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A LENCONTRE DUNE DIGITALISATION INCLUSIVE DANS LES ORGANISATIONS : L’EMERGENCE DUN E-TAYLORISME CHEZ LES CADRES Auteur(s) : Fatine BIAZ Docteur en Sciences de Gestion, CEDAG (EA 1516), Université de Paris 10 avenue Pierre Larousse, 90240 Malakoff [email protected] Martine BRASSEUR Professeur des Universités, CEDAG (EA 1516), Université de Paris 10 avenue Pierre Larousse, 90240 Malakoff [email protected] Résumé : Dans cette communication, nous présentons les résultats d’une étude qualitative menée par entretiens semi-directifs auprès de 61 cadres travaillant dans des start-ups ou dans des grandes entreprises digitalisées dans l’objectif d’identifier les effets de la digitalisation sur le rapport au travail des cadres. Constatant que la digitalisation a impacté l’exercice même des métiers de cadre en générant notamment une forte dépendance à la technologie, cela nous a conduit à questionner le caractère inclusif des pratiques de gestion des ressources humaines associées. Ainsi, avons-nous identifié l’émergence d’une forme d’e-taylorisme chez les cadres allant à l’encontre de la satisfaction de leurs besoins d’appartenance et de singularité et caractérisée par le développement d’un environnement normatif et standardisé. Mots clefs : Digitalisation inclusive, e-taylorisme, cadres

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A L’ENCONTRE D’UNE DIGITALISATION INCLUSIVE DANS LES ORGANISATIONS :

L’EMERGENCE D’UN E-TAYLORISME CHEZ LES CADRES

Auteur(s) :

Fatine BIAZ

Docteur en Sciences de Gestion, CEDAG (EA 1516), Université de Paris

10 avenue Pierre Larousse, 90240 Malakoff

[email protected]

Martine BRASSEUR

Professeur des Universités, CEDAG (EA 1516), Université de Paris

10 avenue Pierre Larousse, 90240 Malakoff

[email protected]

Résumé :

Dans cette communication, nous présentons les résultats d’une étude qualitative menée par

entretiens semi-directifs auprès de 61 cadres travaillant dans des start-ups ou dans des grandes

entreprises digitalisées dans l’objectif d’identifier les effets de la digitalisation sur le rapport au

travail des cadres. Constatant que la digitalisation a impacté l’exercice même des métiers de

cadre en générant notamment une forte dépendance à la technologie, cela nous a conduit à

questionner le caractère inclusif des pratiques de gestion des ressources humaines associées.

Ainsi, avons-nous identifié l’émergence d’une forme d’e-taylorisme chez les cadres allant à

l’encontre de la satisfaction de leurs besoins d’appartenance et de singularité et caractérisée par

le développement d’un environnement normatif et standardisé.

Mots clefs : Digitalisation inclusive, e-taylorisme, cadres

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Abstract

In this communication, we present the results of a qualitative study conducted by semi-

structured interviews with 61 executives working in start-ups or in large digital companies with

the aim of identifying the effects of digitalization on the report. at work for executives. Noting

that digitalization has impacted the very exercise of managerial professions, generating a strong

dependence on technology, this has led us to question the inclusive nature of the associated

human resource management practices. Thus, we have identified the emergence of a form of e-

Taylorism among executives going against the satisfaction of their needs for belonging and

singularity and characterized by the development of a normative and standardized environment.

Key words: Inclusive digitalization, e-Taylorism, executives

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A L’ENCONTRE D’UNE DIGITALISATION INCLUSIVE DANS LES ORGANISATIONS :

L’EMERGENCE D’UN E-TAYLORISME CHEZ LES CADRES

Le taylorisme a été largement critiqué comme une forme de standardisation et de division

horizontale et verticale du travail ramenant les salariés à l’état d’exécutant, voire de machine

productive. Répondant à une volonté de contrôle de l’activité humaine dans les organisations

et s’accompagnant d’une standardisation du travail réduisant au maximum les espaces

d’initiative individuelle, ce modèle de management ressort comme très éloigné d’une approche

inclusive de la gestion des ressources humaines. En effet, s’il a pu générer un sentiment

d’appartenance à une classe sociale, dont les mouvements ouvriers peuvent témoigner, il va à

l’encontre de ce qui représente l’essence même d’une démarche d’inclusion. Qu’il s’agisse de

la satisfaction du besoin de singularité des individus (Shore et al., 2011) ou d’une

reconnaissance de la variété des identités comme source potentielle de développement de

compétences (Nishii, 2013), l’engagement collectif associé à la mise en œuvre d’une GRH

inclusive contredit tous les principes de cette forme d’organisation scientifique du travail.

Or, les résultats d’une recherche sur les effets de la digitalisation sur le rapport au travail des

cadres, que nous nous proposons de présenter dans cette communication, ont mis en évidence

l’émergence d’une nouvelle forme de Taylorisme : le « e-Taylorisme ». Deux tendances

d’évolution managériale semblent ainsi rentrer en tension : les préoccupations d’inclusion et de

diversité d’une part, le développement de la digitalisation dans les organisations d’autre part.

Sous cet angle, innovation sociale et innovation technologique semblent ressortir comme deux

dynamiques divergentes.

Notre étude s’est focalisée sur la population des salariés ayant le statut de cadre ou assimilé1.

