsi que tous les événements

intéressant la sauvegarde de la vie humaine en mer, notamment avaries au navire et à la car­gaison, pertes du matériel, état-civil, accidents, procès-verbaux, faits d'indiscipline, etc.

(13). Points estimés et observés: Tous les jours à midi, la position du navire doit être calculée le plus exactement possible, par l'estime et par les observations, astronomiques, satellites, ra­dars, relèvements de terre... puis inscrite au journal. Cocher la case prévue.

(14). État sanitaire: Porter les noms des hommes malades et, autant que possible, le genre de ma­ladie dont ils peuvent être atteints - tous les faits importants relatifs à la santé de l'équipa­ge et à l'hygiène du bord doivent être notés; nettoyage des logements, etc.

(15). Visa du capitaine: Après s'être rendu compte de la façon dont le journal est tenu, le Capi­taine doit le signer tous les jours. Au besoin il inscritra les observations et ordres qu'il croira utiles.

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En second lieu, remplir cette page consiste à reporter des relevés lus sur une série d'appareils, ou construits par la compétence opérationnelle de l'officier

le vent peut être de direction SlVqlV et de force 3, l'état de la mer Belle à peu agitée ; le baromètre indique 1014, le thermomètre 31°. La route vraie n'a pas besoin de signaler que 115 sont des degrés, la variation du compas s'écrit -7 ou +2.... La pratique de marquage s'appuie sur un répertoire vraisemblablement fixé. Enfin, on notera que certaines colonnes sont peu renseignées : deux

sont systématiquement laissées « vides » : la (9) Mille parcourus, enfin la (10) Température mer. On constate ainsi une autonomie professionnelle par rapport à l'organisation cognitive datée de la science nautique. Comme pour nombre de formulaires préimprimés utilisés par des professionnels, des zones d'inscription ne sont pas remplies. Des informations tombent en dereliction, si tant est qu'elles aient jamais été jugées utiles par les professionnels. Le formulaire peut être un coup de force normatif visant, à une date donnée, à imposer des compétences sur l'ensemble du « corps » des officiers. L'imprimé, une fois devenu d'usage courant, est rempli sans mot dire : on connaît sa force institutionnelle, l'inertie. Compromis entre les exigences de qualité dans le calcul exigées par les Etats pour qu'on puisse commander un navire sous son pavillon11 et les besoins des professionnels pour se doter d'une mémoire précise qui leur permettent de maîtriser leur route, l'imprimé est un statut quo.

La route n'est pas toujours si simple et rectiligne que l'on puisse simplement noter le point toutes les quatre heures. Dans ce cas, l'officier de passerelle signale sa dépendance et inscrit sur toute la ligne de l'heure du quart Routes diverses sous les ordres du commandant, formule que l'on peut trouver aussi à d'autres heures que celles du quart. La page de gauche est alors sous l'emprise de logique linéaire et discursive (et non plus cellulaire et codée) de l'écriture sous directives du capitaine.

La scène de la représentation discursive des scripts : la page de droite.

L'écriture passe d'une page à l'autre, codant d'un côté, rédigeant de l'autre. Cette rédaction est-elle pour autant un récit, et plus encore une « communication », une interaction ?

Une communication sociétaire ? On peut vraisemblablement hasarder une hypothèse : la page de

gauche, avec ses codages obéit à une logique de la compétence d'officier, son travail régulier et autonome. Cette compétence et cette autonomie permettent la responsabilité : cette responsablité donne son poids aux renseignements notés qui peuvent être considérés comme vrais car « bien

11 . Une histoire des rapports entre pilotes et commandants est ainsi nécessaire. Pour une période plus récente on notera que les seconds ne sont officiers que depuis 1901, que seule la France a une formation « tronc commun » pour deux fonctions traditionnellement distinctes, capitaine au long cours et officier mécanicien (1967)...

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calculés », exercice d'une compétence, exercice d'une socialisation communautaire. La page de droite, elle, inscrit beaucoup plus la vie du navire dans la socialisation sociétaire et met dès lors plus explicitement le collectif de travail à bord et ses responsables, représentants de la société civile à bord, en phase avec le contrôle des partenaires du système économique du transport maritime : les Etats côtiers et l'armateur.

