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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 1 Abbé Maurice ZUNDEL (1897 – 1975) L'amour, une éternelle extase au berceau de la Vie ! La nouveauté de la Nouvelle Alliance, c'est de situer Dieu au plus intime de nous-même, comme une source de vie éternelle. L'Évangile (la Bonne Nouvelle), c'est de nous avoir délivrés d'un dieu extérieur à nous, pour nous conduire à un Amour caché en nousSa propre Biographie 2 Le Poème de la Sainte Liturgie 9 Du Cœur au Coeur 19 Vérité et Liberté 23 La Joie Chrétinne 35

Abbé Maurice ZUNDEL Extrait et Biographie

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 1

Abbé Maurice ZUNDEL (1897 – 1975)

L'amour, une éternelle extase au berceau de la Vie !

La nouveauté de la Nouvelle Alliance,c'est de situer Dieu au plus intime de nous-même,

comme une source de vie éternelle.

L'Évangile (la Bonne Nouvelle),c'est de nous avoir délivrés d'un dieu extérieur à nous,

pour nous conduire à un Amour caché en nous.»

Sa propre Biographie 2

Le Poème de la Sainte Liturgie 9

Du Cœur au Coeur 19

Vérité et Liberté 23

La Joie Chrétinne 35

La Pauvreté de Dieu 38

Le Vrai Visage de Dieu 42

Homélies et Retraites : Tu étais dedans, et moi dehors ! 46

A René Habachi de la part de Maurice Zendel 74

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Biographie de Maurice Zundel

Ce que Zundel a dit de lui-même dans une confidence à des religieuses

Milieu familial et scolaire

Je suis né à Neuchâtel, un petit canton suisse, le 21 janvier 1897. Ma grand-mère maternelle était protestante et c'est elle, je pense, qui m'a le plus influencé dans toute ma vie. Ma mère, très travailleuse, a été élevée dans le catholicisme le plus étroit et le plus fermé qu'on puisse imaginer. Mon père était de Suisse allemande, d'un catholicisme extrêmement vague mais admirablement fidèle à ses pratiques religieuses grâce sans doute, en partie, à ma mère. Il décida de me mettre à l'école communale protestante.

Bien que n'étant pas leur élève, j'étais tout le temps fourré chez les Frères, dont l'un était mon oncle Auguste. Celui-ci aimait beaucoup la Sainte Vierge et c'est sans doute lui qui m'a donné une grande dévotion pour elle. Depuis ma première communion, je me levais tous les jours à 5 heures pour aller à la Messe de 6 heures et je prenais mon petit déjeuner chez mon oncle qui m'aimait beaucoup et ne m'en voulait pas de ne pas fréquenter son école.

Le catholicisme ambiant était très rituel, il offrait un monde de facilité qui n'engageait à rien : il suffisait d'avoir une mémoire des formules du culte pour être comblé. Tout pouvait se résumer en une pratique religieuse sans aucune expérience de Dieu. Les formules étaient justes et vraies, donc admissibles, mais mortes. Le salut était dans la conformité à des formules bien choisies. La religion familiale était imposée sans résistance.

Aux écoles communales, où je suis resté jusqu'à ma quinzième année, tous les maîtres étaient protestants, tous étaient bons, bienveillants et ils ne parlaient jamais du catholicisme. Mes camarades, pour la plupart protestants, étaient charmants. Les professeurs et mes compagnons savaient que je pensais à la prêtrise et tous respectaient ma décision...

Évidemment, je ne pouvais respirer le protestantisme de cette atmosphère sans y gagner un sens critique à l'égard de tout ce qui, dans le catholicisme, n'est pas du pur Évangile. J'étais catholique avec acharnement, avec premier prix de catéchisme, très intéressé. À l'âge de douze ou treize ans, j'étais un petit théologien, écrivant des articles dans les journaux, etc. Mais ma religion était superficielle et sentimentale, une religion de rites, de formules et d'arguments. Je n'avais pas de contact réel avec Dieu, sinon un contact sentimental extrêmement mélangé et je ne connaissais pas le vrai Dieu.

L’Évangile, c'est Quelqu’un

Un grand événement s'est produit autour de ma quinzième année : la rencontre avec

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un ami protestant, apprenti mécanicien qui habitait la même maison que moi. Il lisait, entre autres, les livres de Victor Hugo et de Pascal pour rattraper les études que son père voulait qu'il fasse et qu'il avait refusées, ce qu'il regrettait amèrement, mais il ne voulait pas rebrousser chemin et retourner en arrière.

Il a été le premier à me faire goûter l'Évangile et il a eu sur moi une énorme influence. Un jour, il me demanda : «Tu connais le Sermon sur la montagne?».  Et moi, plein de confusion, j'ai répondu que non. En effet, je l'avais entendu lire à l'Église et c'était entré par une oreille et sorti par l'autre. Alors ce garçon m'a lu le Sermon sur la montagne avec un accent si pénétrant, si personnel, si convaincu que j'en étais bouleversé.

Nous l'avons copié à l'encre rouge. Nous étions emballés et nous nous entraînions. C'est l'époque où j'inscrivais les versets de saint jean sur le papier peint de ma chambre. J'avais rencontré Quelqu'un. Les paroles que j'avais entendues cent fois devenaient étonnamment vivantes. Il y avait un Ami qui avait le secret de la vie : c'était l'époque de la découverte, de la nouveauté, de l'enthousiasme. Période inoubliable, car une flamme avait été allumée à ce moment-là. Ce fut l'élan foncier qui a fait naître et alimenté ma vocation, aurore d'une vie religieuse qui ressemblait à un mouvement de l'esprit, à une confidence personnelle qui s'adressait au plus profond de moi-même. Depuis ce temps-là, l'Évangile m'est devenu tout à fait personnel.

Le récit de Victor Hugo dans Les misérables que me lisait mon ami et qui raconte l'histoire de jean Valjean a fait sur moi une énorme impression: j'ai résolu de devenir le prêtre des pauvres, de n'avoir jamais rien à moi. Ma maison serait la maison de Jésus-Christ. En effet, toute ma vie, des mendiants m'ont exploité et des pauvres m'ont vidé les poches et les tiroirs...

Manifestation de la Vierge Marie

C'est aussi aux environs de mes quinze ans ou un peu avant qu'a eu lieu un autre événement capital qui a marqué toute ma vie. je me trouvais à l'Église lorsque, tout d'un coup, j'ai senti la présence de la Vierge Marie.

C'était quelque chose de mystérieux. J'ai reçu de la part de la Sainte Vierge, une sorte d'appel, urgent, instantané, bouleversant et irrésistible qui a changé toute ma vie. Il n'y avait pas de vision, rien de visible mais quelque chose d'intérieur qui ne souffrait aucune espèce de résistance. Depuis lors, ma vie a été entre les mains de la Sainte Vierge et je n'ai rien fait sans elle, rien de bien, naturellement, et j'ai gardé pour l'Immaculée Conception une sorte de tendresse profonde.

J'ai eu la certitude que ma vie était dans ce sillage, dans cette ligne, que j'étais engagé d'une manière absolue, que ma vie avait commencé avec ce mystère, que tout était engagé avec cette nouveauté de l'Immaculée Conception, qu'elle était au coeur de la Rédemption, son accomplissement le plus parfait. je ne devais rien faire sans elle et, en effet, je n'ai rien fait sans elle. Ma santé, ma respiration, mon intelligence, mes actions, mes connaissances et mes nombreuses courses perpétuelles, tout est entre ses mains. Chaque fois que j'ai la moindre difficulté, je

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célèbre une messe de l'Immaculée Conception et je remets tout entre ses mains, certain que, puisque je ne vis que pour elle, je dois lui abandonner absolument tout.

Marqué par le Silence dans une abbaye

Mes études secondaires finies, je devais aller à un collège catholique si je voulais devenir prêtre. Alors, j'ai quitté ma ville natale pour entrer au séminaire de Fribourg où je suis resté une année pour faire de la philosophie. Les professeurs étaient de braves gens, mais les cours étaient médiocres et suivaient la discipline ceux qui le voulaient, dont j'étais. Par bonheur, à la fin de cette année, j'ai choisi de finir mes études en langue allemande. je suis donc allé chez les bénédictins d'Einsiedeln .

L'abbé du couvent était un saint et l'on gardait dans l'abbaye le plus grand silence et le plus parfait recueillement. La liturgie y était célébrée avec perfection. je n'ai jamais assisté, depuis, à une messe pontificale où tous les ministres gardaient les yeux fermés...

La vie liturgique y était une chose vécue, dont on ne parlait d'ailleurs pas, mais on en vivait avec une intensité prodigieuse. Cent cinquante moines vivaient dans le silence sans que je m'en aperçoive : ce fut un apport fondamental. Ce cérémonial, découvert à travers l'Évangile, c'était la réconciliation de l'Évangile avec le visible. Il était incarné sur la terre dans la Parole, les couleurs et les sons, tout cela autour de la Table du Seigneur. La vie monastique était sur tous les plans du réel. Le silence était vraiment présence de Quelqu'un. Ce côté rituel, je l'ai vu comme un voile de lumière jeté sur un Visage. La vie à travers toutes les réalités visibles, ordonnées dans la mesure, tout cela était fait pour harmoniser tous les plans de l'existence.

Il y avait une chapelle dédiée à la Vierge Noire, appelée ainsi parce qu'elle avait échappé au feu. Chaque soir, on y chantait solennellement le Salve Regina. La Sainte Vierge faisait partie de la vie. Pendant ces années, j'étais extrêmement heureux et j'étais comblé par la présence de la Sainte Vierge. Je pense que j'y serais resté, tellement j'y ai respiré cette vie monastique, cette régularité parfaite, cette liturgie, ce silence et ce recueillement, si les circonstances n'avaient pas obligé à évacuer tous les étudiants français. C'est la patrie de mon esprit et je suis resté oblat de Saint Benoît.

Sécheresse de la théologie scolastique

Je suis alors retourné à Fribourg pour faire ma théologie, une terrible épreuve. C'est là que la Parole de Dieu devint un sujet d'examen, ce qui est quelque chose d'extrêmement douloureux pour quelqu'un qui a commencé à connaître Dieu par l'Évangile, qui est attiré vers une certaine expérience de Dieu.

On enseignait saint Thomas en mauvais latin et du matin au soir on répétait «ad quid ergo, ad quid ergo». On apprenait par coeur les hérésies, on prouvait la vérité par des arguments. Il fallait montrer, démontrer Dieu par des formules sèches et arides, dont personne de ceux qui les enseignaient ne vivait. Première déception : ma vie religieuse avait pris naissance au Sermon sur la montagne et il m'était difficile de

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trouver Dieu dans des formules verbales, sans chaleur, sans aménité. Il était question de rouages qui s'engrènent, d'une mécanique, peut-être intelligente, mais qui n'avait pas de rapport intime avec une religion véritable. J'ai cru que c'était vraiment cela la rectitude. C'était l'époque où on ne jurait que par le thomisme. Jacques Maritain devenait «docteur de l'Eglise» et cette orthodoxie était devenue envahissante, En théologie, il ne s'agissait pas de s'enthousiasmer sur la Trinité ou sur la grâce, il fallait passer des examens sur la Trinité et sur la grâce et c'est autre chose que la contemplation.

J'avais hâte de finir avec les études et de sortir prêtre. Sur la prêtrise et sur le célibat, on ne nous disait rien du tout. On nous faisait étudier, on nous préparait à des examens. Pour le reste, ça passait comme ça venait. Enfin, je suis sorti prêtre le 20 juillet 1919;  j'étais très jeune, j'avais vingt-deux ans et demi.

Absurdité de l’activisme

J'ai été nommé vicaire dans la ville de Genève et j'ai reçu une charge sur l'autre. J'étais aumônier d'un pensionnat de jeunes filles et aussi d'un hôpital, je devais faire le catéchisme aux enfants, donner des leçons de doctrine chrétienne aux collégiens, donner des cours à l'Université et aider les pauvres. Enfin, j'étais accablé de travail, surchargé à n'en plus pouvoir. Souvent, je disais mon bréviaire à minuit et à 2 heures, et parfois à 4 heures du matin, je préparais mes classes. je dormais peu, trop peu, deux heures ! Il fallait lire en toute hâte, en diagonale, sans aucune profondeur, les livres qu'il fallait réfuter. je menais une vie activiste au suprême degré. J'étais accablé d'un travail insensé, impossible, où je me vidais de toute substance spirituelle, qui me mettait à bout de nerfs et m'obligeait à vivre à la surface.

Vraiment, c'était un surmenage absurde, une vie à vous casser le cou, ou plutôt ce n'était pas une vie, c'était fou. je me souviens encore de mes leçons où je prouvais l'existence de Dieu avec des arguments et, au bout de cette classe, j'avais vraiment honte. Je sentais que c'était faux et malhonnête et que cela ne prouvait rien du tout, cela ne pouvait convertir personne.

Mais les pauvres m'ont sauvé. Ils étaient pour moi le sacrement de Dieu. Les pauvres auxquels je croyais et en faveur desquels je vidais mes poches. C'est grâce à eux, et spécialement à la Sainte Vierge, qui m'est restée toujours présente, ainsi qu'à l'Évangile goûté dans mon adolescence, que j'ai pu surnager dans cette vie d'activisme.

François d'Assise lui fait découvrir Dieu Pauvre  

Ensuite vint la grâce des grâces, la présence de saint François d'Assise. Je l'ai rencontré à ce moment-là et je ne pouvais imaginer l'influence qu'il devait avoir sur moi qui concordait avec ce que la théologie m'avait apporté de meilleur.

Quand on pense à l'histoire des dogmes - ce mot qui hérisse tous les gens qui ne savent pas ce que cela veut dire -  ces notions s'acharnaient, en fait, à montrer que

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tout reposait sur la qualité de relation et sur la générosité. L'incendie s'est allumé en moi : je percevais que la mystique trinitaire était l'expression d'une générosité. L'esprit pouvait aller plus loin.

Saint François m'est apparu comme celui qui a eu la mission unique de chanter la pauvreté comme une personne et de voir en elle Dieu lui-même. Ce que les théologiens disaient admirablement, mais sèchement, devenait vivant et le regroupement s'est fait de lui-même. La sagesse de Dieu s'identifiait avec la pauvreté. C'était la fin du «système».

Ce n'est que très tard que j'ai compris, que j'ai commencé à comprendre, et je ne fais que commencer, que justement la Vérité est une Personne, que Dieu est Esprit et que Dieu est Pauvreté. Ce n'est que très tard que j'ai eu, et d'une manière vitale, vivante, expérimentale et personnelle, ce contact avec le Dieu pauvre.

Combien j'ai peiné pour vivre la pauvreté de Dieu! La notion de Dieu pauvre, je l'avais dans l'esprit mais pas dans le coeur, mais pas dans la vie. Combien j'ai peiné pour apprendre la pauvreté de Dieu, pour prendre la dernière place! La pauvreté de Dieu devient tous les jours plus claire pour moi, tous les jours plus exigeante, c'est tous les jours à recommencer et à me convertir de nouveau chaque matin.

Des yeux neufs pour tout voir autrement

Il fallait tout changer, tout remettre en question, toute la Bible, toute la tradition, toute la liturgie, toute la morale chrétienne, toute la philosophie, toute la conception de la connaissance, de la science, de la propriété, du droit, de la hiérarchie, parce que c'était tout faire passer du dehors au-dedans, c'était tout faire passer sur un autre plan, sur le plan du mariage et de l'amour, sur le plan de la liberté absolue.

Il n'y avait plus aucune espèce d'obligation, il n'y avait plus de commandement, ni pour l'intelligence, ni pour la volonté : la foi est essentiellement la libération de l'intelligence plongée dans la lumière de l'intimité divine, la morale est essentiellement la création de l'Univers, enracinée dans la liberté divine.

Dieu ne pouvait rien commander, rien prescrire, rien punir. Puisqu'Il est l'Amour qui n'est qu'amour, Il est incapable de rien posséder. Il ne peut pas posséder le monde, ni nous posséder, Il ne peut rien nous imposer. Il ne peut que souffrir et se proposer, et mourir, mourir crucifié ! Il ne peut punir personne. Il ne peut que s'offrir comme un contrepoids d'amour. Il ne peut qu'être victime du mal, et le Bien ne peut être que Lui-même à aimer.

Ne pas L'aimer, c'est Le tuer, ne pas L'aimer, c'est Le crucifier, c'est L'exiler de son coeur. Ne pas L'aimer, c'est effacer son existence dans l'Univers et en soi-même. La Création prend donc un sens tout à fait nouveau.

Dieu crée par amour, pour l'amour, Il ne peut construire sans l'Amour, Il ne peut pas construire sans les autres, sans les créatures intelligentes, sans la réciprocité! La Création de l'Amour peut donc échouer, elle peut être manquée parce que Dieu est Amour et rien qu'Amour : Il est toujours là, et si nous, nous ne sommes pas là, rien

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ne se passe, sinon la crucifixion de Dieu.

Découverte de la liberté de l’homme

Alors, tout est changé : on est libre ! Davantage : on ne peut qu'être libre, et le seul devoir, c'est d'être libre, libre, libre. Libre de tout, libre à l'égard de tous, libre devant Dieu qui est la Liberté même, libre d'abord de soi-même.

Si je suis esclave de moi-même, je suis dans le pire des esclavages ! La seule liberté, c'est d'être libre de soi-même ! C'est ce qui m'a permis de vivre dans une critique à l'égard de tout, de critiquer l'Écriture d'un bout à l'autre, de rejeter tout ce qui n'est pas l'Amour et d'être fidèle à tout, parce que l'Écriture est un sacrement, c'est le voile derrière lequel il faut chercher le visage de l'Amour.

La hiérarchie est un sacrement. Il ne s'agit pas d'être esclave de la hiérarchie, mais, à travers elle, et malgré elle, s'il le faut, de trouver le visage de l'Amour.

La liturgie reste le mystère le plus sacré parce que, à travers les gestes et les symboles, il s'agit de rencontrer la Présence de l'Amour. Nous n'avons jamais à faire qu'à la Présence de l'Amour, jamais à vivre que pour l'Amour, jamais à témoigner que de l'Amour, jamais à s'effacer que devant l'Amour.

Tout apostolat, c'est ceci : ne laisser transparaître que l'amour, rien d'autre ! Ce qu'il faut sauver dans les autres, c'est l'Amour, et comment le sauver ? Par l'Amour.

Il ne s'agit pas de prêcher l'Amour, mais d'être l'Amour, et cet amour est ineffable, et justement, magnifiquement voilé dans les sacrements de l'Église, dans le sacrement des sacrements, le sacrement de la Liturgie, le sacrement de l'Univers, celui du Silence et de l'Amour.

Le savant, l'homme de laboratoire, le chimiste, qui interroge l'Univers, s'il ne pense qu'à faire de l'argent, s'il s'amuse, s'il n'a aucun respect de la vie, peut réussir des expériences, mais ne pourra jamais connaître la Vérité. Pour connaître la Vérité, il faut appliquer la grille du respect et de l'amour : quand un homme cherche dans la lecture, il n'est pas seul, quand un homme cherche dans son laboratoire, il n'est pas seul ! À travers l'expérience qu'il fait, il n'est pas seul, il y a une Pensée, une Présence, une Intelligence, une Lumière qui l'appelle. Il doit faire le vide en soi, il doit se purifier pour découvrir la Vérité.

Alors, peu à peu, à travers ses calculs et ses mesures, à travers son microscope, son télescope, ses dissections anatomiques, il va être en contact et en dialogue avec Quelqu'un, et la Vérité, ce sera cette Présence d'amour qui lui permettra de dépasser le laboratoire, les calculs et les observations pour dialoguer à travers eux avec la Lumière qui commence à illuminer son intelligence et à lui faire comprendre que l'Univers est en avant de lui, que l'Univers est imparfait, inachevé, qu'il n'existera finalement que lorsqu'il aura fermé l'anneau d'or des fiançailles éternelles, donné le complément et le supplément de son oui, le supplément et le complément de son amour.

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Priorité à la Présence

Je ne crois pas à l'action, je crois à la présence. C'est ainsi qu'en toutes circonstances l'amour apparaîtra comme une Personne confiée à notre amour, c'est ainsi que la vie va se transfigurer, qu'elle va devenir sacrée et que la religion va devenir la respiration même de notre existence.

Dès qu'on cesse de s'effacer dans la divine Pauvreté, dès qu'on cesse de voir en Dieu l'amour qui se donne et ne peut que se donner, dès qu'on cesse de vivre de cet amour en se donnant soi-même, c'est fini ! Cette lumière s'efface, tout le dogme redevient une formule et se matérialise, tous les sacrements se changent en rites extérieurs, toute la hiérarchie devient une tyrannie, toute l'Église devient une perte de temps et une absurdité, toute la Bible un tissu de mythes !

Il faut à chaque instant retrouver ce contact virginal avec nous-mêmes, à chaque instant naître en nous perdant en Dieu, à chaque instant renaître de Sa Lumière et dans Son Amour, comme est né de Son Coeur l'Immaculée Conception.

Le mystère de l'Immaculée Conception doit devenir nôtre. Ce qui fait toute la grandeur de Marie,c'est cela : la racine de son être est Dieu, et le seul contact qu'elle a avec elle-même, c'est Dieu, et la seule connaissance qu'elle a d'elle-même, c'est Dieu. Elle est tout entière transparente à Dieu comme un ostensoir de Dieu, elle ne peut que conduire à Dieu parce qu'elle ne respire que Dieu.

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Le Poème de la Sainte LiturgieL'Amour est une éternelle extase au berceau de la vie.

Oeuvre St-Augustin et Desclée de Brouwer, 1934.

UNE VISION SACRAMENTELLE DE L'UNIVERS

AUX SOURCES DU « BENEDICITE »

La vie nous révèle à nous-même comme une capacité d'infini. C'est là le secret de notre liberté. Rien n'est à notre taille et l'immensité même des espaces matériels n'est qu'une image de notre faim. Toute barrière nous révolte et toute limite exaspère nos désirs. C'est aussi la source de notre misère. Une capacité n'est qu'une aptitude à recevoir. Une capacité d'infini est une indigence infinie, qui exige d'être comblée avec une urgence proportionnelle à ses abîmes. Il est d'ailleurs évident que ce n'est pas à notre corps, qui n'est qu'un point dans l'univers, que nous devons cette ampleur illimitée du vouloir. Notre âme s'y révèle, et la qualité des nourritures qui doivent nous combler : C'est dans l'invisible seulement qu'elles se peuvent rencontrer dans l'univers intérieur de l'Esprit. Notre chair même y doit trouver accès et s'assouplir à ses exigences immatérielles, si toute une part de nous-même ne doit point rester étrangère à notre suprême réalisation. Mais le monde invisible l'épouvante et la déconcerte; elle se sent dépossédée à son approche et s'attache avec d'autant plus de violence à son domaine. Ne parvenant pas à réaliser notre unité par en-haut, nous nous efforçons de l'atteindre par en-bas. Par un transfert de notre appétit sur les objets sensibles, nous leur prêtons la séduction infinie qui répond à l'immensité de nos désirs. Quoi de plus naturel dès lors que de céder à leurs promesses et de subir l'envoûtement de leur attrait ? Comment pourrions-nous résister à leur appel, affamés d'infini, quand l'infini semble à portée de la main ? Nous ne voyons pas que ce qui nous fascine et nous enivre, c'est la projection sur les choses du besoin infini qui nous travaille, le scintillement de l'esprit sur la croupe mobile des vagues fuyantes. Nos mains gardent de leur capture autant qu'un enfant qui s'efforce de saisir l'iris d'une bulle de savon. Nos désirs s'exaspèrent, nos raffinements se dépassent et notre vide s'accroît. Il faudrait, à ce point, nous montrer ce que nous poursuivons réellement, plutôt que de nous accabler sous la vanité des objets qui nous séduisent. Car ce ne sont pas eux qui nous ensorcellent, mais le chatoiement de l'infini dans les plis de leur étoffe : nos pires excès témoignent encore de notre vocation divine, et ne représentent souvent que l'élan désespéré de notre cœur vers un bonheur insaisissable. Quelle blessure est souvent, en vérité, la révélation de notre grandeur, et quelle résonance illimitée donne à toutes nos émotions cette capacité d'infini qui est le fond de notre nature ! Nos douleurs et nos joies sont sans bornes, comme nos tendresses et nos admirations. Et pourtant nos réalisations semblent si précaires et si vaines. Nos gestes seront-ils éternellement des simulacres dont l'éclat des mots couvrira le vide, ou faudra-t-il admettre avec un tranquille scepticisme, pour échapper à la magie du lyrisme, que la vie se limite aux accidents incohérents d'une physique et d'une

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chimie délirante ? On n'expliquerait pas alors ce besoin de comprendre qui dépasse tellement en nous l'utilité que nous pouvons tirer des choses, ni comment nous serions intelligents si l'univers était inintelligible. La Science a fondé toute son oeuvre géniale, patiente, héroïque, immortelle, sur cette conviction que la nature est capable de répondre aux questions qu'elle suscite en nous, qu'elle est sujette au nombre et pénétrée de raison, comme elle est génératrice de pensée. Et si la science n'atteint jamais le fond du réel, elle ne cesse pourtant point de le poursuivre et de s'en approcher, en écoutant la confidence inépuisable des choses. L'Art a constamment senti que la matière passait infiniment la matière, et il s'est servi de la matière même pour exprimer ce dépassement. Les dimensions du monde sensible se sont dilatées sans mesure, ses contours se sont assouplis en la fluidité d'une atmosphère transparente, et sous des traits innombrables, un Visage unique a surgi: un Visage dont l'intensité enivrante et déchirante n'a jamais laissé percevoir le dessin.

