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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here À la recherche du sens commun: Hannah Arendt, Aristote et les stoïciens René Lefebvre Dialogue / Volume 40 / Issue 03 / June 2001, pp 571 - 586 DOI: 10.1017/S001221730001893X, Published online: 13 April 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S001221730001893X How to cite this article: René Lefebvre (2001). À la recherche du sens commun: Hannah Arendt, Aristote et les stoïciens. Dialogue, 40, pp 571-586 doi:10.1017/ S001221730001893X Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 21 Nov 2013

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À la recherche du sens commun: HannahArendt, Aristote et les stoïciens

René Lefebvre

Dialogue / Volume 40 / Issue 03 / June 2001, pp 571 - 586DOI: 10.1017/S001221730001893X, Published online: 13 April 2010

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Critical Notices/Etudes critiques

A la recherche du sens commun: HannahArendt, Aristote et les stoiciens*

RENE LEFEBVRE Universite de Rouen

La nature du projet de Danielle Lories est exposee clairement dans lespremieres pages de l'ouvrage. L'auteure situe les origines de son entreprisedans la volonte d'affronter la difficulte que presente la notion de «senscommun», aux paragraphes 18,22 et 40 de la Critique de lafaculte dejugerde Kant, mais aussi le propos de Hannah Arendt tire de «La crise de laculture))1 qu'elle cite en page 2, sur la jonction des sens communs kantienet aristotelicien. Ce qui preoccupe essentiellement l'auteure, dans la pers-pective d'une pensee de la «specificite du jugement praxique», est ici lafacon dont s'articulent le sens commun (aristotelicien) en tant qu'unifica-tion de l'experience sensorielle par-dela la diversite des cinq sens, et le senscommunautaire (kantien) en vertu duquel nous communions dans unememe apprehension du reel, la constitution d'un rapport au reel etantd'abord affaire de sens : «Chez Arendt, tout se passe comme si le partage

* Danielle Lories, Le sens commun et le jugement du phronimos. Aristote et lesstoi'ciens, Louvain-la-Neuve, Editions Peeters (Aristote, traductions et etudes),1998, 572 p.

Dialogue XL (2001), 571-86© 2001 Canadian Philosophical Association/Association canadienne de philosophie

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des choses percues avec autrui et done leur realite "objective" etait le pro-longement naturel du partage d'une meme chose per9ue par nos diverssens» (p. 3). En arriere-plan de l'entreprise figure un interet pour les rap-ports entre jugements pratique et esthetique (cf. p. 539 : «les analyses mo-dernes du jugement sont a rechercher du cote de la discipline naissante deTesthetique»). L'auteure se trouve amenee a traiter d'Aristote, et entendmontrer que si chez lui le sens commun du De anima (DA) et des Parvanaturalia (PN) est bien un sens global du reel, il n'a guere encore cettedimension communautaire que presente en revanche la <|>p6vr|0i<;, «excel-lence du jugement pratique et excellence politique», laquelle (|>p6vr|ai.<; setrouve en continuity avec la discrimination perceptive unitaire, dans lamesure ou pour l'une comme pour l'autre, l'objet est le particulier dumonde reel percu. Danielle Lories est egalement conduite a examiner si,entre le livre VI de YEthique a Nicomaque, d'une part, et la Critique de lafaculte dejuger d'autre part, il n'y a «rien qui vaille mention». Ayant tra-vaille sur Shaftesbury, un des peres britanniques de la philosophie du senscommun, sous l'espece notamment du sens moral, par ailleurs precurseurdu desinteressement esthetique kantien, et enfin lecteur d'Epictete,l'auteure se trouve orientee dans la direction de sa source stoi'cienne. Dela cette fois, malgre l'obstacle apparent que constitue le fait pour le stoi-cisme de s'apparenter davantage au platonisme qu'a l'aristotelisme enconcevant la <|>p6vr|cn.<; comme une science et en l'identifiant a la oofyia,tout en faisant en outre a peu pres silence sur l'a'iaBrioK; KOIVTI, l'ideed'«etudier l'eventuel apport du stoicisme — ancien — a l'analyse du juge-ment pratique — celui du phronimos au sens ou l'entendait Aristote»(p. 9-10), la these etant que la marque du stoicisme dans l'histoire de lapensee occidentale du jugement pratique «consiste a faire converger dansce jugement plusieurs formes de "sens commun" dont certaines sontderivees de Yaisthesis koine ou encore de la phronesis aristoteliciennes»(p. 10).

L'auteure assure ne faire oeuvre ni de philologue, ni d'historien de laphilosophie ancienne, refuse modestement a son entreprise toute autreoriginalite qu'un effort «aux fins de penser [...] la specificite du jugementpraxique et, dans cette visee, de dissiper une certaine obscurite quant a lanature du sens commun, et quant au role crucial qu'il semble devoir yjouer [...]» (p. 11). Se donnant pour guide son «point de depart dans lapensee contemporaine du jugement et dans une difficulte d'interpretationd'un texte moderne» (p. 13), elle admet devoir laisser dans l'ombre despans entiers du systeme stoi'cien, en matiere de logique et de cosmologienotamment, sans pretendre renouveler en rien Interpretation des spe-cialistes : «Nous nous appuyons au contraire sur eux tout au long de notreparcours dont la seule originalite reside precisement dans Tangled'approche des textes et des themes» (p. 11). Concernant cette fois les rap-ports entre Aristote et les stoi'ciens, elle affirme ne pas chercher a etablir

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des filiations ni meme une comparaison, et se borner a «examiner com-ment certains concepts s'articulent, chez Aristote, d'une part, chez lesstoiciens de l'autre» (p. 23). L'expose d'Aristote et celui du stoi'cismeoccupent cependant de fait la quasi-totalite de l'ouvrage.