Une communication sociétaire ? C'est aller trop loin : l'écriture est sans adresse, sans mise en scène d'une communication avec quiconque, même pas entre officiers de bord, nous le verrons. Il nous faudra une observation pour analyser la manière dont l'écrit joue et déjoue les conditions de communication : communications entre hommes du bord -commandant/officiers de passerelle/officier machine/différents membres d'équipage pourvus de talkie-walkies- ; communication aussi entre ces derniers et « ceux d'ailleurs » armateur, sociétés dont on transporte les biens, administrations vérifiant les conditions de travail du personnel, sociétés de certification vérifiant les standards, etc..

Un cadre temporel pour consigner (laisser trace) des actions du commandant agissant en tant que responsable

Mais on peut prendre en compte un élément qui donne à l'opposition page de gauche/page de droite une valeur forte dans l'univers de travail. Les deux pages ne sont pas orientées par le même cadre temporel. L'écriture de la page de gauche est celle d'un marquage à intervalles réguliers, censés se dérouler selon la mécanique que le tableau propose. L'écriture de la page de droite construit sinon un récit, du moins une série d'événements. Elle permet la mise en scène d'une initiative d'écriture correspondant à une obligation de responsabilité.

La prescription indique qu'il s'agit de porter dans ce cadre « les faits relatifs à la sécurité du navire en toutes circonstances ainsi que tous les événements intéressant la sauvegarde de la vie humaine en mer, notamment avaries au navire et à la cargaison, pertes du matériel, état civil, accidents, procès-verbaux, faits d'indiscipline, etc.. »

Trois types d'événements sont consignés. D'une part des événements orientés vers un résultat, événements répétitifs (arrivées, départs). D'autre part des événements situés hors de l'initiative (incidents, accidents). Enfin des actions régulières par lesquelles le commandant exerce sa responsabilité et consigne cet exercice.

Partir, arriver. La page de droite est massivement remplie par la série des actions

minutées des opérations nautiques de départ et d'arrivée. Jeudi 13 juin 1991, La Caroline Delmas quitte Libreville. 0745 balancé, essais - 0810 commencé à virer -0843 dérapé. LIGNE 9 HEURES 0910 ancre haute et claire - 093S dans le Sud et à 0,4' barrée Pilote. LIGNE 10 HEURES 1030h bouée Carafoe -1055 h bouée Pénélope 1106 DMAA/ERL. LIGNE 11 HEURES

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Ces indications sont sur les lignes horaires de 9 heures, 10 heures et 11 heures. Les premières indications de quart seront indiquées sur les lignes de 11 heures et midi.

Nous n'avons fini de procéder à une analyse de la variation des formes du récit minuté des opérations de départ et d'arrivée. Une telle étude amènerait à étudier d'une part les routines de travail et d'autre part la variation dans le traitement des données. Un départ, par exemple, peut commencer par l'indication initiale Balancé, essais... ou par pilote à bord au poste de manoeuvre... Faute d'une analyse précise des usages discursifs qui re-cadrent par une description normée les opérations effectives, nous mettrons plutôt en valeur, dans le cadre de ce rapport, le fait que la représentation du temps change de nature. Ici le cadre du récit minuté semble bien renvoyer, comme toute « observation », à un changement du mode d'enregistrement, plus précis, plus surveillé. Car ce sont souvent dans ces moments là que des incidents peuvent survenir.

Incidentsl2

Des incidents peuvent en effet survenir. Depuis la ligne « 3 heures » jusqu'à la ligne « 11 heures » sont notés les éléments suivants : 0545 FIN OC 06°°-0615 Ronde des clandestins : RAS (Ces deux lignes de la même main) 0645 Pilote à bord / Commencé à dédoubler 06" « DJOLISA » tourné à l'AV 0659 Largué tout 0704 Remorqueur large 0729 Pilote débarqué 0745 DMA. 0734 Passé la bouée n° 1 Ciel et horizon voilés. Visibilité moyenne (ces quatre lignes de la même main officier du quart de 8heures) 07h°°Choc du navire contre le quai au niveau du local (cette ligne d'une main autre que celle des officiers de quart) Ciel peu nuageux \ séparateurs bâbord VENTILATION MECANIQUE DES CALES (ces deux lignes de la main de l'officier du quart de midi) On notera ici la réécriture sur la ligne de « 9 heures » d'un élément

pointé à 07h00'. Le temps d'être alerté par un marin, le capitaine a-t-il écrit, vers les 09 heures, « à toutes fins utiles » cette information ? C'est dans un cas tel que celui-ci que nous développerons ultérieurement notre étude : la responsabilité exige des initiatives d'écriture, parfois seulement sur le journal de passerelle, parfois par le biais d'un rapport de mer.

