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Adhyatma Yoga - Arnaud Desjardins - Vol 1

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Adhyatma Yoga - Arnaud Desjardins - Vol 1 - terre de nievre -

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  • ARNAUD DESJARDINS

    Adhyatma yoga la recherche du soi I

  • La Table Ronde7, rue Corneille, Paris 6e

  • SommaireEn guise dintroduction 4

    Le gourou 5

    Les revtements du Soi 26

    Latman 47

    Lacceptation 65

    Ltat sans dsirs 87

    Karma et dharma 111

    Mahakarta, Mahabhokta 133

    Lamour 147

    Pour en savoir plus 162

  • En guise dintroduction

    Publis entre 1975 et 1980, les quatre tomes de la srie la Recherche du Soi ( laRecherche du Soi, le Vedanta et linconscient, Au-del du moi et Tu es cela ) sont aujourdhuirdits.

    lorigine, ces ouvrages nont pas t crits mais parls : je madressais directement desauditoires restreints, dsireux dapprofondir un enseignement hindou traditionnel dj voqudans Les Chemins de la sagesse, tel que je l'avais reu dun Bengali, Shri Swmi Prajnnpad.

    Depuis, dautres livres parus sous mon nom, ceux de Denise Desjardins, les ouvragesfondamentaux de Daniel Roumanoff et lintrt que ce matre a veill chez lindianiste MichelHulin, professeur Paris I Sorbonne, et chez le philosophe Andr Comte-Sponville, ont faitconnatre ce sage, mort en 1974, un public plus vaste.

    Les ides exprimes dans la Recherche du Soi se rattachent une cole du vedanta,ladhyatma yoga, mais il ny a aucune ncessit de se convertir lhindouisme pour en tirerprofit. Nanmoins, les aspirants disciples auxquels je madressais venaient souvent du monde duyoga, avaient parfois eux-mmes sjourn en Inde, et ne craignaient pas un vocabulaire techniquesanscrit permettant de donner peu peu un sens bien prcis des termes tels que mental,conscience, esprit, psychisme utiliss en franais dans des acceptions souvent diffrentes.

    Ces ouvrages concernent donc la spiritualit, les fondements dune sagesse en vrituniverselle, la connaissance et la matrise de soi, leffacement progressif du sens de lego sparet sparateur. Les ides que jy exprime ne sont pas les miennes. Elles sont transmises depuis deuxmille, trois mille ans ou plus. certains gards, il sagit bien de ce quenseignait SwmiPrajnnpad et de la voie (the way) quil montrait. Mais ces vrits sont reprises par moi-mme etne sauraient engager directement Swmiji.

    larrire-plan de ces centaines de pages se trouve toujours le mme thme essentiel de larelation matre et disciple, si sacre en Asie, si mal comprise et tellement dcrie en Occident.Lorsque jai prononc les paroles ensuite retranscrites, le mot sanscrit guru ou gourou ntait pasencore devenu, dans la langue franaise, synonyme de dangereux mgalomane. On ne doit doncpas stonner de voir ce terme abondamment utilis ici et toujours dans le sens le plus respectueuxqui soit.

    mon tour jai tent de retransmettre dautres ce que javais reu et vrifi par la pratiqueet lexprience personnelles souhaitant que ces enseignements contribuent leur montrer lechemin de la paix, de la joie plus profonde que les alas du bonheur, et de la compassion.

    A. D.

    Fvrier 2001.

    Le Bost auquel il est fait allusion plusieurs reprises tait le nom du centre cr en France,

  • limage dun ashram hindou, o furent enregistres les causeries qui composent cet ouvrage.Nos activits se poursuivent aujourdhui au domaine dHauteville Saint-Laurent-du-Pape(Ardche).

  • Le gourou

    Le mot chemin, ou le mot voie, a t depuis toujours utilis pour dsigner la transformationpossible lhomme, transformation qui dbouche sur ce que lon a appel veil ou libration. LeBouddha a mme employ les mots vhicule et bateau, disant que lorsquon a utilis un bateau pourpasser sur lautre rive, on na plus qu le laisser et continuer sans lui. Il est parfaitement lgitimede sappuyer sur cette comparaison et de faire des rapprochements entre la sadhana et le voyage ou lanavigation (cest--dire le dplacement dun lieu un autre). Quand on voyage, il est ncessaire defaire souvent le point en se demandant : O est-ce que je me trouve ? quel degr de longitude, delatitude ? Quelle direction dois-je prendre ? Quelle distance ai-je franchie depuis mon point dedpart ? Quelle distance me reste-t-il franchir ? Sur le chemin, il faut faire souvent le point,reprendre toutes les questions fondamentales, mme celles quon croit rsolues, et dix ans aprs, sereposer les questions quon se posait : Quest-ce que je veux ? Sur quel chemin suis-je engag ?Quest-ce que je fais ? Quest-ce qui mest demand ? Pourquoi ? Reprendre souvent les grandesnotions fondamentales de la voie quon comprend de mieux en mieux, danne en anne, et leurdonner un sens nouveau. Il ne faut pas penser quune fois pour toutes on a compris ce qutait le motmditation, ou nimporte quelle autre donne concernant le chemin. Il sagit dune entrepriserellement nouvelle par rapport tout ce que le courant dexistence nous a enseign, une entreprisetoujours nouvelle.

    Dans lexistence, trs vite, tout se rpte. Celui qui a mang dun certain plat peut se dire : Cesera toujours la mme chose toute ma vie, chaque fois que je remangerai de ce plat. Si un homme aeu une fois des relations sexuelles avec une femme, il y a de fortes chances pour que ces relationssexuelles se rptent toujours identiques elles-mmes, sauf si cet homme et cette femme voluent etse transforment, auquel cas leur sexualit se transformera aussi. Mais les expriences de la vie, trsvite, deviennent rptition ; on ne vit plus rien de rellement nouveau. Au contraire, sur le chemin silon y progresse vraiment tout est tout le temps nouveau. Par rapport la voie, la vie consiste rester sur place, comme quelquun qui vivrait toujours au mme endroit et qui naurait dautrehorizon, pendant toute son existence, que les maisons de son village. La voie, au contraire, cest levoyage. Je quitte mon village, je quitte les paysages auxquels je suis habitu, et chaque jour, chaquekilomtre, je dcouvre de nouvelles montagnes, de nouvelles vgtations. Aprs les plaines lesmontagnes, aprs les montagnes les plaines ; aprs les forts les dserts, aprs les dserts les oasis,et de nouvelles forts. Un des critres de lengagement sur le chemin, cest cette impression derenouvellement, de nouveaut. La vie, au lieu dtre fastidieusement pareille elle-mme, commence apporter du nouveau tous les jours. Ce que jappelle aujourdhui mditation sera tout autre dans unan, et encore tout autre dans cinq ans. Si ma mditation se rpte danne en anne toujours pareille,cela signifie que je ne suis pas sur le chemin, que je ne progresse pas. Tous les lments de ce cheminvoluent.

    Je peux mme dire que le chemin, cest la transformation du sens que nous donnons un certainnombre de mots. Le mot je , le mot amour , le mot libert , sont de ceux dont le sens setransformera le plus au cours des annes. Vous devez tre parfaitement disponibles et souples, ne pasvous crisper involontairement sur le sens dun mot, ne pas figer le sens dun mot que vous avez utilis

  • dune certaine faon, un certain moment, et en rester l.Il y a plus grave. Il existe un certain nombre de termes que nous avons connus avant mme de nous

    engager sur un chemin rel. Qui na pas entendu prononcer les mots libration , veil , sagesse , mditation , et ne sen est pas fait mcaniquement une certaine ide (on devrait mmedire quune certaine ide sest faite en lui). Et puis, on arrive avec cette ide, avec ce sens quondonne au mot, sans songer le mettre en question ; on fait comme si lon savait de quoi il sagit : Jereconnais bien de quoi lon parle alors que je ne reconnais rien du tout et que je ne sais pas dequoi lon parle.

    Un des mots les plus critiques pour les Europens est le mot hindou gourou, qui est devenutellement la mode. Il vous faudra peut-tre des annes pour comprendre vraiment ce quest ungourou et il ma fallu personnellement des annes pour entrevoir peu peu le sens vritable de cemot. Ce nest pas quand vous avez vu dans un livre sur lhindouisme que le mot gourou peutsinterprter tymologiquement comme la lumire qui dissipe les tnbres , que vous avez comprisce quest un gourou. Le mot matre en franais, que nous employons pour un acadmicien ou unavocat, ne nous claire pas beaucoup plus. On dit bien de quelquun qu il a trouv son matre ,quand il a trouv celui devant qui il sincline, qui il va enfin se dcider obir, alors que jusquprsent il nen avait toujours fait qu sa tte. Ni Dieu ni Matre. Matre prend dans cetteexpression un sens autoritaire, comme le matre par rapport lesclave. Nous pouvons penser aussiau matre dcole, avec tous les souvenirs conscients, semi-conscients ou inconscients qui serattachent cette notion. Rien de cela ne correspond vraiment celle de gourou. Le fait est que danstous les enseignements traditionnels, il y a des matres, que cette notion de matre est essentielle etquil est difficile pour lEuropen de se rendre compte quel point elle est importante. Une grandepartie du chemin consiste chercher son matre et le trouver. Certains ont mis des annes,Tibtains, soufis, hindous, aller de monastre en monastre, de confrrie en confrrie, pour trouverleur matre. Les hommes ont rarement lide quil est ncessaire de trouver un matre et se mettentrarement sa recherche. Plus rares encore sont ceux qui trouvent leur matre (ce qui est autre choseque de rencontrer un certain nombre de sages).

    Je sais maintenant par exprience, puisque je nai pas vcu et grandi en Orient et que je suis un purOccidental, que cette notion de matre, de gourou, est celle sur laquelle on se trompe le plus audpart. On se trompe, parce quon croit assez vite quon sait de quoi il sagit, alors quon ne le saitabsolument pas. Quel genre de relation va stablir avec un matre ? Quelle diffrence y a-t-il entrecette relation et toutes les autres relations que nous avons connues jusque-l ? La relation du discipleau gourou est une relation unique, incomparable. La premire erreur consiste penser quon peutpressentir ds le dbut quelle va tre cette relation, la deviner ou la connatre, en rfrence dautresexpriences qui nont rellement rien voir avec elle. Cest un sujet immense, o lon est peu prscertain de parler des sourds, tellement ce dont il est question est incommensurable aveclexprience courante. Si lon vous dit : la sagesse transcendante , les tats supra-conscients ,vous vous rendez compte de quelque chose dont vous navez pas ide ; mais si lon vous parle dungourou et quon traduit gourou par matre, vous pensez tout de suite que vous pouvez avoir une idede quoi il sagit, et cest tout fait faux. Combien de personnes en France utilisent le mot matre ou gourou ( mon matre , mon gourou ), alors quelles nont absolument pas tabli avec cettepersonne la vritable relation de disciple matre ? Celle-ci est trs prcise, ancienne,traditionnelle ; elle ne dpend de la fantaisie, de larbitraire ou de linvention de personne, elle esttout fait particulire. Ce mot gourou ou ce mot matre est employ tort et travers aujourdhui.

  • Mon matre , mon gourou : aucun matre, aucun gourou le plus souvent ; simplement un moine,un swmi, quon a pu rencontrer, admirer, et qui nous a donn sa bndiction ou quelques instructionscollectives. Voil une premire vrit dire.

