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Adressez-vous à votre libraire en citant ce livre; il vous remet- tra gracieusement notre bulletin littéraire qui vous tiendra au courant de toutes nos publications nouvelles.

DENOËL 14, rue Amélie, Paris 7e

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Dossiers des Lettres Nouvelles Collection dirigée par Maurice Nadeau

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Du même auteur : Le roman maghrébin (essai), Maspéro, 1968. La mémoire tatouée (roman), Lettres nouvelles, Denoël, 1971.

A paraître : Vomito blanco, éd. 10/18. Le lutteur de classe à la manière taoïste, éd. Sindbad.

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Abdelkebir Khatibi

La blessure du nom propre

Les Lettres nouvelles 26, rue de Condé, Paris 6e Denoël

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@ by Éditions Denoël, Paris, 1974.

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à Danielle

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FIGURE 1 Khamsa de Tunisie : arêtes de mérou.

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Le cristal du texte

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Le livre rêvé aura voltigé, en ses instants les plus intenses, autour de quelques motifs insistants : mou- vement giratoire, blessure du nom propre, ciselé volatil, frappe oblique, point/pointe. Et en cette agitation un peu oisive, les signes migrateurs — d'un système sémiotique (comme le tatouage ou la calli- graphie) à un autre (comme l'écriture) — auront retenu un mouvement interrogatif, sans cesse pro- vocateur.

D'un système sémiotique à un autre : quelque chose comme l'intersémiotique existe-t-il? Et plus précisément pour nous cette question : à quel moment le savoir est happé par un texte, une écriture? Arti- culation du savoir à l'écriture, et par laquelle un émoi feutré et une jouissance méditative s'accordent à un art de vivre. En premier, la dépense par le rire hilare et la dispersion scripturale du corps. Au point où la sécheresse du savoir se renverse dans la fiction, sans que leur mutuelle provocation cesse d'être virulente. Comment vivre ainsi? Ou, en d'autres termes, comment fonder le pouvoir de jouissance? Pouvoir de jouissance, nous empruntons cette expression à R. Barthes, à qui notre généra- tion doit une intelligibilité plus exacte du texte. Et surtout plus jubilante.

Or, ceci implique une mise en scène préalable où le sujet de l'énoncé se joue — par une ascèse vibra- toire et presque évanescente — en une conscience voluptueuse de soi, « c'est-à-dire une conscience qui n'a plus rien pour objet » (G. Bataille). Et parce que sensible à un effacement critique qui le perce et le

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déborde, le sujet dispose d'une pratique ascétique : se désapproprier chaque fois ce par quoi le désir déchiré suggère à l'autre son espace vital : sa capa- cité de respirer, de rire et de coïter. Violence donc sans hystérie; le sujet se réclame alors de sa bles- sure, comme il se prête à toute oscillation entre le non-sens et le signe pur. Là la déprise orpheline du sens. Là ma jouissance, mon ascèse. Et en cette double implication, est mis en cause — de décision stratégique — le concept de « livre » dans sa clôture et son institution.

Mouvement qui ne contredit pas une frappe orphique, telle cette image chinoise — absente des textes qui suivent — et qui revient continuellement en moi, emportant avec elle les motifs décoratifs qui piquent le texte. On dit qu'après avoir assisté à une partie de « coupes flottantes », Wang-Hi-Tcho (Ille et ive siècle) inventa sa fameuse écriture calli- graphique, la plus belle, dit-on, de tout l'art chinois. Imaginons une rivière assez petite et dansante pour permettre aux invités de l'Empereur de lancer au fil de l'eau des coupes flottantes et remplies de vin. Chacun boit, remplit la coupe et la jette au voisin riverain. Et ainsi de suite, jusqu'à la nuit tombante. On raconte aussi que, rentré chez lui tout à fait ivre, Wang-Hi-Tcho dessina une écriture si belle qu'elle devint inimitable. Pourquoi cette image? En quoi une telle fureur impériale des bureaucraties célestes peut-elle justifier un pouvoir de jouissance? N'est-ce pas endormir l'histoire par une nostalgie suspecte? Image non archaïque cependant : le corps