Incidents et secours en mer Au cours d'un voyage (cahier 24, 27-7-91) sur la ligne 16 heures en page de droite Fort tangage et Roulis sur Houle NNW/fatigue du navire, émargé. La suite commencée sur ligne 17 heures, le tout souligné en rouge « 19h00 contact VHF avec Voilier ARG AD AL catamaran de 12 M avec 2 personnes a bord. Ayant déclenché sa radio balise de détresse, il était assisté d'un hélicoptère et en contact avec ORTEGAL RADIO. Position à 20HTU 44°33N 06°51,2W a 15 Milles dans notre NW »

12. Rappelons que l'armateur nous a confié les journaux de passerelle d'un navire « sans incident notable », en tout cas, un navire dont les voyages n'ont pas donné lieu à incident mettant en cause l'état du partage des responsabilités entre armateur et commandants dans la décision d'écriture.

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La suite non soulignée sur la ligne 20 « Un remorqueur Espagnol faisant route vers lui. Pas de danger immédiat; En accord »... Les lignes suivantes (21 et 22 heures) sont séparées Pluies éparse/avec le voilier et le centre de recherche de Madrid nous poursuivons Roulis Visibilité moyenne/ notre route en gardant contact VHF (signature du commandant en fin de ligne, Ligne émargement signée de l'officier de quart. Le visa du capitaine signale « Navire ARG AD AL voilier de 12 M en

difficulté (POS A 20H 44°33N 0651,2W) (Voir ci dessous). » Les espaces restent donc restreints dès lors qu'il s'agit de consigner

un script d'événements ; ils sont alors partagés, la main du commandant prenant l'espace nécessaire en se distinguant (ici un /) de la main de l'officier de quart.

L'exercice de la responsabilité du capitaine, consignes, visa. La page de droite « observation » est aussi le lieu de l'enregistrement

des actions du capitaine dans l'exercice de ses fonctions, l'écriture étant de la main du capitaine ou, plus souvent, de l'officier de quart. La page de droite est ainsi l'espace où l'on garde trace de l'exercice que fait le capitaine de ses responsabilités.

« Avancé les montres de OlhOO. Heure bord = TU+2 » note l'officier de quart, 28 septembre 00h. En rouge, les exercices de sécurité, ainsi : « 17h°° Exercice incendie local peinture » écrit en rouge. 10h°° Test récepteur veille 2182Khz : BF (pour Bon Fonctionnement) 1115 cloche et gong : BF. »

« 1100 Vote pour élections des délégués au CCE/UES » ainsi encore 30-1-32 : feuillet 20 : 06-0615 Ronde des clandestins. RAS 21oo TROUVE 6 CLANDESTINS 31-1-12 : feuillet 21:00h30 trouvé un clandestin supplémentaire 1-2-92 (Abidjan) : feuillet 22 : 1300 Débarqué les clandestins. A quai, on peut trouver dans la colonne « observation » la mention

« grève des ouvriers dockers » (Rouen 13-10-91) la mention étant barrée par un lecteur...

La page de droite est enfin « trouée » par un bandeau avec trois zones : Etat sanitaire, observations et ordres particuliers du capitaine, tirants d'eau.

« Etat sanitaire (14) » : sont consignés ici les accidents de travail. Dans cette tournée d'Afrique, on trouve fréquemment la mention « ventilation mécanique des cales ». Mais cette mention peut être notée sur les lignes horaires de la page observation. Les instructions du capitaine débordent donc les zones prévues et peuvent donner lieu à une inscription « circonstanciée », notée dans un cadre temporel « horaire ».

