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Du krach boursier aux « 30glorieuses »

Les théories de Keynes ont vu le jour à l’occa-sion de la grande crise de 1929 ; celle-ci, qui apris par son ampleur une valeur quasi symbo-lique, a été provoquée tout d’abord par unretentissant krach boursier. Suite à la premièreguerre mondiale, les pays industrialisés ontconnu une intense reprise d’activité, nécessitéepar les besoins de la reconstruction, favorisantà la fois l’essor de la consommation et celuides valeurs boursières ; dans cette ambiancefiévreuse de profits très élevés, les cours desactions ont connu une envolée sans communemesure avec la valeur réelle des entreprises.Naturellement, comme tout phénomène spécu-latif, celui-ci s’est terminé par une spectaculaireretombée, d’autant plus spectaculaire que leniveau d’intégration mondiale des économiesétait très poussé et qu’aucun pays n’a été épar-gné. En outre, un facteur qui a probablementjoué est le fait, que suite à la guerre, l’étalon-oravait cessé de réguler les cours des monnaies,

A propos de Keynes

Marie-ClaudePrévost,économiste.

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été.

Durant les années ’70, les politiquesd’inspiration keynesiennes ont cédé laplace à la religion de l’équilibre budgé-taire. Depuis, le fossé des inégalitéss’élargit. Que s’est il passé ? Faut-il enrevenir à Keynes ?

remplacé par un système de référence basé surdes devises « fortes », ce qui était de nature àprovoquer une certaine instabilité monétaire.

L’effondrement boursier et les cascades de fail-lites qui s’ensuivirent conduisaient les entre-prises à débaucher massivement (qu’on sesouvienne du spectacle effroyable offert par leroman Les raisins de la colère). Des cohortesd’ouvriers se retrouvaient sans travail, sansrevenus par conséquent, et les investisseurs quiavaient réussi à sauver (une partie de) leur capi-tal de la débâcle n’étaient pas prêts à réembau-cher ; les stocks de marchandises s’accumu-laient, et le chômage s’étendait comme unetache d’huile.

Pour les économistes traditionnels, le seulremède à cette situation consistait à laisser filerles salaires vers le bas : ainsi, les entreprisesseraient incitées à réembaucher, puisque letravail coûtait moins cher, et d’après eux celapermettrait d’espérer une reprise de la machineéconomique.Pour Keynes, ce remède n’en était pas un ; selonsa théorie, la reprise ne pouvait être assurée quesi on assurait les conditions d’une reprise de lademande (c’est-à-dire de la consommation),celle-ci à ce moment tirerait la production debiens de consommation, et enfin celle des biensde production. Pour cela, il convenait donc, nonpas de réduire toujours davantage les revenusdes salariés, mais au contraire de les augmenter,car c’est dans ces catégories de revenus que lerapport consommation/revenu est le plus fort(les catégories aisées, voire riches, thésaurisentune part beaucoup plus importante de leursrevenus).Comme les investisseurs privés n’étaient pasdisposés à courir le risque de relancer les indus-tries, encore moins avec des niveaux de salairessubstantiellement relevés, il fallait que lapuissance publique s’y attelle : Keynes étaitdonc favorable à une politique d’investis-sements publics importants, nécessitant l’em-bauche d’une main-d’oeuvre abondante, etaussi à la distribution de revenus de remplace-ment visant à assurer aux chômeurs un niveaude consommation compatible avec le maintiend’une activité productive. Pour cela, faisant fide l’orthodoxie alors en vigueur, il recom-mandait que l’Etat prît des mesures de prélève-ment sur les richesses improductives de l’épar-

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gne, et aussi qu’il menât une politique finan-cière de déficit budgétaire. En effet, en dépen-sant, via l’emprunt auprès des banques et desparticuliers fortunés, plus que ses recettes, ilassurait une redistribution de revenus vers lesclasses les moins nanties, et cette hausse desrevenus les plus bas se convertirait intégrale-ment, ou presque, en une hausse de la demande.Ce phénomène exercerait un effet de levier surl’ensemble de l’économie, en stimulant laproduction, les profits et tous les revenus liés àl’activité productive, et fournirait un surcroîtde richesses qui ferait plus que rembourser ladette contractée par l’Etat.

Cette approche n’eut aucun succès à l’époqueauprès des économistes orthodoxes, ni auprèsdes milieux dirigeants ; pourtant, il faut bienreconnaître que les premiers pays qui sortirentde la crise furent effectivement ceux qui, com-me l’Allemagne nazie, mirent en pratique despolitiques du genre de celle préconisée parKeynes (grands travaux, investissementspublics importants - réarmement notamment,mais aussi infrastructure routière, dans le casde l’Allemagne, ...). En fait, Keynes ne réussità conquérir l’oreille des dirigeants politiquesque vers le début des années 40, lorsque lesEtats-Unis préparèrent leur entrée en scène dansla deuxième guerre mondiale.

