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ACTESSUD-PAPIERS
Éditorial:ClaireDavid
Conceptiongraphique:ThomasGabison
©ACTESSUD/ThéâtredeSartrouvilleetdesYvelines-CDN,2013,2018.
ISSN0298-0592
ISBN978-2-330-02153-5
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JoëlPOMMERAT
CENDRILLON
IllustrationsdeLeslieAuguste
HeyokajeunesseACTESSUD-PAPIERS
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PERSONNAGES
Unenarratricedontonn’entendquelavoix
Unhommequifaitdesgestespendantqu’elleparle
Latrèsjeunefille
Lamère
Lepère
Labelle-mère
Lessœurs:lagrandeetlapetite
Lafée
Letrèsjeuneprince
Leroi
Deuxgardes
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PREMIÈREPARTIE
SCÈNE1
LAVOIXDELANARRATRICE.Jevaisvousraconterunehistoired’ilyatrès
longtemps… Tellement longtemps que je ne me rappelle plus si dans cette
histoirec’estdemoiqu’ils’agitoubiendequelqu’und’autre.
J’aieuunevietrèslongue.J’aihabitédansdespaystellementlointainsqu’un
jourj’aimêmeoubliélalanguequemamèrem’avaitapprise.
Mavieaététellementlongueetjesuisdevenuetellementâgéequemoncorps
estdevenuaussi légeret transparentqu’uneplume.Jepeuxencoreparlermais
uniquementavecdesgestes.Sivousavezassezd’imagination,jesaisquevous
pourrezm’entendre.Etpeut-êtremêmemecomprendre.
Alorsjecommence.
Dansl’histoirequejevaisraconter,lesmotsontfailliavoirdesconséquences
catastrophiquessurlavied’unetrèsjeunefille.Lesmotssonttrèsutiles,maisils
peuventêtreaussitrèsdangereux.Surtoutsionlescomprenddetravers.Certains
motsontplusieurssens.D’autresmotsseressemblent tellementqu’onpeut les
confondre.
C’estpassisimpledeparleretpassisimpled’écouter.
Quand elle était encore presque une enfant, une très jeune fille qui avait
beaucoup d’imagination avait connu un très grand malheur, un malheur qui
heureusementn’arrivequetrèsrarementauxenfants.Unjour, lamèredecette
trèsjeunefilleétaittombéetrèsmalade,atteinted’unemaladiemortelle.Ellene
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sortaitplusdesachambre.Elleparlaitd’unevoixfaible,tellementfaiblequ’on
avaitdumalàcomprendrecequ’elledisait.Ondevaitsansarrêtlafairerépéter.
SCÈNE2
Lachambreàcoucherdelamère.
LATRÈSJEUNEFILLE.Disdonc,tuveuxpasteleveraujourd’hui!Çafait
dessemainesquet’escouchée!Tudoisenavoirmarre,non?Moij’enaimarre
entoutcas.
(Lamère,trèsfaible,murmurequelquesparolesincompréhensibles.)
J’entendspas…!Quoi?
(Lamère,idem.)
Excuse-moi, j’entendspasmamanceque tudis.Faudraitque tuparlesplus
fort…Jetel’aidéjàdit.
LAVOIXDELANARRATRICE.Alorsparfois,latrèsjeunefillesesentait
obligéedefairecommesielleavaittrèsbiencompris.
LATRÈSJEUNEFILLE.T’astoutletempsenviededormir,c’estçaquetu
asdit?
LAMÈRE(murmurant,quasimentinaudible).Machérieilfautquejetedise
quejevaisbientôtmourir.
LATRÈSJEUNEFILLE.Jelesaisça,quet’astoutletempsenviededormir.
LAMÈRE(inaudible).Chériejevaism’enaller…
LATRÈSJEUNEFILLE.Etquet’esfatiguée?
LAMÈRE(inaudible).Tusais,jevaism’enallerpourtoujours.
LATRÈSJEUNEFILLE.Etquetudorslejour?…Jelesaiscequetudis.
Tuveuxpasqu’onaillesepromenerplutôtquediscuter?
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Untemps.Lamèresembledécouragée.Elledétournesonvisageetfermeles
yeux.
LAVOIXDELANARRATRICE.C’étaitpassimpledecommuniqueravec
samèreetçalafatiguait.Alorssouvent,ondemandaitàlatrèsjeunefilledela
laissersereposer…
Et puis un jour, on lui dit que c’était sans doute la dernière fois qu’elle la
verrait.Onluiditqu’elledevaitêtrebiencourageuseetquesamèrevoulaitlui
diredeschosesimportantes.Latrèsjeunefillepromitcettefois-làd’êtreencore
plusattentivequelesautresfois.
Lamèremurmurequelquesmotsàsafille.Latrèsjeunefillesepenchevers
elle.
LATRÈSJEUNEFILLE(trèsémue).Jevaisterépéterpourquetusoissûre
que j’ai bien entendu : “Ma petite fille, quand je ne serai plus là il ne faudra
jamaisquetucessesdepenseràmoi.Tantquetupenserasàmoitoutletemps
sansjamaism’oublier…jeresteraienviequelquepart.”
(Lepèredelatrèsjeunefilleentre.Ilentraînesafilleverslasortie.)
Maman, je te promets que je penserai à toi à chaque instant. J’ai très bien
comprisquec’estgrâceàçaquetumourraspasenvraietqueturesterasenvie
dansunendroitsecretinvisibletenupardesoiseaux.J’aitrèsbiencomprisque
sijelaissaispasserplusdecinqminutessanspenseràtoiçateferaitmouriren
vrai. Ne t’inquiète pas maman, je ne te laisserai pas mourir en vrai, tu peux
compter surmoi. Tous les jours, à chaqueminute et pendant toutema vie, tu
serasdansmespensées…N’aiepaspeur.
LAVOIXDELANARRATRICE.Onvousl’adit,cen’estpassûrquelatrès
jeune fille ait compris parfaitement bien les paroles de sa mère. Elle avait
beaucoup d’imagination et ce jour-là elle était très émue. Dans la vie, son
imaginationgalopaitparfoisàtoutevitessedanssatêteetluijouaitdestours.Ce
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quiestcertain,c’estquecettehistoiren’auraitpasété lamêmesi la très jeune
filleavaitentenduparfaitementcequesamèreluiavaitdit.
Mais vous le verrez, pour les histoires, les erreurs ne sont pas toujours
inintéressantes…
SCÈNE3
LAVOIXDELANARRATRICE.Lelendemain,lamèredelatrèsjeunefille
mourut.Àpartirdecejour,commeellecroyaitquesamèreleluiavaitdemandé,
latrèsjeunefillesepromitdeneplusjamaiscesserdepenseràelle.
Avant, la très jeune fille aimait beaucoup laisser son imagination prendre
possessiondesespensées.Maismaintenanttoutça,c’étaitbienfini.Elledevait
concentrer son esprit sur un seul et unique sujet : samère…seulement sur sa
mère.
Les premiers temps, c’était simple. Mais après quelques mois, un jour, il
arrivaqu’elleoublie.Ilarrivaqu’elleoubliependantquelquesinstants.Elleeut
trèspeur.Lelendemain,elledemandaàsonpèredeluiacheterunemontre.La
plusgrossepossible.Équipéed’unesonneriecommeunréveil.Pourcontrôlerle
temps.
À partir de ce jour, la très jeune fille devint très angoissée. Sa tête était
remplie de pensées de sa mère. Elle en débordait. C’était comme si elle
grossissait et même enflait. Parfois elle avait peur que sa tête éclate. Et elle
commençaàs’envouloir.Elledisaitquepenseràsamèreauraitdûêtrenaturel
etnonpasuneffort.
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SCÈNE4
Dansunemaisonenverre.
LAVOIXDELANARRATRICE.Unpeuplustard,lepèredelatrèsjeune
fille décida qu’il était temps de se remarier. Il avait rencontré une femme qui
avait deux charmantes jeunes filles. Elles habitaient toutes les trois dans une
maisontrèsparticulière.Cettemaisonétaitconstruitetoutenverre.Ouienverre.
SŒURLAGRANDE.Pourquoii’z’arriventpas?
LABELLE-MÈRE.J’ensaisrien!
SŒURLAPETITE.Peutpass’asseoir?
LABELLE-MÈRE.Non!Çafaitgrandir!
SŒURLAGRANDE.Elletevabiencetterobe!
LABELLE-MÈRE.Merci.
SŒURLAPETITE.T’asdelachancetoi,toutteva!
LABELLE-MÈRE.Oui,jesais!Hierencore,onm’aditlamêmechosedans
unmagasin!“C’estfou,àvoustoutvousva!Etpuisvousfaitessijeune!Vos
filles,sionsavaitpasquec’étaitvosfilles,onlesprendraitpourvossœurs!”
LESDEUXSŒURS.Onsait,tunousl’asditdéjà.
LABELLE-MÈRE.Onmeledittouslesjours!C’estpourça!C’estfatigant
àlalongue…Desfoismêmejemedemandesij’aimeraispasmieuxfairemon
âgecommelesautres!
(Àtraverslesparoisenverredelamaison,onvoitarriverlatrèsjeunefilleet
sonpère.)
Ahbentienslesvoilà,çayest,c’esteux!
SŒURLAGRANDE(àlabelle-mère).Maispourquoiilsarriventparlà?
LABELLE-MÈRE.Pastroptôt!
SŒURLAGRANDE.C’estlefonddujardin?!I’z’ontenjambélaclôtureou
quoi?
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SŒURLAPETITE.C’esteux?I’sontcommeça?
SŒUR LA GRANDE. Pourquoi i’z’ont pas pris l’entrée normale ? Sont
abrutis?
SŒURLAPETITE.C’estpaspossible,c’esteux?!
SŒURLAGRANDE(àlabelle-mère).Etlui,ilestcommeçamaman?Mais
ilestvieux,ilacinquanteansdeplusquetoiondirait!
LABELLE-MÈRE.N’exagèrepas!Ilestpasvieux,ilfaitsonâgec’esttout!
SŒURLAPETITE.I’nousvoientpas!
LABELLE-MÈRE.Oui,onvoitmalàl’intérieur,del’extérieur.
SŒURLAGRANDE(autéléphone).Allôoui,c’estmoi,jet’appellecomme
convenu,çayest,i’sontlà!Manquedepot,letypec’estlegenretrèsmoche.
SŒURLAPETITE.Lagosse,ondiraitqu’elleestdébile.
SŒURLAGRANDE(autéléphone).Ilapasl’airnonplusd’avoirinventéle
bocalàcornichons!
SŒURLAPETITE.Qu’est-cequiluiarriveàelle?Elleestbizarre!
SŒURLAGRANDE (au téléphone). Ils ont l’air vraiment étranges, ça fait
trèspeur!
Lepèreaperçoitlabelle-mèreàtraverslavitre.
LABELLE-MÈRE(faisantdessignesaupère).Coucou!Onestlà!
SŒURLAGRANDE(raccrochant).Jeterappelle.
LABELLE-MÈRE.Oui,bonsoir,onestlà…
LESDEUXSŒURS(faisantdessignes).Bonsoir.
LABELLE-MÈRE(avecdesgestes).Pourentrer,fautfaireletour!L’entrée
estcomplètementdel’autrecôté…!Là,vousêtesentrésparlemauvaiscôté.
Le père, qui n’a pas compris les explications de la belle-mère, continue à
fairelessignesdepolitesse.
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SŒURLAPETITE.Ilt’entendpas.
Lessœursrient.
LABELLE-MÈRE(avecdegrandsgestesexplicatifs).Jevousdisqu’il faut
faireletour!Faitesletour!L’entréeestdel’autrecôtédelamaison!Parlà!
(Lepèrenecomprendtoujourspas.)
Jevousdisquepourentrerilfautfaireletour,faitesletourparlà!
LESDEUXSŒURS(plusfort).Faitesletour!
LABELLE-MÈRE(deplusenplusagacée).Faitesletouronvousdit,c’est
pasvrai!
Lepèresembleavoircomprismaismontredansl’autredirection.
LESDEUXSŒURS(riant).Noooooooon!
LABELLE-MÈRE(trèsénervée).Maisnon,pasdececôté…!Del’autre,on
vousdit!
Lepèrepartdumauvaiscôté.
LABELLE-MÈREETLESDEUXSŒURS(ensemble).Nooooooooooon!
SŒURLAGRANDE.I’sonttropcons!
Lessœurss’esclaffent.
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LABELLE-MÈRE.C’estbon,jevaisleschercher,jecroisqu’ilsontdumalà
comprendre…
Ellesort.
SCÈNE5
Àl’intérieurdelamaisonenverre.Latrèsjeunefilleetsonpèreontrejoint
lestroisfemmes.Latrèsjeunefilleporteunpetitsacàdos.
LABELLE-MÈRE.Voilà,çac’estnotrechez-nous.Etcechez-nous,j’espère,
vabientôtdevenirvotrechez-vousàvousaussi!
LEPÈRE.Onvatoutfairepourçaentoutcas,jetepromets!
(Setournantverssafille:)Hein…t’esd’accord,Sandra?
Latrèsjeunefillenerépondpasetregardesamontre.Untemps.
SŒUR LA PETITE (se retenant de rire). T’as une grosse montre toi dis
donc!
LA TRÈS JEUNE FILLE. Oui, c’est pour surveiller le temps qui passe et
surtoutpasoublierdepenseràmamèrependant trop longtempsde suite.Elle
faitsonnerieenplus.
SŒURLAGRANDE.Ahbon?C’estquoicettehistoire?
LATRÈSJEUNEFILLE.Mamèrem’ademandédejamaisarrêterdepenser
àelle.
Sinon,sij’arrêtaisdepenseràellependantplusdecinqminutes,çalaferait
mourirpourdevrai.
LABELLE-MÈRE(crispée).Çac’estmarrantçacommehistoire!C’estjoli!
Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.Unemusiqueentêtante.
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LEPÈRE(riant).Ouais,c’estunpeuunehistoiredegosse!Jesaispasd’où
ellesortça!
LATRÈSJEUNEFILLE (àsonpère).Qu’est-ceque tu racontes toi ?T’es
débileouquoi?
LABELLE-MÈRE (outrée).Dis donc c’est comme ça que tu parles à ton
père?!Çavapaspouvoirsepassercommeçaicitusais!
(Petittemps.)
Bon, moi je voulais vous dire deux mots sur “votre” nouvelle maison très
moderne et un peu particulière dans laquelle vous allez vivre à partir
d’aujourd’hui. Cette maison, c’est une maison unique, non seulement parce
qu’elleestentièrementtransparenteetconstruiteenverre…
LEPÈRE.Oui,c’esttrèsétonnantettrèsmoderne.
SŒURLAPETITE.D’ailleurs,lesoiseauxn’arrêtentpasdes’écrasercontre
lesvitresdufaitqu’ilsvoientpasqu’yadesvitresjustement.
SŒURLAGRANDE.Etonramassetouslesjoursdesdizainesdecadavres
d’oiseauxmorts.
Pendantcetemps,latrèsjeunefillesortunalbumdephotosdesonsacàdos
etcommenceàleconsulter.Ellesedirigeverslesdeuxsœurs.
LABELLE-MÈRE.Nonseulementcettemaisonestenverre,maiselleaété
construiteparunarchitectemondialementconnu…Sonnomvapeut-êtrevous
direquelquechose…
LATRÈSJEUNEFILLE(montrantlesphotosdesonalbumauxdeuxsœurs).
Tenez, ça c’est une photo de ma mère quand elle était jeune. Elle avait les
cheveuxcourtsàcettepériode.Maisaprèselleatoujourseulescheveuxlongs!
Elledisaitqueçaluiallaitbeaucoupmieux.
(Àsonpère.)T’enpensaisquoitoiaufait?
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LEPÈRE.Tiens,rangecetalbumdanstonsacmaintenant!
La très jeune fille s’éloigne des deux sœursmais ne cesse de regarder ses
photos.
LABELLE-MÈRE(troublée).Qu’est-cequejedisais?
LEPÈRE.Tuparlaisdelapersonnequiaconstruitlamaisontoutenverre.
LABELLE-MÈRE. Oui, c’est quelqu’un de très moderne il a un nom très
compliquévousconnaissezpeut-être?Ils’appelle…
Ellecherche.
SŒURLAGRANDE.Commentils’appelle?
Latrèsjeunefillesedirigeànouveauverslessœurs.
LABELLE-MÈRE(trèsperturbée).Euh,jesaisplus…
LATRÈSJEUNEFILLE(montrantlesphotosdesonalbumauxsœurs).Ça
c’estuneautrephoto,jevouslamontreparcequeçamefaittropplaisirdevous
lamontrer,c’estunephotodemamèreetdemonpèrequandilsétaientvenus
mevoiràunspectacledefind’annéeàlamaternelle.
LEPÈRE(autoritaire).FermecetalbumSandra,c’estpaslemoment!
LA TRÈS JEUNE FILLE. Mon père avait dit en cachette pour pas que
j’entendequ’ils’étaitjamaisautantemmerdédesavie.
(Àsonpère.)Hein,tutesouviens?
(Auxautres.)Mamère ça la faisait rire quemonpèren’aimepasvenir aux
spectaclesdefind’annéedesgosses!
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(Àsonpère.)Non?
LABELLE-MÈRE (aupère).Tu peux pas faire quelque chose s’il te plaît,
c’estunpeuinsupportable,non?!
LATRÈSJEUNEFILLE(auxdeuxsœurs).Ahoui,etçac’estunephotoun
peuparticulière,unpeucochonne“olé!olé!”commeonditentremonpèreet
mamère.
