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Georges Van Riet Y a-t-il un chemin vers la vérité ? À propos de l'Introduction à la «Phénoménologie de l'Esprit» de Hegel In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°75, 1964. pp. 466-476. Citer ce document / Cite this document : Van Riet Georges. Y a-t-il un chemin vers la vérité ? À propos de l'Introduction à la «Phénoménologie de l'Esprit» de Hegel. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°75, 1964. pp. 466-476. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1964_num_62_75_5265

À Propos de l'Introduction à La «Phénoménologie de l'Esprit»

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À Propos de l'Introduction à La «Phénoménologie de l'Esprit»

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Georges Van Riet

Y a-t-il un chemin vers la vérité ? À propos de l'Introduction à la«Phénoménologie de l'Esprit» de HegelIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°75, 1964. pp. 466-476.

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Van Riet Georges. Y a-t-il un chemin vers la vérité ? À propos de l'Introduction à la «Phénoménologie de l'Esprit» de Hegel. In:Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°75, 1964. pp. 466-476.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1964_num_62_75_5265

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Y a-t-il un chemin vers la vérité?

A propos de l'Introduction lia" Phénoménologie de l'Esprit " de Hegel <*'

La philosophie est recherche de la vérité, — de la vérité reconnue comme telle. Elle tend à savoir, et à savoir qu'elle sait. Si elle représente une activité spécifique, c'est parce que l'homme est capable de se contenter d'une non-vérité, ou d'une vérité non reconnue comme vérité : il peut errer, mal savoir, méconnaître, a être » dans le vrai à son insu. A la distinction entre la philosophie et la non-philosophie on fait généralement correspondre, du côté du sujet, une distinction entre l'attitude reflexive et l'attitude spontanée, la perspective critique et la perspective naïve ; en langage hégélien, c'est la distinction entre la conscience philosophique, le fur uns (pour nous, philosophes), et la conscience naturelle, le fur es (pour la conscience elle-même).

Nous nous demandons s'il y a un chemin qui mène à la vérité reconnue comme telle. Y a-t-il une voie d'accès à la philosophie, une manière d'y entrer ? Y a-t-il un passage de la conscience naturelle à la conscience philosophique ? Ou bien y a-t-il discontinuité, rupture de plan entre la non-philosophie et la philosophie, et les deux attitudes de la conscience constituent-elles comme deux niveaux différents ?

L'alternative n'est pas nouvelle ; elle figure parmi les questions classiques qu'on rencontre en épistémologie. De la manière dont on la tranchera dépend la nature même de l' épistémologie : sa possibilité, sa nécessité, surtout sa prétention à être une propé- deutique, une introduction à la philosophie véritable. Les partisans de l' épistémologie conçue comme introduction optent en faveur

f** Nous avons présenté sous le même titre un texte abrégé de cette étude, comme communication au XIIe Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue française (Bruxelles-Louvain. 22-25 août 1964).

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d'un passage de la non-philosophie à la philosophie ; ses adversaires, pour une discontinuité infranchissable. Les premiers en appellent à Descartes, à Kant ; ils agitent le spectre du dogmatisme. Les seconds évoquent le scepticisme ou, ce qui est plus grave, démasquent la mauvaise foi d'une critique qui prétendrait échapper au scepticisme : pareille critique n'est qu'un jeu, un faux semblant, on feint de douter mais en réalité on ne doute pas, « de sorte qu'à la fin la chose est prise comme au début » (p. 69) (1) ; dans leur idée, l'épistémologie est déjà philosophie et, en conséquence, inaccessible à la conscience non philosophique.

Nous avons voulu éclairer ce débat en consultant les toutes premières pages de la Phénoménologie de l'Esprit : nous nous référerons de façon presque exclusive à l'Introduction (pp. 65-77). Notre intention n'est pas d'abord d'y chercher des raisons pour ou contre l'un ou l'autre membre de l'alternative, mais de mieux situer l'alternative elle-même. Car le fait est qu'elle y est présente, et si bien présente qu'en elle se résume, pourrait-on dire, la signification de l'œuvre entière et que son interprétation constitue une des difficultés majeures de l'herméneutique hégélienne.