L'Amour est une éternelle extase au berceau de la vie. Il s'est enchanté de tous les espoirs, il a connu tous les sanglots, il s'est meurtri de toutes les blessures, il a poussé jusqu'à la mort l'ivresse de la vie. Il s'est approprié le langage de l'adoration : tellement il était sûr d'être aux prises avec l'Infini. Mais il est rare qu'il en ait reconnu la véritable nature. Comme l'art et comme la science, il a subi, le plus souvent, l'aimantation qui l'entraînait sans cesse au-delà, sans en discerner la source; et il a soumis l'homme à d'indicibles tortures, dont celui-ci était souvent lui-même, avec une aveugle frénésie, la victime et le bourreau. L'Art et la Science se sont généralement déchaînés avec moins de violence; mais ils se sont contaminés parfois au contact de l'homme qui les pratiquait, en perdant, dans le tumulte de ses passions, leur transparence et leur docilité, jusqu'à devenir les enseignes de son orgueil et de sa vanité. Le mystique a sondé ces plaies avec un indicible respect et une magnanime compassion. Il a compris que l'élan magnifique devait retomber sur soi, ou trébucher sur une idole, que cette sortie triomphale ne pouvait qu'aboutir à la pire captivité, si l'extase ne rencontrait son objet véritable, si l'infini ne se révélait indubitablement comme un Autre : à qui tout l'être pût être réellement donné, avec toutes les exigences de sa vie intérieure, toute la richesse de ses désirs, et toute l'immensité de son cœur. Un Autre, mais qui fût de l'ordre de l'Esprit, et tellement intérieur que la personne acquît sa véritable autonomie en lui cédant et en s'y abandonnant comme à son vrai moi. Un Autre en nous, qui ne fût pas nous, et sur qui notre être moral pût être fondé, dans un altruisme qui consacrât son unité. Le mystique saisit du premier coup la nature divine du problème, et l'immensité des valeurs en-gagées dans ces erreurs tragiques, dont un être spirituel est seul capable. Il sait d'ailleurs que les blessures de l'âme sont aussi les points d'insertion de ses ailes, et que nos instincts les plus profonds, ressaisis dans toute leur pureté, et réalisés selon toute l'ampleur de leur élan, aboutissent d'eux-mêmes aux régions silencieuses de la prière. Il est ouvert à tous les êtres, et tous les gémissements de l'univers, toutes les recherches de l'esprit, tous les rêves de l'art, tous les émois et toutes les blessures de l'amour ont trouvé un refuge dans son cœur. Il entend toutes ces voix en leur résonance intérieure, en leur « De Profundis », en leur divine clameur; et les mots de la parabole lui deviennent mystérieusement lisibles comme le dénouement positif de toutes ces angoisses : « mon ami, monte plus haut » .

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Il vous faut entrer encore plus avant dans vos recherches, vous identifier plus intérieurement avec l'objet qu'elles poursuivent, en vous effaçant davantage, en vous démettant plus profondément de vous-même, en écoutant avec plus d'humilité; car c'est dans la mesure où le moi est crucifié que «l'Autre» se fait jour en nous et que l'Infini, sur lequel tout être est ouvert, se laisse identifier comme une Présence spirituelle et comme une Vie débordante. Vos bras doivent s'ouvrir pour accueillir et non pour prendre, pour donner votre vie et non pour posséder celle d'autrui. Et c'est là justement le secret de la Croix, qui est le berceau mystérieux d'un monde nouveau, l'arbre de vie miséricordieusement enraciné dans nos cœurs, dont la Sainte Liturgie évoque et réalise à tous les instants du jour, sur quelque point de la terre, l'inépuisable fécondité. Comment dire, dès qu'elle est réellement vécue, quand elle s'élève comme le chant divin du Silence, entre les portiques du recueillement, son ineffable pouvoir de réconciliation ? Tout s'assouplit paisiblement aux exigences rédemptrices de l'Amour crucifié : les gestes s'intériorisent, les paroles deviennent silencieuses, les chants écoutent, les couleurs magnifient les saisons de l'âme, l'encens fait monter sa prière, et toute matière offre les abîmes de son cœur comme reposoir à l'Esprit. La Création apparaît du dedans, translucide en l'unité vivante de l'Amour. La Lumière du monde scintille dans la flamme du cierge, et son cœur bat dans le mystère de la lampe. L'Univers, en état de Contemplation, n'est plus qu'un immense sacrement . On le découvre enfin avec ses trois dimensions d'être , en l'ouverture infinie de ses trois ordres, comme la suprême offrande de la Charité divine à la Charité humaine et comme la suprême action de grâces de la Charité humaine à la Charité divine. L'Infini est là, a portée de l'Esprit, au cœur de la matière transfigurée, qu'on ne peut plus voir que par les yeux de l'âme : à mesure qu'on goûte au divin Ferment qui incorpore à notre vie, sous le voile du pain, le Mystère infini de l'Amour crucifié. Notre regard s'insère au centre le plus intime des choses et s'épanouit du dedans au dehors suivant le mouvement de la source - saisissant ce dehors même dans la lumière du dedans, épelant la pensée divine dans l'alphabet glorieux des signes. La plus humble réalité luit à l'horizon de l'âme comme un ostensoir, et chaque rencontre ajoute une note nouvelle, en nos cœurs, au Cantique du Soleil.

L'EAU LUSTRALE

L'ASPERSION

Quelle admirable promotion de l'eau, quelle tendresse, quel respect, quelle charité ! Le poète déjà avait chanté les sources, les fleuves et les mers. Et de cette eau qui est la nourrice féconde de tout ce qui vit sous le ciel, il avait retracé le cycle merveilleux, toute l'immense aventure qu'elle ne cesse de courir — dans la fraternité des astres et du vent, et sous la conduite éclatante du soleil et l'aimantation silencieuse de la lune — pour être tour à tour le torrent qui dévale ou le ruisseau qui murmure, le lac rêveur ou l'océan déchaîné, le fleuve puissant ou la paisible fontaine, la pluie lourde et drue ou la rosée diaphane qui a son berceau dans le cœur de la rose. Le poète déjà avait recueilli dans ses odes le soupir des vapeurs et la tristesse des brouillards, et fait entrer dans des vers héroïques la procession magnifique des nuages.

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Il semblait que l'eau eût reçu sa part de gloire et qu'elle eût accompli tout son destin dans ces cycles jumeaux : le cosmique et le poétique. Une plus sublime élévation lui était pourtant réservée, par l'interférence mystérieuse de la Source Divine. L'eau est une créature, et ce trait si banal est sa plus haute noblesse. Etre une créature, en effet, c'est être dans la pensée et dans l'Amour de Dieu. Et c'est donc déjà en quelque manière avoir part à sa vie. Mais peut-on avoir part à la vie de Dieu sans participer, au même degré, à Son action ? Non, sans aucun doute, et tout être a son degré d'efficience , où joue quelque rayon de la causalité divine, en vue des fins suprêmes de l'univers auxquelles toute action doit concourir. La bonté de Dieu les résume toutes, en ouvrant à toute créature les richesses inépuisables de Son cceur. Qui pourra limiter l'effusion de ces trésors, quand l'amour infini est fa seufe mesure du don ? Dieu sans doute ne peut pas créer un être qui soit son égal par son essence même. Etre créé implique une dépendance inconcevable en une Essence infinie. Aussi bien l'Etre divin n'est-il communiqué dans Sa plénitude qu'au sein de la Divinité même, en la génération du Verbe et la procession de l'Esprit Saint. Toute éclosion d'être au dehors comporte une limite inévitable qui restreint l'ampleur de l'être aux capacités infiniment diverses mais toujours bornées de l'essence qui le reçoit. Mais, cette dépendance réservée — qui est notre création même à laquelle Dieu lui-même ne pourrait nous soustraire sans nous refuser l'être — il semble qu'Il ait mis tous Ses soins à en compenser les limites et à en annuler les effets, par cette assomption merveilleuse de Sa grâce, qui nous ordonne à Sa vie intime comme à notre suprême Bien. Il a voulu, par la surabondance de Sa lumière, effacer l'ombre de notre origine. Au lieu de serviteurs, I1 a voulu des fils et à la place de la crainte anéantie devant la majesté du maître, I1 a suscité en nos cœurs l'amour qui répond à l'amour, avec toute la gratuité du Don. « Je ne vous appelle plus mes serviteurs, je vous appelle mes amis » . Cette parole, adressée d'abord à des êtres spirituels, s'étendait cependant, dans le dessein de l'Amour sanctificateur, à toute créature, pour autant qu'elle était capable d'en entendre l'appel. Et sans doute seul un esprit pouvait être associé consciemment à l'intimité de la vie divine et donner son libre consentement à la dilection infinie qui se propose si mystérieusement à notre choix. Mais, si les créatures sans raison ne pouvaient pénétrer par elles-mêmes dans le sanctuaire ineffable de l'Esprit, elles pouvaient devenir, du moins, les messagères de Son amour et les signes vivifiants de Sa grâce. Ainsi, par le don qu'elles communiqueraient, sans pouvoir se l'assimiler, elles auraient part, à leur manière, à la noblesse infinie de la Source, à Sa spiritualité sans ombre, à Sa tendresse la plus intime. La Vie qui ne peut demeurer en elles passerait du moins par elles, et la Sainte Trinité qui en est l'éternel Foyer, deviendrait ainsi le lien mystérieux et le secret ineffable de toute créature. C'est avec cette ampleur que l'on peut entendre le mandat confié par Jésus à ses apôtres : « Allez dans tout l'univers, et annoncez l'Evangile à toute la création . » C'est dans cette perspective, en tous cas, qu'il convient d'entendre toute l'économie sacramentelle, pour autant qu'elle assume des créatures sans raison, comme instruments de notre sanctification. Elles deviennent un langage qu'emplit le Verbe de Vie, pour qui dire c'est faire. Elles deviennent elles-mêmes d'agissantes paroles,

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et l'eau, sur laquelle plane la divine colombe, est pour l'âme qui s'y prête, une source qui jaillit en vie éternelle. C'est ainsi que nous regardons les sacrements comme des signes qui opèrent ce qu'ils représentent. Non certes, que nous soyons disposés à méconnaître le moins du monde les dispositions intérieures requises pour les bien recevoir : la lumière n'éclaire point la maison dont les volets sont clos. Nous savons que Dieu est Esprit et qu'il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. Nous ne pouvons donc pas non plus concevoir la vertu divine qu'ils nous transmettent, comme enclose matériellement dans le signe qui la représente. Ce sont là des imaginations qui nous font horreur. Nous croyons simplement qu'il y a au cœur de toute créature un vestige de la Très Sainte Trinité, et que les éléments les plus matériels renferment, à l'état de possibilité tout au moins, quelque disponibilité spirituelle dont Dieu peut, suivant Ses desseins, actualiser un jour l'ineffable attente. Si nous pouvons avec la matière des sons, dont est fait le bruit, construire la fluide et diaphane architecture de la musique ; si l'encre et le papier peuvent évoquer dans l'âme d'autrui les subtiles intonations de notre pensée ; si un baiser peut révéler au lépreux la plus sublime charité, faut-il s'étonner que Dieu daigne susciter en nous, par un langage cosmique, les résonances les plus intimes et les pulsations les plus secrètes de Sa propre vie ? Allons-nous nous scandaliser et prétendre qu'Il semble nous assujettir ainsi aux éléments matériels — sur lesquels Sa tendresse pourtant ne refuse pas de se pencher — et serons-nous moins fraternels à l'univers qu'Il ne lui est paternel ? Ne serons-nous pas plutôt transportés de joie de ne pouvoir échapper à sa tendre poursuite, et de retrouver en toute créature le visage tendu vers nous de l'éternel Amour ? Car si tout n'est pas Sacrement au sens rigoureux du terme, d'ailleurs analogique , réservé aux sept signes qui portent ce nom, tout est cependant, ou peut devenir sacramentel : signe inducteur du Divin, en représentant et en suscitant de quelque manière en nous l'éclosion de la grâce divine : Depuis l'air parfumé d'Angelus jusqu'au buis discret des Rameaux, depuis la montagne illuminée par une croix jusqu'à la mer sanctifiée aux Pardons, depuis les lents troupeaux que le prêtre a bénits jusqu'a l'avion mangeur d'espace que la prière a dédié au service des justes causes. Il n'est rien de ce qui est bon, aussi bien, qui ne puisse être investi par la bénédiction de l'Eglise du mystérieux halo de la divine Tendresse. Et comme tout ce qui est en tant que tel est bon — le mal n'étant que privation d'être — c'est tout l'univers, pour finir, qui tend à devenir Sacrement, comme l'immense ostensoir de la Présence divine. O terre nouvelle, ô monde translucide, ô sources lumineuses qui êtes le chant de la Source, ô torrents argentés qui portez la blancheur de la cime, ô rives d'allégresse où court le fleuve de vie :

Vidi aquam egredientem de templo a latere dextro : Alleluia. J’ai vu l'eau sortir du Sanctuaire sur le côté droit : Alleluia. Et tous ceux auxquels elle parvint

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ont été sauvés par cette eau, et ils chantent : Alleluia, alleluia.

L'eau ne t'est-elle pas plus proche maintenant, ne sens-tu pas trembler en elle le mystère de l'Amour qui te la donne, et ne l'aimes-tu pas déjà comme une sœur ? Elle t'accueille à l'entrée de l'église, l'eau de ton baptême, l'eau de ta candeur, l'eau de ton enfance divine. Et voici que le prêtre, par surcroît, avec un sceptre humide la diffuse dans l'air, pour qu'elle retombe sur ton front en rosée d'allégresse : Asperges me, Domine, hyssopo : et mundabor. Vous m'aspergerez, Seigneur, avec l'hysope, et je serai pur. Vous me laverez, et je deviendrai plus blanc que la neige.

I - LA MESSE DES CATECHUMENES OU LITURGIE DE LA SYNAGOGUE

1. PREPARATION

LE SIGNE DE LA CROIX

Nous entrons dans la Divine Liturgie en nous signant : au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Nous traçons sur nous la figure de la Croix dont nous allons vivre le Mystère. Nous appelons l'éternelle Charité dont elle est, au carrefour des siècles, la sanglante extase. Nous invoquons l'indivisible Trinité à laquelle le Sacrifice est offert par l'Humanité sainte qui subsiste dans le Verbe. Nous adorons le Père qui s'exprime en disant le Verbe, le Verbe qui s'affirme en exprimant le Père, et l'Esprit qui se veut comme la flamme éternelle du baiser qui les joint. Nous confessons la mystérieuse fécondité de l'Unité suprême et la sainteté infinie des relations personnifiantes, où la Vie divine ne subsiste, n'émerge en foyer personnel que sous forme d'élan vers un autre, où le soi de chaque personne est tout extase et tout altruisme, où l'incommunicabilité du moi est fondée sur une éternelle communication, où l'appropriation est l'absolue diffusion de tout l'être, où nul égoïsme n'est concevable, nul repli, nulle complaisance et nulle « possession », où la limpidité éternelle de l'Amour sans rivage laisse entrevoir, dans « le trésor de ses abîmes » le Visage ineffable de la très Sainte et très Magnanime Pauvreté . C'était peut-être à nos yeux une simple formule enregistrée dans notre mémoire, un pur problème méta physique, où une distinction subtile et d'ailleurs véritable, accordait la multiplicité du Trois à l'unité de l'Un. C'est bien autre chose au regard de la Foi : le mystère de l'éternelle Sainteté dans l'altruisme infini d'une éternelle charité. N'est-ce pas ce que suggère S. Jean dans sa première épître : « Pour nous, nous connaissons la Charité que Dieu a pour nous et nous y croyons : Dieu est charité » . Faut-il s'étonner dès lors que la parabole temporelle de la Vie divine, en l'incarnation du Verbe, s'achève sur la Croix, dans l'anathème de la plus atroce pauvreté — et dans l'ouverture infinie des bras étendus ?

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L'Abîme appelle l'Abîme dans l'échange incompréhensible d'ineffables « De Profundis » . Avec quel respect, quelle ferveur, quelle ouverture de coeur et d'esprit ; quelle profonde admiration et quelle joyeuse reconnaissance ; quelle indicible confusion et quelle universelle Charité; quelle sobre lenteur et quelle totale intériorité, il convient donc de faire le signe de la Croix, partout et toujours, mais avec un recueillement plus intime encore, en entrant maintenant dans la divine Liturgie : Au nom de Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.

JUDICA ME

J'irai à l'autel de Dieu, Vers Dieu qui est la joie de ma jeunesse.

Cette antienne nous reporte au temps où le psaume 42 était récité à titre privé par le prêtre, avant de se rendre à l'Autel. Elle est chargée de toute l'ardeur et de toute la nostalgie du psalmiste exilé aux sources du Jourdain, loin de la sainte montagne de Yaweh. C'est l'antienne de la Messe, qui est le fruit mûr de l'arbre de vie planté sur le Calvaire : le Mystère de la douleur créatrice de Joie dans l'ascension de l'Amour. II est si Facile de prononcer les mots qui signifient le don de soi-même, et il est si difficile d'en remplir la promesse. Quand il n'y a plus rien à recevoir, quand vient l'heure de donner, c'est-à-dire, en vérité, quand vient l'heure de l'Amour, nous ne reconnaissons plus le visage dont notre ferveur implorait la présence. Nous repoussons le calice d'amertume, nous nous détournons de la Croix, et notre coeur n'est qu'une plainte contre l'injustice du sort. Juge-moi, Elohim, arbitre ma querelle, Et d'une nation impie, de l'homme de fraude et d'iniquité, délivre-moi. Car c'est Toi, mon Dieu, ma forteresse. Pourquoi m'as-Tu rejeté, et pourquoi suis-je errant dans le deuil, tandis que l'ennemi m'opprime ? Cette plainte, Dieu la comprend si bien qu'Il en a Lui-même épelé les mots sur les lèvres du chantre inspiré, pour que nous ne doutions jamais qu'Il est éternellement ouvert à nos gémissements. Il ne se lasse point de nos cris, Lui qui a donné à la solitude humaine le refuge mystérieux d'une angoisse infinie : « Père, si c'est possible, que ce calice s'éloigne de moi » . Mais ce n'est pas tou jours possible, hélas ! Il y a des biens si grands, que notre cœur doit se rompre pour leur donner accès. Comment l'Infini, pour s'intégrer à notre vie, n'en ferait-il pas éclater les limites ? Notre être chancelle d'épouvante sous les coups de cette mort qui nous enlève brusquement tous les appuis familiers, en nous rendant étranger jusqu'à notre propre visage. Ah ! que du moins naisse en nous la Vie véritable, et que l'âme ressuscite en la divine Clarté : Envoie Ta Lumière et Ta Vérité ! Elles me conduiront et m'amèneront Vers Ta Sainte Montagne, Et vers Ton Tabernacle.

L'âme peu à peu se dégage d'elle-même, et le centre de sa vie se transpose en Dieu, dans ce regard où tout son être est tendu : J'irai à l'Autel d'Elohim, Vers El , la lumière de ma joie. Et maintenant, elle ne songe plus à soi, et déjà elle est entrée dans cette sollicitude

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mystérieuse qui fait de chaque âme l'humble pourvoyeuse de la Gloire de Dieu : Je Te louerai sur le Kinnor, Elohim, mon Dieu.

La Charité a trouvé son ordre qui est d'aimer soi pour Dieu, et Dieu pour Lui-même dans la gratuité d'une adhésion qui dépasse infiniment notre bonheur. La tristesse désormais ne sera plus ce repliement de l'âme qui se retranche dans ses blessures, mais la douleur de voir l'Amour méconnu et son Règne retardé. Et comme rien ne peut limiter l'élan de la Charité dans le silence du coeur, les sources de joie demeurent au plus intime de l'âme, quand même elles ne viennent point au jour : Pourquoi être abattue, ô mon âme, Et pourquoi gémir sur moi ? Espère en Elohim, puisqu'encore je Le louerai, Lui, le salut de ma face Et mon Dieu . C'est ainsi que l'exil prend fin et que l'âme retrouve sa patrie dans la louange désintéressée de la pure contemplation : Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Comme il était au commencement, Maintenant et tou jours : Aux siècles des siècles. Amen.

CONFITEOR

On restreint trop facilement le domaine du péché aux transgressions extérieures, d'ailleurs de plus en plus limitées, qui blessent le sens des convenances morales. Cependant, outre que la conscience collective est souvent très arbitraire, aveugle même sur des points aussi essentiels que la juste répartition des biens indispensables à la vie, elle ne soupçonne pas, généralement, la gravité des fautes intérieures, leur caractère de sources par rapport aux autres et la nécessité d'appliquer le remède au centre de l'âme. S'attacher à soi en se détournant de Dieu, voilà l'essentiel du drame dont Dieu Lui-Même est la mystérieuse victime. Son règne, aussi bien, ne peut, sans nous, ni s'établir en nous, ni s'étendre à l'univers, pour autant que l'homme ou la nature sont tributaires de notre âme. C'est pourquoi tout ce qui obscurcit en nous la splendeur du Visage divin, ou limite le rayonnement de son amour, tout ce qui intercepte le courant de grâce qui rend les âmes intérieures les unes aux autres en les rendant intérieures à Dieu, est un attentat contre l'ordre essentiel de l'univers. Nous nous croyons justes, parfois, quand nous faisons inconsciemment de Dieu même le serviteur de nos desseins, quand Son Royaume n'est que le prétexte de notre ambition et le manteau de notre orgueil. Nous sommes, sans doute, plus ignorants que coupables, et il suffit peut-être de nous y rendre attentifs, pour que nous commencions à entrevoir toute la profondeur du mal que nous avons fait et toute l'étendue du bien que nous n'avons pas fait. Non, la vie ne se limite pas à ces aventures extérieures qu'une observation superficielle enregistre, elle ne manifeste, au contraire, sa réalité qu'aux suprêmes profondeurs de l'esprit, dans le déroulement d'une tragédie mystique. Toutes les fois que notre moi s'est affirmé, c'est à Dieu même, en effet, que nous avons barré la route, dans l'obscurité d'un cœur qui ne laissait plus passer Sa lumière : car nous n'avons jamais moins que l'Infini à donner en l'humilité d'une action transparente à Sa Présence. Nous serions terriblement coupables, en vérité, si nous n'étions si profondément inconscients. Aussi bien ne sentons-nous vraiment la nature monstrueuse de notre orgueil qu'au

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moment et dans la mesure où l'Amour de Dieu, tout ensemble nous en révèle l'horreur et nous en guérit . La conscience la plus aiguë de notre culpabilité est donc liée à l'espérance indéfectible du pardon, et la contrition la plus profonde exclut pourtant tout accablement, dans le renouvellemeni d'une confiance filiale, car Notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre.

A cette profondeur et dans cette lumière, le langage de la conscience qui s'accuse est aussi le seul qui puisse trouver issue dans les mots, et l'humilité du coeur s'épanche naturellement dans l'aveu, où tout l'univers spirituel est pris à témoin de fautes qui offensèreni toute créature en interceptant le rayonnement de la Source. Je confesse à Dieu tout puissant, à la bienheureuse Marie tou jours Vierge, au bienheureux Michel Archange, au bienheureux Jean Baptiste, aux Saints apôtres Pierre et Paul, à tous les Saints, et à vous mes frères, que j'ai beaucoup péché en pensée, en parole et en action : par ma faute, par ma faute, par ma très grande faute. C'est pourquoi je prie la bienheureuse Marie tou jours Vierge, le bienheureux Michel Archange le bienheureux Jean-Baptiste, les Saints apôtres Pierre et Paul, tous les Saints, et vous mes frères, d'intercéder pour moi auprès du Seigneur notre Dieu. Les fidèles comprennent-ils, en entendant cette confession du prêtre, que la sainteté de son sacerdoce, qui relève du Christ, ne l'exempte pas de la fragilité commune, qui relève de l'homme ? Ils trouveraient dans cette pensée une source de prière, qui les dispenserait d'une critique toujours stérile, en apportant le seul remède efficace aux défaillances qu'ils peuvent déplorer. C'est peut-être le côté le plus tragique de la destinée humaine, en effet, que des pécheurs soient appelés à sauver des pécheurs, mais aussi, sans doute, le plus admirablement rédempteur : puisqu'il n'est pas au monde d'exigence de vertu plus irrésistible qu'un regard d'enfant interrogeant silencieusement son père et sa mère, avec la sécurité limpide d'une question qui n'admet qu'une seule réponse : « Vous faites, n'est-ce pas, vous-mêmes, tout ce que vous me demandez ? ». C'est ainsi que les âmes souvent nous révèlent la splendeur du Visage qu'elles cherchent en nous. L'alternance des deux confiteor exprime de la manière la plus émouvante ce double courant d'assistance mystique, tour à tour donnée et reçue dans l'audition silencieuse de l'aveu, et dans l'intercession confiante de la prière : Que le Dieu tout puissant ait pitié de vous et qu'en vous remettant vos péchés Il vous conduise à la vie éternelle. Amen. Comment pourrait n'être pas exaucée une prière nourrie d'humilité, offerte à Dieu par la Charité ? Sûr qu'elle est ratifiée dans les Cieux, le prêtre se signe, disant :

Que le Seigneur tout puissant et miséricordieux nous accorde l'indulgence, l'absolution et la rémission de nos péchés. Amen.

Alors, approfondi par la contrition et rajeuni par le pardon, l'amour, avec un élan nouveau, reprend son ascension, au rythme du dialogue rapide où demandes et réponses se recoupent, ardentes et brèves, comme des javelots de feu, pour faire le siège du Coeur de Dieu :

En Vous tournant vers nous, mon Dieu, Vous nous donnerez la Vie Et Votre peuple en Vous trouvera sa joie. Montrez-nous, Seigneur, Votre miséricorde Et donnez-nous

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Votre Sauveur. Seigneur, écoutez ma prière Et que mes cris montent jusqu'à Vous. La montée à l'Autel va consommer cet appel. Avant d'en gravir les degrés, le prêtre adresse au peuple fidèle le salut qui le ralliera à toutes les étapes de la Sainte Liturgie, en établissant le contact entre lui et le célébrant, en l'intimité du Christ, invisible Officiant, à l'Action duquel les fidèles ne sauraient prendre une part moins grande que le prêtre qui en est seulement le ministre :

Le Seigneur soit avec vous ! Et avec votre esprit !

Le prêtre s'est relevé de l'inclination où l'avait maintenu la supplication, il étend les mains dans le geste de l'orante antique et monte les degrés qui conduisent à la Table Sacrée où l'Eglise a son véritable sanctuaire, dans le mystère de Foi :

Enlevez-nous nos iniquités, nous vous en prions, Seigneur, afin que nous puissions, avec un coeur pur, entrer dans le Saint des Saints. Par le Christ Notre-Seigneur. Amen.

Abbé Maurice ZUNDEL, Le Poème de la Sainte Liturgie, Oeuvre St-Augustin et Desclée de Brouwer, 1934.

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D U   C O E U R   A U   C O E U R

Maurice Zundel

chapitre XV  de L'Évangile Intérieur,  Éd. Saint-Augustin  Si l'injustice semble triompher souvent dans le domaine matériel, si l’ordre établi consacre tant d'iniquités, si l'intérêt d'un petit nombre, avec la complicité, hélas ! de tous nos égoïsmes secrets, rend presque impossible l'instauration d'une économie vraiment humaine, il y a pourtant une justice qui se réalise ici-bas, dans le témoignage que le coeur rend aux valeurs véritables.

