Adélaïde Herculine Barbin - Mes souvenirs

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    Mes souvenirs

    DITIONSDU BOUCHER

    ADLADEHERCULINE BARBIN

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    CONTRATDELICENCE DITIONSDU BOUCHER

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    Avertissement

    Nous reproduisons ici le manuscrit dAbel Barbin dit par le

    docteur Ambroise Tardieu dans son ouvrage Question mdico-lgale de lidentit dans ses rapports avec les vices de conformation desorganes sexuels (Paris, 1874).

    Dans sa prsentation, Ambroise Tardieu rappelait les circons-tances de la dcouverte du manuscrit et justifiait ainsi ses choixditoriaux

    Dans une des plus pauvres mansardes du quartier latin, Paris,au commencement de lanne 1868, un jeune homme se donnait lamort ()

    M. le docteur Rgnier, mdecin de ltat civil, et le commissaire depolice du quartier, stant rendus au domicile de ce malheureux, aprsavoir constat le dcs et aussi lanomalie physique que prsentaientcertaines parties du corps, trouvrent sur une table une lettre crite par

    lui et adresse sa mre dans laquelle il lui demandait pardon ()Outre cette lettre, le jeune homme laissa un manuscrit dans lequel

    il racontait sa triste vie. Les pages qui vont suivre en sont textuelle-ment extraites

    Je reproduirai ici le manuscrit presque en entier et tel quil ma ttransmis. Je retrancherai seulement les passages qui allongent le rcitsans ajouter un intrt, mais partout je respecterai la forme qui a un

    cachet particulier de sincrit et dmotions saisissantes. Je ferai

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    remarquer que lauteur a dguis seulement les noms propres et leslieux; les faits et les impressions restent absolument vrais

    Les mots imprims ici en italique sont souligns dans le manuscrit,car lauteur a mis une visible affectation parler tantt de lui aumasculin, tantt au fminin.

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    Jai vingt-cinq ans, et, quoique jeune encore, japproche, nen

    pas douter, du terme fatal de mon existence.Jai beaucoup souffert, et jai souffert seul! seul! abandonn

    de tous! Ma place ntait pas marque dans ce monde qui mefuyait, qui mavait maudit. Pas un tre vivant ne devait sassocier cette immense douleur qui me prit au sortir de lenfance, cetge o tout est beau, parce que tout est jeune et brillant davenir.

    Cet ge na pas exist pour moi. Javais, ds cet ge, un loi-

    gnement instinctif du monde, comme si javais pu comprendredj que je devais y vivre tranger.

    Soucieux et rveur, mon front semblait saffaisser sous le poidsde sombres mlancolies. Jtais froide, timide, et, en quelquesorte, insensible toutes ces joies bruyantes et ingnues qui fontpanouir un visage denfant.

    Jaimais la solitude, cette compagne du malheur, et, lorsquun

    sourire bienveillant se levait sur moi, jen taisheureuse, commedune faveur inespre.Comme mon enfance, une grande partie de ma jeunesse

    scoula dans le calme dlicieux des maisons religieuses.Des maisons vritablement pieuses, des curs droits et purs

    prsidrent mon ducation. Jai vu de prs ces sanctuaires bniso scoulent tant dexistences qui, dans le monde, eussent t

    brillantes et envies.

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    Les modestes vertus que jai vu briller nont pas peu contribu me faire comprendre et aimer la religion vraie, celle du dvoue-

    ment, et de labngation.Plus tard, au milieu des orages et des fautes de ma vie, cessouvenirs mapparaissaient comme autant de visions clestes, etdont la vue fut pour moi un baume rparateur.

    Mes seules distractions, cette poque, furent les quelquesjours que jallais passer chaque anne dans une noble famille, oma mre tait traite en amie bien plus quen gouvernante. Le

    chef de cette famille tait lun de ces hommes mris par lesmalheurs dune poque sinistre et dsastreuse.La petite ville de L o je suis ne possdait et possde

    encore un hospice civil et militaire. Une partie de ce vaste tablis-sement tait affecte spcialement au traitement des malades desdeux sexes, nombre toujours considrable auquel, comme je laidit, venait se joindre celui non moins grand que fournissait lagarnison de la ville.

    Lautre partie de la maison appartenait tout entire la jeu-nesse orpheline et abandonne quune naissance, presque tou-

    jours le fruit du crime ou du malheur, a laisse sans soutien dansce monde. Pauvres tres, frustrs ds le berceau des caressesdune mre!

    Ce fut dans cet asile de la souffrance et du malheur que jepassai quelques annes de mon enfance.

    Jai peine connu mon malheureux pre, quune mort fou-droyante vint ravir trop tt la douce affection de ma mre, dontlme vaillante et courageuse essaya vainement de lutter contreles envahissements terribles de la pauvret qui nous menaait.

    Sa situation avait veill lintrt de quelques nobles curs;on la plaignit vivement, et bientt des offres gnreuses lui furentfaites par la digne suprieure de la maison de L

    Grce linfluence dun administrateur, membre distingu dubarreau de la ville, je fus admise dans cette sainte maison, o jedevins lobjet de soins tout particuliers, bien que je vcusse parmiles enfants sans mre, leves dans ce touchant asile.

    Javais alors sept ans, et jai encore prsente lesprit la scnedchirante qui y prcda mon entre.

    Le matin de ce jour jignorais absolument ce qui allait se

    passer quelques heures aprs mon lever; ma mre mayant fait

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    sortir comme dans un but de promenade, me conduisit en silence la maison de L o mattendait la digne suprieure; elle me

    prodigua les plus affectueuses caresses, pour me cacher sansdoute les larmes que rpandait en silence ma pauvre mre qui,aprs mavoir longtempsembrasse, sloigna tristement, sentantque son courage tait puis.

    Son dpart me serra le cur, en me faisant comprendre que,dsormais, jappartenais des mains trangres.

    Mais cet ge les impressions durent peu, et ma tristesse cda

    devant les distractions nouvelles qui me furent offertes dans cebut. Tout mtonna dabord; la vue de ces vastes cours, peuplesdenfants ou de malades, le silence religieux de ces longs corri-dors troubl seulement par les plaintes de la souffrance, ou le cridune agonie douloureuse, tout cela mmut le cur, mais sansmeffrayer pourtant.

    Les mres qui mentouraient, offrant mes regards denfantleur sourire dange, semblaient tant maimer!

    Jtais sans crainte leurs cts, et si heureuse lorsque lunedelles, me prenant sur ses genoux, moffrait baiser son doux

    visage!Je vis bientt mes jeunes compagnes, et je les aimai bien vite.

    De leur part aussi, je me sentais lobjet dune prdilectionpresque respectueuse, tant les pauvres enfants comprenaientcombien leur sort diffrait du mien. Javais, moi, une famille, unemre, et plus dune fois jexcitai leur envie. Je le compris mieuxplus tard. Une querelle denfant sleva entre nous, je ne merappelle plus pourquoi lune delles, celle que jaffectionnais leplus, me reprocha amrement de partager un pain qui ntait pasfait pour moi. Je passe rapidement sur ces premiers temps de ma

    vie que nul incident srieux ne vint attrister.Un jour que, selon mon habitude, javais visit quelques

    malades indigents de la ville, la bonne sur M que jaccompa-gnais dans ces pauvres demeures, et dont, je dois le dire, jtaislenfant gte, me prvint que jallais tre confie dsormais dautres soins. Elle avait obtenu, grce son influence gnrale-ment reconnue, que je fusse place au couvent des Ursulinespour y faire ma premire communion et recevoir en mme tempsune ducation plus soigne. Mon premier mouvement, je

    lavoue, fut tout la joie. La bonne religieuse le vit sans doute,

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    car sa noble physionomie exprima une sorte de tristesse jalouseque jattribuai, non sans raison, la vivacit de son affection pour

    moi. L, me dit lexcellente femme, vous partagerez lexistencede jeunes filles riches et nobles pour la plupart. Vos compagnesdtudes et de jeux ne seront plus les enfants sans nom avec les-quelles vous avez vcu jusqu ce jour, et vous oublierez bienttsans doute celles qui ont remplac votre mre absente. Je laidj dit, je crois, jaimais particulirement la bonne sur M, et

    je ne pus lentendre maccuser ainsi sans en tre profondmentfroisse.Javais pris une de ses mains que je serrai dans la mienne, et ne

    pouvant autrement mexpliquer, car jtais violemment mue, jela portai mes lvres.

    Cette protestation muette la rassura sur mes sentiments, sanstoutefois lui faire oublier que dautres maintenant allaient avoirdes droits mon affection, mon respect.

    Quelques jours aprs je faisais mon entre au couvent de S,en qualit de pensionnaire. La bonne sur M avait voulu myaccompagner et me remettre elle-mme aux mains de la sup-rieure de cette maison.

    Je noublierai jamais limpression que je ressentis la vue decette femme. Je ne vis jamais tant de majestueuse grandeur etune si expressive beaut sous lhabit religieux. La mre lonore,ainsi quon lappelait, appartenait, je lai su plus tard, la plushaute noblesse de lcosse.

    Son maintien tait fier et inspirait le respect. On ne pouvaitcependant voir de physionomie plus sympathique, plusattrayante. La voir, ctait laimer. Elle joignait des connais-sances trs tendues une rare habilet, dont elle avait fait preuvedans la direction des affaires de sa maison. La considration sans

    bornes dont elle jouissait dans le haut monde en avait fait uneautorit dans la ville.

    Dautres que moi pourraient laffirmer, elle la mritait soustous les rapports. Au jour o jcris ces lignes elle a cessdexister, et je sens que je la regretterai toujours. Son souvenir estencore lun des plus doux qui me soient rests. Au milieu desagitations incroyables de ma vie jaimais me rappeler la suavit

    de son sourire dange, et je me sentais plus heureux.

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    Je fus bientt laise dans cette sainte maison, sous lgidedune affection dont instinctivement jtais aussi fier que jen

    tais heureux.Le pensionnat tait nombreux, et comme je lai dit, il se com-posait particulirement de jeunes filles appeles plus tard occuper un certain rang dans la socit, soit par leur naissance,soit par leur position de fortune.

    Il y avait donc entre elles et moi une ligne de dmarcationnaturelle que lavenir seul pouvait briser.

    Je neus cependant jamais souffrir par elles de cette diff-rence que la jeunesse comprend quelquefois trop vite, et dont, linstar dautres grands enfants, elle abuse cruellement.

    Toutes maimrent, et je dois le dire, je nen prouvai nullefiert, car je croyais ds lors que mon affection navait pas lemoindre prix leurs yeux.

    Les tudes taient srieuses et confies des mains rellementintelligentes.

    Doue comme je ltais dune vritable aptitude pour lestudes srieuses, jen profitai bientt avec avantage.