Pour Hegel, la philosophie est science, savoir absolu ; dans ce savoir, sujet et objet (ou substance) sont identiques : l'Absolu y est pleinement conscient de soi, il est Esprit.

La phénoménologie concerne la présentation, l'apparition, la manifestation du savoir, ou encore ce que Hegel appelle l'a expérience ».

Elle implique sous forme d'antinomie l'alternative que nous avons évoquée. D'une part, elle « peut être considérée comme le chemin de la conscience naturelle qui subit une impulsion la poussant vers le vrai savoir » (p. 69). D'autre part, elle est elle-même déjà savoir, elle est « la première partie du système de la science » (p. 3) ou « la science de l'expérience de la conscience » (p. 77).

On ne résout pas l'antinomie en rappelant que c'est Hegel, — ou le philosophe, — qui écrit la phénoménologie ; ni en rappelant que la conscience humaine est une, à la fois naturelle et philoso-

(*> Les nombres entre parenthèses renvoient aux pages de Ja Phénoménologie à» l'Esprit, traduction de J. Hyppolite, tome I.

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phique. La vraie question est la suivante : est-ce en tant que naturelle ou en tant que philosophique que la conscience fait l'expérience décrite en phénoménologie ? Dans le premier cas, il y a un chemin vers la vérité ; la conscience naturelle s'élève progressivement, par étapes successives, jusqu'au niveau philosophique : « à travers la complète expérience d'elle-même, elle parvient à la connaissance de ce qu'elle est en soi-même » (p. 69). Dans le second cas, il n'y a plus vraiment de chemin vers la vérité ; la conscience (philosophique) sait d'avance où elle doit arriver ; mieux, elle est arrivée avant même d'être partie ; le cheminement n'est qu'un trompe-l'œil.

La difficulté est réelle, car l'une et l'autre hypothèse trouvent des appuis dans le texte de Hegel.

D'une part, on voit affirmée la nécessité d'une épistémologie, conçue comme introduction. Au moment où il ne fait encore qu'apparaître, le savoir ne s'impose pas comme savoir absolu ; il ne peut, à ce moment, en appeler qu'à son être ; « mais le savoir non-vrai fait également appel à ce même fait, qu'i/ est, et assure que pour lui la science est néant ; une assurance nue a autant de poids qu'une autre » (p. 68). Que la science soit en elle-même le savoir le plus élevé, le seul vraiment valable, il faut en outre qu'elle fasse valoir ses titres ; « l'individu a le droit d'exiger que la science lui concède du moins l'échelle qui le conduise à ce sommet, et la lui indique en lui-même... La conscience naturelle se confie-t-elle immédiatement à la science, c'est là pour elle un nouvel essai de marcher sur la tête » (p. 24). La phénoménologie sera une épistémologie, une introduction à la vérité, « et bien autre chose que cet enthousiasme qui, comme un coup de pistolet, commence immédiatement avec le savoir absolu et se débarrasse des positions différentes en déclarant qu'il n'en veut rien savoir » (p. 25). On partira, non du savoir absolu, mais du savoir apparaissant, de l'expérience. Et l'expérience est l'œuvre de la conscience naturelle ; la conscience naturelle est a elle-même enfoncée dans l'expérience » (p. 77), elle est « histoire » (p. 89), elle découvre sans cesse de nouveaux objets, et à chaque étape de son parcours elle aperçoit la non-vérité de ses certitudes antérieures (p. 76) pour saisir « ce qui en elle est le vrai » (p. 90). Cette démarche est son œuvre ; le philosophe qui la décrit en est le simple témoin : il la laisse se développer, il n'a pas à « intervenir », mais seulement à « voir ce qui se passe » (p. 74).