Tous n’encadrent pas et tous n’ont pas un diplôme supérieur. Peter Drucker (1957, p. 343)

rapporte que : « chaque cadre a beaucoup d’activités qui ne sont pas des activités

d’encadrement. Il se peut qu’il y consacre le plus clair de son temps. Toutes [ces activités] sont

utiles et doivent être bien remplies. Mais elles ne font pas partie du travail que réalise chaque

cadre quelle que soit sa fonction ». Henry Mintzberg (1984) a identifié dix rôles potentiels

attribués aux cadres : symbolique, leader, agent de liaison, observateur actif, diffuseur, porte-

parole, entrepreneur, régulateur, répartiteur de ressources et négociateur. Dans cette diversité,

un point commun semblait pouvoir contribuer à les définir : l’autonomie dans l’exercice de

leurs responsabilités avec un fort besoin de reconnaissance auquel un management inclusif

semblait pouvoir répondre. Nous mettons en évidence que la digitalisation de leurs activités a,

bien au contraire, fait émerger un e-taylorisme chez les cadres, les plaçant sous contrôle et niant

leurs contributions propres.

Dans une première partie, nous revenons sur le modèle de Taylor et sur la notion de cadre afin

d’en clarifier les définitions, pour, dans une deuxième partie, préciser la méthodologie de

recherche de notre étude empirique. Les résultats et leur discussion font ensuite l’objet d’une

troisième et d’une quatrième partie. Ils conduisent à soulever la question d’une possible

digitalisation inclusive pour les cadres.

1 En France, selon le rapport INSEE 2018, la population active est de 29,6 millions dont 4,3 millions de cadres. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303384?sommaire=3353488

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1. Du taylorisme à l’éclatement de la catégorie des cadres

Des économistes et des ingénieurs du début du XXème siècle ont mis en place une organisation

du travail adaptée au contexte socio-économique de l’époque et ce, dans le but d’atteindre une

productivité optimale et continue dans les unités de production. Deux ouvrages majeurs ont

contribué à réformer en profondeur l’organisation du travail et à assurer le développement de

l’industrialisation. Le premier ouvrage publié en 1911 par Frederick Taylor et intitulé The

Principles of Scientific Management, préconise une segmentation des tâches afin de permettre

à chaque ouvrier de se focaliser sur une seule tâche. L’objectif de la réflexion est d’éviter la

déconcentration au travail. Le second ouvrage publié par Henri Fayol en 1916 et intitulé

Administration industrielle et générale, affirme qu’une entreprise est efficiente lorsqu’elle

recourt à une division du travail coordonnée par une unité de commandement qui prône ordre

et discipline.

Depuis les trente glorieuses, le modèle taylorien a progressivement laissé la place à de nouvelles

façons d’aborder le management, le travail et l’organisation. Dès les années 60, la contestation

du taylorisme a conduit le constructeur automobile Toyota à proposer le Lean management.

Selon cette approche, l’entreprise exprime la volonté de concilier approche taylorienne du

travail et approche participative des salariés. Selon ce modèle, les salariés sont amenés à

travailler ensemble tout en évitant la perte de temps. De plus, certaines entreprises ont mené

des politiques pour favoriser la communication entre collaborateurs. Celle-ci se définit comme

étant « un ensemble de principes d’actions et de pratiques visant à donner sens et favoriser

l’appropriation (…) pour favoriser la cohésion et inciter (…) le travail en commun » (Détrie et

Broyez, 2001, p.5). Un décalage entre cette vision théorique et la réalité que vivent les

personnes dans leur travail semble toutefois persister. Pour Dejours (1998, p.75), certains

salariés souffrent ainsi d’un « manque de sens, de cohésion et d’appropriation. L’organisation

laisse se répandre un management de la menace ». D’une façon générale, si la conception

taylorienne de l’homme au travail a été abandonnée, les pratiques actuelles restent fortement

empreintes de la transformation managériale que Taylor a amenée.

1.1. Les bases du taylorisme, l’emprise de la technique et l’invention du contremaître

Le point de départ de la réflexion de Taylor est double : d’une part, il constate « la flânerie »

des ouvriers, motivée à la fois par un penchant naturel à la paresse et par la stratégie des

directions qui au lieu d’inciter par la hausse des salaires à l’accroissement de la productivité,

préfère profiter du progrès technique pour augmenter le rendement. D’autre part, il remarque

le rejet de l’ouvrier faisant preuve de zèle par ses confrères. Trois principes sont à la base du

système de Taylor : la division verticale du travail, la division horizontale des tâches et, le

salaire qui devient rattaché au rendement avec un contrôle des temps.

La division verticale du travail consiste à créer une séparation entre le travail d’exécution et le

travail intellectuel de conception assurée par les ingénieurs du « bureau des méthodes » et ce,

par la démarche scientifique s’appuyant sur l’étude du poste, la décomposition et la

simplification des gestes et sur l’attribution d’un temps d’exécution à chaque tâche élémentaire.

Les ingénieurs déterminent la seule bonne façon d’effectuer une tâche « the one best way ».

Ainsi, lorsque Taylor a été chargé d’améliorer les méthodes dans une entreprise minière, il va

jusqu’à montrer au manœuvre la bonne façon de charger sa pelle pour atteindre la productivité

quotidienne moyenne la plus élevée. La division horizontale des tâches indique qu’à chaque

opérateur est attribuée une tâche élémentaire, la plus simple possible, afin d’automatiser et

d’accélérer les gestes. Au début du XXème siècle, les machines ne réalisent que des opérations

simples : l’homme reste irremplaçable pour les manipulations complexes telles que changer les

pièces de certaines machines. La chaîne contraint l’homme à adopter le rythme de la machine.