Aristote, le sens commun, la <|>p6vii<n<;

Danielle Lories etudie d'abord la doctrine aristotelicienne de Ydia&qaic,Koivri, consideree comme constituant elle-meme le commencement del'aventure philosophique du sens commun. Ayant en vue specialementDA, III, 1, 424al5, et les polemiques qui s'y rapportent, elle se demandeen un premier temps s'il y a ou non une accidentalite de la perception desKoivd. L'enjeu est selon elle le suivant: s'il y a une certaine accidentalit6de la perception des Koivd distincte de la perception veritablement acci-dentelle, comme aussi, par exemple, de la saisie du doux par la vue,«l'expression d'aisthesis koine semble revetir une importance con-siderable» (p. 19) sinon il y a lieu de comprendre simplement que les Kowdsont percus de facon partagee par les differents sens. La position initialede l'auteure est moderee : «[...] qu'il y ait une notion du sens commun quipuisse etre consideree comme proprement aristotelicienne, rien n'estmoins sur» (p. 19), Aristote n'explicitant pas pour elle-meme l'idee desens commun et s'abstenant de proceder a un expose systematique;d'ailleurs, l'expression d'alaGnaiq KOIVTI n'apparait que trois fois : en DA,III, 1, 425a27, PN, De memoria, 450al0, et Parties des animaux, 686a31.L'auteure, en vue de disposer d'un socle solide, semble a la recherche dudenominateur commun aux diverses interpretations, et dans cette pers-pective, est attentive aux arguments austeres, selon lesquels «commun»signifie percu avec un propre ou un autre. En fait, elle en vient a minimiserla portee des divergences (p. 48 : les commentaires tendent finalementtous «dans la meme direction»), et degage comme tendance consensuelleune these relativement dure : Aristote a voulu identifier les pouvoirs per-ceptifs qui vont au-dela de la stricte saisie de leur propre ou 'i8iov respectifpar les cinq sens, et DA, sans attendre PN, concoit la faculte sensitivecomme un tout unifie» (p. 66), le chapitre III, 1 constituant «l'amorce dece mouvement vers une theorie unifiee» (p. 62). La these de l'auteure,pour sa part, est bien qu'il existe chez Aristote, et des ce passage de DA,une doctrine de l'unite de la perception ou du sens commun (comme«fond» plutot que simple «activite conjointe» de plusieurs sens : p. 80).Certes, elle ecrit, conformement a la formulation expresse d'Aristote,qu'«il n'y a pas de sens «commun» qui viendrait s'adjoindre aux cinqsens» (p. 101), mais c'est pour accorder au sens commun tout le domainede la sensibilite, et ce qui 1'unifie ou la rend unifiante : «I1 n'y a pas de doc-trine du sens commun chez Aristote mais une these de l'unite fonciere del'aptitude perceptive. Autrement dit, le sens commun aristotelicien n'estrien que l'aptitude a percevoir, dans son unite et son unicite [...]» (p. 102).

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Le sens commun, c'est «tout bonnement ce par quoi nous percevonschaque fois que nous percevons» (p. 91).

L'auteure en arrive done a affirmer l'unite de la doctrine elle-meme del'unite de la perception. Sa conviction est que la perception n'est pas uneconstruction produite a partir de donnees sensorielles elementaires : «cesont des choses que nous percevons», «la perception des sensibles paraccident n'est pas une caracteristique accessoire du fonctionnement de lafaculte perceptive, c'est pour ainsi dire le fait de base de la perception[...]» (p. 81). De la la volonte de «faire echapper Aristote a toute theoriedes sense data» (p. 83), mais aussi l'imputation a Aristote de sa propreconviction : «[...] comme tout le monde, Aristote sait bien que nous per-cevons des choses» (p. 68), et son intention veritable est de montrer quela perception nous met en rapport avec elles. «Dans ce passage du Deanima, III, 1, il y va de la maniere dont la perception nous ouvre unmonde» (p. 74). Pour pouvoir attribuer cependant a la doctrine d'Aristotecette unite, l'auteure doit integrer dans la doctrine du sens commun cellede la sensibilite accidentelle (p. 67-78). Rappelons que pour Aristote, lacouleur est un «propre» de la vue, la taille un «commun», qui n'appartientpas plus a la vue qu'au toucher, et que nous percevons accidentellementle fils de Diares en meme temps que, par exemple, la vue saisit du blanc.L'expose synthetique est en II, 6. L'auteure affirme qu'en III, 1, il conve-nait de traiter ensemble des KOIVCX et des sensibles accidentels, car dans cescas differents, «la perception suppose une unite de la faculte sensitive)),une «unite de la conscience perceptive)) (p. 68). A la question de savoir sialors Aristote n'aurait pas mieux fait de traiter de la sensibilite acciden-telle, elle repond par une theorie de l'examen des KOIVCX comme «etape»,obligeant a «penser l'union des sens specifiques par-dela, ou en deca, deleur independance relative les uns par rapport aux autres» (p. 69), en vuede comprendre la perception comme institution d'un rapport aux choses.L'auteure explique que ce qu'elle appelle l'«extraction» des Koivd, faci-litee par Intervention de plus d'un sens selon le propos d'Aristote, orientevers la substance et son invariance sous des apparences changeantes. Voiciquelques formulations :«[...] dans le sens commun qui s'esquisse en III, 1,c'est du sens du reel qu'il y va» (p. 71); «les problematiques de la percep-tion des koina et des sensibles par accident [...] ne pouvaient manquer dese Her intimement comme elles le font dans l'expose d'Aristote en Deanima, III, 1» (p. 72). «Le mouvement et la forme accompagnent lacouleur, de meme [l'italique est notre] la caracteristique qui consiste a etrePierre, Paul ou le fils de Cleon» (p. 73). Relevant de la faculte perceptivecomme telle, les sensibles par accident «peuvent etre dits relever de Yais-thesis koine, qui percoit les koina» (p. 84).