Nous sommes très souvent dupes du succès, éblouis par les galons, flattés par les titres, subjugués par l'argent. Nous nous grisons de paroles, nous quêtons les compliments, nous nous empressons auprès des gens arrivés pour qu'ils nous fassent la courte échelle.

Mais tout cela demeure extérieur à nous. Notre âme en sent le vide dès qu'elle se souvient d'elle-même. Ce qu'elle ne fait jamais aussi bien qu'en rencontrant dans un être un élan de véritable bonté.

Quel mystérieux baptême sont ces larmes que nous refoulons à peine, quand un visage d'amour traverse notre regard, en nous révélant le monde que nous croyions peut-être aboli, et auquel nous sentons maintenant que nous appartenons par toutes les fibres de notre être : le monde de l'esprit et de la qualité, du silence et de la clarté.

Nous étions là comme d'autres jours, engagés dans les mêmes gestes, esclaves des mêmes attitudes, et cette lumière a passé, faisant surgir au-delà de cet automatisme opaque, au-delà des routines vulgaires, une Présence encore voilée, mais aussitôt reconnue en l'émoi qu'elle suscitait en nous. C'était comme un lever d'aube dans la nef d'une cathédrale, quand les vitraux sortent de la nuit, en laissant voir, dans la matière diaphane, tout un peuple divin qui chante le Cantique du Soleil.

Cette expérience, tous ceux qui l'ont vécue le savent, est indépendante de toute condition de race, de culture, de milieu, d'âge ou de sexe.

Tout être est capable de nous faire ce don merveilleux qui nous découvre l'humanité vraie. Et ceux qui nous l'ont fait sont à jamais nos bienfaiteurs, quand bien même nous ne les aurions aperçus qu'une seule fois sur la route, car la seule chose qui compte vraiment en nous, c'est ce fonds lumineux dont chacune de ces rencontres a augmenté la richesse.

D'autres peuvent avoir apparemment plus de titres à notre reconnaissance, qui sauraient bien nous les rappeler au besoin.

C'est pourtant ainsi que le véritable discernement s'accomplit.

Notre estime et notre enthousiasme vont spontanément à ceux dont la bonté toute gratuite nous a appris ce que c'est qu'être homme. Les autres admirations sont de

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commande ou de surface, celle que nous leur vouons coule de source et ne tarit point. Ils constituent pour nous la grande révélation : celle qui s'atteste comme lumière de vie en la transparence d'un être où le divin Visage resplendit.

Comment ne dirais-je pas ici tout ce qu'un prêtre reçoit des âmes qui viennent auprès de lui chercher la Parole d'un Autre, et qui voit tous ces mots qu'il prononce devenir vivants de leur vie.

Aucun contact ne nous apprend mieux combien sont inexistantes les barrières de classes, et superficielles les barrières de peuples; aucune rencontre ne fait saisir plus vivement l'universalité de l'Église : comment ne pas voir les enfants d'un même Père en tous ces visages tendus vers la même Lumière ?

Une humanité spirituelle existe déjà, en vérité, et, dans l'écroulement de toutes les hiérarchies humaines, l'Esprit de Dieu ne cesse de susciter l'aristocratie silencieuse des âmes, qui attestent que pour être, il faut se donner.

C'est par là que les iniquités sociales, sans cesser d'être crimes, sont mystérieusement annulées : par l'action rayonnante de la vie intérieure, qu'il est aussi impossible de contrefaire qu'il est impossible de l'arrêter.

Les hommes célèbres deviennent le plus souvent personnages de l'histoire, les saints, pour toujours, appartiennent au présent.

C'est ainsi que se manifeste dès ici-bas la vraie justice qui est l'ordre de l'amour. Ce que l'on fait n'importe pas, mais ce que l'on est : la qualité d'être ne pouvant d'ailleurs se maintenir en dehors d'une certaine qualité d'action où sa valeur s'exprime.

Qu'y aurait-il de changé dans le monde si je venais à disparaître, disent les découragés, ma vie n'est utile à personne ?

Mais alors, pourquoi Dieu vous la donne-t-Il aujourd'hui, dans les circonstances où vous êtes, Lui qui les connaît mieux que vous, si vous n'êtes nécessaire à l'équilibre de l'univers, si chacun des battements de votre coeur n'est indispensable à l'accomplissement de sa vocation divine.

Si vous ne pouvez plus rien faire, si vous êtes infirme et seul, si l'on vous a remplacé par une machine comme on le ferait d'un outil, vous demeurez toujours capable de l'action qu'une âme vivante peut seule accomplir, et sans laquelle toute notre civilisation matérielle n'est qu'une immense barbarie : aimer.

A quoi sert que les hommes puissent communiquer d'un pôle à l'autre en l'espace d'un éclair, s'ils n'ont plus rien d'essentiel à se dire, s'ils sont également vides de l'unique nécessaire ?

Et quel avantage à ce qu'ils disposent tous de la même technique s'il n'en doit résulter qu'une concurrence plus meurtrière et une misère plus générale ?

Il n'y a que l'esprit de pauvreté qui use bien de la richesse, il n'y a que le désintéressement de l'amour qui rend clairvoyant.

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Pourvus d'instruments merveilleux qui pourraient être l'expression d'une communion universelle, nous les avons employés à construire la cage où nous sommes inexorablement enfermés, pour avoir voulu sauver l'argent plutôt que l'homme.

En fait, rien n'est plus tragiquement certain, nous avons renié l'homme. En mettant une énergie farouche à sauvegarder les appuis matériels de la vie, nous sommes devenus indifférents à sa vie. Et des millions de jeunes gens demain (Ceci était écrit avant le mois d'octobre 1935) périront peut-être, pour assurer ce Pain dont ils ont pu manquer déjà, et qu'ils ne mangeront plus.

Nous avons renié l'homme, nous n'avons pas pris au sérieux les richesses de son esprit et de son coeur, qui sont les seules valeurs proprement humaines.

Mais Dieu, Lui, ne renie jamais ceux auxquels Son amour ne cesse de donner l'être, et Il a promulgué ce commandement unique qui vise au plus haut de nous-mêmes, et qui situe au-dedans toute notre noblesse et toute notre grandeur :

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi- même. »

N'est-ce pas là toute la religion : Dieu est Amour, il faut L'aimer et le faire aimer, en aimant.

Quand l'Église, au XVIIIe siècle, voulut répondre aux arguments des Encyclopédistes qui prétendaient mesurer au compas de leur logique les mystères de l'éternel Amour, elle promulgua le culte du Sacré-Coeur, comme pour ramasser en ce symbole ineffable, tout ce que l'on peut savoir de Dieu :

Dieu est un coeurDieu est tout coeurDieu n'est qu'un coeur.

Il était impossible de donner de l'Évangile une traduction plus émouvante, et de résumer plus simplement tout à la fois ce que nous devons croire de Dieu et ce que nous devons faire pour nous approcher de Lui.

Le seul péché, au fond, n'est-ce pas de ne pas l'aimer, et ne sommes-nous pas virtuellement livrés à tous les désordres dès que nous ne sommes plus sous la garde de Sa présence ?

Nous sommes généralement beaucoup plus honteux des transgressions qui éclatent au dehors ou qui s'inscrivent dans la chair. Et pourtant, ce ne sont là que les conséquences et les symptômes de cette faute qui est le principe de toutes les autres  : le refus d'amour qui nous sépare de Dieu.

C'est ce défaut de transparence au centre qui produit le trouble à la périphérie. Aussi bien le premier mouvement d'une âme qui prend conscience de ses défaillances doit-il être un élan d'amour vers le Père qui l'attend, et dont la présence est son Pardon (Il est lui-même le pardon des péchés.)

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Le péché n'est pas une dette inscrite dans un livre. C'est nous-mêmes en état de refus. La lumière nous envahira aussitôt que nous nous ouvrirons.

Nous ne pourrons sans doute jamais aimer autant que nous sommes aimés. Nous pouvons, du moins, aimer chaque jour davantage, en nous efforçant d'être toujours plus sincèrement tout coeur pour Dieu et tout coeur pour nos frères.

« Là où il n'y a pas d'amour, mettez l'amour, et vous extrairez l'amour », dit saint Jean de la Croix.

Il n'y a pas de maxime plus chrétienne, il n'y a pas de programme plus beau.

L'humanité peut encore être sauvée, et elle le sera, dans la mesure où nous estimerons la vie plus que l'argent, et le coeur plus que l'action, et Dieu plus que tout.

La route sera longue, mais nous pouvons commencer, en essayant de vivre à plein l'instant présent, pour rendre plus fécond celui qui suivra, le regard fixé sur la Lumière qui nous conduit :

Lead kindly lightAmid the encircling gloom,

chantait Newman, sûr de son amour mais incertain de ses voies :

Conduis-moi, ô très douce Lumière,Dans les ombres qui m'environnent,Conduis-moi,La nuit est sombre et je suis loin de mon foyer,Conduis-moi,Je ne demande pas à voir les horizons lointains,Un seul pas à la fois, c'est assez pour moi,Conduis-moi,ô très douce Lumière.

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V  É  R  I  T  É    E  T    L  I  B  E  R  T  É

Maurice Zundel

À propos de la liberté religieuse

Publié dans Le Lien  Revue grecque melkite catholique Vol. XXX - N°1 - mars 1965, Le Caire, Égypte

puis dans La vérité, source unique de liberté, Éd. Anne Sigier

Ayant été édifié par une conférence sur la liberté religieuse, donnée par le P. Maurice Zundel, au Centre d'Etudes grec-catholique " Dar Es-salaam ", au Caire, j'ai demandé à l'éminent conférencier de bien vouloir rédiger cette conférence à l'intention des lecteurs de notre Revue "Le Lien". C'est ce numéro spécial du "Lien" que j'ai l'honneur et la joie d'offrir aux Excellentissimes Pères Conciliaires, à l'ouverture de la quatrième Session du Concile Vatican II, en sollicitant leurs prières à l'intention de l'auteur et de moi-même

Elias Zoghby, Archevêque titulaire de Nubie

La vérité, est-elle quelque chose ou quelqu'un ?

1 - Le Contexte historique.

En cette seconde moitié du vingtième siècle, où les machines électroniques accomplissent des prodiges d'automatisme intelligent, où les cosmonautes s'évadent de la terre, où le radiotélescope français de Nançay s'apprête à capter des ondes émises il y a dix milliards d'années, où la questions d'autres mondes habités se pose avec plus d'intérêt que jamais, où la valeur de la logique traditionnelle est contestée par des penseurs engagés dans les plus sérieuses recherches, il est impossible de parler avec la moindre chance d'être entendu, sans tenir compte de l'immense changement d'échelle, introduit dans notre vision du monde par les plus récentes conquêtes de la science, dont la radio, la télévision, les films documentaires et les illustrés diffusent partout les réalisations spectaculaires.

Il est inutile de dire que toute tentative de freiner une telle audace et un tel progrès est vouée à l'échec et que les savants n'attendent la permission de personne pour accélérer les découvertes qui accroîtront le pouvoir de l'homme un l'univers.

C'est ce contexte historique, dans lequel s'inscrit nécessairement tout message destiné à l'homme d'aujourd'hui, qui rend si difficile une déclaration sur la liberté religieuse, si elle veut être comprise par tous : et d'abord par les savants qui jouissent d'une audience universelle, par les croyants qui professent une autre religion que la nôtre et par les incroyants qui

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considèrent toute religion comme attentatoire à la grandeur humaine.

Le désaccord qui s'est manifesté à la fin de la troisième session de Vatican II a fourni la preuve que les Pères conciliaires étaient conscients de la difficulté et partagés entre le désir d'une très large ouverture au monde contemporain et la crainte d'abandonner, avec trop de hâte, une position consacrée par une longue tradition

2 - L'argument traditionnel.

Cette tradition peut se résumer sommairement dans l'argumentation suivante : la vérité a seule des droits, l'erreur n'en a point. Si elle est capable d'un droit quelconque, il est évidemment impossible d'admettre qu'elle ait les mêmes droits que la vérité. Ce privilège exclusif vaut pour toute vérité. Il appartient cependant par excellence, aux vérités révélées avec la garantie de la science et de la véracité divines.

Nous pouvons à la rigueur tolérer l'erreur, si nous n'avons pas le pouvoir de l'extirper, comme nous devons, jusqu'à un certain point, tolérer le péché auquel si peu d'hommes échappent : en nous gardant d'ailleurs, d'oublier que l'erreur est pire, puisque l'on peut pécher tout en reconnaissant les principes qui condamnent le péché, tandis que l'erreur nous induit aisément à les nier ou à les corrompre.

Nous devons donc tout faire pour préserver l'esprit humain de l'erreur et pour empêcher la diffusion de celle-ci. On ne saurait hésiter à engager un tel combat, si l'on admet - comme il le faut - que la vérité est le bien de l'esprit. Et non seulement, le bien, mais encore, surtout s'il s'agit de vérités révélées, le devoir de l'esprit. Comment, en effet, récuser une vérité proposée et garantie par Dieu, sans nier Dieu ?

Bien sûr, nous devons reconnaître que des hommes de bonne foi ne parviennent pas, de fait, à discerner la vérité. Nous pouvons donc être amenés à tolérer leur erreur, en raison précisément, de leur bonne foi. Il reste que leur erreur est en soi un mal que nous devons réprouver, endiguer et combattre tout en usant d'indulgence envers les personnes supposées jusqu'à preuve du contraire, être de bonne foi.

3 - Objections.

Une telle argumentation, abstraitement impeccable, a convaincu et convainc encore beaucoup d'esprits sincères, dont les plus ardents la soutiendraient jusqu'au martyre.

Une première difficulté cependant - en nous bornant pour l'instant à la considération des seules vérités révélées - surgit du fait que plusieurs grandes religions se donnent pour révélées et se croient dépositaires d'une vérité absolue, puisque divinement garantie. Il suffit que chacune se réclame de l'argument qui vient d'être esquissé pour qu'elles soient toutes tenues de le combattre - dans la mesure tout au moins où elles diffèrent - en admettant, au maximum, un régime de tolérance vigilante, les unes à l'égard des autres.

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Ce qui ne peut manquer d'agir comme un ferment de division entre les hommes.

Une deuxième difficulté résulte de la chasse à l'homme que l'application rigoureuse du principe a provoquée dans la chrétienté - pour nous en tenir à ce qui nous concerne - en faisant un crime de tout dissentiment exprimé à l'égard de la foi officielle.

On connaît le raisonnement d'une certaine théologie médiévale : Les faux-monnayeurs sont punis parce qu'ils altèrent la monnaie, à combien plus forte raison, doivent être punis les hérétiques obstinés qui altèrent la doctrine révélée "

Mais la pratique remontait plus haut que cette justification scolastique. Théodose I avait frappé d'intensité jusque dans la vie privée, toutes les manifestations du "paganisme", comme Charlemagne faisait assassiner les Saxons, convertis de force, quand ils n'observaient pas la discipline du carême.

L'inquisition avec ses prisons, ses fortunes et ses bûchers, les guerres de religion avec toutes leurs atrocités et d'innombrables explosions de fanatisme, se sont autorisées du droit exclusif dont la vérité a le privilège

4 - L'Impasse.

Allons-nous conclure pour désavouer ces excès que l'erreur a les mêmes droits que la vérité, qu'une révélation divine ne peut fonder aucune obligation et que chacun demeure libre de l'accepter ou de la refuser ?

Le débat aboutit, visiblement, ici, à un point mort. Si nous ne pouvons nous résoudre à dire que l'erreur a les mêmes droits que la vérité il nous faudra réaffirmer que la vérité a seule des droits et nous serons entraînés à justifier ces excès ou d'autres moins sanglants, puisqu'il paraît logique d'user de contrainte à l'égard de l'erreur : dans la mesure même où elle s'oppose à la primauté exclusive de la vérité et à ses droits souverains. La seule chance de sortir de cette impasse est peut-être de nous poser nettement ces deux questions :  a)    Qu'est-ce que la vérité ?  b)    Que peut signifier et comment reconnaître une révélation divine ?

5 - Qu'est-ce que la vérité ?  a)  Les options passionnelles.

Remarquons tout de suite l'impossibilité d'atteindre à la vérité dans un état passionnel. La plupart des discussions sont viciées par les exigences d'une subjectivité complice de ses limites. Chacun veut que ce qu'il affirme soit la vérité. Les raisons viennent ensuite. 0n les découvre pour les besoins d'une thèse posée a priori. On peut bien dire alors des choses vraies : l'éclairage passionnel les fausse. 0n majore le poids des arguments favorables. 0n tait ou l'on escamote les objections.

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" La vérité, écrit saint Augustin, est aimée à ce point que ceux qui aiment autre chose (qu'elle) veulent que ce qu'ils aiment soit la vérité." (Confessions X. XXIII. 34)

C'est inévitable. La vérité engage l'être. Qui voudrait consciemment construire sa vie sur un refus d'être ? Mais voilà précisément le cercle vicieux : on voit comme on est ou, plus exactement, selon ce que l'on choisit d'être.

Ce qui veut dire, le plus souvent, selon les appétits du moi possessif avec lequel nous sommes généralement portés à nous identifier, en prenant le parti de nos préjugés individuels ou collectifs. Pour voir autrement, il faudrait changer de regard et, pour changer de regard, il faudrait changer d'être : en évacuant le moi passionnel qui nous envoûte, en refusant de subir l'être préfabriqué que nous tenons de notre naissance charnelle, avec toutes les limites qu'il nous impose.

b)  Univers-chose et Univers-personne.

 On voit poindre ici, l'exigence suggérée par Paul Claudel dans le jeu de mots justement célèbre : " Connaître c'est co-naître." Pour connaître authentiquement, il faut naître à une vie authentique. De quelque chose que l'on est d'abord, comme disait Flaubert, il faut devenir quelqu'un : en passant, selon la terminologie augustinienne, du dehors au-dedans. Pour atteindre à la vérité, autrement dit, il faut devenir une personne.

Cela implique immédiatement que la vérité se situe et se révèle, non dans l'univers des forces aveugles qui dynamisent nos passions, mais dans l'univers personne que nous avons à constituer en nous affranchissant de notre moi biologique.

Cette conclusion soulève pourtant une objection

c)  Le Point de vue du technicien.

Un technicien peut apprendre, en effet, sans avoir besoin de se dépasser, qu'un cent-millionième d'antimoine doit s'ajouter à la masse du germanium pour obtenir la conductibilité électrique appropriée au bon fonctionnement d'un transistor. Ce n'est là qu'un exemple entre des milliers d'autres, qui nous autoriseraient à dire : il n'est pas nécessaire d'être libéré de soi, comme doit l'être une personne accomplie, pour connaître exactement la correspondance entre un phénomène et les moyens de le provoquer.

Sans doute, mais peut-on parler ici de vérité ?

Les techniques ne cessent de se modifier selon que notre prise sur la nature est plus ou moins fine. La réalité des choses apparaît autre à mesure que s'accroît notre pouvoir de la pénétrer, de la transformer et de susciter des phénomènes qui ne se trouvent pas dans la nature et qui résultent exclusivement de notre intervention. Le visage du monde est, de ce fait, pour

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nous tout au moins, en perpétuelle mutation. Réduirons-nous la vérité au "c'est comme ça" provisoire auquel aboutissent les moyens dont nous disposons aujourd'hui : quitte à le rejeter comme erreur demain ? Peu de techniciens, vraisemblablement, se posent la question.

La maîtrise des énergies cosmiques, que nous sommes en bonne voie de conquérir, exige en effet un tel effort d'invention, une telle tension en avant et au-delà du pollen atteint, que la nouveauté des découvertes semble suffire à la curiosité de bon nombre de chercheurs qui ne visent qu'à étendre notre pouvoir sur l'univers, sans avoir besoin d'autre vérité que la réussite qui sent de test à leurs projets.

Mais de ce pouvoir qu'allons-nous faire ? Le monde nous laisse capter ses énergies, mais il reste aveugle et inconscient et ne peut nous donner aucun conseil. C'est à nous de décider de l'usage que nous ferrons de notre puissance. Mais qui sommes-nous ?

d)  L'attitude du savant.

Ces admirables conquêtes techniques, il faut bien le reconnaître, ne nous ont guère transformés. Les hommes continuent à manger et à boire selon leurs moyens, à respirer l'oxygène de l'air ambiant et à se reproduire. Ils continuent à naître et à mourir, à souffrir et à se faire souffrir, à s'accepter comme ils sont, sans savoir qui ils sont, à dépendre de l'univers qui les porte, sans le comprendre et à subir leur biologie, en se laissant mouvoir par des impulsions cosmiques qui les rendent aussi aveugles que les forces qui les mènent.

La science n'avait-elle pas de plus hautes ambitions ? Ne visait-elle pas à la promotion de l'homme par la compréhension de l'univers ?

On n'en saurait douter en lisant "La joie de connaître" de Pierre Termier, les déclarations d'Einstein sur le "sentiment mystique", "semence de toute science véritable", sur "l'émerveillement et le respect" sans lesquels un homme "est comme s'il était mort", et ces pages inattendues et si merveilleusement humaines, qui terminent son "peut-on modifier l'homme" où Jean Rostand affirme, avec la plus émouvante ferveur, que la dédicace de tout son être à la vérité, est l'unique passion du savant.

e)  Un lien de liberté avec l'univers.

Comment justifier cette ferveur et où situer cette vérité qui éclaire de la même flamme la recherche du physicien et du biologiste, de l'astronome et du géologue, comme celle du mathématicien dont toute science est aujourd'hui tributaire ?

Il nous semble que la seule réponse qui rende compte de la lumière que tant de savants ont puisée et puisent encore dans leurs contacts avec l'univers matériel et de la noblesse de leurs vies entièrement consacrées à le comprendre : c'est qu'ils se sont sentis et se sentent toujours liés à lui par un

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lien de liberté, au lieu de le subir comme font la plupart des hommes.

Rivés à lui par leurs besoins organiques, ils se sont affranchis de lui en nouant avec lui un dialogue rationnel, issu spontanément de la conviction que l'intelligence humaine n'aurait jamais pu surgir d'un monde aveugle et qui l'ignore, pas plus qu'elle ne pourrait se satisfaire en ne rencontrant jamais que le mur opaque d'une réalité totalement étrangère à l'esprit.

Ou bien, en effet, nous ne sommes qu'une chose parmi les choses, un faisceau d'énergies aveugles qui a émergé au hasard comme une moisissure et rien ne signifie rien ; ou bien notre enracinement dans l'univers suppose qu'il est, d'une certaine manière, lié à notre intelligence comme nous sommes liés à ses énergies.

Mus par la certitude d'une telle réciprocité, les savants ont été un pont immatériel entre nous et l'univers. Ils l'ont reconnu intelligible, ils l'ont cru pensable et capable de vivre en notre pensée; ils l'ont intériorisé en faisant de lui la nourriture de leurs méditations et en l'éclairant par les exigences de leurs calculs.

Et ils se sont si bien affranchis de sa matérialité qu'ils se sont libérés de la leur, en dépassant leurs propres limites dans la lumière qui leur venait par lui.

Sans doute, elle n'émanait pas de lui, mais elle se transmettait par lui, pour s'actualiser en eux. Le dialogue engagé par eux avec le monde portait plus loin que lui et plus loin qu'eux-mêmes. Se déplaçant chacun sur un segment différent de la circonférence représentant les phénomènes, ils se sentaient tous liés à un centre identique et toujours nouveau où respirait une Présence unique qui les comblait : comme c'est autour de la beauté que toutes les oeuvres d'art gravitent.

Les formules et les théories qui résumaient leur vision du monde, pouvaient - en fonction de leur prise plus ou moins rigoureuse sur les phénomènes - se modifier, se compléter, se corriger, s'opposer parfois ou être remplacées par d'autres entièrement différentes, dans une vision plus ample, comme c'est le cas de la gravitation dans l'hypothèse d'Einstein comparée à celle de Newton. La vérité dans son essence ne tenait pas à elles.

Elle se concentrait dans cette Présence dont le jour se levait en eux, comme une intimité s'annonce à l'intimité qui l'accueille et ils la reconnaissaient toujours à ceci : qu'elle les libérait d'eux-mêmes dans l'espace diaphane où circulait sa clarté.

Sous cet aspect, le seul essentiel, on peut dire qu'il n'y avait, qu'il n'y a toujours pour eux, qu'une seule vérité, vivante et ineffable, qui s'atteste comme la source unique de leur liberté. Ils ne la nomment pas. Ils n'en sont pas, le plus souvent, distinctement conscients. Mais c'est elle qui suscite leur amour et qui est la fontaine de leur joie, comme c'est à elle que leur vie se consacre et que s'adresse leur ferveur.

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f )  Un lien de liberté avec soi.

On voit que, toujours aimantés par le même centre auquel ils vouent, comme à Quelqu'un, le plus intime d'eux-mêmes, les savants, en même temps qu'ils nouent un lien de liberté avec l'univers, contractent aussi un lien de liberté avec eux-mêmes. Cette double promotion du réel et d'eux-mêmes est leur manière de devenir quelqu'un, de se faire personne : dans l'univers nouveau qu'ils découvrent et auquel ils accèdent en échappant aux options qui altèrent en nous la vérité, laquelle a besoin, canine la Présence infinie qu'elle est, d'un espace illimité pour se manifester sans se réduire à une mesure qui la trahit.

Si la vérité du savant, la vérité qui inspire, comme dit Einstein, le sentiment mystique qui est "la semence de toute science véritable", est bien celle que nous venons d'entrevoir, si elle s'atteste, dans l'espace ouvert par le don de soi, comme la lumière d'une Présence infinie qui nous rend libre de nous, nous pressentons déjà dans quelle direction il faudra chercher la réponse à notre seconde question.

6 - Que peut signifier et comment reconnaître une révélation divine ?

a)  Dans la lumière de l'intimité divine.

Une révélation divine, au stade définitif, tout au moins, ne saurait se situer sur un plan inférieur à celui de la science qui est déjà un dialogue avec Quelqu'un. Insistons une dernière fois sur ce point.

La tempête qui engloutit un navire ne se soucie pas de la dignité des hommes qui périssent. Les hommes qui périssent ne peuvent davantage s'incliner devant la dignité de la tempête. Si l'univers n'était qu'un rouleau compresseur soustrait à toute exigence intelligible, si nous ne pouvions que le subir et nous subir, il n'y aurait pas de vérité.