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Dans son ouvrage intitulé La division capitaliste du travail publié en 1977, Michel Freyssenet

explique que « lors de l’introduction des premières machines-outils, les tours universels, les

ouvriers qui y ont été affectés ont été classés : « manœuvres sur machine-outil » (Freyssenet,

1977, p. 114). Effectivement, par rapport aux ouvriers de métier (ajusteurs-mains...), ils étaient

l’expression d’un premier pas dans la déqualification du travail d’usinage. Les tours, devenant

de plus en plus précis, ont entraîné ensuite la disparition des ouvriers de métier en tant que

catégorie de travailleurs de fabrication. Dans le même temps, des tours spécialisés ont été

construits. Ils ont pu être conduits par des ouvriers dont le temps d’apprentissage est encore

plus court que celui que nécessite la conduite d’un tour universel. De plus, les ouvriers du tour

universel sont devenus relativement déqualifiés par rapport aux ouvriers de métier, et ils ont

obtenu que la qualification officielle traduise mieux cette situation nouvelle : ils sont à l’heure

actuelle, alors qu’avant 1914, ils étaient manœuvres. C’est ainsi qu’à la Régie Renault, de

nombreux ouvrier spécialisé (OS) ont été promus « professionnels » depuis 1972, et de

nombreux « professionnels », agents techniques, voire même techniciens depuis 1973 et

appartiennent donc dorénavant au deuxième collège, le collège des employés, techniciens,

agents de maîtrise (ETAM) (Freyssenet, 1977).

Enfin, pour Taylor, la seule motivation d’un tel travail ne peut être que l’argent. Pour cette

raison, il considère que le salaire au rendement s’impose. A chaque tâche correspond un temps

d’exécution. Le chronomètre détermine alors la rémunération de l’ouvrier en écart au temps

référentiel. Le salaire au rendement permet ainsi la lutte contre les temps morts, qui, selon le

théoricien, découlent d’une mauvaise organisation ou de la tendance spontanée des travailleurs

à choisir leur propre rythme. Frederick Taylor a bouleversé les méthodes de travail des ouvriers

dans la majorité des pays industrialisés. L’auteur prône une rationalisation des tâches, une

centralisation de la décision à travers une séparation stricte entre exécutants et directeurs ainsi

que l’appropriation du pouvoir par une élite. Taylor a développé sa nouvelle méthode de travail

parce que selon sa vision, les méthodes qui dominaient à l’époque étaient révolues et ne

pouvaient en aucun cas répondre à la demande du marché. A la fin de la deuxième guerre

mondiale et l’arrivée de la consommation de masse, les usines s’inspirent du modèle militaire

pour gérer les cadences et garantir une forte productivité. Dans ce contexte de forte demande,

le taylorisme se généralise dans la plupart des unités de production (Henry, 2000).

Un autre bouleversement associé au Taylorisme est l’arrivée des contremaîtres dans le système

productif, dont les fonctions vont progressivement limiter l’autonomie des ouvriers. « Dans la

plupart des entreprises, le contremaître prenait la plupart des décisions concernant la manière

dont le travail devait être fait, (…) il était tenu pour responsables de ce que faisait l’ouvrier. Le

contremaître exerçait en pratique un contrôle total » (Nelson, 1975, p. 40). Par ailleurs, grâce

aux contremaîtres, les détenteurs de capitaux se libèrent de « tous soucis relatifs à la main

d’œuvre » (Mottez, 1966, p. 48). Au moment de la mise en place du taylorisme, le contexte aux

Etats-Unis a été marqué par le pouvoir des ouvriers de métiers syndiqués. Pour limiter ce

pouvoir, Il s’agissait de transférer le savoir-faire des ouvriers de métier aux ingénieurs. Ce

transfert conduisait la hiérarchie à adresser des instructions à des exécutants formés en quelques

heures.

En France, le taylorisme a pris de l’importance notamment grâce à Henry Le Chatelier. Celui-

ci défend une vision de la société où l’individu est assigné à une fonction précise, qu’il a des

limites et une hiérarchie à respecter. Pour l’auteur, le taylorisme est la méthode qui encourage

l’intelligence à se discipliner, l’organisation rend les ouvriers meilleurs c’est-à-dire plus

productifs. L’organisation du travail, ne se limite pas aux efforts accomplis pour atteindre des

objectifs fixés par la direction, elle suppose également la soumissions des ouvriers à une élite

qui a la compétence et qui a le pouvoir « d’enrégimenter la science c’est-à-dire discipliner

l’intelligence » (Le Chatelier, 2001, p.195). Néanmoins, les ouvriers n’apprécient pas ce

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nouveau système qui les dépossède de leur savoir-faire, de la possibilité de prendre des

initiatives, qui les cantonne à des tâches répétitives sans valeur ajoutée et qui les rend ainsi

dépendant de leur hiérarchie. De plus, la parcellisation du travail a eu pour effet la perte de

conscience de la valeur de la tâche et du sens du travail. Le taylorisme décrit comme une

rationalisation froide, mathématique, détachée de ce que peut être l'humain, provoque chez

l’ouvrier une perte de sens du travail. En ce sens, le taylorisme ressort comme antinomique

avec toute démarche inclusive dans les organisations.