Lepèresaisitl’albumdesmainsdelatrèsjeunefilleetlerangedanssonsac
àdos.
LABELLE-MÈRE(aupère).Merci.
(Àtous.)Voilà,àpartird’aujourd’hui,c’estungrandsoir,ungrandjourqui
commenceparcequenosdeuxfamillesvontessayerdesefondreetdesesouder
entreelles.
(Elles’interrompt.)
EtpuisSandrinetuvasposertonsacmaintenants’ilteplaît!
LATRÈSJEUNEFILLE(rectifiant).Sandra.
LABELLE-MÈRE.OuienfinSandra…ongardepassonsacàl’intérieurde
lamaison.
LATRÈSJEUNEFILLE.Non,j’aipastellementenvie.
LEPÈRE.Posecesacontedit!
LABELLE-MÈRE.Pourquoitucherchesàmecontredire,dis-moi?Etquetu
neveuxpasposercesac?
SŒURLAGRANDE.Elleestspécialecettegamine,disdonc?
LABELLE-MÈRE.Jetedemandepourladernièrefoisdeposercesac.
(Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.Mêmemusiqueentêtante.)
Làj’enpeuxplus.
(Elleexplose.)
Posecesacimmédiatement.
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LATRÈSJEUNEFILLE.Non.
LABELLE-MÈRE.Posecesac!
LATRÈSJEUNEFILLE.Non.
LABELLE-MÈRE.Posecesac!
LATRÈSJEUNEFILLE.Non.
SCÈNE6
Sous-soldelamaison.
La belle-mère et les sœurs font visiter à la très jeune fille sa nouvelle
chambre.Unepiècequasimentvide.Unlit.Unearmoire.Obscurité.
SŒURLAGRANDE(àlatrèsjeunefille).Avantc’étaitunecave,c’estpour
çaqu’iln’yapasdefenêtres.
LABELLE-MÈRE.Non,maisyadesmurs.
SŒURLAPETITE.Oui,quatremurs!
SŒURLAGRANDE.C’estdéjàpasmal!
Lessœurspouffentderire.
LABELLE-MÈRE.Ons’étaitdemandéavantquetuarrivessienattendantla
findestravaux,tuvoudraispasallerdormircesoiravectessœursdansunede
leurschambres?
LESDEUXSŒURS.Nonmaisçavapas!
LABELLE-MÈRE.Maisenyréfléchissantmieux,aprèsons’estditque tu
préféreraissansdouteavoirtonindépendanceetçadèslepremiersoir.
LESDEUXSŒURS.Benoui,c’estmieux!
LABELLE-MÈRE(àlatrèsjeunefille).Est-cequejemetrompe?
LATRÈSJEUNEFILLE.Pardon,c’étaitquoilaquestion?
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Lepèreentredanslachambre.
LEPÈRE.C’estquoiici?
LESDEUXSŒURS.C’estlachambredeSandra.
Petittemps.Lepèresemblesurpris.
SŒURLAGRANDE(aupère).Avantc’étaitunecave,c’estpourçaqu’ya
pasdefenêtres.
SŒURLAPETITE.Maisyadesmurs.
SŒURLAGRANDE.Quatre.
SŒURLAPETITE.Etc’estbiensitué.
SŒURLAGRANDE.Aunord.
Lessœurspouffentderire.
LA BELLE-MÈRE (au père). L’état où tu vois cette chambre est un état
provisoireévidemment.C’estl’étatoùelleestparcequ’onapaseuletempsde
finirlestravauxnécessaires.C’estprovisoire.Fautquetuimaginescequeçava
pouvoirdevenirunjourquandlestravauxserontfinis.
LEPÈRE.Oui.
LABELLE-MÈRE.Çavadevenirunevraiechambre,unechambremoderne
enplus.
(À la très jeune fille.)Encoreplusbelle etplusmodernemême je croisque
cellesdetessœursquivontenêtretrèsjalouses.
(Auxsœurs.)Hein?
SŒURLAGRANDE(trèsironique).Brrrrrrjesuisjalousemoi,jesaispassi
jevaisarriveràdormir!
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LABELLE-MÈRE(aupère).Enplusc’estcher…
LEPÈRE.Ahbon…?
(À sa fille.) Va peut-être falloir faire un petit effort d’imagination pendant
quelquetemps,maisçaenvautpeut-êtrelapeine,tunepensespas?
LATRÈSJEUNEFILLE.Sisi,sansdoute.
LEPÈRE(auxautres).ElleestgentilleSandra!Elleestsimpleàvivre!Vous
verrez.
LABELLE-MÈRE (au père, agacée). Je crois surtout qu’on semoque pas
d’elle.
LEPÈRE.Nonmaisaupremierabordonsedemande…Ensuite…avectout
cequetum’asdit…c’estvrai…onseditquepeut-être…
LABELLE-MÈRE (deplus enplus agacée).“On se dit que peut-être.” Tu
pourraispeut-êtreêtreunpetitpeuplusenthousiasteavectousleseffortsqu’on
faitpourvousaccueillirtafilleettoi!Çafaitvraimentplaisir,merci.
LEPÈRE.Jem’excuse,c’estpascequejevoulais…
LABELLE-MÈRE(explosant).Bonben,tais-toialors.
(Àlatrèsjeunefille.)Etqu’est-cequetuenpenses,toi?Tudisrien!Çate
plaît,çateconvient?
LATRÈSJEUNEFILLE.Detoutefaçon,jeméritepasd’avoirdetropbelles
affairesàmoi.Jecroisqueçavamefairedubiendemesentirunpeumal!Ça
vamefaireunpeulespieds!
SŒURLAGRANDE.Qu’est-cequ’elleraconte?
LEPÈRE.Jesaispas,c’estundéliredegosse.
LATRÈSJEUNEFILLE(aupère).L’importantpourmoi,c’estquejepuisse
avoirlecorpsdemamanavecmoipourdormiraveclarobedumercredidessus.
LABELLE-MÈRE(aupère).Tupeuxm’expliquer?
LEPÈRE (àsa fille).Je t’aiditqu’onenparleraitplus tarddeça,maispas
maintenant!C’estpasvrai!Tum’énervesSandra!
LESDEUXSŒURS(l’imitant).“Tum’énervesSandra!”
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Hurlementsdelasœur(lagrande).
LABELLE-MÈRE(sursautant,àsafille).Qu’est-cequ’ilya?
SŒUR LA GRANDE (effrayée). J’ai vu une araignée sur ma chaussure,
énormegrossecommeunebrosseàcheveux!Avecdeuxyeuxquimefixaient
fixementdanslesyeux.
LEPÈRE(trèsinquiet).Ahbon?
LABELLE-MÈRE. Les araignées ne mangent pas les enfants, par contre,
ellesmangentlesmouchesetc’esttrèsbienparcequelesmouchesçaempêche
dedormirlanuit!
SŒURLAGRANDE(sortant).Bonbenmoij’yvais.
SŒURLAPETITE(sortantaussi).Moiaussi.
(Sontéléphonesonne.)Allô!Attends,jevaisteraconter.
LABELLE-MÈRE (à la très jeune fille).Ben nous aussi, on va te laisser
alors,tudoisêtrebienfatiguée,c’étaitunegrandejournéedisdoncpourtoi!
Ellecommenceàsortir,lepèrelasuit.
LEPÈRE(àsafille).Jerepassetevoirtoutàl’heurepourvoirsitumanques
derien.Àtoutdesuite.
Ilssortent.Latrèsjeunefilleestseulemaintenantdanssachambre.
SCÈNE7
Quelquesheuresplustard.Lanuit.Aumêmeendroit.
Obscuritécomplète.
Latrèsjeunefilleestcouchéedanssonlit.Elleapeur.
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Poursedonnerducourage,ellechantelachansonde“L’empereur,safemme
etlepetitprince”.
“Lundimatin, l’empereur, sa femmeet le p’tit prince, sont venus chezmoi,
pourmeserrerlapince…”
LA VOIX DE LA NARRATRICE. Cette première nuit dans sa nouvelle
chambreprovisoire,latrèsjeunefillenesesentaitpasbiendutout.
SCÈNE8
Plustard,danslescouloirsdelamaison.
Lepèredelatrèsjeunefilleentre,avecdanslesbrasunmannequindefemme
revêtud’unerobedesoirée.Labelle-mère,quil’attendait,lesurprend.
LABELLE-MÈRE.Tuvasoùcommeça?
LEPÈRE.Ah,c’esttoi?
LABELLE-MÈRE.Oui,c’estmoi!T’asl’airsurprisdemevoirondirait.
LEPÈRE.Non!
LABELLE-MÈRE.Bensiondirait!
LEPÈRE.Jepensaisquetudormais!C’estpourça!
LA BELLE-MÈRE. Ben oui, je dormais mais je dors plus, tu vois ! J’ai
entendudubruit!Çam’aréveillée!Alorsjemesuislevée.
LEPÈRE.C’estbête.
LABELLE-MÈRE.Benouic’estbête.
(Désignantlemannequin.)Tupeuxmedirecequetufaisàrôderàuneheure
pareilleavecça?
LEPÈRE(commeétonné).Avecça?
LABELLE-MÈRE(insistant).Ouiça!
LEPÈRE.Ahça!
22
LABELLE-MÈRE.Ouiça!
LEPÈRE.Çac’estrien!
LABELLE-MÈRE.C’estrien?Etqu’est-cequetufaisavec“rien”àtraîner
lanuitdanslescouloirs?
LEPÈRE.…
LABELLE-MÈRE.Turépondspas?
(Désignantlemannequin.)Jetedemandec’estquoiça?
LEPÈRE(jouantl’incompréhension).Ça?
LABELLE-MÈRE(insistantencore).Ouiça!
LEPÈRE.Ahça.
LABELLE-MÈRE(exaspérée).Tumeprendsvraimentpouruneidiotetoi!
LEPÈRE.Ahmaisça,c’estunerobec’esttout!
LABELLE-MÈRE.Çac’estunerobec’esttout?!Unerobeàqui?
LEPÈRE.Commentçaàqui?
LABELLE-MÈRE.Oui,àqui?
LEPÈRE.Ah!…Àsamère!
LABELLE-MÈRE.Samèreàqui?
LEPÈRE.SamèreàSandra.
LABELLE-MÈRE(explosant).SamèreàSandra?Tuasgardéunerobede
lamèredetafilleavectoiettul’asemmenéeici!Unerobedetonex-femme!
Ettulapromènesavectoidanslescouloirs?!Lanuit!Serréecontretoi!
Lepèreposelemannequin.
LEPÈRE.Maisnon.
LABELLE-MÈRE.Maisnonquoi?
LEPÈRE.Maisnon!
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LABELLE-MÈRE(l’imitant).“Maisnon!”ettulatransportesoùcetterobe
detafemme?!
LEPÈRE.Jel’emmènejustedanssachambre!
LABELLE-MÈRE.Danssachambreàqui?
LEPÈRE.DanssachambreàSandra.
LABELLE-MÈRE.Vousvousréunisseztoiettafilledanssachambreavec
larobedetafemmedécédée?
LEPÈRE (serapprochantde labelle-mère).Jevais t’expliquer, tuvasvoir
c’est simple…Cette robe c’est tout simple, pour elle, pour Sandra… c’est sa
mère!
LABELLE-MÈRE.Pourtafille,cetterobec’estsamère?!
LEPÈRE.Oui!Cheznous,elleavaitl’habitudedel’avoiravecelledanssa
chambre,çal’aideàdormir!C’estdestrucsdegossesça!C’estpasgrave!Ça
valuipasser!Après,ellenouslaisseratranquilles,tuvois!Elleferasapetitevie
avecsamère…aveclarobedesamèreetvoilà!C’estpournousquejefaisça
enréalité!Pourqu’onseretrouvenous!Nousdeux!
Untemps.
LABELLE-MÈRE.Jamais!
LEPÈRE.Quoijamais!
LABELLE-MÈRE.Jamaistonex-femmeneviendradansmamaison!
LEPÈRE.Maiselleestmorte.
LABELLE-MÈRE.Çam’estégal!Ilesthorsdequestionqu’ellehabitechez
moi!C’esttout.
(Latrèsjeunefillesurgitdanslecouloir,sesaisitdumannequinetsorttrès
rapidementavec.Lepèreetlabelle-mèren’ontpaseuletempsd’intervenir.Ils
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ontl’airsidérés.)
Qu’est-cequis’estpassé?C’estquoiça?
LEPÈRE.C’estSandra.
LABELLE-MÈRE.C’estSandraquoi?
LEPÈRE.Quiestentrée…etquiaemmenélarobe.
LABELLE-MÈRE.Benouij’aibienvu!Etqu’est-cequetufais?
LEPÈRE.Qu’est-cequejefais?
LABELLE-MÈRE.Qu’est-cequetufais?
LEPÈRE.Jevaisréfléchir.
LABELLE-MÈRE.Tuvasréfléchir?
LEPÈRE.Oui.
LABELLE-MÈRE.Tuvas immédiatementallercherchercette robedans la
chambredetafille,tularemontes,tulajettesdanslejardinettulabrûles.
LEPÈRE.Jelabrûle?
LABELLE-MÈRE.Çateposeunproblème?
LEPÈRE.JamaisSandraneserad’accord.
LABELLE-MÈRE.Jetedemandepasdedemandersonavisàtafille.Tuvas
allerluireprendrecetterobe,tuluidisquetuluirapporteras,qu’onvalaréparer
parce qu’elle l’avait abîmée, sa mère, cette robe… ou n’importe quelle autre
saladequ’onraconteauxenfantsmaistutedépêches!
LEPÈRE.C’estpassimple.
LABELLE-MÈRE.Ahbennon,c’estpassimpledeseconduirecommeun
adulte avec ses enfants, voilà, tu réfléchis, tu choisis : ton ex-femme ou bien
moi?Tavieicioubienailleurs,voilàc’estclair!Àtoidedécider!
…Alors?
LEPÈRE.J’yvais.
LABELLE-MÈRE.Trèsbien.Jet’attendsenhaut,danslejardin.
25
Lepèresortendirectiondelachambredesafille.Labelle-mères’envadu
côtéopposé.
SCÈNE9
LAVOIXDELANARRATRICE.Aprèsquesonpèreestvenuluireprendre
la robe qui avait appartenu à sa mère, la solitude de la très jeune fille était
devenueencoreplusdifficileàsupporterqued’habitude.Alors,cequ’elles’était
empêchéedefairedepuisdesmois,ellelerecommença.
(Temps.)
Elle se laissa aller à imaginer des histoires qui la réconfortaient, qui la
faisaientsourireetqu’elleprojetaitsurlesmursautourd’elle.Maisauboutd’un
temps incertain, la très jeune fille se rendit compte que sa montre avait
dysfonctionnéetqu’ellen’avaitpassonné.Ellen’avaitpeut-êtrepaschangé la
pile.Emportéeparsonimagination,elleavaitoubliéencoreunefoisdepenserà
samère.
Aucunreprochen’auraitétéàlahauteurdelacolèrequ’elleressentaitcontre
elle-même. Elle aurait aimé que quelqu’un puisse la punir et qu’elle souffre
atrocement.Maisquellepunitionseraitàlahauteurducrimequ’elleavaitpeut-
êtrecommiscettenuit-là?
SCÈNE10
Lelendemain.
La famille est réunie.Labelle-mère tientunpetit papierà lamain.La très
jeunefilleal’airsombre.
LA BELLE-MÈRE. Dans cette maison donc, depuis toujours, les enfants
aidentauxtâchesménagèresetparticipentàdestravauxsimplesderangementet
26
denettoyage.Ilsaidentlafemmedeménage.
LEPÈRE.Ahbon?
LESDEUXSŒURS.Ouiabsolumentetonaimebiença.
LEPÈRE.Ahbenc’estbien.
LESDEUXSŒURS.Oui.
LA BELLE-MÈRE. Et ce matin, j’aimerais qu’on parle de cette nouvelle
répartitiondestâchesentrevous.
SŒURLAPETITE.Super!
LA BELLE-MÈRE (à ses filles). Alors voilà, j’ai réfléchi à une juste
répartition parce que c’est important évidemment que tout ça soit juste et
équitable,évidemment.
LEPÈRE.Évidemment.
LA BELLE-MÈRE (consultant son papier, à ses filles). Alors voilà, tout
d’abord,encequivousconcerne,j’aipenséquevousdeuxvouspourriezàpartir
demaintenant aider la femmedeménage à ranger votre linge propre dans les
tiroirsdevosarmoires.
LESDEUXSŒURS(surprises).Ahbon?
LABELLE-MÈRE(fermement).Oui,c’estcommeça.
(Àlatrèsjeunefille.)EttoiSandra,j’aipenséquetupourraisaiderlafemme
de ménage à changer les pou-belles des différents sanitaires, salles de bains,
buanderie, cuisine et aider à porter tout ça ensuite dans le local à poubelle du
jardin.
Tuesd’accord?
LATRÈSJEUNEFILLE.Changerlespoubelles?Ouijesuisd’accord!Ah
oui,c’esttrèsbiença.
LEPÈRE.Voilàtrèsbien…c’estgentil!Net’inquiètepas,elleestsimpleet
gentille,Sandra.
LATRÈSJEUNEFILLE(àsonpère).Qu’est-ceturacontestoi?Jesuispas
dutoutgentille!Silesgenspouvaientvoircommentjesuisvraimentenvrai,i’
diraientpasquejesuisgentille!
27
LEPÈRE.Tais-tois’ilteplaîtSandra,arrêtedediren’importequoi.
LABELLE-MÈRE.Bon,trèsbien,ensuitejeproposequevouslesfilles,vous
aidiezlafemmedeménagependantqu’elles’occupedelacuisine.