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morcelé — dont on nous parle volontiers aujour- d'hui — peut se jouer dans une écriture si violente et si jubilante qu'elle est à même de dessiner « de purs motifs rythmiques de l'être » (Mallarmé). Prendre en écharpe toute cette agitation du signe et du sens, tel est le projet ici éparpillé, évoqué oisivement en ses deux faces : ascétique et orphique. Projet proféré aussi en ceci : les textes et les systèmes sémiotiques ici retenus appartiennent tous à la culture arabe, et particulièrement à la culture popu- laire marocaine; ils sont réunis dans un souci d'ordon- nance intersémiotique. Les signes migrateurs en sont le motif de giration. Signes eux-mêmes suspendus à cette incandescence mnémique que constitue le Nom propre. D'où le titre de notre texte, pivotant autour de la question de sa réinscription : ce qui le justifie (mais qu'est-ce qu'un titre sinon « la poste restante de personne »? 1), ce n'est pas tant son emploi empi- rique dans notre analyse de la calligraphie arabe (fig. 13) se référant à une signature royale — symbole tyrannique du pouvoir et de son appropriation — que sa capacité polysémique qui ouvre les pages du texte au jeu combinatoire. Au voilement brûlant du hasard.

Dès lors, repli stratégique de la mémoire textuelle, le livre, le concept de livre se définissent eux-mêmes comme une blessure infinie du Nom propre : dans le mot d'origine blecier il y a la notion de meurtrir;

1. Cf. la postface sur le signe de P. Klossowski, Les lois de l'hospitalité, Gallimard, 1965.

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et sans doute le texte est le lieu secrètement giratoire d'une activation mortelle de notre destin. Dans la blessure, entre la blessure et le Nom propre, ce qui se joue, c'est bien l'inscription du corps orphique, déchiqueté, mais évaporé en son être musical, livré à la démesure, mais démesure se voilant elle-même dans une réconciliation cruelle avec la nature. Jamais aucun alibi ne pourra fixer la recherche de l'identité (ici le Nom propre)1 à une simple mise en miroir de son moi et de son théâtre intime, jamais aucun savoir ne pourra prétendre liquider théoriquement l'infini du texte. Et si le titre d'un texte a quelque raison de se fonder, c'est comme effet ponctuel de la propagation du sens et de son désordre, que l'écriture scande et consume. De telle façon que l' « auteur » ne sait jamais si son texte a réalisé un coup de dés heureux ou dérouté.

Il faut donc déplacer le dicton hindou qui dit : ton Nom propre tes ton destin, en ne considérant plus la question de l'identité comme une fatalité divine, fixée à un centre et à une origine, mais en faisant jouer le Nom propre selon le cristal du texte : ce miroitement de l'être se transformant, se combinant au feuilletement du sens. Ton Nom est ton destin, comme l'indice cristallin d'une blessure infinie. Au texte orphique. Car aucun texte ne peut se démettre aisément du travail mythique qui le suppose et le

1. Rappelons ce qu'a dit J. Starobinski à propos de l'anagramme saussurienne : « Le discours poétique ne sera (donc) que la seconde façon d'être d'un nom », cf. Les mots sous les mots, Gallimard, 1971, p. 37.

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traverse. Et dans ce sens, la science du texte est à peine capable de se loger (au prix de quelle cécité!) au creux de ce travail mythique de l'écriture, et quand il lui arrive de s'en détourner, elle s'oblige alors à un formalisme aveugle. Reconstruire le texte à la manière d'une poupée russe — par déboîte- ment/emboîtement d'unités structurelles — provoque sûrement un certain plaisir épistémologique. Réduites à ce tour de passe-passe, les énigmes du texte s'éva- nouissent dans l'illusion d'un infini logique et classi- ficateur.