Enfin, au cours de la moitié du XIXe siècle, un autre facteur va contribuer de manière

significative à bouleverser le système productif : la mise en place d’un nouveau système

technique (Pouget, 1998 ; Henry, 2000). Le nouveau système technique de l’époque

apparaissait notamment dans le domaine de la sidérurgie avec le remplacement de la machine

à vapeur par le développement d’instruments de travail industriel. L’introduction des

technologies dans les structures organisationnelles a soulevé de nombreux débats sur l’avenir

du travail. Appréhender, avec le Taylorisme, l’homme comme une machine conduit à imaginer

le remplacement de l’homme par la machine. Malgré tout, certains auteurs, vont souligner la

nécessité de dissocier le développement technologique de l’approche rationalisante du travail

en considérant que le progrès technique est source d’autonomie, de liberté et d’initiative ce qui

contribue à affaiblir le Taylorisme (Zarifian, 2009 ; Veltz, 2008 ; Reynaud, 2001 ; De Tersac,

2002 ; Stankiewicz, 1988).

1.2. La fin annoncée du Taylorisme et l’éclatement de la catégorie des cadres

A la fin des trente glorieuses, le taylorisme connaît un essoufflement dû au passage d’une

économie de production à une économie de consommation et aux conditions de travail difficiles

des ouvriers. Cette situation a conduit en 1956, George Friedmann dans son ouvrage intitulé Le

travail en miettes, à signaler les effets négatifs liés à la parcellisation du travail. Pour l’auteur,

le taylorisme ne peut à terme survivre notamment à cause de la remise en cause de l’autorité de

la hiérarchie par les salariés. Dans la continuité de cette idée, Lusin Bagla-Gokalp (1998)

explique qu’« au début du XXe siècle, le parti pris était d’adapter l’Homme au système.

Cependant, durant les années 70, des appels à l’inverse furent lancés, pour adapter le système

à l’Homme » (Bagla-Gokalp, 1998, p.100). Pour l’auteur, l’usage d’une technologie est

déterminant dans l’octroi d’autonomie aux salariés.

Dans les années 80, le modèle de production de Toyota devient un modèle pour les industriels

du monde entier. En l’adoptant, chaque collaborateur doit « être polyvalent, (..) de manière à

ce que le flux tendu de la production ne soit jamais interrompu. C’est être à la fois plus productif

et fournir un travail de meilleure qualité » (Dorival, 2007, p.58). Les entreprises se structurent

progressivement en réseau, l’objectif étant de répondre à la demande croissante des clients. Le

contexte de cadence élevée et la forte exigence en qualité conduit à un recours massif aux

technologies qui donne aux collaborateurs un sentiment de surveillance, de contrôle et du

renforcement du poids des actionnaires (Duval, 2000 ; Askenazy, 2004). Ce sentiment a été

renforcé par un effritement des horaires de travail. En effet, jusqu’à la fin des années 80, les

horaires de travail étaient normés par la loi. Les cadres travaillaient 8 à 9 heures par jour, cinq

jours par semaines et disposaient d’environ un mois de congé par an. Avec le recours accru aux

technologies, les entreprises instaurent une flexibilité du temps de travail et la collaboration

avec des sous-traitants (Gadrey, 2007).

A partir des années 90, le taylorisme ayant montré ses limites (Zarifian, 2010), un nouveau

management est adopté par les entreprises. Celui-ci propose une valorisation des tâches, une

reconnaissance du travail effectué et une incitation à des relations plus humaines au travail

(Baudelot et Gollac, 2002). Néanmoins, cette volonté se heurte à une difficulté : la mutation

économique et sociétale incite les entreprises à se tourner vers des exigences fortes de

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compétitivité, performance et de compétences techniques (Montaclair, 2010). Cette contrainte

explique pourquoi les salariés sont nombreux à constater une déshumanisation des relations au

travail (Ely, 2011). De plus, alors que le modèle taylorien est considéré comme obsolète, c’est

dans l’univers des bureaux qu’il va connaître un développement considérable surtout dans les

compagnies d’assurances, téléphones et banques au niveau des départements des ventes et des

services centraux des entreprises industrielles (Pouget, 1998 ; Duval, 2000 ; Askenazy, 2004).

Toutefois, pour Paul Bouffartigue, toute action menée, qu’elle soit « centrée sur l’autorité

hiérarchique ou sur l’expertise, [elle] requiert un minimum d’adhésion aux finalités de

l’organisation ; faute de quoi l’implication subjective dans le travail est rendue difficile »

(Bouffartigue, 2001, p. 117).

Ainsi, le discours managérial a évolué en mettant en avant une volonté de motiver les salariés

et de rendre les relations davantage humaines. Concernant les cadres, grâce à un modèle social

construit entre les années 1960 et1980 basé sur l’autonomie du salarié et la confiance de la

hiérarchie, un contrat de travail de longue durée garantissant la sécurité de l’emploi et de

l’évolution dans la carrière est établi entre cadres et employeurs. Ce contrat qui représente un

engagement dans la durée constitue la base de confiance entre les deux parties prenantes. Ce

contrat fixe aussi les objectifs professionnels confiés et acceptés par le cadre. L’atteinte des

objectifs fixés constitue la base de toute évaluation du cadre. Cependant, avec les crises

économiques et sociales survenues à la fin du XXème siècle / début du XXIème siècle, le

devenir même des grandes organisations commence à être mis en cause et à ternir leur image.