Soit maintenant le passage de ra'io9r|oi<; KOIVTI a la <\>po\r\aiq. Lamajeure partie du chapitre deux presente le livre VI de YEthique a Nico-maque (EN) en suivant assez strictement Pierre Aubenque2. Les formula-

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tions synthetiques figurent dans la section 8, qui s'ouvre sur cettequestion : «Quel lien Aristote nous permet-il d'apercevoir entre cetteexcellence de la vie humaine non contemplative et le sens commun de sesecrits psychologiques?», pour repondre aussitot : «Un fil bien tenu ensomme» (p. 143). L'auteure toutefois avance trois resultats principaux.1) La generalisation deja a l'oeuvre dans la perception et en vue d'elle estune condition de l'activite de l'homme prudent, le (Jipoviuxx;. 2) La <t>povr|-aiq tient elle-meme deja de la perception. Danielle Lories rappelle ici lepassage de &N, VI, 9, 1142a23-30 dans lequel Aristote oppose la (t>p6vn-aiq tant a l'emaifiuri qu'au vouq, en la rapprochant de l'alo&noi^ commeconnaissance de ce qu'il y a de plus individuel, et non pas des sensiblespropres, mais par exemple d'un triangle. 3) La doctrine de l'amitie fournit«la notion d'un sentir en commun (au sens d'un plaisir ou d'une peinepartages) avec autrui, celle-ci etant associee ici a l'aptitude — qui relevede la faculte sensitive comme sens commun, avons-nous vu — que chacundes interesses a de "sentir" que lui-meme sent, voit, entend, pense, agit»(p. 147). Incontestablement, c'est en cette doctrine de la (cruv)a'ia9r|m<;amicale que se joignent explicitement le fait de la conscience de soi,assumee par le sens commun dans la terminologie d'Aristote, et celui dusentir en commun (notons en passant que s'agissant des rapports entreintersubjectivite et objectivite, il y aurait lieu de considerer le cas que faitAristote des evSo^a). Selon les mots de Danielle Lories :

II faut d'abord sentir en commun avec soi pour sentir en commun avec l'autre.Et dans la mesure ou sentir en commun avec soi, par l'accord et le renvoi de l'una l'autre des differents sens, assure le sens de la realite, le sentir en commun avecautrui, prolongement du sens commun avec soi, prolonge et conforte le sens dela realite. N'est reel que ce qui est partage : partage par nos differents sensd'abord, partage par notre faculte sensitive et par celle d'autrui ensuite (p. 148).

L'auteure ecrit a la page 150 que :

[...] la sunaisthesis, le sentir en commun, prolonge et conforte, comme nousl'avons suggere deja, le role de sens du reel de Yaisthesis koine : ce qui est com-mun a plusieurs de mes sens est commun aux hommes. C'est sur la realite sen-sible, contingente, en devenir, garantie par le partage entre etres doues de sensque porte aussi la phronesis sorte d'excellence [du] sens du reel particulier etcontingent [...].

Oav tao ia , <rovai<r8ii<n.q, oiKeicxrvi;, «|>p6vT|ox<; stoiciennes

Organisant l'etude du stoicisme sur quatre chapitres, Danielle Loriesetablit son enquete sur une consideration de la <t>avTaata — le fait de la

i-meme un fait radical aux yeux des philosophes du Por-

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tique, dont l'epistemologie la considere en premier, dans la perspective endefinitive morale de garantir les conditions de la vie bonne. II n'y a pasd'etude de la <|>avTa0ia aristotelicienne. Bien qu'avancant une explication(complexity de la question; rattachement traditionnel de la <|>aviaata ausens «interne» plutot que «commun»; fidelite a Hannah Arendt impli-quant d'en rester a la sensation proprement dite avant d'en venir au juge-ment), l'auteure, qui y revient a plusieurs reprises parait apres coup avoirregrette cette absence, donnant elle-meme les raisons qui justifieraient unetelle etude : rattachement du <)>avTacruK6v a l'aiaOTytiKov, importance dela ^avuaoia dans la perspective du desir, du comportement et de l'action,et meme de la prudence, opportunity de comparer Aristote et les stoiciensdu point de vue d'une notion dans les deux cas importante. Qu'il y ait dela <|)avTaaia des lors qu'il y a du (fiaiveoGat, ou plutot dans l'accompa-gnement pictorial de la representation en l'absence, ajoutons que c'est la<t>ctvraaia et non la perception accidentelle qui, d'une part, en DA, faitoffice de tenon entre l'etude de la sensation et celle de la pensee, prenantle relais immediat de l'expose sur le sens commun; et qui d'autre part enPN, sous l'espece de la memoire ou du reve, conduit aux considerationssur l'instance centrale de la vie sensorielle.

Venons-en toutefois au stoicisme. L'objectif fixe par l'auteure est apremiere vue mince, rendre compte de l'unique temoignage faisant etatd'une Kcavfi avoGrimq stoi'cienne (Aetius, IV, 8, 7, Stoicorum VeterumFragmenta, II, 852), et aborder la «question du sens commun stoicien,c'est-a-dire d'une aisthesis koine que les stoiciens auraient nominee tactinterieur et par laquelle nous nous saisissons nous-memes» (p. 228). Atravers un expose methodique de la doctrine de la <|>avTaoi.ci, DanielleLories entend evoquer la facon dont, depuis la perception et la <|>av-taoia,en passant par la axr/KaiaQeav; (assentiment) et la KaxdA.Tiv|/v<; (com-prehension), l'ame s'eleve a la science du sage par le biais de l'experience.Elle parvient a un double resultat.

Abordant assez rapidement (p. 166-172) les temoignages d'Aetius et deSextus Empiricus qui font etat d'un rapprochement entre (^avtaaia et

, la lumiere, elle decouvre principalement grace a eux :

[...] des la premiere phantasia elle-meme, non pas peut-etre a proprement parlerune forme de ce tact interieur par lequel nous nous saisissons nous-memes etqu'ils identifieraient a Yaisthesis koine aristotelicienne, mais en tout cas unepremiere ebauche de perception de soi, de reflexivite de la conscience perce-vante: l&phantasia se livre elle-meme en mSme temps que la chose existante quila cause. Ceci semble pour le moins vouloir dire que les stoiciens ont pensequ'on ne peut etre conscient de quelque chose que ce soit sans etre d'une cer-taine maniere conscient de la maniere dont elle se livre a nous et dont nous luisommes receptifs, sans done que Ton soit en quelque sorte conscient de soicomme pensant ou percevant cette chose. Et la perception que Ton percoit

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appartient bien, chez Aristote, a ce qu'il est convenu d'appeler le sens commun(p. 228-229).