Les années d’après-guerre, jusque dans ladécennie 70, virent le triomphe des politiquesd’inspiration keynésienne ; le budget de l’Etatétait fortement sollicité dans le financement desinvestissements d’infrastructure, mais aussid’enseignement, de santé, et pour le soutien desrevenus les plus bas. C’est à partir de la fin desannées 70 que la position des « experts » del’économie et des milieux dirigeants commençaà s’inverser, et dans les années 80, on vit leretour vers des conceptions résolument anti-keynésiennes : retour à la religion de l’équilibrebudgétaire, obtenue notamment par des poli-tiques d’austérité frappant de plein fouet lescatégories de population les moins favorisées,abandon des grands budgets étatiques ainsi quedes entreprises publiques, pression continue surles salaires, réduction spectaculaire des prélève-ments de l’Etat sur les plus gros revenus,notamment par le biais de baisses substantiellesde la fiscalité des entreprises et des droits desuccession, etc.

Pourquoi ce retournement ?

Les commentaires à ce sujet varient fortementselon les auteurs ; ce qui donne à penser que,plutôt qu’une raison spécifique, un faisceau defacteurs ont conduit les milieux dirigeants àchanger leur fusil d’épaule.

● Retour à l’orthodoxie

Il est certain que des influences doctrinales ontdû jouer ; même si les résultats positifs de l’ap-plication des théories keynésiennes ne pou-vaient faire le moindre doute, ceux-ci appa-raissaient comme contraires à une certaine ap-proche « orthodoxe » classique de l’économie,et les tenants de cette approche ne pouvaienttous accepter d’abandonner leurs positions pourse rallier au keynésianisme ambiant. Les luttesde chapelles n’étaient pas finies...

● L’état à fonds perdus

L’intervention de l’Etat comme régulateur del’activité économique et modérateur du chô-mage, conformément à la politique d’inspirationkeynésienne, n’a de sens que dans la mesureoù les travaux mis en oeuvre - qu’il s’agisse detravaux matériels comme la construction deroutes ou immatériels comme le développementde l’enseignement - sont réellement de natureà exercer un « effet de levier » sur l’ensemblede l’activité économique. On n’est pas dans uneéconomie dirigée : les pouvoirs publics sedonnent pour tâche de mobiliser l’épargne et lecrédit en vue, non seulement de soutenir lademande des ménages, mais aussi (et surtout),ce faisant, de stimuler l’initiative privée deproduction nationale. Si cet effet n’est pas obte-nu, on peut s’attendre à des « retours de flam-me » nuisibles : par exemple, le pouvoir d’achatdistribué stimulera artificiellement une deman-de de produits importés (puisque la productionintérieure n’augmente pas en proportion), ce quirend notre économie nationale débitrice de sespartenaires étrangers ; ou cet excédent de pou-voir d’achat, faute d’une offre correspondante,entraînera une hausse des prix (inflation). Aufinal, si les entreprises privées ne profitent pasdes opportunités qui leur sont offertes pourdévelopper leurs activités dans le pays, doncleurs profits, et reprendre à leur compte une

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partie de la main-d’oeuvre mise en activité surles chantiers de l’Etat, non seulement celui-cine trouvera pas les recettes fiscales destinées àcombler sa dette initiale, mais les chômeurs neretrouveront pas de travail une fois les chantiersde l’Etat terminés, et on se retrouve à la casedépart, avec en plus de l’inflation et une dettede l’Etat qui augmente.Or, ce qui s’est passé en Belgique, c’est quebeaucoup de travaux de prestige (les « grandstravaux inutiles ») ont permis des effets d’au-baine pour les entreprises partenaires de l’Etat,et notamment on a énormément bétonné (nousdisposons du réseau routier le plus dense dumonde !), sans que ces activités n’aient un effetd’entraînement proportionnel sur l’ensembledes activités productrices. A quoi sert-il deconstruire des routes, si celles-ci ne permettentpas d’installer une activité créatrice de richessesdans les régions qu’elles traversent ? Si, de plus,ces routes font double emploi avec d’autresitinéraires de pénétration, ne s’expose-t-on pasà une stérile et vaine concurrence entre régionset sous-régions ? Ou si ces routes ne font quefaciliter la traversée de notre territoire par destransporteurs desservant des sites de productionet de consommation déjà existants en dehorsde nos frontières, quel bénéfice en retirerons-nous ?