LESDEUXSŒURS.Ahbon?
LABELLE-MÈRE.Héoui.
SŒURLAPETITE.C’estpasdestâchescommeçaqu’onfaisaitavant.
SŒURLAGRANDE.Maisc’estdégoûtantd’alleràlacuisine,c’estpleinde
gras,ont’adéjàditqu’onaimaitpasfaireça,lagraisseincrustéedanslefourpar
exemple,çadonneenviedevomirtellementc’estdégueulasse.
LABELLE-MÈRE.Hébien,ondiscutepas.
(Latrèsjeunefillelèvelamain.)
Ouiquoi?
LATRÈSJEUNEFILLE.Siçaleurposeunproblèmeàelles,jecroisqueje
vaisbienaimerça,denettoyerlegrasdelacuisinière,raclerlegrasdufour,je
croisquejevaisaimerça.Çavamefairedubiendefaireça.Enpluslagraisse
etlegrasdanslefour,jelesaidéjàfaitunefois…C’estvraimentdégoûtant.Ma
mère était sortie, je sais pas pourquoi jem’étaismise à le faire, mamère en
rentrantellem’avaitdit…
LEPÈRE(avecungesteendirectiondesafille).Arrête!
LATRÈSJEUNEFILLE(nepouvants’empêcherderaconter).Elleétaitfort
énervéecejour-là…
(Lepèrefaitsigneàsafilledesetaire.Ellesetaitpuisellereprend.)
C’étaitrarepourtantqu’elles’énervemamère…
Lepèrefaitungestedemenaceàsafille.
LABELLE-MÈRE(explosant,àlatrèsjeunefille).Maisqu’est-cequ’ont’a
dit tout à l’heure ?! On ne parle plus de tamère ici, on en parle plus ! Plus
28
jamais!Ons’enfoutdetamère!Ons’enfoutqu’elleétaitgentille!Çasuffit
avectamère!Çasuffit!Çasuffit!
LEPÈRE.Qu’est-cequ’ont’adittoutàl’heure,Sandra!
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahoui,c’estvrai!J’avaisoublié.
Untemps.Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.Mêmemusiqueque
d’habitude.
LA BELLE-MÈRE (à la très jeune fille, avec une colère froide). Tu vas
t’occuperde la cuisine !Racler la cuisinière !Et le four aussi !T’occuperdu
grasdanslacuisine!
LATRÈSJEUNEFILLE(commesatisfaite).Merci!Trèsbien.
LABELLE-MÈRE.Àlaplacedelafemmedeménage.
LATRÈSJEUNEFILLE.Merci.
Untemps.
LABELLE-MÈRE.Oùj’enétais?
(Aux sœurs.) Vous ! Une fois par mois, vous trierez les magazines
publicitairesquis’entassentsouslatélévision.
SŒURLAPETITE.Aveclafemmedeménage?
LABELLE-MÈRE.Oui.
LATRÈSJEUNEFILLE (assez bas,mais audible).Mamère, les journaux
publicitairesellelesjetait.
Lepèrefaitsigneàsafilledesetaire.
LABELLE-MÈRE (à la très jeune fille). Et toi tu ramasseras les oiseaux
mortsquis’écrasentcontrelesvitresdanslejardinetquis’entassentparterre.
29
LATRÈSJEUNEFILLE (satisfaite).Trèsbien, çac’estbien, jevais aimer
faireçaramasserlescadavresd’oiseaux,çavamefairedubienderamasserdes
oiseauxmorts,avecmesmains.
(Unpetittemps.)
Mamère,elleaimaitbienlesoiseaux.
Lepèrefaitsigneàsafilledesetaire.
LA BELLE-MÈRE (à la très jeune fille). Tu nettoieras les cuves des
sanitaires,lescuvesdesseptsanitairesdestroisétages.
LATRÈSJEUNEFILLE (satisfaite).Je croisque jevais aimer faire ça les
cuvesdesseptsanitaires,çavamefairedubiendenettoyer lescuvesdessept
sanitaires.
LABELLE-MÈRE.Voilà.
LEPÈRE(àlabelle-mère).Çavapeut-êtreallercommeça?!
Untemps.
LA TRÈS JEUNE FILLE (au père).Tu te souviens, maman, elle détestait
faireçalessanitaires?
Lepèreal’airaccablé.
LA BELLE-MÈRE (de plus en plus violente, à la très jeune fille). Et tu
nettoieras les lavabos et les baignoires de toute lamaison, tu les déboucheras
aussi, partout où ils sont encombrés et bouchés, surtout dans la chambre des
30
filles, tu retireras les touffes de cheveux, les touffes de mèches de cheveux
emmêlésetmélangésaveclacrasse.
LEPÈRE(àlabelle-mère).Çavaaller!
LATRÈSJEUNEFILLE.Oui,çaaussi,jecroisquejevaisaimerça,retirer
lescheveuxdeslavabos,c’estdégueulasse,çavamefairedubien.
LABELLE-MÈRE.Parfait.
LATRÈSJEUNEFILLE.Enplus,mamèreelle avait les cheveux longset
elleenmettaittoujourspartout.
Lepère,dépassé,sembledésespéré.
LA BELLE-MÈRE. Voilà. Et ça c’est une première répartition des tâches
pour commencer et démarrer la nouvelle organisation des choses pratiques ici
danscettemaison,oncontinueraçaunpeuplustard.
Ellesort,suiviedesesdeuxfilles.Lepèreallumeunecigarette.
LEPÈRE(àsafille).Tucomprends,jesaisquetuesenâgedecomprendre
leschoses,tudeviensunegrandefille,ilfautquetuessayesdemecomprendre
unpetitpeu,ilfautquetum’aides.
Tusais,j’aiuneviemoiaussi,jenepeuxpasvivredanslepassétoutemavie.
Je suis encore jeune, je veux être heureux, j’ai envie de tourner la page, j’ai
enviederefairemavie,derecommencerunenouvellevie…Ilfautquetufasses
deseffortsetquetucomprennesça,s’ilteplaît,sinonçanemarcherapas.
Onentendlabelle-mère:“Etalorsqu’est-cequetufaistoi,tuviens?J’aià
teparler.”Lepère, surpris et effrayé, tendbrusquement sacigaretteà la très
jeunefilleetsortrejoindrelabelle-mère.Latrèsjeunefilleécraselacigarette
surlasemelledesachaussure.
31
SCÈNE11
Danslabuanderie.
Lesdeuxsœurssontassisesprèsd’unemachineàlaver.
LA VOIX DE LA NARRATRICE. Plusieurs semaines passèrent. La très
jeune fille acceptait tout ce qu’on lui demandait de faire dans lamaison sans
jamais discuter. Ça rendait son père de plus en plus nerveux.Alors il fumait.
Beaucoup.Encachettedesafuturefemme.
SŒURLAPETITE(occupéeavecsontéléphone).Fuckfuckfuckfuck!
SŒURLAGRANDE (parlantau téléphone).Maisnon,c’esthorrible,c’est
complètementinjuste,onestquasimentenesclavage.Jesaispascequ’onafait
pourmériterça,çaadébloquéd’uncoupdanslatêtedemamère,ondirait!Je
terappelle…
Elleraccroche.
SŒURLAPETITE.Fuck.
SŒUR LA GRANDE. On est revenues au temps de la galère. On se fait
exploiterlà.
SŒURLAPETITE.Fuck.
Latrèsjeunefilleentre.Elleporteunegrandepanièredelingepropre.
32
SŒURLAGRANDE.SalutSandra!
SŒURLAPETITE.Hé,t’aspasl’heure?
(Latrèsjeunefilles’arrête,regardesamontre.Lasœurpetiteàlagrande.)
Héondiraitqu’ellesentlacigarette…
(Àlatrèsjeunefille.)Tufumesouquoi?
LATRÈSJEUNEFILLE.Maisnonjefumepas.
SŒURLAGRANDE.On va le dire à ton père si tu fumes, il va pas être
contentdesavoirquesafilleestdevenuedroguée.
SŒURLAPETITE(pouffantderire).Sandra…Cendrier!
SŒURLAGRANDE (pouffant de rire).T’es déjà levée ou t’es pas encore
couchée,Cendrier?
SŒURLAPETITE.Tut’esoccupéedespoubellescesoir?
LATRÈSJEUNEFILLE.Benoui,c’étaitlesoirducamionquipasse.
SŒURLAPETITE.Fautselaverdetempsentemps,Cendrier.
SŒUR LA GRANDE. La vieille clope et les vieilles poubelles en même
tempsc’estpasterriblecommemélange.Oùtuvasmaintenant?
LATRÈSJEUNEFILLE.Jevaisrangerçadanslesarmoires,c’estrepassé!
Aprèsj’aiencoreuntrucàfaire,ensuitejevaismecoucher.
Latrèsjeunefillesegrattelatête.
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SŒURLAGRANDE.Arrêtedetegratter.
SŒURLAPETITE(àlatrèsjeunefille).C’estnerveux?
SŒURLAGRANDE(simulantunappeltéléphonique).Allôoui?Ahbon?
OK,jevouslapasse…HéCendrierc’estquelqu’unpourtoi!
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahbon?
SŒURLAGRANDE.C’est quelqu’unque t’as pas eu au téléphonedepuis
longtempsi’paraît…
(Untemps.)
C’esttamère,tulaprends?
LATRÈSJEUNEFILLE.…
SŒURLAGRANDE.Tulaprendspas?
SŒURLAPETITE.C’estpassympa!Elleappelledevachementloin,c’est
cherlacommunication!
Ellespouffentderire.
SŒURLAGRANDE(simulanttoujourslaconversationtéléphonique).Allô
oui?Quoi?Ahbon?
(Àlatrèsjeunefille.)Ahbennon,finalement,elleveutpasteparler…Elledit
qu’elleaautrechoseàfaireenfaitlà,maintenant…
(Latrèsjeunefillerestefigée.)
Bon,laisse-nousmaintenant,onaduboulot.
SŒURLAPETITE.Ondoit actionner leboutond’ouverturede lamachine
quandelleseraterminée.
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estçaleboulotquevousavezàfaire?
LESDEUXSŒURS.Ouietalors?!
LA TRÈS JEUNE FILLE. C’est moi qui dois étendre le linge qui est à
l’intérieur,jepeuxactionnerleboutonàvotreplacesivousvoulez.
SŒURLAGRANDE.Tuferaisçapournous?
34
SŒURLAPETITE.T’estropgentille!
LATRÈSJEUNEFILLE(fermement).Maisnon,jesuispastropgentille!
SŒURLAGRANDE.Entoutcas,merciquandmême.
SŒURLAPETITE.Onterevaudraça!
SŒURLAGRANDE.SalutCendrier!
SŒURLAPETITE.Etvas-ydoucementavecla…
Ellefaitlegestedefumer.
Lesdeuxsœurssortent.Labelle-mèreentre.
LABELLE-MÈRE(àlatrèsjeunefille).T’esencorelàtoi!Qu’est-cequetu
fais làcommeça, inerte?Ondiraitunpoissoncrevéqui flotteà lasurfacede
l’eau ! Il est où ton père, il est pas là ? Tu rêvasses ? Faut arrêter avec les
rêvasseries, fautentrerdans lavie réellemapetite fillemaintenant !Qu’est-ce
quetutetiensmalenplus,c’estpaspossible!T’asvucommenttutetiens?On
dirait unemémé, pas une jeune fille ! T’es négligée, tu sais ça ? Tu fais pas
attention à ton apparence ! T’as vu comme t’es voûtée ! On dirait que t’as
quatre-vingt-dix ans ! Fais des efforts ! Déjà tiens-toi droite ! Trouve une
prestance!Metsdel’énergieentoi!Lerestesuivrapeut-être!Ondevrapeut-
êtret’installerquelquechosedansledos,tusaisça?!Siçacontinue!Untruc
quit’empêchedegrandirdetravers!Jedisça,c’estpourtonbien!Sinontuvas
ressembleràunemémédansdeuxans!
Tusais,c’estimportantpourunefemmedeprendresoindesonimage!C’est
avecçaqu’elleavancedanslavieunefemme,unefemmemoderne!
Tuvasdevenirunefemmebientôt…T’asconsciencedeça?!Regarde-moi!
Tumedonnesquelâgeàmoiparexemple!?
(Latrèsjeunefillemurmurequelquechose.)
Comment?J’aipasentendu!
35
Hébienmoijemetiens!C’estcommeuneposturelàdansmatête!Jerefuse
demelaisseraller!Jerefusedevieillir!Jerefusedefairecommelesautres!Je
mebats!C’estpourçaqu’onmeditque jenefaispasmonâge!Etquemes
fillespourraientêtremessœurs!Onlesprendpourmessœurs!Sansarrêt!Je
suisjeuned’abordlà!Là-dedans.
(Ellemontresatête.)
Jem’efforcederesterjeunelàetc’estpourqueçatranspireàl’extérieur,dans
moncorpsetquelesautreslevoient.
SŒURLAGRANDE (entrant, suiviedesasœuret s’adressantàsamère).
Héyaunproblème,ondirait.
LABELLE-MÈRE(àlatrèsjeunefille).Tucomprendscequejetedis?Ou
pas?
SŒURLAPETITE(àsamère,insistante).Yaunproblème.
SŒURLAGRANDE.Yaungrosproblème.
LABELLE-MÈRE(àlatrèsjeunefille).Tucomprendspas,ondirait?
SŒURLAPETITE(àsamère).Jeviensdemegratterlatête.
SŒURLAGRANDE.Ellevientdesegratterlatêteàl’instant,deuxfoisde
suite.
LABELLE-MÈRE(àsesfilles).Etalors?
SŒURLAGRANDE.Ben,onavuCendriersegratter toutàl’heure,ellea
desbêtesdanslescheveuxçasetrouveetellenouslesarefilées.
LA BELLE-MÈRE (à ses filles). Arrêtez vos délires ! Je suis en train
d’expliqueràCendrier…àSandraqu’ondiraitunemémétellementellesetient
mal!Etqu’ellesenéglige.Tenezpuisquevousêteslà…
(Elleseplaceàcôtédelatrèsjeunefille.)
Sijememetslà,àcôté,là,imaginezquevousnenousconnaissezpas,vous
nouscroisezdanslarue,vousnousvoyezarriver…Vouspensez…Quoi?Qui
faitplusjeune?
SŒURLAGRANDE.Bentoic’estsûr!
LABELLE-MÈRE(àlatrèsjeunefille).Tuvois,qu’est-cequejetedisais!
36
Même si ça me flatte et que ça devrait pas ! C’est quand même grave d’en
arriverlà,tunecroispas?Tuterendscompte?…Fautfairequelquechoselà
non?T’asquelâge?
Latrèsjeunefillesegrattelatête.
SŒURLAPETITE.Elles’estgrattéeencore,jel’aivu.
(Àsamère.)T’asvuoupas?
SŒURLAGRANDE (à sa sœur).Viens, on va à la salle de bains, on va
regardertatête.
SŒURLAPETITE (prise depanique).Ohnon, c’est pas vrai, je veux pas
queçam’arriveàmoi!Pasàmoi!Pasmaintenant!Jesuistropjeune!Jesuis
troppure!J’airienfaitpourmériterça.
Ellessortent.
LABELLE-MÈRE (à ses filles).Arrêtez de paniquer, y a pas de bêtes à la
maison.
(Àlatrèsjeunefille.)Bon,qu’est-cequej’étaisentraindetediredéjà?
LATRÈS JEUNEFILLE.Que je fais vieille !Qu’il faudrait faire quelque
chose!
LABELLE-MÈRE.Ahoui!
On entend des hurlements provenant de la salle de bains. La belle-mère
regardelatrèsjeunefilled’unautreœil.Latrèsjeunefillesegrattelatête.La
belle-mèreaunbrusquemouvementderecul.
37
SCÈNE12
Lafamilleestréunie.Lepèreestentraindefermerlecorsetorthopédiquequi
enveloppesafilledelatailleaumenton.
LABELLE-MÈRE(àlatrèsjeunefille).C’estpourtonbien,c’estçaquetu
doistedire!
LEPÈRE(àsafille).Çateserrepasunpeu?
LATRÈSJEUNEFILLE(docile).Siçameserre!
LEPÈRE.Tuveuxquejedesserre?
LATRÈSJEUNEFILLE.Non.
LABELLE-MÈRE.Ellearaison,lemédecinadit“serré”!C’estpourqueça
latienne.
LEPÈRE.“Serré”maispas“tropserré”.
SŒURLAGRANDE.Qu’est-cequ’ilfaitchiercelui-là?!Siçaluiconvientà
elle!
LEPÈRE(àsafille).Çateconvientàtoicommec’estserré?
LATRÈSJEUNEFILLE.Oui,çameconvient!
LABELLE-MÈREETLESDEUXSŒURS(aupère).Benalors!
SŒURLAGRANDE.Qu’est-cequ’i’faitchier!?
LEPÈRE.C’étaitjustepourm’assurerqueçaallait!
SŒURLA PETITE (imitant le père). “C’était juste pourm’assurer que ça
allait.”
LA TRÈS JEUNE FILLE. Est-ce que je peux y aller ? Je dois finir les
sanitaires,ilm’enresteun.
LEPÈRE.Benoui,tupeuxyaller.
LABELLE-MÈRE.Vas-y.
LATRÈSJEUNEFILLE.Merci.
38
Elle sort. Le corset a l’air de la gêner pour marcher. Les deux sœurs se
moquentd’elle.