On peut toujours hasarder une science du langage plus subtile, susceptible de dénouer l'activité forma- liste de notre époque, en mettant le doigt sur une sémiotique comme science critique à la fois du texte et de ses propres lois 1. Nous retiendrons au passage quelques motifs de ce questionnement, en particulier la notion d'intertextualité. Cependant, l'attention portée à la culture arabe et à ses théories du signe nous rend plus sensible fondamentalement à l'œuvre de J. Derrida, dont nous ne prétendons nullement assumer ici toute l'ouverture philosophique. Un argu- ment décisif nous engage en son texte. En ceci que la métaphysique du signe, en renvoyant à une tyrannie logocentriste occidentale, se masque à elle- même tout en masquant l'intelligibilité des autres cultures : toute écriture critique ne peut donc être qu'un déchirement héliotropique de l'être historique, effaçant, à partir de son interrogation, les limites

1. Nous pensons spécialement à Semiotica (recherches pour une sémanalyse), de Julia Kristeva, « Tel quel », Le Seuil, 1969.

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de cette tyrannie : centre, origine, oppositions signi- fiant/signifié, intelligible /sensible... critique monu- mentale (à peine questionnée), à partir de laquelle les concepts de l'être et du non-être seraient excédés. Au seuil de cette désappropriation de soi, se dessine une halte théorique et, à l'instar de J. Derrida, nous pouvons nous interroger : « Sommes-nous grecs? sommes-nous orientaux? » Singulariser cette double identité vacillante fait du texte un être orphelin, un être de l'exil. C'est dans l'intervalle lui-même nomade (d'une telle identité) que le destin se désigne et se blesse. « Sommes-nous grecs? sommes-nous orientaux? » Entendons-nous : dans le savoir du texte, sa gemme à plusieurs facettes, particulière- ment ici en relation avec le corps divin comme inter- signe, lieu où le pouvoir de jouissance change de couleur comme à l'approche d'un poison. Intersigne signifie : marque, indice, « relation mystérieuse entre deux faits » (le Robert); pour nous : cristal sanguin à nombreuses facettes, à pointe régulière, et dont l'irisation vitreuse et fragile blesse le corps et le Nom propre, en réinscrivant autrement la symétrie cristalline : identité /différence. De la première défi- nition à la seconde, c'est toute la question du signe qui se joue; d'une sémiotique positiviste à une inter- sémiotique transversale, c'est encore le concept d'écriture qu'il faudra investir dans le corps en le confrontant au texte coranique et à la langue arabe.

En effet, les systèmes sémiotiques ici présentés s'inscrivent notoirement par rapport à l'Islam et à sa sémiotique fondamentale, soit qu'un système consti-

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tue une propagation travestie et voilée de l'inter- signe divin (la calligraphie); soit qu'il s'institue à l'interstice du tracé refoulé par l'Islam : le tatouage comme archi-écriture du signe vide; soit qu'il s'or- donne en une sémiotique orale, sans doute traversée par le texte coranique, mais dont la structure for- melle remonte au Récit primitif (proverbe, conte); soit enfin qu'il vise directement la sémiotique éro- tique d'un texte écrit (le Jardin parfumé). Relevés ponctuellement dans ce qu'on appelle ici la culture populaire, tous ces systèmes sémiotiques retentissent dans le champ islamique comme une participation croisée, une mise en miroir brûlante du signe institué par le Coran : « Écrit explicite » révélé à Muhammad en tant que signe suprême de la vie, de la mort et de la Très Grande Violence.

Car le Coran — et c'est là son extrême origina- lité — se conçoit comme une théorie radicale du signe, de la Parole et de l'Écriture; al-qufân : lec- ture, déchiffrement et récitation du signe révélé. Ce qu'on désigne par l'impératif de Gabriel ordon- nant à Muhammad de lire et de répéter le Nom propre d'Allah en « ouvrant la poitrine », c'est bien cette théorie du souffle qui traverse le corps (dans le sens strict : le Coran descend dans le corps), et le sépare, le plie en signes distincts, afin que le croyant éprouve ses fibres comme autant de feuilles cristal- lines du texte. L'intersigne prophétique est un souffle, un discours extatique, dont la plasticité est régie, comptabilisée, voilée/dévoilée dans le corps : « Ne suis point ce dont tu n'as pas connaissance!