La vérité suppose la possibilité d'un lien de liberté avec l'univers comme avec nous-même. Elle suppose que nous pouvons crever l'enveloppe de cet univers-chose, de ce monde aveugle et qui nous aveugle, et atteindre, à travers lui, dans un nouveau contexte, un univers humain où devienne possible un dialogue de personne à personne. Autrement, pourquoi une science authentique exigerait-elle un esprit affranchi de toute passion désordonnée ?

Ceci dit, nous pouvons tout de suite affirmer qu'une révélation divine, si elle s'ajoute à celle dont l'univers du savant est le truchement, ne pourra se situer dans l'univers chose où nous emprisonnent nos options passionnelles. Elle pourra éventuellement, dans sa phase initiale plus particulièrement s'exprimer - sans aucunement s'y lier - dans le langage élémentaire d'une humanité encore fortement ancrée dans la matière et être transmise par des hommes encore insuffisamment affranchis d'eux-mêmes ; mais ce sera pour déposer en eux - ou tout au moins à travers eux et au bénéfice des autres -

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un ferment de libération qui les aimantera vers un personnalisme où ils cesseront de se subir : avec une orientation plus explicite et une impulsion plus efficace que celles que pourrait leur imprimer aucune science dont ils seraient capables.

Cette efficacité résultera, on peut le présumer, d'une manifestation proprement personnelle du centre originel de l'univers personne, explicitement reconnu comme une présence distincte de nous et attesté finalement - quand la révélation aura atteint sa pleine maturité - comme une intimité transcendante enracinée dans la nôtre et seule capable de sceller notre autonomie, en nous faisant passer du moi possessif au moi oblatif ou ce qui revient au même, du dehors au-dedans, pour citer une fois de plus les mots d'Augustin dans l'inépuisable confidence de sa conversion : " Tu eras intus et ego foris" (Confessions X, XXVII)

Dieu en personne s'attestant en tant que personne, dans la lumière qui ne peut émaner que d'une personne infinie, pour faire de nous des personnes : c'est, très approximativement, le schéma élémentaire selon lequel on peut concevoir une révélation divine qui puisse dépasser la science - en tant que celle-ci crée déjà un lien de liberté avec le monde et avec nous-mêmes - en la confirmant et en la comblant sans mesure.

b)  Une seule et même vérité.

Comme l'intimité d'une âme se rend présente à l'intimité de celle à laquelle elle se communique par la lumière dont elle est le foyer et ne peut se manifester autrement : on peut prévoir qu'une révélation surnaturelle se réduira, dans son essence, à ce qui est requis pour que la lumière de l'intimité divine nous puisse introduire dans la vie personnelle de Dieu

Dans cette perspective, la vérité révélée pour elle-même - non en vue d'autre chose - s'identifierait toujours avec la manifestation personnelle de Dieu dans une lumière issue de son intimité et transparaissant à travers les événements et les visages qui devraient inscrire sa présence dans notre histoire.

Tout ce qui ne concerne pas immédiatement cette rencontre - la plus intime qui soit - n'intéresserait donc une révélation authentique qu'au titre de moyen et d'instrument : pour signifier et provoquer cette identification personnelle de nous-même avec Dieu.

Comme la maison où s'abrite l'union conjugale a son foyer in visible dans l'amour des époux et ne subsiste que par lui, le cadre historique et les agents humains d'une révélation divine - pour indispensables qu'ils soient - s'effaceraient dans la Présence unique, lisible en filigrane dans les éléments visibles figurés par sa lumière. On n'aurait jamais affaire qu'à Dieu, sans être, à aucun moment, prisonnier des situations ou des êtres à travers lesquels il se manifesterait.

Cette exigence libératrice se vérifierait, tout aussi rigoureusement au sein d'une communauté qui aurait la mission de conserver et de proposer une

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Révélation parfaite et définitivement accomplie. Il ne pourrait s'agir, en effet, que d'une communauté mystique où une communion humaine - universelle par vocation - conditionnerait la communion avec Dieu, d'une communauté-Sacrement où tout le dehors devrait être pris par le dedans, d'une communauté enracinée en Dieu, en un mot, et reconnue dans sa lumière comme elle n'existerait que pour nous plonger en lui.

Sous réserve de ces conditions, on pourrait dire qu'une révélation authentique devrait se développer intégralement dans le champ d'une seule et même vérité : Dieu en personne, manifesté comme tel dans la lumière qui rayonne de son intimité, de même que la maison nuptiale s'éclaire uniquement par l'amour des époux, qui se nourrit, justement, de l'échange de la lumière issue de leurs personnes

Le sens ultime d'une révélation divine, aussi bien, ne serait-ce pas ce dialogue nuptial, vécu et chanté par tant de mystiques, où nous sommes "guéris de nous" et affranchis de nos limites dans la respiration de l'éternel amour ?

c)  Le critère pratique

C'est pourquoi, si nous nous demandons comment reconnaître une révélation qui se développerait dans la direction dont nous venons très sommairement d'indiquer la courbe, nous croyons pouvoir répondre : à sa puissance effective de libération de l'homme et de l'univers.

Il s'agit là, évidemment, d'un critère concret et pratique, mais à quel autre recourir si l'on vise à une prise réelle sur les hommes et sur les événements ?

Rien ne sonne creux comme le procès intenté au matérialisme au nom d'un idéal dont on exalte la sublimité, si l'on n'en vit pas, en en tirant pratiquement toutes les conséquences. Aussi bien, quand les chrétiens se présentent comme les champions de la dignité humaine en se référant à des textes évangéliques, quel effet en peuvent-ils attendre, s'ils ne mettent pas la main à la pâte, en déployant concrètement tous leurs efforts pour que cette dignité soit reconnue en chacun et garantie à chacun ?

Mais la dignité humaine ne se confond-elle pas avec l'avènement de la personne dans l'expérience libératrice, si profondément évoquée par Augustin qui fait de chacun le centre et le révélateur d'un monde nouveau : dans sa transparence au centre divin en qui il s'affranchit de soi et où il puise, comme dit le même auteur, la vie de sa vie.

Devant quoi d'autre, Jésus était-il à genoux au lavement des pieds ?

Avons-nous autre chose à transmettre aux hommes que ce qu'il voulait susciter dans le cœur de ses Apôtres, en recourant à ce geste suprême pour les rendre attentifs au trésor infini confié à toute conscience humaine ?

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7 - Vérité et Liberté.

a)  Universalité absolue.

Si le christianisme a pour mission essentielle de communiquer la Présence libératrice en personne, avec toute l'ampleur de sa manifestation dans le Christ, il ne le peut faire efficacement qu'en fournissant la preuve concrète d'une universalité sans frontière.

Tout ce qui est exclusivement propre à une race, à une classe, à une nation, à une culture, à un langage, à un rite, à une tradition locale : tout ce qui est particulier en un mot, tout ce qui implique un élément étranger à une partie quelconque de l'humanité, doit s'effacer, cela va sans dire, dans la présentation d'un témoignage qui s'adresse à tous les hommes. Mais comment découvrir le langage universel où tout homme se reconnaîtra sans revivre constamment l'expérience où l'on devient réellement quelqu'un en s'affranchissant de soi

Dans un univers de personnes, en effet, la lumière jaillit d'une présence authentique, dont le dépouillement engendre l'espace diaphane où la Présence infinie se fait jour.

Les mots, ici, ne comptent pas : à moins de sourdre de la vie et d'en offrir la transparente communication. C'est précisément ce qui exige une radicale démission de soi - comme celle du lavement des pieds - de tout homme appelé à concourir à la libération d'autrui.

b)  Respect du mystère d'autrui.

La vie intérieure des autres nous échappe. Celui qui paraît hérétique peut être le Bon Samaritain. Celui qui donne à Dieu un autre nom que nous, celui même qui la vie en raison des limites où une centaine tradition l'a emprisonné, peuvent en vivre plus profondément que nous. Est-il présomptueux de penser que l'un et l'autre le pourront reconnaître, s'il n'a d'autre visage en nous que la Présence libératrice où chacun naît à soi ?

Si nous nous mettons à la place des autres, nous sentirons aisément combien nous serrions blessés de n'être pas pleinement acceptés dans la sincérité de nos convictions - quelles qu'elles soient, dans le respect de l'honnêteté naturelle - et combien nous offenserait la tolérance dont on voudrait bien nous faire l'aumône.

Aussi bien ne s'agit-il pas de remplacer une formule par une autre, comme si les mots par eux-mêmes pouvaient changer la vie : mais de laisser vivre et transparaître en soi la Présence qui est pour chacun, identiquement, la vie de sa vie.

c)  Nature du dogme chrétien.

Le dogme chrétien, tout particulièrement, répugne à l'identification matérielle de la

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 33

vérité avec une formule. Il n'est pas, en effet, une " weltanschauung ", un système ou une explication du monde-chose, où il est de toute manière impossible de situer la vérité. Il est le rayonnement personnel du premier amour, à travers les mots-sacrements qui communiquent la lumière de son intimité.

Il tire son origine de la vie trinitaire, de la désappropriation relative où le personnalisme divin s'identifie avec une éternelle charité. Il s'inscrit dans l'histoire par la désappropriation radicale qui livre l'humanité du Christ, dépouillée de sa subsistance connaturelle, à l'emprise du Verbe qui la revêt de sa subsistance propre, en l'affranchissant de toute limite et en fondant par-là même, l'universalité absolue qui est l'apanage du second Adam.

Il nous est proposé par l'Eglise, enfin, dont l'infaillibilité résulte de la désappropriation rigoureuse qui permet de l'identifier avec Jésus - comme Saul fut amené à le faire sur le chemin de Damas - en l'effacement total en Jésus de tout ce qui n'est pas lui.

d )  Désappropriation.

Nous retrouvons analogiquement, à tous les degrés de cette échelle de lumière, le même caractère de désappropriation, de mystique de pauvreté, parce que celle-ci, semble-t-il, est seule capable d'engendrer l'espace d'amour où la vérité surgit comme une Présence et s'atteste comme une personne ; qui cherche en nous la personne que nous avons à devenir, en nous désappropriant de nous-mêmes pour naître librement à nous-mêmes.

N'est-il pas frappant de rencontrer, au centre du christianisme, une révélation qui porte essentiellement sur la personne : en Dieu, en Jésus et, finalement, en nous par le chemin de la nouvelle naissance, comme si son seul dessein était de nous enraciner dans cet univers-personne où vérité, liberté, et personnalité s'identifient en quelque manière dans une même relation oblative, dans cette sorte de "vide sacré" où l'on devient soi dans un autre et pour lui.

N'est-ce pas l'indice que le Christianisme s'adresse explicitement à la personne, à l'universel dans l'homme et que nous n'en pouvons témoigner efficacement qu'en devenant réellement universels ?Tout homme demande à être traité comme une personne. Rien ne l'offense autant que le mépris de sa dignité. Rien ne concourt davantage à sa libération que de la lui rendre sensible dans le respect qu'on lui témoigne. De cette dignité humaine la croix est la plus haute mesure. Comment la regarder sans reconnaître que Dieu nous traite comme des personnes et comment douter, en s'y référant, que le Christianisme soit ordonné, par essence, à cet élément commun à tous les hommes qui est précisément leur dignité.

C'est donc à lui qu'il doit s'adresser : avec tant d'humilité que chacun puisse se sentir inclus dans son universalité par cela même qui le fait homme. C'est uniquement sous cet aspect que tout homme reconnaîtra à l'Eglise le droit de lui parler.

e)  Parler à la personne.

Une longue expérience nous a appris à ne pas contester ce que les autres disent,

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 34

mais à chercher à les atteindre dans ce qu'ils sont ou, tout au moins, dans ce qu'ils peuvent être. Une lumière de fond, qui est le regard de l'être, l'emporte sur les clartés ou les ténèbres de la raison. C'est dans l'axe de cette lumière qu'il s'agit de se placer. 0n parle ainsi à la personne, sans provoquer les réactions défensives d'une biologie complice de ses limites. Et même si on ne la nomme pas, on lui présente la vérité : comme on présente une personne à une personne en les laissant en tête-à-tête.

f)  Parabole du vitrail

Comme les images rendent sensibles les idées, nous terminerons notre méditation par une parabole :

Un vitrail dans la nuit est un mur opaque, aussi sombre que la pierre dans laquelle il est enchâssé. Il faut la lumière pour chanter la symphonie des couleurs

dont les rapports constituent sa musique.C'est en vain que l'on décrirait ses couleurs,

c'est en vain que l'on décrirait le soleil qui les fait vivre.On ne connaît l'enchantement du vitrail

qu'en l'exposant à la lumière qui le révèle en transparaissant à travers sa mosaïque de verre.

Notre nature est le vitrail enseveli dans la nuit. Notre personnalité est le jour qui l'éclaire et qui allume en elle un foyer de lumière. Mais ce jour n'a pas sa source en nous.

Il émane du soleil, du soleil vivant qui est la vérité en personne.

C'est ce soleil vivant que les hommes cherchent dans leurs ténèbres. Ne leur parlons pas du soleil. Cela ne leur servira de rien.

Communiquons-leur sa présence, en effaçant en nous tout ce qui n'est pas lui. Si son jour se lève en eux, ils connaîtront qui il est et qui ils sont,

dans le chant de leur vitrail.

La vie naît de la vie. Si elle jaillit en nous de sa source divine clairement manifestée,

qui refusera de s'abreuver à cette source, en l'ayant reconnue comme la vie de sa vie ?

Conclusion –

Nous n'avons pas la moindre autorité pour émettre le vœu qu'une déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, si elle doit être faite, s'exprime dans un langage par lequel tout homme puisse se sentir libéré, en étant saisi dans

l'universel qu'il porte en lui. Et nous n'aurions jamais eu l'outrecuidance d'écrire ce petit essai, si un Evêque ne nous avait pressé de le faire. On

voudra bien trouver, dans cette invitation, l'excuse d'une audace qui n'est qu'une affectueuse obéissance.

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L A  J O I E   C H R É T I E N N E

Maurice Zundel

Article publié dans Foi Vivante, revue des Carmes à Bruxelles en 1964puis Dans le silence de Dieu, Éd. Anne Sigier

Le grand poète Oscar Wilde écrivit, en prison, que la plus grande bénédiction de sa vie lui advint quand la société lui imposa cette réclusion, qui scellait son déshonneur en le privant à jamais de son foyer et de tous ses biens.  Il lui fallut du temps pour parvenir à cette conviction. Pendant une année il ne connut guère que la révolte et le désespoir.  Le souvenir de l'hommage rendu à sa détresse, le jour de sa condamnation, par le seul ami qui lui fût demeuré fidèle, finit par s'imposer à lui avec la force d'une présence.  Quelqu'un avait cru en lui quand sa déchéance avait paru irrémédiable; quelqu'un s'était incliné devant une valeur qui pouvait encore vivre en lui; quelqu'un, bravant le mépris public qui l'accablait, n'avait pas cessé de l'aimer.     C'est dans la lumière de cette amitié qu'il découvrit l'Amour infini qui l'attendait au plus intime de lui-même et auquel il suffisait de consentir pour jouir d'une liberté qu'il n'avait jamais connue et que les murs de sa prison ne pouvaient aucunement restreindre.  Il n'était plus seul dans sa cellule. Un Ami invisible ne cessait de le visiter, en ouvrant à son âme un espace illimité.     En des circonstances bien différentes, une femme totalement  paralysée depuis 39 ans et aveugle depuis 30 ans me confiait le  secret de son courage et de sa sérénité:  dans le bonheur d'avoir été épousée avec cette double infirmité par l'homme qui l'avait aimée - avant qu'elle n'en fut atteinte - dans tout l'éclat de sa jeunesse et qui attestait, par cette fidélité, la valeur unique qu'il attachait à sa personne, véritable sanctuaire de la Divinité.

En des conditions peut-être plus tragiques encore, une Française déportée au cours de la dernière guerre, eut la grâce de découvrir Dieu dans le camp de Ravensbruck où elle endurait d'exceptionnelles privations.  Elle en éprouva un tel bienfait que, libérée par la victoire, elle craignit de perdre, dans la dispersion d'une vie dite "normale", la permanence du seul contact qui la pouvait combler.     Qui se douterait de la misère matérielle de Mozart en entendant sa musique, où sa foi ingénue anticipait la joie qu'il espérait de la rencontre avec le Seigneur dont son Requiem respire l'attente Qui sentirait autre chose que pure jubilation dans le "Te decet hymnus" du Requiem de Gilles, où toute chair ressuscite dans la gloire de la Jérusalem nouvelle, dont le Gloria de la Messe en si de Bach semble saluer l'avènement.               L'amour est plus fort que la mort... Il n'y a pas de douleur qu'il ne puisse transfigurer, pas d'infirmité dont il n'allège la pesanteur. Les aveugles sont les grands voyants du monde sonore et c'est à un sourd que nous devons  l'Hymne à la Joie le plus triomphant.

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          Mais si de grandes âmes ont pu vaincre la souffrance, la pauvreté, la prison, les deuils, les humiliations et rendre grâce au poteau d'exécution, comme d'Estienne d'Orves,  et chanter jusqu'à l'échafaud comme les Carmélites de Compiègne, on ne s'étonnera pas que l'Amour qui les portait confère à toute existence, pourvue du nécessaire sans épreuve héroïque, un surcroît infini de bonheur et de grandeur, dont témoignent, chacun dans son langage tous les génies, tous d'accord pour reconnaître dans cet Amour qui aimante leur recherche:  "La Vie de leur vie."     "Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu'un?" écrit Flaubert dans son journal, scandalisé par un billet de Baudelaire qui lui demande de pousser sa candidature à  l'Académie Française.  C'est qu'il n'ambitionne, lui, Flaubert, d'autre récompense que d'exprimer toujours mieux, en s'effaçant devant elle, cette "Beauté toujours ancienne et toujours nouvelle" qui ravissait le coeur de Saint Augustin.  Avec la même humilité Einstein affirmait que "l'homme qui a perdu la faculté de s'émerveiller et d'être frappé de respect est comme s'il était mort", car il n'aspirait qu'à ce dialogue "mystique" avec un univers perçu dans la Pensée créatrice dont la nôtre tire toute sa lumière.  Et qui a mieux chanté "la joie de connaître" que Pierre Termier déchiffrant la genèse de la terre dans le grand Canyon du Colorado?     Mais non moins admirable est ce témoignage d'une pauvre bergère illettrée qui n'arrivait jamais au bout de son "Notre Père" parce qu'elle éclatait en sanglots dès les premiers mots, en pensant qu'une chétive créature comme elle jouissait du privilège incroyable d'invoquer Dieu comme son Père.     Si le message de Jésus s'achève dans ce testament de Joie: "Je vous ai dit ces choses pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite", c'est que tout l'Evangile est la révélation et la communication personnelle du Dieu-Charité, du Dieu qui n'est qu'Amour et dont le Coeur est le berceau de toute réalité.     Ce dimanche rose de "Laetare" oriente nos regards, au milieu du Carême, vers l'univers pascal qui doit fleurir de la Croix, où la création sera ré-engendrée par le Verbe fait chair, en qui l'Amour éternel s'immole pour faire contrepoids à tous nos refus d'amour.     La Musique qui est le chant du Silence, par le ministère des grands Artistes qui sont nos hôtes, va nous disposer à entendre selon le mot de Saint Ignace d'Antioche, ce "mystère de clameur accompli dans le silence de Dieu", dont chaque Liturgie renouvelle la présence et l'appel.          Il ne suffit pas, en effet, que Dieu se donne pour que sa joie soit en nous.  Seul le consentement de notre amour peut fermer l'anneau d'or des fiançailles qu'Il ne cesse de nous proposer, comme en témoigne Saint Paul aux Corinthiens dans cette parole qui s'adresse à nous:  "Je vous ai fiancés à un Epoux unique pour vous présenter au  Christ comme une vierge pure".     Mais comment cela peut-il nous atteindre réellement?  Allons- nous verser

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dans une sensiblerie pseudo-mystique en nous imaginant favorisés, plus que le commun des hommes, des prédilections divines?     Toute illusion à cet égard est écartée par le mandatum qui fait de l'amour effectif envers les hommes le critère exclusif de notre amour envers Dieu.  C'est d'abord dans le jardin d'autrui que doit fleurir, par nos soins, la rose du Laetare. Qu'exige de nous, en famille, au travail et dans toutes nos relations humaines la joie des autres?  Nous verrons, sans tarder, qu'elle réclame une attention si constante. un effacement de nous-même si soutenu, qu'ils sont rigoureusement impossibles sans une permanente reprise de contact avec Dieu.     C'est là le noeud des deux préceptes qui n'en font qu'un: l'amour de Dieu et l'amour de l'homme.

L'Evangile  est la bonne nouvelle de l'Emmanuel: "Dieu est avec nous". Mais comment l'apprendra l'homme d'aujourd'hui, si le sourire de notre amitié ne lui rend pas sensible le Visage qu'un coeur humain, ne peut reconnaître qu'à travers un amour humain où il transparaît?

Le Testament de joie est remis entre nos mains, comme le plus urgent appel à notre générosité qui en peut seule assumer  l'accomplissement dans le monde contemporain, au cours du temps  dont chacun de nous dispose pour s'éterniser.

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L A   P A U V R E T É   D E   D I E U

Maurice Zundel

Article publié dans Foi Vivante, revue des Carmes à Bruxelles en 1963puis Dans le silence de Dieu, Éd. Anne Sigier

Une petite fille qui avait été au catéchisme et qui l'avait suivi assidûment, essayait de se représenter Dieu. On avait dit que Dieu est tout-puissant, qu'il peut faire tout ce qu'il veut, que rien ne lui résiste, qu'il est riche de tous les biens, qu'il est tellement heureux que tous nos malheurs ne peuvent l'atteindre, comme aucune de nos joies ne peut l'enrichir et que cela est ainsi depuis toujours. Eternellement. Dieu est comblé, saturé de biens, débordant de richesses et doué d'une irrésistible puissance. Et la petite fille se disait : « Il en a de la chance, le bon Dieu ! Parce qu'enfin, il ne l'a pas mérité, cela a toujours été ainsi. Au fond, ce n'est pas juste. Cela devrait être chacun à son tour d'être Dieu ! » Et elle attendait tranquillement son tour d'être Dieu.

Il y a quelque chose d'émouvant et d'admirable dans la réflexion de cette enfant qui rejoint l'objection de Nietzsche : « S'il y avait des dieux, comment supporterais-je de n'être pas Dieu ? » A cette objection redoutable, il n'y a qu'une réponse, c'est celle qui fut donnée à saint François d'Assise. François, le fils du marchand; François, destiné par son père au négoce ; François, riche, comblé par son père qui lui laisse la bride sur le cou ; François, qui rêve d'autre chose ; François, nourri des romans de chevalerie et qui ne pense qu'à la gloire des champs de bataille; François, homme de guerre tout au début de sa carrière, lors d'une petite guerre entre Pérouse et Assise. Mais François nourrit une ambition plus grande : il veut faire la grande guerre dans le sud de l'Italie. Et il s'en va, magnifiquement équipé, quand il est arrêté par une voix qui lui dit intérieurement : « Lequel vaut mieux, servir le maître ou le serviteur ? » Et il comprend qu'il va faire ses armes, qu'il deviendra chevalier sous les ordres d'un capitaine qui est lui-même sous les ordres d'un prince. Il ne sera que le domestique d'un domestique ! C'est trop peu pour lui ! Il rebrousse chemin et il attend son destin. Il sait qu'un jour le monde sera rempli de sa gloire et qu'il épousera la plus belle princesse qui se puisse jamais avoir. Et il attend.

La maladie le fait réfléchir, le baiser au lépreux lui fait rencontrer l'intimité du Christ Jésus, la voix du crucifix de saint Damien lui enjoint de reconstruire sa maison et, enfin, il entendra dans l'évangile de saint Mathieu l'appel décisif. Il va rencontrer enfin la princesse à laquelle il s'est promis : Dame Pauvreté !

C'est Dame Pauvreté qu'il va chanter sur toutes les routes de la terre, elle est son unique trésor, son seul héritage. Cette dame, passionnément aimée et défendue, sous l'image de laquelle il se représente Dieu, c'est cela l'immense aventure, la plus grande de l'histoire chrétienne. François l'a compris le premier. Il a vécu avec une intensité brûlante cette identification de Dieu avec la pauvreté. « Bienheureux ceux qui ont une âme de pauvre », dit Jésus en

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tête des Béatitudes. C'est la première Béatitude, parce que c'est la Béatitude de Dieu. Dieu est pauvre, dit François, et le petit pauvre se tient devant le grand pauvre. Et, par là, François, le chantre de la pauvreté, nous donne la clef de ce mystère insondable et merveilleux, qui est le mystère de la Sainte Trinité. La très sainte Trinité, que l'on présente comme un rébus indéchiffrable, la Sainte Trinité sur laquelle tant de théologiens ont exercé leur admirable subtilité. Mais jamais ils n'ont été au cœur de cette vie débordante, parce qu'ils n'ont pas compris que la clef de la Trinité, c'est la pauvreté.Trinité cela veut dire que Dieu, s'il est unique, n'est pas solitaire. Dieu n'est pas quelqu'un qui tourne autour de soi, qui se regarde, qui se repaît de lui-même, qui se loue et s'adore et nous demande de le louer et de l'adorer, dans une demande égocentrique et possessive. Non, la vie de Dieu est une vie trinitaire: autrement dit, Dieu n'a prise sur son être et sur son acte qu'en le communiquant. Dieu ne se regarde pas. En Dieu, la connaissance, c'est le regard : c'est l'élan du Père vers le Fils et le regard et l'élan du Fils vers le Père. La connaissance est un échange, un don consubstantiel, un don total, car ce qui constitue le Père, c'est uniquement cet élan, ce regard vers le Fils. Il n'a rien d'autre que d'être tout donné à ce Fils, qui n'a rien d'autre que d'être donné à ce père et ensemble, ils ne possèdent pas l'amour, ils le donnent, ils le communiquent dans une aspiration vivante vers le Saint-Esprit, qui est, une respiration vivante vers le Père et le Fils. En sorte qu'en Dieu, tout est éternellement donné, communiqué, dépouillé dans une pauvreté tellement absolue, qu'il faut dire que Dieu n'a rien, qu'il ne peut rien avoir, qu'il ne peut rien posséder, que la divinité n'est à personne, car elle n'est au Père que dans son élan vers le Fils et au Fils dans son élan vers le Père, et à l'Esprit saint dans cette respiration d'amour vers le Père et le Fils.