LABELLE-MÈRE(aupère).Fauttedirequec’estpoursonbien!Ellepeut
passerendrecomptepourlemoment!Ellenousdiramerciensuite.
Latrèsjeunefillerevient,enblousedetravail.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ondirait qu’il y a un souci avecun sanitaire du
rez-de-chaussée,c’estcommes’ilétaitbouché.
LEPÈRE.Bonbentulaisses,onvaappelerquelqu’un.
LATRÈSJEUNEFILLE.Jepeuxessayerdevoircequ’ya,j’aidesoutils.
LEPÈRE(agacé).Nontulaisses!Tulaissesçaàunprofessionnel!
Latrèsjeunefilleressort.
LABELLE-MÈRE(aupère).Tafille,situlalaissestecommander,c’estelle
quivatedonnerdesordres!Ondiraitpascommeça,maisellesaitcequ’elle
veutcettegamine!
Onentenddescoupssurlatuyauteriepuisuneexplosion.Latrèsjeunefille
revient dégoulinantede l’eau saledes toilettesbouchées. La belle-mère et ses
fillespoussentdescrisdedégoûtets’enfuient.
SCÈNE13
Quelquetempsplustard.Danslachambredelatrèsjeunefille.Lanuit.La
trèsjeunefillenedortpas.Elleestassisesursonlit.
39
LAVOIXDELANARRATRICE.Latrèsjeunefilleétaittellementfatiguée
qu’elle en oubliait de manger et qu’elle maigrissait, mais jamais elle ne se
plaignait. Certains travaux étaient simples mais d’autres la répugnaient et
l’écœuraienténormément.Jusqu’oùçairaitcommeça?
Située à côté du lit de la très jeune fille, l’armoire se met à trembler, à
basculer,etfinalementserenverse.Unefemmeàl’allureplutôtnégligée(lafée)
ensort,avecdifficulté.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ohc’estquoiquisepasselà?!Yaunproblèmeou
quoi?
LAFÉE.Merdedemerde…J’aifaillimefairemalenplus.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousfoutezquoilà-dedans?
LA FÉE. J’ai mal évalué mon coup… et je me suis endormie, j’ai
l’impression!Merde!
LATRÈS JEUNEFILLE.Endormie dansmon armoire ?On se connaît en
plusouonseconnaîtpas?
LAFÉE.Non,c’estlapremièrefoisjecroisqu’onsevoit.
LATRÈSJEUNEFILLE.Alorsvousdéboulezcommeçadansmachambre?
LAFÉE(l’airtrèssurpris).C’esttachambre?
LATRÈSJEUNEFILLE.Bon…maismoi j’aipas le tempsdeparler avec
vous,excusez-moi!
Laféesortunecigaretteetl’allume.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ohohohohçavalaviepourvouscommeça?!
LAFÉE.Çatedérangesijefume?Onouvriraunefenêtre!
LATRÈSJEUNEFILLE.Yapasdefenêtre.
LAFÉE.Ahbon?Yapasdefenêtre?
40
LATRÈSJEUNEFILLE.Oui,c’estprovisoiremaisc’estcommeça.Moiça
mevaenfait!C’estmoche,çamecorrespond!
(Laféesoufflelafuméedesacigaretteavecvolupté.)
Vousêtespastropgênéevousenfait?
LAFÉE (montrant sa cigarette).J’arrive pas à arrêter ce truc c’est terrible,
j’aitoutessayé,çan’apasmarché!
LATRÈSJEUNEFILLE.Bon, je vous connais pas, je vous ai jamais vue,
vous fumez dansma chambre et je suis obligée de vous écouter me raconter
votre vie en plus ? Mais moi, je peux pas vous écouter, j’ai des choses
importantesquejedoisfaireetj’aibesoind’êtreseule,d’avoirmatranquillité!
Alorsbon,jevousdemandedemelaissermaintenant!Departirouaumoinsde
voustaire!Jesaispassic’estclair?
LAFÉE.C’estquoiquetudoisfaire?
LATRÈSJEUNEFILLE.J’aiditquej’avaisplusenviedevousécouternide
vousparler!
(Petittemps.)
Cequiestimportant,c’estquejedoispenseràmamère,parcequ’ellemel’a
demandéetquec’estimportant.
(Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.)
Voilàcequejedoisfaire.
LAFÉE.Mêmelanuitellesonnetamontre?
LATRÈSJEUNEFILLE.Oui!
Untemps.
LAFÉE.Pasgaietavie!
LATRÈSJEUNEFILLE.Qu’est-cequej’aidit!
LAFÉE.Pardon!
LATRÈSJEUNEFILLE.Merci.
41
LAFÉE.C’est vrai, elle est chiante ta vie, tu temarres jamais, y a pas de
distractionsdanstavie.Pendantcetemps,lesautres,i’semarrent,tusaisça?!
LATRÈSJEUNEFILLE.Jem’enfousdesautres,j’aipasbesoindem’amuser,
c’estpourlespetitsdes’amuser.Moi,j’aiautrechoseàfairedeplusimportant
et deplus adultequedemedistraire.Etde toute façon,pour sedistraire, faut
l’avoirmérité etmoi, jemérite pas, voilà c’est dit !Maintenant ciao. Fermez
votrebouchequidéblatèredesgrossesâneriesàlachaîneetfermezl’armoireen
sortant!
(Untemps.)
Siçasetrouve,jesuisunevraiesalope…Etj’aioubliédepenseràmamère
pendant je saispas combiende temps, etpeut-êtrequ’à causede ça,mamère
elle est tombée dans la vraie mort maintenant… Voilà l’histoire, vous êtes
contente!
Elleesttrèsémue,auborddeslarmes.
LAFÉE.Tuvaspleurer ?Ohnon ! Je supporte pasqu’on chiale à côtéde
moi,surtoutlesmômes.
LATRÈSJEUNEFILLE(vexée,explosant).Jechialepas,qu’est-cequevous
racontez ! Non mais dis donc vous ! Ça commence à bien faire de me faire
insulter comme ça, ça va suffire oui, vous êtes qui pourme parler comme ça
vousd’abord?
LAFÉE.Jesuisqui?
LATRÈSJEUNEFILLE(trèsencolère).Oui,vousêtesquivousd’abord?
LAFÉE.Moi?
LA TRÈS JEUNE FILLE. Oui, t’es qui toi pour te foutre de ma gueule
continûment?Çavabiencinqminutes!Alors?
LAFÉE.Alors?
LATRÈSJEUNEFILLE.T’esqui?
LAFÉE.Jesuisqui?
42
LATRÈSJEUNEFILLE.Ouit’esqui?Dépêche-toi.
LAFÉE.Lafée.
LATRÈSJEUNEFILLE.Laféedequi?
LAFÉE.Quoilaféedequi?Laféedetoi!Taféequoi!
LATRÈSJEUNEFILLE.Maféequoi?J’aiuneféemoi?
LAFÉE.Benoui,çaarrive!
LATRÈSJEUNEFILLE.Etc’estcommeça,unefée?
LAFÉE.Héhodisdonc,tumeconnaispasencore!
LATRÈSJEUNEFILLE.J’aijamaisdemandéàavoiruneféemoi.
LAFÉE.Çasedemandepas!C’estcommeça,c’esttout!
LATRÈS JEUNEFILLE. Quime dit d’abord que vous êtes vraiment une
fée?
LAFÉE.Jesaispasmoi.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousêtesmagicienne?
LAFÉE (sortantun jeudecartesdesapoche).Absolument, jeconnaisdes
toursdemagie…etquejefaismoi-même,sansmeservirdemespouvoirs.Jete
montre…Tireunecarteauhasard.
(Latrèsjeunefilletireunecarte.Laféeseconcentre.)
C’estleseptdecœur?
LATRÈSJEUNEFILLE.Presque!
LAFÉE.Huit!
(Latrèsjeunefillefaitunsigneaveclamaindugenre“àpeuprèsmaispas
toutàfaitça”.)
Neuf!
(Latrèsjeunefillefaitunsigneaveclamaindugenre“plusbas”.)
Six!
(Latrèsjeunefillerefaitlemêmesigne.)
Cinq!
(Latrèsjeunefillerefaitlemêmesigne.)
Quatre,quatredepique.
43
(Latrèsjeunefillefaitsigne“ouimaisnon”etellefaitungestepoursignifier
lacouleurdelacarte.)
Pique!Quatredepique!J’aitrouvé,voilàj’aitrouvé.
(Latrèsjeunefillerendlacarte.)
Ahmerde,quatredecarreau.
LATRÈSJEUNEFILLE.Benoui,j’aipasfaitsignedepique,j’aifaitsigne
decarreau…C’estpasterrible!Bonben,jedoismereconcentrermoi.
Latrèsjeunefilles’assoitsurlelit.
LAFÉE.Ouais jesais,c’estpas terrible.Jedoism’entraîner.J’aidécidéde
plusmeservirdemespouvoirsdeféepourfairedestoursdemagiemaisdeles
faireenapprenantlestrucsdansleslivres,commelesvraismagiciens…quifont
destrucsfaux.
LATRÈSJEUNEFILLE.Àquoiçasertdefaireça?
LAFÉE.C’estplusmarrant,çapeutrater,ducoup,quandjeréussis, jesuis
folledejoie,jesautepartout,jesuiscommeunefolle.
Laféevapours’asseoirsurlelit,àcôtédelatrèsjeunefille.Maislelitcède
soussonpoids.Lafées’enfoncedansunénormecraquementdusommier.
LA TRÈS JEUNE FILLE. Oh mais ça va à la fin, déjà mon lit était pas
terrible!
LAFÉE (enessayantde sedégager).Je suisdésoléevraiment, jevais te le
réparer.
LATRÈSJEUNEFILLE(aidantlaféeàserelever).Nonnon,laissez!
(Laféeréussitàserelever.Elleaunfourire,elles’emmêleunpeuavecses
cartes.)
Mercidelavisitevraiment.
LAFÉE.Attends, jevais te le refairece tour tuvasvoir…Tuvas tirerune
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autrecarte…
Comme la fée sembleperdueavec ses cartes, la très jeune fille lui vient en
aide.
LATRÈSJEUNEFILLE.Maisnon,ilfautenretournerunecommeça.
LAFÉE.Ouic’estça,c’estça…Allezvas-y.
LATRÈSJEUNEFILLE (luimontrant toujours).Etprendre tout le paquet
commeça…Etaprèstufaissemblantquec’estcelui-là!
LAFÉE.Ahd’accord,bonvas-y,tires-enuneauhasard…
LATRÈSJEUNEFILLE(intervenant).Maisnonpascelui-là.
LAFÉE.Ahouimerde.
LATRÈSJEUNEFILLE.Bon,j’enprendsune.
(Elleprendunecarte.)
C’estuneforteça.
LAFÉE.Ah?Unedame?!
(Latrèsjeunefillefaitungestepoursignifier“plusgrand”.)
Roi?
(Latrèsjeunefillerefaitunsigne“plusgrand”.)
As?Asdecœur?!
LATRÈSJEUNEFILLE(criant).Oui!
LAFÉE (exultant).Oui je le savais !Bon, c’est pasmalquandmême…Je
bosse…Jelistouslesbouquinsquejepeuxtrouver.
LATRÈSJEUNEFILLE.Mouais.
LAFÉE.Qu’est-cequeçaveutdireça,“mouais”?
LATRÈSJEUNEFILLE.Pourunefée,jesuispassûrequeçasoittoutàfait
normalquandmêmedefoireràlachaînedestourscommeça.
LAFÉE.Tumefatigues!T’esfatigante!Jesuisfatiguéeenfait!
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Lafées’allongesurlelitdelatrèsjeunefille.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ilvousenfautpasbeaucoup.
LAFÉE.Tuverraistoisit’avaismonâge!Situseraispasfatiguée.
LATRÈSJEUNEFILLE.Quelâgevousavez?
LAFÉE.Quelâgetumedonnes?
LATRÈSJEUNEFILLE.Trente-sept.
LAFÉE.Non!
LATRÈSJEUNEFILLE.Quelâgealors?
LAFÉE.Huitcentseptante-quatrelemoisprochain,àunoudeuxansprès,je
croisquec’estça!
LATRÈSJEUNEFILLE.Huitcentseptante-quatre?
LAFÉE.Ouais, lesdeuxcentspremièresannéesont étégéniales, après j’ai
commencédoucementàm’emmerder.Etdepuisàpeuprèstroiscentsans,jeme
faisvraimentchier.Yaplusde surprisesdansmavie, j’ai tout fait.Le temps
passeà lavitessed’unescargot.J’arriveplusàmemotiverenfait.Jemesens
déprimée.J’aiétémariéeàpeuprèsquatre-vingt-dixfois.J’aieudeswagonsde
gosses, je les aimêmepascomptés, trop…Maisbon, l’amourc’estgénial les
quinzepremièresfois,aprèsc’esttotalementrépétitifenfait.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousêtesimmortelleouquoi?
LA FÉE. Ouais, c’est ça être fée, ça va avec le statut de fée, on est
immortelles.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousmourrezpas?
LAFÉE.Non.Maiscommejetedis,c’estbienaudébut,maisauboutd’un
moment,c’estfatigant,parcequec’esttoujourslamêmechose.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousêtesblaséeenfait?
LAFÉE.Jet’envietoi,parcequetuvasvivreuntasdetrucspourlapremière
fois,tuvasvoirc’estgénial!
LATRÈSJEUNEFILLE.Commequoiparexemple?
LAFÉE.Lesmecs,l’amour.
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LATRÈSJEUNEFILLE.N’importequoi!
(Lamontresemetàsonner.)
Mais qu’est-ce que je suis en train faire là moi avec vous ! Je suis
complètementdingue!Bonallezpartezmaintenant,jevousaidéjàdit:jesuis
entraindelaisserpasserletempsmoi!Jesuisentraindefairen’importequoi!
Barrez-vousjevousdisetvite!
LAFÉE.Ola,doucementquandmême!Onestpasdesanimaux!
LATRÈS JEUNEFILLE. Allez, on se lève, c’est fini la psychanalyse, on
rentreàlamaison.Jedoismereconcentrermoi.
LAFÉE.Jesorsparoù?
LATRÈSJEUNEFILLE.Paroùvousvoulez!
LAFÉE.Salut,àbientôt.
LATRÈSJEUNEFILLE.Jevousparleplus,jevousentendsplus.
Laféesort.
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DEUXIÈMEPARTIE
SCÈNE1
Plustard,l’hiver.Unegrandepiècedelamaison.Onvoitàl’extérieurlatrès
jeunefilleentraindelaverlesvitres.
LAVOIXDELANARRATRICE.Letempspassait.
L’hiverétaitarrivéetrienn’évoluaitdanscettemaison.
Si… un jour la femme de ménage était tombée malade et finalement on
n’avaitpasjugéutiledelaremplacer.
(Lepèreentre,unelettreàlamain.)
Un matin comme tous les matins, le père de la très jeune fille était allé
chercher le courrier dans la boîte aux lettres du jardin. Il revint avec une
enveloppetrèsdifférenteded’habitude…quepersonnen’osaouvrir.
(Lepèreouvre lecourrieret commenceà le lire. Il est rejointpar lesdeux
sœurspuisparlabelle-mère.)
Cecourrierannonçaitquelafamilleavaitététiréeausortparmidescentaines
demilliers d’autres. Elle était invitée à participer à une soirée chez le roi en
l’honneur du prince dont c’était l’anniversaire. Le très jeune homme vivait
depuissanaissanceàl’écartdumonde.Maisaujourd’huileroiavaitdécidéque
cettemiseàl’écartdevaitcesser.Ilorganisaitunegrandesoiréefestive.
(Labelle-mères’évanouit.)
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Lanouvellefoudroyalafuturefemmedupèredelatrèsjeunefille.Ellemit
dutempsàseremettredecetteémotion.
Lepèreetlesdeuxsœurss’activentauprèsdelabelle-mèreévanouie.
Latrèsjeunefilleassisteàlascènedederrièrelaparoivitrée.
LABELLE-MÈRE(revenantàelle).C’estpasl’effetduhasardtoutça…Ça
peutpasêtretotalementl’effetduhasardtoutça…Pasl’effetduhasard…Pas
dutout…
LEPÈRE(àlabelle-mère).Ilsdisentqu’onaététirésausort.
LABELLE-MÈRE(aupère).J’ycroispasmoi…auhasard,j’ycroispasjete
dis…
LAVOIXDELANARRATRICE.Lafuturefemmedupèredelatrèsjeune
filleracontaqu’unjour,alorsqu’ellepassaitàpieddevantlepalaisduroi,elle
avait ressenti des regards se poser sur elle. Selon elle ces regards venaient du
château. Elle disait que cette invitation avait certainement un rapport avec ce
qu’elleavaitressenticejour-là.
SCÈNE2
Faceàunmiroir,labelle-mèreetsesdeuxfillessontentraind’essayerdes
robesdesoirée.
SŒURLAGRANDE.J’ailetrac…Quandjepenseàcettesoiréemaintenant,
j’aipeur.
SŒURLAPETITE.Moiaussi.
LABELLE-MÈRE. Faut juste pas être assez bête pour passer à côté de ce
moment.
SŒURLAGRANDE.Etçamefoutletraccettediscussion.
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SŒURLAPETITE.Moiçamefait l’effetd’unrêve…J’ycroispasencore
vraiment.
LABELLE-MÈRE(explosant).Maisarrêtezaveccettehistoirederêve!
SŒURLAPETITE.Maisquoi?
LABELLE-MÈRE.“Çamefait l’effetd’unrêve”!Qu’est-cequevousêtes
idiotes!