D'autre part, Hegel rejette la critique conçue à la manière de

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Descartes ou de Kant (pp. 65-66). Bien plus, il reprend parfois le style dogmatique des métaphysiciens ; d'emblée il déclare « que l'absolu seul est vrai ou que le vrai seul est absolu » (p. 67) ; il ajoute qu'on ne le découvrirait jamais « s'il n'était pas et ne voulait pas être en soi et pour soi depuis le début près de nous » (p. 66). Il lui arrive de parler de la conscience naturelle en termes tellement péjoratifs qu'on ne voit pas comment elle pourrait jamais s'élever jusqu'au vrai : cette conscience ne se défie pas d'elle- même, elle tient à ce qu'elle croit savoir, « elle se prend immédiatement plutôt pour le savoir réel », toute mise en question « vaut plutôt pour elle comme la perte d'elle-même » (p. 69), elle s'enferme consamment dans sa « manière de voir unilatérale » (p. 70). Même si elle apprend par l'expérience, comment progresserait-elle, puisqu'elle se hâte d'oublier ce qu'elle a appris « et recommence le mouvement depuis le début » (p. 90) ? 11 n'y a progrès que si l'on voit comment naît l'objet nouveau de l'expérience ; or cette vue « est notre fait », elle « n'est pas pour la conscience que nous observons » (p. 76) ; cette conscience, — la conscience naturelle, — l'ignore ; cela « se passe pour ainsi dire derrière son dos » (p. 77) ; seule la conscience philosophique est capable de le percevoir.

Cette antinomie a été diversement interprétée par les commentateurs. Ainsi, J. Hyppolite note : « Dans la Phénoménologie il y aura donc deux dialectiques, l'une est celle de la conscience qui est plongée dans l'expérience, l'autre, qui est seulement pour nous, est le développement nécessaire de toutes les figures de la conscience » (p. 77, note 27). Mais résout-on la question en faisant appel à deux dialectiques ? Quel rapport ont-elles l'une avec l'autre ? — De son côté, Heidegger pense que jamais la conscience naturelle ne devient philosophique. La présentation du savoir apparaissant, écrit-il, « ne promène aucunement la représentation naturelle dans le musée des formes de la conscience pour la conduire ensuite, à la fin de la visite, et par une porte spéciale, au savoir absolu. Au contraire, dès son premier pas, sinon même avant ce pas, la présentation donne son congé à la conscience naturelle comme à ce qui reste organiquement tout bonnement incapable de la suivre. La présentation du savoir apparaissant n'est pas un chemin parcouru par la conscience naturelle » <3>. La phénoménologie n'est

<■> Chemin» qui ne mènent nulle part, pp. 121-122.

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donc pas une épistémologie ; elle n'est pas une introduction à la science ; elle est elle-même science.

Ne peut-on lever cette antinomie sans pour autant sacrifier un de ses membres, et sans recourir à l'hypothèse de deux dialectiques parallèles ? Nous voudrions le tenter.

♦ * *

Selon Hegel, c'est par l'expérience qu'on accède au vrai. Dans la question qui nous occupe, il est capital de remarquer

que le terme « expérience » est ambigu : il a deux sens, auxquels correspondent deux niveaux de conscience. Pourtant, il n'est pas simplement équivoque : les deux sens qu'il peut prendre se greffent sur une signification commune ; dans les deux cas, l'expérience désigne la découverte d'un « nouvel objet ».