D'ailleurs, cela, nous pouvons le comprendre immédiatement par une expérience quotidienne : celle de cette trinité humaine, la famille, qui est la plus belle image de la trinité divine. Dans une famille, il y a au moins trois personnes : le père, la mère et l'enfant. Et ces trois personnes vivent de la même vie, de la même joie, du même bonheur, du même amour et leur harmonie est faite uniquement de ce regard de l'un vers les deux autres.

Quand l'homme regarde sa femme et pense à elle, en s'oubliant lui-même, quand la femme regarde son mari et pense à lui en s'oubliant elle-même et que l'enfant regarde son père et sa mère en s'oubliant lui-même, c'est le bonheur. La vie circule, la vie jaillit, la vie se communique, l'harmonie est parfaite. Mais nous le sentons immédiatement, ce bonheur n'est à personne. Le père ne peut pas dire, c'est moi, c'est à moi, c'est pour moi : il le détruirait immédiatement. Il en serait de même si la mère se le voulait approprier et si l'enfant prétendait en avoir le monopole. C'est un bien qui ne peut exister qu'à l'état de communication, à l'état de dépouillement, à l'état de don.    

Ainsi Dieu, non pas un Dieu solitaire, mais un Dieu dont toute la vie est un pur jaillissement d'amour sans aucun retour sur soi possible. Nous, nous pouvons toujours défaire l'union, rompre une harmonie, nous séparer les uns des autres. En Dieu, il n'y a pas d'adhérence à soi, parce qu'en Dieu, le moi est tout élan, toute communication, tout altruisme, tout don, toute

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 40

communion, tout amour. En lui, se réalise ce pressentiment de Rimbaud : ‘‘Je est un autre ’’. ‘’ Je ’’ est un autre, c'est pourquoi il faut dire, avec François d'Assise ou plutôt à travers lui, qui n'a rien dit, mais qui a tout vécu, il faut dire : « Dieu est Dieu parce qu'il n'a rien » Il est tout en être, tout en valeur, parce qu'il n'a rien, parce qu'il ne peut rien avoir, parce qu'il ne peut rien posséder, parce qu'il a tout perdu éternellement, parce qu'il est le dépouillement subsistant, infini, personnifié, éternel.

C'est là ce que François a découvert, c'est là ce qu'il a vécu, ce qu'il nous a communiqué ou plutôt, Dieu à travers lui. C'en est fini maintenant de ce Dieu propriétaire, de ce Dieu maître, de ce Dieu despote, de ce Dieu qui est assis sur ses trésors, qui les défend et qui, comme dit Luther dans une phrase épouvantable, ‘‘ne veut pas lâcher la bride du pouvoir’’. C'est le contraire qui est vrai : Dieu a éternellement lâché la bride du pouvoir, il ne veut rien pouvoir, sinon donner. Il n'y a rien d'autre en lui que l'amour. Il ne peut nous toucher que par son amour, comme nous ne pouvons le rejoindre que par notre amour.

C'est un Dieu inconnu, un Dieu inimaginable, un Dieu imprévu, un Dieu que les chrétiens n'ont pas encore commencé à reconnaître. Nous continuons à penser à Dieu comme on pouvait y penser avant Jésus-Christ. On oublie qu'en Jésus-Christ tout a été renouvelé, qu'au travers de l'humanité transparente de Jésus-Christ, le vrai visage de Dieu s'est révélé, qui est le visage de la pauvreté, le visage de la fragilité. Car si Dieu est pauvre, il est fragile ; si Dieu est pauvre, il est désarmé, car il n'a rien pour le défendre, il n'est que son amour. Et il suffit de lui refuser le nôtre pour que rien ne se puisse accomplir.

C'est ce que nous dit magnifiquement le prologue de saint Jean : « En lui est la lumière, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne la saisissent pas. » Il est dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne le connaît pas. Il vient chez les siens et les siens ne le reçoivent pas. Et que peut-il faire ? Il meurt. Il meurt pour tous ceux qui refusent de l'aimer. Et il n'y a pas pour lui d'autre issue, et c'est ce que veut dire la croix. La croix veut dire que Dieu est l'amour qui n'est qu'amour fragile qui appelle notre amour mais qui ne peut rien en nous sans nous.

C'est pourquoi il ne s'agit pas de nous sauver d'une menace qui viendrait de Dieu, mais de sauver Dieu de la menace que nous sommes pour lui, de le sauver de nos ténèbres, de le sauver de notre opacité, de le sauver de nos limites qui font de lui constamment une idole. C'est pourquoi Graham Greene a pu dire magnifiquement dans La Puissance et la Gloire: « Aimer Dieu, c'est vouloir le protéger contre nous-même. » Dieu est fragile autant qu'il est amour. Fragile comme la vérité. Il suffit de se boucher les oreilles et la vérité ne peut plus rien. Fragile comme la musique : il suffit de taper sur une casserole, et la musique ne peut rien. Fragile comme l'amour : il suffit de fermer son cœur et l'amour ne peut rien.

Aussi bien, saint Jean de la Croix, grandissime docteur de la contemplation, rejoint ici magnifiquement saint François lorsqu'il appelle Dieu : ‘‘ la musique

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silencieuse ’’. Dieu est une musique silencieuse. Il n'est pas là où il y a du bruit. Et c'est pourquoi, dès que nous faisons du bruit, nous nous séparons de lui. Nous ne pouvons plus l'atteindre qu'à travers des formules, des mots, tout empreints de nos limites et qui font de lui une idole. Pour le rencontrer, il faut l'écouter, il faut faire de tout son être un silence agenouillé et alors sa voix retentit comme la voix de la musique silencieuse.

Quelle découverte ! Comme la petite fille, nous étions tentés de voir en Dieu un pouvoir exorbitant ou, comme Nietzsche, un pouvoir révoltant qui appelait notre révolte. Et voilà maintenant que Dieu nous apparaît, dans le chant de saint François, comme celui qui n'a rien. Il nous apparaît comme le dénouement éternel, il nous apparaît comme la simplicité d'une pauvreté si grande que jamais nous ne pourrons être aussi pauvres que lui. Car il y aura toujours en nous ces adhérences par lesquelles nous collons à nous-même, ce sens de la propriété qui fait de nous des esclaves de nos possessions. Dieu seul est libre, d'une liberté infinie, qui est la liberté du dépouillement total. Ainsi son ‘‘ être par soi’’, cela veut dire aussi qu'il y a en lui toutes les conditions de la pauvreté absolue du dépouillement infini et de l'amour parfait.

Nous devons donc faire silence en nous pour pénétrer dans ces abîmes de lumière et de joie, où notre liberté a son origine première. Et, nous souvenant que Dieu est la musique silencieuse, que Dieu est fragile, nous essayerons de le protéger contre nous-mêmes.      

Alors Dieu prendra pour nous un autre visage, un visage adorable, un visage passionnant, un visage toujours nouveau. Car quelle découverte plus bouleversante que celle-là, de savoir que Dieu n'a rien, qu'il ne peut rien posséder et que nous ne sommes suspendus qu'à son amour, comme il est suspendu au nôtre ! C'est ce que Claudel a découvert le jour de Noël 1886, où il fut foudroyé par la grâce, comme Saül à Damas, Claudel entrant à Notre Dame pour y chercher en dilettante des émotions esthétiques et entendant soudain à travers les antiennes des vêpres de Noël, cette annonce formidable de l'enfance éternelle et de l'innocence déchirante de Dieu.

Oui, c'est cela notre Dieu. Le Dieu vivant, le Dieu-Esprit, le Dieu-vérité, le Dieu crucifié, le Dieu silencieux. Il n'y en a pas d'autre. Le Dieu qui retentit au plus intime de nous-même comme un appel que nous entendons dès que nous cessons de nous regarder et de nous écouter et qui nous apparaît, sous les traits de sa divine fragilité, comme l'enfant éternel et comme l'innocence déchirante.

 

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 42

L E   V R A I   V I S A G E   D E   D I E U

Maurice Zundel

Article publié dans Foi Vivante, revue des Carmes à Bruxelles en 1960puis Dans le silence de Dieu, Éd. Anne Sigier

Je revoyais, l'an dernier à Louqsor et à Karnak, les statues colossales des Pharaons, ces Pharaons dont l'effigie multipliée à des centaines d'exemplaires se dresse à 8 mètres de hauteur et veut donner l'impression d'une puissance divine :le Pharaon dominant son peuple, qui n'est que poussière sous ses pieds.

C'est ainsi que l'humanité a conçu la grandeur. L'humanité n'a jamais pu comprendre autrement la grandeur que sous la forme de la domination. Le plus grand, c'est celui qui écrase, qui a des sujets, qui commande et exige d'être obéi. C'est celui devant qui le peuple n'est que poussière. Et c'est pourquoi les Pharaons sont divinisés. Ils reçoivent leur investiture de la divinité et ils exigent d'être obéis et d'être reconnus comme des dieux. Le Pharaon est Dieu. C'est l'impression que l'on reçoit immédiatement devant le spectacle de ces statues gigantesques où le Pharaon a multiplié son visage comme le visage de la divinité.

Mais si le Pharaon est Dieu, Dieu est aussi un Pharaon. Cette image de la grandeur divine va traverser l'histoire. Dieu apparaîtra lui aussi comme un monarque, comme un despote, comme le maître absolu devant lequel nous ne sommes que néant, celui qui peut nous imposer son joug et nous châtier des derniers châtiments si nous nous soustrayons à sa volonté. Et dans la Bible elle-même, dans l'Ancien Testament qui est d'ailleurs dans son essence un mouvement vers Jésus - et c'est là toute sa valeur - il n'en reste pas moins vrai que l'image de Dieu est cette image royale, le plus souvent l'image d'un dominateur, d'un despote absolu, dont la présence fait mourir.

Aussi bien, voyons-nous Isaïe, lors de sa première vocation, saisi de terreur : il va mourir et, lorsque les Hébreux se trouvent au pied du Sinaï, et qu'ils s'apprêtent à affronter la présence de Dieu, ils crient vers Moïse en disant : "Parle-nous, toi, mais que Dieu ne nous parle pas. Car si Dieu nous parle, nous allons mourir ".

C'est ainsi que si les hommes ont donné à leurs rois, dans l'antiquité, le visage de la divinité, ils ont donné aussi à la divinité le visage de leurs rois. C'est ainsi que nous tous nous concevons la grandeur. La grandeur, c'est de dominer ; la grandeur, c'est d'être au-dessus des autres ; la grandeur, c'est d'être applaudi ; la grandeur, c'est d'avoir des sujets. Dans un ordre quelconque, la grandeur, c'est de regarder de haut en bas vers une foule qui admire et qui offre le tribut de ses hommages. Et nous sommes tout infectés, tout empoisonnés de cette image de la grandeur, puisque nous aussi, dévorés comme nous le sommes par notre amour-propre, nous ne pensons qu'à nous mettre en valeur, éclipser les autres, en faisant parler de nous.

Cette image corrompt notre esprit, corrompt aussi notre religion, parce que justement l'Evangile nous a apporté une autre échelle des valeurs. A cette échelle des valeurs fondée sur la domination, sur l'écrasement de la fragilité humaine par la puissance divine, selon l'image que les hommes étaient alors capables de construire, l'Evangile oppose une nouvelle échelle des valeurs, incroyable, merveilleuse et dont nous n'avons pas encore commencé de comprendre la portée.

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 43

Le Jeudi Saint, à quelques heures de l'Agonie, las apôtres sont encore entrés au Cénacle sans comprendre. A la table même de la Cène, ils se sont disputés pour la première place. Car il ne reste pas autre chose que des premières places, et Jacques et Jean - Jean lui-même, le disciple bien-aimé - ils ont, par l'entremise de leur mère, réclamé les premières places. Ils rêvent de s'asseoir sur des trônes pour juger les douze tribus d'Israël. Ils ne savent pas, comme disait Jésus, de quel esprit ils sont. Ils sont dominés, comme nous le sommes encore, par cette image de domination. Pour eux, la grandeur, c'est de regarder de haut en bas, d'avoir des sujets et de recevoir des hommages.

Et Jésus va nous introduire maintenant dans la véritable grandeur. Il va mettre de l'eau dans un bassin, il va se ceindre d'un linge, il va s'agenouiller devant eux, il va leur laver les pieds, faisant le geste que les esclaves des Hébreux eux-mêmes auraient refusé à leurs maîtres. Et Pierre, toujours dominé par son image de la grandeur, de la fausse grandeur, se scandalise : "Mais non, Seigneur, c'est impossible !" Il veut détourner Jésus de cette humilité, comme il voulait le détourner naguère de la croix. Il faut que Jésus affirme qu'il n'aura aucune part au Royaume s'il ne se laisse faire. Et maintenant Jésus, à genoux, lave les pieds de Judas qui l'a vendu, de Pierre qui va le renier, de Jacques et Jean qui vont s'endormir dans le jardin de l'agonie, de tous les autres qui vont s'enfuir quand il aura été livré et qu'il apparaîtra désormais comme le condamné voué à l'infamie.

C'est ici que commence la Nouvelle Alliance, que le voile se déchire, que le vrai visage de Dieu apparaît et que cette échelle de grandeurs nouvelle, incomparable, nous est enfin révélée : la véritable grandeur, ce n'est pas de dominer, la véritable grandeur, c'est la générosité, c'est la générosité... Le plus grand, c'est celui qui donne le plus, celui qui donne tout, celui qui donne infiniment, celui qui n'a rien, celui qui n'est qu'amour et qui ne peut qu'aimer.

Ce visage de Dieu se révèle enfin, le vrai, l'unique vrai visage de Dieu, inconnu, insoupçonné, imprévisible, merveilleux, celui que le monde d'aujourd'hui attend et ne connaît pas encore. Car enfin, tout l'athéisme moderne : Marx, Nietzsche, Sartre, Camus, tous ces grands talents, tous ces grands hommes, chacun à sa manière, pourquoi refusent-ils Dieu ? Mais justement, Dieu, ils le voient toujours sous l'image du Pharaon, comme une limite à l'homme, comme une menace contre l'homme, comme un interdit, comme une défense, comme une barrière ! Ainsi que l'écrit Sartre dans ce raccourci terrifiant : "Si Dieu existe, l'homme est néant.", tant ils ont le sentiment que si l'homme doit se tenir debout, s'il veut être un créateur, s'il veut courir une aventure qui en vaille la peine, il ne doit compter que sur soi, ne pas faire appel à ce Dieu qui nous dispense de tout travail, de tout effort créateur, parce qu'il a tout fait, parce que les jeux sont faits, parce que le sort en est jeté, parce que notre destin est éternellement prédéterminé. Et c'est au nom de l'activité humaine qu'ils revendiquent leur athéisme, pour que l'homme soit pleinement lui-même, pour qu'il atteigne à toute sa grandeur, pour qu'enfin il soit vraiment un créateur.

Ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux. Nous aussi, nous sommes des hommes, nous aussi nous avons le sens de la dignité, un sens brûlant, ineffaçable. Nous aussi, nous savons qu'une conscience humaine est inviolable, qu'un homme n'est pas un objet dont on puisse disposer comme d'une marchandise, que l'homme est un sujet, qu'il doit être vraiment l'origine et la source de ses actes. Et le Créateur lui-même, dans l'ordre de la générosité et de l'amour, où tout est fondé sur la réciprocité, va nous donner - et c'est cette immense révélation - cette lumière inépuisable du lavement des pieds.

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 44

Devant quoi Jésus est-il à genoux ? Devant ce Royaume de Dieu que nous avons à devenir. Et il n'y en a pas d'autre. Le Royaume de Dieu, c'est la Royauté d'amour de Dieu au plus intime de nous. Et cette Royauté, Dieu ne peut pas l'accomplir tout seul. Autrement, Jésus ne serait pas à genoux devant ses disciples. Pour que cette Royauté existe réellement, il faut notre consentement, il faut que le cœur de Judas s'ouvre, que le coeur de Pierre accepte, que le coeur de Jacques et de Jean s'éveille, que tous les autres sortent de leur sommeil et qu'ils prononcent ce oui sans lequel rien ne peut s'accomplir. Et c'est justement pour éveiller ce consentement, pour rendre attentif chacun de ses disciples et nous-même à ce Royaume intérieur que Jésus est à genoux. Jamais l'homme n'a reçu tant d'honneurs, jamais la liberté humaine n'a reçu une telle dimension que dans cet agenouillement du Seigneur devant ses disciples et devant nous-même.

C'est cela le vrai visage de Dieu. La grandeur, ce n'est pas de dominer. Dieu n'est pas celui qui a le goût de l'esclavage. Dieu n'a pas de sujets - au sens de Pharaon - Dieu ne domine personne. La Royauté de Dieu, c'est justement de nous toucher par sa liberté pour susciter la nôtre.

Un monde nouveau, un monde inconnu, un monde insoupçonné, un monde merveilleux, puisque notre oui - comme le oui de la fiancée dans un véritable mariage, conditionne le oui du fiancé - est condition dans ce mariage que Dieu veut contracter tracter avec nous. Comme l'exprime l'apôtre Paul : " Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. " C'est cela notre Dieu : non pas une limite, non pas une menace, non pas un interdit, non pas une vengeance, mais l'amour agenouillé qui attend éternellement le consentement de notre amour sans lequel le Royaume de Dieu ne peut se constituer et s'établir. Exactement tout le contraire de ce que l'on imagine. On imagine les croyants comme de pauvres types qui ont peur, qui s'en remettent à une puissance indiscutable pour boucher les trous de leur impuissance. Oui, c'est cela Dieu, le bouche-trou de tout ce que l'on ne sait pas, et de tout ce que l'on ne peut pas. Alors, cela fait un Dieu rabougri, un Dieu et un homme méprisables. Mais non, justement l'Evangile, la Bonne Nouvelle nous ouvre cet horizon prodigieux, celui-là même que secrètement notre coeur attendait : l'Evangile nous fait connaître, l'Evangile nous révèle le coeur de notre Dieu et nous introduit dans son amitié, car désormais, il n'y a plus de serviteurs, il n'y a plus que des amis. C'est une révolution sans précédent.

Il faut que nous entendions cet appel, que, comme le veut le Pape saint Léon dans son homélie de Noël, nous prenions conscience de notre admirable dignité. Dieu n’a pas le goût de cette soumission d'esclave. Il attend notre amour de fils. Il attend notre confiance d'ami. Il veut faire de nous des collaborateurs d'un monde qui ne peut pas s'achever sans nous. Le grand romancier Pasternak, dans son livre bien connu, Le Docteur Jivago, a deux ou trois pages miraculeusement belles sur la nouveauté du Christianisme et il oppose aux miracles de l'Ancien Testament, aux grands mouvements des peuples sous la conduite de Moïse, le miracle silencieux de la conception de Marie. Ce miracle secret qui s'accomplit à l'ombre du Saint-Esprit, ce miracle que la langue humaine est incapable d'exprimer. Ce miracle où Dieu vient à nous, ce miracle va resplendir à travers la pauvreté de Marie, le visage éternel du Dieu vivant. Et il conclut ces pages par ce raccourci prodigieux, emprunté à la Liturgie russe “ Adam a voulu se faire Dieu et il n'a pas réussi, il ne l'est pas devenu. Mais maintenant, Dieu s'est fait homme afin de faire de l'homme un Dieu."

On ne peut pas, comme le fait la liturgie russe, opposer d'une manière plus brutale les deux échelles de valeurs, celle de l'Ancien Testament, fondée sur l'image de domination où le péché

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suprême était de vouloir ravir à Dieu ses droits en se faisant Dieu au lieu d'être un esclave courbé dans la poussière, et la nouvelle échelle de grandeurs du Nouveau Testament, fondée uniquement sur la générosité où, comme le disait Athanase et après lui Augustin, Dieu s'est fait homme afin que l'homme devînt Dieu. Car bien sûr, dans l'échelle de générosité, il n'y a plus de rivalité possible, car celui qui donne tout, ne demande rien d'autre que communiquer tout ce qu'il est, pour nous faire pénétrer dans son intimité afin que sa vie devienne la nôtre et la nôtre la sienne.

Voilà la charte de notre liberté : l'Evangile nous délivre de ce monarque, nous a délivrés de cette menace d'un Dieu dont on avait peur et devant lequel on pensait toujours devoir mourir. L'Evangile nous fait entrer dans l'intimité du Dieu vivant, qui fait surabonder la vie, et il vient à nous comme la Bonne Nouvelle d'aujourd'hui, la plus brûlante, la plus passionnante, la plus magnifique. Il nous demande de nous redresser, d'atteindre à notre stature qui est la stature du Christ et de devenir avec Dieu des créateurs dans le même ordre de grandeur que lui, l'ordre de grandeur de la générosité, de l'amour et du don de soi. Car justement, Dieu s'est fait homme afin que l'homme devînt Dieu.

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TU ÉTAIS DEDANS, MOI DEHORS

Maurice Zundel

Homélie pour le 2e dimanche du Carême, dimanche de la Transfiguration à Genève, en février 1975

Dernière homélie prononcée par Maurice Zundel qui décédait en août 1975 des suites d’une thrombose cérébrale.

Publiée dans Ta Parole comme une source, Éditions Anne Sigier

Chers amis,

Nous avons une peine infinie à prendre le tournant, c’est-à-dire à intérioriser Dieu. Nous continuons presque toujours à Le situer en dehors de nous, comme une puissance qui nous domine, à laquelle il faut bien que nous nous soumettions, mais qui ne fait pas partie essentielle de notre vie, qui est un devoir, parfois ennuyeux, un devoir auquel on veut bien consentir en donnant quelques minutes à Dieu chaque jour, éventuellement une demi-heure le dimanche. Mais nous ne sommes pas pris aux entrailles. Nous ne sommes pas pris au fond du cœur par ce Dieu qui nous demeure étranger, alors que justement la nouveauté, la nouveauté de la Nouvelle Alliance, c’est de situer Dieu au plus intime de nous-même, comme une source qui jaillit en vie éternelle.

Il est étonnant que nous n’ayons pas retenu le mot de saint Augustin qui est unique en son genre, qui est prodigieux dans son raccourci et qui jette une telle lumière sur la nouveauté de l’expérience spirituelle. Il dit à Dieu : « Tu étais dedans, c’est moi qui étais dehors ! »

Il touche là le nœud même de la question. C’est là, justement, que se situe le tournant : si Dieu est dehors, la cause de Dieu est perdue. Il demeure étranger à nous-même et, ce n’est qu'en nous contraignant, que nous nous soumettons éventuellement à des lois qui nous surplombent et qui viennent d’ailleurs.

Mais si nous saisissons, comme Augustin l’a saisi avec cette puissance incroyable, que c’est Dieu qui est dedans, et nous dehors, que c’est Dieu qui est la suprême expérience de notre humanité, que nous n’arrivons jusqu’à nous-mêmes qu’à travers Lui, alors Dieu deviendra la respiration même de notre esprit et de notre cœur.

On peut récriminer contre la dissolution des mœurs, on peut s’attrister de voir s’effondrer les traditions vénérables,  mais tous ces gémissements ne résolvent aucunement le problème. Il s’agit de montrer Dieu, j’entends d’en témoigner comme d’une expérience que l’on peut vivre, que chacun est capable de faire à chaque instant du jour, en étant simplement attentif à sa

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propre vie, sa propre vie bien sûr mêlée à celle des autres, sa propre vie en relation avec celle des autres, mais toujours sur ce plan d’humanité où il est impossible de se tirer d’affaire sans rencontrer l’infini.

Dès que vous percevez cela dans un petit enfant qui vient de naître, dans ce premier sourire de cet enfant, dès que vous sentez ce dedans, que vous en prenez conscience, vous êtes bouleversé. Vous sentez que tout est là finalement, qu’à travers cette fragilité il y a une grandeur incommensurable, qui est d’autant plus éclatante que l’enveloppe est plus fragile. Et au fond, toutes nos amitiés, toutes nos tendresses, tous nos amours, finalement, qu’est-ce qu’ils cherchent ? sinon précisément un dedans, c’est-à-dire une source inépuisable, c’est-à-dire une vie véritable, c’est-à-dire le Dieu Vivant, celui qui est le secret le plus intime de notre cœur, qui est le lien éternel de toutes nos tendresses.

L’humanité se désintéressera de plus en plus de Dieu s’il n’apparaît pas justement comme ce dedans qui nous amène à connaître notre propre intimité, qui nous apprend à découvrir l’immensité de notre aventure, qui nous apprend qui nous sommes, et qui fonde notre dignité, quand nous apprenons à respecter celle des autres.

Le Christ au milieu de l’histoire, le Christ qui meurt, c’est Dieu qui meurt au milieu des hommes. Ce n’est pas un Dieu étranger, c’est Quelqu’un qui porte l’humanité, qui cherche justement au-dedans de chacun de nous, à édifier ce sanctuaire qui est la seule cathédrale digne de lui. Toutes les églises de pierre ne peuvent conduire finalement qu’à cette Église intérieure qui est le sanctuaire de nous-même.

Et c’est cela l’Évangile. L’Évangile, c’est de nous avoir délivrés de cette obsession d’un dieu extérieur à nous, d’une puissance extérieure à nous et qui pourrait à chaque instant bouleverser notre vie, pour nous conduire à un Amour caché en nous, qui ne nous contraint pas, qui nous attend, qui patiente, qui se donnera jusqu’à la mort de la croix, parce que justement, il s’agit d’une intimité à conquérir et non pas d’un esclave à soumettre.

Ce que nous pouvons apprendre de notre intimité, quand nous sommes en contact avec celle des autres humains qui nous entourent, nous fait saisir toute la délicatesse de ces rapports, et l’impossibilité d’atteindre l’intimité d’un autre sans s’effacer dans la lumière que nous espérons porter en lui, sans devenir un espace illimité pour l’accueillir. Comment Dieu pourrait-il se manifester s’il n’était pas le respect infini de cette intimité, s’il ne la voulait entièrement libre, jusqu’à mourir plutôt que d’en violer le secret ?

Et c’est là que nous retrouvons le mot que nous venons d’entendre de la seconde lettre à Timothée : « Avec la force de Dieu, prends ta part de souffrance dans l’annonce de l’Évangile ».

De quoi s’agit-il, en effet, dans ce carême qui devrait être une sorte de procession vers la fête de Pâques ? De quoi s’agit-il ? - De jeûner ?  Nous ne jeûnons pas ! - De nous priver des choses qui nous font plaisir ? Nous ne le

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faisons pas ! - De quoi s’agit-il ? Mais il s’agit d’épargner cette vie divine que nous portons en nous ! De la protéger contre nous-mêmes ! D’en témoigner en la laissant transparaître pour que les autres puissent la respirer !