    Mes progrs furent rapides et excitrent plus dune fois lton-nement de mes excellentes matresses.

    Il nen fut pas de mme des travaux manuels pour lesquels jemontrai la plus profonde aversion et la plus grande incapacit.

    Le temps employ par mes compagnes la confection de cespetits chefs-duvre destins orner un salon ou parer un

    jeune frre, je le passais, moi, la lecture. Lhistoire ancienne oumoderne tait ma passion favorite.

    Jy trouvais un aliment ce besoin de connatre qui envahissaittoutes mes facults. Cette occupation chrie avait aussi le privi-lge de me distraire des tristesses vagues qui alors me dominaienttout entier.

    Que de fois je me dispensai de la promenade pour pouvoir, lelivre la main, me promenerseule dans les magnifiques alles denotre beau jardin, lextrmit duquel se trouvait un petit boisplant de marronniers sombres et touffus!

    La vue tait large, grandiose, et se rjouissait de cette vgta-tion luxuriante des pays mridionaux.

    Que de fois aussi Mme lonore me surprit au milieu de cette

    rverie inexplicable, et comme son regard savait me faire tout

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    oublier! Jaccourais radieuse sa rencontre, et rarement je nenobtenais pas un baiser que je rendais par une treinte pleine dun

    charme auquel je ne saurais rien comparer. Jprouvais parfois un immense besoin daffection vive etsincre, et, chose singulire, josais peine la manifester.

    Je mtais fait parmi mes brillantes compagnes une amie de lafille dun conseiller la Cour royale de

    Je laimai premire vue, et, bien que son extrieur net riendblouissant, il attirait invinciblement par la grce modeste

    rpandue sur toute sa personne; sans tre beaux, ses traitstaient dune rgularit charmante, et portaient les douloureuxstigmates dun mal qui semble chercher de prfrence ses vic-times parmi les plus jeunes et les plus heureusement doues. Lapauvre La tait de ce nombre. peine ge de dix-sept ans ellecourbait dj vers la terre un front o se lisaient des souffrancessourdes, mais qui ne devaient pas tarder prendre un dveloppe-

    ment effrayant. Javais devin en elle un tre souffrant, vou une mortprmature.

    La situation physique avait-elle opr entre nous ce rappro-chement quaurait d empcher la diffrence dge qui noussparait, car je navais pas douze ans, cest ce que je ne sauraisexpliquer. Certaines sympathies ne sexpliquent pas. Elles nais-

    sent sans quon les provoque. cette mme poque jtais moi-mme faible et dune santdbile.

    Mon tat ntait pas sans inspirer de srieuses inquitudes, cequi mexplique certains regards des bonnes religieuses quimentouraient. Jtais, comme La, lobjet de soins constants, etla salle de linfirmerie nous runit plus dune fois.

    Je lentourais dun culte idal et passionn tout la fois. Jtais son esclave, son chien fidle et reconnaissant. Jelaimais avec cette ardeur que je mettais en toutes choses.

    Jaurais presque pleur de joie quand je la voyais abaisser versmoi ces longs cils dun dessin parfait, dont lexpression taitdouce comme une caresse.

    Comme jtaisfire quand elle voulait bien sappuyer sur moi

    au jardin.

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    Les bras entrelacs nous parcourions ainsi de longues allesbordes de chaque ct dpais buissons de roses.

    Elle causait avec cet esprit lev et incisif qui la caractrisait.Sa belle tte blonde se penchait vers moi, et je la remerciais

    par un baiser plein de chaleur. La, lui disais-je alors, La, je taime! La cloche de ltude

    venait bientt nous sparer, car mademoiselle de R sasseyaitsur les bancs de la premire. lve accomplie, son sjourprolong au couvent navait plus pour motif que la culture des

    arts dagrment o elle excellait de faon faire la gloire de sesmatres.Le soir venu, nous nous sparions jusquau lendemain

    lheure de la messe. Nous passions la nuit dans un dortoir diff-rent. Celui quelle occupait communiquait lunique vestiaire dupensionnat. Javais donc quelquefois un prtexte pour la revoiravant de mendormir. Bien des fois dj Mme Marie de Gonzague

    mavait reproch mes oublis journaliers, me menaant de ne plustolrer mes absences du dortoir.Un soir du mois de mai, je me rappelle, javais russi tromper

    sa surveillance. La prire du coucher tait faite; elle venait dedescendre pour se rendre chez la mre lonore.

    Ne lentendant plus dans lescalier, je traverse doucement ledortoir, plus une grande salle qui servait aux lves de musique.

    Jarrive au vestiaire, me munissant au hasard du premier objetvenu, et de l jatteins sans bruit la cellule que je savais tre cellede La. Je me penchai sans bruit vers son lit, et lembrassant plusieurs reprises, je lui passai autour du cou un petit christdivoire, dun fort joli travail, quelle mavait paru envier. Tiens,mon amie, lui dis-je, accepte ceci, et porte-le pour moi.

    Javais peine achev que je reprenais la hte le chemin par

    lequel jtaisvenue. Mais je nen avais pas fait la moiti que despas bien connus me firent tressaillir. Ma matresse tait derriremoi et mavaitvue.

    Je marrtaiinterdite, cherchant en vain comprimer lorage.Nayant pas mme cette ressource, je lattendis bravement.

    Mademoiselle, me dit schement la bonne religieuse, je ne vous inflige pas de punition; la mre lonore sen chargera

    demain.

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    Cette menace portait en elle la peine la plus terrible pour moi.Ce que je ressentais pour notre mre ctait une espce dadora-

    tion affectueuse et soumise plutt que de la crainte. La pensedavoir encouru son mcontentement mtait insupportable. Je dormis mal cette nuit-l, et mon rveil fut pnible. la

    messe, je nosai tourner la tte de peur de rencontrer son regard.Pendant la rcration qui suit le djeuner, une sur converse

    vint me dire de me rendre dans le cabinet de la suprieure. Jyentrai en tremblant, comme le condamn devant son juge.

    Je crois voir encore cette physionomie sereine et imposante.La noble femme tait assise dans un modeste fauteuil, tandis queses pieds reposaient sur un prie-Dieu, appuy la muraille etsurmont dune grande croix dbne.

    Mon enfant, dit-elle, tristement, jai su votre infraction aurglement, et si ce ntait en considration de la bonne sup-rieure qui vous a confie mes soins, je nhsiterais pas vousrayer, pour cette anne, de la premire communion. Je connaislattachement quelle vous a vou, quen toutes circonstances jaitch de remplacer.

    Puis, changeant de ton, et me faisant un signe que je compris,je massis ses pieds sur un petit tabouret.

    Je pleurais silencieusement la tte appuye sur lun de ses bras

    quelle ne retira pas.Alors commena pour moi lune de ces pieuses exhortationsqui rvlaient toute la grandeur de cette me vraiment pure etgnreuse. Je nen compris peut-tre pas toute llvation, maisaujourdhui que jai pu juger des hommes et des choses, lesaccents de cette voix aime retentissent dlicieusement monoreille, et me font battre le cur; ils me rappellent cet heureux

    temps de ma vie o je ne souponnais ni linjustice, ni la bassessede ce monde que jtais appele connatre sous toutes ses faces.Je laissai la mre lonore le cur pntr de la plus douce

    joie et de la plus sincre gratitude.La premire communion approchait, et avec elle le moment

    o jallais dire adieu aux chastes motions de mon adolescence,car je devais laisser la communaut pour me rendre Saintes,

    prs de ma mre.

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    Ce jour tait fix au 16 juillet. Il se leva radieux; la naturesemblait sassocier joyeusement cette fte de linnocence et de

    la candeur. Vingt-deux jeunes filles allaient sapprocher avecmoi de latable auguste.

    Cet acte solennel, je crois pouvoir dire que je laccomplis dansles meilleures dispositions.

    Aprs le saint sacrifice, qui fut clbr avec toute la pompeque lon sait dployer dans les maisons religieuses, le parloir fut

    ouvert limpatience de toutes les mres qui venaient presserdans leurs bras les jeunes hrones de la fte.La mienne my attendait et ne put me voir sans verser de ces

    douces larmes qui sont les plus loquentes manifestations delamour maternel.

    Notre entrevue fut trop courte. Les portes se fermrentbientt sur elle. Pas une enfant ne devait ce jour-l sortir de

    lenceinte sacre.Les distractions du monde ne devaient pas troubler la srnitde ces jeunes mes nouvellement sanctifies.

    Je nai jamais oubli depuis le fcheux incident qui vint clorecette journe.

    La crmonie touchante du soir fut suivie dune procession aujardin.

    Le lieu tait admirablement choisi. On ne saurait imaginerrien de plus imposant que cette longue file denfants vtues deblanc travers les magnifiques alles de ce modeste den.

    Les chants religieux, rpts par des voix fraches et pures,avaient quelque chose de vraiment potique qui remuait le cur.

    La temprature, jusque-l tide et parfume, devint tout coup accablante. De gros nuages noirs parcoururent lhorizon et

    firent prsager lun de ces orages brlants, si communs sous ceclimat lev. De larges gouttes de pluie vinrent bientt leconfirmer, et lorsque le cortge rentra la chapelle, de sinistresclairs sillonnaient dj lhorizon.

    Malgr moi mon cur se serra. tait-ce un prsage de lavenirsombre et menaant qui mattendait? Et devais-je le voir appa-ratre en mettant le pied sur ce fragile esquif quon appelle le

    monde?

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    Prs de lui se trouvait sa fille cadette. Tous les instincts gn-reux de ce pre ador se reproduisaient en cette me fire que

    navaient pu abattre les cuisants chagrins dune union malheu-reuse.Madame de R avait trois enfants sur qui elle avait report

    linpuisable tendresse dont son cur tait plein.Elle avait vou ma mre lun de ces attachements profonds

    qui ne sarrtent pas aux distances sociales quand ils savent trecompris et apprcis. Malgr le rang subalterne quelle occupait,

    ma mre tait ses yeux une amie, une confidente.Madame de R neut bientt quun dsir: celui de me garderdans la maison en mattachant sa fille, ge alors de dix-huitans. Avec ma fiert naturelle, jeusse certainement repouss unepareille proposition, venue dune trangre.

    Ici, la position changeait. Jtais prs de ma mre, dans unefamille que, peu peu, je mtaishabitue considrer comme lamienne propre, jacceptai donc, la grande satisfaction de tout lemonde.

    Mademoiselle Clotilde de R joignait une grande beautune certaine hauteur quelle oubliait seulement vis--vis de moi.Elle ne voyait en moi quune enfant que lon pouvait, sans secompromettre, traiter sur un pied dgalit.