SŒUR LA PETITE. Mais c’est un peu comme un rêve puisqu’on aurait
jamaispuimaginerqueçanousarriverait.
LABELLE-MÈRE.Laprochainequiprononcelemot“rêve”,jel’étrangle!
Jemedemandedesfoisdequivoustenezcetteidiotiechronique!Sionvitdans
sonrêveondort,onagitpas.Etmoi,jeveuxagir…pasdormir,vouscomprenez
ça ? Parce qu’on lamérite cette réalité qui nous attend.Vous avez compris ?
Répétezaprèsmoi:“C’estlaréalité,cequinousarrive,c’estpasunrêve.”
LESDEUXSŒURS.“C’estlaréalité,cequinousarrive,c’estpasunrêve.”
LABELLE-MÈRE.Voilà,crétines !Pourunsoir,onvacôtoyerdes roiset
desprincesettouslespersonnagesimportantsdecepays.Onvadevenirl’égal
decespersonnespourunsoir,onvalescôtoyeretonvapeut-êtrelesrencontrer
intimement.Pourquoipas imaginerdevenir leursamis…Leroiparexemple…
c’estunhommesimple,ilparaît.Jevaisvousconfierunsecret:jesensdepuis
quejesuistoutepetitequejenesuispasconsidéréeàmajustevaleur.Jemesuis
mariée,j’aieudesenfants…
LESDEUXSŒURS.Benoui,nous.
LABELLE-MÈRE.J’aisacrifiémavieàmonmariageetàmesenfantsetje
n’aipasvécu.Maisjesensquejevaisêtrereconnueàmajustevaleurunjour,je
lesensaufonddemoi.
LEPÈRE(entrant,avecdenouvellesrobesdanslesmains).Jenesaispassi
vous avez cette impression vous aussi,maismoi je trouve que c’est vraiment
commeunrêvetoutça.
LABELLE-MÈRE. Mais c’est pas possible ! Je suis entourée d’imbéciles
vraiment !Moi je sens qu’il va se passer quelque chose de vrai… si onmet
51
toutesleschancesdenotrecôté.
SŒURLAGRANDE.Entoutcas,jesaispascommentondoits’habiller.
LEPÈRE.Benoui, commentondoit s’habillerpouraller chezun roi,vous
savezvous?
SŒURLAPETITE.Etchezunprinceaussi.
Lesdeuxsœurss’esclaffent.
SŒURLAGRANDE.Tusaismaman,personnel’ajamaisvucetype.
LABELLE-MÈRE(agacée).Benouijesais.
SŒURLAPETITE.Çasetrouve,ilestmoche.
SŒURLAGRANDE.Pourquoiilseraitmoche?Jesuissûrqu’ilestbeau!
LEPÈRE.Çayest,ellerêveauprince!
LA BELLE-MÈRE. Moi j’en peux plus de vous entendre déblatérer des
âneries!
(Aupère.)Etsurtouttoi!
(Latrèsjeunefilleentre.Elleporteunmannequindeprêt-à-porter,commeon
en voit dans les vitrines demagasins.Habillé en costume chic. La belle-mère
indiquelemannequin.)
Qu’est-cequec’estqueça?
LATRÈSJEUNEFILLE.Ellesm’ontditderamenercetruc.
SŒURLAGRANDE(désignantlepère).C’estdesvêtementspour lui, faut
bienqu’ils’habilleluiaussinon?Ilvapasnousfairehontequandmême.
SŒURLAPETITE(àlabelle-mère).T’essûrequ’ilestobligédevenir?
LEPÈRE.C’estsympamerci.
52
SŒURLAGRANDE(àlatrèsjeunefille).Ettoi,tuvasveniroupas?
(Àlabelle-mère.)Ellevavenirelleaussi,maman?
LATRÈSJEUNEFILLE.Non.
Latrèsjeunefillesort.
LABELLE-MÈRE.Elleajamaisenviederiendetoutefaçon.Yaquefairele
ménagequil’intéresseondirait,aumoinsc’estclair.
SŒUR LA GRANDE. En tout cas, moi je me ferais couper un pied pour
pouvoirvoirleprinceavanttouslesautres.Vousvousrendezpascompte,c’est
grandiose.
Lesdeuxsœurss’approchentdumannequin,secollentàlui,mimantunflirt
trèspoussé.
SŒURLAPETITE.C’estexcitant.
SŒURLAGRANDE.Àmort.
LABELLE-MÈRE(concentréesur l’essayaged’unenouvellerobe).Taisez-
vousunpeu.
SŒURLAPETITE.Ilanotreâge,ilparaît.
SŒURLAGRANDE.Jemeurssij’ypensetrop.
LABELLE-MÈRE(remarquantl’attitudedesesfilles).Maisarrêtezavecce
mannequin,maisqu’est-cequevousfaites,çavapas?!Çavapas la tête,mes
pauvres filles… Faut se concentrer sur ce qu’on va mettre. La première
impressionqu’onvaproduire,toutestlà.Fautpasraterça!
LEPÈRE.Çanon!
SŒURLAPETITE(essayantunenouvellerobe).Moij’aimebiencelle-là.
53
LABELLE-MÈRE.Faisvoir.
SŒURLAPETITE.Commentça?
LABELLE-MÈRE.Passe-moicetterobe,passe-la-moiuneseconde.
SŒURLAPETITE.C’estmoiquil’aitrouvéeenpremier.
LA BELLE-MÈRE. Gnagnagna, qu’est-ce que tu es enfantine ma pauvre
fille!Passe-moicetterobe!Elletevapasdetoutefaçonondirait.
Labelle-mèrearrachelarobedesmainsdesafille.Ellel’essaie.
LEPÈRE.Elletevatrèsbien.Çaterajeunitencore…
LABELLE-MÈRE.C’estdurdenepas fairesonâge.Onsaitpascomment
s’habiller.
(Àproposde la robe.)Elle est bien…Et enmême temps…c’est pas assez
quelquechose…quej’arrivepasàdéfinir…
(Pendant ce temps, les deux sœurs sont revenues près dumannequin. Elles
déboutonnent son pantalon. Le mannequin se retrouve jambes nues, pantalon
surleschevilles.Labelle-mèreestscandalisée.)
Maisarrêtezaveccemannequin,c’estpasvraivousêtesobsédées,c’estpas
vrai!
(Lessœurss’enfuientenriant.Labelle-mèreregardeencoresarobedansle
miroir.)
C’estçamaispasassez…Pasassezcommentdire…
Ellecherchelemot.
LEPÈRE(complétant).Danslestyle…
LABELLE-MÈRE.Danslestyledequoi?
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LEPÈRE.Danslestyle,époquede…jesaispas…
LABELLE-MÈRE.Mouais!Hében,situsaispas,tutetais!
LEPÈRE.Yacelle-làaussi.
LepèreluipasseuneautrerobestyleLouisXIV.
LABELLE-MÈRE.Mouais.
LEPÈRE.Attends, je vais t’en chercher une autre encoreplus dans le… je
crois.
Ilsort.Labelle-mèresecontempledans lemiroir.Trèssatisfaite,ellemime
desrévérencesetserapprochedumannequin.Ellesejettesurlui,l’enlacetelle
uneamoureusetransie.Lepèrerevientavecuneautrerobe.Labelle-mère,très
gênée,adopteunairdétachéets’éloigne.
SCÈNE3
Uncouloirdelamaison.Trèssombre.
LAVOIXDELANARRATRICE.Lafuturefemmedupèredelatrèsjeune
fille et ses deux filles avaient décidé de s’habiller exactement comme elles
imaginaientquetouscesroisetcesprincesleseraientcesoir-là.
(Labelle-mèreentre,encompagniededeuxhommesétranges.)
Grâce au talent de grands couturiers, on peut embellir son apparence.Mais
grâce à d’autres grands artistes on peut modifier son corps lui-même. Ces
pratiquesétaienttrèsrépanduesmaiss’exerçaientdanslaplusgrandediscrétion.
(Lestroispersonnagestraversentlecouloiretsortent.)
Lafuturefemmedupèredelatrèsjeunefillerecevaitcespersonnagesunpeu
énigmatiques,quivenaientl’ausculteret luiprescriredestraitementsauxeffets
foudroyants.
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(Lessœursentrentàleurtouretsedirigentàgrandevitesseendirectiondela
portederrièrelaquelleontdisparuleurmèreetlesdeuxhommes.Ellessortentà
leurtour.)
Unjour,sesfillesl’avaientsurpriseetellesavaientexigédepouvoirobtenir
lesmêmesavantagesqu’elle.Lamèreavaitfiniparaccepter.
Cette année-là, il y avait un mouvement de mode qui était très répandu,
surtout chez les jeunes gens. Les petites oreilles étaient devenues objets de
dérision.Personnenevoulaitplusenavoir.Afindesesentiràleuravantagelors
de cette soirée, elles obtinrent de leur mère une petite opération de
transformation.Ellesfurentabsolumentraviesdurésultat.
SCÈNE4
Départàlasoiréeduroi.Latrèsjeunefilleestallongéesursonlit,danssa
chambre.
LAVOIXDELANARRATRICE.Etpuis,legrandjourtantattenduarriva.
LEPÈRE (encostumeetperruqueLouisXIV,allumantunecigarette).Bon,
onyvanous…Moi,çam’embêteunpeudetelaisserlà…
(Ils’apprêteàsortiretfaitallusionàsacigarette.)
C’estladernièrepouraujourd’hui,promis!Detoutefaçon,j’aipaslechoix,
quandjesuisavecellejepeuxpasfumer…C’estpeut-êtremieuxquetuviennes
pas,tusais…C’estpassûrquecesoittellementmarrantpourlesenfantscette
soirée.Bon,benmoij’yvais…
LATRÈSJEUNEFILLE.Bon,bensalut.
LEPÈRE(ayantmauvaiseconsciencedelaissersafille).Bonbensalut…Tu
saisencemoment,c’estpasgailaviepourmoi.Elle,là-haut,elleestpénible,
depuisquelquetemps,j’aicarrémentl’impressionquejesuisdevenuinvisible…
56
(Onentendlabelle-mère:“Etalorsquoi,qu’est-cequetufais,tuviens?On
t’attend!”)
Bonlà,elles’estaperçuequejen’étaispaslà,j’yvais.
Iltendprécipitammentlacigaretteàsafilleets’enva.Laféesortdederrière
l’armoire.
LAFÉE.T’yvaspastoi?
LA TRÈS JEUNE FILLE (écrasant la cigarette de son père dans un petit
cendrier).Non!
LAFÉE.C’esttoiquiaspasvouluyallerouc’esteux?
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estmoi,j’aipaslatêteàça,pasdutout.
LAFÉE.Ahbon?Ettugardeslamaison?
LATRÈSJEUNEFILLE.Benouais.
LAFÉE.Yz’ontpasunchien?
LATRÈSJEUNEFILLE.Jevaispaspouvoircontinueràvousparlercomme
l’autrefois.
LAFÉE.Entoutcas,moij’adoreraispouvoirallerpourlapremièrefoisdans
une soirée pareille, ressentir tout ce qu’on ressent dans ces moments-là : les
émotions,letrac,l’excitation.C’estsûr,moiàtaplace,j’irais.Moi,jepeuxplus
ressentirça,j’aitropvécudéjà.
LATRÈSJEUNEFILLE.Benmoi,jesuispascommevous,j’aipasenvie.
LAFÉE.Jetecroispasquet’aspasenviedet’amuserdetempsentemps.
LATRÈSJEUNEFILLE.Hébensi,c’estcommeçamadame“jesaismieux
à la place des autres ce qu’ils pensent” ! Vous pouvez me laisser un peu
maintenant?
LAFÉE.Tudoispenseràtamère?
57
Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.
LATRÈSJEUNEFILLE.Exactement.
LAFÉE.Une soirée comme celle-là, c’est sûr c’est un peu tartemais c’est
drôledesfoisdefairedeschosesunpeutartes.T’enasdéjàvudesroisetdes
princestoi?
LATRÈSJEUNEFILLE.J’airienàmemettredetoutefaçon.
LAFÉE(seréjouissantd’uncoup).T’occupe,jem’enoccupe.
LATRÈSJEUNEFILLE.Avecvospouvoirsmagiques ? Je les connais de
l’autrefois,c’étaitpasterrible.Enfait,jemedemandesivousêtespasentrain
demebaratinerdepuisledébutaveccettehistoiredefée.
LAFÉE.Alorslà,j’enaimarre.
Laféedisparaît.Soudainlalumières’éteint.
LATRÈSJEUNEFILLE.Oùest-cequ’elleestpassée?
(Unetempêteéclate.Tonnerre, fracas.Crisauloin.Latrès jeunefillehurle
defrayeur.Puistoutsecalme.Laféeestrevenue,elleallumeunecigarette.)
C’estvousquiavezfaitça?!Fautpréveniravant laprochainefois!Çafait
peur!
LAFÉE.T’avaisdesdoutes!
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousvoulezpasrallumerlalumièremaintenant?
LAFÉE.Bon,onyva,onvafaireuntouràcettesoirée?
LATRÈSJEUNEFILLE.D’accord,maisvousrallumez!
LAFÉE.Super!Jem’occupedetarobe,çavaêtremarrantça!
58
(Lalumièrerevient.Uneénormeboîteoccupeunepartiedelachambre.)
Ouais,génial!
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estquoiça?Etmachambre,vous l’avezmise
où?
LAFÉE.Ons’enfoutdetachambre!Alorsvoilà,tuvasentrerlà-dedans.
LATRÈSJEUNEFILLE.Qu’est-cequec’estqueça?
LAFÉE.C’estuneboîtemagique.Onpeutcréertoutcequ’onveutavec.Ce
seraplusrapidequedecoudreunerobe.
LATRÈSJEUNEFILLE.Etqu’est-cequivasepasserlà-dedans?Vousallez
mefairequoi?Delamagiemagiqueoubiendelamagieamateur?
LAFÉE.T’inquiètepas.Jebosse,jeprogresse,jelisdesbouquins,jesuisau
point.Bon,arrêtedeparler,entrelà-dedans.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousavezintérêtàcequ’ilyaitrienquim’arrive.
Latrèsjeunefilleentredanslaboîtemagique.
LAFÉE.Hého!
LATRÈSJEUNEFILLE(del’intérieurdelaboîte).Hé,ilfaitsupernoirici!
LA FÉE. Normal, bon, tu te décontractes, ça va bien se passer, je me
concentre,t’arrêtesdeparler.C’estuntourdemagiequiaétéinventédansles
annéescinquante,ilestbienrodé.Bonjecomptedansmatête.
LATRÈSJEUNEFILLE (de l’intérieur de la boîte).Mais vous nem’avez
pasdemandécommentjevoulaisêtrehabillée!
LAFÉE.T’occupe,j’aiuneidéegénialederobedesoiréeentête!Bon,faut
quetutetaises!
(Elle fait de grands gestes demagicien. Puis on entend un énorme“bang”
provenantdel’intérieurdelaboîte.Delafumées’enéchappe.Latrèsjeunefille
semetàcrier.)
59
Hoçava?
Lecalmerevient.
LA TRÈS JEUNE FILLE (de l’intérieur de la boîte).Qu’est-ce qui s’est
passé?
LAFÉE.Rien,c’estbon,çaamarché!Sorssituveux,qu’onvoieletravail!
(Latrèsjeunefillesortdelaboîteentoussant.Elleesthabilléeenmajorette.)
Merde,raté.
LATRÈSJEUNEFILLE.Yapasuneglacequejepuissemevoir.
LAFÉE.Non,c’estpaslapeine,c’estraté,c’étaitlepremieressai.Retourne
danslaboîte,jemereconcentre!
LATRÈSJEUNEFILLE(entrantdanslaboîte).Yatropdefuméeetçafout
latrouille!C’estpasdutoutpourlesenfantsvotremachin.
LAFÉE.T’esprête?
LATRÈSJEUNEFILLE(del’intérieurdelaboîte).Dépêchez-vous!
LAFÉE.Jecomptedansmatêtetroissecondesettroisdixièmes.
LATRÈSJEUNEFILLE(del’intérieurdelaboîte).Çavaencorefoirer,jele
sens!
La fée recommence les mêmes gestes de magicien que tout à l’heure. On
entendunénorme“bang”.Fumée.
LAFÉE.Hoçava?
60
Untemps.
LATRÈSJEUNEFILLE(del’intérieurdelaboîte).Jevoisplusoùc’estla
sortie!
LAFÉE.Arrêtedeblaguer!
LATRÈSJEUNEFILLE(del’intérieurdelaboîte).Ahlà,ondiraitquec’est
bon.
(Latrèsjeunefillesortdelaboîtedéguiséeenmouton.)
Çam’afoutulatrouilledepasretrouverlasortie!
LAFÉE(accablée).Enplus,c’estpasdutoutça,onrecommence.
LATRÈSJEUNEFILLE.Moi, je retournepas là-dedans,allez-yvouspour
voir,çafoutlatrouille!Enplus,sionpeutplussortir…
LAFÉE.Yaaucunproblèmepoursortir.
(Laféeentredanslaboîte.)
C’esttoutàfaitnormalàl’intérieur!
LATRÈSJEUNEFILLE.Essayezderessortirmaintenant.
(Untemps.)
Alors?…Alors?
LAFÉE(del’intérieurdelaboîte).Jeretrouvepascommentonsort.
LATRÈSJEUNEFILLE.Jevousl’avaisdit!Vousvoulezpasvousservirde
vosvraispouvoirs?
LAFÉE(del’intérieurdelaboîte).Jamais!Bon,fautquejeréfléchissecinq
minutes…
Untemps.