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L'ouïe, la vue, le cœur, de tout cela il sera demandé compte » (XVIII, 38) 1. Allah tient en son sein l'in- terprétation des signes et en même temps il affirme la clarté de son message. Le Coran désigne ainsi le signe dans sa double face de voilement/dévoilement. Dieu caché, Allah régit l'ordre de l' « Inconnais- sable », mais il étoile l'homme et l'univers de signes visibles, audibles, palpables, bref, lisibles. Dans cette relation entre Dieu et l'homme, le Prophète n'est pas considéré comme le régisseur de l'interprétation, il est un simple transmetteur, un « Avertisseur explicite ».

Comment l'homme — ce signe créé « d'une goutte de sperme » — pourrait-il saisir un tel geste de la présence et de l'absence, sinon dans la plus grande solitude? Allah n'est pas un Dieu qui donne son amour (comme dans le christianisme) : il demande au croyant une complète soumission (islam) au texte coranique. Cette violente soumission au texte va conditionner tout le statut de l'écriture comme corps, comme intersigne divin. Et nous savons par ailleurs ce qu'Allah promet à l'incroyant : l'anima- liser, le minéraliser, le calciner dans l'Enfer, ce « Détestable Devenir »; ce qu'il lui promet c'est une « fissure des oreilles », une « incirconcision du cœur », c'est lui rendre la poitrine étroite, et parce que l'incroyant tourne le dos à « l'Écrit explicite », Allah lui dirigera la face vers le feu éternel.

Cet enveloppement divin du corps est admirable- 1. Traduction des citations coraniques due à R. Blachère, le

Coran, Éd. Maisonneuve, 1966.

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ment rapporté dans l'allégorie des Hommes de la Caverne, plongés dans le silence pendant plus de trois cents années : « Nous fîmes le silence à leurs oreilles, dans la caverne pendant nombre d'années » (XVIII, 10/11). État entre le sommeil et la veille, pendant lequel, projeté au centre de la caverne, le corps est effleuré à droite et à gauche de la caverne par la rotation du soleil. Lieu donc de suspension, s'abritant aux limites du soleil et de la nuit. Et en se réveillant, les Dormants retrouvent la pulsation du temps et recouvrent leurs sens. Que désigne ce réveil? Cette mise en scène allégorique définit la théorie coranique du signe, divisé entre une identité nocturne affirmant l'homme sans Dieu comme un signe aveugle, muet et errant, et une identité illu- minée, originée dans l'arbre de « la Bonne Parole » : il est dit qu' « Allah a fait deux signes, de la nuit et du jour, et il a fait sombre le signe de la nuit et clair le signe du jour » (XVII, 12/13).

De cette opposition (diurne /nocturne) dépend le statut de la langue arabe qu'Allah a choisie, contre toute langue « Darbare », pour rendre lisibles les signes de sa Parole : « Nous exposons intelligible- ment les signes à un peuple capable de savoir » (V, 97). Intelligibilité stratégique entrant en conflit avec le discours symbolique et parabolique du Coran. De là se dessinent les deux principaux mou- vements qui creusent la clôture logocentriste isla- mique : d'une part la Parole-Raison (Nut'q) enfer- mée dans l'imitation (théologiens, philosophes, juristes et commentateurs), de l'autre l'adoration

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du texte et de son sens infini (prophètes, mystiques, poètes). Or, c'est dans un lieu interstitiel que se joue le tracé calligraphique comme une fête sacrée du signe. Loin d'être un simple supplément gra- phique ajouté à la parole, le tracé calligraphique est une composition intérieure au texte, une production cristalline du corps linguistique lui-même.