    Me voil donc sacamriste.Quoique ne possdant pas toutes les qualits de mon tat, je

    restai toujours dans ses bonnes grces.Ma chambre coucher ntait spare de la sienne que par un

    petit salon dattente.Jassistais le matin son lever, toujours matinal, en t comme

    en hiver. Je lhabillais ensuite, et, pendant cette opration, nousdiscourions qui mieux mieux sur tous les sujets possibles. Si lesilence stablissait, je me prenais ladmirer navement. La blan-

    cheur de sa peau navait pas dgale. Il tait impossible de rverdes formes plus gracieuses sans en tre bloui.

    Cest ce qui marrivait. Je ne pouvais quelquefois mempcherde lui adresser un compliment quelle recevait de la meilleuregrce du monde, sans en tre ni surprise, ni plus vaine.

    Changeant alors de terrain, elle sinformait de ma sant qui nestait gure amliore, malgr les soins dlicats qui mtaient

    donns avec profusion. Me plaignais-je dune indisposition, il

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    fallait suivre tel ou tel rgime. Les conseils, cet gard, taientdes ordres quil fallait suivre, sous peine de manquer lobis-

    sance.Souvent mme, il et fallu, pour une misre, recourir imm-diatement au mdecin.

    Celui-ci venait frquemment lhtel, cause de ltat habi-tuel de souffrances dans lequel se trouvait mon noble bienfaiteur,monsieur de Saint-M Des douleurs aigus le tenaient, presqueconstamment, clou sur son lit, ou dans un immense fauteuil. Ma

    mre seule avait le privilge de le calmer, au milieu des crisesatroces qui lagitaient.Javais chez lui mes grandes et mes petites entres. Jtaissa

    lectrice, son secrtaire. Quand sa sant le permettait, et ctaitpour lui une distraction chre, il me faisait relire et compulserminutieusement dnormes liasses de papiers de famille. Approche-toi prs de moi, Camille, me disait-il, et cherche si tutrouveras telle ou telle lettre, relative laffaire que tu sais. Jelisais lentement, le regardant la drobe pour voir si je lavaissatisfait.

    La lecture finie, je cherchais encore et je trouvais des frag-ments de correspondance intime. Ctaient, pour la plupart, deslettres dune sur ou de son frre an, brave gnral delempire, bless glorieusement sur nos grands champs de bataille.

    Jtais toujours heureux dune pareille rencontre, car elle lui four-

    nissait le sujet dune foule de rcits que jcoutais avec uneavidit sans gale.

    Bien que je fusse trs jeune, il maccordait une confiance sansbornes.

    Je lai dj dit, javais beaucoup lu. Mon jugement stait dve-lopp de bonne heure. lge o lon appartient encore lado-lescence, jtaissrieuse, rflchie, et aucun des principaux faits de

    notre histoire, si riche en vnements, ne mtait inconnu. des heures fixes, ma jeune matresse venait sasseoir prs de

    son aeul, dont elle tait la favorite; mais sa prsence ninterrom-pait pas le travail commenc.

    Le soir venu, je lisais le journal.Pendant cette lecture, il lui arrivait toujours de fermer les

    yeux, et de renverser la tte sur ses coussins. Les premires fois,

    le voyant endormi je marrtais.

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    Il sen apercevait aussitt. Es-tufatigue ,me dit-il, et sur ma rponse ngative, il me

    faisait continuer. Je devais tout lire, sauf le feuilleton.Il est vrai que je ne le perdais pas pour cela. Seulement je lelisaisseule.

    Je dvorai ainsi une nombreuse collection douvrages ancienset modernes, entasse dans les rayons dune bibliothque atte-nant ma chambre.

    Plus dune fois, cette occupation me surprit une heure trs

    avance de la nuit. Ctait ma rcration, mon dlassement. Jyacquis plus dun enseignement utile, je dois le dire.Javoue que je fus singulirementbouleverse la lecture des

    mtamorphoses dOvide. Ceux qui les connaissent peuvent senfaire une ide. Cette trouvaille avait une singularit que la suitede mon histoire prouvera clairement.

    Les annes scoulaient. Jatteignais ma dix-septime. Mon

    tat, sans prsenter dinquitudes, ntait plus naturel.Le mdecin consult reconnaissait chaque jour linefficacitdes remdes les plus significatifs. Il avait fini par ne plus senproccuper, attendant tout du temps. Pour mon compte je nentais nullementeffraye.

    Mademoiselle Clotilde de R avait vingt ans, son mariagetait projet depuis longtemps avec lun de ses cousins, hritier,

    par sa mre, dune brillante fortune, et porteur dun nom jamais clbre dans les fastes de la marine franaise.Son retour, si vivement attendu par la belle fiance qui lui tait

    promise, fut immdiatement suivi des prliminaires essentiels deleur union.

    Sans tre un type de beaut, Raoul de K tait lun de ceshommes qui plaisent au premier abord.

    Sa physionomie ouverte, empreinte dun caractre de distinc-tion native, en faisait un homme sduisant, sinon un beau cava-lier. Toute femme devait tre fire de lui appartenir.

    Ce que je puis affirmer, cest quil tait aim aussi ardemmentque le permettait la nature dange de la pure jeune fille dont ilallait faire sa femme.

    De grandes ftes de famille attendaient les jeunes poux au

    chteau de C, rsidence habituelle de madame de K

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    Ils sy rendirent huit jours aprs la clbration du mariage,auquel ne put assister monsieur de Saint-M, son tat le

    condamnant une claustration rigoureuse. Aprs avoir reu la bndiction de son aeul vnr, cetteadorable femme membrassa avec attendrissement, me faisantpromettre de ne jamais loublier, dans aucune circonstance de ma

    vie.Elle tait loin de moi avant que je fusse en tat de lui

    rpondre.

    Cette scne mavaitanantie.Je ne pus revoir sans pleurer le coquet appartement quavaitoccup ma matresse. Une sensation indfinissable me torturait lide quelle ne serait plus l le matin pour me donner sonpremier sourire, sa dernire parole avant de sendormir.

    Un changement allait saccomplir dans ma destine. Il mefallait maintenant une nouvelle occupation.

    Lexcellent cur de la paroisse, ami de la maison, et mon guidespirituel, me donna lide de me vouer lenseignement. Avecmon autorisation, il en fit part ma mre ainsi qu mon bienfai-teur. Cette proposition leur plut tous deux, comme je myattendais.

    Elle me dplaisait moi souverainement. Javais pour cetteprofession une antipathie non raisonne, mais profonde.

    La perspective dtreouvrire ne me flattait pas davantage. Jecroyais mriter mieux que cela.

    Un soir que javais fait monsieur de Saint-M sa lecturequotidienne, et que ma mre, assise mes cts, lui prparait sonth, dont une part me revenait toujours, je les vis se consulter duregard, comme pour se demander qui devait commencer.

    Ce fut lui. Camille, me dit-il, tu as reu un bon commence-ment dinstruction. Tu esintelligente ; il ne tient qu toi dentrer

    bientt lcole normale de Avec ta facilit tu en sortiras, dicideux ans, munie dun brevet de capacit. Nulle carrire ne peutmieux convenir tes ides et tes principes.

    Ses paroles mavaienttouche, et jtaisfrappe dailleurs de lajustesse de son raisonnement, en lequel javais une foi inbran-lable. Ma rsolution fut aussi prompte que ma rponse. Je leremerciai avec effusion, lui promettant de justifier la bonne

    opinion quil avait de moi.

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    Ma mre ne fut pas moins heureuse de ma rponse; ellelattendait avec une impatience que lon comprendra, en son-

    geant que ce rve satisfaisait la fois son orgueil et ses inqui-tudes maternelles pour mon avenir.Cen tait fait. Mon sort tait fix. Cette soire avait dcid du

    reste de ma vie! Mais, Seigneur! quil fut diffrent de celui quonen attendait!!

    Jenvisageais maintenant sans terreur la nouvelle carrire quejavais accepte, car je nen pouvais rver dautre. Dire que jen

    tais heureux, serait mentir. Elle navait que mon indiffrence.Je me mis nanmoins luvre,pousse que jtais par lambi-tion de russir. Qui na prouv cette ardeur fivreuse la veilledun jour qui doit vous trouver en prsence dune commissiondexamen?

    Lcole normale de recevait chaque anne douze jeunesfilles, au compte du dpartement. Chacune delles, avant dyentrer, subissait un examen prparatoire, lequel tait pass gn-ralement par linspecteur dacadmie. Labb N mavait donn cet gard tous les renseignements ncessaires.

    Pendant que ma mre soccupait de mon trousseau, je tra-vaillais activement, et en quelques mois je me trouvai suffisam-mentprpare cette premire lutte. Le mois daot approchait,poque laquelle ont lieu les examens. Depuis longtemps javaisdpos linspection dacadmie mon extrait de naissance, ainsi

    quun certificat de moralit, vis par la mairie.Nous tions au 18 aot. Lcole normale de prsentait cette

    anne-l une dizaine daspirantes au brevet de capacit. Parmielles se trouvait une sur de ma mre, mon ane de quelquesannes seulement, ce qui me la faisait regarder comme ma surpropre.

    cause delle jtaisconnue dj, et de ses compagnes et de la

    bonne suprieure qui les accompagnait.Cette dernire me regardait donc comme sa future lve, et

    me traita avec une bont toute particulire.Jen tais redevable la touchante prdilection quelle avait

    pour ma tante, lune de ses plus chres lves, et dont elle netpas voulu se sparer.

    Dire que jtaisheureuse de la perspective que moffrait cette

    carrire serait parfaitement faux. Je lembrassais sans dgot, il

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    est vrai, mais aussi sans attrait. Je ne souponnais pourtant pasalors les difficults sans nombre dun tat le plus servile de tous,

    celui dinstitutrice.Certes, tout le monde sait aujourdhui dans quelle honteusedpendance, pour notre poque, sont placs les matres et ma-tresses de pensions. En butte la calomnie, la mdisance dunepopulation quils doivent rgnrer, il leur faut subir aussilinfluence fatale et despotique dun prtre jaloux de son pouvoirqui, sil ne peut en faire ses esclaves, les crasera bientt sous le

    poids des haines quil aura souleves sous leurs pas. Ce que jaivu me permettrait den citer plus dun exemple. Le moment nestpas arriv.

    Mais il est un cueil invitable que je viens signaler ici. Peut-tre vais-je soulever contre moi le rire de lincrdulit. Quoi quilen soit, je crois remplir un devoir, et jaffirme que, part dhono-rables exceptions, les fonctionnaires que jose attaquer ici sontplus nombreux que je nose le dire.

    Aprs le cur de la commune linstitutrice na pas de plus ter-rible ennemi que linspecteur primaire. Cest son chef immdiat,cest lhomme qui tient en ses mains tout son avenir. Un mot delui lacadmie, un rapport au prfet, peut la mettre au ban detout le corps enseignant.