Au sens propre, qui est aussi le sens riche, l'expérience désigne la découverte d'un nouvel objet en tant précisément que celui-ci résulte d'une réflexion de la conscience sur un premier objet, c'est-à-dire en tant que le premier objet apparaît comme élément d'un tout, ce tout étant le premier objet formellement pris comme objet de la conscience. La a réflexion » est ici négation (du premier objet, ou mieux de l'en soi de cet objet, de son indépendance par rapport au sujet) ; elle est aussi conversion (de la conscience sur elle-même) ; elle est découverte de l'intentionnalité exercée, de la « présence du sujet » en tant que constituant l'objet ; cette présence était demeurée primitivement inaperçue. « Le principe de l'expérience renferme la détermination infiniment importante, que, quand il s'agit d'admettre et d'affirmer un contenu, l'homme doit être présent (dabei sein), de façon plus précise trouver ce contenu en accord et uni avec la certitude (Gewissheit) de lui- même » (3). En ce sens, on doit dire que « rien n'est su qui ne soit dans l'expérience » (4> ; « ce qui est d'une manière générale dans la conscience est objet d'expérience ; c'est même une tautologie » (5>. Ce qu'il y a d'extrêmement original chez Hegel, si on le compare à Descartes ou à Husserl, c'est qu'à ses yeux le nouvel objet, obtenu par négation du premier, possède cependant un contenu

<*> Pria» de l'Encyclopédie de» science* philo*ophiqueu, trad. J. Gibelin, S 7, Remarque.

<*) Phénoménologie, trod. J. Hyppolite, tome II, p. 305. <•> Préci»..., § 8.

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positif ; il est la négation du premier, il contient et retient ce qu'il nie : il est vraiment un nouvel objet. La conversion du regard dont il résulte fait voir les choses autrement ; elle fait découvrir un nouveau monde. Ce nouveau monde est un nouveau contenu ; il ne se présente pas simplement comme le couple formé par le premier objet et la conscience de cet objet ; la conscience, en réfléchissant sur soi, a pris une nouvelle forme, une nouvelle attitude existentielle ; corrélativement, le nouvel objet qu'elle découvre lui apparaît comme étant en soi le résultat d'une réflexion qu'il aurait opérée sur lui-même, comme la conscience l'a fait de son côté. La négation ou conversion hégélienne n'est donc pas comparable au doute cartésien ou à l'épochè husserlienne ; elle enrichit, tandis que ceux-ci appauvrissent. Par elle, la conscience progresse, elle se meut en même temps que son objet : « ce mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-même, en son savoir aussi bien qu'en son objet, en tant que devant elle le nouvel objet vrai en jaillit, est proprement ce qu'on nomme expérience » (p. 75).

Mais le terme « expérience » peut aussi se prendre dans un sens moins riche. En ce sens pauvre, il désigne cependant, comme tantôt, la découverte -d'un « nouvel objet », entendu comme un nouveau monde (et non pas, comme dans l'expérience courante ou dans l'expérience scientifique, l'agrandissement du même monde : on découvre le plutonium après avoir découvert l'oxygène, l'Amérique après l'Asie, des archives secrètes après des documents publics) ; comme tantôt, l'expérience implique donc un nouveau regard, une conversion de la conscience. Seulement, cette fois, l'attention se porte exclusivement vers l'objet ; la conversion elle- même, par laquelle s'est révélé l'objet nouveau, bien qu'elle ait été effectivement exercée, demeure inaperçue. La conscience y est toujours intentionnelle, jamais reflexive ; elle se perd dans son objet ; à ses yeux, l'objet seul est. Aussi, dans ce cas, la conscience trouve un nouvel objet « d'une façon contingente et extérieure » (p. 76), « sans qu'elle sache comment il lui vient » (p. 77). La conscience engagée dans l'expérience ainsi entendue a sans cesse l'impression de devoir échanger ses certitudes contre des certitudes nouvelles, radicalement autres que les premières ; les premières disparaissent, les nouvelles apparaissent ; on peut dire d'elles ce que Merleau-Ponty dit des sensations : chacune, « étant à la rigueur la première, la dernière et la seule de son espèce, est une naissance et une mort ; le sujet qui en a l'expérience commence

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et finit avec elle » <e). C'est contre son gré que la conscience découvre de nouveaux objets ; si elle progresse, c'est qu'elle y est poussée par un autre, on lui fait violence ; chaque progrès est pour elle comme sa mort en même temps que son réveil à la vie.