Çà, c’est un Carême qui aurait un sens, parce que justement, si Dieu est ce Dieu dont Jésus parle à la Samaritaine, ce Dieu qui est en elle, ce Dieu qui la cherche, ce Dieu qui est la source éternelle de sa vie, si Dieu est cela, nous savons bien qu’à chaque instant nous risquons d’intercepter sa lumière, d’empêcher le courant de passer, de fermer la porte aux autres, de ce Royaume intérieur à eux-mêmes que nous devrions leur apprendre à découvrir, non pas en parlant mais en vivant.

L’Évangile est complètement dans la vie, ou il n’a aucun contact avec elle. Au contraire, s’il est dans la vie, c’est à nous donc de devenir un Évangile vivant. Non pas bien sûr en faisant du prosélytisme et en nous mettant à prêcher, mais en ayant ce souci, - ce souci, puisque c’est vrai que Dieu est dedans puisque nous le portons en nous,  –  en ayant ce souci de communiquer, sans rien dire, le sourire de Sa tendresse.

Combien les hommes qui nous entourent, qui nous valent bien, qui valent souvent tellement plus que nous-mêmes, combien ils seraient acclimatés, si l’on peut dire, à la présentation de l’Évangile, si nous devenions nous-mêmes ce message vivant de libération et d’amour !

C’est de cette manière que nous avons à prendre notre part de souffrances dans l’annonce de l’Évangile. Cà vaut la peine. Car rien n’est plus bouleversant que de penser et prendre conscience que la Vie de Dieu a été remise entre nos mains,  la vie de Dieu a été remise entre nos mains. Ce n’est pas un vain mot. C’est l’expérience quotidienne. Si nous sommes fermés, bloqués, c’est que nous rencontrons des visages fermés, qui nous empêchent justement d’atteindre à notre intimité et à la leur. Si Dieu devient étranger, c’est parce qu’il ne constitue pas le sommet de notre expérience humaine par notre faute ou par ignorance.

Il s’agit donc, encore une fois, de prendre le tournant et de nous rappeler que tout tient dans ce passage du dehors au-dedans, dans ces deux petits mots des Confessions de saint Augustin : dedans, dehors.

Comme c’est merveilleux de penser qu’un grand génie comme lui, qu’un grand chrétien, un saint admirable, ait découvert cette chose que nous avons tellement de peine à réaliser, à savoir : c’est que nous sommes étrangers à nous-mêmes, et que nous sommes jetés dans notre propre intimité que lorsque, tout d’un coup, libérés de nous-mêmes par la Présence de ce que saint Augustin appelle la beauté si antique et si nouvelle, nous ne sommes plus qu’accueil dans la libération de nous-même.

Voilà donc le carême que nous avons à vivre. Laisser Dieu passer, communiquer Sa lumière, et laisser Dieu donner aux autres, dans notre sollicitude humaine, la Présence adorable et l’éternel Amour.

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 49

TOUT COMMENCE AUJOURD’HUI

Maurice Zundel

Homélie de la messe de Pentecôte, le 21 mai 1972, au Carmel de Matarieh, Le Caire

Vous vous rappelez la dernière question posée par les apôtres au jour de l'Ascension. Tandis que Jésus les invite à se recueillir et à attendre l'Esprit saint qu'il doit leur envoyer, la dernière question qu'ils lui posent, c'est : «  Est-ce en ces temps-là que tu rétabliras le règne en faveur d'Israël ? »

Et voilà la réponse aujourd'hui, la réponse inattendue et merveilleuse : le règne de Dieu, le royaume dans lequel Jésus veut nous introduire, il ne peut se construire, il ne peut advenir qu'au-dedans de nous. Le ciel, auquel nous sommes appelés, est justement un ciel intérieur à nous-mêmes, comme nous le dit le pape saint Grégoire : «  Le ciel, c'est l'âme du juste. »

Et cette lumière est inépuisable, cette lumière est à suivre qui nous conduit du dehors au-dedans. Nous sommes tous esclaves du dehors. Nous voulons jouer un rôle, nous portons un masque, nous désirons exercer une influence, jouir d'une primauté, être loués et admirés et, tandis que nous poursuivons toutes ces exhibitions de nous-mêmes, nous perdons notre substance, nous devenons toujours plus extérieurs à nous-mêmes et nous finissons par n'être plus qu'une apparence d'existence.

Et voilà justement que la lumière de la Pentecôte nous ramène à l'essentiel, nous révèle notre dignité, notre vocation, notre grandeur, notre immortalité, nous révèle notre égalité, notre égalité dans les hauteurs, notre égalité dans l'amour, notre égalité dans le dépouillement, notre égalité dans la pauvreté, notre égalité, notre égalité dans le don de nous-mêmes.

Toute âme, l'âme d'un enfant qui vient de naître, toute âme, tout esprit humain est capable de cette immensité, est appelée à cette grandeur et doit devenir le Royaume de Dieu. Chacun de nous est appelé à avoir et à devenir un dedans... un dedans. Ce petit mot de rien du tout, comme il est merveilleux !

Quand Augustin dit à Dieu : « Tu étais dedans et moi j'étais dehors », il nous fait sentir toute la grandeur de ce petit mot, être dedans, c'est-à-dire être soi-même une source, être soi-même une origine, être soi-même une valeur, un trésor, être soi-même un créateur, être soi-même tout un univers.

Pasternak l'a admirablement compris. Il a une page extraordinaire, bouleversante et magnifique, où il nous montre que les temps nouveaux sont arrivés, les temps nouveaux, les temps de la grandeur. Là où l'on parle, comme dit Tagore, de l'ivresse pour être, les temps nouveaux sont advenus.

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 50

Jusqu'ici, on voyait des foules, jusqu’ici on voyait des armées. Jusqu'ici, on voyait, on assistait à la migration des peuples, on comptait par le nombre et par la multitude. Et maintenant, qu'est-ce qui se passe ? Voilà l'Ange qui s'adresse à Marie, voilà le dialogue de l'Annonciation, voilà une toute jeune fille dont le « oui » est attendu, dont le « oui » est indispensable à l'accomplissement de la création et c'est dans le secret de son cœur que se décide le sort du monde.

Désormais, il ne s'agit plus de multitudes, il ne s'agit plus d'assemblées où l'homme est tumultueux. Il s'agit, maintenant, de ce secret d'amour qui se murmure au fond du coeur. Il s'agit, maintenant, de ce dedans où chacun est libéré du dehors, où chacun porte en lui son éternité, où chacun peut devenir, pour les autres, un espace illimité, un ferment de libération et de grandeur.

Rien n'est plus merveilleux, rien ne nous atteint plus profondément, parce que rien ne nous libère davantage. Être libre de soi, mais c'est totalement impossible si on n'a pas trouvé, au fond de son cœur, cette Présence infinie qui est seule capable de nous combler, qui est le seul chemin vers nous-mêmes, le seul chemin vers les autres, la seule signification de tout l'univers. Nous avons donc à recueillir ce merveilleux héritage, à découvrir, ce matin, ce don infini de l'amour éternel.

Tout commence aujourd'hui. Comme les apôtres sont radicalement transformés quand ils cessent de se regarder, quand ils ne voient plus que le visage du Christ imprimé dans leur cœur !

Comme ils vont partir maintenant jusqu'au martyre, partir à la conquête du monde, nous aussi, nous pouvons, aujourd’hui, naître de nouveau et entrer dans cette immense aventure qui est de donner le monde à la lumière infinie et à l'amour éternel et de consacrer le monde au Christ qui a donné sa vie et qui la donne éternellement aujourd’hui.

Aujourd'hui, nous pouvons entrer dans cet immense amour dans la mesure, justement, où nous commençons par nous recueillir, où nous commençons par entrer dans ce silence infini où naissent toutes les vies. C'est ce silence qui est l'origine de toute grandeur, c'est dans ce silence que l'on découvre la Présence infinie, c'est dans ce silence que l'on naît à soi, c'est dans ce silence que l'on rencontre toutes les présences, c'est dans ce silence que l'on atteint jusqu'à la racine de soi et jusqu'à la racine des autres.

C'est donc dans ce silence que nous allons nous enfoncer, en demandant au Seigneur de nous communiquer la plénitude de son Esprit et de nous délivrer, enfin, de ce vieux moi qui est usé jusqu'à la corde, de nous donner un point de vue neuf qui soit simplement un regard d'amour vers lui.

Qu'il nous envoie pour donner simplement par notre présence, pour donner au monde cette joie, cette joie de Dieu, cette joie de l'éternel amour, cette joie du visage du Christ après laquelle toute la terre soupire.

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 51

LA RENCONTRE DE DIEU, L'AVENTURE LA PLUS PASSIONNANTE  

Maurice Zundel

Homélie prononcée à Lausanne, le 25 février 1962

 Chers amis, quand on lit une page des grands mystiques, comme St-Jean de la Croix, et j’avais l'occasion cette semaine de reprendre « Le Cantique Spirituel », et singulièrement cette strophe admirable ou St-Jean de la Croix dit : « Réjouissons-nous, mon Bien-Aimé, allons nous voir dans Ta Beauté ». Et le commentaire qu'il en fait est absolument extraordinaire, ce commentaire dont le lyrisme est débordant et où le mot « Beauté » revient une vingtaine ou une trentaine de fois dans quelques lignes : « Allons nous voir dans Ta Beauté : je me verrai dans Ta Beauté, je serai moi dans Ta Beauté et Tu seras moi dans Ta Beauté... »

Impossible de dire ces mots sans se rendre compte que, pour St Jean de la Croix, comme pour tous les mystiques, le contact avec Dieu est celui qui suscite la vie, l'enthousiasme, parce qu'il s'agit d'un lien nuptial, d'un lien où la personne s'échange dans le plus profond, dans le plus intime d'elle-même avec Dieu, où la personne se constitue dans ce don et dans cette offrande et où elle n'est jamais lasse de s'émerveiller, parce qu'elle ne cesse jamais de grandir et de s'accomplir.

Et, entre ces pages du mystique, entre ces pages – d'une suprême poésie et d'une suprême grandeur – et la religion de nos paroisses, on a l'impression qu'il s'agit d'autre chose. Il semble que, dans nos paroisses, on soit endormi, chloroformé, et que la vie religieuse y soit un pensum, un devoir, quelque chose qu'il faut accomplir parce qu'on est soumis à une puissance par le jugement de laquelle on devra passer, et qu'il est plus sûr, malgré tout, de mettre les chances de son côté.

On s'ennuie dans les églises : je m'y ennuie, je m'y ennuie si souvent, je m'y ennuie parce qu'on a l'impression que tout est terne et gris, on rabache des mots, on ressasse, on redit, on répète. Alors que, pour le mystique, Dieu est brûlant, alors que pour le mystique comme pour Pascal, dans la fameuse nuit de sa conversion, Dieu est un feu qui ne s'éteindra plus jamais : au plus intime de son coeur. On a l'impression, dans nos paroisses que Dieu est un ennui; c'est un devoir, c'est une espèce de personnage lointain, redoutable, émouvant quelque fois, mais la plupart du temps ennuyeux.

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Et que de stratagèmes il faut pour circonvenir un mourant, pour lui faire accepter les sacrements parce que, justement, la vie chrétienne, du moins ce qu'on appelle de ce nom, est presque toujours pour nous une sorte de rite que l'on accomplit dans un conformisme bien intentionné, cela va de soi.

Ce n'est pas une découverte, ce n'est pas une joie, ce n'est pas une jubilation, ce n'est pas un jaillissement toujours nouveau devant la Beauté de Dieu qui se communique à nous. Ce n'est pas surtout une aventure incroyable qui donne à la vie une saveur inépuisable et qui, chaque jour, fait se lever un monde nouveau.

D'où vient que la vie chrétienne, qui est issue pourtant de l'Évangile, lequel veut dire : « Bonne Nouvelle », d'où vient que cette vie est si terne, si grise, si morne, si banale, et que la plupart des chrétiens ressemblent à tous ceux qui ne sont pas chrétiens, vivent avec quelques scrupules de surface, exactement comme tous les autres. D'où cela vient-il? D’où vient cet échec, d'où vient cet ennui?

La science est une aventure. Si vous ouvrez un livre de sciences ou une revue de sciences qui ait une certaine tenue, à chaque page vous poussez un cri d'émerveillement, à chaque page il y a une nouvelle découverte, à chaque page vous êtes confronté avec une dimension inconnue de l'univers, à chaque page vous vous extasiez devant la puissance de l'intelligence humaine qui a renversé le cours de toutes les sensations, qui a établi le règne de l'homme jusqu'au coeur de la matière, et qui peut maintenant, de la terre, viser les astres et envisager d'exploiter des énergies qui semblaient à jamais hors d'atteinte.

La science est une prodigieuse aventure, magnifique, qui fait le plus grand honneur à l'esprit humain; et l'on comprend le savant qui s'y consacre avec une passion brûlante, on comprend ce mot de Branly, un des inventeurs de la télégraphie sans fil, une découverte bien ancienne comparée à celles d'aujourd'hui, on comprend ce mot de Branly après une séance de parade où l'on avait visité son nouveau laboratoire, disant, après le défilé de tous les invités : « Eh bien, ça ne vaut pas, ça ne vaut pas une journée d'expériences! »

La science est une aventure. L'art est une aventure et l'on pouvait voir, à certains jours, Clara Haskil, le visage décomposé, sortant d'un concert, ayant l'impression d'avoir tout raté parce que, justement, on ne sait jamais, on ne sait jamais si on est digne, on ne sait jamais si on est au niveau de la Beauté, si on a pu faire passer dans ses doigts tout le chant de son coeur, et si le public a communié jusqu'au fond avec cette source éternellement jaillissante qui a fait naître au cours de l'Histoire tous les chefs-d'oeuvre.

Et l'alpinisme aussi est une aventure, et des hommes armés d'un courage magnifique aiment ce goût du risque; ils s'exposent eux-mêmes, ils se risquent eux-mêmes parce qu'ils veulent connaître à la fois la grandeur du danger et la splendeur de vivre. Exposant leurs vies, ils en savourent mieux le prix; ayant échappé aux périls, ils vivent avec un coeur plus ardent et plus

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 53

joyeux.

Et ceux qui sont incapables de se produire eux-mêmes, incapables de créer des chefs-d'oeuvre, incapables de courir un risque illimité, ceux-là assistent à des matchs, ils vont se geler pendant des heures pour suivre la balle sur la glace. Ils n'ont pas tort : c'est une manière, justement, de voir se déployer et l'adresse, et l'agilité, et la grâce, et la force musculaire, tant de choses où le corps humain s'exprime d'une manière multiforme et inépuisable en faisant état de tous ses moyens.

Et nous, que faisons-nous? Que faisons-nous alors que des milliers de gens vont se geler pendant des heures pour assister à une compétition sportive? Nos églises, si souvent, en dehors de la messe obligatoire du dimanche, nos églises sont si difficiles à remplir parce qu'on s'y ennuie, parce que ce n'est pas une aventure, parce que l'on ne comprend pas que, si l'homme crée la science, s'il crée l'art, s'il invente le sport, il y a en lui une valeur encore infiniment plus grande que toutes ces créations, d'ailleurs admirables, où il s'exprime. Et c'est justement l'aventure au terme de laquelle il doit se créer lui-même, où il doit faire de tout son être une source, une origine, un espace illimité; où il doit marquer de son empreinte l'Histoire et en changer le cours, et élever toute l'Humanité, en la soulevant, et accomplir ainsi le geste de Dieu, qui est éternel, le geste de l'Amour qui donne.

Est-ce que nous sommes aveugles? Oui, nous le sommes! Nous ne voyons donc pas que la Croix qui éclate au sommet de nos églises, cette Croix qui étend ses bras vers nous, cette Croix qui est notre unique espérance, ne voyons-nous pas que cette Croix mesure, d'une mesure infinie, la grandeur de notre vie? Car enfin, la Croix veut dire que Dieu meurt, que Dieu meurt pour nous conquérir, qu'il y a en nous quelque chose de si formidable que, pour le faire surgir, il ne faut pas moins que la mort de Dieu, pas moins que l'agenouillement du Seigneur au Lavement des pieds.

Car enfin, comme le disait le pape St-Grégoire admirablement : « Le Ciel, c'est l'âme, c'est l'âme du juste! Le Ciel, c'est l'âme du juste! » Ah! enfin, il ne s'agit donc pas de s'évader de la vie, il ne s'agit pas de tourner le dos à l'existence, il ne s'agit pas de penser à un au-delà de la mort!... Le Ciel, c'est maintenant! Le Ciel, c'est ici! Le Ciel, il est en nous! Et en nous, justement, il y a une aventure encore infiniment plus passionnante que celle de la montagne à conquérir, que celle de l'univers à ordonner, que celle de l'art qui chante.

C'est de nous qu'il s'agit, c'est nous, qui devons devenir justement quelque chose de tellement précieux, de tellement grand, de tellement beau, qu'il apparaisse en effet que le Ciel est au-dedans de nous et que, à travers notre visage, la Présence même infinie, la Présence Infinie se révèle et se communique.

Car finalement, l'aventure que nous avons à courir, ce n'est pas moins que celle-là : je veux dire de révéler Dieu, de le faire entrer dans l'Histoire, d'inscrire sa Présence, sa Présence de lumière et d'amour dans tous les

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 54

gestes de la vie.

Qui est Dieu pour les habitants de Lausanne? Qui est Dieu pour les hommes que nous croisons dans la rue? Qui est Dieu pour nous, en dehors de la réunion dominicale, en dehors de l'heure que nous passons à l'Église? Qui est Dieu? Un inconnu, un étranger. Nous avons une petite lueur qui nous amène à la liturgie du dimanche, une petite lueur, et après...? Nous retombons dans nos servitudes quotidiennes et nous oublions qu'au-dedans de nous, ce feu continue à brûler, qu'au-dedans de nous Dieu veut nouer avec nous une alliance éternelle, qu'au-dedans de nous, Dieu veut donner à tous nos gestes une portée, une valeur infinie, qu'au-dedans de nous Dieu veut faire la conquête du monde, qu'au-dedans de nous, Dieu veut transparaître et se révéler au visage de nos frères.Une immense aventure est la vie chrétienne qui engage tout Dieu, puisque Dieu n'a pas d'autre moyen d'entrer dans notre Histoire que nous-mêmes.

La connaissance du monde serait impossible sans les savants qui s'appliquent à établir un ordre rationnel dans les phénomènes. Le miracle de la musique et de l'architecture, de la peinture, de la sculpture, de la danse, serait impossible s'il n'y avait des artistes pour être les médiateurs diaphanes de cet univers de la beauté. La conquête d'une montagne serait impossible s'il n'y avait des êtres audacieux et capables de se risquer.

Comment voulez-vous que Dieu apparaisse, que Dieu soit une réalité de la vie, qu'Il soit une Présence qui s'impose à tous, joyeusement, comme la Présence la plus réelle, celle qui vivifie toutes les autres, si nous ne sommes pas capables de transmettre et de vivre cette Présence?

Il existe de tels moments, j'en suis sûr. Je pense à celui où une jeune maman voit pour la première fois son premier enfant, son enfant, cet enfant qui était si près de son coeur mais qui restait pour elle un inconnu, cet enfant dont elle portait la vie mais dont elle ignorait le visage : le voilà devant elle; elle peut le reconnaître. Et peut-être aussi le premier mouvement de l'amour dans un jeune homme et une jeune fille qui, pour la première fois, comprennent que leur vie n'aura de sens que s'ils scellent cette union qui les donnera l'un à l'autre. Peut-être que dans ce moment, comme dans le moment de la naissance, y a-t-il ce frisson de l'infini, ce sentiment qu'en effet la vie est immense et qu'elle est une aventure inépuisable!

Et puis, l'émerveillement peu à peu s'élimine, s'use et disparaît, et on entre dans ce train-train de la vie quotidienne qui finit par devenir un automatisme sans grandeur et sans âme.

Il nous faut donc réapprendre aujourd'hui à découvrir Dieu comme Quelqu'un, non pas comme un pensum, non pas comme un devoir, non pas comme une loi, non pas comme une obligation, mais Dieu comme la respiration même de notre vie, comme le secret qui va éclore dans le regard de ce petit enfant, qui est perceptible dans le souffle de son sommeil, et qui parfois donne aux parents le sentiment du sacré devant cet être qui a été confié à leur amour.C'est Lui, Dieu, qui est justement dans le regard de ce petit enfant. Mais toute

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cette profondeur... c'est Lui, qui au coeur de l'amour est cette attente éternelle! C'est Lui, dans cette conversation, dans ce dialogue du savant avec l'univers, ou de l'artiste avec la beauté; c'est Lui, finalement, qui est l'aimantation la plus silencieuse, la plus secrète, d'où toutes les grandes oeuvres jaillissent, où toutes les découvertes ont leur berceau, où tous les risques, tous les courages, tous les héroïsmes ont leur ferment.

Nous voulons donc essayer aujourd'hui de nous déshabituer de toutes nos affreuses routines, et d'entrer dans cette liturgie qui devrait être tellement plus belle, tellement plus épanouissante, tellement plus dansante et chantante... Nous allons essayer de découvrir sous toutes ces habitudes un Visage, ce Visage dont parle Jacopone da Todi, un disciple de St François, à l'aube du XIVe siècle, lorsqu'il parcourt toutes les routes d'Italie en chantant ses poèmes dont l'un commence par ces mots : « Je pleure parce que l'Amour n'est pas aimé ».

Oui, c'est de cela qu'il s'agit : « Je pleure parce que l'Amour n'est pas aimé! » Dieu est l'Amour même et rien d'autre. « Regarde en moi, disait le Christ à Ste Angèle de Foligno, regarde en moi et dis-moi si tu vois en moi autre chose que l'Amour ».

Et ce mot d'amour, qui a été si prostitué, si profané, si galvaudé, ce mot, c'est un mot divin, c'est le seul qui puisse – dans la langue humaine –  désigner ce Ciel intérieur à nous-même, ce Soleil caché en toute conscience humaine, cette Tendresse dont nos tendresses sont seulement le reflet.

Nous allons donc demander au Seigneur, maintenant, de nous ouvrir les yeux, de dilater notre coeur et de nous apprendre dans le silence où Sa Voix se fait entendre, de nous apprendre qui Il est et qui nous sommes, afin que nous sortions de cette église, non pas comme de coutume, ayant accompli un rite obligatoire, mais avec le désir de savourer enfin toute la grandeur de notre vie, de lui donner toutes ses dimensions, de laisser transparaître à travers elles le Visage adorable de l'Éternel Amour.

Et c'est pourquoi nous allons nous recueillir pour écouter, en disant au plus profond de nous-même au Seigneur qui ne cesse de nous attendre au plus intime de nous : « Seigneur, aidez-moi à révéler votre Visage dans le sourire du mien ». Amen.

DIEU C'EST QUAND ON S'ÉMERVEILLE

Maurice Zundel

Homélie prononcée à Notre Dame du Valentin, Lausanne, le 5 février 1961

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 56

Publiée dans Ton Visage ma lumière, Éd. Desclée

Un prêtre que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie traversa, un matin, ma chambre à Neuilly et me dit : Dites-moi un mot que je puisse emporter en voyage. Et je lui dis : Eh bien ! Que Dieu, que Dieu vous soit neuf, chaque matin !  Et il disparut, pressé qu'il était d'aller prendre son train. Il est mort depuis lors, et je m'émeus de penser que le seul lien entre lui et moi a été ce mot : Que Dieu vous soit neuf, chaque matin ! 

En effet, il est impossible de concevoir une religion vivante si Dieu ne nous est pas neuf, chaque matin. Nous nous lassons du déjà vu, nous éprouvons constamment le besoin d'un renouvellement. Et un amour qui chaque jour ne découvre pas dans le visage aimé un trait encore inaperçu est bientôt condamné à mort.

La vie de l'Esprit est une découverte inépuisable et il est indispensable, pour que Dieu devienne pour nous un objet passionnément aimé, il est indispensable que, chaque jour, Dieu soit pour nous une découverte nouvelle. Nous avons l'habitude de parler de Dieu dans les termes du catéchisme, et il nous semble que nous tournons dans un cercle fermé. En réalité, les mots du catéchisme, si nous les comprenons bien, ce sont des mots-sacrements, ce sont des mots ouverts, ce sont des mots qui nous invitent à nous engager dans une aventure inépuisable et merveilleuse.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard que l'Église, dans sa liturgie, ait rassemblé autour de l'autel les parfums, les couleurs et les sons. Ce n'est pas un hasard que les plus grands artistes aient travaillé pour l'Église et édifié leurs plus beaux chefs-d’oeuvre dans la cathédrale et autour de l'autel de l'Agneau éternellement immolé. C’est que, justement, ils sentaient qu’en Dieu et pour Dieu, toute cette nostalgie en eux de la Beauté allait trouver sa plus haute expression et son suprême épanouissement.

Tous les grands hommes, tous les génies, tous les savants, tous ceux qui sont à la tête de la course dans l'humanité, sont des êtres qui ont su admirer et s'émerveiller. Et c'est Einstein, un des plus grands savants de tous les temps, qui a dit ce mot magnifique où il nous révèle son âme : L’homme qui a perdu la faculté de s'émerveiller et d'être frappé de respect est comme s'il était mort.

Il est donc nécessaire qu'en accord avec la beauté de ce jour, où nous éprouvons tant de joie à revoir le soleil, que nous apprenions à nous émerveiller.  Car les prières que nous disons, ici, à l'église, les prières que nous disons ensemble, ces prières veulent nous engager dans cette prière secrète, dans cette prière silencieuse, dans cette

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 57

prière personnelle où le plus intime de nous-même se dit.

Chacun de vous a des goûts particuliers. Chacun de vous est attiré par un certain aspect de l'univers : il y en a qui aiment les bois, il y en a qui aiment la mer, il y en a qui aiment la montagne, il y en a qui aiment la musique, d'autres la poésie; il y en a qui aiment les mathématiques, d'autres l'astronomie, qui d'ailleurs les comprend d'une manière nécessaire, mais chacun dans cette recherche, chacun dans cet amour, chacun dans cette passion, trouve sa source, cette source que Jésus révélait à la Samaritaine au puits de Jacob, et qui nous fait entrer, tous et chacun, dans cette vie éternelle qui est le Dieu vivant au plus intime de nos coeurs. 

Il ne faut donc pas penser que la prière pour nous s'épuise dans les formules que nous récitons à l'église, dans le chapelet, dans le chemin de croix, dans le « Notre Père» où le « Je vous salue Marie ». La prière, c'est la respiration de l'âme qui découvre, tout d'un coup, le visage imprimé dans notre coeur.