Nouveaux paradigmes deproduction : on a raté le train

Nos industries ont vécu de profondes mutationstout au long des années 60-70 et encore depuis.Pour n’en citer que quelques-uns, souvenons-nous du traumatisme qu’a représenté pour nosbassins industriels traditionnels l’abandon ducharbon ; depuis la fin de la guerre mondiale,le pétrole abondant et bon marché a relégué aurayon des ancêtres l’exploitation du charbon,bien plus abondant encore mais sensiblementplus cher à l’exploitation ; les fermetures decharbonnages se sont succédées à vive allureau cours des années 60-70, entraînant descatastrophes sociales considérables (heureu-sement atténuées par la politique économiquekeynésienne de l’époque !). Mais le pire étaitencore à venir : en effet, tant que l’industriedépendait essentiellement du charbon commesource d’énergie, la localisation des bassinsindustriels à proximité des charbonnages étaitune nécessité évidente. C’est ce qui a fait laprospérité de la Wallonie, ses hauts-fourneaux,son industrie sidérurgique, son industrie ver-rière, ses constructions métalliques, ... et saclasse ouvrière extrêmement compétente.Une fois éliminé le charbon, l’implantation desusines de transformation à proximité des bassinshouillers ne s’imposait plus de la même façon ;d’autres critères, par exemple la proximité dupétrole ou la facilité d’approvisionnement decelui-ci (ports, pipe-lines) entraient en ligne decompte ; la qualité des investissements indus-triels existants et celle de la main-d’oeuvrerestaient évidemment des arguments de choix,mais encore eût-il fallu que, d’une part, les diri-geants de nos entreprises fissent le nécessairepour maintenir leurs industries à un niveaud’excellence, et que, d’autre part, le maintiend’un haut niveau de qualification (justifiantd’ailleurs des salaires relativement élevés) fîtpartie des objectifs de la politique économiquede l’époque. Or, il ne semble pas, avec le recul,que les investissements indispensables dans cesdeux directions aient été réalisés à l’époque, nipar les investisseurs privés, ni par les pouvoirspublics. Dès le début des années 70, et alorsque certaines industries réalisaient chez nousde spectaculaires innovations technologiques,

A propos de Keynes

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l’obsolescence de notre tissu industrielapparaissait comme une fatalité - programmée ?

So long, Glaverbel

Glaverbel, alors un des plus grandsproducteurs de verre mondiaux, a mis aupoint dans les années 60-70 sur ses sitesde production en Belgique une techniquerévolutionnaire de production de verre, leverre flottant, faisant appel à l’extrêmecompétence de sa main-d’oeuvre etinvestissant des sommes considérablesdans ses installations ; ce verre eut ungrand succès commercial vu sa qualité.Après quelques années, l’unité deproduction située en Belgique fut purementet simplement fermée, entre-tempsGlaverbel avait réinvesti ses profits pouren construire une nouvelle au Canada(notamment), avec l’avantage que, lesprocédures de cette technologie nouvelleayant été bien rodée en Belgique,l’entreprise pouvait engager au Canadades ouvriers faiblement qualifiés etbeaucoup moins payés que les ouvriersbelges, et se trouvait à portée immédiatedu marché américain... les ouvriers verriersbelges ne s’en sont jamais remis !

Un monde rétréci

Parallèlement aux mutations de l’approvi-sionnement énergétique, de grandes mutationstechnologiques ont commencé à modifierprofondément les impératifs économiques ; lesprogrès de l’automatisation et de l’infor-matique, rendant ‘obsolètes’ un certain nombredes savoir-faire accumulés par des générationsd’ouvriers, et facilitant la mise au travail demain-d’oeuvre nouvelle non qualifiée, aboutis-saient progressivement à dévaloriser le travail.Ces progrès facilitaient surtout le déplacementrapide des lieux de production, déjà en germedans la mutation énergétique. L’explosion destransports - transports matériels, encouragés parles bas prix du pétrole, mais aussi transports

d’informations dès les années 80 surtout -révolutionnait complètement la notion mêmedu développement économique : les coûts et lesdélais de transport, qui étaient auparavant extrê-mement contraignants, obligeaient jusque là àune vision intégrée du développement écono-mique ; une bonne partie de l’activité de produc-tion était destinée à des marchés locaux ou, entout cas, relativement proches, seules lesmatières premières ou des produits introuvableslocalement étaient échangés sur de longuesdistances. L’hypothèse que la stimulation de laconsommation locale était un levier pour ladynamisation de l’activité économique locale(locale, c’est-à-dire à l’échelle d’un pays oud’une région) prenait tout son sens dans cecontexte. Attention, le commerce internationalétait loin d’être négligeable, mais sans commu-ne mesure avec ce qu’il est devenu aujourd’hui.