    Supposez alors, ce que jai vu, un homme arriv au poste dins-pecteur primaire au moyen de manuvres plus ou moins jsuiti-

    ques. Incapable dapprcier le talent ou le mrite dune matressede pension qui, trop souvent, pourrait le prier de sasseoir, nonpas au fauteuil dhonneur, mais bien sur les bancs de ses lvesles plus ignares: voil lhomme.

    Il se gardera donc bien dentamer un sujet srieux; il choue-rait. Il sattachera des futilits plus ridicules les unes que lesautres, tout en effrayant les enfants de faon leur ter toute

    possibilit de rpondre, ce qui arrive en effet. De l des repro-ches pour linstitutrice, un ton de menace devant lequel il lui fautsincliner pour ne pas tre anantie sous la supriorit clatantede M. le dlgu de lacadmie.

    Supposez encore, ce qui est quelquefois vrai, que linstitutricesoit jolie, et que M. linspecteur en ait t touch, car ces mes-sieurs peuvent tre dous dune certaine perspicacit. On peut

    bien leur accorder celle-l. Sous le coup dune disgrce, la pauvre

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    jeune fille, pour ne pas se voir retirer le morceau de pain qui lafait vivre elle et son vieux pre, se fera plus sensible, plus petite

    devant larrogance de son suprieur. Enchant davoir fait trem-bler une enfant, celui-ci sapaise un peu et finit par un compli-ment, qui, dans la bouche dun autre, pourrait passer pour uneinsulte. Mais peut-on rpondre impoliment M. linspecteur?Non. Il le sait bien. On ne peut pas non plus rester indiffrenteaux promesses davancement quil veut bien faire.

    On est arriv dans le petit salon. Ce monsieur veut bien

    accepter une collation. L il nest plus question denseignement;il cause familirement; ce terrain lui est plus familier. Ses parolesmielleuses se font de plus en plus claires. Aprs avoir menac, ilpromet, mais il demande, et l son langage est tout fait signi-ficatif.

    Sous peine dencourir sa haine, il peut parfaitement arriverquon soit gnreuse son tour!!!

    Il peut arriver aussi quon prie poliment M. linspecteur depasser la porte au plus vite, en le priant de ne plus la franchir.

    Et dans ce cas-l il arrive toujours que linstitutrice est perdue.Ira-t-elle lutter contre un homme dont la haute moralit est pro-

    verbiale? Elle y rpugne dabord parce que ce serait se compro-mettre sans le perdre, lui: elle se tait donc. De l les vexations detoute sorte, les notes se succdant la prfecture, et suivies desemonces effrayantes.

    Si avec tout cela son cur est contre elle, cest fini, il lui fautcder le terrain. Ne pouvant la chasser, il met tout en uvre pourdcider les familles placer leurs enfants chez les bonnes sursquon a eu soin dappeler dans la localit.

    Jai vu se passer sous mes yeux de ces scnes vraiment incroya-bles de bassesse indigne, dabus de pouvoir trop rvoltants pourque jessaye de les raconter.

    Loin de moi la pense davoir voulu porter atteinte lhonora-bilit de cette classe laborieuse et si digne dintrt, voue lapnible tche de lenseignement parmi nos populations descampagnes.

    Personne plus que moi na t mme dapprcier leur bonnevolont pour le bien, leurs efforts incessants pour tout ce quitouche au ct moral de la civilisation. Mon unique but a t de

    soulever une question de moralit publique.

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    Jtaisadmise lcole normale de Quelques lieues peinemen sparaient. Ce voyage nanmoins tait un vnement pour

    moi. Il fallait traverser lOcan; donc jallais y trouver lescharmes de la nouveaut.Arriv D, le capitaine me fit conduire au couvent. Son

    aspect tait simple et modeste comme la vie de celles qui lhabi-taient.

    Je ne sais quel trouble inexprimable vint me saisir lorsque jefranchis le seuil de cette maison. Ctait de la douleur, de la

    honte. Ce que jprouvai, nulle parole humaine ne pourraitlexprimer.Cela paratra incroyable, sans doute, car enfin je ntais plus

    une enfant, javais dix-sept ans, et jallais me trouver en face de jeunes filles, dont quelques-unes en avaient peine seize.Laccueil si affectueux de la bonne suprieure mavait laisseinsensible, et, chose trange, lorsque,conduite par elle, jarrivai la classe des lves-matresses, la vue de tous ces frais et char-mants visages qui me souriaient dj me serra le cur.

    Sur tous ces jeunes fronts je lisais la joie, le contentement, et jerestais triste, pouvante! Quelque chose dinstinctif se rvlaiten moi, semblant minterdire lentre de ce sanctuaire de virgi-nit. Un sentiment qui dominait en moi, lamour de ltude, vintfaire diversion la bizarre perplexit qui stait empare de toutmon tre.

    Les aspirantes au brevet de capacit taient au nombre de vingt vingt-cinq. Nanmoins, part notre classe, le mmetablissement comptait une centaine au moins de petites filles,tant pensionnaires quexternes, formant deux classes spares.Un immense dortoir, compos de cinquante lits peu prs, nousrunissait toutes.

    Aux deux extrmits de cette pice on voyait un lit garni de

    rideaux blancs, occup chacun par une religieuse. Habituedepuis longtemps avoir une chambre pour moi, je souffris nor-mment de cette espce de communaut. Lheure du lever sur-tout tait un supplice pour moi, jaurais voulu pouvoir medrober la vue de mes aimables compagnes, non pas que jecherchasse les fuir, je les aimais trop pour cela, mais instinctive-ment jtais honteux de lnorme distance qui me sparait delles,

    physiquement parlant.

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    cet ge o se dveloppent toutes les grces de la femme, jenavais ni cette allure pleine dabandon, ni cette rondeur de

    membres qui rvlent la jeunesse dans toute sa fleur. Mon teint,dune pleur maladive, dnotait un tat de souffrance habituelle.Mes traits avaient une certaine duret quon ne pouvait semp-cher de remarquer. Un lger duvet qui saccroissait tous les jourscouvrait ma lvre suprieure et une partie de mes joues. On lecomprend, cette particularit mattirait souvent des plaisanteriesque je voulus viter en faisant un frquent usage de ciseaux enguise de rasoirs. Je ne russis, comme cela devait tre, qulpaissir davantage et le rendre plus visible encore.

    Jen avais le corps littralement couvert, aussi vitais-je soi-gneusement de me dcouvrir les bras, mme dans les plus forteschaleurs, comme le faisaient mes compagnes. Quant ma taille,elle restait dune maigreur vraiment ridicule. Tout cela frappaitlil, je men apercevais tous les jours. Je dois le dire, pourtant,

    jtais gnralementaime de mes matresses et de mes compa-gnes, et cette affection je la leur rendais bien, mais dune faonpresque craintive. Jtais ne pour aimer. Toutes les facults demon me my poussaient; sous une apparence de froideur, etpresque dindiffrence, javais un cur de feu.

    Cette malheureuse disposition ne tarda pas mattirer desreproches et me rendre lobjet dune surveillance que je bravaisouvertement.

    Je me liai bientt dune troite amiti avec une charmante jeune fille nomme Thcla, plus ge que moi dune anne.Certes rien ntait plus oppos extrieurement que notre phy-sique. Mon amie tait aussi frache, aussi gracieuse que je ltaispeu.

    On ne nous appela que les insparables, et, en effet, nous nenous perdions pas de vue dun seul instant.

    Lt on faisait ltude dans le jardin, nous y tions lune prsde lautre, les deux mains enlaces pendant que lautre tenait lelivre. De temps autre le regard de notre matresse sattachaitsur moi au moment o je me penchais vers elle pour lembrasser,tantt sur le front, et, le croirait-on de ma part, tantt sur leslvres. Cela se rptait vingt fois dans une heure. Alors on mecondamnait me placer lextrmit du jardin, ce que je ne fai-

    sais pas toujours de bonne grce. la promenade, les mmes

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    scnes se renouvelaient. Par une trange fatalit nous tions pla-ces au dortoir, moi au n 2, elle au n 12. Mais cela ne membar-

    rassait gure. Comme je ne pouvais me coucher sans lembrasser,je manuvrais de faon me trouver encore debout quand toutle monde tait au lit. Marchant sur la pointe du pied, jarrivais

    jusqu elle. Mes adieux termins, je fus surprise quelquefois parma matresse, dont je ntaisspare que par le n 1. Les prtextesque je donnais mes escapades furent admis ds labord; mais ilnen pouvait toujours tre ainsi. Lexcellente femme maimaitrellement, je le savais, et ces faons dagir laffligeaient tout en lasurprenant de ma part. Dun autre ct, comme nous ntionspas des enfants, elle nous prenait par le cur et non pas par despunitions.

    Le lendemain donc elle trouvait le moyen de mappeler seuleau jardin, et l, me prenant les mains dans les siennes, commeelle et fait dune sur, elle me faisait les plus touchantes exhor-tations pour me rappeler au sentiment dune rserve que com-mandaient la morale et le respect d une maison religieuse. Jene lcoutais jamais sans pleurer, tant elle savait sinspirer de cesaccents qui navaient rien dhumain.

    Jai assez vcu pour pouvoir dire quil est impossible detrouver rien de comparable cette nature dlite. Lhomme leplus sceptique qui soit au monde, je le dfie de vivre prs dunecrature aussi noble, aussi pure, aussi vritablement chrtienne,

    sans se sentir port chrir une religion capable denfanter depareils caractres. On me rpondra quils sont rares; je le sais,malheureusement; mais ils nen sont que plus admirables, et sitous natteignent pas une telle perfection, qui donc oseraitlexiger en eux?

    Sainte et noble femme! Ton souvenir ma soutenu dans lesheures difficiles de ma vie!! Il mest apparu au milieu de mes

    garements, comme une vision cleste qui jai d la force, laconsolation!!

    Aussi humble et modeste quelle tait vraiment grande, lasur Marie-des-Anges cartait avec soin toute conversation quipt confirmer ce quon savait dj de sa haute origine. Fille dungnral dont la carrire fut des plus brillantes par le poste impor-tant quil occupa longtemps dans la diplomatie, elle avait renonc

    de bonne heure lavenir que lui promettaient son nom et sa

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    fortune pour se consacrer uniquement au service des pauvres etdes malades. Ses connaissances tendues et des plus rares chez

    une femme lavaient fait dsigner par ses suprieurs pour dirigerlcole normale de D Dire quelle tait aime de ses lvesserait trop peu. Toutes ladoraient. Aussi avait-elle rarementloccasion de nous adresser un reproche, quelque lger quil ft;ses dsirs taient pour nous des ordres que nous excutionsavant mme quils fussent formuls.