Et, comme chacun de nous est différent, comme chacun de nous est irremplaçable et unique, comme Dieu ne se répète jamais en créant une âme, il donne à cette âme, justement, il lui confie un rayon de lui-même, et il l’appelle à exprimer sa beauté dans son langage à elle, qui est unique, afin que toutes les âmes, ensemble, constituent une immense symphonie où la beauté de Dieu ne cesse jamais d'être chantée.

Il est donc nécessaire que vous consultiez, que nous consultions chacun nos goûts, que, en dehors de la prière communautaire, nous ayons chacun notre prière personnelle et que, chaque jour, en suivant justement notre élan intérieur, en faisant un tour de piste, en regardant les jeux de la lumière, en admirant le soleil couchant sur les montagnes, en respirant le silence du matin, en écoutant le chant des oiseaux, en mettant un beau disque, en lisant un beau livre ou en contemplant une belle oeuvre d'art ou en nous émouvant sur le sommeil d'un tout petit enfant, il est indispensable que, par tous ces chemins, nous renouvellions en nous notre admiration, sans laquelle notre amour ne saurait se maintenir.

Au fond, tous les saints ont été de grands passionnés et, le plus grand de tous, saint François d'Assise, a voulu mourir en écoutant chanter le Cantique du Soleil. Et saint Augustin, lorsqu’il veut exprimer le mouvement le plus intime de sa conversion, se tourne vers cette beauté toujours nouvelle et toujours ancienne  qui est au-dedans de nous, et dans laquelle nous trouvons la plus personnelle et la plus vivante révélation de  Dieu, puisque c'est Dieu lui-même, caché en nous comme un soleil, dont la lumière est le jour de notre intelligence et le repos de notre coeur. 

Tous les saints sont de grands passionnés et c'est justement, parce

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qu'ils ont l’enthousiasme de Dieu, que leur vie, naturellement, s'exprime et fleurit en Dieu.

Pour nous aussi, la sainteté, je veux dire cette plénitude d'adhésion qui fait de la vie divine, comme disait saint Augustin,  la vie de notre vie, pour nous aussi, la sainteté doit se couler à l'intérieur de cet élan, de cet attrait qui constitue notre goût essentiel, qui constitue notre passion maîtresse, et à travers laquelle nous atteignons à notre enthousiasme le plus total et le plus profond. Il faut donc que chacun de nous, quittant les chemins battus, ne se croie point lié à des formules toutes faites, et ne pense pas qu'il soit indispensable pour prier le matin ou le soir, de dire quoi que ce soit. L'essentiel est de se recueillir.

L'essentiel est d'écouter. L'essentiel est de s’émerveiller. Car, lorsqu'on s'émerveille, lorsqu'on admire, nécessairement on se quitte soi-même, on demeure suspendu à la beauté de Dieu, on se réjouit de sa Présence, on se perd dans son amour.

Et, c'est pourquoi l'essentiel pour nous, pour chacun de nous, ce n'est pas tant de suivre telle ou telle démarche déjà connue, mais c'est, bien davantage, chaque jour, de nous donner la possibilité de nous émerveiller. Si chaque jour, nous respirons, pendant cinq ou dix minutes, le silence où notre vie retrouve son origine, si chaque jour, Dieu nous apparaît sous des traits absolument nouveaux, si chaque jour, nous sommes promus, comme dit un grand poète, à la dignité d'être admirants, alors Dieu n'aura jamais pour nous ce visage du déjà vu, qui nous lasse et qui nous ennuie.

Comment Dieu pourrait-il être pour nous, une source d'ennui et de lassitude s'il est vraiment l'origine de toute beauté, si tous les chants du monde ont leur source en lui, s'il est le lien de toutes nos tendresses, et si tous les grands contemplatifs, qu'ils soient savants, poètes, sculpteurs, musiciens ou mystiques, si tous les grands contemplatifs à travers l'univers, devenu pour eux, transparent à Dieu, ont senti en lui la source d'une découverte qui ne pourra jamais s'épuiser ?

Celui qui aime chante, a dit saint Augustin. Celui qui aime chante, justement, parce que l'amour jaillit toujours de l'émerveillement.

Nous voulons donc essayer de découvrir quelle est en nous la source d'eau vive. Nous voulons aller, chaque jour, à la rencontre de ce puits de Jacob où Jésus nous attend, pour nous révéler le secret le plus profond de notre amour. Nous voulons écouter, nous voulons nous cacher au coeur du silence. Nous voulons entrer dans cette grande procession de la Beauté et alors nous découvrirons, en effet, un Dieu qui nous sera neuf chaque matin, et nous pourrons souscrire à ce raccourci audacieux, qui bouleverse quelque peu le langage, mais qui contient une si profonde vérité :  Dieu, Dieu, c'est quand on

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 59

s'émerveille !

Ne l’oublions pas :  « Dieu, c'est quand on s'émerveille! ».

.

 

SEIGNEUR, JE CHERCHE TON VISAGE. (Ps 27, 8)

Maurice Zundel

Londres, décembre 1929

Fais-nous un Dieu qui marche devant nous. (Ex.31/I) : Le cri des Hébreux dans le désert, le cri éternel de l'homme.

Il n'y a que Dieu qui puisse nous remplir, mais il n’y a que l'homme que nous puissions voir. C'est pourquoi, sans cesse, glisse vers l'homme l'élan qui nous entraîne vers Dieu.

Il n'y a qu'un remède à cette situation, c'est la vie sacramentelle de l'Église, qui doit se réaliser en nous. Que chacun de nous apparaisse à ses frères comme le signe vivant de la Présence divine, comme un carrefour où s'accomplissent les échanges de lumière, comme une hostie qui rayonne de lui.

Alors l'amour qu'on aura pour nous ira plus haut que nous et Dieu sera le lien vivant, éternel de toutes nos tendresses. Alors nous connaîtrons toute la joie d’aimer.

Mais ce ne sera qu'après cette mystérieuse transsubstantiation qui change le pain au Corps du Seigneur. Car nous ne pourrons vraiment le donner aux autres qu'en étant transformée en lui.Et le don de toute notre vie est requis à cet effet.

Nous croyons avoir une immense faim d'aimer, mais la faim de Dieu est plus grande que la nôtre. Et c'est seulement pour dilater notre Amour à la mesure du sien, qu'il semble parfois briser nos cœurs.

Seigneur dit le Psalmiste, je cherche ton visage.

Quelle prière convient mieux à notre faiblesse, quel cri exprime mieux nos

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rêves ?

Et quel plus merveilleux programme que de ranimer en nous, et de susciter dans nos frères, les traits du visage divin et d'illuminer nos regards du rayonnement de la lumière éternelle.

Vous avez été rachetés d'un grand prix, dit saint Paul, glorifiez et portez Dieu dans votre corps.  (1 Co 6, 20)

Frère Benoît (Maurice Zundel)

COMME JESUS, AVEC LUI, SUSCITER EN CHACUN CE QU'IL A DE MEILLEUR

Maurice Zundel

Londres, novembre 1929

Le triomphe de la grâce, l'apogée de la surnature, c'est de nous rendre parfaitement naturels.

Un Chrétien est un être qui ne pose pas. Pose, signifie artifice, plaqué, mensonge.

Un Chrétien est vrai, un Chrétien hait par-dessus tout le mensonge. Un Chrétien ne pose ni pour le bien, ni pour le mal. Il n'a la coquetterie ni de ses vertus, ni de ses défauts : aussi éloigné de cette fausse sincérité qui éprouve le besoin orgueilleux de s'humilier en public, que de cette amère vulgarité qui prétend se donner comme elle est.

Ayant sa Mesure en Dieu, qui lui, demeure toujours présent, s'ajustant à ce regard qui le juge avec vérité, prenant ses distances en face de cette immense majesté, délivré par elle de toute appréciation humaine, de toute vaine gloire et de toute orgueilleuse timidité, et rassuré en même temps par l'Amour qui peut sans cesse lui donner ce qui lui manque et dont le voisinage imprime à tout son être une intime harmonie.

Un Chrétien sait se donner à ses frères, avec tant d'Amour et tant de respect, avec tant d'intimité et tout ensemble avec tant de recul, qu'il les laisse toujours libres de soi, et qu'il réussit parfois à les délivrer d'eux-mêmes,

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suscitant en eux ce qu'ils ont de meilleur, pour qu'eux-mêmes s'harmonisent, à leur tour, dans cette glorieuse liberté des enfants de Dieu.

Le Christ hostie apparaît, ici, comme l'idéal inexprimable de ces relations humaines établies selon l’Esprit : Si proche et si discret, si pressant et si patient, si saint et si miséricordieux, si avide de notre amour et si respectueux de notre liberté.

Qu'Il nous donne d'être pour nos frères, un pain vivant, et qu'ils ne nous quittent jamais sans s’être nourris de lui.

Frère Benoît (Maurice Zundel)

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 62

NOUS  SOMMES  LE  CHRIST  DES AUTRES 

Maurice Zundel

Extrait de la retraite aux religieuses de l'Oeuvre Saint-Augustin, à Saint Maurice (Valais), en Suisse, en 1953

Publiée dans Avec Dieu dans le quotidien, Éd. Saint-Augustin

Vous savez qu'en Égypte les coptes représentent l'élément chrétien et que, sur vingt millions d'habitants, il y a un million et demi de coptes. Ils savent qu'ils sont chrétiens. Ils savent qu'ils ne sont pas musulmans. Ils ont gardé la foi, alors que leur intérêt aurait été de se faire musulmans. Ils sont, à leur manière, les témoins du Christ. Mais souvent, ils ne savent rien d'autre sinon qu'ils sont chrétiens et pas musulmans. Ils peuvent même être si ignorants, qu'ils ne savent pas même qui est Jésus-Christ.

Des jeunes gens de l'Action catholique, qui étaient dans un village copte, demandaient à un jeune homme : " Est-ce que tu connais Jésus-Christ ? "Il leur répondit : " Je ne suis pas de ce village, demandez au maître."

Et nous-mêmes, connaissons-nous Jésus-Christ ? Cette question, notre Seigneur la posait à ses Apôtres : " Qui dit-on que je suis ? "- Vous vous rappelez la réponse de saint Pierre : Tu es le Christ, c'est-à-dire : tu es le Messie, tu es celui qu'on attend, celui que tout le peuple d'Israël appelle. Et notre Seigneur a glorifié la foi de Pierre et pourtant, aussitôt après - car notre Seigneur ne se fait pas d'illusions - il annonçait sa Passion : c'est comme cela qu'il serait le Messie, et non par un miracle qui ferait tomber à terre tous les ennemis d'Israël. Et Pierre le tire à part : cette Passion, cela ne peut pas être, cela ne doit pas être. Et Jésus de lui répondre : " Retire-toi de moi, Satan, car tu as les pensées des hommes et non celles de Dieu "(Cf. Mt 16, 23)  A peine l'Apôtre a-t-il confessé Jésus, qu'il propose à Jésus le même programme que le Tentateur qui l'invitait au miracle et qui le détournait de la souffrance !

Qu'est-ce que les Apôtres ont compris de Jésus ? Qu'est-ce qu'ils peuvent nous dire de Jésus ? Que savons-nous de Jésus ? Jésus lui-même a dit : " On ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres "(Cf. Luc 5, 38) " J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter ". (Cf. Jn 16, 12)

Alors, comment notre Seigneur a-t-il dit ce qu'il avait à dire, puisque ses Apôtres ne pouvaient le porter ? Au fond, Jésus-Christ, on ne le connaîtra que dans le mystère de l'Eglise. C'est le jour de la Pentecôte que les Apôtres découvrent Jésus-Christ, et que découvrent-ils ? Ils découvrent que Jésus-Christ est au centre de leur vie. Ils découvrent que Jésus est pour eux exactement ce que Dieu a toujours été pour eux. Et c'est là le grand mystère de la Pentecôte, que ces Juifs - les Apôtres sont Juifs - qui ne connaissaient rien à la Trinité, ont compris sans aucune hésitation que Jésus était au centre

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de leurs prophéties, que Jésus était leur vie et que, sans être idolâtres, ils pouvaient vivre en Jésus, comme ils avaient désiré vivre en Dieu.

Et comment cela est-il possible ? C'est là, entre Juifs et chrétiens, entre musulmans et chrétiens, le débat éternel : " Comment pouvez-vous adorer un homme qui a vécu comme nous, sans être idolâtres ?"

Et c'est là le fond de la pensée musulmane. Quoique les musulmans respectent beaucoup Jésus en tant que prophète, ils ne peuvent pas admettre cette adoration.

Comment situer Jésus-Christ dans notre vie intérieure, comment penser Jésus-Christ en face de Dieu ? Vous noterez d'abord que Dieu, le vrai Dieu, est intérieur à nous-même.

L'erreur des musulmans et l'erreur des Juifs, c'est justement de loger Dieu dans un ciel, un ciel tellement lointain qu'il n'a plus aucun rapport avec nous. Evidemment, cela paraît fou de penser que le Dieu, qui trône sur les cieux, vient se promener sur la terre - et il n'existe pas. Dieu ne trône pas au-dessus des étoiles. Le trône de Dieu, c'est le ciel véritable, et il est au-dedans de nous.

C'est ce que dit saint Jean : " II était dans le monde et le monde ne l'a pas connu ". (Jn 1, 10) Et il ne faut pas chercher Dieu là-bas : il faut le chercher au-dedans de nous. Dieu n'a jamais cessé d'être présent au plus intime de l'âme humaine.

L'Incarnation, ce n'est donc pas que Dieu descend sur une terre où il n'était pas, puisqu'il y était déjà. L'Incarnation, c'est qu'une humanité devient présente à Dieu, un Dieu éternellement présent. C'est l'homme qui était absent, et pas Dieu qui n'était pas présent.

Où prenez-vous Dieu ? Où le prenez-vous ? Nous avons si souvent évoqué le visage du Père Kolbe. Pourquoi ? Parce qu'il est impossible de trouver Dieu, ailleurs que d'ans une vie d'homme. C'est justement à travers une âme d'homme que Dieu se révèle. II est impossible de connaître Jésus-Christ autrement qu'à travers cette transparence d'une humanité qui en est le signe vivant. Il est tout naturel de nous adresser à un être humain, à une conscience humaine pour lui demander de nous conduire à Dieu. C'est ce que nous faisons tous, toujours et partout.

Mais pourquoi Jésus-Christ a-t-il cette place unique ? Pourquoi Jésus n'est-il pas simplement un prophète ? Pourquoi les Apôtres, sans même se poser la question, sans que cela soulève la moindre difficulté, ont-ils adoré Jésus ? Adoré, c'est-à-dire considéré comme le centre de leur vie celui avec lequel ils avaient vécu, mangé et bu ? C'est qu'il y a dans l'humanité de Jésus une transparence infinie. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Nous savons très bien - nous-mêmes nous l'avons remarqué mille et mille fois - nous savons très bien que nous n'existons vraiment que quand nous

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 64

cessons d'être esclaves de notre tempérament, de notre droit. Nous cessons d'être esclaves dans la mesure où nous sommes perdus en Dieu.

Quand nous ne sommes plus qu'un regard vers Dieu, alors ça va : nous pouvons communiquer aux autres pour un moment le sourire de la bonté divine. Nous ne sommes vraiment des personnes que dans la mesure où nous sommes suspendus à Dieu et le mot de Rimbaud : " Je est un autre "est bien cela : notre vrai moi est en Dieu. Notre véritable liberté, c'est Dieu, et nous devenons vraiment un homme, une créature, dans la mesure où nous sommes réellement en relation avec Dieu.

Seulement, je ne suis cela que momentanément. Il est rare que l'on soit dans cet état de transparence à Dieu qui fasse de nous le sacrement de sa présence. Nous essayons, nous recommençons. Mais nous ne sommes pas continuellement dans cet état de dépouillement parfait qui lui permet de transparaître toujours.

Les saints, avec une continuité beaucoup plus grande, laissent Dieu transparaître en eux ; et cependant les saints n'ont jamais fini ce travail de libération et ils sont les premiers à dire qu'ils n'ont jamais fini de se purifier de leurs limites et de leurs frontières et, eux aussi, les saints, bien plus que nous, sont suspendus à Dieu et ont leur moi en Dieu.

L'humanité de notre Seigneur, cette créature qui a été conçue par l'opération du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie, n'a plus aucune adhérence à elle-même, et c'est là la différence entre son humanité et la nôtre. Elle est continuellement une relation vivante à Dieu.

Lorsque je parle aux enfants, j'emploie souvent cette. image, l'image de l'aimant. Quand vous prenez un aimant et que vous l'appliquez à une certaine distance, que vous le faites mouvoir au-dessus d'une feuille de papier sur laquelle vous avez mis de la limaille de fer, la limaille obéit à votre mouvement, si l'aimant n'est pas trop éloigné de la feuille de papier, et vous pouvez dessiner, en promenant l'aimant sur la feuille, les dessins que vous voulez. Mais vous savez que si vous collez l'aimant à la limaille de fer, elle adhérera à l'aimant et elle viendra avec lui.

L'attrait de Dieu, c'est comme un aimant, une aimantation. Nous commençons à exister, à être libres, à être des personnes quand nous répondons à cette aimantation divine ; alors nous commençons à être des saints. Pour les saints, l'aimantation est plus proche, ils sont plus continuellement suspendus à l'aimant. Et nous sentons très bien dans l'humanité de Jésus qu'entre elle et l'aimant, il n'y a plus de distance.

Elle n'échappe plus à l'attrait de la grâce. Elle est jetée en Dieu avec un élan qui est Dieu. Elle est portée, soulevée par l'aimant.

En Jésus-Christ, il y a un dépouillement absolu de toute adhésion à soi-même. Si vous voulez, du côté de son humanité, Jésus, c'est l'homme qui a perdu son moi. Il n'y en a plus. Il n'y a plus possibilité pour lui d'adhérer à soi,

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d'opposer soi à Dieu, parce qu'il est entièrement aimanté, perdu en la divinité et jeté en Dieu par cet aimant qui est Dieu, parce qu'en Dieu chaque Personne est un élan vers l'autre.

Cela veut dire que le mystère de Jésus est un mystère de pauvreté, de dépouillement infini, et qu'il répond à une pauvreté qui est Dieu.

Si Dieu ne passe pas par nous, bien qu'il soit en nous comme il est dans le Christ - c'est le même Dieu qui est toujours totalement lui-même, le même Dieu dans notre âme et dans celle de Jésus, le même Dieu, le même Dieu que dans les saints - si ce Dieu, en nous, ne resplendit pas, c'est qu'il y a en nous une adhérence à nous-même qui empêche cette infinie charité, cette infinie pauvreté, de luire à travers. Nous serions le Christ lui-même si nous étions dans cet état de pauvreté absolue, totale, unique dans lequel se trouve l'humanité de notre Seigneur, cette humanité qui est entièrement dépouillée d'elle-même, qui n'est plus qu'une relation vivante à Dieu, qui ne peut plus témoigner d'elle-même et qui témoigne de Dieu, dont chaque geste, chaque parole, dont la présence tout entière est le témoignage de la divinité.

Il me semble bon que nous voyions la divinité de notre Seigneur. C'est l'éternelle divinité, mais qui resplendit et se communique dans une humanité sacrement entièrement transparente, infiniment ouverte, qui ne peut plus arrêter la lumière de Dieu mais qui la laisse passer tout entière.

Nous avons, là, la suprême révélation universelle, définitive, non pas dans les mots, mais dans la présence de Jésus-Christ.

II ne faut donc pas mettre en quelque sorte le mystère de Jésus dans une espèce de stratosphère, je veux dire le faire sortir entièrement de l'horizon de notre vie spirituelle. Nous sommes tous en marche vers ce point infini où se trouve le Christ. Pour nous aussi, la vie vraie, c'est le dépouillement, la transparence, c'est de répondre à l'aimantation de l'amour divin, c'est d'être suspendus à Dieu, d'être Dieu. Nous sommes bien en route vers cette divinisation, c'est bien ce que nous reconnaissons comme le suprême bienfait.

Mais justement, chez nous, c'est intermittent, cela vient, puis cela passe. Nous retombons et nous recommençons, ce n'est jamais achevé. II y a toujours en nous quelque chose qui nous ramène à un centre qui n'est pas Dieu.

Mais il reste que nous sommes tendus vers ce dépouillement, vers cette union totale, vers cette entière expropriation de notre moi, cette union qu'on appelle dans le Christ " hypostatique", c'est-à-dire qu'elle est en plénitude. Au fond, l'homme idéal, l'homme parfait, la personnalité pleine, c'est Jésus-Christ, et nous tous ne serons pleinement des personnes que dans la personne de Jésus.

Si l'humanité de Jésus a reçu cette grâce, si en Jésus-Christ la grâce a été

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jusqu'aux racines de l'humanité, c'est que l'humanité de Jésus était appelée à être le centre de toute l'humanité. Si elle était infiniment ouverte à Dieu, c'était pour être infiniment ouverte aux hommes.

L'humanité de notre Seigneur était constituée comme le grand foyer de rassemblement, parce qu'elle était pauvre d'elle-même, parce qu'elle était tout entière donnée à Dieu. Cette humanité était capable de rattacher à Dieu toutes nos humanités, de manière à ce que toute l'humanité devienne un seul homme dans sa personne. Vous voyez bien que c'est un mystère qui est dans la ligne même de notre personnalité, puisque notre personnalité, c'est d'être suspendus à l'aimantation divine et d'avoir notre centre en Dieu. Et vous voyez que ce mystère du Christ, ce n'est pas une espèce de transformation de Dieu en homme ou d'un homme en Dieu.

Ce n'est pas une descente matérielle du ciel. Dieu est toujours présent, c'est nous qui sommes absents. Dieu nous donne toujours toute sa lumière, c'est nous qui sommes dans les ténèbres. Et toute l'imperfection de la Révélation dans l'Ancien Testament ne vient pas de Dieu, mais de ce qu'il n'y avait personne d'assez transparent pour communiquer cette lumière en plénitude.

En Jésus-Christ, il y a la plénitude de la lumière. Elle ne pouvait pas passer autrement qu'à travers une humanité qui fût un sacrement vivant de cette présence personnelle que nous ne pouvons transmettre, parce que nous ne sommes pas assez purs.

C'est cela qu'il faut retenir : c'est que Dieu étant la pureté d'un amour sans ombre et sans réserve, il ne pouvait se révéler pleinement que dans une humanité sans ombre, et si les Apôtres n'ont pas compris avant la Pentecôte, c'est qu'ils ne pouvaient comprendre, avant que leur cœur soit consumé par le feu de l'Esprit saint.

C'est uniquement à travers le témoignage des martyrs et des saints que le Christ dans l'Eglise se révèle et garde son vrai visage. Il est parfaitement inutile de discuter sur les textes, parce que Jésus n'est pas un texte, et même l'Evangile écrit est incomplet, parce que Jésus n'a pas pu dire tout ce qu'il aurait voulu dire.

D'ailleurs, n'oublions pas que le Nouveau Testament commence à la mort de Jésus-Christ. C'est sa mort qui est la coupure entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Le Nouveau, ce sera l'Eucharistie, ce sera le feu du Saint-Esprit, ce sera le mystère de l'Eglise.

Pour comprendre Jésus-Christ, il n'y a qu'une seule manière, c'est de le vivre. Dire que Jésus-Christ est Dieu ou n'est pas Dieu, qu'est-ce que cela peut faire ? On a jonglé avec les mots. Jésus-Christ, pour l'atteindre, il faut se dépouiller de soi-même, il faut entrer dans cette pauvreté où l'on rencontre Dieu ; et le Christ, sans cette transparence de l'amour, est une idole, comme Dieu lui-même, et c'est pourquoi c'est uniquement dans la pureté d'une vie vraiment donnée que Jésus-Christ se révélera.

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II faut partir du Prologue de saint Jean pour comprendre que l'Incarnation, c'est le mystère d'une humanité qui devient totalement présente à Dieu ; et pourtant cela risque encore de n'être que des mots, et ce n'est rien auprès de la lumière qui ne peut venir que par une vie toute pénétrée de la présence de Jésus-Christ. Nous ne connaîtrons Jésus-Christ que dans la mesure où nous le vivrons.

C'est en entrant dans cette pauvreté totale, en nous laissant toujours plus parfaitement conduire par cette aimantation divine, c'est par-là que nous connaîtrons Jésus-Christ, parce qu'il n'est pas un enseignement, il est une présence, une présence infinie, une présence de lumière, sous sa forme silencieuse, dépouillée, et nous ne pouvons atteindre cette pauvreté infinie que dans le dépouillement de nous-même.

Jésus nous est confié et notre mission, c'est de le représenter. Nous savons que, depuis l'Ascension, Jésus a quitté le plan de l'histoire visible. Seulement, nous ne sommes pas assez purs pour être en contact sensible avec lui, bien qu'il soit en nous, au milieu de nous, au-dedans de nous.

Toujours est-il que, depuis l'Ascension, le Christ ne peut être visible qu'à travers nous. C'est ce qu'il y a de plus bouleversant, de plus magnifique ; que l'Incarnation se continue à travers nous. Tout le mystère de l'Eglise, c'est cela. Par conséquent, chacun de nous est le visage du Christ pour les autres.

Il n'y a pas d'autre chemin vers Dieu que Jésus-Christ, mais il est justement la divinité incarnée, donc visible, et puisque Jésus est invisible, il n'est donc visible qu'a travers nous. Même si nous n'avons pas l'envie d'être parfaits, même si nous sommes fatigués des efforts que nous avons faits, il reste ceci : c'est que le Christ nous a fait crédit, et comme répondait le Padre Pio à un homme qui disait : " Je ne crois pas en Dieu " : " Mais Dieu croit en vous !"

Vous êtes le Christ des autres. Ils n'ont pas d'autre Christ que vous, parce que c'est uniquement a travers vous qu'ils voient le Christ. Ils chercheront le Christ à travers vous, ils ne pourront l'aimer que dans la mesure où il sera aimable. Et c'est cela qui fait de l'Evangile la Bonne Nouvelle, parce qu'il y a là pour nous l'appel que nous adresse une générosité infinie qui se remet entre nos mains.

Ce n'est rien de faire son salut, ce n'est rien de poursuivre son équilibre et sa perfection. Mais comment résister à ce fait que Dieu n'a pas d'autre révélation possible que nous-même, que nous sommes la seule expression de son visage dans le milieu où nous vivons et que les autres ont le droit de me demander d'être Jésus-Christ : malgré toutes mes fautes, je suis chargé d'être le Christ.