    La seconde vrit, qui doit tre dite et redite, cest que si le matre est libre, libre de soninconscient, de ses peurs, de ses dsirs, de son mental, le candidat-disciple, lui, ne lest pas ; et cenest pas parce quil va se trouver en face dun homme libre que, magiquement, il va se trouver librelui-mme. Il est invitable, et il ne peut pas en tre autrement, que le candidat-disciple approche lematre travers sa non-libert, travers ses motions rprimes, son inconscient, ses peurs, sesaspirations, ses illusions, tous les mensonges de son mental. On peut donc poser comme loi que,pendant des annes, le candidat-disciple ne voit pas le matre tel quil est. Il ne voit que son matre,le matre conu par son mental. Tous les phnomnes de transfert et de projection, tudis et dcritsen psychologie dans la relation patient-thrapeute, commencent aussi par jouer en face du gourou,pour le candidat-disciple.

    Le matre a des possibilits suprieures celles du thrapeute, dues une transformationradicalement plus profonde de lui-mme que celle produite chez le thrapeute par lanalysedidactique. Il y a certainement une immense diffrence entre un thrapeute et un gourou, mais il ny apas, le plus souvent, au dpart du chemin, une immense diffrence entre un candidat-disciple et unhomme ou une femme qui sadresse un thrapeute. Pendant longtemps, le candidat-disciple voit legourou travers son inconscient, son mental et ses projections. Pendant longtemps aussi, il se laisseimpressionner par lapparence extrieure du gourou, par des dtails nombreux qui nont quuneimportance tout fait secondaire, au lieu de saisir lessence du gourou, cest--dire sa fonction deguide et dveilleur. Il y a toute une surface par laquelle les diffrents gourous sont tousdiffrents : il ny a pas deux gourous qui soient pareils extrieurement. La libert intrieure desgourous est la mme, leur essence, leur vision sont les mmes, puisquils ont une vision objective,impersonnelle, et quils sont morts eux-mmes ; mais lapparence entre un pir soufi afghan, unmatre tibtain, un gourou de naissance brahmane, est tout fait diffrente.

    Le folklore , les conditions de la vie auprs du gourou, les anecdotes que les disciples ancienspeuvent raconter, constituent un monde diffrent avec chaque gourou. Il y a quelques grandestraditions comme le soufisme, le zen, le yoga hindou, le tantrayana tibtain, mais, travers cestraditions, les vrais gourous diffrent profondment les uns par rapport aux autres. Or le candidat-disciple europen a trs souvent lu des livres dcrivant des sages et des gourous, entendu parler dunsage ou dun gourou par quelquun qui a voyag, a t en Inde ou a tudi auprs dun matre ou dunpseudo-matre quelque part, et le candidat-disciple europen sest fait une certaine ide de ce quedevait tre un gourou, daprs ce quon lui a racont. Or il y a de trs grandes diffrences dans lemode denseignement. Mon gourou est-il Europen, Tibtain, Japonais ? Moine ou laque ? (Il y a denombreux gourous hindous qui sont maris, pres de famille.) Mon gourou est-il vieux ou jeune ?Comment se comporte-t-il, comment agit-il ? Parle-t-il peu ou beaucoup ? La correspondance joue-t-elle un grand rle dans son enseignement ? Celui-ci est-il donn de faon didactique, mthodique, ouapparemment incohrente ? La conversation tient-elle un rle important comme la maeutique chezSocrate ? Ou le gourou enseigne-t-il uniquement travers les incidents de la vie ? Dans ce cas, aucundialogue suivi avec le disciple ; le disciple partage simplement, du matin au soir, lexistence dugourou qui utilise les situations du moment ou cre dlibrment des situations permettant au disciplede se voir, de voir comment il ragit, de voir monter la surface ses peurs, ses travers, sesconditionnements individuels. Certains gourous sont trs familiers, trs proches. Dautres sont assez

  • lointains, on ne les approche pas facilement, ils se tiennent le plus souvent lcart. Leur prsenceimprgne tout lashram, mais ils partagent peu la vie des disciples.

    Pendant dix-huit ans, il ma t donn de beaucoup voyager, de faire de longs sjours qui secomptent en mois, non en semaines auprs de nombreux matres, bien que je puisse dire dun seulquil a t mon gourou, Swmi Prajnnpad. Jai partag la vie de communauts de soufis enAfghanistan, de gompas tibtaines, jai sjourn dans diffrents monastres zen au Japon, jai connubien des gourous en Inde, du Krala au Bengale, sans parler des enseignements avec lesquels jai ten relation en France, en Angleterre ou en Suisse, en particulier les groupes Gurdjieff. Or, je laipartout remarqu, si chaque enseignement est diffrent, chaque gourou lest aussi. Trs souvent, ceque le disciple a lu ou entendu dire propos dun gourou fausse lapproche de celui avec qui ilvoudrait tablir une vritable relation.

    Le mot disciple lui-mme est employ tort et travers. Swmiji, pendant des annes, utilisait lemot candidat-disciple , candidate to discipleship, candidat ltat de disciple. Comment peut-onen effet se dire disciple tant quon na pas ltre dun disciple, quon na pas compris avec tout soi-mme, tte, cur, corps et sexe, ce que cest que dtre disciple, tant quon na pas davantagecompris ce que cest quun gourou en face de soi ?

    Le rle du gourou, son essence, est de conduire le disciple je cite ici le clbre sloka desUpanishads des tnbres la lumire, de la mort limmortalit . Le premier terme de cetteprire dit asato ma sat gamayo : de asat, conduis-nous sat, ce quon peut traduire de nombreusesfaons : du non-vrai conduis-nous au vrai ; de ce qui nest pas conduis-nous ce qui est ; de lirrelconduis-nous au rel . Toutes ces traductions ont t proposes en franais, et sont toutesacceptables. Voil lessence du gourou. Lessence dune lampe de poche est dclairer danslobscurit, sans quon ait besoin de courant lectrique. Lapparence de la lampe de poche, cest desavoir sil sagit dune torche ou dun botier, si ce botier comporte un verre plat ou un verre bomb,sil est mtallique ou gain de plastique, quelle est la couleur du plastique. Il est plus facile decomprendre ce quest lessence dune lampe de poche que de comprendre lessence dun gourou ! Ceque la tradition nous a lgu de la relation entre disciple et matre, depuis les textes clbres commeles preuves de Milarepa auprs de son gourou Marpa, jusqu des tmoignages plus obscurs, peutvous faire rflchir : voil ce qua t un disciple ; voil ce qua t un matre. Vous pouvez aussiessayer de comprendre ce qua t la relation des disciples avec Jsus-Christ considr en tant quegourou. Un aspect de la mission du Christ sur terre a t de se prsenter comme gourou, un matreenseignant des disciples. Le mot disciple signifie lve, cest tout.

    Mais de quel enseignement sagit-il ? Cest un point auquel il est ncessaire de revenir souvent, derflchir souvent, srieusement, profondment, avec gravit. Quest-ce dabord quun disciple ? Suis-je un disciple ? Est-ce que je comprends mme ce quest un disciple ? Suis-je dcid tre undisciple ? Ou est-ce que je fabrique, travers mon mental, une notion de disciple qui me convient etqui est mensongre ? Quest-ce ensuite quun gourou ? Qui est-ce que jose appeler mon gourou ? Ai-je compris qui il est, ce que je peux attendre de lui, ce que je ne peux pas en attendre ? Ce que je doislui donner en change ? Questions primordiales entre toutes, puisque la sadhana repose sur cetterelation du disciple au gourou. Et combien essaient, pendant des annes, cette impossibilit : suivreune voie, guid ou aid par quelquun quon va tenter dutiliser son profit, mais sans tablir aveclui la vritable relation de disciple gourou, relation pourtant capitale dans le soufisme, dans lebouddhisme tibtain, dans le bouddhisme zen, dans le taosme, et qui a aussi sa grande importancedans le christianisme oriental orthodoxe.

  • Il y a un point sur lequel je veux insister. Il existe diffrents chemins, on le sait, bhakti yoga, rajayoga, karma yoga, laya yoga, yoga tantrique, lintrieur de la seule tradition hindoue, sans mmeparler des autres. Il y a diffrents chemins et chaque gourou est diffrent, chaque gourou est unique.Ce que nous avons lu propos dun autre gourou, ce que nous avons entendu dire de lui peutdformer la comprhension relle de notre gourou, que nous allons plus ou moins consciemmentcomparer limage que nous portons en nous-mmes et ce que nous avons entendu dire. Alors, il nerpondra pas notre attente. Je peux tout de suite accepter que mon gourou soit Japonais et non pasTibtain, Franais et non pas Indien, mais bien des attentes ne disparatront pas comme cela etrsisteront larrire-plan de la conscience pour tre sans cesse dues, me donner limpressionquil manque quelque chose au chemin que je suis, ou que je me suis peut-tre tromp. En revanche,chaque fois quon me parle dun matre, dune exprience auprs dun matre, dun gourou quon arencontr en Inde, au Japon, dans lHimalaya, et que jessaie de dpasser lanecdote, la surface, pourcomprendre la profondeur, quelle tait laction de cet homme, ou de cette femme, pourquoi a-t-il agiainsi, quel enseignement son comportement a-t-il transmis, chaque fois que je me rapproche delessence dun gourou, je comprends mieux mon propre gourou et ma relation avec lui.

    Sans aucun doute, ma propre relation avec Swmiji a t dabord dforme par mon expriencedautres matres hindous, tibtains, et soufis. Il ny a pas de doute non plus que, dans une secondepriode, la relation que javais avec ces matres, ce que jentrevoyais auprs deux, ma aid mieuxcomprendre ma relation avec Swmiji, ma ouvert des horizons, ma oblig me poser des questionsimportantes : Suis-je vraiment certain du chemin que je prtends suivre ? Est-ce quau fond de moijai un doute que jessaie de masquer parce que cela me poserait trop de problmes ? Le faitdavoir rencontr dautres matres oblige se demander si lon est vraiment sr de son matre et duchemin que lon suit, sil manque quelque chose son propre gourou. Il faut avoir le courage de seposer ces questions. The way is not for the coward disait Swmiji : Le chemin nest pas pour lelche. Il faut avoir le courage de remettre en question les certitudes faciles par lesquelles on berceson sommeil. Cest certainement un dfi qui nous est lanc, de rencontrer un matre trs diffrent duntre et dtre tent de se dire : Mais il manque tout cela mon gourou. Je vous assure quunjugement superficiel pouvait faire dire : Il manque beaucoup de choses Swmi Prajnnpad, parrapport M Anandamayi, par rapport certains rinpochs, certains soufis dAfghanistan. Swmiji tait g, cest vrai. Mais je ne le voyais pas embrasser la vie bras-le-corps comme je laivu faire par certains matres, je nai jamais vu Swmiji prsider un banquet de disciples, diriger unchantier de construction, comme jai vu Chatral Rinpoch le faire. Je ne lai jamais vu chanter,danser, jouer de la musique comme jai vu dautres gourous le faire. Je ne lai jamais vu descendreen ville avec une poigne de disciples et les emmener dans des bars, comme jai vu des matres zenle faire au Japon (dans un contexte tout fait diffrent du ntre et de lInde). Swmiji ne mest jamaisapparu comme une force de la nature au sens physique, humain. Il tait g, cest vrai, mais aucunmoment de sa vie Swmiji na eu en lui toutes les caractristiques dun matre soufi, plus celles dunmatre en yoga, dun matre zen et dun tibtain kagyu-pa ou nyingma-pa, plus celles de Ramdas etde M Anandamayi.