    Les inspecteurs la connaissaient bien, aussi leurs visites

    taient-elles rares et gnralement courtes.Les tudes pour les lves-matresses taient rgles de lasorte: le matin, t comme hiver, le rveil sonnait cinq heures.

    six heures la messe, soit la chapelle, soit la paroisse, quintait qu cinq minutes peine de la communaut.

    sept heures ltude, jusqu huit, heure laquelle sonnait ledjeuner. neuf heures la classe commenait. La matine taitconsacre aux exercices de franais, de style, dcriture et degographie.

    onze heures, le dner, puis la rcration pour les jeunes pen-sionnaires et externes. Le temps quelle durait tait pour nous peine suffisant pour achever les devoirs du matin. De une heure quatre heures et demie on soccupait de mathmatiques, delecture et de franais. Certains jours taient rservs la musique

    vocale et au dessin. partir de cinq heures nous tions libres,mais non pas sans travail, et je dois dire que ce ntait pas pournous une charge. Pas une minute ntait perdue pour nous. Silarrivait que nous fussions en avance, nous en profitions, soit pourles travaux daiguille, soit pour rsoudre une question nouvelle etembarrassante. De l venaient nos progrs rapides. Mon aversionpour les travaux manuels allait toujours croissant. Je me deman-dais quelquefois ce quil arriverait un jour lorsquil me faudrait

    avouer ma profonde incapacit vis--vis de mes lves. Pendantque mes compagnes se fortifiaient dans ce genre dexercice, jeme livrais ma distraction favorite, la lecture.

    Lt, quand le temps le permettait, nous faisions aprs lesouper une promenade au bord de la mer. Les religieuses nousaccompagnaient, mais sans se mler aucunement nous. Uneplage immense, presque toujours dserte, stendait le long des

    murs mmes de la communaut, dont elle ntait spare que par

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    un rempart. La vue tait dlicieuse, surtout lorsque la tempte,chose frquente dans cette partie sauvage du littoral, venait bou-

    leverser llment terrible qui nous entourait. Les orages, sur cesctes arides, avaient un caractre vraiment effrayant, dont on nepeut se faire une ide.

    Jai assist une fois lune de ces scnes horribles, dont le sou-venir ne ma jamaislaisse. Je nai jamais rien vu de semblabledepuis ce jour.

    Ctait vers le milieu du mois de juillet.

    La journe avait t accablante. Pas un souffle ne venait rafra-chir lair qui, le soir encore, tait brlant. Comme dhabitude,nous avions t, aprs le souper, faire une heure de promenadesur le rempart. ce moment il se fit un changement subitdatmosphre. De violentes rafales venant de la mer slevrenttout coup en mme temps que des nuages sombres se mon-traient lhorizon.

    videmment une bourrasque allait clater.Javais hte de rentrer, car depuis mon arrive D lorage

    me causait une frayeur que je navais pas encore ressentie. Thclasappuyait mon bras qui tremblait dj malgr mes efforts pourle dissimuler.

    On se disposait nous faire rentrer quand un clair horrible vint me clouer ma place. Le ciel stait entrouvert, laissanttomber la foudre qui sabattait quelques mtres de la place o

    nous nous trouvions, mais sans laisser aucune trace de sonpassage.

    Jtais terrifie. Louragan ntait cependant pas encore danstoute sa force.

    Vers minuit il redoubla dintensit. Les clairs se succdaientavec une rapidit toujours croissante, et rendaient parfaitementinutile la veilleuse qui brlait au dortoir.

    Personne ne dormait. Les deux religieuses avaient ouvert leursrideaux et faisaient haute voix des prires auxquelles rpon-daient quelques-unes de mes compagnes.

    Rien ntait plus triste que le son monotone de ces voix mlaux clats grossissants du tonnerre.

    La tte enfouie sous mes couvertures, je ne respirais plus qupeine. Ny pouvant plus tenir, je me dgageai un peu pour

    regarder autour de moi.

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    Moins effraye, llve place mes cts stait leve etsapprochait de mon lit pour me rassurer. Javais saisi une de ses

    mains quand une lueur pouvantable vint embraser tout lappar-tement.Le craquement qui la suivit immdiatement fut tel que je nen

    ai jamais entendu de semblable.En mme temps la fentre, place au-dessus de mon lit,

    souvrit avec fracas. perdue, je poussai un cri de dtresse qui,joint ce qui lavait prcd, fit croire un malheur vritable.

    Avant quon et pu se rendre compte de ce qui se passait,javais franchi, je ne sais comment, le lit qui me sparait de mamatresse.

    Mue comme par un ressort lectrique, jtaistombe anantiedans les bras de sur Marie-des-Anges, qui ne put se dgager demon treinte imprvue.

    Ses deux bras sattachaient mon cou, tandis que ma tte

    sappuyait avec force contre sa poitrine, couverte seulement dunvtement de nuit.Le premier moment de frayeur apais, sur Marie-des-Anges

    me fit remarquer doucement ltat de nudit dans lequel je metrouvais. Certes, je ny songeais pas, mais je la compris sanslentendre.

    Unesensation inoue me dominait toutentire et maccablait de

    honte.Ma situation ne peut sexprimer.Quelques lves entouraient le lit et regardaient cette scne,

    ne pouvant attribuer quau sentiment de la peur le tremblementnerveux qui magitait Je nosais maintenant ni me relever, niaffronter les regards fixs sur moi. Mon visage dcompos taitcouvert dune pleur livide. Mes jambes pliaient sous moi.

    mue de piti, mon excellente matresse me prodiguait lesplus tendres encouragements. Jtaisretombe sur les genoux, latte appuye sur le lit. Ma matresse essaya de la soulever dunemain, tandis que lautre sappuyait sur mon front. Je sentis quecette main me brlait.

    Je lcartai brusquement et lappuyai sur mes lvres avec unsentiment de bonheur qui mtait inconnu. En tout autre temps

    elle met reproch ce mouvement de familiarit quelle ne

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    tolrait jamais. Elle se contenta de la retirer, mengageant regagner mon lit.

    Sous le coup dune motion difficile dcrire je nentendaisplus lorage qui grondait encore sourdement. Jtais partie sansoser jeter les yeux sur ma matresse. Un dsordre complet rgnaitdans mes ides. Mon imagination tait trouble sans cesse par lesouvenir des sensations veilles en moi, et jen arrivai me lesreprocher comme un crime Cela se comprendra, jtais cettepoque dans la plus grande ignorance des choses de la vie. Je ne

    souponnais rien des passions qui agitent les hommes.Le milieu dans lequel javais vcu, la faon dont javais tleve mavaientprservejusque-l dune connaissance qui, sansnul doute, met pousse aux plus grands scandales, des mal-heurs dplorables. Ce qui stait pass ne fut pas pour moi unervlation, mais un tourment de plus dans ma vie.

    Il marriva souvent dhsiter mapprocher de la table sainte,

    aprs des nuits troubles par dtranges hallucinations. Pouvait-ilen tre autrement? partir de ce moment, ma rserve naturellesaugmenta de beaucoup vis--vis de mes compagnes. Un faitque je puis citer ici sans compromettre personne en donnera uneide.

    Pendant lt, les lves qui aimaient les bains de mer allaient,sous la conduite dune religieuse, se livrer cet exercice salutaire.

    Je refusai constamment dy aller.On nous promettait depuis longtemps une excursion T,

    partie de lle la plus intressante, au point de vue de sa situation.Ce jour arriva enfin. Il sagissait de faire pied cinq kilomtres aumoins, et autant pour revenir. La classe normale seulementdevait faire ce voyage, les autres pensionnaires tant trop jeunes.Comme il y avait T une maison religieuse du mme ordre,

    nous devions y coucher, ce qui ajoutait encore au charme de lapromenade.Nous tions en aot. Pour viter la trop grande chaleur, nous

    nous mmes en route ds cinq heures du matin. La suprieure etdeux religieuses nous accompagnaient. Nous avions traverserun pays de marais, o la vgtation nest rien moins quabon-dante. Partout du sable, ce qui donne ce pays laspect des

    dserts mornes de lAfrique.

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    Certes, personne ne songeait la fatigue; mais en approchantdes dunes, on ne trouve plus la terre ferme; impossible davancer

    sur ce terrain mouvant. chaque pas le pied enfonce au-dessus de la cheville. Forcenous fut de marcher pieds nus. Une gaiet folle animait mescompagnes. Elle se communique, on le sait, aussi ne cherchais-jepas my soustraire.

    Ces rires francs et joyeux me faisaient du bien, et pourtant jentaisjalouse malgr moi.

    De temps autre mon front sinclinait sous le poids dune tris-tesse que je ne pouvais vaincre. Une proccupation constantestait empare de mon esprit. Jtaisdvore du terrible mal de

    linconnu.La plus aimable hospitalit nous attendait T Les bonnes

    surs, prvenues de notre arrive dans leur solitude, nous reu-rent bras ouverts.

    Le village tout entier fut mis contribution et nous fit laccueille plus sympathique.

    Le lait frais, les ufs et les confitures composrent undjeuner auquel nous fmes le plus grand honneur.

    Aprs le djeuner nous visitmes le jardin.Au premier et unique tage de la maison se trouvait la grande

    classe, transforme par nous en un vaste lit de camp. La literie secomposait exclusivement de matelas et de couvertures. Ctaitplus que suffisant pour la saison avance o nous nous trouvions.La chaleur tait excessive. Javais, comme la plupart de mes com-pagnes, essay de rparer mes forces par un sommeil de quelquesheures.

    Je laisse penser sil fut bien profond, interrompu chaque

    instant par les billements de lune ou par les rires de lautre. Jevois encore ce tableau.Moiti vtues et tendues cte cte sur nos couchettes

    improvises, nous prsentions un aspect qui et pu tenter unpeintre. Je ne parle pas de moi (bien entendu).

    Sous ce gracieux dshabill, on distinguait et l des formesadmirables quun mouvement impromptu venait de temps

    autre mettre dcouvert.

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    Quand je me reporte ce pass dj disparu, je crois avoirrv!!! Que de souvenirs de ce genre viennent peupler mon

    imagination!!!Si jcrivais un roman, je pourrais, en les interrogeant, fournirdes pages les plus dramatiques, les plus saisissantes quaient

    jamais cres un A. Dumas, un Paul Fval!!! Ma plume ne peutse mesurer celle de ces gants du drame. Et ensuite, on se sou-

    viendra que jcris mon histoire, cest--dire une srie daven-tures auxquelles se trouvent mls des noms trop honorables

    pour que jose faire connatre le rle involontaire quils y ontjou.Quelle destine tait la mienne, mon Dieu! Et quels juge-

    ments porteront sur moi ceux qui me suivront pas pas danscette incroyable carrire, que pas un tre vivant avant moi nauraparcourue!