LA TRÈS JEUNE FILLE. Ah ! Moi j’ai une idée. Ma mère, elle m’avait
donnépleinderobesàelle,dedansyenaunequ’elleavaitmisepourlemariage
61
de sa tante quand elle avait lemême âge quemoi. Je sais où elle est, je l’ai
planquéequelquepart,jepeuxlamettre.
LAFÉE (de l’intérieur de la boîte).Bonok !Çava être unpeunazemais
commeça,aumoins,onperdpastropdetemps.
LATRÈSJEUNEFILLE.Etcommentonfaitaprèspourallerlà-bas?
LAFÉE(del’intérieurdelaboîte).Jecherchelasolutionpoursortirdelàet
jepasseteprendreenvoituredansunquartd’heure,çateconvient?
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousavezunevoiture?
LAFÉE(del’intérieurdelaboîte).Euhnon,maisjevaisentrouverune.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vousallezpasenpiquerune?
LAFÉE(del’intérieurdelaboîte).Évidemmentnon.
LATRÈSJEUNEFILLE.Mamèredisaitquec’estmaldevoler.
LAFÉE(del’intérieurdelaboîte).Bonécoute,tucommencesàfaire…hum,
avectamère…
LATRÈSJEUNEFILLE.Ouijesais,j’énervetoutlemonde.Bon,j’yvais.
Latrèsjeunefillesort.
SCÈNE5
Aumême instant,auxabordsdupalaisduroi.Labelle-mère, lepèreet les
deuxsœursmarchentendirectiondelafête.Ilssonttoushabillésentenuesde
bal de l’époque Louis XIV. La robe de la belle-mère est particulièrement
somptueuse.
62
LAVOIXDELANARRATRICE.Pourserendreàlasoiréeduroi,lafuture
femmedupèredelatrèsjeunefille,sonpèreetsesdeuxfuturessœursavaient
loué une voiture de luxe avec chauffeur. Et ils avaient souhaitémarcher pour
faire les derniers cent mètres, afin que tous les curieux qui ne pouvaient pas
entrer puissent quandmême admirer leur tenue vestimentaire somptueuse. La
futurefemmedupèredelatrèsjeunefilleétaitabsolumentsûredel’effetqu’ils
allaientproduireenarrivant.Mais,àvraidire,elleavait imaginélesroiset les
princes davantage comme dans un rêve que comme dans la réalité.Devant la
portedupalais,ilsressentirentcommeunmalaise.
SCÈNE6
Quelques instants plus tard, devant le palais. Les quatre personnages
présentent leurscartonsd’invitationàunhuissier.Provenantde l’intérieurdu
palais,onentendunemusiquetrèsmoderne.
SŒURLAPETITE(jetantuncoupd’œilàl’intérieur).C’esthorrible.
SŒURLAGRANDE (regardantelleaussi).Yaunproblème, c’estpasdu
toutcommeçaqu’onavaitimaginéleschoses!Vavoir,c’esthorrible!
Labelle-mèrevaregarderàsontour.
SŒUR LA PETITE. Faut rentrer à la maison ! Faut aller se changer, en
vitesse!
LABELLE-MÈRE.Maisqu’est-cequi sepasse ?!C’est paspossible !Les
genssontdevenusfousouquoi!
(Lasœur,lapetite,s’enfuit.)
Oùest-cequ’elleva,elle?
63
SŒURLAGRANDE.Ellerentreàlamaison.Elleditqu’ondoitviteallerse
changer.Yapersonned’habillécommenous.
LABELLE-MÈRE.Maisc’estaffreux!Quiaeul’idéedes’habillercomme
ça?
SŒURLAGRANDE.C’esttoimaman!
LABELLE-MÈRE.Maisnonc’estpasmoi!C’estlui!
Ellemontrelepère.
SŒURLAGRANDE.Moijerentreàlamaisonaussi,jevaismechanger.
LABELLE-MÈRE. Il est pas question qu’on aille se changer, on a pas le
temps ! On y va comme ça et c’est les autres qui seront ridicules, pas nous.
Allez-ytouslesdeux,vousd’abord,jevoussuisensuite!
SŒURLAGRANDE.Commentça?
LABELLE-MÈRE.Allez-y,entrezlà-dedans,c’estunordre!
SŒURLAGRANDE.Maisnon!
LA BELLE-MÈRE. Arrête de discuter ! Si tu continues, je distribue des
photocopiesdetonjournalintime.Tusaisquejesuiscapabledelefaire.Entrez
là-dedans!
(Aupère.)Toiaussi!Etjevoussuis.
La sœur la grande et le père finissent par entrer. La belle-mère les suit du
regard.Onentenddessifflets,desmoqueriesprovenantdel’intérieurdelafête.
Auboutd’unmomentlasœurlagranderessort.
SŒURLAGRANDE.Maman,ilsl’ontgardé,ilsluidemandentdedanserdes
dansescommeondansaitàl’époque.Ilssemoquentdelui,c’estaffreux.Moije
rentreàlamaison.
64
Elles’enva.
Untemps.Labelle-mèresemblehésiterentreattendrelepèreets’enallerelle
aussi.Ellemasquesonvisageavecsonombrelleetcommenceàpartir.Untrès
jeunehomme(leprince)entre,labelle-mèrelebouscule,lejeunehommetombe
ausol.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Excusez-moi.
LABELLE-MÈRE.Pardon.
LETRÈSJEUNEPRINCE.C’estmoiquim’excuse.
LABELLE-MÈRE.Euhouinon,c’estmoi.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Vousm’avezfaitpeur…Onseconnaîtpas.
LABELLE-MÈRE.Non,jecroispas.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Meshommageschezvous.
LABELLE-MÈRE.Oui,chezvousaussi.
Letrèsjeuneprincecontinuesoncheminendirectiondupalais.Ilyentre.La
belle-mèresort.Entrelatrèsjeunefillevêtuedelarobedemariagedesamère
etaccompagnéedelafée.Leprinceressortdupalais,suividesonpère,leroi.
Onentenddesapplaudissementsprovenantdelafête.
LEROI.Qu’est-cequetufais?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Tum’avaispasditqu’ilyauraitautantdemonde.
LEROI.Tuavaisditquetuvoulaischanterunechansonàl’occasiondeton
anniversaire,c’esttoiquil’avaisdit,tuaimesça,chanter.
Latrèsjeunefilleetlaféeassistentàlaconversation.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ouais,maisjesavaispasqu’ilyauraitautantde
monde.J’aimepaschanterdevantlesgens.
65
LEROI. Il fautbien finirpar les rencontrer lesgens.Tuvasdevenir adulte
bientôt,tunepeuxpascontinueràvivrecaché,cen’estpluspossible.Vas-y,je
t’enprie,toutlemondet’attend.Ilssontcurieuxdeteconnaître,touscesgens.
N’oublie pas que tu deviendras le roi de toutes ces personnes bientôt. Tu ne
pourraspasrestercachétoutetavie.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Etpuis,c’est l’heureducoupdefildemaman.
Elle va appeler ce soir, je le sens. Je voudrais pas être trop loin du téléphone
quandelleappellera.
LEROI.Tu sais, tamère sera contente de savoir que tu étais présent à ton
anniversaire.C’esttristeunanniversairequandlapersonneconcernéen’estpas
présente.Etpuis,tun’asqu’àchanterenpensantàtamère,çaluiferaplaisir.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ahoui,c’estvrai.
LEROI.Benoui!Tuvois!
LETRÈSJEUNEPRINCE.Bonalorsj’yvais!
LEROI.Trèsbienmonfils.
Le roi et le très jeune prince entrent dans le palais. On entend les
acclamationsdela fouleà l’intérieur.Latrès jeunefille,curieuse,entreàson
tour.
SCÈNE7
Quelques instants plus tard, à l’intérieur du palais. Sur une scène, le très
jeuneprincemarcheendirectiondupublic,unmicroàlamain.Onentendune
voix : “Mesdames et messieurs, celui que vous attendez depuis tellement
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longtemps,leprincedeWagrametdeNormandie,chantepourvouscesoireten
anglais une chanson qu’il dédie à sa famille et plus particulièrement à son
père.”
Exclamationsdupublic.Hourras.
Letrèsjeuneprincechanteunereprisede“FatherandSon”deCatStevens,
desavoixenfantine.Justeavantlafindelachanson,latrèsjeunefilleseglisse
danslefonddelascènepourapprocherletrèsjeuneprince.Illaremarque.Fin
delachanson.Applaudissementsnourrisdesspectateurs.
SCÈNE8
Quelquesinstantsplustard,devantlesportesdupalais.
Onentend,provenantdel’intérieur,desapplaudissementsetdescris.Bravos.
Latrèsjeunefille,trèsémue,sortdupalais.Lafée,quil’attendait,luifaitsigne
d’entrerànouveau:“Déjà?Tuvaspas t’enallerdéjà?”La très jeune fille
rebrousse chemin et se dirige vers l’entrée du palais. Le très jeune prince en
sort,courantpresque,unpeucommes’il s’échappait. Ils sepercutent.Le très
jeuneprincetombeàlarenverse.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Excusez-moi.
LATRÈSJEUNEFILLE.Pardon.
LETRÈSJEUNEPRINCE(serelevant).C’estdemafaute,jeregardaismes
chaussures!
LATRÈSJEUNEFILLE.J’airiensenti,vousexcusezpas.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Meshommageschezvous.
LATRÈSJEUNEFILLE.Vouspareillement.
Ils s’en vont chacun de leur côté. Puis ils s’arrêtent, se retournent et se
dirigentl’unversl’autre.Ilssontgênés.
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LETRÈSJEUNEPRINCE.Vousvouliezmedirequelquechose?
LA TRÈS JEUNE FILLE. Euh non… je croyais que c’était vous qui
vouliez…
LETRÈSJEUNEPRINCE.Euhnon!Bonben,c’estbien…Ben,aurevoir
alors…
Ilfaitbeau,voustrouvezpas?C’estdommagequ’iln’yaitpasdesoleil…
LATRÈS JEUNEFILLE.Oui c’est vrai…Mais faut dire que la nuit c’est
rarequ’ilyaitdusoleilencettesaison.
LETRÈS JEUNEPRINCE.Oui c’est vrai ! Absolument. Bon ben, je vais
rentrer…
LATRÈSJEUNEFILLE.Entoutcas,vousavez…debelleschaussures…
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ahoui…surtoutcelle-là,non?
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahouic’estvrai,vousavezraison,c’estlamieux
desdeux.
(Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.)
Mincejesuisentraind’oublierl’heuremoi,jedoisrentrer…Etj’aipleinde
trucsàpenser.Fautpasquej’oublie…
LETRÈSJEUNEPRINCE.Moiaussijedoisyaller.J’attendsuncoupdefil
demamère,elledoitmetéléphonercesoir.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahbon.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Benoui.
LATRÈSJEUNEFILLE.Bonbensalut.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Salut.
Latrèsjeunefilles’enva.Letrèsjeuneprincelaregardepartir.
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69
SCÈNE9
Danslamaisonenverredelabelle-mèredelatrèsjeunefille.Labelle-mère
estassise,effondrée.Safille,lagrande,faitlescentpasautourd’elle.
LAVOIXDELANARRATRICE.Lelendemain,dans lagrandemaisonen
verredelafuturefemmedupèredelatrèsjeunefille,c’étaitlacrise.
LABELLE-MÈRE (tragique).Moi, il me semble qu’en partant quelqu’un
m’a bousculée ou bien pire j’ai bousculé quelqu’un… Un enfant, un jeune
hommeavecunairahuri.J’espèrequecen’étaitpasquelqu’und’important…Je
préfère pas y penser. Manquerait plus que ça… Que ce soit quelqu’un
d’important…
SŒURLAGRANDE.Tun’esquandmêmepas“rentrée”dansleprince?
Untemps.
LABELLE-MÈRE (explosant,menaçante).Qu’est-ce que tu viens de dire
idiote !Neme parle plus jamais comme tu viens de le faire, tu entends ?! Je
t’interdisdemeparlercommeça!Jamaistumereparlescommeçadetouteta
vie,tuentends?
SŒURLAGRANDE.Maisc’esttoiquiviensdemedireque…
LABELLE-MÈRE.Faisbienattentionàtoi!Vraiment!Jepourraisdevenir
méchante,jepourraistefairetrèsmal!Jepourraistousvousécrasermême!Je
pourraisvousanéantir !Tucomprendsça?C’estàcausedevousque toutest
fichu,quetoutestfoutu,quetoutestcassé!Nousavionsunespoirdanslavie,
unpetit espoirdevienouvelle,deviedifférente.Etvous l’avezgâché !Vous
l’avezgâché,vousl’avezcassé.Etmaintenant,toutestcassé,toutestfoutu!
SŒURLAPETITE(entrant).Maman.
LABELLE-MÈRE.Quoi,espècedetristenouille?
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SŒURLAPETITE.Maman,yaquelqu’unquiestlà,àlaporte…
LABELLE-MÈRE.Qu’est-cequ’ons’enfoutdequiestlà,àlaporte?!
SŒURLAPETITE.Ben,c’estquelqu’unqui…
LABELLE-MÈRE.T’as que ça à foutre de ta vie toi, de traîner près de la
porte?Enattendantquequelqu’unviennenousemmerder?
SŒURLAPETITE.Maman,ilprétendque…
LABELLE-MÈRE.Ettuvoispasqu’ons’enfoutdecequ’ilprétend?
SŒURLAPETITE.Ilditqu’ilestleroietqu’ilvoudraitteparler…Enplus,
illuiressemblecommesurlesphotos.
Untemps.
Stupéfactionsurlesvisagesdelabelle-mèreetdelasœurlagrande.
LABELLE-MÈRE.Maisqu’est-cequisepasse?Qu’est-cequinousarrive?
Qu’est-ce qu’on a fait ? Ça va donc jamais s’arrêter ? Mon Dieu, est-ce le
cauchemarquicontinue?Oubienaucontraireuneéclaircieinattendue?
SŒURLAPETITE.Qu’est-cequejefaisconcrètementmaman?
LABELLE-MÈRE.Jesaispas,jesaisplus,jesuisperdue.
Leroientre,entourédedeuxgardes.
LEROI.Pardonnez-moimesdames,jemepermetsdeforcerlaportedevotre
magnifiqueetoriginaledemeure,etdepénétrerentoutesimplicitéchezvous,je
suisassezpressé,jeneveuxsurtoutpasvousdérangertrèslongtemps.
LABELLE-MÈRE.Majesté.
LEROI.Appelez-moiJean-Philippe.
LABELLE-MÈRE.JevousenprieMonseigneur,vousêtesicichezvous.
LEROI.Restezassise…Pardonnezmavisite inopinéemais jecroisd’après
mesrenseignementsquevousfaisiezpartiedelalistedesinvitésdelasoiréeque
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j’aidonnéehierenl’honneurdemonfils.
LA BELLE-MÈRE. Absolument. On en parlait justement, c’était une
fantastiquesoirée.
LEROI.D’autant plus fantastique qu’il s’est passé pourmoi un événement
assezconsidérable:monfilsarencontréunepersonneinconnueetamanifesté
del’intérêtpourelle…
LABELLE-MÈREETLESDEUXSŒURS.Ahbon?
LEROI.Oui, et ce n’est pas banal, croyez-moi. C’est la première fois que
mon filsmanifeste de l’intérêt pour une personne, pardonnez ce détail intime,
autrequesamère.
LABELLE-MÈREETLESDEUXSŒURS.Ahbon?
LE ROI. Cet événement est tout sauf banal. Mon fils a une histoire
particulière un peu triste. Je voudrais absolument retrouver cette personne
inconnueetdonnerunechanceàmonfilsdelacroiserànouveau.Jevaisdonc
organiserunedeuxièmesoiréed’icideuxsemaineset tout fairepourquecette
personnepuisseêtreprésente.
(Latrèsjeunefilleentre,unaspirateuràlamain.)
Sivouspouviezm’aideràl’identifieroutoutdumoinsm’aideràlaprévenir.
LATRÈSJEUNEFILLE.Pardonc’estquandquevousaurezfinidediscuter,
jedoispasseruncoupd’aspirateur?
LEROI.Personnellement,jen’enaipaspourtrèslongtemps.
LATRÈSJEUNEFILLE.Àmoinsquevouspuissiez aller discuter ailleurs
parcequej’aiencorebeaucoupàfaireensuiteetilestdéjàtard.
LABELLE-MÈRE (très agacée, à la très jeune fille).Nonmais dis donc,
vousvoyezpasqu’onestoccupés.
(Auroi.)Excusez-nousSire,c’estlafemmed’entretien.
LEROI.Elleestbienjeune.
LABELLE-MÈRE.Ellefaitjeunemaiselleasonâgevoussavez!Elleadore
sontravail.
LATRÈSJEUNEFILLE.Bonben,j’attends.
72
LEROI.Alorsvoilàjevousaipresquetoutdit.
LA BELLE-MÈRE. C’est très intéressant mais dites-moi, avez-vous des
indicesconcernantcettepersonneinconnue?
LEROI.Cesontdespetitsdétailsquej’aipuglaneravecpeine.Monfilsn’est
pas très bavard. Cette jeune femme portait sur elle, d’après lui, une très jolie
robecrème.
LABELLE-MÈRE(étonnée).Unejolierobecrème…ahoui…
LESDEUXSŒURS.Elleétaitpascrèmetarobemaman?
LEROI.Monfils,quin’apasparléavecelletrèslongtemps,m’aditquecette
personne,pardonnez-moil’expression,luiétaittoutd’abord“rentréededans”.
SŒURLAGRANDE.Ah?
LABELLE-MÈRE(réalisantquelquechose).Ahbon?