D'un autre cote, concentrant son attention sur la 7tp6A.r|V|A<;, DanielleLories se trouve disposer d'un fait sur lequel se rencontrent les deuxaspects du sens commun qu'elle a distingues des l'origine. L'etude de latyavxaaia, qui a surtout permis de souligner la dimension empiriste de lagnoseologie stoicienne, tout en signalant le caractere deja logique des <|>av-raatca humaines, conduit a situer les prolepses dans la continuite d'uneperception deja pensante, tandis que d'autre part on peut affirmer le par-tage de certaines d'entre elles au moins qui, tot formees, sont, par ailleurs,porteuses de developpements ulterieurs de la rationalite egalement com-muns. Pour designer ce qui se constitue dans l'acces aux prolepses et leurusage, Danielle Lories maintient l'emploi de l'expression de «sens com-mun», reprenant d'ailleurs la contestable traduction Souihle par «senscommun» du Koivoq vovq d'Epictete (Entretiens, III, 6, 8):

Mais s'il s'agit d'une raison commune, raison parce que ce sont des notionsgenerates elementaires et non plus des donnees particulieres de l'experience, etcommune au double sens de l'equipement ordinaire de base normalementprocure a chaque homme par la nature et de ce qui assure le partage des raisons,la possibility de l'echange rationnel entre hommes, on peut bien cependant par-ler encore d'un sens commun, et non pas seulement avec la signification de «bonsens» ou de l'entendement sain et moyen, car cesprolepseis et / ou ennoiai koinaine sont au fond rien d'autre que les premiers sous-produits, intellectuels pourainsi dire, de la perception et de l'experience sensibles (p. 189-190).

Dans les expressions deprolepseis et ennoiai koinai, ce a quoi nous avons affaireest l'idee d'un sens commun, comme raison commune ou bon sens sur lequelon est en principe en droit de compter chez chacun, pour autant qu'il soit sainet ait connu les experiences courantes qu'un enfant est amene a vivre dans unenvironnement humain normal. C'est un sens commun tres proche encore del'experience sensible, et directement issu d'elle, sans elaboration reflechie, et quidoit pouvoir servir de base commune sure, inebranlable, aux progres de la rai-son et aux debats des etres raisonnables. C'est un sens commun qui a aussi cetteparente avec celui de la psychologie d'Aristote d'etre un sens humain du reel,dans la mesure ou il structure l'approche des donnees sensibles, fait surgir dusens du pur divers des sensations, donne a la conscience des objets identifiablesauxquels se rapporter (p. 195-196).

Dans le chapitre consacre a la owaio8Ti<n<;, terme dont certainesoccurrences au moins sont attestees, Danielle Lories entend essentielle-ment montrer que pour les stoiciens, «c'est un trait essentiel de la percep-tion que ce qui percoit se percoit percevant» (p. 315), l'objet d'une telle

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conscience etant bien un soi; le stoi'cisme se trouve ainsi, plus nettementque la philosophic d'Aristote, pourvu d'une veritable doctrine de l'unitede la conscience de soi, developpee en trois moments. Le premier a pourobjet la ((xxvxacria : «[...] l'indissociabilite de la perception de soi et de laperception des choses exterieures pourrait bien etre ce sur quoi repose la"reflexivite" attribuee a toutephantasia par la definition meme de ce con-cept» (p. 318). Le second a pour objet l'installation de PfiyeiioviKov aucentre de la vie psychique, comme un poulpe utilisant ses tentacules,assurant la synthese et le retour sur soi dont Aristote faisait l'affaire dusens commun. Le troisieme a pour objet 1!'diaQr\a\.c, eaviov.

Quand elle discute les rapports entre diaQr\aiq et <t>avraaia, Pauteureentend avant tout faire etat de 1'intervention dans la perception d'unepuissance centralisatrice, et meme initiatrice. Le chemin suivi consistepour une bonne part a distinguer la §a\iaaia, jugee passive, deI'OIOOTIOK;, active (p. 231): «C'est par l'hegemonique que nous per-cevons, et pas seulement par les sens qui ne sont que des "parties" secon-daires, dependantes de l'hegemonique, n'entrant en activite et ne pouvantfournir d'information — qu'ils ne peuvent du reste traiter eux-memes —que sous l'impulsion du souffle envoye par l'hegemonique vers les organesappropries», la <|)aviacri.a etant pour sa part «une empreinte dans l'hege-monique» (p. 239).

Un autre aspect de l'approche est l'elucidation, tres indirecte, de la si-gnification du propos d'Aetius, IV, 8, 7, sur la KOIVTI dicQr\aic,, tactinterieur (ev-coq d<|>f|) «par lequel nous nous saisissons nous-memes» : parle releve du caractere tactile de la vision, obtenue par l'intermediaire del'air tendu comme par un baton (references p. 243); le rappel de la men-tion par Aristote d'un lien entre sens commun et toucher (PN, Desomno, 2, 455a23; DA, III, 13, 435al3); revocation du cardiocentrismefonde sur l'impression qu'en un certain lieu les faits psychiques s'eprou-vent; ou encore la doctrine cyrenai'que de la perception des seuls affects.L'idee parait etre que d'Aristote aux stoiciens, en passant par l'epicu-risme, s'etablit un entrelacement entre les problematiques du sens com-mun, du tact et d'un toucher ayant trait a l'interieur (p. 268). Cette notiond'un tact de l'interne est a l'oeuvre chez Hierocles, Elements d'ethique, IV,38-53, lorsqu'il fait etat d'une ame se tendant vers l'exterieur, se heurtanta toutes les parties du corps, faisant ainsi retour vers l'interieur et permet-tant a l'animal de se constituer de la sorte une ^avxaoia ecru-toS.