On peut dire que, d’une certaine manière, lescontraintes pratiques n’obligeant absolumentplus les producteurs à disposer d’un marchéconsommateur à proximité de leursentreprises, le fameux slogan de Ford « bienpayer les ouvriers pour qu’ils puissent acheterles voitures qu’ils fabriquent » n’a plus tout-à-fait la même pertinence : ce ne sont pas lesouvriers asiati-ques d’Adidas ou de Nike quis’offrent leurs paires de baskets à 150 euros,ni les ouvriers portugais qui achètent lesRenault pour les-quelles ils fabriquent lesportières, les jouets fabriqués en Chine (pardes enfants !) se déversent chez nous pour laSaint-Nicolas et pas dans leurs familles, etpareillement, nos bonnes fraises de Wépionse vendent très cher au Japon mais sontintrouvables dans nos magasins... où nouspouvons acheter les fraises insipidesfabriquées en Espagne ou en Turquie !

Très symbolique de ce nouvel état de choses :la production à flux tendus, qui a vu le jour versles années 80-90, dans l’industrie automobile,consiste à supprimer les activités de fabricationde pièces traditionnellement effectuées àproximité des usines d’assemblage, et à lesdisperser aux quatre coins de l’Europe dans despays à bas salaires (Portugal, Tchéquie), où cesentreprises travaillent à la commande pourréaliser et expédier de petits lots de pièces(sièges, portières, etc.) par transport routier,

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sous une contrainte de temps extrêmement dure,puisque les temps de fabrication et transport deces lots sont calculés de manière à ce que lalivraison arrive à la chaîne d’assemblage aumoment exact où ces pièces doivent êtremontées ! Economie de stockage - il n’y a plusde stocks de pièces en usine - et de salaires, - letransport au ‘coup par coup’ revient moins cherpour le fabricant - mais gabegie pour la collec-tivité, qui construit des routes servant d’« entre-pôts ambulants » aux entreprises !Le « modèle de développement » qui se met enplace est un modèle où il ne subsiste plus riende l’ancienne interdépendance entre patrons etouvriers, entre investisseurs et consommateurs,les premiers ayant besoin de vendre leursproduits aux seconds pour engranger les profitsqui en résultent. L’éclatement des sites produc-teurs et consommateurs aboutit à rendre inopé-rantes les vues de Keynes, puisque le « mar-ché » qui constitue le débouché des entreprisespeut se trouver à l’autre bout du monde, oumême aux quatre coins du monde, et que lamain-d’oeuvre locale n’entre plus en ligne decompte comme acheteur potentiel de sa propreproduction.

Capital sans frontières

De grandes mutations ont également affecté lepaysage financier de ces années ; avec la findes accords de Bretton Woods, provoquée parles Etats-Unis suite à la guerre du Viet-Nam(l’Etat américain avait financé cette guerre parun usage intensif de la planche à billets, et nepouvait plus maintenir la parité théorique de samonnaie en or), l’ensemble du système finan-cier international est entré dans des phases deturbulences ; le dollar, qui s’est retrouvé prati-quement la seule référence pour les autresmonnaies, ne vaut plus que ce que vaut le créditaméricain, et celui-ci tend de plus en plus às’imposer par la force seule. Parallèlement, lacirculation internationale des capitaux a été deplus en plus facilitée, au point que plus aucunEtat n’a, actuellement, le pouvoir de limiter lesentrées et sorties de capitaux sur son territoire,et l’intégration des places boursières par lestechnologies modernes de communicationprovoque une quasi-instantanéité de réactionsà tout événement ou à toute annonce (parfois

fallacieuse) partout dans le monde. Le vagabon-dage qui s’ensuit, de capitaux gigantesquestoujours à la recherche du profit le plus élevé àcourt terme, détruit définitivement tout espoirpour un Etat isolé - ou même un groupe d’Etats -de promouvoir une politique de développementsur son territoire. Dans la surenchère perma-nente qui s’ensuit, les pouvoirs publics n’ontbien souvent pas d’autre recours, pour tenterde capter une partie de cette manne vagabonde,que d’offrir des ristournes toujours plus colos-sales sur les recettes fiscales et sur les salaires,la mise à l’emploi ne peut plus dès lors assurerle développement d’une demande intérieureforte pour les investisseurs (mais ça leur estégal, car ils ne visent pas le marché intérieur),ni le recouvrement, par l’Etat, des dépensesd’infrastructure ou de formation consentiespour attirer les investissements.