LEROI.Oui, leurrencontreaététrèsrapide.Cettejeunepersonneétait très
presséeetelleluiesttoutd’abord“rentréededans”…commeildit.
LABELLE-MÈRE.Ahbon,c’estdrôleça.
LEROI.Cesontdesindicesassezmaigres, j’enconviens.D’autantquemon
filsn’apaseuletempsdebiengraverdanssamémoirelevisagedecettejeune
personne.Ilétaittrèsémum’a-t-ildit.
Untemps.
LA BELLE-MÈRE (très émue, avec un air mystérieux).Hé bien, je crois
Monseigneur…qu’ilestpossiblequejepuissevousvenirenaide…
LEROI.Ahbon.
LESDEUXSŒURS.Ahbon?
LABELLE-MÈRE (toujours mystérieuse).Oui, je crois que j’ai une petite
idéequantàl’identitédecettepersonne…
LESDEUXSŒURS.Ahbon?
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahbon?
LEROI.Ahbon?
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LA BELLE-MÈRE. Oui, je crois que je connais même assez bien cette
personne, c’est drôle, je n’avais pas immédiatementpensé à elle…mais après
réflexion…
LESDEUXSŒURS.C’estqui?
LEROI(enthousiaste).Ah,ceseraitformidable!Etvousauriezlesmoyens
delaprévenirdecettedeuxièmesoiréequejecompteorganiserpourelle?
LABELLE-MÈRE.Maisabsolumentetjesaurailaconvaincred’yassisterje
crois.
LEROI.C’estformidable.
LESDEUXSŒURS.Maisc’estqui?
LA BELLE-MÈRE. Je crois préférable, mes enfants, de préserver son
anonymat.
LEROI.Jesuis toutà faitd’accord.D’ailleurs,monfilsnedoitpasêtreau
courantdemadémarche.
Commevouslesavezévidemment,samèreestmortequandilavaitcinqans.
Depuiscejour,pourluiépargnerunetropgrandesouffrance,jeluiraconteque
samèreestpartieenvoyageetqu’elleadumalàrentreràcaused’incessantes
grèvesdes transports.Mais chaque soir, jedois trouverunnouveaumensonge
pourjustifierqu’ellenel’appellepasetçac’estterrible.
LABELLE-MÈRE(auborddeslarmes).Terribleeneffet…pauvreenfant.Il
attendsamèrechaquejourquipasse.
LEROI.Vousaimezlesenfantsondirait?
LABELLE-MÈRE(excessive).Ohoui,jelesadore.
LE ROI. Vous comprenez que j’ai été fou de joie en apprenant qu’il
s’intéressaitenfinàquelqu’und’autrequesamère.
LATRÈSJEUNEFILLE.Lamèredevotrefilsestmorte?Etillesaitpas?
LABELLE-MÈRE(dure).Dequoiellesemêle,elle?
LEROI.Non,monenfant…
LABELLE-MÈRE.Excusez-la,vraiment,ellenesaitpascequ’elledit.
LEROI.Cen’est rienmadame.Aprèscesmagnifiquesperspectives, je suis
74
dans une humeur incroyable. Je vais prendre congé de vous et je compte sur
vous…Jecomptesurvous.
LABELLE-MÈRE.Vouspouvez.
LEROI.Aurevoirmadame,aurevoirmesdemoiselles,croyezdèsàprésent
enmoninfiniereconnaissance.
LABELLE-MÈREETLESDEUXSŒURS.Aurevoir,Sire.
Ilsort.
SŒURLAGRANDE(àsamère).C’estdingueça!
SŒURLAPETITE.Maisc’estquicettepersonne?
La belle-mèremystérieuse et silencieuse sort. Les sœurs la suivent. La très
jeunefilleresteseule,l’aspirateuràlamain.
SCÈNE10
Quelquetempsplustard.Danslamaisonenverre.Labelle-mèrecourtdans
lescouloirs.Sesfillesessaientdelasuivre.Envain.
LAVOIXDELANARRATRICE.Depuislavisiteduroi,lafuturefemmedu
pèredelatrèsjeunefilleneseséparaitplusd’unétrangesourire.Elleavaitdit
qu’elle souhaitait se rendre à cette nouvelle soirée chez le roi seule, sans ses
filles et sans son futur mari. Ses filles étaient mortellement déçues. Elles
n’arrêtaientpasdes’interroger:Quiétaitcettefameusepersonnequiavaitséduit
leprince?Etqueleurmèreconnaissaitsibien.Lafuturefemmedupèredela
très jeune fille courait partout. Elle faisait des achats dans les plus grands
magasins à lamode.Concernant la robequ’elleporterait à l’occasionde cette
soirée, elle disait qu’elle avait retenu les leçons de la première fois. Il fallait
75
tournerlapageduclassiqueetdupassé.Ilfallaitentrerdanslamodernité.“La
jeunesse c’est l’avenir”, disait-elle. Le père de la très jeune fille vivait reclus
dans sa chambre depuis deux semaines. C’est comme s’il avait été
définitivementabandonné.Etilfumaitsansmêmes’encacherpuisquepersonne
neleremarquait.
Legrandsoirapprochaitetpersonnenecomprenaitcequisepassaitdansla
têtedecettefemme.
SCÈNE11
Soirdelasecondefêtechezleroi.Danssachambre,latrèsjeunefille,assise
sursonlit,estvêtuedelarobedesamère.Entrelafée.
LAFÉE(trèsessoufflée).C’estpasvrai!Jem’endoutais!T’asvul’heure?
Qu’est-cecequetufaislà?J’enétaissûre.C’estpourçaquejesuisvenue.J’en
étais sûre que t’irais pas sinon. J’ai eu unmal fou àme garer. Il est presque
minuit.C’estcommencélà-basjetesignale.T’attendsquoi?
LATRÈSJEUNEFILLE.Jevaispasyaller.J’aipasenvie.
LAFÉE.T’aspasenvie?Jetecroispas.Pourquoit’amiscetterobealors?
(Lamontredelatrèsjeunefillesemetàsonner.Laféeexplose.)
Mais tu commences à nous emmerder avec cettemontre ! Je te jure que ta
mère, si elle pouvait l’entendre cettemontre, ça commencerait vraiment à lui
casser les…Enplus, tu veux pas changer la sonnerie ?Elle est insupportable
celle-là.On tedemandepasdepluspenserà tamère,on tedemandedepasy
penser tout le temps, ce qui n’est pas pareil.Merde.Elle estmorte tamère…
Parcequetamèreelleestpasimmortelleetelleestmorteetc’estcommeça…
76
Jesuisdésolée…
(Onentendlesdouzecoupsdeminuit.)
Bon. Excuse-moi, on a plus le temps de discuter là !Qu’est-ce que tu fais
maintenant?
LA TRÈS JEUNE FILLE. Bon je viens.Mais c’est pour vous faire plaisir
vraiment.
LAFÉE.Bonbença,c’estsympa.Voilà.Pourmefaireplaisir.C’estmieux
querien.
Laféel’entraîneverslaporte.
SCÈNE12
Quelques instantsplus tard,devant lepalais.Le roidiscuteavec son fils et
désignelabelle-mère,àquelquespasdelà.Labelle-mèreestvêtued’unerobe
trèsexcentriqueettrèsmoderne.
LAVOIXDELANARRATRICE.Cettedeuxièmesoiréeorganiséeparleroi
était encore plus extraordinaire que la première. Le roi était impatient que la
future femme du père de la très jeune fille présente à son fils cette jeune
personnequil’avaittellementtroublélafoisprécédente.
Le très jeune prince, encouragé par son père, s’approche finalement de la
belle-mère.
LA BELLE-MÈRE (émue, assez bas pour ne pas être entendue du roi).
Bonsoir.
LETRÈSJEUNEPRINCE(gêné).Bonsoir.
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LABELLE-MÈRE.Voilà…Jesuisvenue,jesuisrevenue,jesuislà…Jesuis
au courant de tout…Neme demandez pas comment je sais… Je sais et c’est
tout.
LETRÈSJEUNEPRINCE(trèsétonné).Ahbon?
LABELLE-MÈRE.Jesuisvenuepourvousdirequevousn’étiezpasseulà
éprouvercequevouséprouvez.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ahbon?
LABELLE-MÈRE. Tout d’abord je n’ai pas bien pris lamesure de ce qui
s’estpasséentrenouslorsdenotretoutepremièrerencontre.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ahbon?
LABELLE-MÈRE.Non…Toutçaestarrivésivite…Jamaisjen’auraispu
imaginer revivre un jour une histoire comme celle-là… Aussi beau qu’un
conte…ouunrêve…non…Onseconnaîtsipeu…Vousneditesrien?
LETRÈSJEUNEPRINCE.…
LABELLE-MÈRE.Maisnon !Nonnon,nedites rien…Jen’aipasbesoin
quevousmeparliez.Ilmesuffitdesavoircequejesais.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ahbon?
LABELLE-MÈRE.Àvraidire,toutçamefaittrèspeuràmoiaussi.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ahbon?
LABELLE-MÈRE.J’yaibeaucoupréfléchivoussavezmaisjen’arrivepasà
renoncer…J’aienviedevivrepleinementcequinousarrive…Jenesaispasce
quevousenpensez,vous?
LETRÈSJEUNEPRINCE(l’airsidéré).…
LABELLE-MÈRE.Nonnonnon,neditesrien,vousavezraison…Pastout
desuite…
(Untemps.Délicatement.)Monamour…Vousparaissezsifragile…Etjeme
sens si fragile moi aussi… quand je suis près de vous… Vous tremblez on
dirait…
(Letrèsjeuneprinceveutparler,labelle-mèrelecoupe.)
Ouitaisez-vous…Nonneparlezpas,aprèstout…C’estmieuxainsi…
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Jesaisquebientôtnousseronsconfrontésàdegigantesquesdifficultés.Jesais
que bientôt nous serons confrontés aux préjugés. Je vous demande : Peut-être
devrions-nousgardersecretsnossentimentspourquelquetempsencore?Qu’en
pensez-vous?
(Letrèsjeuneprinceveutrépondre,labelle-mèrelecoupe.)
Non,nevouspressezpaspourrépondre…Excusez-moi, jevousbouscule…
Vous tremblez… C’est si beau, vous êtes si beau, et ça fait si peur de se
retrouver là,commeça, tous lesdeux…Sivoussaviezmonamour,comme je
me sens différente des autres femmes, comme je m’ennuie avec les autres
hommes…Quand je vous vois si jeune et si fragile, jeme sens si proche de
vous…Jemesenscommeunrefletdevous-même…Commeuneautremoitié
d’unfruit.Cesoir,jemesensmoi-mêmecommeuneenfant…Voustremblezde
plusenplus.
Untemps.
LETRÈSJEUNEPRINCE(assezbas).Vousmefaitespeur.
LABELLE-MÈRE.Comment?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Vousmefaitespeur.
LABELLE-MÈRE.Commentçajevousfaispeur?
Letrèsjeuneprincefaitsigneàsonpèredevenir.
LEROI(s’approchantdesonfils).Qu’est-cequisepassemonchéri?Est-ce
queladamet’aexpliquéqu’elleconnaissaitcettejeunepersonnedel’autrefois?
79
(À la belle-mère.) Est-ce qu’elle va bientôt venir ? Est-ce qu’elle est déjà
arrivée?Elleestlà?
LETRÈS JEUNEPRINCE. Papa, cette femmeme dit des choses bizarres,
ellemefaitpeur.
LEROI.Ahbon?Elleveutsimplementteprésenterunepersonnequetuas
déjàrencontrée.
LETRÈSJEUNEPRINCE.J’aiplusenviedeparleravecelle.
LEROI(àlabelle-mère).Maisqu’est-cequisepasse?
LABELLE-MÈRE(tragique).JecroisMajestéquevotrefilsapeurdevous
avouercertaineschosesnousconcernant…
(Autrèsjeuneprince.)Tantpis,monchéri,nousdevonsdévoiler lavéritéà
tonpèremaintenant…Majesté,cettepersonnedontvotrefilsvousparlaitl’autre
jour,c’estmoi!
LEROI(interloqué).Ahbon?
LABELLE-MÈRE.Oui.
LETRÈSJEUNEPRINCE(catégorique).Maisnon!
LABELLE-MÈRE(surprise).Comment?!
LEROI.Enfinmadame,iln’ajamaisétéquestionpourmoiquecesoitvous.
LA BELLE-MÈRE. Hé bien si ! C’est moi ! Je sais que ça pourra vous
semblerunpeufou!Maisc’estlavérité.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Tuvois,elleestcomplètementfolle.
LABELLE-MÈRE (ne comprenant pas la situation). Qu’est-ce que vous
racontez?Vousavezvous-mêmeditàvotrepèrequedecettepersonnequivous
étaitrentréededansl’autresoir,vousenétieztombéamoureux.
LETRÈSJEUNEPRINCE(àsonpère).Oui,maisc’estpaselle.
LA BELLE-MÈRE (au très jeune prince, comme si le monde s’écroulait
autourd’elle).Maissi,c’estmoi!Enfin,dites-le-luiquec’estmoiquivoussuis
rentréededans.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Vousm’êtespeut-êtrerentréededansmaisc’est
pasvousquandmême.
80
LABELLE-MÈRE(auborddeslarmes).Maissi.
LE ROI. Enfin madame, n’insistez pas, vous êtes grossière ou bien
complètement irresponsable. Je vous ai fait confiance et j’ai eu tort. Je vous
demandedepartird’iciimmédiatement.
LA BELLE-MÈRE (regardant autour d’elle, incrédule). Qu’est-ce qui se
passe?
(Auprince.)Maisc’estmoiquivoussuisrentréededans,jenesuispasfolle
quandmême,jelesaisbien.
LEROI.Partezmadame.
LABELLE-MÈRE(pleurant).Maisqu’est-cequisepasse?
Leroifaitsigneàsesgardesd’intervenir.“Qu’est-cequisepasse?”répète
labelle-mère.Lesgardestententdelasaisir.Elles’échappe,court,entredans
lepalaispoursuivieparlesgardes.Elledéclenchel’hilaritéchezlesinvités,elle
ressorteffrayéeetenlarmes.Elleperdunechaussure,undesgardeslaramasse.
Elles’enfuitenboitant.Leroiaccompagneletrèsjeuneprinceàl’intérieurdu
palais.Latrèsjeunefilleentre.
LETRÈS JEUNEPRINCE (ressortant).Bonmoi jem’en vais… Je rentre,
j’enaimarre.
LATRÈSJEUNEFILLE.Çavapas,vouspartez?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ouaisjecomprendsrienàcequisepasseici.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahbon?
(Untemps.)
Vousarrêtezpasdefairedessoiréesencemoment!
LETRÈSJEUNEPRINCE.C’estunpeuexceptionneljecrois.
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estenquelhonneur,celle-là?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Jesaispas,c’estmonpèrequis’occupedeça.Il
m’ajustedemandédevenir.
81
LATRÈSJEUNEFILLE.Ettupartaisdonc?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ouais,enfait,jesuisassezpressécesoir,j’aiun
rendez-voustéléphoniqueversminuit.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahbon!C’estencoretamère?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ouais.
LATRÈSJEUNEFILLE.T’aspasréussiàlajoindreladernièrefois?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Euhnon.
LATRÈSJEUNEFILLE.Jevoulaistedemander:Çafaitcombiendetemps
quevousvousratez?
LE TRÈS JEUNE PRINCE. Euh, en fait, on s’est toujours ratés ! Depuis
qu’elleestpartie,onn’estjamaisarrivésàseparlerautéléphone.Çacommence
àbienfaire,j’enaimarre!Çafaitbientôtdixans!
LATRÈSJEUNEFILLE.Dixans?
LE TRÈS JEUNE PRINCE. Ouais, dix ans qu’elle est partie en voyage et
qu’elle est coincée dans les transports à cause des grèves. Elle arrive pas à
rentrer,c’estlagalèreetc’estlong!
LATRÈSJEUNEFILLE.Vachement!Surtoutpourdesgrèves.
LETRÈSJEUNEPRINCE.C’est-à-dire?
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estunpeulongdesgrèvesquidurentdixans!
(Unpetittemps.)
Tutrouvespasqu’ilyacommeunproblèmeaveccettehistoire?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Jevoispascequetuveuxdire!?
LA TRÈS JEUNE FILLE. Tu penses pas des fois qu’on est en train de te
raconterdeshistoiresaveccettehistoire?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Jenevoispascequetuveuxdire!?
LATRÈSJEUNEFILLE.Jecroisquedesfoisdanslavie,onseracontedes
histoiresdanssatête,onsait trèsbienquecesontdeshistoires,maisonseles
racontequandmême.
LE TRÈS JEUNE PRINCE. Ah bon ? Je crois pas que je me raconte des
histoires.
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LATRÈS JEUNEFILLE.Ben si puisque tu te racontes que tamère qui a
jamaisput’appelerdepuisdixansvat’appelercesoir.
LETRÈS JEUNEPRINCE. Pourquoi ce serait pas vrai ?Mamèreme fait
direqu’ellevametéléphoneralorsj’aipasderaisondecroirequ’ellevapasle
faire,sionmeditquemamèrevatéléphoner,c’estqu’ellevatéléphoner.
LATRÈSJEUNEFILLE.Pardon,maisnon.
LETRÈSJEUNEPRINCE.C’estpastrèssympademedireçadisdonc.