« Observations et ordres particuliers du capitaine (15) ». Rarement un commandant utilise cet espace autrement que pour apposer sa signature. Nous avons pu trouver un visa avec des formules telles que :

« Voir les consignes permanentes, suivre les routes tracées, me prévenir au point marqué carte 7067 » (cahier 28, le 3-4-92, de La Pallia à Honfleur) ou « -Rester dans la

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zone de la voie de circulation -me prévenir au point marqué carte 5069 » dans un passage de Rouen à Montoir. On peut interpréter ces rares pasages comme la reprise formelle

(insistante) de l'autorité. On peut interpréter la rareté de cette inscription dans le cadre du visa en tenant compte qu'il s'agit là, pour le Caroline Delmas, d'un passage dans une zone fréquentée (la Manche) alors que les voyages de l'année l'avaient jusqu'alors retenu le long de l'Afrique, dans des zones moins fréquentées, donc moins dangereuses.

Pour conclure... En conclusion, nous ne pensons pas avoir trouvé trace de notations

échappant au double registre du relevé d'informations et du script narratif propre aux responsabilités du commandant : pas de trace d'initiative d'écriture d'un autre registre. L'écriture serait donc essentiellement « fonctionnelle »,. Si l'on veut bien se souvenir qu'elle est dominée par l'inscription juridique « à toutes fins utiles », elle serait donc aux aguets, exercice séparé d'officiers vivant entre eux une responsabilité qui les sépare de la communauté de bord. Seule l'observation in situ permettra de noter ce que la communauté fait de ces événements, notamment dans le temps de la passation de quart.

L'écriture comporte des décalages entre l'action de veille et la notation des événements. L'enquête à bord portera sur la répartition des charges entre les responsables : il semble qu'il y ait lieu d'analyser les quelques moments où l'écriture ne prétend plus être en prise directe sur le temps de travail, et, par là, accepte de ne pas être une représentation de la maîtrise des actions du bord et de l'action des autres (éléments, autres navires).

Il nous faut, alors queje n'ai pas encore pris la mesure de ces écrits, néanmoins conclure. On me permettra un plaidoyer pro domo.

« Tout s'ordonne. Tout se tait. Tout attend. Denys Cardon, le commandant, Normand bon teint aux allures britanniques arpente la passerelle. A voix basse il parle dans un talkie-walkie. Ses phrases aimables et courtes semblent distribuer les derniers rôles. Une pratique pour s'informer de la présence de chacun à son poste » (...) 23h03 « Dédoubler ! » Le premier ordre est tombé. L'action commence. Le porte-conteneur CGM La Perouse appareille. »

(...) « En ce samedi 12 février, le CGM La Perouse, l'un des fleurons de

la Compagnie générale maritime s'en va pour son habituelle « tournée du Nord »(...) L'exploitation est gérée par un pool- association d'opérateurs commerciaux- qui recherche les clients et donc la marchandise, concentre le trafic, organise la disposition des conteneurs tant sur les quais que sur le navire -selon des systèmes fort complexes où le néophyte a peu de chances de s'y retrouver. Hambourg pour le Nord, Santos pour le Sud

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sont les véritables centres vitaux de l'ensemble, avec, dans chaque port, un «focal point» délégué très actif pendant l'escale mais aussi auparavant pour la bien préparer. Fax et tous les moyens modernes de communication informent en permanence le navire des caractéristiques de la cargaison. « Depuis le 1er janvier, j'ai envoyé 169 fax et télex (le télex reste le moyen fiable, reconnu, faisant preuve, ce que n'est nullement le fax). Il faut doubler ce chiffre avec les destinataires multiples », indique le radio, qui en a reçu au moins autant ». (Lucas, 1996 : 118-119)

Décidément, c'est un air bien connu pour un chercheur en « communication» : les NTIC (Talkie-walkie, fax, télex...) ont changé le monde du travail, et donc la vie à bord. Le silence communautaire et sa permanence d'un côté... la communication bouillonnante et sa modernité de l'autre ? Notre propos est d'oser ne pas parler directement de ces phénomènes. Certes, l'idée est bizarre que d'entrer dans le monde du travail contemporain par le biais de l'écriture, de l'inscription (signes et textes) et de ses pratiques.

Il s'agit de prendre le temps de dire à quoi ressemblent les univers modernes du travail, pris par l'écriture.

Cet univers des écrits est-il un artefact sans valeur, quand domine la scène la communication directe, permise par les nouvelles techniques de communication, qui, de fait, se généralisent ?

Ou encore l'écrit n'est-il qu'un « en plus », commandé et obligé, la trace que l'on aimerait voir disparaître de procédures bureaucratiques, hors du monde ordinaire des relations...?