    Chaque gourou, sur le plan de la manifestation, a ses limites. Cela doit tre vu en face. Ce nest pasla peine de se mentir en pensant : Jai trouv, et cela me poserait trop de problmes de me dire queje nai peut-tre pas trouv. Je vous demande de rflchir ce que je vous dis l, car cest trsimportant. Ou bien vous considrez que vous avez un gourou, ou bien vous ny croyez pas. Et voussavez, un demi-gourou, un simili-gourou, cela ne mne nulle part ! Il vaut mieux partir et se dire : Je

  • chercherai jusqu ce que je trouve. Cest une question que vous devez vous poser courageusement.Les doutes cet gard doivent tre exprims intelligemment, mais ils doivent ltre, et tous les doutesont le droit dtre satisfaits, apaiss, transforms en certitude.

    Il y a donc lapparence et il y a lessence. Il existe des gourous dont lapparence est fascinante,mais dont les capacits pdagogiques sont moins grandes que celles dun gourou plus terne. Les plusgrands virtuoses en musique ne sont pas forcment les meilleurs professeurs, et je suppose que lesplus grandes clbrits de la danse ne sont pas forcment les meilleurs enseignants. Le gourou estarriv lui-mme au bout de son chemin, bien sr, mais il na pas forcment des pouvoirs miraculeuxet un rayonnement bouleversant. La dfinition du gourou, cest dtre capable de guider, cest dtreun bon ducateur. Gourou nest pas synonyme de jivanmukta ou de sage : on peut tre un sage parfaitsans avoir des qualifications de gourou, cest--dire sans tre un instructeur, sans tre capablevraiment daider un autre sur son propre chemin.

    Il y a aussi un point dlicat, mais que lobservation permet de confirmer en voyageant en Asie : onpeut tre un gourou rel, qui fait vraiment progresser, sans avoir toutes les manifestations de lasagesse. Il faut, bien entendu, quune transformation intrieure radicale se soit accomplie ; mais ilexiste en fait deux types de gourous. Si tous sont compltement morts eux-mmes, il existe dunepart le sage divin, dautre part le guide qui a une relle connaissance de ltre humain dans uneperspective traditionnelle. Sinon, il nexisterait pas des centaines de gourous inconnus. Or, cescentaines existent en Inde qui, sils ne sont pas Ramana Maharshi ou M Anandamayi, ne sont paspour autant des charlatans et sont vraiment considrs comme gourous.

    Maintenant, comment le gourou, voyant larbre dans la graine, ladulte dans lenfant, donne-t-il cequi est ncessaire chacun, chaque moment ? Un jardinier doit faire beaucoup pour une plante :arroser, mettre de lengrais, la protger dun soleil trop brlant, tailler certaines branches, monder,sarcler, biner. De mme, un gourou doit agir de bien des faons diffrentes pour transformer ledisciple, faire dun mouton blant un tigre rugissant , comme dit le zen, pour transformer un enfantperdu, nou, contract, frustr, en adulte panoui, combl, full, plein , qui rien ne manque, quidonc nattend plus rien et se trouve compltement disponible aux autres. Cest un moyen daiderquelquun se transformer et grandir, que de combler ses frustrations et ses demandes les plusgrandes. Je tiens insister l-dessus, le gourou cest aussi quelquun qui donne pour quon puisserecevoir, et cest normal quil donne et cest normal quon reoive ce dont on a absolument besoinpour grandir, pour redresser ce qui a t tordu, dnouer ce qui a t nou, combler ce qui a tfrustr. Si un jardinier voit une plante mourante, un sol craquel sous leffet de la scheresse, lapremire chose quil fera sera darroser plusieurs jours de suite, avant de tenter quoi que ce soitdautre. Tel est aussi le rle du gourou : donner au disciple assoiff lamour qui lui a manqu.

    Au dbut, le gourou comble les aspirations, mme infantiles, du candidat. Puis il arrte. Il lui amontr quil faut sengager sur un autre chemin : Tu ne recevras pas toujours, tu nas pas seulement recevoir, tu nas pas qu recevoir, cest fini. Tu as reu, maintenant vois. Tu peux te servir dans lavie de ce que tu as reu. La voie est une suite dinstants de transformation. Le disciple applique cequil a compris. Il sait quil nest pas seulement dans son rle sur la terre de demander et de recevoir,mais aussi de dire : Maintenant jai reu et cest mon tour de faire ; vas-y ! On ma prouv que jepouvais le faire. Fini de demander comme un enfant, on ma montr le chemin, jy vais.

    On se rend compte quon est capable de changer, de commencer reprendre confiance en soi. Onretrouve lesprance : Je suis capable de faire quelque chose, de devenir un peu plus libre, un peu

  • plus adulte, de grandir un peu plus. Cest cela la premire cl.Le gourou peut nous aider changer, pas nous aider avoir plus mais nous aider changer notre

    tre, tre autre que nous tions. Pendant longtemps, on est ce quon est et, partir de ce quon est,on cherche avoir dans tous les domaines : les russites matrielles, les satisfactions motionnellesou intellectuelles. Et puis, certains pressentent quil est possible de changer leur tre et que cest lque se trouve la vraie solution, la vraie rponse. Vous lavez tous pressenti plus ou moins clairement,plus ou moins consciemment.

    Je vous demande maintenant de voir en face un autre point essentiel et qui est, lui aussi, loccasionde bien des confusions et des erreurs. Les enseignements traditionnels, que ce soit le bouddhisme zen,le soufisme de lIslam, le bouddhisme tibtain, les diffrents yogas hindous ou le vedanta, tels quilsont t transmis de sicle en sicle, mme parfois de millnaire en millnaire, taient mis en forme etrdigs dans des textes destins des candidats la sagesse, des disciples, beaucoup plusdiffrents que nous ne limaginons de lEuropen ou mme de lIndien moderne qui, lge de vingt,trente ou quarante ans, dcide de se consacrer la recherche de la libration, la ralisation du Soi.

    Cest une diffrence qui est tout le temps oublie parce que lOccidental daujourdhui, mme celuiqui sintresse ces enseignements, na pas toujours eu loccasion de vivre assez longtemps dans desmilieux traditionnels protgs (et ils sont de moins en moins nombreux la surface de cette plante)pour pouvoir se rendre compte de limmensit de cette diffrence. Cette vrit a ses rpercussionssur tous les aspects du chemin si nous nous engageons dans un chemin traditionnel oriental etnotamment sur le point essentiel, bien mal compris, pour ne pas dire totalement incompris en Europe,du rle du matre spirituel ou gourou.

    Autrefois, le gourou avait pour rle de mener plus loin une ducation qui avait t dj donne defaon normale et juste aux hommes et aux femmes qui venaient lui. Aujourdhui, cette ducationnest plus donne, mme dans les familles qui ont conserv une certaine tradition. Voil un point dontlEuropen moderne, qui ne connat que son monde lui, sa civilisation et sa culture lui, ne peutabsolument pas se douter. Dans les pays sous-dvelopps non dtruits par les squelles de lacolonisation ou par des troubles politiques, dans les pays du tiers monde qui sont rests peu prsfidles leur culture, quelle quelle soit, lobservateur attentif ne peut pas ne pas tre saisi par lessoins dont sont entours les enfants. Cest quelque chose de si perturbant pour nous que, trs souvent,le voyageur refuse de voir ce qui lobligerait mettre tellement en question sa propre socit et sapropre ducation.

    Tous les mondes anciens, toutes les socits traditionnelles taient fonds sur cette vrit majeure :la partie se joue dans lenfance. Ces mondes tournaient autour de la famille. Si vous prononcezaujourdhui le mot famille , vous voil trait de fasciste et doppresseur de la femme ! Commentdiscuter dans ces conditions-l ? Les socits anciennes taient centres sur la famille, sur lapossibilit pour les enfants, cest--dire les futurs adultes, davoir un vrai papa et une vraie maman.Ce qui nous est nous, Occidentaux modernes, de plus en plus refus. Puisque tous les enfants sont defuturs adultes et que cest dans lenfance que le destin de ladulte se joue, il est bien normal et naturelquon ait donn tant dimportance aux enfants. Aujourdhui, cest pratiquement fini. On donne delimportance aux jeunes , on ne parle plus que de a, tout est pour les jeunes, mais ce ne sont djplus des enfants et la partie a dj t gagne ou perdue quand on arrive lge de seize ans. Parfois,il est possible, au moment de la pubert, de rattraper les erreurs qui ont t faites dans lenfance oules manques dont aurait eu souffrir lenfant. Mais le plus souvent, cette opportunit, cette seconde

  • chance donne aux ducateurs nest pas saisie. Un ducateur nest pas seulement quelquun qui estresponsable dune trentaine denfants dans une classe, si consciencieux que soient la plupart desinstituteurs et institutrices. Cest quelquun qui peut se pencher sur un enfant avec autant de soin etdamour que les horticulteurs se penchent sur certaines fleurs, quand ils veulent produire unenouvelle qualit de roses susceptible dtre prime. Lducation nest pas la culture en srie : onlaboure un champ, on sme et lon regarde pousser. En horticulture, on apporte ses soins chaqueplante individuellement, pour la repiquer, la tailler, lmonder, la protger du froid ou du soleil.Mme aujourdhui, les parents qui voudraient lever leurs enfants le mieux possible ne sont plus enmesure de le faire. Tout est contre eux. Dabord, ils nont dj pas eu eux-mmes lducation quiaurait t ncessaire. Les pressions de la socit de consommation, qui crent tant dmotions,utilisent tant de besoins, suscitent tant de problmes et arrivent accaparer tellement la pense et lecur, font que le pre et la mre ne sont pratiquement plus disponibles pour leurs enfants. De plus enplus, on voit des familles perturbes par la msentente, le divorce, les disputes des parents devant lesenfants, les pres qui ne sont jamais l parce quils ont trop de travail ou vivent chez leur matresse.Mme dans les foyers dits unis, les parents nont plus la disponibilit dlever les enfants comme onles levait autrefois. Ils sont beaucoup trop pris par leurs problmes , leurs motions, leursinquitudes, ce quils croient ncessaire : tre au courant, lire les journaux, les hebdomadaireschaque semaine, regarder la tlvision ; autant de temps vol aux enfants. Autrefois, les parentsdonnaient ceux-ci une disponibilit, un temps, un amour qui ont disparu aujourdhui. Lespsychologues, les psychanalystes, les psychothrapeutes, quelle que soit lcole laquelle ilsappartiennent, sont bien daccord sur le principe fondamental quun destin humain se joue dans lespremires annes de la vie. Cest dans lenfance que se dcide ce que sera ladulte et rien ne peutremplacer le pre et la mre. Mais toute la socit actuelle empche de plus en plus aux pres dtredes pres et aux mres dtre des mres. Quand une mre a limpression dtre une trs bonne mre,quun pre a limpression dtre un trs bon pre, cest par rapport la norme moyenne de notremonde moderne. Si ctait par rapport la vrit relle, cela resterait drisoire. Quand une mre dit : Jai tout fait pour mes enfants , par rapport ce que ferait une vraie mre, elle na rien fait. Maisje naccuse aucun pre, aucune mre, modernes. Cest le karma dune socit entire, cest notrekarma collectif puisque nous sommes ns dans cette socit. Nous navions qu natre dans unefamille hindoue du XVe sicle ! Mais nous devons tous, si nous sommes intresss par la vrit, voiren face cette situation. Quelques rares exceptions ne changent rien la rgle gnrale. Quant medire que ces exceptions sont nombreuses, que je fais un portrait noir, que si je nai pas t levcomme jaurais voulu ltre, ce nest pas une raison pour gnraliser, je dis que cela est faux, quecest un mensonge d laveuglement, et jaffirme que mme des parents qui voudraient pouvoirrellement lever leurs enfants, ne le peuvent plus aujourdhui. Ce que nous appelons une bonneducation, par rapport ce qua t rellement lducation des enfants, est devenu quelque chose depitoyable. Voil la vrit. Cela a de nombreuses rpercussions. La situation motionnelle et mentalese dgrade un peu plus chaque gnration. Ceux qui sont en contact avec dautres tres humains, lesmdecins, les prtres, les psychiatres et psychothrapeutes ne le savent que trop. Les mdecinsgnralistes savent aussi que ce dont souffrent les gens, cest le plus souvent de maladies psychiqueset psychosomatiques plus que de maladies physiques proprement dites. Combien de gens vontconsulter le gnraliste pour dire finalement : Je suis fatigu, je suis bout, je nen peux plus. Des spcialistes mont dit que ctait mme le cas pour eux : des gens vont consulterlophtalmologiste, qui nont absolument rien aux yeux ; on leur a simplement dit quil tait gentil, ouque ctait un bon mdecin, et ils ne vont le voir que pour trouver quelquun qui les coute un