LATRÈSJEUNEFILLE(fort).Çaarienàvoiraveclefaitd’êtresympaou
pasceque jedis…Ceque jedisc’estquece soir, tamèrepour lavingt-cinq
millièmefois,ellevapastetéléphoner…Etquemêmesiellelevoulaittrèstrès
fort te téléphoner, elle pourrait pas te téléphoner…Parce que là où elle est ta
mère,elleapaslapossibilitédelefaire…Làoùelleest,yapasdefilpourse
connecteraveclesgenscommenousici,ellepeutpas…
LETRÈSJEUNEPRINCE.Qu’est-cequetuveuxdire?
LATRÈSJEUNEFILLE.Cequejeveuxdire…c’estquejecroissavoirque
ce soir ta maman elle va pas t’appeler… et demain non plus… et dans une
semainenonplus.
(Unpetittemps.)
Parce que tamaman, parce que tamère, son cœur il bat plus… depuis dix
ans… depuis dix ans elle est morte ta mère… En fait, ta mère est morte…
Voilà…
J’aurais préféré qu’on parle d’autre chose pour une première fois qu’on se
parlevraimentmaisc’estlaconversationquiestpartietouteseule…
LETRÈS JEUNEPRINCE.Hé ben dis donc, c’est pas très aimable deme
direunechosepareille!
LATRÈSJEUNEFILLE.Non!Maisçan’arienàvoiravecl’amabilité.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Tuaimeraisçamoiquejetedisequetamèreest
morte?!
LATRÈSJEUNEFILLE.Bentupourrais…Tupourraismeledire…Parce
que c’est la vérité,mamère estmorte et tu saismoi aussi faut que j’arrête je
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crois deme raconter des histoires,me raconter qu’elle va peut-être revenir un
jourmamère,sijepenseàellecontinuellementparexemplenon!Elleestmorte
etc’estcommeça!Ellevapasrevenirmamère!Etelleestmorte!Commela
tienne!Etriennepourraychanger?Nonrien.
LETRÈSJEUNEPRINCE.C’esttristecequeturacontes.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ouic’esttriste!Maisc’estcommeça.
LETRÈSJEUNEPRINCE.J’aipasenviedetecroire.
LATRÈSJEUNEFILLE.Hébien,tudevraisparcequec’estlavérité,c’est
mêmetonpèrequil’adit…Jel’aientendu…Ildittonpèrequ’ilafaitçapour
pasquet’aiesmaletquetusouffres.
LETRÈSJEUNEPRINCE.T’asentendumonpèredireça?
LATRÈSJEUNEFILLE.Ouais…
(Untemps.)
Voilà…Tamèreestmorte…Tamèreestmorte…Commeçamaintenanttu
sais…Et tu vas pouvoir passer à autre chose…Et puis ce soir, par exemple,
resteravecmoi…Jesuispas tamèremais jesuispasmalcommepersonne…
J’aidestrucsdedifférentsd’unemèrequisontintéressantsaussi…
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ouaisc’estvrai.
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estvraiquoi?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Benjemedisaisquec’étaitdrôlequ’ellearrive
pasàrentrerendixansquandmêmec’étaitunpeulong.
LATRÈSJEUNEFILLE.Çaadûêtreunpeulong.
LE TRÈS JEUNE PRINCE. Y a quelque chose qui tournait pas rond dans
cettehistoire.
(Ilpleure.Elleleprenddanssesbras.Untemps.).Merci.
LATRÈSJEUNEFILLE.Derien…
(Elleestémue.)
Bon,c’estmoiquivaisrentrerpeut-être…Ilesttardmaisonpourraserevoir
situveux.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Ouij’aimeraisbientedonnerquelquechosepour
84
teremerciermaisjesaispasquoi.
LATRÈSJEUNEFILLE.C’estpasgraveenfait…Tusais,çam’aidedete
parlerjecrois.
LE TRÈS JEUNE PRINCE. Je peux peut-être te donner une de mes
chaussures,tum’asditqu’ellesteplaisaientl’autrefois.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ahbonj’avaisditça?
LETRÈSJEUNEPRINCE.Tulepensaispas?
LATRÈSJEUNEFILLE.Sisibiensûr…Bont’asqu’àmedonnerunedetes
chaussuresensouvenir.C’estbient’asraison.
Illuidonnesachaussure.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Alorsvoilà,çaferaunsouvenir,c’estmieuxque
rien,j’airiend’autreàtedonnerpourlemoment.
LATRÈSJEUNEFILLE.Bonben,merci.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Aurevoir.
LATRÈSJEUNEFILLE.Aurevoir.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Tut’appellescomment?
LATRÈSJEUNEFILLE.Encemomentonm’appelle“Cendrier”.
LETRÈSJEUNEPRINCE.Cendrillon?
LATRÈSJEUNEFILLE.Nonpas “Cendrillon” !Mais si t’as raison, c’est
plusjoli,appelle-moiCendrillon…ouSandra.
Ellesort.Letrèsjeuneprincelaregardepartir.
SCÈNE13
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Dans lamaisonenverre.Lasœur lagrandeestassisesurunechaise, l’air
accablée.
LAVOIXDELANARRATRICE.Le lendemaindans lagrandemaisonen
verre,c’étaitl’inquiétude.Depuisqu’elleétaitrentréedelasoiréeorganiséepar
le roi, la future femme du père de la très jeune fille n’était pas sortie de sa
chambre. On avait appelé plusieurs docteurs tellement son état inquiétant
inquiétait.
Entrelatrèsjeunefille.
SŒURLAGRANDE.T’aspasmieuxàfairequedetraînersansbutcomme
ça comme une touriste, tu m’énerves, c’est pas possible ! Ce que tu es
exaspérante,mapauvrefille…
LA TRÈS JEUNE FILLE. J’ai plus tellement envie qu’on me donne des
ordrescematin.Jesaispaspourquoi.
SŒURLAGRANDE.Qu’est-cequeturacontes?T’asmêmepasdébarrassé
latablej’aivu.
LATRÈSJEUNEFILLE.Ouijesais.
Lasœurlapetiteentre.
SŒURLAPETITE(désignantlachambredesamère).Ellelà-bas,çavapas
dutout.
SŒURLAGRANDE (désignant la très jeune fille).Et elle non plus ici on
dirait.
Onsonneàlaporte.
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SŒURLAPETITE(àlatrèsjeunefille).C’esttamontre?
LATRÈSJEUNEFILLE.Non,c’estlaporte.
LESDEUXSŒURS.Benvas-y.
LATRÈSJEUNEFILLE.Jepréféreraisnepasyallerjecrois.
SŒURLAGRANDE.Maisçavapasbienlatête!Déjàquenotremèreest
tombéemaladecematin.T’escomplètementirresponsableouquoi?
LEROI (entrant, entouré de ses gardes). Excusez-moi, je me suis permis
d’entrer,laporteétaitgrandeouverte.
SŒURLAGRANDE.Merdec’estvousMajesté?Onestpascoiffées.
LEROI.Vousêtestrèsbiencommevousêtes.
SŒURLAPETITE.Qu’est-cequivousamèneSirecettefois?
LE ROI. Mon fils a revu hier cette jeune personne de l’autre jour que je
recherchaisdéjàenvainilyadeuxsemaines.Maismonfilsestétourdi,ilsnese
sontpaséchangéleurscoordonnéesenpartant.
SŒURLAGRANDE.Benvoussavez,nousonn’étaitpasàvotresoirée.
LEROI.Ah bon ?Mon fils est complètement transformé, ilme parle sans
cesse de cette jeune femme. J’ai lancé une grande opération de recherche, j’y
participemoi-même.Vousnepensezpasquequelqu’unquihabiterait icichez
vousauraitpuse rendreàcettesoirée.Jenesaispas…parexemple,defaçon
anonyme?Etainsirencontrermonfils…
(Ilmontrelatrèsjeunefille.)
Cettejeunepersonneparexemplen’habitepaschezvous?
SŒURLAGRANDE.Elle,vousavezvul’allure?
Unpetittemps.
LATRÈS JEUNEFILLE (au roi).Excusez-moiMonseigneur, je crois que
c’est moi qui ai parlé avec votre fils hier soir, on s’est pas donné nos
coordonnéesc’estvrai,onyapaspensé.
87
LEROI.Ahbon,c’estvous?
SŒURLAGRANDE.Maiselledébloqueouquoi?!
SŒURLAPETITE(àlatrèsjeunefille).Ett’esalléehabilléecommeçaàla
soirée?
SŒURLAGRANDE.Habilléecommeunchimpanzé?
LATRÈSJEUNEFILLE.Non,jemesuishabilléeautrement,avecunerobe
demamère.
LEROI(auxdeuxsœurs).Voussavez,c’esttrèssimpledevérifiersespropos.
Monfilsm’aditqu’ilavaitoffertensouveniràcettejeunepersonneunedeses
chaussures.
LESDEUXSŒURS(étonnées).Unedeseschaussures?
LEROI.Oui !Çacesont les jeunes !Donc, ilest très facilemaintenantde
demander à cettemademoiselle si elle est enpossessionde cette chaussurede
monfils.
Latrèsjeunefillesort.
SŒURLAGRANDE.Làvousêtesentraindevousraconterunehistoiredans
votretêteMajesté.
SŒURLAPETITE.Complètement!
SŒURLAGRANDE.Onvousauraprévenu.
SŒURLAPETITE.Vousvousfaitesdumal!
SŒURLAGRANDE.Enplus,cettefillec’estpasuncadeau,àpartsivous
voulezmonterunesociétédenettoyage.
SŒURLAPETITE.Etencore!Elle-même,elleestpashyperpropre.
SŒURLAGRANDE.Ahouaisc’estvrai,on l’appelleCendrierentrenous,
vousavezqu’àvoir.
LEROI.Mon fils m’avait évoqué le prénom de cette jeune fille : quelque
chosecommeCendrillon.
88
SŒURLAGRANDE.Nous,c’estCendrierqu’onconnaît!
Latrèsjeunefillerevient,lachaussuredutrèsjeuneprincedanslesmains.
LATRÈSJEUNEFILLE(auroi).C’estpasçadontvousparlez?
Elleluidonnelachaussure.
LEROI(examinantlachaussure).Attendezvoir…Bensi,c’estlachaussure
demonfils,c’estmarquélenomdufabricantàl’intérieur!
LESDEUXSŒURS(interloquées).Ahbon?
LEROI.Etc’estsapointure.Ilchaussetrèspetitpoursonâge.
(Àlatrèsjeunefille.)Benalors,c’estvouslaprincessedemonfils?!
LESDEUXSŒURS.Quoi?
LATRÈSJEUNEFILLE.Ilmel’adonnéeensouvenir,ilm’adit.
LEROI(àlatrèsjeunefille).Jecroisquevousêtesentraindetransformersa
vieetlamienneparlamêmeoccasion.Depuisdixans,ilnefaisaitqueparlerde
samèreetaujourd’hui,ilmeparleplusquedevous.
(Deplusenplusenjoué.)Jecroisquejevaisorganiseruneautregrandesoirée
trèsprochainementalors!J’adorelessoiréesmoi,qu’est-cequevousendites?
LATRÈSJEUNEFILLE.Benoui,çapeutsefairesivotrefilsyestaussi,on
boirauncoupensemble.
LEROI.Çac’estformidable.J’adorem’amusermoi.
(Auxsœurs.) Évidemment vous êtes invitées vous aussi.Bon ben, c’est une
bellejournéequicommencetoutça.Jenevousembrassepasmaislecœuryest.
Àtrèstrèsbientôtdonc.Jecoursannoncerlabonnenouvelleàquivoussavez.
Le roi sort. Les deux sœurs regardent fixement la très jeune fille, l’air
sidérées.
89
Auboutd’unmoment,labelle-mèreentre,chancelante,abattue.
LABELLE-MÈRE (à ses filles).C’est quoi ce boucan ? Qu’est-ce qui se
passe?Vousavezdestêtesdecimetière!Ilestarrivéquelquechoseencore?
SŒURLAGRANDE(effrayé,ménageantsamère).Non,rienmaman.
SŒURLAPETITE(mêmeattitudequesasœur).Rien.
SŒURLAGRANDE.Riendutout,t’inquiètepas…Yestrienarrivé.
SŒURLAPETITE.Pasdutout.
LABELLE-MÈRE.C’estCendrierouquoi?
SŒURLAGRANDE.Nonnon,pasdutout.
SŒURLAPETITE.Rienn’estarrivéavecCendrier,riendutout.
Latrèsjeunefillesort.
SŒURLAPETITE.Ys’estrienpasséavecelle.
SŒURLAGRANDE.Riendutout.
SŒURLAPETITE.Riendutoutmaman,t’inquiètepas.
LABELLE-MÈRE.J’aimemieuxça.
SŒURLAGRANDE.Riendutout.
Labelle-mèresortàsontour,deplusenplusfaible.
LAVOIXDELANARRATRICE.Decejour,latrèsjeunefillepartitdecette
maison avec son père. Ils trouvèrent un logement provisoire, et puis quelque
temps plus tard, son père se remaria mais cette fois avec une femme moins
désagréable. En plus, il arrêta de fumer. Pendant ce temps chez l’ex-future
femme du père de la très jeune fille, il arriva un phénomène curieux. Les
oiseaux, comme par un effet magique, ne se cognaient plus contre les parois
90
invisibles de la maison. C’est comme si maintenant ils étaient prévenus du
danger. Par contre, de façon curieuse, les bruits, que faisait l’impact contre le
verre quand ils se cognaient, continuèrent, pendant assez longtemps et ça
troublaitlatranquillitédelapetitefamille.
Heureusement,unjourçacessa.
SCÈNE14
LAVOIXDELANARRATRICE.Alorsvoilàl’histoiresetermine.C’estla
fin. Comme je vous l’ai dit pour commencer, je ne me rappelle plus si cette
histoire est lamienneoubien l’histoiredequelqu’und’autre.Mais ça n’a pas
d’importance.Aujourd’hui,mamémoireestfatiguée,c’estcommesimoncorps
etmavoixn’habitaientplusaumêmeendroit.Mavieaétélongue,trèslongueet
trèsheureuse,alorsjesuiscomblée.J’aibeaucoupaimé,j’aieuquelquesenfants
etj’aivécupleind’événements,impossiblesàraconter.Maisjelesais…ilya
encoreundétailconcernantlatrèsjeunefillequevousaimeriezsavoir.Alorsce
détail je vais vous ledire.La très jeune fille, qui était curieuse et courageuse,
demandaunjouràlaféedevenuesonamiedepouvoirréentendrelesmotsdesa
mèreprononcésavantdemourir.Ainsilafée,quiavaitcepouvoir,luipermitde
revenirsurlepassé.Etvoilàcequ’elleapuentendre.
Chambredelamèremourantecommeaudébutdel’histoire.
Latrèsjeunefilleaccompagnéedelaféerevoitlascènedesderniersinstants
passésavecsamère.Commedevantuneprojection.
LAMÈRE.Ma chérie… Si tu esmalheureuse, pour te donner du courage,
penseàmoi…Maisn’oubliejamais,situpensesàmoifais-letoujoursavecle
sourire.
91
LAVOIXDELANARRATRICE.Biensûrçalarendittristederevoirainsi
samère.Etderéaliseràquelpointellel’avaitmalcomprise.Maisàpartirdece
jour,quandellepensaitàelle,c’étaitdelaforcequ’elleressentait.
SCÈNE15
Plustard.Unenuitdefête.Musique.
Letrèsjeuneprinceetlatrèsjeunefilledansent,sedéchaînent.
LAVOIXDELANARRATRICE. Et cesmoments-là non plus elle ne les
oubliajamais.Mêmeaprèsquelavielesaéloignésl’undel’autre,letrèsjeune
prince et la très jeune fille s’écrivirent. Ils s’envoyèrent des mots même de
l’autre bout dumonde, et ça jusqu’à la fin de leur existence.Voilà c’est fini.
Même les erreurs ont une fin heureusement.Alorsmoi, jeme tais et jem’en
vais.
92
DUMÊMEAUTEUR
PIÈCES
PôlessuivideGrâceàmesyeux,ActesSud-Papiers,2003.
AumondesuivideMonami,ActesSud-Papiers,2004.
D’uneseulemainsuivideCetenfant,ActesSud-Papiers,2005.
LePetitChaperonrouge,ActesSud-Papiers,“HeyokaJeunesse”,2005;Babel
no1246.
LesMarchands,ActesSud-Papiers,2006.
Jetremble(1),ActesSud-Papiers,2007(épuisé).
Pinocchio,ActesSud-Papiers/CDNdeSartrouville,“HeyokaJeunesse”,2008;
Babelno1313.
Jetremble(1)et(2),ActesSud-Papiers,2009.
Cercles/Fictions,ActesSud-Papiers,2010.
Cetenfant,ActesSud-Papiers,2010.
Machambrefroide,ActesSud-Papiers,2011.
LaGrandeetFabuleuseHistoireducommerce,ActesSud-Papiers,2012.
Aumonde,nouvelleédition,ActesSud-Papiers,2013.
LaRéunificationdesdeuxCorées,ActesSud-Papiers,2013.
Çaira(1)FindeLouis,ActesSud-Papiers,2016.
ESSAI
Théâtresenprésence,ActesSud-Papiers,coll.“Apprendre”,2007.
BEAULIVRE
JoëlPommerat,troubles,avecJoëlleGayot,ActesSud,2009.
SURJOËLPOMMERAT
93
AvecJoëlPommerat,unmondecomplexe,MarionBoudier,ActesSud-Papiers,
coll.“Apprendre”,2015.
94
Ouvrageréalisé
parleStudioActesSud
CelivrenumériqueaétéconvertiinitialementauformatEPUBparIsakowww.isako.comàpartirdel'éditionpapierdumêmeouvrage
95