    Quelque rigoureux que soit larrt auquel me condamnera

    lavenir, je veux continuer ma pnible tche.Dans laprs-midi de ce jour, nous visitmes les environs deT Rien nen peut donner une ide.

    Le petit village est littralement enfoui sous un ocan de ver-dure perptuelle, dont les racines profondes se multiplientdepuis des sicles dans des montagnes de sable appelesdunes.

    Une immense fort de pins stend le long de la cte et forme

    une digue aux envahissements de la mer et protge le pays contredes invasions de sables qui, slevant des hauteurs gigantes-ques, offrent le coup dil le plus imposant.

    Arm dune longue-vue, et plac sur un point culminant de lafort appel lObservatoire, on les distingue aux rayons du soleilcomme autant de colosses dargent. Quatre kilomtres au moinsnous sparaient de cette superbe plage appele la Tte-Sauvage.

    Ctait pour nous la terre promise. Nous devions nous y rendre lelendemain matin.La nuit scoula trop lentement au gr de nos dsirs.La maison religieuse de T ne pouvant nous contenir toutes,

    une dizaine dentre nous fut envoye chez dobligeantes voisinesenchantes de nous offrir labri. Jtais de ce nombre. Des lits,dune propret merveilleuse, furent mis notre disposition.

    Lappartement o je me trouvais en avait trois. Nous tions neuf.

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    Heureusement les lits taient larges. Nous pouvions y dormirparfaitement laise, quoique nen occupant quun tiers.

    Je ne dirai pas ce que fut cette nuit pour moi!!!Le jour tait venu, il fallait partir.Aprs stre habill la hte, on mangea quelques bouches

    dans le lait frais.Des provisions avaient t prpares par les bonnes religieuses

    et furent charges sur des nes mis en rquisition pour notregrand voyage.

    lentre de la fort, sur un monticule qui semble dominer levaste Ocan, se trouve une grande croix de pierre. Bien des gn-rations de marins, sans doute, staient agenouilles sur sesdegrs moussus! Plus dune mre y avait vers des larmes ausouvenir de son fils absent!

    Ce fut l, la face du ciel, que nous vnmes faire la prire dumatin. Sur Marie-des-Anges, avec ce ton pntr, cette grande

    foi qui dominait en elle, rcita les prires. Jtais agenouille enface delle et je ne puis dire quelle motion me saisit lorsque jeconsidrai cet anglique visage tout empreint dune suavitdouce, qui rflchissait la srnit de cette me virginale. Lebruit de la mer venait seul troubler le silence religieux.

    Ctait quelque chose de grand, de vraiment potique! Je pleurai pendant que mes compagnes rpondaient aux

    paroles sacres!Mon excellente matresse avait t frappe de mon air dabat-

    tement et sinforma de ma sant avec sollicitude, craignant sur-tout que je ne pusse pas faire le trajet sans me fatiguernormment. Je la rassurai de mon mieux, voulant viter touteremarque particulire, toute question laquelle je ne pouvaisrpondre.

    On partit. Comme la veille, il fallut, pour marcher avecquelque assurance, laisser bas et souliers, le sable devenant chaque instant plus pais et par consquent plus mouvant. Parmoments on senfonait jusquaux genoux et plus dune chutegrotesque vint faire oublier la fatigue de cette marche rtrograde.

    La chaleur tait dj excessive. Nous doublions le pas afin detrouver plus vite le repos dont quelques-unes avaient un si grand

    besoin.

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    Nous approchions. Le sable nous brlait les pieds. La soif sefaisait sentir dautant plus vive que nous avions maintenant sous

    les yeux la vue des flots argents de lOcan.Le magnifique spectacle qui soffrait nos regards ne peuttre dcrit; il faudrait pour cela une plume plus savante que lamienne.

    Il tait tard. Aprs stre repos un peu sur le sable, on songea satisfaire lapptit que venait encore aiguillonner lair vif de lamer.

    Les provisions furent dposes sur la plage et chacune y fithonneur. On avait song tout, mais on avait oubli leau. O entrouver dans ce dsert de feu? Je me dvouai au salut commun.Deux de mes amies maccompagnrent, et nous voil larecherche dune source.

    Plus dune heure scoula avant que nous leussions trouve.Cette vue nous rendit folles de joie.

    Jcartai quelques plantes qui la dissimulaient et je me jetai plat ventre pour apaiser lhorrible soif dont jtais dvore.Quand nous emes satisfait cet imprieux besoin, nous son-gemes retourner. Notre retour tait vivement attendu et futsalu de vritables cris de triomphe. Des mains impatientes nousarrachaient les prcieux vases sans mme songer nous remer-cier.

    Une lve stait avance sur la plage et se plongeait lesjambes dans leau.Ce fut une illumination soudaine!

    Toutes se dbarrassrent instantanment de leurs premiers vtements et, enroulant leurs jupons autour de leur taille, seprcipitrent jusqu mi-corps dans cette onde bienfaisante.

    Nos matresses en firent autant de leur ct.

    La mer montait rapidement. Les vagues indiscrtes arrivaientsouvent une hauteur quon et voulu sauver de limmersion!Ctait alors une hilarit folle! Moiseule assistais cette baignadeen spectateur. Qui mempcha dy prendre part? Je naurais paspu le dire alors. Un sentiment de pudeur, auquel jobissaispresque malgr moi, me contraignait mabstenir, comme si

    jeusse craint, en me mlant ce divertissement, de blesser les

    regards de celles qui mappelaient leur amie, leur sur!

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    Certes, elles taient loin de souponner de quels sentimentstumultueux jtaisagite en prsence de ce laisser-aller, si naturel

    pourtant entre jeunes filles du mme ge! Les plus ges parminous pouvaient avoir vingt-quatre ans. Jen avais dix-neuf etbeaucoup dautres natteignaient pas ce chiffre. Plusieurs taient

    jolies sans tre doues cependant dune beaut remarquable.Vers quatre heures, la petite caravane rentrait T Le dner

    nous attendait. La fatigue tait grande parmi nous et il nousrestait faire une longue tape avant davoir retrouv notre joli

    cottage.La route se fit assez rapidement, grce au dsir que nousavions de rparer nos forces par une bonne nuit de sommeil. Jenavais grand besoin pour ma part et, on le devine, lesmotions quime torturaient ntaient pas de nature augmenter mes forces.

    Bien quon ne me lavout pas, je mapercevais que mon tatcausait des inquitudes. La science ne sexpliquait pas certaine

    absence et lui attribuait tout naturellement lespce de dprisse-ment qui me minait.La science, dailleurs, na pas le don des miracles, encore

    moins celui de prophtie Jtais, depuis quelque temps sur-tout, soumise un rgime tout particulier. La pauvre surcharge de la pharmacie y mettait une bonne volont toutepreuve, qui devait tre couronne du plus complet insuccs.

    Lpoque des vacances arriva; ctait en mme temps celle desexamens. Jen faisais partie cette anne-l. Il y avait deux ans quejtais D Cest un moment redoutable pour de jeunes aspi-rantes que celui-l. Je le vis arriver avec une entire indiffrence;il sagissait pourtant de mon avenir tout entier.

    Nous partmes pour B; la suprieure nous accompagnait.Elle nous conduisit chez M. linspecteur dacadmie, qui nous fit

    un discours de morale tout fait la hauteur de la situation.Lexamen avait lieu dans les salles de la prfecture. Le lende-main, huit heures, elles taient envahies et les preuves critescommencrent.

    midi seulement on en connut le rsultat.Sur dix-huit aspirantes au brevet, jtais reuepremire.Je me

    maintins jusqu la fin ce rang, et je dois dire ma louange que

    personne nen fut jaloux parce quon sy attendait gnralement.

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    Ma mre tait dans le ravissement; mais assurment personnenen fut plus heureux que mon vnr bienfaiteur, M. de Saint-

    M Mon succs lui tait aussi sensible que sil ft arriv lunde ses enfants.Ce ne fut pas sans un serrement de cur vraiment douloureux

    que je me sparai de mes intressantes compagnes. En laissant lapetite maison de D, javais ressenti un affreux dchirement.

    Ctait comme un pressentiment vague, indfini, de ce quimattendait dans lavenir.

    Ne laissais-je pas dans ces murs la paix, ce calme inaltrableque donne une conscience tranquille?

    Nallais-je pas avoir lutter dans le monde contre des ennemisde tous genres? Et de cette lutte comment devais-je sortir?

    Je repris B ma modeste chambre et mes anciennes fonc-tions prs de M. de Saint-M, en attendant quil plt M. lins-pecteur de massigner un poste. Jtais avec lui dans les meilleurstermes.

    Jamais sa bienveillance ne me fit dfaut. Ctait lun de ceshommes rares, et vraiment digne de ses fonctions dlicates, quilremplissait lhonneur de linstruction publique.

    Quelques mois scoulrent de la sorte, lorsque marriva de laprfecture linvitation de me rendre dans les bureaux de laca-

    dmie. Mon enfant, me dit gaiement linspecteur, je crois que vous serez contente. Jai vous offrir un poste dans un pen-sionnat que je connais et o, je nen doute pas, vous serez mer-

    veille. Mme A est une personne dun rare talent, en mmetemps que dune honorabilit incontestable. Si les conditionsnonces dans sa lettre vous paraissent acceptables, rpondez-luiimmdiatement. De mon ct, je vous annoncerai chez elle.

    Cette proposition me charma ds labord. Javais consult mamre et M. de Saint-M, qui mapprouvrent fortement; lun etlautre y voyaient toutes les garanties suffisantes de bonheurdsirables.

    Jcrivis cette dame, qui me rpondit quelle mattendait lesbras ouverts. Javais dix-neuf ans et lon doit savoir que, jusqu

    vingt et un ans, je ne pouvais exercer que comme institutrice

    adjointe. Ce sont les termes de la loi.

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    Les vacances touchant leur fin, je pris la route de L, chef-lieu de canton, situ lextrme limite de mon dpartement. Jy

    arrivai la nuit close.La mre de MmeA mattendait ma descente de voiture etmembrassa avec une effusion qui tmoignait de sa nature expan-sive et pleine de franchise.

    Il est indispensable que je la fasse connatre. Veuve depuis plusieurs annes, Mme A avait quatre filles,

    dont lane tait entre en religion, au Sacr-Cur; la seconde,

    Mme

    A, stait voue lenseignement et dirigeait, avec sa plusjeune sur, Mlle Sara, le pensionnat de LMa prsence avait t ncessite par le mariage de MmeA

    Elle avait pous depuis peu un ancien professeur qui, lui-mme,tait matre de pension dans la localit. Ne pouvant que rare-ment abandonner la maison de son mari, la jeune femme avait dsonger se faire remplacer prs de sa sur Sara. Cette dernire,ntant pas reue, ne pouvait pas rester seule la tte dune ins-titution quelconque. La maison comptait environ soixante-dixlves, dont une trentaine pensionnaires. Comme toujours, lesdtails intrieurs restaient confis Mme P, qui sen acquittaitavec lhabilet dune mnagre consomme. Nous devions, Saraet moi, ne nous occuper uniquement que des classes.