  • moment.Autrefois, le gourou tait l pour parachever, pousser au-del des ncessits humaines normales,

    une ducation dj donne. Et aujourdhui, le gourou a dabord remplir une tche nouvelle quintait pas la sienne autrefois, donner aux pseudo-adultes ce quils nont pas reu dans leur enfance etquils auraient d normalement recevoir. Le gourou doit dabord faire ce que le pre et la mre nontpu donner malgr leur dsir de donner. Il y a cet gard un grave malentendu, parce que ceux qui ontlu des textes traditionnels sur le yoga, sur le vedanta, sur dautres traditions, qui ont lu des viesdasctes, de yogis, de hros de la spiritualit, pensent quils peuvent sengager directement dans cesdisciplines, alors que cest en fait absolument impossible. Souvent, plus on est mal en point parrapport au niveau humain normal, plus on rve dun niveau supranormal qui reprsenterait unerevanche et une compensation fantastiques par rapport ses manques et ses insuffisances. Si cettevrit nest pas vue en face, on ne peut aboutir qu des checs. Certains enseignements donns pardes yogis ou des swmis qui ont une notorit assez grande et parfois mondiale, sont lesenseignements quon donnait autrefois des tres humains harmonieux, unifis grce une ducationminutieuse. Ce sont donc des enseignements inaccessibles et vains pour ceux qui arrivent avec tousles manques, toutes les souffrances, frustrations, distorsions, compensations artificielles qui rsultentdune ducation insuffisante.

    Lducation, ce nest pas linstruction qui est encore une tche diffrente. Lducation, cest uneducation motrice : on apprend lenfant se servir de ses deux mains et de ses dix doigts, on luiapprend marcher, monter et descendre un escalier. Cest une ducation intellectuelle, encoredonne aujourdhui : on apprend mme plus quautrefois aux enfants lire et crire. En ce quiconcerne lanalphabtisme, les statistiques sont l pour montrer quil y a plus de gens instruits .Mais la vritable ducation, cest lducation motionnelle. Un enfant vit dans les motions ; il esttellement dpendant, donc tellement vulnrable, quil ne peut pas en tre autrement. Lducationconsiste en faire un adulte. Et un adulte na plus dmotions. Il peut ressentir avec son cur lesralits de lexistence, mais non pas tre emport par des motions qui lui enlvent sa disponibilit etsa lucidit ; cela nest pas normal pour un adulte. Autrefois, les adultes emports par leurs motionstaient plus rares. Cest pour cela quon en parlait comme dune tragdie, comme nous parlons dunaveugle, dun mutil ou dun paralys. Ctait une des formes que prenait la souffrance : tre emportpar les motions, la passion amoureuse incontrle, les grandes colres, les jalousies, les haines, lespeurs, les dsirs incontrlables.

    duquer, cest, tymologiquement, conduire hors de , conduire hors des motions, et cest cetravail dducation qui na plus t fait. Lducation motionnelle, aujourdhui, est nulle. Et ce qui estplus grave, cest quil y a une contre-ducation. Non seulement les adultes je pense en particulierau pre et la mre, ventuellement aux oncles, aux tantes, aux frres ans, aux grands-parents nesont plus l pour apprendre lenfant, peu peu, dpasser ses motions et accepter le monde telquil est, mais les adultes sont l pour irradier leurs propres motions sur les enfants. Je suis entr en1949 dans le chemin. Mais, malgr des annes de yoga, de mditation, de sjours en Inde, jai t toutaussi incapable que les autres de donner mes enfants une ducation digne de ce nom. Simplement,plus tard, ce que jai vcu et ralis auprs de Swmiji ma permis de rparer une grande part deserreurs que javais faites et, dabord, de cesser de les aggraver.

    Bien des observateurs voient les enfants dans leur classe, dans leur camp de scoutisme ou dansleur colonie de vacances, et ils ne voient pas ce qui se passe la maison ; mais si lon regarde avecun il ouvert, averti, ce qui se passe dans les familles, y compris celles qui sont supposes donner

  • une bonne ducation aux enfants (et pas seulement les exemples des alcooliques qui se battent coupsde bouteilles devant leurs propres gosses), il est saisissant de voir quel point les enfants ne sont pasguids pour devenir adultes, quel point ils sont motionnellement mutils. Tant et si bien que, sinotre socit moderne produit des hommes et des femmes dous physiquement (tennis, ski, natation,tout y est), dous intellectuellement (cole normale suprieure, Polytechnique, cole nationaledadministration), cette socit produit des tres qui sont des arrirs motionnels , des dbilesmotionnels : manque de confiance en soi, peur, anxit, susceptibilit, jalousie, timidit,agressivit, orgueil, et tous les complexes . Comme cela se trouve de plus en plus gnralis,chacun en souffre, mais peu en prennent clairement conscience et osent exprimer ces choses tellesquelles sont. Nous savons bien ce que cest quun arrir ou un dbile moteur, un arrir mental ouun dbile mental ; il y a des tests, des mesures de quotient intellectuel qui nous permettent de porterun diagnostic. Mais nous navons rien qui nous permette de mesurer la dbilit motionnelle ou larriration motionnelle . Et la plupart des adultes aujourdhui sont motionnellement infantiles.Ce qui tait exceptionnel autrefois est devenu la rgle, ce qui tait la rgle est devenu lexception. Or,un pseudo-adulte qui est un arrir motionnel ou un dbile motionnel ne peut pas de plain-piedaccder aux disciplines sotriques, initiatiques, yogiques dcrites par les grands textes, lesUpanishads, le yoga Vashishta, les Yoga sutra de Patanjali, Shankarcharya ou les textes quivalentsen matires de soufisme, bouddhisme tibtain ou zen.

    Voil pourquoi, en ce qui concerne le rle du gourou, se pose une grave et importante question. Ungourou strictement traditionnel ne pourrait tre daucune utilit pour les candidats modernes. Il fautque le gourou commence par accomplir une tche qui, autrefois, ntait pas la sienne : faire ce qui napas t fait, donner ce qui na pas t donn. Et cest ce que jai moi-mme trouv auprs de ShrSwmi Prajnnpad, qui, tout en ayant t lui-mme lev magnifiquement dans une grande famille debrahmanes bengalis, devenu trs jeune un homme qui sortait dj de lordinaire dans son milieu, puisun yogi, un tre veill, libr, et un matre spirituel, avait trs vite compris que les candidats quivenaient lui, mme les Indiens qui avaient fait des tudes modernes, parlaient anglais couramment etntaient dj plus reprsentatifs de lInde traditionnelle, navaient pas les qualifications pouraborder directement lenseignement que lui-mme avait reu de son propre gourou, NiralambaSwmi. Et que dire des quelques disciples franais qui lont entour dans les douze ou treizedernires annes de sa vie !

    Soyez clairs quand vous rflchissez cette question du gourou et du disciple, quand vous lisezdes livres qui portent tmoignage sur ce quon appelle en Inde guru-chella relationship (on dit pourle disciple chella ou shisya). Toute cette tradition magnifique doit tre complte aujourdhui.Beaucoup de candidats-disciples sont des hommes et des femmes parfaitement sincres, mais qui seprsentent la facult en disant : Je voudrais tudier le calcul infinitsimal ou la physiquenuclaire , alors quils savent peine lire et crire. Ils doivent finir leurs tudes primaires, fairetoutes leurs tudes secondaires, avant de commencer apprendre les mathmatiques suprieures. Jepeux prendre une autre comparaison aussi simple. Des boiteux, des poliomylitiques peineconvalescents viennent en demandant : Je voudrais mentraner pour des records olympiques. Ilfaut dabord leur apprendre marcher normalement, sans cannes et sans bquilles !

    Mme si lon est revtu dune robe orange ou saumon comme les moines bouddhistes ou lesswmis hindous, il y a un immense mensonge faire croire des jeunes ou de moins jeunes quonva leur donner tout ce que promet le yoga, comme a, tout de suite ou en quelques annes, alors queleur absence dducation motionnelle les rend absolument inaptes sengager dans des disciplines

  • suprieures, interdites ceux qui nont pas dj rsolu un grand nombre de problmes personnels.Cest l quil y a quelque chose daberrant dans lapproche actuelle. Jusquo va laveuglement pourque cela ne saute pas aux yeux ? Tous ces enseignements sont destins conduire trs au-del duniveau humain accompli. Or ceux qui rvent de ces enseignements ne sont pas capables de se placerau niveau humain normal et suffoquent dans leur peur, leurs malaises, leur dsadaptation. Pensez cequon appelait autrefois les qualifications initiatiques de dpart pour pouvoir tre disciple. Cesqualifications initiatiques, on les a dailleurs trouves dans le christianisme aussi. Cest ce quonattendait dun candidat prtre ou moine. Ces qualifications reprsenteraient dj, pour lhommemoyen daujourdhui, le but dont il ose peine rver. Tout le monde sait aujourdhui, o le yoga estdevenu si connu en Europe, que les Yoga sutra de Patanjali, qui prsentent un chemin en huit partiescomme le chemin du Bouddha, commencent avec les prescriptions thiques, psychologiques, de yamaet de niyama. Dans ces yama et niyama, vous trouvez lgalit dhumeur, cest--dire labsencedmotion. Rien que a, cest fini, arrtons, nallons pas plus loin ! Vous trouvez la matrise compltedu sexe, labsence de dsirs. Ces yama et niyama reprsentent dj un tel accomplissementmotionnel que personne ne rverait daller plus loin ! Or, ceux qui nont aucune matrise de cesyama et niyama et qui savent trs bien que, si cela continue ainsi, ils nont aucune chance davoirjamais la moindre matrise cet gard, court-circuitent ces deux premiers membres (anga) duchemin de Patanjali et sintressent dharan, dhyana, samadhi, aux plus hauts accomplissementsspirituels. On spuise pour une mditation qui nous chappe toujours et le but est comme la carottesuspendue au bout dune perche pour faire avancer un ne : cest toujours pour demain. Au bout detrente ans consacrs au yoga, on se dit, si lon se regarde dans la glace les yeux dans les yeux et sansse mentir : samadhi ? dhyana ? Un peu de dharana de temps en temps avec de grands efforts pourrussir concentrer mon attention ! Quant pouvoir dire que jai dpass lego ou le mental, que jevis dans la non-dualit , quel rve bris, que dillusions perdues ! Non que les candidats au yogane fussent pas sincres, pas rellement dsireux darriver et ne se fussent pas donn de mal (certainssen sont donn beaucoup), mais parce que les prmices manquaient.