Nous avons tenté une autre voie, en explorant la charge « sociétaire » de la représentation dans un univers de travail. C'est encore « dans l'écriture » que se joue, mais aussi que se construit la place spécifique d'hommes de responsabilité, ces écrivants des journaux de passerelle de la marine marchande, officiers de leur état.

5. Postface

Une approche de terrain dans les sciences de la communication pour comprendre ce

qu'est un « auteur » d'écrit professionnel.

Qu'est-ce que l'auteur d'un écrit professionnel ? Cette question n'était pas complètement neuve quand nous avons constitué le groupe de recherche pour l'appel d'offre « Ecriture, traces et façons de faire ». Pour ma part, j'avais tenté à plusieurs reprises l'exploration de cette question sur un terrain que je connaissais de longue date : celui du travail social. Nous avions, avec d'autres commencé à travailler plusieurs aspects

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concernant la question de l'autorat13. Je voudrais rappeler brièvement la démarche et les résultats, dans la mesure où je suis parti de cette base, grâce à l'occasion qui m'était offerte d'ouvrir un nouveau terrain et par ce changement de monde tester la validité des démarches et confronter les analyses.

Rapports de pouvoir, rapports de savoirs et écriture : l'analyse d'un système de relations.

Sociolinguiste analysant les pratiques d'écriture en milieu de travail comme pratiques de communication, je ne peux développer mes recherches qu'au terme d'une démarche « lourde ». En effet, il s'agit d'abord de connaître l'économie des échanges symboliques des « partenaires » de l'activité. Il s'agit aussi de repérer les organisations collectives qui président au travail et à ses échanges : le monde de l'éducation spécialisée, celui de la marine marchande sont-ils des « communautés de travail » ? Si l'on ne peut avoir l'ambition de répondre immédiatement à une telle question, si complexe, on ne peut néanmoins faire l'économie de comprendre les rapports entre les acteurs du champ. Juges, psychiatres, établissements d'éducation spécialisée sont en effet liés par des rapports historiques de pouvoir et de savoir qui définissent leurs places. Ces rapports peuvent connaître des évolutions. Leur jeu préside, pour l'éducation spécialisée, aux organisations de travail où se rejouent les rapports entre ces partenaires dans des communications de travail. Des formes stables d'échange peuvent ainsi être décrites, dans la mesure où l'on a clarifié la manière dont les collectifs de travail sont organisés.

Ouvrant le terrain de la marine marchande, j'ai voulu procéder de la même manière à un repérage des différents acteurs : administration des affaires maritimes, instances consulaires, armateurs, commandants de bord, officiers, équipage... mais encore sociétés mandataires organisant à terre la gestion des marchandises transportées, c'étaient autant d'acteurs dont il fallait comprendre un minimum les rapports pour ambitionner de comprendre une pratique communicationnelle, l'écriture.

Décrire du point de vue de l'écrivant : écritures à bord. Néanmoins le système de relations ne nous intéresse pas en lui-

même. Je pense que pour comprendre des pratiques d'écriture, il faut aller au delà d'une connaissance « systémique » qui permettrait certes de situer les flux, les partenaires dominants de la communication, mais qui resterait une étude des produits et non de la production d'écriture. Une conception des pratiques d'écriture comme pratique langagière nous incite à analyser le système du point de vue de l'écrivant, pour comprendre précisément le

. Voir en particulier Etudes de communication, supplément séminaire « Ecriture, écrits professionnels », 1993, Etudes de communication n°16 Pratiques d'écriture et champs professionnels 3, Petites fabriques d'auteur, 1995, ainsi que Education Permanente n°120, 1994.