    Habitue depuis longtemps la direction de sa sur qui luilaissait une autorit absolue, Mme P ne me voyait pas arriver

    sans une certaine apprhension. Aussi, malgr lexemple de samre, son accueil fut-il un peu froid, embarrass. Je sentaisquelle mtudiait attentivement. Tout, jusqu mes moindresgestes, lui tait un sujet dexamen. la fin du dner, la confiancestait tout fait tablie entre nous trois.

    Ma pleur maladive avait frapp. On me questionna amicale-ment sur ma sant, et Mme P entrant en des dtails tout fait

    intimes, me fit promettre de la regarder dsormais comme uneseconde mre. Son plus cher dsir, disait-elle, tait de me voiravec Sara dans les termes dune affection fraternelle.

    Jtaistrs fatigue, Sara me conduisit elle-mme ma chambreattenant la sienne. L, elle senhardit jusqu membrasser, cequi acheva de lui concilier mon amiti.

    Une fois seule, je me flicitai sincrement du bonheur qui

    mtait chu. Tout me faisait prsager que jallais tre heureuse

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    dans cette excellente famille qui me traitait dj comme lun deses membres.

    Huit jours nous sparaient encore de louverture des classes.Sara avait une autre sur dont je nai pas parl et que jeusloccasion de voir ds le lendemain. Marie un commerant,elle habitait la mme rue, aussi faisait-elle de frquentes appari-tions chez sa mre.

    En la comparant ma nouvelle amie, je remarquai que, physi-quement parlant, elle lui tait infiniment suprieure. Des che-

    veux dun noir dbne encadraient son visage un peu ple, maislgrement ros. Un front large surmont de sourcils parfaite-ment arqus, au-dessous desquels brillaient des yeux admirables,dune expression singulirement belle; une bouche mignonne,orne de perles blouissantes, en faisaient une personne, sinonaccomplie, du moins rellement attrayante. Ajoutez cela la taillela plus riche et un air o se lisaient la force, la sant, le bonheur

    dune union encore dans toute sa fleur, et vous aurez une idebien imparfaite de la puissance que devait exercer autour dellecette jeune femme dont la vue me causa une impression tellequelle ne seffacera jamais.

    La physionomie de Sara navait ni cette distinction ni cettegrandeur. Rien de remarquable en elle nattirait le regard.Quelque chose dironique flottait sans cesse sur ses lvres et don-

    nait ses traits une certaine duret que venait temprer, parintervalles, la prodigieuse douceur de son regard o se lisaitlingnuit de lange qui signore. Sa taille tait au-dessus de lamoyenne et dune force un peu trop accentue peut-tre pourcertains observateurs. Avec un peu dhabilet, on aurait devinune nature imptueuse, ardente, que la jalousie devait pousseraux plus grands excs.

    leve par une mre qui poussait jusqu la plus austre rigi-dit ses principes religieux, Sara tait vritablement pieuse, maisdune pit claire, exempte de ce rigorisme outr quelle nepouvait sempcher de dplorer chez les autres.

    Elle avait dix-huit ans alors. Pas lombre dune pense mau-vaise ntait venue troubler la srnit de son me candide. De ce jour commena notre liaison, qui ne tarda pas devenir une

    affection relle.

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    Naturellement bonne, Sara mentourait de mille prvenancesdlicates qui dnotent un cur gnreux. Je fus sa confidente et

    sa premireamie.Nous allmes ensemble voir Mme A Ctait, en effet, unefemme dun grand mrite.

    en juger par son apparence, elle devait souffrir beaucoup.Bien qu peine ge de trente ans, elle en paraissait quarante. Sataille se votait lgrement comme si un mal continu la menaaitintrieurement. Ses joues creuses avaient par moments une

    pleur cadavrique qui contrastait singulirement avec le calmersign rpandu sur ses traits fatigus. Sa douceur ne se dmen-tait jamais en aucune circonstance. En tout temps, son humeurtait la mme. Elle possdait au suprme degr cet air de dignitgrave allie laffabilit charmante qui lavaient rendue lidole deses lves.

    Mme P avait pour elle une prdilection marque. Cette fille

    tait limage vivante de son pre, et elle lavait aim avec passion.Sous le double rapport de lintelligence et du savoir, MmeAlemportait sur ses surs. On comprend donc que sa mre dttre fire delle, aussi ne prenait-elle aucune dterminationsrieuse sans la consulter.

    Sen rapportant pleinement moi, MmeA ne me traa aucunplan de conduite pour la direction donner aux tudes. Javais,

    cet gard-l, une entire libert daction. Jusque-l, tout ce que javais vu L mtait franchement

    sympathique. Je dus faire une exception en faveur du cur. Maposition Jonzac mobligeait aller le saluer avant mon entre enfonctions.

    Jy allai avec Mme P Pendant cette entrevue de quelquesminutes, je devinai en cet homme un ennemi dangereux pour

    lavenir. Je ne me trompais pas. Ctait un petit vieillard dassezchtive apparence, maigre, osseux, aux yeux profondmentenfoncs dans leur orbite, laissant jaillir un feu sombre qui inspi-rait la terreur, la rpulsion. Sa parole brve, aigu et en quelquesorte railleuse, ntait pas faite pour inspirer la conviction. Sonsourire tait faux, malveillant. Chose trange, la partie fmininede lendroit lui avait vou une espce de culte d sans doute au

    terrible ascendant quil avait su exercer sur ces natures timides

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    courbes sous le joug de sa morale impitoyable, dsesprante,diamtralement oppose celle du Matre divin.

    En revanche, il tait cordialement dtest de toute la partiemasculine, et il le savait bien.Heureusement, de tels prtres sont rares, et vraiment on ne

    saurait trop sen fliciter pour la gloire de la religion chrtienne,religion toute damour et de pardon.

    De retour la maison, je fis part de mon impression Sara, cequi ne ltonna pas trop.

    Camille, me dit mon amie, nen parlez pas ainsi devantmaman, vous lui dplairiez souverainement. ses yeux,labb H est un saint. Depuis longtemps mes surs ont aban-donn sa direction, la grande satisfaction de leurs maris. Ellesont pour guide spirituel le cur dune petite commune voisine dela ntre. Si je navais pas craindre les reproches de ma mre, jenhsiterais pas en faire autant. Mais sur ce chapitre elle estintraitable.

    Les jours suivants, je visitai les environs. Mme P y avait uneproprit assez tendue, dans le meilleur tat possible. Tra-

    vailleuse infatigable, elle surveillait tout par elle-mme sans lesecours de ses gendres.

    Rarement le jour la surprenait au lit.Le jardinage, les soins de sa nombreuse basse-cour et de son

    btail, tout cela labsorbait. Elle ne se ft pas toujours reposesur sa servante des soins de certaines choses extrmement pni-bles. Ctait l sa vie. Sans fatigues, elle net pas vcu.

    Avait-elle besoin de quelques lgumes? Si le temps tait beau,elle nous appelait, Sara et moi. Allons, mes enfants, allez faireun tour au Guret, vous me rapporterez tel objet. Et nouspartions gaiement bras dessus, bras dessous. Le Guret tait unimmense jardin lui appartenant, loign dun quart dheure au

    plus de la maison, lentre duquel se trouvait une gentilletonnelle. Ctait notre promenade favorite. Que dheures dli-cieuses nous y passions!

    Cette vie de la campagne avait pour moi un charmeincomparable! Je me sentais revivre au milieu de cette vgtationluxuriante, cet air pur et vivifiant que je respirais pleinspoumons.

    Heureux temps jamais disparu!

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    Nous sommes au 1er novembre 185, poque fixe pour larentre annuelle du pensionnat.

    Le lendemain de ce jour, je conduisis avec Sara toutes noslves la messe du Saint-Esprit.Lglise de L possdait une tribune, dont une partie, celle

    du milieu, tait rserve aux hommes; lautre, celle de droite,nous appartenait.

    Elle en tait spare par une construction en planches assezleve pour interdire toute communication.

    Mes fonctions commenaient. Jtaischarge spcialement deslves les plus avances. Sara soccupait des plus jeunes.MmeA maidait un peu dans mes occupations. Elle venait rgu-lirement tous les jours au pensionnat, une heure le matin, uneheure le soir. En ralit, jtais la tte de ltablissement, dumoins en ce qui concerne la partie scolastique, car, pour le reste,

    je ne men occupais gure. Sara et sa mre recevaient les parents

    et rglaient avec eux toute espce de condition. Ctait unecorve laquelle jtaisheureuse de me soustraire.Nos pensionnaires occupaient deux dortoirs contigus: l,

    encore, javais la surveillance des grandes lves, ges quelques-unes de quatorze quinze ans.

    Mon lit ntait spar de celui de Sara que par une lgrecloison. nos pieds se trouvait la porte de communication qui ne

    se fermait jamais.La mme veilleuse clairait donc les deux dortoirs.Une fois la prire faite et les lves couches, nous causions

    souvent de longues heures, mon amie et moi. Jallais la trouver son lit, et mon bonheur tait de lui rendre ces petits soins quedonne une mre son enfant. Peu peu je pris lhabitude de ladshabiller. Otait-elle une pingle sans moi, jen tais presque

    jalouse! Ces dtails paratront futiles sans doute, mais ils sontncessaires. Aprs lavoir tendue sur sa couche, je magenouillais prs

    delle, mon front effleurant le sien. Ses yeux se fermaient bienttsous mes baisers. Elle dormait. Je la regardais avec amour, nepouvant me rsoudre marracher de l. Je la rveillais. Camille, me disait-elle alors, je vous en prie, allez dormir, vous

    auriez froid et il est tard.

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    Vaincue enfin par ses prires, je partais doucement, mais nonsans lavoir plus dune fois serre contre ma poitrine. Ce que

    jprouvais pour Sara, ce ntait pas de lamiti, ctait une vri-table passion!Je ne laimais pas, je ladorais!Ces scnes se renouvelaient tous les jours.Souvent je me rveillais au milieu de la nuit. Alors je me glis-

    sais furtivement prs de mon amie, me promettant bien de ne pastroubler son sommeil dange, mais pouvais-je contempler ce

    doux visage sans en approcher mes lvres?Il en rsultait que, aprs une nuit agite, javais peine metrouver veille, lorsque sonnait le rveil. Toujours prte lapremire, Sara venait mon lit me donner le baiser dadieu!

    Elle pressait les retardataires, faisait la prire et soccupaitensuite la coiffure des lves. Je laidais dans ce travail, mais,hlas! je navais pas son adresse, ses soins dlicats, aussi lesenfants vitaient-elles soigneusement, autant que cela leur taitpossible, de se trouver prs de moi.