A propos de la conscience de soi, l'auteure considere surtout ces Ele-ments d'ethique, juges orthodoxes, mais aussi les temoignages principaux.Elle retient de cet examen l'«unite de la perception et de la perception desoi, voire de la perception de soi avec la possession de l'ame» (p. 284).Interessante est l'opiniatrete avec laquelle elle entend etablir que la cons-cience dont fait etat Hierocles est bien une conscience du soi. Elle est ainsiconduite a critiquer Interpretation de S. Pembroke3, pour qui la percep-

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tion de soi se dedouble en quelque sorte en perception interne du corps etperception de l'ame percevant le corps, d'ou le ouv de o-uvata9r|oi<;, etsurtout celle de J. Brunschwig4 qui distingue, en s'appuyant sur lalettre 121 de Seneque, la constitution (avaiaaiq) qui change avec le temps,du moi plus proprement dit, dans sa permanence — et les consciences cor-respondantes. Selon Danielle Lories, le moi n'est pas autre chose que cetteavaxaaic, qui change au fur et a mesure de la croissance : «Le soi deYoikeiosis n'est a chaque moment rien d'autre que ce qui a ete definicomme la constitution — sustasis — de l'animal en cause» (p. 299).

La question de la conscience de soi oriente, chapitre cinq, l'etude del'oiKeicoCTiq, terme dont la traduction constitue a elle seule un programme.On se rejouira de voir prise au serieux dans un ouvrage en languefrancaise, cette notion dont on a pu dire et repeter que sans elle, le stoi-cisme n'existerait simplement pas. Parmi les differents elements de la doc-trine abordes, signalons :

- Le rapport entre le soi et la conscience de soi, la question etant de savoirsi Ton peut ou non parler d'une preexistence du soi a cette conscience(cf. p. 343).

- Le rapport entre l'oiiceitooK; et la conscience de soi. L'auteure, lisant enparticulier Hierocles, et admettant toutefois que la conscience dumonde et les impulsions qui lui sont liees inflechissent la conscience desoi, en un premier temps parait considerer que l'enchainement se fait dela perception de soi a 1'oi.Keiaxns puis a l'impulsion aux comportementsd'autoconservation, placant ainsi au fondement le fait meme de la cons-cience (quitte a se heurter au temoignage de Diogene Laerce surChrysippe, Vies, VII, 85-86, qui semble attribuer l'oiKetoooK; deja auxplantes). Plus loin, l'auteure opte plutot en faveur de la negation detoute distinction reelle entre conscience et appropriation, de memed'ailleurs qu'entre sujet et objet dans ce processus indivisible (cf. p. 341).

- Le rapport entre ce qu'on presente habituellement comme les deuxapproches de l'oiKeicoaK;, en introduisant alors une dualite dansroiKeiooiq elle-meme (qu'on pense a Pexpose en deux temps deCiceron dans le De finibus, III; Caton traite de la conciliatio et dela commendatio a partir de 16, mais dans la perspective de l'amourde soi; la bienveillance est introduite seulement en 62). CommeH. Gorgemanns5, l'auteure presente d'abord la pensee stoicienne del'oiKeicomq comme effectuant l'interiorisation d'une relation initiale-ment tournee vers ce qui est externe (oi OIKEIOI, les proches, TO oiKeva,les biens domestiques ou les interets propres), et done prenant pourmodele du rapport a soi un rapport a l'autre (cf. p. 339). Elle exclutainsi que le rapport aux autres decrit par le terme grec d'oiKeicocrii; soit

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un acquis second et non un fait originel, comme en general l'idee d'unedouble oiKeicooii; : se penser originellement comme un autre permetipso facto de penser l'autre comme un soi (cf. p. 340). D'autant que lemouvement d'approfondissement de la relation a soi-meme constitutifde l'oi.K£ic0cn.<;, aux divers ages de la vie, mouvement duquel l'oiKEiaxyitire son importance decisive, orientant la vie dans la direction de lasagesse, en conduisant l'individu humain a la decouverte de la rationalitepresente en lui et chez les autres, pousse encore davantage a voir enl'autre quel qu'il soit, auquel nous sommes spontanement lies quoiquea des degres divers, un autre soi-meme :

Ce n'est pas que Yoikeiosis a l'egard de soi se «prolonge» en une oikeiosis al'egard des hommes comme tels, c'est que l'appropriation a soi elle-meme exigepour se parfaire de passer par la reconnaissance de l'autre, par la reconnais-sance de soi en l'autre, de l'autre en soi : autrui, comme etre doue de logos,appartient a ce que je suis. Un sens de soi pleinement humain est aussi un sensde l'humain comme tel [...] (p. 397).

Danielle Lories parvient a degager quelques aspects majeurs du sto'i-cisme, et tout d'abord, en insistant de belle facon sur la solidarite effectivedu soi et de l'autre, a identifier le caractere central dans l'ethique d'un soique ne guette pas, dit-elle, le solipsisme (cf. p. 405). Mais avec le soi va laconscience de soi: «Autant dire que Yoikeiosis installe le sens de soi, dansses phases successives, au centre de la morale stoicienne» (p. 404); «[d]anstout ce processus, ce qui apparait nettement, et differemment pourtant achaque etape, c'est l'importance du sens intime de soi et l'apparition, apartir de ce sens, d'une conscience proprement humaine de soi quis'acheve en comprehension de soi comme etre de logos» (p. 362). Enfin,dans la mesure ou la conscience de soi a ete mise au compte d'un sens,Danielle Lories peut reprendre l'expression de «sens commun» pour ca-racteriser l'impulsion a vouloir le bien des autres et la saisie d'une appar-tenance communautaire : «Le sens de soi n'advient authentiquement al'individu humain que comme sens commun» (p. 396). «Le sens de lacommunaute avec soi au coeur du choix moral comme sa condition sinequa non de possibilite, comme son centre oblige de reference, est doneaussi bien et d'emblee un sens de la communaute avec autrui, un sens com-munautaire ou, si Ton veut, un sens commun» (p. 405). La continuity avecAristote est reaffirmee (cf. p. 406), tandis que le discernement du sage se voitcompare, comme d'ailleurs en d'autres endroits, a un coup d'ceil (cf. p. 408).