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travail d'écriture. Ici, j'ai choisi de travailler la communication du point de vue d'un des pôles des interactions, l'écriture « du point de vue du bord ». Je préfère parler de « bord » plutôt que de commandant, d'officier, de capitaine, de château, de passerelle, d'équipage. Il était envisageable de ne traiter que de la relation armateur/commandant de bord en traitant des écrits du commandant. Je me donne en fait un cadre plus large en constituant le navire comme un site communicationnel, comme un collectif de travail en relation avec l'armateur et ses représentants. C'est faire l'hypothèse que « le bord » structure la communication, non seulement celle orale des rapports de travail entre personnel à bord, ce qui est l'hypothèse de Duval (1992), mais aussi la communication écrite. Notre hypothèse de travail, mise au point à propos des écrits sur secteur social, est que la communication écrite contribue à structurer les relations du collectif de travail. En effet elle assure sur le lieu de l'écriture la présence d'un autre, le « destinataire », induisant une communication non communautaire mais sociétaire, pour reprendre les catégorisations wéberiennes de la socialisation. D'autre part, la maintenance d'une activité ordinaire d'écriture exige une organisation du travail d'écriture ; la mise en oeuvre régulière de cette organisation sur le lieu de l'écriture modifie l'organisation de travail elle-même. L'organisation d'une réflexivité propre à la représentation de la vie et du travail modifie le collectif qui a à faire avec l'écriture, tel est un postulat anthropologique classique.

Ecritures de travail instituées : l'analyse des formes prescrites et des supports prédéfinis.

Mais on ne peut parler d'écriture sans analyser historiquement le système institué de production d'écriture. Nous rencontrons là une problématique de l'ethnographie de la communication. Quand on étudie l'oralité (Hymes) il s'agit de prendre en compte la question des genres (rituels, situations de communication, genres stabilisés et appris dans la collectivité).

En ce qui concerne l'écriture, la problématique rencontre nécessairement la question du soutien institutionnel à la production d'objets d'écriture et à la légitimation de genres d'écrits. Notre intérêt porte sur ce qu'en première approximation on appellera des « communautés professionnelles ». Dans un tel cadre d'étude, l'analyse du système institué de production d'écriture s'intéresse nécessairement à deux phénomènes : aux formations professionnelles et aux agents qui contribuent à l'établissement et à la reproduction de documents préimprimés.

D'une part, en effet, il s'agit de décrire la socialisation professionnelle (Dubar, 1991) : socialisation secondaire du métier parfois, socialisation sur le lieu de travail en d'autres circonstances. Lors de ce processus les membres des communautés de travail apprennent à produire des types de textes -lettres, rapports, comptes-rendus... Mais il faut dire

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mieux que ces désignations générales : une liste plus justifiée reprendrait la variété des désignations d'écrits professionnels. La formation dans son aspect normatif tend à faire apprendre des formes d'écrits et de scénarios d'écriture normatifs.

D'autre part, il s'agit de décrire l'assistance éditoriale qui donne des statuts d'objets à nombre de formes textuelles, dont l'existence légitime peut ne tenir qu'à cette officialisation. Ces formes préimprimées comportent un double aspect normatif : d'une part, comme le fait tout formulaire, en préétablissant des zones d'écrit, en les nommant, elles définissent ce qu'il y a lieu d'écrire. D'autre part, par une communication spécifique à l'usager, elles peuvent par des « conseils » ou des « consignes » expliciter comment il faut remplir.

Dans ces deux cas, il me semble important de relever qu'il s'agit là de formes d'institutionnalisation par prescription. L'analyste du travail ne peut manquer de s'arrêter sur cette distinction aujourd'hui coutumière entre travail prescrit et travail réel et penser en conséquence la spécificité de la socialisation par prescription. Les formations et les formes « vides » préimprimées laissent penser le travail prescrit. Mais il nous paraît nécessaire de s'arrêter quelque peu à l'analyse de la prescription. En effet une analyse réductrice de cette prescription amène certains chercheurs à confondre celle-ci avec l'injonction de l'autorité hiérarchique. L'enquête de terrain doit prendre le temps, à mon sens, d'analyser ces « modèles », que l'on analysera aussi comme formes « vides » dès lors que les modèles sont édités dans un « prêt à remplir » ,4. Je suis allé pour cela à l'Ecole de la Marine Marchande du Havre : les personnes rencontrées (MrBrilleault notamment) n'ont pas été seulement des informateurs précieux pour un néophyte qui « entrait » sur un nouveau terrain. Ils ont aussi été considérés comme membres d'une « communauté professionnelle » dont l'action ordinaire est de contribuer à l'établissement des usages normes.