Pour se défendre, elles affichent une finalité financière et abandonnent la finalité sociale. Les

cadres ne perçoivent pas de contreparties significatives, ils commencent à intégrer les

organisations sociales et revendiquent des améliorations de statut. Cette nouvelle situation

supprime les frontières qui séparaient cadres et non cadres. C’est le flou qui se dessine. Dans le

même sens, Paul Bouffartigue (2001) rappelle que certaines revendications de l’époque telles

que « l’appel à l’autonomie individuelle et collective et à l’engagement (…) ne s’adressent plus

(…) aux seuls cadres » (Paul Bouffartigue, 2001, p.118).

Le cadre qui était censé représenter la direction et encadrer le personnel d’exécution commence

à demander une diminution du temps de travail, une indemnisation des heures travaillées en sus

et autres revendications d’ordre générale. Cette nouvelle situation a engendré un rapprochement

avec l’ensemble des salariés. Le cadre a perdu ainsi quelques privilèges qui lui étaient propres

(Pouget, 1998). Pour Paul Bouffartigue (2001), « le monde du travail de l’ingénieur est à

l’épreuve de transformation qui interroge le modèle de cadres d’autant plus frontalement que

l’on s’éloigne de l’univers de la grande firme industrielle taylorisée. Le poids relatif des cadres

dans le collectif de travail, le type dominant de fonction exercée, encadrement hiérarchique ou

expertise, et enfin les perspectives de carrière sont apparues comme les principaux facteurs

explicatifs de l’ampleur de la remise en question de la figure de cadre » (Bouffartigue, 2001,

p.229). Selon l’auteur, « la substitution d’une distinction entre les managers et les autres cadres

à l’ancien clivage entre cadres et non cadres s’alimente » (Bouffartigue, 2001, p. 231). La

catégorie des cadres ressort comme de plus en plus éclatée et « les repères unitaires de

l’encadrement tendent à s’effacer » (Ruhlmann, 2010, p. 245). « Les cadres n’encadrent plus

(…) : la fonction d’autorité ne permet plus d’unifier ou d’identifier des emplois, des trajectoires

et des milieux de plus en plus diversifiés. Les deux piliers de la confiance, la carrière

programmée et, la sécurité de l’emploi, ont été érodées par la disparition des plans de carrière

et l’apparition du chômage chez les cadres » (Bouffartigue, 2001, p. 235).

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2. Une étude empirique par entretiens semi-directifs auprès de 61 cadres

L’objectif de l’étude empirique est d’identifier l’impact de la digitalisation dans les

organisations sur le travail des cadres. Notre approche de nature exploratoire a été qualitative

(Cossette, 1994 ; Eden et al., 1983) avec un temps de collecte des données et un temps d’analyse

(Allard- Poesi et Hollet- Haudebert, 2012). La pertinence de ce choix se justifie puisqu’elle

favorise le développement des connaissances et parce qu’elle propose des solutions concrètes

en termes de management (Berry et Thietart, 2000 ; Eisenhardt et Graebner, 2007 ; Gulati, 2007

; McGaham, 2007).

2.1. Population de l’étude

Afin d’investiguer les effets de la digitalisation, il a été retenu deux types de populations de

cadres : d’une part, les cadres travaillant dans 15 grandes entreprises digitalisées de plus de

5000 salariés chacune et ; d’autre part, des cadres travaillant dans 9 start-ups de 2 à 9 personnes.

Ces jeunes structures très digitalisées relèvent du secteur de la haute technologie et évoluent

dans un environnement souple et agile qui leur permet d’intégrer facilement les progrès

technologiques.

Les entreprises retenues relèvent de divers secteurs d’activités localisées principalement en Ile-

De-France. L’ensemble des entreprises sélectionnées ont entamées leur processus de

transformation digitale après la crise de 2008. Les personnes interviewées lors de cette étude

ont été repérées soit à l’occasion de la tenue de conférences et de tables rondes, soit par

l’intermédiaire de DRH sollicités à cet effet. Par ailleurs, s’agissant des cadres travaillant en

entreprise, l’ensemble des personnes interrogées a participé à la digitalisation de leur entreprise

soit via la sensibilisation à l’usage de nouvelles pratiques et à sa diffusion, soit via la réflexion

en amont sur les stratégies et sur les éventuelles conditions de mise en œuvre du processus de

la digitalisation.

L’objectif est de pouvoir saisir les différences du rapport au travail des cadres relevant des deux

structures. Les entreprises relèvent de quatorze secteurs d’activités : automobile, banque et

assurance, conseil, énergie, pneumatique, service, communication, informatique, électronique,

grande distribution, commerce, pharmaceutique, industrie et transport.

Au sein de ces secteurs d’activités et selon le poste occupé, la population des cadres retenus est

répartie en deux sous-groupes : soit des cadres occupant un poste de direction, soit des cadres

managers, collaborateurs juniors ou séniors. Les caractéristiques individuelles concernent :

l’ancienneté, l’âge et le sexe (voir tableau 1).

Tableau 1 : Caractéristiques de la population de l’étude

structure Poste Hommes Femmes Age Total

Grande

Entreprise

Directeurs 8 13 Sup. à 30 ans 21

Managers 15 7 25-50 ans 22

Start-up Directeurs 6 3 30-40 ans 9

Managers 3 6 30-40 ans 9

Total 32 29 61

2.2. Mode de collecte et d’analyse des données

Lors de cette étude, la collecte des données s’est fait grâce à l’élaboration d’un guide d’entretien

semi directif. Celui-ci se compose de trois parties. La première aborde la question de la

digitalisation des organisations et des start-ups. La seconde, questionne le rapport au travail. La

dernière partie porte sur la vulnérabilité de la catégorie des cadres vis-à-vis de la digitalisation.