    Avant la grande libert spirituelle et mtaphysique, il y a dabord une libert psychologique. Avantla non-dualit transcendante qui nest pas un rve de mtaphysicien mais une ralit il y a dabordune non-dualit psychologique qui consiste ne pas tre tout le temps en conflit avec soi-mme etavec tout ce qui vous entoure. Le spirituel est au-del du psychique (psych signifiant me). LEspritest un niveau suprieur. Sur le plan psychique tout est dsordre, confusion, conflit. Commentpourrait-il y avoir accs la transcendance du plan spirituel ? Il faut tre bien clair sur ce point, et ily a une grande confusion entre le psychique et le spirituel. Dans lducation moyenne de lOccidentalmoyen et du chrtien moyen daujourdhui, il nest plus question que de lme et du corps. On y croitou lon ny croit pas ; les croyants affirment que lhomme est compos dun corps mortel et duneme immortelle, mais on ne parle plus de lEsprit. Dans tous les enseignements on trouve troistermes : en arabe, au-del du corps, nafs correspond au psychisme et ruh, lesprit. En grec, psychet pneuma, en latin, anima et spiritus. Si lon veut avoir accs ce quon appelle le spirituel, il fautdabord traverser le niveau psychique. Sil ny a que dsordre sur le plan psychologique, il ne peutpas y avoir qualification pour la spiritualit. Aujourdhui, on essaie dutiliser les enseignementsspirituels, destins faire seffacer ou disparatre lego, pour des raisons psychologiques visant rendre en bonne sant un ego compltement malade. Ce sont des enseignements qui ne sont pas du toutfaits pour la mme chose. Un enseignement destin aider la mort de la chenille et sa transformationen papillon nest pas un enseignement destin permettre des chenilles malades de devenir deschenilles en bonne sant. Ce qui est vrai, par contre, cest quune chenille malade doit dabord

  • devenir une chenille en bonne sant avant de devenir une chrysalide et un papillon.Quelques rares gourous, dont Swmi Prajnnpad, ont accept cette situation nouvelle, et pris en

    charge ceux qui venaient eux non pas comme des disciples mais comme des candidats-disciples,peut-tre capables un jour de devenir des disciples. Ces gourous sentent : Avec ma connaissance etma comprhension de ltre humain, je vais faire tout le travail pralable qui normalement ne devraitpas mincomber en tant que gourou, celui qui na pas t fait, qui na pu tre fait par le papa, lamaman et la collectivit.

    Des yogis hindous, qui sont vraiment des yogis, des mahatmas, des sages, il en existe quelques-uns.Mais pas suffisamment pour prendre en charge dans le dtail les dizaines de milliers dOccidentauxperdus qui cherchent sortir de leur suffocation. Dautre part, ces matres rellement librs,rayonnants, dont le regard et la simplicit ne trompent pas, sont les derniers produits dun autremonde. Ils avaient, ds le dpart, des qualifications exceptionnelles que nont pas les chercheursoccidentaux courants, et ils ne peuvent pas prendre en charge la rducation de ceux qui viennent eux. Jai connu beaucoup de ces sages et je leur conserve une vnration qui na jamais vacill. Lemiracle a t que Swmi Prajnnpad ait pu tre la fois un gourou et un ducateur. Dabord unducateur et ensuite un gourou de moins en moins ducateur et de plus en plus gourou. Mais il y a unegrande confusion aujourdhui sur cette recherche du gourou, sur le mot mme de gourou. On est leplus souvent dans le rve, dans la fantaisie, dans le dlire du mental. On va vers un gourou parcequon na pas eu un pre ou une mre mme si lon a eu un pre et une mre honorables et que ledsordre de la socit a encore aggrav la situation.

    Il faut donc tre bien clair. Quest-ce que ma vocation de disciple et quest-ce que jattends de mongourou ? Inutile de faire semblant dtre en facult si vous ntes mme pas au lyce. Mais je saisquil y a une issue, puisque je lai trouve moi-mme auprs de Swmi Prajnnpad, qui ntait pasplus sage ou plus grand que les autres matres hindous ou tibtains devant lesquels je me suisprostern tant de fois, mais qui a compris assez vite, quelques annes aprs tre devenu Swmiji ,quun maillon manquait entre la sadhana quil avait vcue lui-mme et les possibilits des jeunesIndiens qui venaient lui. Comment, le plus vite possible, rattraper ce qui a t manqu danslenfance ? Comment donner lancien enfant ce que le pre et la mre navaient pas pu donner,redresser ce qui avait t tordu, combler ce qui avait manqu, refaire le chemin motionnel qui auraitd normalement tre fait dans le cadre de lducation de la famille, ou de ce que lon appelaitautrefois en Inde le gouroukoul ? (Ctait aussi une ducation familiale, puisque le gouroukoul taitune famille qui levait des enfants et qui envoyait, partir dun certain ge, ses propres enfants pourtre levs dans une autre famille.)

    En vrit, les qualifications quon attend dun vritable ducateur et dun gourou sont assezsemblables. Si vous lisez ce que Krishnamurti, qui est rput pour avoir t trs svre lgard desgourous, a crit au sujet de lducation et des ducateurs, vous verrez ce quest un gourou et undisciple. La description que Krishnamurti donne de lducateur, cest peu de chose prs ladescription du gourou. Un ducateur doit tre absolument disponible, impartial, sans motion,acceptant ceux dont il a la charge tels quils sont et non pas tels quils devraient tre. Un gourouaussi. En fait, celui qui est qualifi pour tre gourou est par l mme qualifi pour tre ducateurdenfants ou rducateur dadultes ducation motionnelle manque. Le gourou na plus dopinionspersonnelles. Pour employer le langage du zen, il a cess de chrir des opinions et dopposerce quil aime ce quil naime pas , subjectivement, individuellement. Il est neutre, objectif, sansidiosyncrasie mentale, sans aucune motion personnelle, sans prjugs, sans systme, un avec celui

  • qui lapproche. Il ne vit plus dans son monde, il vit dans le monde, il voit le disciple rel et non ledisciple que lui prsente son mental, il voit bien plus loin que la surface et lapparence, il voit laprofondeur, lessence de celui qui vient lui. Il voit des nuds dnouer, des distorsions redresser, des blessures cicatriser. Il voit les besoins et les demandes du disciple les plusprofondes, bien plus loin que le disciple lui-mme ne les voit.

    Mais, parce que le plus souvent et cest par concession aux motions de ceux qui mcoutent queje dis : le plus souvent ; le fond de ma pense, cest : toujours vos parents nont pu tre ce quilsauraient d vraiment tre, cest--dire neutres, sans motions, vous restez si marqus par votreenfance, lenfant qui subsiste en vous est encore l si puissant avec toutes ses blessures, que vous nepouvez pas du tout croire que quelquun puisse tre vraiment neutre, sans motions, en face de vous.Vous vivez sur la dfensive, dans la mfiance, craignant toujours dtre trahi, abandonn, incompris,mal dirig, tromp par le gourou, quelle que soit sa bonne volont ou sa sympathie votre gard. Sice nest pas consciemment, cest inconsciemment. Vous avez toujours rencontr en face de vousquelquun qui tait un autre que vous, avec ses problmes lui, qui sopposaient aux vtres. Quandvous aviez besoin que votre mre soit repose, elle tait fatigue. Quand vous aviez besoin que votrepre soit disponible pour jouer, il tait tendu par des problmes professionnels et vous rabrouait endisant : Je ten prie, laisse-moi, va jouer dans ta chambre ; et tout lavenant. Vous avez toujourseu en face de vous un autre que vous, un autre ego avec ses peurs, ses dsirs, ses attractions, sesrpulsions. Vous ne pouvez pas croire quil puisse exister un type de relations absolument diffrent,dans lequel celui qui vous coute, vous regarde, vous parle, nexiste plus en tant quego, nest plussoumis au dsir, la peur, lattraction, la rpulsion, nest plus prisonnier du voile ou de lcrandu mental, autrement dit est un avec vous, nest pas un autre que vous. Cest vous-mme dj au boutde votre propre chemin. Cest la voix de votre propre buddhi, de votre intelligence suprieure, cestvotre propre atman, le Soi. Latman est un, et si je veux me voir aujourdhui, moi qui suis perdu,alin, qui ne me retrouve plus, qui ne sais plus qui je suis, qui suis tel personnage le matin et telautre le soir, si je veux me voir aujourdhui, ce nest pas en me regardant dans la glace, cest enregardant mon gourou que je peux me voir moi-mme. condition que je ne marrte pas lapparence du gourou, gros, maigre, vieux, jeune, homme ou femme. Ne confondez pas lapparenceet lessence. Chez le gourou, ce qui est important, ce nest pas sil a quarante ou soixante-dix ans, sila la peau blanche ou brune. Ce qui est important cest sil est gourou, cest--dire sil est celui quidissipe les tnbres et qui guide le long dun chemin.

    Le gourou cest moi-mme, beaucoup plus moi-mme que je ne le suis aujourdhui. Il veut monpropre bien, beaucoup plus que je ne le veux moi-mme. Il me comprend beaucoup mieux que je neme comprends moi-mme. Il peut dcider pour moi bien plus intelligemment que je ne peux dcidermoi-mme. Il maime mille fois plus que je ne maime moi-mme, parce que, je men veux dtrefaible, de ne pas tre le plus beau, le plus intelligent, le plus fort, le plus sduisant. Je ne macceptepas tel que je suis ; le gourou maccepte entirement tel que je suis. Ma mre aurait aim que je soisun peu plus mignon, un peu plus sage, un peu plus gentil, un peu plus souriant. Mon pre aurait aimque je sois beaucoup plus intelligent, beaucoup plus sportif ; beaucoup plus efficace, beaucoup plusdou. Mais le gourou maccepte et maime tel que je suis. Il nest pas un autre que moi. Et il est biendifficile de comprendre que ce que je dis l est vrai.

    Vous arrivez chez le gourou avec votre mental, vos peurs, vos motions, vos blessures noncicatrises, avec tout ce que les psychologues modernes appellent nos transferts et nos projections.Vous voyez tout dans le gourou, votre pre gentil et votre pre mchant, votre mre gentille et votre

  • mre mchante, votre grand-pre que vous avez tant aim et qui vous a trahi en mourant quand voustiez encore jeune, vous voyez tout dans le gourou, sauf le gourou lui-mme, puisquil ny a rien voir. Le gourou nest plus une personne quen apparence seulement. En profondeur, il estcompltement mort lui-mme. Il est tout, parce quil nest, en vrit, plus rien de particulier. Legourou est plus moi-mme que moi, et cest ce qui donne son sens la prosternationquaccomplissent les disciples bouddhistes et hindous, qui mettent le front au sol devant le gourou (cequon appelle en sanscrit pranam) ou la dvotion avec laquelle, en Islam, le disciple du matresoufi embrasse son vtement et sa main. En faisant le pranam, non pas devant une statue de Dieu dansun temple, mais devant un tre humain vivant, je ne fais jamais le pranam qu moi-mme, pas unautre. Les Europens qui sindignent en y voyant un geste de servilit obsquieuse, dadorationidoltre, se trompent compltement. En faisant le pranam au gourou, je fais le pranam moi-mme, latman qui est en moi, latman que je suis.