Dire que les écrits professionnels ont des formes instituées normatives n'est donc pas un jugement de valeur. C'est simplement poser que les groupes professionnels, à l'échelle infiniment plus développée que l'existence du collectif de travail, ont contribué à une date donnée à stabiliser -on suppose que c'est « aussi » à leur profit- un état de savoirs qui fasse « métier ». Les formes vides, les apprentissages « poubelle », les pratiques en école sont ainsi à étudier comme l'institutionnalisation de compromis. La socialisation au métier sous ses deux formes (écoles, apprentissage en mer) met en place sous forme d'un compromis normatif les formes obligées d'écriture.

Pour peu que l'écrit préimprimé soit édité par l'employeur (ici l'armateur), peut-on dire qu'il manifeste la prise en charge de la

. Je plagie ici la formule de « prêt-à-écrire » de S.Branca-RosoiT(Pène 1994).

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prescription sur les manières de travailler sous forme d'une injonction hiérarchique ? Je ne le pense pas. On pose comme principe que les unités de travail (ici les navires), et mêmes les armateurs comme employeurs à plus grande échelle ne peuvent contrevenir à l'établissement des formes d'écriture. Que ce compromis ne s'établit pas simplement dans les interactions du travail entre hommes de métiers et employeurs : l'écriture n'est pas une communication de navire à armateur. L'écrit met en jeu la juridiction maritime. C'est précisément cette triangulation des rapports Etat (administration et instances juridiques de type international et, en France, juridictions d'exception par rapport au droit commun du travail) -armateurs- bord et sa direction qui constitue le fondement même des relations symboliques et de l'écriture.

Ecrits canoniques en école, écrits assistés à bord. Travail prescrit s'opposerait à travail réel. Cette distinction venue de

l'ergonomie doit être repensée pour avancer dans l'analyse du travail d'écriture. Nous pouvons procéder en deux temps (dont le présent rapport n'étudie que le premier). Dans un premier temps, nous avons accès à des formes remplies, un corpus de documents. Dans un second temps, nous pouvons développer des méthodes d'observation in situ du travail d'écriture. Ces deux temps répondent à l'analyse du produit d'une part, du processus de l'autre.

Trois questions se posent : comment articuler une étude historique des formes instituées, que l'on est « censé faire », et une étude des pratiques d'écritrure ? A quelles conditions et dans quelle mesure peut-on prendre l'analyse des produits (les préimprimés remplis) comme élément de connaissance concernant le travail d'écriture ? Comment (où, quand...) observer le travail d'écriture ? Nous indiquerons ici nos réponses aux deux premières questions car elles expliquent la méthodologie employée pour l'écriture de ce rapport.

A. : comment articuler une élude historique des formes instituées, que l'on est « censé faire » et une étude des pratiques d'écrit/ure ? J

La prescription d'écriture, c'est notre cadre épistémologique, ne doit pas être pensée comme l'addition de consignes pour l'exécution de tâches fragmentées. Les consignes et conseils explicites, les chek-list, les cahiers d'ordres laissent supposer que le travail est ainsi organisé, encadré, surveillé comme obligation d'exécution de tâches. Mais il ne s'agit là que de la partie émergée d'une institutionnalisation complexe de manières de faire, d'usages.

L'étude des formes « vides » permet de repérer les compromis entre les besoins et exigences des différents acteurs concernés par l'activité. Besoins des responsables de l'activité nautiques, volontés des Etats garantissant et arbitrant l'activité, exigences des propriétaires des navires en ce qui concerne la sécurité générale pour les biens et personnes transportées.

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L'étude des formes remplies permet de repérer comment l'instance-écrivant (ici le commandant-responsable et les officiers de quart, ses délégués) se saisit à une date donnée du cadre général proposé. Certaines incitations à écrire ne sont pas prises en charge, peuvent être jugées obsolètes, non pertinentes. Mais, au delà, analyse des écrits et observation sur le terrain analyseront l'écrit (à la fois forme préimprimée et série d'inscriptions) comme un cadre d'exercice de pratiques. Si la vie à bord est organisée selon •••*. ensemble de règles d'action, l'imposition de l'écriture selon des formes prédéterminées ajoute au cadre de la vie à bord un autre cadre qui contribue à structurer le temps des uns et des autres autant qu'il est une trace de rapports sociaux.