C'est la, je crois, la porte de lumière qui s'ouvre sur le mystère de Jésus : que l'Incarnation se continue à travers nous et que nous sommes chacun le Christ des autres. Saint Augustin le dit : " Nous n'avons pas seulement été faits

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chrétiens, nous avons été faits Christ ", et pas seulement Christ pour vivre en union avec lui, mais pour porter aux autres la lumière et la présence du Christ, pour être ce qu'il serait à notre place, pour continuer le geste du Lavement des pieds, pour être donnés, consumés, mangés comme le Christ, pour être la nourriture des autres.

Tout cela tient dans un seul mot : être Jésus. La, nous ne pouvons pas nous tromper. Notre foi trouvera toujours plus ses assises en entrant dans ce mystère, en le vivant et en étant, pour les autres, le visage du Seigneur.

Rien n'est plus beau et rien n'est meilleur que ce crédit infini, que cette identité avec lui-même qu'il accomplit en nous. Voilà toute notre grandeur, et quand nous sommes à bout de forces, il reste toujours que le Seigneur a besoin de nous et que, finalement, nous sommes la seule chance de Dieu dans le monde d'aujourd'hui. Si nous pouvions montrer le Christ en nous, sans en parler, enfin l'heure serait accomplie et le monde serait sauvé.

Demandons à notre Seigneur qu'il saisisse au moins aujourd'hui quelques âmes qui portent son témoignage à fond, et dans notre vie quotidienne essayons de relever à chaque instant notre courage et notre enthousiasme, en pensant que notre Seigneur est remis entre nos mains et que, finalement, il dépend de nous aujourd'hui que le Christ soit reçu, qu'il se fasse chair et qu'il habite parmi nous.

CHAQUE  GESTE  D'AMOUR  A  VALEUR  D'INFINI

Chaque rencontre d’amour vrai a valeur d’infini et est créatrice d’éternité

Maurice Zundel

Extrait de la retraite aux religieuses de l'Oeuvre Saint-Augustin, à Saint Maurice (Valais), en Suisse, en 1953

Publiée dans Avec Dieu dans le quotidien, Éd. Saint-Augustin

Si vous voyez les coqs se battre dans un poulailler, vous pouvez bien avoir pitié des coups qu'ils se donnent et de la mort probable de l'un des deux, mais vous n'êtes pas scandalisées comme d'une faute morale. Vous savez que deux coqs ne peuvent se supporter. De toute façon, le coq sera mangé, alors qu'il se tue ou qu'on le tue, cela revient au même.

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Il n'en est pas de même pour l'homme, parce qu'il engage dans son action plus que lui-même, il engage toujours l'infini. Ou bien il exprime l'infini et le laisse transparaître ou il le blesse, le voile et l'exile. C'est en raison de cette présence de l'infini que l'acte humain est quelque chose d'extrêmement sérieux.

J'ai déjà fait allusion à ce drame d'une femme qui avait quitté son foyer, pour raison de santé, et qui le retrouve dévasté par un autre amour. Son mari n'avait pas supporté la solitude. II avait été consolé par une jeune fille qui avait eu pitié de sa solitude et son coeur s'était détourné de sa femme. Mais cette jeune fille, qui avait pris la place de sa femme et à qui il avait découvert qu'il avait des griefs contre elle, s'est sentie la vocation de le comprendre. Et c'était si beau, cet homme malheureux que son coeur comprenait que, de fil en aiguille, il y a eu un enfant entre eux. II y a eu un avortement, car comment voulez-vous mettre un enfant au monde dans des conditions pareilles ? On a cru que ce n'était pas un drame, parce qu'on était heureux. Il y avait bien la première femme, mais on n'y pensait pas.

Puis, tout à coup, un craquement. La jeune fille qui a tout accepté, qui s'est chargée d'un avortement, s'aperçoit que son ami devient indifférent, et finalement, il la laisse tomber. II y a alors un changement extrêmement émouvant chez cette femme qui devient avide de se venger et de piétiner cet amour pour lequel elle a tout sacrifié, son rang, sa famille, sa mère.

Et voilà qu'à son tour, elle est lâchée. C'est alors qu'elle comprend que l'amour la cherchait elle-même et qu'au fond, ce qu'elle avait cru tenir dans cet amour, c'était justement l'échange de son âme. Elle a cru que c'était cela, elle s'aperçoit que non et qu'il y a un enfant mort entre eux deux, avec le sort de cette âme. Qu'est-il devenu, cet enfant ? Comment l'atteindre ? C'est alors qu'on voit que l'acte humain ne finit jamais : on ne peut faire un acte humain sans viser jusqu'à l'infini.

Dieu ne peut être connu qu'à travers une présence humaine, mais qu'il faut ouvrir, qui doit rester transparente pour le communiquer. Tout acte humain est la recherche de Dieu, de l'infini, même s'il l'ignore.

Et c'est pourquoi, comme je le disais ce matin, la grande affaire, c'est de retrouver la Présence, de retrouver le visage pour lequel tout acte humain est posé.

Je voudrais souligner le caractère infini de tout acte humain, pour que nous comprenions que le détachement n'est qu'un immense amour. Il ne s'agit pas pour nous de nous détacher de la création telle que Dieu l'a conçue, ni de nous détacher des êtres confiés à notre amour. Il s'agit de les aimer infiniment.

Le sens de la pauvreté en esprit, c'est d'aimer les créatures comme Dieu les aime, de participer par cet amour au geste créateur de Dieu et de ramener les créatures à Dieu.

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Il ne faut pas que nous soyons en conflit avec le Créateur, avec l'humanité, et que nous imaginions une espèce de jalousie entre Dieu et l'humanité, comme si Dieu ne pouvait pas souffrir qu'on aime la création. On pèche, non pas parce qu'on aime la créature, on pèche parce qu'on ne l'aime pas assez. Si cette femme avait aimé cet homme à fond, et si cet homme avait vraiment aimé cette femme, ils n'auraient pas dévasté ce foyer, où il y avait une femme et des enfants, ils n'auraient pas mis en route une vie qu'ils devraient tuer, ils n'auraient pas abouti à cette deuxième catastrophe.

Si l'on n'aime pas infiniment, le coeur ne peut pas être comblé.

Vous pouvez manger quelque chose de succulent en esprit de don. La sobriété chrétienne ne consiste pas à mépriser les créatures, mais à prendre toute créature, avec toutes ses dimensions. Car enfin, le pain et le vin, ce sont les cadeaux de son amour, des choses qui sont pleines de la bonté, de la tendresse de Dieu, et il faut les prendre avec cette dimension d'amour.

Il est clair que si vous recevez un cadeau de quelqu'un qui vous aime, il est revêtu de l'amour de l'être qui vous le donne. Un cadeau, c'est un signe, un symbole, un sacrement de l'amitié, et tout ce qui fait la matière du cadeau, c'est que, dans le cadeau, il y a un coeur qui s'exprime et qui se donne. Un cadeau, nous le gardons précieusement, parce qu’à travers le livre qui nous a été donné, nous voyons le visage de la tendresse, de l'amitié, et c'est cette dimension qui fait la valeur du cadeau.

La vision chrétienne de l'univers, c'est cela. Le vin, le pain, la tarte aux fraises, ce sont des symboles de l'amitié divine ; et la tarte aux fraises, si vous la mangez en y mettant toute la joie de sa beauté, de sa saveur, vous fait communier à travers elle. J'ai autant de dévotion à manger ma soupe qu'à célébrer la messe, parce que nous sommes toujours à la table du Seigneur et que c'est de sa main que nous recevons cette nourriture qui est le symbole de son amour.

La sobriété chrétienne, c'est de faire de chaque chose un acte d'amour. Chaque acte, celui de manger, de boire, celui de soigner les corps, celui de célébrer la messe, devient un geste liturgique, un geste infini, éternel.

Il n'est pas du tout chrétien de mépriser les choses, et vous pouvez trouver une jubilation à boire un vin excellent, parce que vous sentez qu'il y a là tout le travail de l'homme et tout le don de Dieu. Cet acte n'est pas bestial.

L'amitié est un acte infini. Le sens de la vertu, c'est de traduire dans chaque action cette dimension infinie qui en fait un don, une action de grâce. C'est le sens de la pauvreté franciscaine. Si saint François d'Assise est incapable de posséder, c'est qu'il est incapable de mettre le monde dans sa poche, parce qu'il l'assume dans son coeur, parce qu'il voit, dans un caillou, le don de la sagesse de Dieu, et ce caillou devient précieux comme le cadeau de l'Ami divin.

II ne s'agit pas de mépriser le monde, mais de l'aimer infiniment, comme il

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faut aimer les autres infiniment. Quand on les aime infiniment, on ne les brime plus, parce qu'ils sont trop grands. Ce qu'on voudrait, c'est qu'ils grandissent encore, qu'ils aillent jusqu'au bout de leur vocation. Nous ne pécherons jamais parce que nous aimons trop, nous pécherons dans la mesure où nous n'aimons pas assez, où nous n'aimons pas comme Dieu, de cet amour généreux qui donne et qui enrichit les autres du don même qu'il accomplit.

II ne s'agit pas de mortifier la vie, mais de vivifier la matière, de tout vivifier : de la vie même de Dieu, comme l'Eglise le fait quand elle sanctifie l'eau, le cierge, l'encens, la moisson : le métier, les objets qui vont servir à l'homme sont revêtus de sa bénédiction, d'une dimension éternelle qui les fait entrer dans le Royaume de Dieu.

N'ayons pas le sentiment que Dieu est jaloux de la créature, au contraire. Dieu ne se révèle jamais qu'a travers sa création, et nous devons l'achever pour qu'elle devienne toujours mieux l'ostensoir de Dieu. " Toute réalité chante et rien d'autre ne chantera ".(Coventry Patmore) Et, nous l'avons vu dans le miracle de Cana, Dieu ne se révèle que par la transfiguration de l'univers.

Pour le chrétien, la pauvreté n'est pas le mépris des choses, mais l'amour personnel de toute réalité vue à travers Dieu qui la donne pour qu'elle devienne une Présence que l'on ne peut percevoir que par un geste d'amour.

D'ailleurs, c'est si vrai que saint François, qui était tellement jaloux de la pauvreté, tellement irréductible sur ce point, c'est si vrai que saint François a glorifié dans le Cantique du Soleil toutes les créatures. Pour lui, le monde est transfiguré par l'amour. C'est ce monde qu'il chante jusque dans la mort.

Si chaque acte humain a une portée infinie, si chaque geste a une portée royale et une ampleur divine, cela veut dire aussi que chaque acte débouche dans l'éternel et a une valeur d'éternité. II a une importance immense.

Nous sommes toujours tentés de dire : " Demain, je ferai cela. Demain, je penserai à Dieu. Demain, je ferai du silence en moi. Demain, ce sera le beau jour où j'entrerai dans ma vocation. Demain, je prendrai le chemin de la sainteté ". Mais ce n'est pas du tout le cas, parce que si vous attendez à demain, vous ne le ferez jamais. Si vous attendez à demain, vous croyez que la sainteté, c'est la lecture du Père Rodriguez  , tandis que la sainteté, c'est vous, devenues le Royaume de Dieu, c'est vous divinisées par le don de vous-mêmes.

Justement, si nous voyons qu'il s'agit réellement d'une Présence, d'un échange de personne à personne, si nous voyons que chaque geste nous permet de communier à la vie divine, nous comprenons que l'éternel, c'est maintenant.

Une femme qui aime vraiment ne se dit pas : " Demain, j'aimerai mon mari, demain, j'aimerai mes enfants, demain, j'aurai le temps de penser à eux.

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"Mais c'est maintenant qu'elle les aime, parce que chaque travail est fait pour eux dans l'attente de leur retour.

C'est maintenant qu'elle aime et c'est dans chaque geste qu'elle s'engage tout entière. C'est exactement ce que nous avons à faire. II n'y a pas à attendre l'après-midi, c'est maintenant, c'est ici, c'est tout à l'heure au réfectoire, devant votre bureau ou vos machines. C'est là que Dieu vous attend, c'est là votre éternité, c'est là votre communion infinie, parce que chaque geste humain, s'il est le don de nous-même, est un geste créateur d'éternité. Il n'y a pas à attendre autre chose. Si vous mourez ce soir et que votre journée a été pleine de Dieu, vous serez dans l'éternité, parce que vous serez devenus vous-mêmes l'éternité, et c'est la seule manière de vaincre la mort, c'est d'éterniser le maintenant. Ici, maintenant, aujourd'hui, à la cuisine, en portant les plats sur la table, en récréation, devant vos comptes au bureau, c'est à chaque seconde que la vie divine vous appelle, qu'elle peut circuler à travers vous, se communiquer aux autres, pourvu que vous soyez attentives à l'immensité de la vie.

Dieu, ce n'est pas quelqu'un dont on parle, c'est Quelqu'un que l'on respire, que l'on communique par l'atmosphère qui émane de nous. Si vous êtes constamment en communion avec Dieu, cela se sent autour de vous. II n'y a pas d'action religieuse : c'est toute la vie qui est religieuse, toute la vie ou rien, toute la vie ou rien...

C'est pourquoi notre  Seigneur, voulant nous inculquer la dignité infinie de notre vie, l'a vécue trente ans dans le travail manuel, dans un travail qui n'a rien de religieux en apparence, le travail le plus commun, et qu'il a rassemblé dans l'Eucharistie le pain et le vin.

Il n'en faut pas davantage pour communier à Dieu. Le travail, le repos, les rapports quotidiens des hommes entre eux, c'est cela la religion, pourvu que chaque acte soit revêtu de cette Présence divine et la communique.

S'il y a des moments où nous nous rassemblons à l'église, ce n'est pas pour nous séparer de la vie ; c'est le moment où, revenus du travail, on se met ensemble et on communie ensemble dans la tendresse autour de la table. Mais ce rassemblement à la chapelle, ce n'est pas pour faire une coupure dans notre vie, c'est pour mieux faire circuler la plénitude de cette vie.

Si nous pouvons mettre l'éternité dans chaque geste, alors nous vivrons dans la sérénité, parce que nous ne serons plus tourmentés, tendus vers un lendemain qui n'arrivera jamais. Nous bâtirons l'éternel et nous serons libres. Il y a une Action catholique qui est de l'agitation et cela ne donne rien, parce que personne ne vit cette vie dont tout le monde parle, parce que personne n'en vit et que la vie divine ne peut se communiquer qu'à travers notre amour. Cette vie est complètement stérile.

Il est certain que le Seigneur nous révèle dans sa propre vie la dimension de notre vie, la dimension du monde, la grandeur de la créature pour nous inviter à y entrer comme des créatures qui savent que la plus infime réalité, un

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 73

atome, est déjà un reposoir et une révélation de la Présence divine.

Il s'agit de revaloriser notre vie, chaque geste de notre vie et de le vivre comme une communion sans cesse renouvelée, car c'est à travers ces gestes accomplis par amour que le visage de Dieu va prendre tout son relief dans notre coeur et que nous le connaîtrons.

Car connaître Dieu, ce n'est pas se creuser la tête sur ses attributs ; connaître Dieu, c'est le rencontrer parce qu'il est né de notre coeur au coeur même de notre travail. C'est le sens du sacrement. Le pain deviendra le Corps du Christ, parce que toute la vie peut devenir la manifestation de la Présence divine.

Si nous apportons à chacune de nos journées ce sens de la valeur de la vie, chaque instant nous apparaîtra tellement précieux que nous pourrons nous y engager tout entiers. Chaque geste du chrétien est un acte royal, infini, éternel - et c'est ce qui fait toute la beauté de la vie divinisée, c'est qu'elle est tellement grande qu'on peut s'y engager tout entier. Elle est tellement belle, qu'il n'y a plus rien à engager au-delà.

Toute action est une hostie entre nos mains pour être transformée, par notre amour, au Corps et au Sang de Jésus.

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 74

A René HABACHI de la part de Maurice ZUNDEL

Le Caire, (Brouillon de lettre concernant le livre)"L'Homme passe l'Homme", paru aux éditions du "Lien", Le Caire, Janvier 1943

... Je vous remercie pour votre lettre si aimable et si délicate.Permettez-moi de vous dire que je ne cherche pas des éloges ou des compliments. Ce que je désire uniquement, c'est que la pensée dont je suis le scribe soit traitée selon son rang et discutée à sa hauteur.J'ai assez d'intelligence pour reconnaître qu'elle n' est pas de moi, et pour ne m'attribuer aucun mérite dans la création d'une métaphysique qui m'a été entièrement donnée et dont je suis parfaitement indigne.La seule chose qui m'émeuve est de la voir reçue dans le silence de l'esprit. Ce qui m'afflige le plus, en revanche, c'est que l'on y voie une pâle redite, en langage moderne, de choses archi-connues et définitivement exprimées par Saint Thomas; ou une tentative avortée à peine excusée par sa bonne volonté,comme un effort très vain d'originalité ridicule, la grenouille voulant se faire plus grosse que le boeuf.J'ai échappé de justesse à l'index que des confrères bienveillants ou des théologiens momifiés ont sollicité contre moi. Je suis obligé à une grande prudence et chaque expression doit être calculée en prévision de réaction qu'elle pourrait susciter.Ce qui m'a peiné dans les critiques que je vous ai rapportées, c'est qu'elles ne sont pas à l'échelle du livre, et surtout qu'exprimées devant des personnes qui ne l'ont pas lu et qui ne le liront pas, elles discréditent a priori des conceptions qui sont la vie de ma vie.Il y a naturellement des expressions que je voudrais améliorer; il me semble pourtant qu'il est difficile de réunir dans un livre plein de mes suggestions, sur tous les problèmes humains, d'incorporer plus rigoureusement une métaphysique à l'expérience, et de faire voir avec plus d'acuité que tout est plein de Dieu, en accusant tout ensemble, l'abîme intérieur qui sépare la créature du Créateur, et la merveilleuse solidarité qui les unit dans l'éclair qui jaillit sans cesse entre l'immanence et la Transcendance.L'harmonie des trois ordres et leurs correspondances,le symbolisme du monde visible et sa spiritualité virtuelle actualisée dans le miracle et les sacrements, les démarches convergentes de l'art, de la science et de l'amour, la rencontre de la science et de la Foi dans le même mystère, pressenti par la première et vécu surnaturellement par la seconde, la conquête de la Vérité absolue au sein d'une connaissance phénoménale toujours imparfaite et inachevée (logique verticale), l'épanouissement de la métaphysique en morale, au coeur d'un savoir où le progrès de notre intériorité est fonction de notre pénétration , de la transparence de notre amour, la mise à nu de l'hérésie fondamentale qui confond la raison technicienne avec l'intelligence, et la culture avec le succès ou le profit, la révélation de l'esprit,rendu à son immanence comme à sa fonction contemplative, et de la morale, ramenée tout entière à l'exigence d'intériorité qui définit la Liberté et qui fonde une sociologie, une pédagogie, une politique et une sexualité où l'homme fait la découverte de lui-même en passant l'homme: j'aurais donné beaucoup pour que mes maîtres de Fribourg, de Rome, de Londres, de Paris et de Jérusalem m'entrouvrissent quelques-uns de ces horizons.Il me semble qu'ayant fait cela, le livre méritait quelque respect...

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 75

Le Caire, janvier 1944

Mon bien cher René,Au sujet de morale et politique, il fallait montrer que le risque du pain quotidien, que le groupe social devrait assurer, a créé une solidarité dont la rupture entraînerait des risques immédiats capables d'entraîner une misère plus grande et que tous les peuples reculent devant cet inconnu.Il fallait dénoncer la mystique de groupe qui consacre et renforce cette solidarité par l'idole de l'absolu collectif, en faisant concourir la peur du risque et le besoin de sécurité à l'asservissement de la personne.Il fallait établir les droits de l'homme sur une exigence de don, d'un don intérieur accompli dans le secret de la conscience à l'égard du Bien transcendant, en identifiant la liberté avec un altruisme lui-même transcendant.Il fallait affirmer que le droit de propriété, en tant que droit se fonde précisément sur un dépouillement intérieur absolu et qu'envisagé comme un droit il s'identifie lui-même avec l'exigence morale la plus rigoureuse, avec l'esprit de pauvreté qui est tout l'Evangile.Il fallait sauver les nations en tant qu'expressions spirituelles, tout en détruisant la fourmilière, la ruche et le super-organisme de Johnson et consorts, en stigmatisant comme un crime le renoncement à la liberté.Il fallait faire coïncider le Bien commun et le Bien personnel en la circumincession de la communauté et de la solitude, en retrouvant le sens de la Transcendance dans un excès d'intériorité. Ce que personne n'a pu concevoir en dehors du Christ.Il fallait arracher le masque de la civilisation aux nations qui confondent technique et culture, et qui coagulent le savoir lui-même dans l'immense usine où la masse engloutit la personne.Il fallait dénoncer le mensonge de ceux qui prétendent servir l'esprit et la liberté chez eux, en violant l'esprit et la liberté des autres, qu'il s'agisse de classes, de systèmes religieux ou de nations.Il fallait établir la faillite de la révolution et l'erreur fondamentale d'une liberté conçue comme une félicité, en soulignant les exigences héroïques consubstantielles à l'idée démocratique.Il fallait déclarer nettement l'échec de toute tentative de conciliation au niveau d'intérêts vitalement antagonistes et l'impossibilité de réaliser l'humain sans dépasser l'homme, en identifiant d'ailleurs cette exigence de dépassement avec la conquête de la liberté que l'on prétend vouloir uniquement sauver.Il fallait, sans renier les avantages de la technique, mettre en relief l'universalité sans frontières qui est la condition sine qua non de sa fécondité.C'est ici qu'intervenait la nécessité de dessiner un plan qui rendit possible le passage de l'économie cloisonnée à une économie universelle, tout en couvrant l'individu contre le risque élémentaire qu'il ne peut pas courir et dans la crainte duquel il se laissera toujours arracher sa liberté.Les modèles étaient inexistants. Le plan Beveridge est anglais et demeure insulaire.Il peut aisément montrer le parti que l'on peut tirer des institutions qui existent, soit en les modifiant, soit en les complétant.Les plans quinquennaux soviétiques s'accomplissent en l'économie fermée d'un Etat qui est l'organe unique de toutes transactions extérieures (avec l'étranger) et qui est

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Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 76

l'arbitre très actif, partout présent et tout-puissant de toute l'économie intérieure, sur un sol d'ailleurs pourvu de toutes les richesses imaginables.Les autres plans -internationaux- du type Charte de l'Atlantique, sont plus vagues encore que les 14 points de Wilson sur lesquels fut édifiée la S.D.N., ou ne visent qu'à constituer le trust menaçant des grandes puissances.J'ai essayé, sans entrer dans aucune polémique, de prévoir des institutions encore inexistantes fondées sur la nécessité d'un marché mondial, en établissant, comme un principe, que le progrès technique doit être le levier d'un humanisme toujours plus gratuit, où l'activité créatrice de valeurs humaines serait rendue toujours plus largement possible par la mise en commun des risques, par l'impôt que toute invention technique devrait payer avant toute application, suivant le système de compensation indiqué dans le texte, avec des détails précis.Les institutions de mon pays m'ont fourni des suggestions pour l'organisation générale de l'Union projetée.Je me suis attaché avec beaucoup de soin à sauvegarder l'exigence aristocratique dans la distribution des charges et la répartition des biens, sans spoliation ni privilège, au-delà du communisme et du capitalisme, en enlevant tout prétexte à l'intervention des grands Etats dans les affaires des petits, et en sauvegardant les droits des minorités.Il fallait montrer, enfin, qu'il est vain de parler de liberté si une réforme économique n'intervient pas.Il s'agissait d'exclure la concurrence sans produire la strangulation tout ensemble, et de répartir équitablement les richesses sans porter atteinte au droit de propriété.Il s'agissait surtout de décider si l'on voulait sauver la vie ou rester très extérieur à l'humanité.Je crois que je n'ai esquivé aucun problème (social, militaire, culturel et financier), tout en étant aussi gardé que les différents aspects de la question et les exigences des censures le comportaient. Le plan découle des principes et se tient tout entier dans le cadre de leurs exigences.Si j'avais trouvé un plan meilleur dessiné par un autre, je n'aurais pas été obligé de deviser celui-ci. La S.D.N. était un organisme juridique dépourvu de sanctions réelles et sans base économique, et conclue par la tragédie divine qui est l'âme du livre. Je ne crois pas m'être exposé à ces erreurs.Il me semble que pour un chapitre, c'est déjà beaucoup, et je ne vois pas que Daniel Rops ou Maritain aient été aussi soucieux de concret, aussi impérieusement scrupuleux d'adhérer à la terre et de revendiquer le pain, pour qu'il soit l'aliment de la liberté et que l'homme gagne sa vie, en le gagnant.Veuillez excuser cette apologie, mon bien cher René, et croyez à toute ma tendre amitié.M. Z.

Il paraît que votre article au Journal d'Egypte s'est perdu à l'imprimerie.Des détails plus minutieux - il y en a déjà beaucoup sur le régime des concours, des salaires, des pensions, des expropriations, et sur le jeu des différentes institutions, jusqu'à l'impôt successoral proportionnel et la fortune des ayants droit - eussent été artificiels et au détriment de la clarté et en dehors de la nécessité des principes.N.B. "Morale et Politique", qui fait l'objet de cette lettre, est le sixième chapitre (pp.173-250) du livre :"L'Homme passe l'Homme".

Maurice Zundel

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René Habachi,

Philosophe libanais, René Habachi est né en Egypte en 1914. Ami d'Emmanuel Mounier, de Maurice Zundel et de Theilard de Chardin, il a occupé à Paris le poste de directeur du département de philosophie à l'Unesco. IL a été longtemps professeur très apprécié, il a partagé ses activités entre l'écriture et les conférences jusqu'à sa mort en janvier 2003. Il a parlé de Zundel dans ses sept derniers livres, une douzaine d'articles de revue et dix retraites inédites ronéotypés sont consacrées à la présentation et l'analyse pensée de Zundel en la situant dans le paysage de la philosophie contemporaine.

 René Habachi nous entraîne au plus profond de la nature humaine, là où sont inscrits notre désir d'un plus-être, notre soi de dépassement, qui ne peuvent se réaliser que par une sortie de soi vers l'autre, c'est-à-dire par la relation. Celle-ci engendre la parole, qui en est l'expression. Parole humaine, mais aussi, à travers l'homme, parole de l'univers, question en quête d'une réponse. Mais la réponse n'a-t-elle pas devancé la question puisque " au commencement était le Verbe"? Dieu a toujours été parole, comme appel et sollicitation d'une réponse de l'homme. De tout temps, le visage de Dieu est tourné vers l'homme.