    Aujourdhui, votre conscience est ou parat tre spare de la splendeur illimite de cet atman,dont tous les enseignements vous affirment quil est votre vraie ralit. Que lon sexprime enlangage dualiste et quon parle des noces mystiques entre lhomme et Dieu qui se rencontrent etsunissent au fond du cur de lhomme, ou quon parle en langage non dualiste, la situation est lamme du point de vue relatif. Vous ntes pas encore en contact avec la ralit divine, infinie,immortelle, ternelle en vous. Et pourtant, cette ralit est l au fond de vous, qui ne cesse de vousappeler. Cest cause de cette ralit quaucun homme ne peut jamais se satisfaire pleinement de cequi est limit, relatif et quil cherche toujours plus .

    Cette ralit suprme que je suis dj sans en tre conscient envoie mon ego, au moi prisonnierde la mort et de la limitation, un ambassadeur. Cest un ambassadeur que je menvoie moi-mme,que je menvoie en tant quatman moi-mme en tant quego. Cet ambassadeur, cest le gourou. Enfaisant le pranam au gourou, si lon comprend le sens du geste, on fait le pranam soi-mme, latman, sa propre grandeur qui transcende compltement lego limit, mesquin, effray.

    Mais, mme si lon a accept intellectuellement cette vrit, mme si notre cur la pressentie,dans le relatif, quand le mental et les motions sont l, joublie sans cesse ce que jai saisi du gourou.De nouveau, je vois un homme ou une femme qui maime, qui ne maime pas, qui me comprend, neme comprend plus, qui a chang, qui tait trs gentil avec moi, qui ne lest plus, qui est plus gentilavec les autres, qui est injuste, qui me consacre une demi-heure alors quil donne une heure monvoisin, qui ne rpond plus mes questions. Toutes sortes dmotions vont se lever en moi lgarddu gourou. Projection et transfert vont sen donner cur joie. Mais le gourou se tient au-del ducontre-transfert, puisquil a t jusquau bout de la mise jour de son inconscient, jusquau bout de lamort lui-mme. Comme je lai expliqu dans Les Chemins de la sagesse, on appelle techniquementmanonasha, la destruction du mental , vasanakshaya, lrosion de toutes les tendanceslatentes , de toutes les peurs et de tous les dsirs, chitta shuddhi, la purification de chitta , lammoire, et surtout la mmoire inconsciente. Il ny a pas de contre-transfert chez le gourou, mais dela part du candidat-disciple, toutes les vieilles motions se rveillent. Heureusement, car cestindispensable. Sil ny avait jamais quun merveillement idyllique en face du gourou, il ny auraitaucun cheminement, aucune progression. Il y aurait une paix quand on est en prsence du gourou etune nostalgie quand on est loin de lui. Pour que le disciple ne soit pas ternellement lenfant dungourou qui devient Dieu le Pre marchant sur terre, le papa idal et la maman idale, pour que ledisciple ne soit pas tout jamais dpendant du gourou, mais devienne dpendant de lui-mme (cequon appelle en Inde svatantra, par opposition paratantra, le fait de dpendre dun autre), pour

  • que ce disciple devienne non dpendant, il faut que toutes les motions possibles naissent et sedissipent entre le gourou et lui. Sur un vrai chemin, il y a des moments o lon ne comprend plus legourou, ni comment il agit avec nous, o lon doute, cependant quune autre voix nous dit : Maisnon ! Il nest pas possible de douter, je le sais. On est mal laise, et le gourou est pour nous unobjet de souffrance, une cause de souffrance. Cest indispensable quil en soit ainsi, sinon lon nepourrait pas vraiment devenir adulte, non dpendant et vraiment libre par rapport toutes sesmotions latentes. Dans ces moments douloureux de doute, le pranam prend un sens particulier : Quest-ce que je fais ? Devant qui est-ce que je me prosterne ? Qui fait le pranam devant qui ?

    Swmiji dnait avant nous, nous pouvions assister son dner si nous voulions, qui se passait bienentendu sans parler. Puis nous dnions frugalement. Entre huit heures et neuf heures du soir, dans lapnombre, Swmiji tait assis immobile. On ne savait pas sil dormait, sil tait en samadhi, sil taitconscient de nous, du monde qui lentourait, encore que jaie compris plus tard quil taitparfaitement conscient, que rien ne lui chappait, mme sil tait limage dune statue. Nous allionssparment faire le pranam Swmiji, seul dans la pnombre. Nous nous approchions de labanquette sur laquelle il se tenait, le soir, dans les dernires annes de sa vie, une sorte de chaiselongue sur laquelle il tait moiti allong. Et chacun, tout seul, pour soi, nous faisions le pranam Swmiji avant de nous retirer dans notre petite cellule. Un vieux disciple indien me disait : Vouspouvez monter faire le pranam Swmiji. Je montais. Je sentais : Quest-ce que cest que cepranam, alors que je suis tendu, nerveux, que jen veux Swmiji parce que je suis malheureux etquil na rien fait depuis trois jours pour me sortir de ma souffrance ? Qui fait le pranam qui ? Jevais faire un pranam de caricature. Je vais incliner mon corps, alors que je ne suis pas unifi. Non, jene peux pas faire a. Dans la pnombre, tous mes doutes montaient la surface : Alors, suis-je ounon disciple ? Je doute ou je ne doute pas ? Parfois, cela durait dix minutes, un quart dheure etplus. En bas, ils devaient se dire : Quest-ce que fait donc Arnaud ? Il est bien long. Ou bien, sesouvenant dune certaine priode de leur sadhana, ils devaient sourire et comprendre. Certains jours,ctait seulement au bout de vingt minutes que je russissais finalement faire un pranam conscient,avec ce que jtais, accept, assum et, au fond de moi, jtais quand mme vraiment daccord pourfaire le pranam Swmiji. Cela mobligeait aller jusquau bout de moi-mme, de ma relation aveclui, de ma comprhension actuelle de ce quil tait pour moi, de ce que jattendais de lui, de ce quilavait dj fait pour moi.

    De mme quil y a un raja-yoga, un karma-yoga et un bhakti-yoga, je pourrais dire quil y a unpranam-yoga, un yoga du pranam, tellement ce geste qui nous demande dtre l, tte, cur et corpsunifis pour marquer notre engagement, nous implique, tellement ce geste, fait consciemment (et il estdifficile de le faire mcaniquement parce quil nous est moins familier que de donner une poigne demain distraite) nous oblige aller profond en nous-mmes, jour aprs jour. Mais ne nous y tromponspas, le pranam, ce nest pas quelquun qui sincline devant quelquun dautre, quels que soient lesmrites ventuels de cet autre. Cest quelquun qui sincline devant une ralit supra-individuelle etimpersonnelle. En voyant plus loin que lapparence du gourou, en voyant son essence, cest quelquunencore soumis la limitation qui sincline devant son propre Soi, son propre atman, illimit, infini etindestructible.

    Je sais que ce nest nullement l un usage occidental ; et je suis bien plac, comme Occidentalayant sillonn lInde pendant quinze ans et rencontr beaucoup dEuropens qui en taient leurpremier voyage l-bas, pour savoir combien les Europens, en Inde, peuvent refuser ce geste dupranam et combien, plus forte raison, il pourrait paratre trange ou droutant des Europens en

  • Europe. Si lon garde une vue superficielle des choses, on peut aussi se demander comment le gouroudevant qui lon fait le pranam reoit ce pranam. Cela ne le gne-t-il pas dans son humilit ? Cela nele flatte-t-il pas ? Ni lun ni lautre. Ce genre de ractions est compltement hors de question, puisquele gourou na plus dego qui puisse tre flatt ni vex, gratifi ni frustr. En mme temps que ledisciple, le gourou fait dans son cur le pranam latman. Dans un rite dinitiation, en Inde,linitiation du disciple par le gourou, celui-ci fait le pranam devant le disciple, cest--dire reconnatque latman est l, prsent dans le disciple. Quand les disciples font le pranam, le gourou le fait enlui-mme, en mme temps queux, latman de chaque disciple, ou plutt latman qui est en chaquedisciple. Car latman nest la proprit daucun ego, il est la ralit qui anime et soutient tout ce quiapparat dans le monde du changement et du devenir.

    Dans le chemin de Swmiji, il nest pas demand de tout quitter pour venir vivre jour et nuit auprsdu gourou incarn. Une part de la sadhana seffectue auprs du matre, une autre part dans les conditions et circonstances ordinaires de lexistence. Si vous voulez vraiment chapper auxmotions, aux conflits, la peur, la souffrance, la prison tragique de lego et de la dualit, lemonde entier doit devenir lashram et chaque incident de la vie doit devenir pour vous le gourou lui-mme. Je vais insister un peu sur ce point essentiel.

    Il existe trois manires de sengager dans la sadhana, la discipline spirituelle.La premire, cest se retirer compltement du monde. En Inde, le sannyasin est celui qui a tout

    abandonn, qui a renonc tout et qui, dans une socit et une civilisation qui le permettent, na plusde domicile, plus de carte didentit , et vit uniquement de ce que la Providence lui attribue :daumnes quil na mme pas le droit de rclamer. En Inde, les villageois se font encore un devoirde subvenir aux besoins des sannyasins. Un disciple de Swmiji, beaucoup plus g que moi, maracont quil se souvenait comment, dans son enfance, sa mre, toutes les demi-heures, jetait un coupdil dehors pour voir sil ny avait pas un sannyasin lhorizon, souhaitant avoir le privilge dtrela femme, ou plutt la mre, du village qui essuierait la poussire de ses pieds et lui donnerait manger avant quil reprenne la route. Cette vie dabandon du monde se fait aussi lintrieur dunmonastre. Cest ce quon appelle la vie cnobitique. Quil sagisse dun monastre tibtain, zen oucistercien, le monastre prend entirement en charge lexistence du moine. Certains monastresvivent de donations, dautres du travail effectu par les moines. Il y a beaucoup de rapprochementspossibles entre un monastre trappiste, un monastre zen et un monastre tibtain (en excluant lesmonastres tibtains, aujourdhui disparus, qui groupaient sept mille moines et qui taientdimmenses universits).