Dans cette perspective, les écrits que l'on est « censé faire » ne sont pas seulement des relevés d'informations, selon une conception instrumentaliste de l'écriture et du langage. Il s'agit d'une co-construction d'une représentation. Le terme « représentation » est central : les écrivants sont commis à la représentation. Les écrivants par leur activité donnent vie au cadre préétabli. Mais on sera aussi attentif à tout ce qui s'inscrit dans la forme pré-imprimée et qui déborde la prescription explicite ou correspond à un usage de cette forme selon des accords implicites. On considère dès lors que les fonctions assignées à l'écriture (ici, clairement un cadre juridique de droit privé sous responsabilité des états côtiers) sont naturellement débordées par les usages que la collectivité fait et de l'écrit et des moments d'écriture.

B : à quelles conditions et dans quelle mesure peut-on prendre l'analyse des produits (les préimprimés remplis) comme, éléments de connaissance concernant le travail d'écriture ?

Ma perspective générale est que l'écriture à bord est aussi une activité de travail. Mais que nous livre l'analyse de écrits produits, avant même que nous ne mettions en oeuvre une observation directe des pratiques ? Une première réponse méthodologique consiste à prendre l'écrit comme trace. On insistera seulement sur la confusion ordinaire qui préside à une telle orientation méthodologique. L'analyse des écrits se contente ordinairement de prendre l'écrit comme trace de l'événement. Cette conception est dominante dès lors que l'on assigne à l'écrit une fonction dominante de nature quasi juridique : l'écrit enregistre. Une telle conception n'est pas fausse, elle n'est que partielle. Il est en effet clair que l'une des fonctions des écrits que nous étudierons, les journaux de passerelle, est de nature juridique : l'écrit est le lieu où sont affirmés des faits, où sont reportées des informations lues sur des machines de contrôle. Pour ma part, je tente de traiter l'écrit à la fois comme trace des événements et trace de pratiques. En analysant des produits, on tentera de reconstruire les conditions de production.

Si l'on se refuse à penser le travail comme exécution, si l'on adopte une analyse du travail comme résolution de problème, comme adaptation

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aux dysfonctionnements des choses, des outils, des machines, des hommes, on posera que le travail est d'abord réplique à l'incident. On adoptera le même point de vue en ce qui concerne le travail d'écriture. Dès lors, si le travail d'écriture est une tension entre le cadre des devoirs d'écriture, et la prise en compte des multiples événements qui exigent d'inventer des réponses aux aléas de l'activité (notamment celle d'écriture), nous serons attentifs aux marques de l'engagement dans la représentation (rupture par rapport aux routines, écritures hors cadres, décrochements divers). Si tout ce qui doit être consigné exige l'exercice d'un jugement (est-ce bien un incident notable, que l'on « doit » noter), on remarquera encore que tout ce qui se passe n'est pas forcément représentable (comment dire, écrire une ronde pour repérer les clandestins au cours de laquelle il y a violence sur les clandestins...) tout ce qui se passe n'est pas notable : l'écriture serait un travail pour construire la représentabilité des événements. (Je fais ici référence à une série d'articles à publier dans Etudes de Communication n°20, septembre 1997, sous la direction de D.Faïta : « Communiquer... les mots de l'expérience »).

Vérace, quotidiennement vérace, l'écriture comme trace des événements dans un cadre juridique ne serait que charge de traduction d'une tentative de maîtrise répondant à l'exigence de sécurité. Mais ordinairement et simplement, elle a d'abord à savoir représenter l'ordinaire pour une communauté elle aussi improbable. L'ordinaire, l'expérience, le quotidien, représentés « à toutes fins utiles », pour celui qui n'y sera jamais (à bord) et qui n'est pas désirable comme destinataire de représentation 15

Le programme de travail (une économie des échanges, une institutionnalisation des formes, une pratique de représentation) est donc « lourd ». Pris en echarpe par la question de l'auteur, il pouvait rencontrer quelques figures de l'auteur : le propriétaire de l'écrit, le responsable de l'écrit, celui qui en prend l'initiative, celui qui assume ou réclame le statut public d'auteur. Parmi ces quelques figures, ce terrain devait me permettre d'explorer plus sûrement la responsabilité et l'initiative d'écriture.

Pierre Delcambre, Gérico/ Lille 3

. Le contexte décrit ici à propos du journal de passerelle des navires de la marine marchande est donc considérablement différent de celui des «journaux de bord » des établissements d'éducation spécialisée analysés par Levaretto (1991) et Delcambre (1993).

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