Le dernier chapitre etudie l'action responsable, les vertus, les passions.II s'agit en realite pour l'auteure de faire apparaitre une triple continuity,du sens commun a la prudence, puis de la <)>p6vr|ai<; aristotelicienne a lastoi'cienne, et ainsi, transitivement si Ton peut dire, du sens commun aris-totelicien a la (jipovnoK; stoicienne.

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Concernant la continuity du discours sur la ^povTiaiq, le moment prin-cipal est constitue par la discussion de l'article, «La phronesis chez lesstoiciens»6, dans lequel Pierre Aubenque conclut a la discontinuity entreles doctrines aristotelicienne et stoicienne. Voici les arguments retorquespar l'auteure.

a) Alors que le <|>p6vmo<; aristotelicien doit se contenter de conjectureshasardeuses, le stage stoicien est presente comme infaillible. Selonl'auteure, cette opposition disparait si Ton considere qu'infaillible, le sagearistotelicien Test lui-meme idealement.

b) Selon les termes employes par P. Aubenque (et dans la limite fixeepar la critique aristotelicienne du platonisme), le Stagirite distingue entreun bien absolu, objet de la sagesse et un bien pour l'homme, objet de laprudence. L'auteure objecte en posant une alternative apparente : soit lesstoiciens ne pensent qu'un seul bien, le bien du tout, soit la distinctionetablie par Aristote conserve sa validite. Seul le deuxieme terme de l'alter-native retient Danielle Lories pour qui, si le bien absolu est le bien du tout,«il n'empeche qu'il nous incombe a nous, qui ne connaissons pas tout deslois de l'univers, de chercher pour nous a discerner le bien, notre bien, ameme les diverses situations de la vie [...]. Ainsi ce bien nous est pour ainsidire "relatif"» (p. 503).

c) Pour Aristote, la realite sublunaire contient de la contingence, pourles stoiciens tout y est determine, de sorte que la sagesse pratique ne sau-rait revetir la meme forme d'apres l'une ou l'autre philosophic L'auteurerepond (p. 504) que la contingence est un «epiphenomene de l'ignorancehumaine».

d) Danielle Lories affirme (p. 500) que comme le ( poviuoq aristote-licien, le cofyoq stoi'cien a affaire a des particuliers. L'assertion est solidairedu projet de situer la §p6vr\aiq dans le prolongement de I'a'icr9r|ai<;, etl'auteure y revient a plusieurs reprises, soulignant l'importance de la priseen compte des circonstances. «Le jugement praxique porte sur le particu-lier contingent, sur des objets changeants et perissables, ce qu'il enonceest revetu d'une validite soumise au temps et au lieu, il decide de ce quiest opportun ici et maintenant» (p. 529).

Unite ou pluralite, continuity ou discontinuity, personnalisme

Les elements de doctrine stoicienne sur lesquels Danielle Lories attirel'attention sont d'un interet evident: la lecture de son ouvrage, dont lapartie principale pourrait s'intituler Conscience de soi et appropriationdans le stoi'cisme, reconduit aux origines de la subjectivite, de l'intersub-jectivite et du sens du reel. Cette lecture incite a prolonger l'enquete tantsur les plans historique que semantique. Historiquement, ce n'est pas levide entre Chrysippe et Shaftesbury : il existe en particulier une traditionmedievale soucieuse du sensus communis comme de l'imaginative, del'estimative ou de la rememorative. Du point de vue semantique, les deux

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aspects de saisie des sensibles communs et de partage d'une appreciationesthetique ou morale n'epuisent peut-etre pas la notion de sens commun :quel est par exemple le statut de ce lieu des idees dont fait encore etat Des-cartes dans les Regies et le Traite de I'hommel Le sens commun de ThomasReid est-il celui de Shaftesbury? II importerait alors de distinguer entrefils conducteurs terminologique ou doctrinal: une meme pensee peut userd'appellations differentes, une meme appellation peut ne recouvrird'unite qu'apparente; on peut par ailleurs traiter de questions semblablessans renvoyer explicitement a un meme objet, ou inversement. En amont,jusqu'ou l'enquete devrait-elle remonter? Si Ton prend comme point dedepart le fait des KOIVCI et le probleme de leur saisie, il faut partir duTheetete, mais d'un autre cote Platon n'impute pas a une a'ia0r|cn<; Koiviila saisie des sensibles communs : Locke egalement refere aux sensiblescommuns sans invoquer de sens commun. Si Ton part de la conscience desoi, qui pour une bonne part est affaire selon Aristote d'aiaGnan; KOIVTI,il est difficile de ne pas remonter a Socrate. En aval, resteraient a reprendreles questions contemporaines proprement philosophiques que souleveDanielle Lories, avant de consacrer l'essentiel de ses analyses a la philo-sophie ancienne. Elle les developpe dans un esprit federateur, dans lamesure ou elle cherche d'une part a rattacher les unes aux autres des chosesen premiere approche differentes, et ou elle trouve d'autre part unecontinuite doctrinale d'Aristote aux stoi'ciens, puis au-dela. La questionprincipale que doit selon nous soulever une lecture critique de l'ouvragede Danielle Lories est celle de savoir jusqu'a quel point ce parti pris unifi-cateur et continuiste se Justine. Nous nous permettrons trois groupes deremarques. Les premieres, sur le sens commun et la sensibilite accidentellechez Aristote, suggerent de mettre moins d'unite dans la doctrine du Sta-girite. Nous suggerons ensuite, a propos de la §p6vr\a\.q, de ne pas mettretrap de continuite dans le passage d'Aristote aux stoi'ciens. Nous revenonsenfin sur le personnalisme du Portique.