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Certains entretiens ont eu lieu sur le lieu de travail de la personne interrogée, d’autres se sont

déroulées par Skype et d’autres par téléphone. Le choix du mode d’entretien s’est opéré à la

convenance du répondant. Le temps moyen d’une interview a été de deux heures pour les hauts

responsables directement impliqués dans le processus de digitalisation, et 30 minutes pour les

managers. Les entretiens ont été enregistrés et ensuite retranscrits correspondant à un corpus de

plus de 300 pages pour les 41 heures et 45 minutes d’enregistrement au total.

Nous avons procédé à une analyse de contenu thématique des verbatim recueillis dans un

premier temps manuellement puis, dans un second temps, en recourant au logiciel NVivo. Les

catégories d’analyse ont été pour partie directement reliées à notre problématique et pour partie

induite par l’analyse elle-même.

3. Le résultat inattendu d’un impact de la digitalisation dans les

organisations contraire à l’inclusion : l’émergence d’un e-taylorisme chez les

cadres

Notre étude met tout d’abord en évidence une forte dépendance à la technologie chez les cadres

dans les entreprises de l’étude. La perte d’autonomie associée semble converger avec le constat

fait pour toutes les catégories de salariés recourant dans leur travail au numérique, voire même

à tout individu dans nos sociétés de plus en plus digitalisées. L’analyse des réponses obtenues

auprès des personnes interrogées a fait toutefois ressortir un résultat inattendu : la digitalisation

dans les organisations de l’étude s’est accompagnée du développement d’une forme d’e-

taylorisme chez les cadres dont les caractéristiques sont directement reliées à leurs activités.

Les verbatim recueillis font enfin ressortir les effets de cet e-taylorisme bien éloignés de tout

objectif d’inclusion des cadres.

3.1. Une dépendance à la technologie contribuant à la perte d’autonomie des cadres

Les cadres interrogés ont souligné l’existence d’une dépendance vis-à-vis des technologies.

Cette dépendance a plusieurs dimensions : l’information, l’outil, la communication, le rythme

de travail ou encore la délégation de la réflexion à la machine (voir tableau 4).

Tableau 4 : Verbatim associés aux dimensions de la dépendance des cadres à la technologie

Dimensions Verbatim

Délégation de la

réflexion

« Les technologies rendent les choses tellement faciles que l'individu ne réfléchit

plus » (cadre manager, femme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en entreprise)

Accès à

l’information

« Difficile déconnexion des outils et de la masse d’information qu’on reçoit »

(cadre directrice, femme, 30-40 ans, 5-10 ans d’ancienneté en entreprise)

« Nous dépendons de l’information fournie par les technologies » (cadre

manager, femme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en entreprise)

« Par contre quand il y a un problème informatique c’est la catastrophe parce

que toutes les informations sont en ligne » (cadre directeur, homme, 40-50 ans,

5-10 ans d’ancienneté en entreprise)

Rythme de travail « Les personnes se sont habituées à un rythme de travail accéléré et que sans la

technologie, il semble qu’il sera beaucoup plus lent » (cadre directeur, homme,

40-50 ans, 5-10 ans d’ancienneté en entreprise)

« Il y a un besoin de déconnexion » (cadre directeur, homme, 40-50 ans, 5-10

ans d’ancienneté en entreprise)

« Les cadres dépendent des outils qu’ils utilisent » (cadre directrice, femme, 30-

40 ans, 2-5 d’ancienneté en startup)

Communication « Les cadres sont devenus dépendants de leurs smartphones » (cadre manager,

homme, 30-40 ans, 5-10 ans d’ancienneté en entreprise)

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3.2. Les indicateurs organisationnels d’un e-taylorisme chez les cadres

Les premiers indicateurs de l’émergence d’un e-taylorisme chez les cadres sont d’ordre

organisationnel. Ils concernent l’accélération du rythme de travail, une hiérarchie plus pesante,

la réduction des postes dans une substitution du travail humain par la haute technologie, des

méthodes de travail qui deviennent digitalisées réduisant le temps de travail et une autonomie

sous contrôle (voir tableau 2).

Tableau 2 : Verbatim associés aux indicateurs organisationnels de l’e-taylorisme des cadres

Indicateurs Verbatim

Accélération

du rythme de

travail

« On nous impose de travailler plus rapidement » (cadre manager, Homme, 30-40

ans, 5-10 ans d’ancienneté en entreprise).

« Certaines personnes n’arrivent pas à suivre le rythme accéléré imposé par les

technologies » (cadre manager, Homme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en start-

up).

« la tentation de trop travailler » (cadre directrice, femme, 30-40 ans, 5-10 ans

d’ancienneté en start-up)

« les nouvelles technologies envahissent la vie personnelle ce qui peut être

dérangeant » (cadre manager, homme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en start-up)

« revoir la répartition du travail entre Homme et machine » (cadre manager, femme,

30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en entreprise)

Hiérarchie

plus pesante

« Les cadres sont devenus dépendants des procédures » (cadre manager, Femme,

50-60 ans, 15-20 ans d’ancienneté en entreprise)

« On demande aux salariés d’être très obéissants » (cadre manager, Femme, 50-60

ans, 15-20 ans d’ancienneté en entreprise)

Réduction des

postes cadres

« C’est vrai que plus il y aura de digitalisation moins on aura besoin de cadres »

(cadre manager, homme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en entreprise)

Méthodes de

travail

« On nous donne le sentiment de ne jamais réussir, de ne jamais atteindre l’objectif,

de ne pas avoir bien fait le travail » (cadre manager, femme, 50-60 ans 20-25 ans

d’ancienneté en entreprise)

« On nous impose de répondre aux enjeux de rentabilité » (cadre manager, femme,

50-60 ans 20-25 ans d’ancienneté en entreprise)

Autonomie

sous contrôle

« L’autonomie c’est le chef qui décide de nous l’accorder ou pas. Ce n’est pas la

technologie qui décide » (cadre manager, femme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté

en entreprise)

« Ce ne sont pas les outils en soi qui me permettent d’être autonome, je pense que

c’est plus la manière dont l’organisation fonctionne » (cadre directrice, femme, 30-

40 ans, 5-10 ans d’ancienneté en entreprise).