Coca-Cola avait investi en France, dansune unité d’embouteillage la plus granded’Europe ; en échange, l’Etat français -sous Mitterrand, si je ne me trompe - luiavait consenti une exonération d’impôtspendant cinq ans. Que se passa-t-il aubout de cinq ans ? Coca-Cola allas’installer ailleurs, en Irlande je pense,l’abandon d’une unité de productionencore neuve lui coûtant moins cher...Il y a mieux encore : en Chine, il y aquelques années, la grande mode étaitde construire des usines préfabriquées clésur porte, transportables par hélicoptèresur le site, et démontables ; aucuninvestissement routier, et dès que la main-d’oeuvre commence à s’organiser, ondémonte et on déménage l’usine !

Dans ce contexte de circulation frénétique descapitaux, la mainmise sur les économiesnationales par des groupes colossaux n’est pasune chimère de vieux gauchistes baba-cool : enFrance, d’après une statistique récente, environ40 % du capital productif appartient à de grosinvestisseurs multinationaux, en tête desquelsles fameux fonds de pension américains. Maisles (gros) investisseurs français, et européensen général, ne sont pas en reste, puisqu’ils sesont rués avec enthousiasme sur les pays del’Est depuis les années 90 !

A propos de Keynes

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Faut il revenir à Keynes ?

En conclusion, et pour en revenir à notre sujet,cette évolution multiple s’est reflétée à partirdu milieu des années ‘70 mais surtout dans lesannées ‘80, par la remise à l’honneur des thèsesmêmes que Keynes avait vigoureusement - etavec succès - combattues ; l’équilibre budgé-taire, voire l’austérité, la modération dessalaires (mais pas des profits) sont redevenusles articles de foi de nos dirigeants ; au nom dela « concurrence libre et parfaite », paraphrasemensongère des analyses de Adam Smith, touteintervention de l’Etat doit être énergiquementrejetée, d’où le démantèlement des entreprisespubliques, qui seront bientôt suivies des ser-vices publics. Jusqu’il y a peu, nos nouveauxgourous voulaient encore bien admettre lestraditionnelles « fonctions régaliennes »(armée, police, justice, monnaie), mais actuel-lement, même celles-ci tendent à échapper à lapuissance publique : voir aux Etats-Unis lesprogrès des entreprises privées de type militaire/sécuritaire, engagées sur le terrain en Irak, ouceux des prisons privées ; même dans nos pays,des fonctions de police commencent à être sous-traitées au privé. La notion de biens collectifs,qui justifiait l’existence de l’investissementpublic dans les routes, les chemins de fer, ladistribution de l’électricité, l’enseignement, lasanté, est en passe de disparaître, non seulementdu discours officiel, mais, plus grave encore,de notre vision du monde.

Qu’en résulte-t-il ? Certes, l’inflation, caracté-ristique des années ‘70, et que l’on a (un peuvite) attribuée à la nature même des politiquesd’inspiration keynésienne, a été jugulée. C’estun grand avantage pour les prêteurs, beaucoupmoins pour les emprunteurs ! Les budgets desEtats sont, sinon en équilibre parfait, du moinstrès peu déficitaires. Mais la répartition desrichesses, qui avait évolué dans le sens ducomblement des inégalités pendant les « 30glorieuses », s’est remise au galop à évoluerdans le sens inverse : jamais les inégalités n’ontété aussi profondes depuis la fin des années deguerre, jamais le chômage n’a été aussi impor-tant, jamais les salaires n’ont été aussi bas, etle seul remède préconisé par nos élites face à lacatastrophe sociale que nous vivons consisteà... toujours diminuer davantage la part du

travail dans les revenus. A l’autre extrême,jamais les bénéfices des entreprises n’ont étéaussi volumineux, ni n’ont connu une tellecroissance (avec des taux à deux chiffres, alorsque le taux d’inflation atteint à peine 2 % !).

Alors, faut-il faire revenir Keynes ? Les tempsont changé, on ne reviendra pas sur l’intégrationéconomique mondiale, mais pourquoi ne pasréinventer le keynésianisme au niveau despouvoirs supra-nationaux ? C’est précisémentce que la Communauté européenne, entreautres, se refuse à faire : il n’est que de voir lefameux « projet de constitution européenne »,dont l’objectif principal est de bétonner uneapproche totalement anti-keynésienne du rôledes Etats et y compris du rôle de la Commu-nauté européenne en tant que ‘super-état’. ●