Concernant le sens commun chez Aristote, on accordera sans peinequ'il y a chez le Stagirite une doctrine de l'unite de la faculte de percevoir,dont les formulations les plus nettes sont en PN, une doctrine du rassem-blement du divers dans l'acte de percevoir qui est en DA et parfois ailleursune doctrine du sens commun, et Ton rappellera qu'au-dela, etablirl'unite de l'ame constitue une des preoccupations majeures du traite DeI'dme. On admettra egalement qu'Aristote entend rendre compte «de toutce qui dans la perception excede ce que la psychologie moderne essaie decerner comme la sensation elementaire» (p. 72). Mais ce qui donne ma-tiere a polemique, c'est surtout la question du niveau d'integration de ladoctrine elle-meme de l'unite de la perception, la question de l'unite de ladoctrine se distinguant de celle de l'unite de l'objet etudie, la perception.En particulier font probleme, et l'auteure s'en montre consciente, les rap-ports entre les theses de DA, III, 1-2 sur le sens commun, qui ont des echos

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precis dans PN (cf. De memoria, 1, 450al0; De somno, 2, 455al5; Dejuventute, 1, 467b28), et les formulations plus fortes de PN sur TO icoplovataGtycripiov ev {De somno, 2, 455a21; cf. De insomniis, 2, 460bl7) ou surla localisation dans le coeur de r\ a'ioGnoK; f) icupia (De somno, 2, 456a6),r| dpxfi TTJq aio8f|oecO(; (De insomniis, 3, 461a7; cf. De juventute, 2, 468b4;469al8), le Dejuventute, 469alO-12, evoquant TO Kijpiov Tffq cdaGricecoq etTO 7tdvxcov ta>v aia8r|Tr|picov KOIVOV ai<j8r|TT|pi.ov. Precisement: il n'est pasdouteux qu'Aristote pose une unite de la faculte de percevoir rayonnanten quelque sorte dans les differents sens, et meme une unite de sa baseorganique, ni que la doctrine du sens commun s'inscrive dans cette affir-mation d'unite. Mais les formulations les plus radicales de cette unite nefigurent pas en DA, et par voie de consequence, la doctrine de l'unite dela faculte de percevoir ne s'epuise pas dans la doctrine de 1'unification dudivers assumee par le sens commun, qui ne prend en charge que certainsaspects, fussent-ils tres importants, de cette unification : la sensation desKoivd, la perception du fait que Ton percoit, la saisie des differences entretypes de sentis. Ce que par-dessus tout la doctrine de I'caa6nai<; KOIVTI

n'integre pas, c'est la sensibilite accidentelle.

II faut tout d'abord contester que la perception des choses soit, dans lademarche d'Aristote, le fait premier dont il s'agirait de rendre compte.Une etude recente affirme a juste titre l'inverse :

Unlike most modern theorists, it seems that Aristotle does not take answeringthe question of how perceptual states can represent the world around the sub-ject to lie at the centre of the theory of perception. [...] His focus, however, isfirmly on the relation between the five senses and their proper objects, and onhow the account needs to be enriched in order to deal with perceptual abilitieswhich outstrip those of the five senses considered individually. What does notconcern him is the question of how perceptions can represent the world at all7.

Aristote traite dans le detail des cinq sens qui exercent l'activite la plusproprement sensorielle, puis de raia&nat<; Koivf| avec suffisammentd'imprecision pour qu'on discute du sens exact de son propos; quant a lasensibilite accidentelle, il n'en traite pour ainsi dire pas, ni a propos deTaioGnaiq KOVVTI, ni apres, pas plus qu'il n'en soulignerait le caractere cen-tral. La sensibilite accidentelle, qui d'apres DA, III, 1,425a 30-b 4 est bienle produit de sensations plus elementaires, n'apparait done, dans le con-texte de la demarche suivie, ni comme l'alpha, ni comme l'omega, nicomme le coeur de la perception.

II est certain qu'une synthese, depuis des elements, est operee quelquepart, mais nous n'en savons pas davantage. Ce n'est pas a la saisie desKoivd qu'elle est comparee (les communs constituant d'ailleurs eux-memes indiscutablement des donnees sensorielles, KO9' auto, et la notiond'«extraction» ne convenant qu'en partie pour decrire la facon dont ils

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sont apprehendes), mais a celle par un sens propre du propre d'un autresens. En aucun cas la doctrine de VdiaQ^oic, KOIVTI en DA, III, 1-2n'integre une explication de la perception accidentelle, et si des considera-tions y figurent sur les divers aspects de cette derniere, c'est qu'il s'agitpour Aristote justement de differencier les deux choses : dans la mesureou les KOivd sont percus Ka8' omra, ils ne le sont pas Kara GI)UPEPT|K6<;. IIest difficile egalement de prendre l'expose sur les KOIVCI comme une etape,car il n'est justement pas suivi d'un autre sur la perception accidentelle.Ce vers quoi s'achemine Aristote, c'est une etude de la pensee, et les con-siderations immediatement consecutives, dans l'etat ou nous est parvenule De anima, sont consacrees a la <|>avraaia. Ainsi, ce qui est absent (l'acci-dentalite dans la perception) ne saurait etre expose comme s'il etaitpresent, tandis que le silence serait fait sur ce qui est present (la <|>avTaata).

Concernant maintenant le stoicisme, et la these de la continuite de la<t>povr|cn<; du Lycee au Portique, les arguments employes contre les con-clusions de Pierre Aubenque ne nous semblent pas emporter la convic-tion. A l'inverse des stoiciens pour qui les sages sont infaillibles meme s'ilsn'existent pas, Aristote ne pose nullement une infaillibilite ideale du sage,et il ne repugnerait pas a qualifier de <j>poviuo<; un homme imparfait, dansle desordre sublunaire. La contingence n'est du reste nullement chez luiun «epiphenomene de l'ignorance humaine», mais une indeterminationobjective sans equivalent dans le determinisme stoicien, lequel admetpour sa part que notre ignorance de l'avenir le rend tragiquement incer-tain. Aristote admet une multiplicity des biens, tandis que pour le Por-tique, en depit de la facon dont il se demarque du radicalisme d'unAriston en admettant des preferables et des convenables, id solum bonumest, quod honestum sit (Ciceron, De finibus, III, 11). Ces differencesn'invalident pas necessairement la these defendue par Danielle Lories,mais il nous parait que les continuites la ou elles existent seront etabliesde fa?on d'autant plus incontestable qu'aura ete respectee l'heterogeneitedes milieux dans lesquels elles se font jour.