« On reste dépendant des services qui donnent accès aux plateformes » (cadre

manager, femme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en entreprise)

« L’autonomie est donnée par la hiérarchie, l’environnement de travail, la relation

avec les collaborateurs » (cadre manager, homme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté

en entreprise).

3.3. Un e-taylorisme contraire à l’inclusion des cadres

Nos résultats mettent enfin en évidence que ce nouvel e-taylorisme est porteur d’une perte de

sens du travail, de stress, d’une négation de la contribution des cadres, de la déshumanisation

de leur travail et de la disparition de la frontière entre vie privée et vie professionnelle : autant

d’indicateurs qui vont à l’encontre de l’inclusion des cadres.

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Tableau 3 : Verbatim associés aux indicateurs d’une dynamique contraire à l’inclusion

Facteurs Verbatim

Perte de sens « Perte de sens à cause de la multiplication des procédures » (cadre manager,

homme, 40-50 ans, 10-15 ans d’ancienneté en entreprise)

« Les cadres voient leur rôle limité à travers l’exécution de tâches et un contrôle

strict des résultats obtenus » (cadre directeur, homme, 30-40 ans, 5-10 ans

d’ancienneté en entreprise)

Stress « Il y a obligation de répondre rapidement » (cadre manager, femme, 30-40 ans,

2-5 ans d’ancienneté en start-up).

« On est dans le stress permanent » (cadre directeur, femme, 30-40ans, -10 ans

d’ancienneté en entreprise)

« C’est un facteur de pression et de stress. Quand on ouvre sa boîte mail et qu’on

voit que vingt messages n’ont pas encore été traités ça génère une certaine

pression, ça donne le sentiment de devoir travailler vite pour traiter tout. » (cadre

directeur, homme, 40-50 ans, 10-15 ans d’ancienneté en entreprise).

« Les technologies peuvent contribuer au burn out » (cadre directrice, femme, 30-

40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en entreprise)

Perte de

reconnaissance

« Le digital remet en cause les structures hiérarchiques » (cadre manager,

Homme, 30-40 ans, 5-10 ans d’ancienneté en entreprise)

« La figure du manager est remise en cause : il y a une envie de liberté » (cadre

manager, femme, 50-60 ans, 10-15 ans d’ancienneté en entreprise)

Déshumanisation des

relations

« C’est de plus en plus compliquée de parler à une personne pendant le travail »

(cadre manager, femme, 50-60 ans 20-25 ans d’ancienneté en entreprise)

« Les personnes travaillent sans se connaitre » (cadre manager, femme, 50-60 ans

20-25 ans d’ancienneté en entreprise)

Plus de séparation

vie privée/

vie professionnelle

« Les nouvelles technologies envahissent la vie personnelle ce qui peut être

dérangeant » (cadre manager, homme, 30-40 ans, 2-5 ans d’ancienneté en start-

up)

4. Discussion : La digitalisation peut-elle favoriser l’inclusion des cadres ?

Nos résultats mettent en évidence un effet de la digitalisation dans les organisations de l’étude,

une forme d’e-taylorisme, qui tout d’abord, ne doit pas être considéré comme généralisable en

l’état de la recherche. En effet, notre démarche de type exploratoire présente pour limite le

choix de notre échantillon qui s’est focalisé sur des grandes entreprises digitalisées et des start-

ups non seulement non représentatives de leur catégorie, mais excluant de nombreuses

structures. De nouveaux travaux sont à mener pour approfondir ces résultats et les confronter à

d’autres terrains.

Plusieurs questions peuvent être soulevées à ce stade. La première concerne la population cadre

dont les caractéristiques au regard de l’évolution du travail peut conduire à s’interroger sur la

possibilité d’inverser une tendance déjà amorcée avant l’arrivée du digital et contraire aux

dynamiques d’inclusion : l’éclatement de la catégorie. La seconde porte sur le caractère

inéluctable de l’e-taylorisme chez les cadres, dont nous présentons une comparaison avec la

forme traditionnelle du taylorisme pour les ouvriers.

4.1. L’inclusion impossible d’une catégorie cadre vouée à l’éclatement ?

Selon Pouget (1998), les salariés qui vivent le plus difficilement la taylorisation de leur métier

sont ceux qui ont été la figure professionnelle représentant la liberté d’action. Ils évoquaient

certains métiers manuels transformés en poste d’exécutants dans l’industrie. Ce constat semble

Page 12: A UNE DIGITALISATION INCLUSIVE DANS LES ORGANISATIONS L

s’appliquer aujourd’hui pour les cadres de notre étude. Considéré tout au long du XXème siècle

comme étant l’élite de la société, les cadres ont évolué en entreprise pour finalement représenter

une part importante de l’effectif global de l’entreprise. Aujourd’hui, selon un rapport de

l’INSEE, il existe plus de 4 millions de cadres en France, soit environ 20% de la population

active. La massification du nombre de cadres a entrainé une banalisation de ce statut.