    La deuxime manire de sengager dans la sadhana, cest de ne sy engager que partiellement. Et,par rapport un moine ou un yogi vivant avec trois ou quatre autres disciples auprs de son matredans un endroit inaccessible de lHimalaya ou des forts indiennes, cet engagement partiel ne peutvidemment donner que des rsultats limits : on mdite quand on a un moment ; quand on y pense, onmet en pratique un exercice de vigilance ; et puis, on est de nouveau emport par le courant delexistence en pensant : Les conditions actuelles ne sont pas favorables... Si je navais pas unmari..., une femme..., des enfants..., un mtier..., des responsabilits... Si je pouvais me consacrerentirement la sadhana... comme tout serait plus facile ! La vie est si difficile aujourdhui quelleest incompatible avec la recherche spirituelle. Il est bien certain que celui qui pratique six heuresde piano par jour a une chance de devenir un virtuose, et non celui qui pratique deux heures de pianopar semaine. quelquun qui avait demand M Anandamayi sil y avait des sadhanas meilleuresque dautres, M rpondit : Ce qui est plus important que la sadhana elle-mme, cest tout

  • simplement le temps que vous y consacrez. Cest si vrai. Aprs des annes o je trouvais trsagrable de mener de front une sadhana ou lillusion dune sadhana et toutes sortes dactivits, ennovembre 1964, cest--dire exactement au bout de quinze ans de mditations diverses, je me trouvaidans lHimalaya du ct de Darjeeling. Cette rgion nattirait pas encore les trangers et, pendantplusieurs semaines, jy tais le seul Europen parmi les Tibtains. Jy ai intensment souffert aubout de quinze ans, il tait temps de sentir que je ntais pas disciple part entire. Jtais toutdoucement en train de me faire un nom dans la spiritualit, comme on se fait un nom dans les affairesou dans les arts, travers mes livres et mes missions de tlvision ; mais je ntais finalement, parrapport aux moines tibtains ou certains disciples de yogis tels que Lopon Sonam Zangpo, quunoutsider. Jen ai souffert dune faon trs pure ; aucun dsir de lego ne sy mlait. Il ntait plusquestion de pratiquer une sadhana pour devenir plus efficace ou pour me faciliter lexistence, et cest ce moment-l quun courage nouveau sest lev en moi, anim par ce quon appelle lnergie dudsespoir, au vrai sens du mot. Jtais rellement dsespr de voir que les annes passaient, etqueffectivement je ne me trouvais pas galit avec un disciple tibtain engag vingt-quatre heuressur vingt-quatre dans la sadhana. Javais beaucoup reu, javais t merveill pendant des annes,notamment pendant mes premires annes Gurdjieff que je ne renierai pas ; M Anandamayi etRamdas mavaient combl ; compar dautres Paris, jtais peut-tre parmi les plus srieux, maiscompar ces disciples tibtains avec lesquels je vivais depuis plusieurs mois, je ntais quunamateur. Cela ne mavait jamais boulevers ce point, mme quand je vivais lashram de MAnandamayi.

    Jai t voir alors un certain Swmi Prajnnpad, dont je tranais ladresse avec moi depuis six ans,et auprs de qui je nallais pas parce que le moment ntait pas venu, parce que je ntais pas mr,parce que je savais trs bien intuitivement ce qui mattendait l-bas, et je remettais toujours demain.Cest auprs de Swmiji que je devais trouver un chemin que javais tant cherch tout en essayanten mme temps de lesquiver o je puisse continuer rester dans lexistence normale, puisque jenavais pas la possibilit de la quitter, et o je me sente enfin galit avec un disciple temps pleindun matre hindou ou tibtain. Je dis que je navais pas la possibilit de quitter lexistence. Onconsidre toujours que cette impossibilit est dordre pratique, matriel : cest vrai ; mais elle estsurtout dordre psychologique. De nombreux hommes diront quils ne peuvent pas abandonnerlexistence pour aller se rfugier dans un monastre ou un ermitage de lHimalaya, parce quils ontune femme et des enfants ; mais le jour o ils tombent follement amoureux, il ny a plus de femme nidenfants qui tiennent et ils sen vont avec le nouvel amour de leur vie. Je vivais dans une socit quine prvoit pas quun homme mari et pre de famille puisse abandonner sa femme et ses enfantscomme le prvoit la socit hindoue. Il ntait donc pas question de rester sans travailler, sans gagnerma vie auprs de Lopon Sonam Zangpo. Cela a t un grand dchirement.

    Jai dcouvert cette troisime manire de sengager auprs de Swmiji. Tous les matres et tous lessages ont toujours reconnu et affirm quil tait possible de progresser sans quitter le monde. RamanaMaharshi, qui avait abandonn le monde dix-sept ans, tait trs clair cet gard. On cite de lui uneparole magnifique : Le tailleur qui ne pense pas Je suis un tailleur est bien plus grand que lesannyasin qui pense Je suis un sannyasin. On peut avoir un mental de yogi, un mental de disciple,un mental de moine, et rester du mauvais ct de la barrire. Lenseignement de Swmiji avait cecide remarquable, cest quil tait possible je ne dis pas facile de continuer vivre danslexistence, gagner de largent, assumer une femme, des enfants, et mme des attachements si lonnest pas mr pour tout quitter, tout en devenant sadhaka, cest--dire disciple part entire,

  • condition de le vouloir vraiment. Cet enseignement peut tre mis en pratique dans toutes lescirconstances de la vie. Et aucune nest dfavorable. Cest encore un des mensonges du mental que dedire : Si je nhabitais pas en ville, o la tension nerveuse est telle, o les transports en communsont si fatigants, les rues bruyantes, si jhabitais la campagne, je pourrais plus facilement meconsacrer la mditation. Peut-tre ; mais le but est-il de se consacrer la mditation ou bien,dune faon ou dune autre, datteindre ltat-sans-ego et la libration ? La libration est ladestruction du mental, manonasha. La destruction du mental est possible dans les conditions dumonastre, mais elle lest aussi dans les conditions de la vie Paris.

    Je vais essayer de vous montrer une approche nouvelle de cette question capitale.Dans un des enregistrements effectus il y a bien des annes lashram de M Anandamayi, un des

    bhajans, cest--dire un des chants religieux, rpte inlassablement : Gourou kripa kevala... Le motkevala est moins connu que karma ou dharma, mais est trs important. Il est proche de kaivalyatraduit par solitude , esseulement et qui a aussi le sens de non-dualit , Un sans unsecond . Ltat de kaivalya devient synonyme de ltat de libration. Gourou kripa kevala signifie Seulement la Grce du Gourou . Cette parole peut tre comprise des niveaux diffrents. On peutcomprendre : je ne demande que la grce du gourou, seule la grce du gourou me suffit, me comble.Mais le sens rel est beaucoup plus profond. Gourou kripa kevala peut se comprendre ainsi : Il y aseulement la grce du gourou, et rien dautre. De mme quon peut dire : En vrit, tout cet universest brahman , on peut dire aussi : Tout cet univers nest pas autre chose que la grce du gourou. Quoi quil arrive dans ce monde phnomnal o en effet il se passe bien des choses dans le temps,dans lespace et la causalit, cest la grce du gourou luvre. Or, le gourou est celui qui nousconduit vers la libration ou la non-dpendance absolue par rapport ce monde relatif. Ce nest pascelui qui nous comble dans ce monde. Encore que le gourou, si cest ncessaire, puisse beaucoupcontribuer ce que ce monde commence par nous combler un peu, aprs nous avoir si longtempsfrustrs. Le gourou est celui qui nous conduit au-del de lego et du mental, non pas celui qui vientnourrir notre ego et notre mental. Tout cet univers nest que la grce du gourou luvre.

    Vous vous souvenez davoir lu ou entendu dire que, dans les monastres, dans les petits ermitages,le gourou cre des conditions qui permettent au disciple de sveiller, de progresser, qui ramnent la surface les possibilits de peur et de dsirs quon essaie de cacher soigneusement. Cest flagranten ce qui concerne la discipline vcue auprs de M Anandamayi. On en connat aussi un rcitclbre publi dans une remarquable collection de Fayard, Les Documents spirituels (le dernierdon que Jacques Masui ait fait avant de mourir aux chercheurs spirituels de langue franaise) : Lavie de Milarepa auprs de son gourou Marpa. Pour parler un langage qui nest pas traduitdirectement du tibtain, Marpa en a fait voir de toutes les couleurs Milarepa. Milarepa construisaitune maison et Marpa lui faisait toujours dplacer une pierre, ce qui suffisait faire scrouler le restede ldifice. Il ny a pas eu que Milarepa qui ait t mis en question, mis lpreuve par son gourou.Quand on est auprs de ce type de gourou et qu trois heures du matin, il nous fait lever pourexcuter un certain travail, quand on se dit quon aurait aussi bien pu attendre demain et que lelendemain, le gourou a chang davis, et que tout ce travail doit tre dfait pour tre remplac parautre chose, on se dit : Cest magnifique ! Quel grand gourou jai l, que ne fera-t-il pas pour brisermon ego et me faire progresser... Ce genre de traitement, on y a droit abondamment auprs de MAnandamayi : tout ce qui peut secouer, mettre en cause, mettre en question, ramener les motions lasurface, obliger faire face. Les tmoignages sont innombrables depuis les premiers Pres, quonappelait abba, dans la spiritualit chrtienne du dsert, jusquaux matres zen, aux matres tibtains,

  • hindous ou soufis. Si lon se contente dorganiser une vie aussi facile que possible, on fuit en effet lemonde, mais on fuit aussi lveil et la ralisation. On berce son sommeil dun mental de moine oudun mental de yogi.

    Je parle ceux qui sentent le moment venu de devenir disciples part entire ; celui ou cellepour qui ce besoin est une obsession, une blessure permanente : Jai dcouvert que cette spiritualitexiste, jai approch des matres divers, jy suis all dabord prudemment, jai mis dabord un doigtde pied dans la piscine, je nai pas plong du premier coup. Mais maintenant, je ne peux plus endouter, il y a bien une possibilit de se transformer compltement dans cette existence, de mourir etde renatre, de voir son ego totalement effac. Je me rends compte aussi, parce que je lai vu de prs,que la sadhana que jai pratique jusqu aujourdhui ne me permettra mme pas de faire le diximedu chemin, ni mme le centime. Et je ne peux pas tout quitter pour entrer dans un monastre zen,tibtain ou trappiste et, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me consacrer la sadhana.

    ceux qui auraient un aussi intense dsir de sengager 100%, je peux dire une chose : si voustiez engags 100 % dans un vrai monastre zen ou auprs dun vrai gourou je dis bien un vraigourou, parce quon emploie trop souvent maintenant ce terme pour dsigner des swmisconfrenciers ou professeurs de yoga , que se passerait-il ? Vous seriez mis rude preuve, et vouslaccepteriez avec joie en disant : Je lai voulu, je lai cherch, cest dur, mais je sais que cest parl que je dois passer. Cest seulement comme cela que je pourrai dpasser le plan des dualits, delopposition de ce que jaime et de ce que je naime pas, de ce qui mattire et de ce qui me repousse,ce nest que comme cela que je pourrai non pas tuer lego en le mutilant, mais le faire disparatre enle transformant. Vous pouvez vous nourrir de ce genre de tmoignages et de lectures pour confirmervotre conviction que cest bien cela le chemin. Tous les vrais gourous ont impos leurs disciplesdes conditions, des circonstances qui leur permettaient de se voir, de sveiller momentanment et,disons le mot, de progresser, en attendant le stade ultime o il nest plus question de progrs, maisseulement de repos dans la paix. Le sens profond de la phrase Gourou kripa kevala, cest que toutest la grce du gourou, tout est le gourou luvre pour me faire progresser. Mme si je suis loin delashram, loin du gourou, je peux considrer si je suis vraiment dcid tre part entire sur lechemin chaque vnement de lexistence comme sil avait t consciemment prpar par mongourou pour me faire progresser. Je veux dire que, si jaccepte qu trois heures du matin, danslashram o je me trouve, mon gourou me rveille pour faire un certain travail, je peux considrer demme le coup de tlphone qui me rveillera trois heures du matin : Qui est-ce qui se permet deme tlphoner cette heure-ci ? a y est, cest mon cousin qui me dit quil est en panne. Bien !Cest mon gourou qui vient me rveiller trois heures du matin. Si je me trouve confront dans letravail avec mon collgue de bureau qui mest tous gards insupportable, cest mon gourou qui adcid de matteler la mme tche que le moine pour qui je me sens le moins daffinit. Cettetechnique est trs employe dans tous les enseignements, qui consiste faire travailler ensemble despersonnes dont les horoscopes sont incompatibles jusqu faire se dresser les cheveux dunastrologue ! On se dit : Ces deux-l nont aucune possibilit de sentendre , et le gourou les attelle la mme tche. Cest un grand facteur de progrs abondamment utilis depuis toujours dans tous lesenseignements. Si lexistence me met en face dun collgue de bureau qui mest insupportable, je faiscomme si ctait mon gourou qui, consciemment, pour mon bien, avait organis ces conditions quivont me permettre de mveiller. Si effectivement rellement, ces conditions avaient t cres par legourou en chair et en os, dans le cadre du monastre, je les aurais acceptes. Ce serait dur, mais jedirais : Je suis l pour cela, je lai accept lavance, cest pour mon bien, comme le chirurgien