La lettre calligraphique — comme trace divine — envahit ainsi tous les arts décoratifs de l'Islam, et, complotant sans cesse contre le vide, elle cisèle l'espace en se logeant dans un dedans absolu. Dedans absolu qui permet à la logographie de couvrir, plus ou moins explicitement, d'autres systèmes sémio- tiques, dont le tatouage.

Ces systèmes sémiotiques pour la plupart anté- rieurs à l'Islam sont donc refoulés, vidés de leur charge symbolique. Mais semblables au langage des rêves, ces hiéroglyphes défigurés déchirent notre imaginaire et regreffent dans le corps et l'inconscient le geste d'une séparation élastique, exigeant — pour être lus — un véritable dessaisissement par rapport à la tyrannie logographique. Ces objets fissurés, comment les lire? Comment percer, crever la clôture logographique?

Émettre une telle échappée dans la sémiotique populaire arabe nous aura conduit à tenter des analyses ponctuelles sur plusieurs systèmes sémio- tiques variés : conte et proverbe, calligraphie et tatouage, et enfin le texte érotique de Nafzâwi. Pourquoi précisément ces systèmes, dont l'allure semble fragmentaire?

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Nos analyses s'organisent selon deux motifs. Le premier est que tous ces systèmes sémiotiques sont une traduction du corps et de sa jouissance : de la trace tatouée à la passion incestueuse (jouée ici par l'histoire de l' Oiseau conteur), c'est le déploiement d'une écriture euphorique. C'est d'elle que dépend l'économie du texte et du plaisir.

Le deuxième motif relève d'une intersémiotique transversale, dans la mesure où le savoir est chaque fois fissuré, plié, pris en écharpe par une nécessité textuelle. Intersémiotique dessinée selon trois axes :

— une sémiotique graphique (tatouage, calligraphie), envisagée dans sa densité symbolique; dans un cas (tatouage), le signe vide (anaphore) reproduit une archi-écriture refoulée; dans l'autre cas (cal- ligraphie), il s'agit d'une mise en miroir sur- signifiante à partir du code linguistique.

— une rhétorique du coït : appelée par les anciens Chinois l'Art de la chambre à coucher. Nous avons choisi le Jardin parfumé parce que ce texte est plus écouté que lu, à la manière des Mille et une nuits. Il se situe ainsi entre la culture savante et la culture populaire.

— une sémiotique orale (conte, proverbe), qui nous servira à cerner la relation de la voix et du mythe.

L'intérêt pour ces systèmes sémiotiques serait futile s'il n'engageait, au niveau de l'écriture, l'ori- ginalité des cultures, et plus profondément le rap- port du texte à l'être historique; sans cela, il serait semblable à ce plaisir nostalgique qu'éprouvent cer-

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tains diplomates désabusés à arranger des bouquets de fleurs ou des jardins zen. Et apprendre aussi le tir à l'arc en rythmant le souffle. La retraduction de la sémiotique populaire nous oblige à nous dessai- sir d'une telle nostalgie. Se mettre à l'écoute de la culture populaire est une forte intervention idéolo- gique qui traverse et contamine toute décision de parole. Écrire ainsi c'est ouvrir, dans le corps qui parle, le procès du sens historique, par lequel une lutte de classes se déroule aussi à l'intérieur du texte.

Le sujet tire à lui le dehors qui le fonde. Et qui le dissoudra.

Janvier 1973.

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Le discours parémiologique

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1. LE CORPS : UNE CONSTELLATION DE PROVERBES

Pour retenir les proverbes, certains utilisent un procédé mnémotechnique : on les énonce selon les différentes parties du corps. Rien d'étonnant en cette économie du langage. Habiller le corps par un espace symbolique codé est une pratique cou- rante dans la culture populaire (marocaine) : méde- cine, divination, envoûtement. Culture exigeant une ascèse, une écoute attentive et retenue. Le corps est le lieu concentrique où commence, où recommence la parole. Le proverbe désigne, à sa manière bien maligne, ce mouvement giratoire; méfions-nous pourtant des systèmes qui s'excusent de parler.