    Cette besogne acheve, chacune achevait sa toilette. Pendantce temps, jallais avec Sara dire bonjour Mme P Lexcellentefemme voyait avec la plus grande joie lintimit qui rgnait entresa fille et moi, et nous en rcompensait par mille attentions. Toutce qui pouvait flatter nos gots, elle nous le rservait comme sur-prise.

    Tantt, ctait un fruit, le premier cueilli dans son jardin,tantt ctait une friandise comme elle excellait les faire!

    Un peu avant huit heures, Sara montait au dortoir pourchanger son peignoir contre dautres vtements. Je ne souffraispas quelle le ft sans moi. Nous tions seules alors. Je la laais, jelissais avec un bonheur indicible les boucles gracieuses de sescheveux naturellement onds, appuyant mes lvres, tantt sur

    son cou, tantt sur sa belle poitrine nue!Pauvre et chre enfant! Que de fois je fis monter son front la

    rougeur de ltonnement et de la honte! Tandis que sa main car-tait la mienne, son il clair et limpide sattachait sur moi commepour pntrer la cause dune conduite qui lui paraissait le comblede lgarement, et cela devait tre.

    Par moments, elle restait frappe de stupeur.

    Il tait difficile, en effet, quil en ft autrement.

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    Il y avait quelque temps dj que jtais L Par une splen-dide journe dhiver, nous avions projet de visiter un petit

    hameau distant peu prs de deux kilomtres. Voulant utiliserdans ce but une journe de cong, nous partmes aprs djeuner.Sara me donnait le bras. Devant nous, les lves sen donnaient cur joie. Nous tions arrives un petit bois de chnes au bordduquel une source abondante, grossie encore par des pluiesrcentes, coulait sur un lit de cailloux.

    Ma jeune amie stait assise sur un tertre lev do elle pou-

    vait facilement surveiller tout lagile troupeau.Place ses cts,un livre la main, mon regard errait au hasard sur les lignes djparcourues, pour se porter ensuite sur ma compagne. Depuis lematin, elle me gardait un peu rancune. Malgr tous ses efforts, je

    venais de lui arracher un sourire que je lui rendis en laccablantde baisers. Dans le mouvement que je fis, sa coiffure sedrangea, ses cheveux, en se droulant, vinrent minonder lespaules et une partie du visage. Jy appliquai mes lvres br-lantes!

    Jtais violemmentmue! Sara sen aperut. De grce,Camille, me dit-elle, quavez-vous? Navez-vous donc plusconfiance en votre amie? Ntes-vous pas ce que jaime le plus aumonde? Sara, lui criai-je, du fond de lme je taimecomme je nai jamais aim. Mais je ne sais ce qui se passe en moi.

    Je sens que cette affection ne peut pas me suffire dsormais! Il

    me faudrait toute ta vie!!! Jenvie parfois le sort de celui qui seraton poux.

    Frappe de ltranget de mes paroles, Sara eut peur, sonextrme pleur le disait assez.

    Mais, ne pouvant les attribuer qu un sentiment de jalousieexagre, qui tmoignait de mon attachement, elle ne cherchapas leur donner un sens impossible. Elle me fit remarquer,

    dailleurs, que je pouvais veiller lattention de nos lves, ce queje compris aussitt. Son serrement de main me fit entendre quejtaispardonne. Nanmoins le calme de cette existence, jusque-l si pure, venait de recevoir un choc terrible!

    Le retour la maison se fit silencieusement.Jtais triste,embarrasse Un sourire consolant de mon amie

    venait parfois me faire oublier les dchirements affreux de mon

    me!

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    Dhorribles souffrances physiques taient venues, depuis, sejoindre mes maux intrieurs. Ces souffrances taient telles que

    plus dune fois je mtais cruearrive au terme de mon existence.Ctaient des douleurs sans nom, intolrables, qui, je lai sudepuis, constituaient un danger imminent. Jy chappai par unmiracle inou! Jen avais fait laveu Sara, qui mengageait imp-rieusement avoir recours au mdecin, me menaant den avertirsa mre, ce que je refusai obstinment.

    Ces souffrances se manifestaient surtout la nuit et mtaient

    jusqu la possibilit de pousser le moindre cri. Quon juge de mafrayeur! Je pouvais mourir ainsi, sans avoir articul une plainte!!Heureuse de ce prtexte, qui ntait que trop vrai, je priai un

    soir mon amie de partager mon lit. Elle accepta avec plaisir. Direle bonheur que je ressentis de sa prsence mes cts, seraitchose impossible! Jtais folle de joie! Nous causmes longue-ment avant de nous endormir, moi, les deux bras passs autourde sa taille, elle, reposant, le visage prs du mien! Mon Dieu! Ai-

    je t coupable? et dois-je donc ici maccuser dun crime? Non,non! Cette faute ne fut pas la mienne, mais celle dune fatalitsans exemple, laquelle je ne pouvais rsister!!! Saramapparte-

    nait dsormais!! Elle tait moi!!! Ce qui, dans lordrenaturel des choses, devait nous sparer dans le monde, nous avaitunis!!! Quon se fasse, sil est possible, une ide de notre situa-tion tous deux!

    Destins vivre dans la perptuelle intimit de deux surs, ilnous fallait maintenant drober tous le secret foudroyant quinous liait lun lautre!!! Cest l une existence qui ne sauraittre comprise! Le bonheur que nous allions goter ne pouvait-ilpas, par quelque circonstance imprvue, clater au grand jour, etnous marquer au front de la rprobation publique! Pauvre Sara!Quelles terribles angoisses je lui ai causes!

    Le lendemain de cette nuit la trouva anantie!!! Ses yeux,rougis par les larmes, portaient lempreinte dune insomnie cruel-lement tourmente.

    Nosant braver ainsi le regard clairvoyant dune mre, elle nevit la sienne quau djeuner. Assurment, jtais moins troubl,mais je navais pas la force de lever les yeux sur madame P,pauvre femme qui ne voyait en moi quelamie de sa fille, tandis

    que jtais son amant!

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    Une anne scoula de la sorte!Certes, je le voyais bien, lavenir tait sombre! Il me faudrait,

    tt ou tard, rompre avec un genre de vie qui ntait plus le mien.Mais, hlas! comment sortir de cet affreux ddale? O trouver laforce de dclarer au monde que jusurpais une place, un titre queminterdisaient les lois divines et humaines? Il y avait de quoitroubler un cerveau plus solide que le mien. partir de cemoment, je ne laissai Sara ni le jour ni la nuit! Nous avions faitle doux rve dtre jamais lun lautre, la face du ciel, cest-

    -dire par le mariage.Mais quil y avait loin du projet lexcution! Toutes sortes de plans, plus bizarres les uns que les autres,

    avaient pris naissance dans notre imagination en dlire. Plusdune fois la fuite stait prsente moi, comme lunique moyendarriver un rsultat. Sara lacceptait, puis le repoussait bien

    vite avec effroi. Mes lettres ma mre se ressentaient visiblement

    de ma proccupation constante. Sans lui faire daveux, je la pr-parais doucement une catastrophe invitable. Ctaient pourelle autant dnigmes insolubles. Elle en arriva me croire fou,me suppliant de mettre fin ses cruelles incertitudes. Jessayaisalors de la calmer, et je la jetais en de nouvelles perplexits.Lignorance o elle tait pouvait la pousser demander desclaircissements madame P Ctait surtout ce que je redou-tais. Tout et t perdu.

    On le comprend, mes relations avec Sara taient pleines dedangers incessants vis--vis de nos lves.

    Bien quelles ne pussent tre souponnes, il nous fallait resterdans les bornes dune rserve difficile garder, pour moisurtout!!!

    Souvent, au milieu des classes, un sourire de Sara venait

    mlectriser. Jaurais voulu la presser dans mes bras, et il fallait secontraindre!Je ne passais pas ct delle sans lui donner, soit un baiser,

    soit un serrement de main expressif.Tous les soirs dt, nous allions, avec les lves, faire un tour

    dans les environs.Mon amie me donnait le bras. On arrivait dans un champ.

    Assis sur lherbe ses genoux, je ne la perdais pas de vue, lui

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    prodiguant les noms les plus tendres, les caresses les pluspassionnes

    Certes, un tmoin invisible qui et pu assister cette scne,et t trangement surpris de mes paroles, plus encore de mesgestes!

    quelques pas de l, nos lves se livraient leurs joyeuxbats. Placs de faon surveiller tous leurs mouvements, noustions en mme temps labri de leurs regards! On rentrait, tou-

    jours dans le mme ordre. Il nous arrivait quelquefois de rencon-

    trer sur notre route soit M. le maire, soit le docteur, ami intime dela maison, qui, ayant vu natre Sara, lui portait un vritable atta-chement. Ctaient alors des saluts pleins de grce notreadresse, et qui nous rjouissaient fort. Je le laisse penser!!!

    Daprs la singularit de ma position L on peut se faireune ide de mes rapports avec le cur. Cette position taitterrible!!

    Joccupais dans une famille, la plus honorable de la localit, unposte de confiance excessivement dlicat. Javais une autoritentire, absolue; de plus, une affection sincre, dont je recevaistous les jours de nouvelles preuves, mavait t voue par tous lesmembres de cette famille! Et je la trompais cependant. Cettedouce jeune fille, devenue ma compagne, ma sur, jen avais faitmamatresse!!!

    Eh bien! Jen appelle ici au jugement de la postrit qui melira. Jen appelle ce sentiment plac dans le cur de tout filsdAdam. Ai-je t coupable, criminel, parce quune erreur gros-sire mavait assign dans le monde une place qui naurait pas dtre la mienne?

    Jaimais dun amour ardent, sincre, une enfant qui maimaitavec toute la fougue dont elle tait capable! Mais, me dira-t-on,sil y avait eu mprise, vous deviez la rvler, et non pas en abuser

    ainsi. Jengage ceux qui pensent de la sorte vouloir bien rfl-chir la difficult de la situation.

    Un aveu, quelque prompt quil ft, ne pouvait me sauver dunclat dont les suites taient ncessairement fatales tout ce quimentourait. Si, pour un temps plus ou moins long, je pouvaissauver les apparences, je ne pouvais les cacher celui qui tientici-bas la place de Dieu, au confesseur; et lui devait entendre de

    pareilles normits sans pouvoir rompre le silence rigoureux que

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    Nous remarqumes, en effet, que nous tions lobjet dunsrieux examen de la part des enfants, parmi lesquelles il sen

    trouvait dassez ges.Me voyaient-elles me pencher sur mon amie et la presser dansmes bras, elles dtournaient la tte avec embarras, comme si elleseussent craint de nous voir r