  • mopre pour mon bien , et jy ferais face. Dans le vritable enseignement qui ne demande pas leretrait hors du monde, cest le monde entier qui devient monastre ou ashram, le monde entier, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui est considr comme la grce du gourou luvre. Nous pouvonstre certains que la volont du gourou ne peut pas tre autre que ces vnements qui nous atteignentdu matin au soir, qui nous correspondent, qui sont le fruit de notre karma, qui sont ceux que nousavons attirs, qui sont exactement ceux qui peuvent le mieux nous aider progresser. Le gourou leplus habile, le plus efficace, le plus gnial, ne pourrait pas crer pour moi, dans son ermitage ou dansson monastre, des conditions plus fructueuses, plus profitables, plus habilement difficiles que cellesque la vie me donne.

    Il est possible, avec une certaine comprhension mtaphysique de la ralit relative de ce mondephnomnal, dacqurir la conviction que tout cela est parfaitement vrai. ce moment, il ny a plusde diffrence entre celui qui se trouve Darjeeling ou au Bhoutan, et celui qui se trouve Paris. Lessoufis nont jamais vcu dans des monastres, part les derviches de lOrdre Mevlevi de Jallal-ud-din-Rumi, dont le monastre Konya a t transform en muse par le prsident Atatrk. Les soufisont toujours vcu dans leur famille, et lIslam, dune certaine faon, a transform la socit entire enmonastre avec le jene du Ramadan, les cinq prires par jour prcdes des ablutions rituelles, etencore plus pour les soufis, disciples qui nont rien envier un yogi tibtain. Ils sont tailleurs,tameurs, menuisiers, exercent ventuellement des mtiers plus modernes. (Jai mme connu un soufiqui tait garagiste. Il avait une magnifique barbe qui avait toujours tendance se salir de graisse dansles pices de moteurs.)

    Cest une faon nouvelle de voir lexistence, et cest la seule vraie. Tout le reste, pour reprendreles paroles du Christ, vient du Malin . Il ny a pas une quatrime possibilit outre les trois quejai cites. Ou bien je me retire compltement du monde, je deviens sannyasin, moine dans unmonastre, et ce monastre massume compltement. Ou bien je me contente dune sadhanadamateur : petits efforts, petits rsultats, petite sagesse. Ou bien, je considre gourou kripa kevala,tout est la grce du gourou et tout est le gourou luvre. Si jattends lautobus sous la pluie et quelautobus passe complet sans sarrter, cest sur les instructions de mon gourou que lautobus estpass complet sans sarrter, pour maider progresser. Toute mon exprience devient sadhana et jeme trouve part entire, du matin au soir, sur le chemin. Je nai plus rien envier aux disciples deLopon Sonam Zangpo ou de Chatral Rinpoch. Cette voie est plus efficace encore que celle dumonastre ou de lermitage, mais elle est encore plus difficile. La vie dans le sicle, cest pour ceuxqui nont pas lenvergure du moine ou du yogi, ou bien pour ceux qui ont un courage et unedtermination encore plus grands que ne les ont le moine et le yogi, et qui nont pas besoin dtresoutenus par un rappel constant du chemin afin de ne pas laisser chapper loccasion de progresser.Si je suis vtu dun vtement spcial, si je suis dans un cadre architectural particulier, si ma journeest ponctue par des offices, des cultes, des pujas, codifie par une rgle, si lencadrement dumonastre ou de lermitage me rpte sans arrt : Sois vigilant, sois vigilant, sois vigilant, veille,sois vigilant, veille , je peux ltre en effet. Si vraiment le gourou est l, vingt-cinq mtres de moi,au moment o je reois un choc en pleine figure, je sais que cest lui qui en est responsable etjaccepte, plus ou moins difficilement, mais jaccepte. Ne croyez pas que la vie des moines et desyogis soit rose ; cest encore une illusion faramineuse de lego de penser quil suffirait de se retirerdans un ashram pour vivre dans la paix ! Si ma dtermination est assez grande, je nai pas besoin dela cloche ou du gong du monastre, pas besoin du vtement, pas besoin de rencontrer dautres moinesrevtus du mme vtement que moi, pas besoin de sentir le gourou cinq mtres ou vingt-cinq, pour

  • mettre lenseignement en pratique, et la vie dans le sicle devient une cole encore plus fructueuseque la vie dans lermitage. Je me rveille le matin dans le monastre agrandi lchelle de laplante, et partir de l, tout ce qui marrive, cest la grce du gourou. Tout cet univers nest plus quela grce du gourou luvre pour maider progresser. De tout je peux dire : Cest mon gourouqui la voulu pour moi, pour mon bien.

    Je pourrais mme vous confier que je nai pas dautre secret partager avec vous. Je ne dirai pasque cest la rponse qui ma t donne ds fvrier 1965, quand jai approch Swmi Prajnnpadpour la premire fois. Cest la rponse qui ma t vraiment donne aprs plusieurs annes auprs deSwmiji. Mais, du jour o cette vrit toute simple mest apparue comme une vrit, o je laicomprise, cest--dire o je nai plus pu ne pas la mettre en pratique, ce que je pressentais depuis silongtemps et qui mchappait toujours est devenu vrai. Cest la possibilit de voir enfin survenir unchangement rel, profond, et durable. Cest possible, mais cela nest possible qu une seule etunique condition : cest de considrer lunivers entier, seconde aprs seconde et sans jamais unedfaillance, comme la grce du gourou seulement. Jusque-l, vous ntes que candidat-disciple et nonpas disciple. Bien sr, je me souviens davoir t du une fois de plus le mental, lmotion, lego,linfantilisme le jour o, ayant parl de ses disciples franais et indiens Swmiji, celui-ci merpondit : Swmiji na pas de disciples. Swmiji has only candidates to discipleship, Swmijina que des candidats ltat de disciple , ou des candidats-disciples. Je nai demand aucuneexplication ; jai brusquement ralis, simplement travers ces mots, que ctait vrai. Jai vcu (lesgrands moments vont trs vite, lintuition fonctionne quarante mille fois plus vite que le mentalordinaire), jai vcu toute lintensit de la souffrance, en mentendant dire, aprs tant dannes quejavais considres comme autant dpreuves et defforts auprs de Swmiji : Swmiji na pas dedisciples, Swmiji na que des candidats-disciples. Jai reu, jai entendu, le mental na pu senemparer, et jai reconnu que ctait vrai. Aprs avoir tellement voulu, fin 64, rencontrer un vritablegourou pas seulement un sage auprs de qui je puisse me sentir part entire sur le chemin sansabandonner mes obligations sociales, familiales et professionnelles, cest--dire mon dharma extrieur, je me suis retrouv dans cette mme intensit de demande laquelle, enfin, lego et lemental ont pris part : Je voudrais devenir un disciple. Au bout de vingt-deux ans ! Aprs tant derunions dans les groupes Gurdjieff, tant dannes dashrams et de gompas. Et jai compris ce que jevous ai dit tout lheure. Tout dun coup, cest devenu vident. Certain. Je nai pas pens sur lemoment cette phrase : gourou kripa kevala. Cest quand je lai rentendue en coutant, aprs biendes annes, des enregistrements anciens, quelle mest apparue lumineuse, mais jai compris quildpendait de moi que, ds maintenant, je sois toute la journe pour de bon sur le chemin. Si jtaisdans un monastre, trs srieux, trs exigeant, comme certains monastres zen que jai connus, dumatin au soir, je serais mis en question, par un grand matre qui saurait me jeter dans les conditionssusceptibles de me montrer ce que je dois voir, de me permettre de dpasser ce qui doit tre dpass.Je lavais passablement entrevu dans mes annes auprs de M Anandamayi. Je ne pouvais pas avoirde M toutes les explications, toutes les rponses que jai reues, jour aprs jour, auprs de Swmiji.Mais elle mavait fait la grce de me traiter un peu de cette faon-l Mardi, vous ferez tellechose. Alors, je me prpare, tout content, et puis le mardi japprends que cest quelquun dautrequi fera cette chose ma place. Ou bien, je me rjouis dassister une crmonie (un extraordinaireyogi descendu de lHimalaya y participerait) et M Anandamayi me fait demander avec un exquissourire si je pourrais rendre lashram le service daller chercher, juste ce moment, des colis unegare, cent kilomtres de l, puisque jai une voiture. Toute la journe, je vais conduire sur la routepoussireuse, dans la chaleur. Le yogi arrivera lashram aprs mon dpart et en repartira avant mon

  • retour. Ce genre de sadhana, vous pouvez trs bien, si votre demande est suffisante, le vivre aussi. Sicest M qui me limpose, je laccepte ; mais, partir de maintenant, je reconnais que tout ce que lavie me prend, me donne, mapporte, me retire, cest la grce du gourou luvre. Cest lui qui mefait rencontrer telle personne tel moment, parce que cest lmotion que cette rencontre soulve enmoi qui va maider progresser, condition que je sois intrieurement sur le chemin. Cest toute ladiffrence. Si, du matin au soir, joublie que je suis sur le chemin, bien sr je suis dfavoris parrapport celui qui se trouve insr dans une rgle monastique et qui, toutes les cinq minutes, sentenddire, dune faon ou dune autre, par la rgle elle-mme : Noublie pas, noublie pas. Mais si jenoublie pas, rien ne me manque.

    Alors, le chemin va trs vite. Votre propre existence est effectivement le plus grand, le plus gnialdes gourous. Mon existence est exactement celle que jai attire, celle qui me correspond. Cestquand je ne suis pas capable de saisir ces occasions-l, ces opportunits-l, que jai besoin que desopportunits particulires me soient donnes par un gourou dans le cadre dun monastre, comme deme rveiller trois heures du matin ou menvoyer faire le transporteur de lashram le jour o, entretous, jaurais souhait y demeurer.

    Tout dun coup, on dcouvre quel point, sans sen rendre compte, on a pu perdre son temps. Desjournes entires se sont coules o jai t disciple pendant combien de temps ? Cinq minutes ? Ouune fois vraiment, pendant une demi-heure, et ensuite pendant trois jours, je me repose sur meslauriers. Si, seconde aprs seconde, vous accueillez lexistence, telle quelle est, comme la grce dugourou luvre