Nous pensons que, d'après Hegel, les deux sens que peut prendre l'expérience correspondent à deux niveaux de conscience : le premier est réservé à la conscience philosophique, le second caractérise la conscience naturelle. En langage hégélien, la conscience philosophique est la « vérité » de la conscience naturelle ; la première est reflexive, elle est conscience de soi, tandis que la seconde est purement intentionnelle, elle est conscience d'objet.

Si notre interprétation est valable, on devra en conclure que jamais la conscience naturelle ne deviendra philosophique. Et pourtant, il reste vrai que c'est bien la conscience naturelle qui fait l'expérience ; elle se transforme (elle change de forme, de figure) et transforme son monde ; mais elle ne le sait pas : comme le vieillard, elle va de désillusion en désillusion ; comme l'enfant, elle va de découverte en découverte. Cette suite d'expériences est effectivement le chemin sur lequel elle avance ; mais elle ignore que c'est un chemin, elle ne se connaît pas comme cheminement ou comme mouvement. Cependant, puisqu'en réalité bien qu'à son insu elle progresse, c'est qu'elle s'avance vers un terme ; elle ne papillonne pas, ne tourne pas en rond, ne revient pas en arrière ; dans la série des expériences, il y a, d'après Hegel, une expérience qui est la dernière : cette expérience est donc l'expérience du Tout, de l'Absolu, du Vrai, elle est le niveau le plus élevé auquel peut accéder la conscience naturelle ; selon Hegel, elle caractérise la religion révélée <7). Certes, dans cette ultime expérience, la conscience naturelle est toujours naturelle, c'est-à-dire intentionnelle, perdue dans son objet. Aussi faut-il dire que cette ultime expérience est la saisie du vrai, mais non du vrai reconnu comme tel. Pour la conscience naturelle, la phénoménologie est le chemin qui mène à la vérité en soi, non à la vérité en soi et pour soi. La conscience naturelle est histoire, elle est mouvement dialectique, mais elle l'ignore ; elle réfléchit, elle exerce la réflexion, mais elle

<*> M. 'MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 250. <T> 'Du moins dans la Phénoménologie, où la religion révélée ne dépasse pas

le niveau de la représentation.

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n'est pas reflexive, elle n'est pas saisie thématique de la subjectivité ou de l'intentionnalité exercée.

Seule la conscience philosophique saisit comme chemin le chemin que suit la conscience naturelle ; elle seule saisit comme étape chaque étape de ce parcours ; elle seule en saisit le sens, elle sait où il mène, elle en connaît d'avance le but, elle voit la nécessité du mouvement dialectique : « c'est par cette nécessité qu'un tel chemin vers la science est lui-même déjà science, et, selon son contenu, est la science de l'expérience de la conscience » (p. 77). Au terme du mouvement, « là où le savoir n'a pas besoin d'aller au delà de soi-même » (p. 71), la conscience philosophique, et elle seule, sait qu'on est au terme, que le vrai est atteint : elle sait que la substance est identique au sujet.

La conscience philosophique apparaît ainsi comme la « vérité » de la conscience naturelle. Il importe cependant de préciser davantage. Si notre interprétation est exacte, la philosophie n'est pas d'ordre purement formel ou réflexif : elle n'est pas que la saisie reflexive de la conscience naturelle, de son expérience, de son processus ; elle est elle-même expérience et mouvement. Mais cela ne signifie pas non plus qu'il y a deux dialectiques parallèles. Rappelons en effet que, sous les deux sens du terme « expérience », on peut discerner une signification fondamentale, qui est commune aux deux et qui fait donc abstraction de la manière propre dont l'expérience relève soit de la conscience naturelle, soit de la conscience philosophique ; en ce sens neutre, l'expérience est simplement la découverte d'un « nouvel objet ». Or, par rapport à l'expérience ainsi entendue, la conscience philosophique n'est pas autre que la conscience naturelle ou, si l'on préfère, il n'y a pas lieu de distinguer deux consciences. Quand on les distingue, on précisera que la conscience naturelle saisit le nouvel objet seulement « comme objet », tandis que la conscience philosophique le saisit comme objet et « en même temps comme mouvement et comme devenir » (p. 77).