Néanmoins, de plus en plus de cadres constatent un rétrécissement de leurs marges de

manœuvre. On relève que les cadres vivent dans un environnement difficile qui peut avoir des

exigences contradictoires. En effet, les cadres sont incités à l’autonomie tout en leur imposant

l’obligation de suivre des procédures extrêmement détaillées. Les cadres ont tendance à passer

beaucoup de temps dans la rédaction de compte rendus et de reporting d’activité. Dans

l’exécution de leur travail quotidien, les cadres ont le sentiment d’être contrôlés. Ce sentiment

de contrôle continu, relevé dans nos entretiens, a été renforcé par la mise en place de progiciels

tels que les progiciels de gestion intégré (ERP) permettant de faire remonter l’information en

temps réel à la direction.

Comme autres impacts relevés, le stress et les risques psychosociaux deviennent très présents

en entreprise sous l’effet du contrôle et des exigences de rendement élevées. Si dans les bureaux

la souffrance n'est pas forcément directement visible, la douleur mentale apparait sous d'autres

formes telles que le burn out, un recours massif aux arrêts maladies ou de la fatigue. Ces états

s’expliquent, du point de vue des cadres interrogés, par un travail jugé souvent ennuyeux,

comprenant des tâches répétitives et par la non-reconnaissance du travail par la hiérarchie. Ce

ressenti conduit les cadres à perdre leur motivation et à réaliser le travail avec une faible

implication.

Dans ce nouveau contexte, les entreprises ont tendance à considérer la majorité des cadres

comme des exécutants supervisés par une minorité des cadres appelés « managers ». Cette

situation a notamment été possible grâce à la digitalisation des organisations qui a permis le

transfert partiel de la connaissance qui caractérisait la catégorie des cadres, de l’Homme vers

la technologie. Finalement, c’est l’éclatement de la catégorie des cadres causée par

l’introduction de la technologie qui a favorisé l’émergence de l’e-taylorisme. Comme

conséquence immédiate, on relève une évolution dans les méthodes de travail et des relations

liant salariés, cadres et hiérarchie dans un monde du travail qui change dans le fond et dans la

forme.

4.2. Un e-taylorisme inéluctable chez les cadres ?

L’idée que la technologie contribue au renforcement du taylorisme grâce à un accroissement

du contrôle direct de l’activité travail a déjà été défendue par certains auteurs (Coutrot, 2002 ;

Linhart, 2009). Pour Durcker (1987), la volonté de donner davantage d’autonomie aux salariés

reste un leurre.

Notre étude empirique nous permet d’établir un parallélisme entre e-taylorisme chez les cadres

et taylorisme chez les ouvriers, deux phénomènes qui se sont produits avec un siècle de décalage

(voir figure 1). Le premier est la mise en place du taylorisme qui s’est produit au début du

XXème siècle et qui s’adressait à la population des artisans/ouvriers/conte-maîtres et avec pour

objectif d’améliorer la productivité des industries. Le deuxième concerne l’émergence de l’e-

taylorisme que nous avons relevée lors de nos entretiens et qui concerne les cadres dans leur

variété avec une digitalisation reliée aux dynamiques d’innovation technologique et

organisationnelle. Les conséquences pour ces deux catégories de salariés bien différentes sont

les mêmes : une perte du savoir-faire, de fierté, d’autonomie et du sens de travail.

Dans les deux cas, taylorisme ou e-taylorisme, le changement des méthodes de travail est lié à

un transfert de connaissance. Dans le cas du taylorisme, la connaissance passe de l’ouvrier à

l’ingénieur, et dans le cas de l’e-taylorisme, elle passe du cadre à la technologie.

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Figure 1 : Comparaison entre taylorisme chez les ouvriers et e-taylorisme chez les cadres

Taylorisme e -Taylorisme

Conclusion

Notre étude laisse entrevoir une évolution vers une nouvelle forme de taylorisme, l’e-

taylorisme, qui va à l’encontre d’une démarche inclusive du management. Malgré tout, si nous

avons constaté que son émergence était reliée au développement de la digitalisation, nos

résultats laissent également entrevoir qu’il correspond à des pratiques spécifiques d’usage des

hautes technologies, notamment pour contrôler le travail des cadres ou dans une dérive ne

permettant plus de séparer vie professionnelle et vie privée. Ainsi, nos résultats débouchent

essentiellement sur un questionnement appelant la mise en œuvre de nouveaux travaux de

recherche : la digitalisation peut-elle être inclusive pour les cadres ? En l’état de nos travaux,

la réponse serait plutôt négative.

A

V

A

N

T

Ouvrier

- Prestige

- Fierté

- Maîtrise du métier

- Maîtrise connaissance

- autonome

Cadres

- Prestige

- Fierté

- Maîtrise du métier

- Maîtrise connaissance

- Autonome

- Responsable

ORGANISATION

SCIENTIFIQUE DU TRAVAIL

TECHNOLOGIE

A P R E S

Technicien

- Aucun prestige

- exécutant

- Connait la tâche à exécuter

- dépendant

Cadres

- Aucun prestige

- exécutant

- Connait la tâche à

exécuter

- Recherche de sens

Page 14: A UNE DIGITALISATION INCLUSIVE DANS LES ORGANISATIONS L

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