On doit savoir gre a Danielle Lories de presenter le stoicisme commeune maniere de personnalisme : ayant a decouvrir ses propres limites, «lesujet de l'ethique stoicienne est un soi, un individu en rapport a soi-memecomme a sa reference unique et irreductiblement singuliere» (p. 427). Ondoit egalement apprecier, meme si Ton flirte alors avec le jeu de mots, lathese selon laquelle «le jugement pratique est de l'ordre de la quete dusens [...]» (p. 493; «chez le sage», dit Danielle Lories, mais n'est-ce pasplutot chez l'insense progressant, dechiffrant le sens de ce qu'il vit?). Onn'en conclura pas trop vite que l'ethique stoicienne serait strictementanthropocentrique, et egocentrique, ce qui du reste ne signifierait pas«egoiste». Ce personnalisme dont on trouve des formulations fortes aulivre I du De officiis, ou Ciceron suit Panetius, peut avoir connu un ren-forcement dans le contexte du stoicisme romain. S'agissant du stoicisme

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ancien en tout cas, il n'est pas faux de dire que «c'est seulement en faisantpasser l'interet du tout, ou de la communaute, avant l'interet prive, indi-viduel et egoiste, que Ton assure le veritable bien de l'individu, partie dutout, membre de la communaute» (p. 489), mais il faut alors eviter dedonner 1'impression que le telos est l'epanouissement individuel, et lacomprehension, suivie d'effet, du rapport au tout, un simple moyen.Meme s'il est convenu d'admettre que les philosophies hellenistiques fontdu bonheur le souverain bien, il est caracteristique du stoi'cisme qu'il nefait pas de l'homme et a fortiori de l'individu humain la valeur supreme,ce dernier ayant pour vocation de trouver la place qui lui revient dans unensemble au sein duquel il compte si peu qu'est exigible de lui le sacrificede ses interets propres, jusque dans Pagonie consentie, dans certains caset en un sens dans tous les cas, puisque la mort nous attend. Selon la for-mule de Marc-Aurele (Pensees, XII, 6) : «rien n'est la propriete de per-sonnel

II y a done une limite a la pertinence d'une approche du stoicisme parle rapport refiexif a soi-meme. La consideration stoi'cienne de ce rapportpermet de decrire le chemin qui mene a la vertu et de comprendre ce che-minement comme dechiffrement d'un sens naturel, mais pour connaitrel'ordre naturel des choses dans sa dimension cosmique et divine, com-prendre tout a fait sa valeur normative, ce qui est en grande partie affairede physique armee de logique, il faut avoir parcouru jusqu'au bout, parsoi-meme, la voie ouverte par l'oiKeicoavq puis, sans pour autant renoncera l'exercice des Ka6r|K0VTa, avoir effectue un saut. Etabli dans la connais-sance organique de l'ordre naturel, le sage, dont on peut douter qu'il soitencore en devenir, ou meme qu'il puisse jamais exister, se trouve seul enmesure de donner de la morale un expose systematique, dans l'economieduquel il compte lui-meme pour peu, sinon comme incarnation excep-tionnelle de la norme. Lui connait et atteint le xeXoq que PoiKeicoCTiq per-met seulement de decouvrir. Si cette derniere est comme le moteur duperfectionnement moral, elle n'est pas pour autant ce centre de la philoso-phie morale formee en systeme, que constitue le consentement a l'ordre;active meme chez les plantes, elle est, comme la folie avec laquelle elle vade pair, la chose du monde la plus repandue. D'un cote done, ce qui doitadvenir exige comme mediation l'approfondissement d'un rapport a soi-meme, d'un autre cote le sort effectif de l'individu, qu'il s'agisse d'un autreou de soi-meme, reste somme toute pour les stoiciens, bien qu'il soit acharge, une question mineure.

Sont done riches, on le voit, tant les analyses de l'auteure que la penseea laquelle elle renvoie : Danielle Lories reussit a montrer que dans la pers-pective d'une philosophie pratique, nous gagnons a la frequentation del'Antiquite. La philosophie morale des dernieres decennies effectuantvolontiers le retour a l'ancien, souvent aristotelicien, mais le stoicisme nerecevant pas toujours l'attention qu'il merite, l'originalite de son ouvrage

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tient en partie a l'interet qu'il manifeste pour la philosophie du Portique.L'auteure nous donne ici un livre qui, en depit de denegations initiales, estpour beaucoup un livre d'histoire de la philosophie. Notre regret est peut-etre la : qu'elle ne s'autorise qu'a contrecoeur la pratique de l'histoire dela philosophie, et par ailleurs consacre tout au plus quelques pages arevocation explicite d'un souci plus proprement philosophique, en phaseavec les questions d'aujourd'hui et la pensee de notre temps.

Notes1 H. Arendt, La crise de la culture, trad. franc. Paris, Gallimard (Idees), 1972,

p. 282-283.2 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.3 S. Pembroke, «Oikeiosis», dans A. Long, dir., Problems in Stoicism, Londres,

Athlone Press, 1971, p. 114-149.4 J. Brunschwig, «The Cradle Argument in Epicureanism and Stoicism», 1986,

trad, franc. «L'argument des berceaux chez les Epicuriens et chez les Sto\'ciens»,dans Etudes sur les philosophies hellenistiques, Paris, PUF, 1995, p. 69-112.

5 H. Gorgemanns, «Oikeiosis in Arius Didymus», dans W. Fortenbaugh, dir., OnStoic and Peripatetic Ethics. The Work of Arius Didymus, New Brunswick-Londres, Transaction Books, 1983, p. 165-189.

6 Actes du VIIC Congres de iAssociation Guillaume Bude, Paris, Les BellesLettres, 1964.

7 S. Everson, Aristotle on Perception, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 192-193.