Ceci entraîne une dernière conséquence. Si Ton prend l'expérience au sens propre et riche, il faut dire que « science » et « expérience » ne se distinguent pas comme la réflexion et l'irréfléchi, mais au contraire s'identifient. Le savoir absolu, la science, ne s'obtient pas seulement au terme d'un cheminement ; ce cheminement lui-même, l'apparaître du savoir, fait partie intégrante du savon* ; il n'est pas seulement objet ou matière de science, il est

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lui-même science ; le vrai, ou l'absolu, est à la fois repos et mouvement ; la substance est le devenir même de la conscience.

Qu'en est-il, dès lors, des rapports entre la phénoménologie et l'épistémologie ?

La phénoménologie est une épistémologie : elle se propose de discerner le vrai comme vrai. Mais elle n'est pas une épistémologie qui introduirait à la philosophie, puisqu'elle est elle-même déjà savoir, de niveau philosophique. Comment Hegel pose-t-il la question épistémologique ? Comment, en la résolvant, échappe-t-il au cercle vicieux d'un savoir qui mène au savoir ?

Il est intéressant de remarquer que Hegel pose la question en termes analogues à ceux du réalisme traditionnel. Examiner la valeur du savoir, dit-il, consiste à rechercher si notre concept correspond à l'objet ; la vérité semble donc être pour lui adaequatio rei et inteïlectus ; l'examen est possible car on se trouve en présence de deux termes : on recherche s'il y a entre eux une adéquation. Le concept est l'être de l'objet pour-la-conscience, tandis que l'objet est Yen-sot ; mais Hegel observe très justement que, pour que l'examen ait un sens, les deux termes doivent tomber tous deux à l'intérieur de la conscience. L'épistémologie réaliste est d'accord avec lui : Yen-soi dont il s'agit est un en-soi-pour-la-conscience ; d'un en-soi kantien, inconnu et inconnaissable, on n'a que faire ; la conscience humaine doit être considérée comme « ouverte » sur l'être ; l'en-soi n'est pas, ne peut pas être, un « au-delà de la conscience ». Mais la conscience a deux saisies, l'une plutôt intuitive, portant sur l'en-soi, l'autre, qui est l'objet dit, le concept ; au sein de la même conscience, il y a donc bien deux termes : l'être en soi (pour la conscience) et le concept (ou le savoir de l'en-8oi, qui relève plus formellement de la conscience et que Hegel appelle ici l*être-pour-un-autre) (p. 73).

Comment va se faire l'examen ? On touche ici un point délicat, «ur lequel Hegel évite, semble-t-il, de faire la pleine lumière. Dans l'épistémologie traditionnelle, on dira que, les deux termes étant présents, il faut voir s'ils se « correspondent », c'est-à-dire si l'un est bien l'expression correcte de l'autre. S'ils se correspondent, il y a « vérité » ; s'ils ne se correspondent pas, il y a « erreur ». Or, il faut l'avouer, dans cette perspective, on n'a d'autre garantie

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de cette correspondance que l'a évidence ». On voit ou l'on ne voit pas ; on voit bien ou l'on voit mal. Quand on voit mal, on ne sait pas qu'on voit mal ; si, par après, on doit convenir qu'on avait mal vu, jamais on ne peut dire par quelle démarche la nouvelle évidence a remplacé la précédente ; une « expérience » est sans doute intervenue, qui nous a forcés à corriger notre affirmation première ; mais cette expérience et l'évidence qu'elle a entraînée ont jailli sans que l'on sache d'où ni comment. Bien plus, quand on voit bien, on ne le sait pas davantage ; on croit toujours bien voir ; une évidence « objective », garante de vérité, est une évidence qui n'a pas encore été controuvée ou mise en question. Ainsi, l' épistémologie réaliste traditionnelle semble se tenir au niveau de la conscience naturelle.