J'ai donc demandé à un ami de me citer les pro- verbes relatifs au corps, en utilisant le procédé mnémotechnique. Il en connaît 48 : ce nombre constitue notre corpus (cf. les annexes).

Ce relevé topographique n'est pas arbitraire (rap- pelons que corpus signifie originellement corps). Corpus et corps; l'un dans l'autre se logent et se fondent. D'où les limites du discours ethnologique. Face à la littérature proverbiale, celui-ci procède par un recensement (mais où s'arrête ce découpage? Quel espace forme sa clôture?), par la classification (classer le discours par rapport à quoi? Par rapport à une logique? Laquelle? Un code? Lequel? Une classe sociale?). D'où aussi la pudeur (fausse, perverse) de l'ethnologie : l'interdit voile les « pornogrammes » (R. Barthes) de la littérature proverbiale. Il faudra

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lever cet interdit et laisser parler la culture intéres- sée. L'ethnologie tend à effacer la différence (cultu- relle ou autre) sans dire quel est le lieu de sa propre parole, de sa parole à l'autre.

La brève analyse qui suit, bien que s'inspirant de langues particulières (linguistique, ethnologie, sociologie) ou de la culture populaire (marocaine), garde sa liberté, son mouvement, sa gestuelle. Il s'agit de mettre en crise le corps conceptuel par rapport au « vrai » corps qui parle à travers cette constellation de proverbes.

Plus que pour une raison méthodique, notre corpus est un corps ni féminin, ni masculin, ou plutôt il est les deux à la fois, une espèce d'hermaphrodite (non platonicien) qu'il faut essayer d'approcher dans sa singularité, sa différence irréductibles.

Motif. — On sait que le procédé mnémotechnique a un caractère universel dans les cultures « orales ». Au Maroc, on apprenait par cœur des poèmes qui contenaient des formules médicales : la syphilis était soignée d'abord par quelques paraboles, l'objet médi- cal venant en plus.

Pour suppléer au manque de la calligraphie, la mémoire organise, ordonne l'espace en quelques poèmes et proverbes : une véritable géographie transcrite en proverbes permet au bédouin de maî- triser le désert. Habillé ainsi, il trouve sa route. Et que fait-il en voyageant sur le sable, sinon tracer en cette forme vide sa propre écriture, au rythme de cette graphie aérienne?

De même les jeux et l'écriture sur le sable que

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Depuis la Mémoire tatouée, l'écrivain marocain Khatibi pour- suit ses recherches dans la ligne, très moderniste, de l'analyse du signe, et en particulier celle du tatouage ou de la calligra- phie typiquement arabes. L'ouvrage comporte une vingtaine de planches indispensables à sa compréhension, reproduisant des tatouages féminins (sur visages, mains, bras, ventre, dos), ainsi que des calligraphies arabes (lettres et motifs abstraits). Interrogeant la culture populaire, qui est refoulée par les in- tellectuels arabes ou réduite au folklore par les ethnologistes et les orientalistes, Khatibi examine les contes et les proverbes populaires, et se livre à une méditation sur l'art du coït. Ethnologie, psychanalyse, linguistique sont mobilisées ici au- tour de la question essentielle que pose Khatibi : ce Comment (pour un intellectuel) être lutteur de classe et assumer l'orphe- linat de son nom propre ? » Abdelkebir Khatibi, sociologue et écrivain marocain, a publié en 1968 un essai sur le Roman maghrébin (Maspéro). Il tra- vaille actuellement au Centre de recherches de l'université de Rabat. Son premier ouvrage, la Mémoire tatouée, a paru en 1971 dans la collection des ce Lettres Nouvelles ».

IMP. PRIESTE*. PARIS

« 9-74

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