Chez Hegel, au contraire, l'épistémologie est science, discernement du vrai comme tel. Car la « correspondance » que Hegel envisage n'est pas une adéquation quelconque, c'est une identité. Ainsi s'explique ce fait, à première vue très étrange, que dans l'énoncé du problème Hegel n'évoque même pas l'hypothèse où les deux termes que l'on compare « se correspondent » ; il n'envisage qu'une seule éventualité, celle où les deux termes ne se correspondent pas (pp. 74-75). Si la correspondance est identité, il est clair que poser deux termes, c'est d'emblée reconnaître leur non-identité. Ces deux termes, il s'agit de les « réconcilier » entre eux, de les transformer l'un et l'autre pour qu'ils s'identifient. Dans ces conditions, on comprend qu'en présence d'une dualité, « la conscience paraît alors devoir changer son savoir pour le rendre adéquat à l'objet ; mais, dans le changement du savoir, se change, en fait, aussi l'objet même, car le savoir donné était essentiellement un savoir de l'objet » (p. 75). L'objet, l'en-soi, devient explicitement, formellement, en soi pour-la-conscience ou même, comme le dit un peu plus loin Hegel, en soi seulement pour-la-conscience (p. 75). On a ainsi affaire à un « nouvel objet » ; il comporte un élément que ne comportait pas le premier objet, à savoir la relation explicite à la conscience ; il contient la non-valeur du premier objet, « il est l'expérience faite sur lui » (p. 75). Cette expérience au sens riche est science, elle dispose d'un critère absolu : elle voit que le donné n'est pas le tout, puisqu'il négligeait la conscience, il n'était encore qu'un abstrait, il n'était qu'une étape vers l'absolu. Le problème épistémologique est résolu, au moment où il est « supprimé » (aufgehoben), à savoir lorsque toute dualité entre la conscience et

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son objet est surmontée. A ce moment, le vrai est le Tout, l'Absolu, conscient de soi.

Ainsi, la tâche de l'épistémologie hégélienne est de discerner le non-vrai comme non-vrai afin de pouvoir, au terme, discerner le vrai comme vrai. La Phénoménologie de l'Esprit décrit le chemin qui conduit au vrai, et est elle-même science. C'est dans l'antinomie de ses deux fonctions que réside sa rationalité propre. D'une part, le cheminement est réel, il n'est pas un trompe-l'œil : on n'est conduit au vrai qu'en dépassant le non-vrai ; certes, cela n'est possible que si le terme est d'une certaine façon fixé d'avance, mais il l'est comme dans une intention vide, un concept pauvre ; il n'est effectivement donné qu'au moment où il est atteint, dans une ultime expérience. Mais, d'autre part, le cheminement étant une conversion progressive, chaque étape récapitule et rassemble en elle toutes les étapes antérieures ; à aucun moment, pas même au dernier, celles-ci n'apparaissent comme caduques, contingentes. Le vrai contient le non-vrai, l'infini n'existe pas séparé du fini. Dès lors, dans toutes ses étapes, même dans la première, la phénoménologie est science.

* • •

Concluons. La phénoménologie hégélienne est une épistémo- logie. Comme toute épistémologie, elle est ambiguë ; mais, mieux qu'une autre peut-être, elle nous aide à situer cette ambiguïté, à la comprendre et, en ce sens, à la lever.

D'un mot, la phénoménologie de Hegel eat et n*est pas le chemin qui conduit au vrai. Elle l'est, s'il s'agit du cheminement de la conscience naturelle vers le vrai en soi. Elle l'est encore, s'il s'agit de la manière progressive dont la conscience philosophique peut légitimer à ses propres yeux qu'elle atteint la vérité en soi et pour soi. Mais elle ne Test pas, si l'on vise un cheminement de la conscience naturelle vers la vérité reconnue comme telle, ou le devenir de cette conscience naturelle qui se muerait à un moment donné, fût-ce au terme, en conscience philosophique.

Georges Van Riet. Louvain.

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