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Afghanistan : retour surun échec annoncé

CHARLOTTE LEPRI / CHERCHEUR À L’IRIS

MAI 2012

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AFGHANISTAN : RETOUR SUR UN ÉCHEC ANNONCÉ / CHARLOTTE LEPRI - MAI 2012

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Afghanistan : retour sur un échec annoncé

CHARLOTTE LEPRI1 / CHERCHEUR À L’IRIS

Quand et pour quelles raisons la coalition interna‐tionale a‐t‐elle échoué ?

La reconstitution des différents épisodes de l’actionde la communauté internationale en Afghanistanest complexe : des années de storytelling améri‐cano‐otanien ont travesti la réalité de notre enga‐gement, de nos stratégies et de nos résultats enAfghanistan2. Le mythe de la victoire, les justifica‐tions parfois fallacieuses concernant notre pré‐sence dans le pays3 et la réécriture de l’histoire dela mission de la Force Internationale d’Assistance etde Sécurité en Afghanistan (FIAS, plus communé‐ment désignée par l’acronyme anglais ISAF)4 et desconditions sur le terrain ont cherché, à grand ren‐fort de statistiques, graphiques et présentations po‐werpoint, à convaincre les opinions publiques dusuccès de la mission et justifier les efforts humainset financiers déployés5. Avec, au fur et à mesure,un décalage grandissant entre discours officiel etréalité sur le terrain6.

Plus de dix ans après le début du conflit, la coalitionn’a que très partiellement atteint ses objectifs sou‐vent ambitieux et parfois conflictuels entre eux, po‐sant la question du rôle et la crédibilité de l’OTAN entant qu’acteur mondial. Certes le régime taliban a étérenversé (mais le mouvement existe toujours) et Ous‐sama Ben Laden a été abattu (mais après dix annéesde traque). En revanche, l’insécurité, l’instabilité, lacorruption et la pauvreté n’ont pas disparu.

Les raisons de l’échec sont, comme cet article vas’attacher à le démontrer, de plusieurs ordres : lastratégie de l’ISAF a manqué de clarté et de cohé‐rence, la coordination des efforts de la commu‐nauté internationale a fait défaut et des erreursd’analyse de la situation afghane ont fait prendrede mauvaises décisions. Il est malheureusementtrop tard pour changer le cours de l’action interna‐tionale en Afghanistan. En revanche, il n’est pastrop tard pour en tirer les leçons.

2001 : LE PIÈGE STRATÉGIQUE DE L’INVASIONDE L’AFGHANISTAN

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001,Oussama Ben Laden est rapidement identifiécomme le responsable de ces attaques par les ser‐vices de renseignement américains, qui le locali‐sent en Afghanistan. Le Conseil de sécurité desNations unies demande le respect de la résolution1333, datant de février 2000, qui elle‐même se ré‐fère à la résolution 1267 de 1999. Ainsi, le Conseilde sécurité « exige que les Taliban se conforment àla résolution 1267 (1999) et cessent, en particulier,d’offrir refuge et entraînement aux terroristes inter‐nationaux et à leurs organisations, qu’ils prennentles mesures effectives voulues pour que le territoiredétenu par eux n’abrite pas d’installations et decamps de terroristes (…) et qu’ils se conformentsans plus tarder à l’exigence formulée par le Conseil

(1) Charlotte Lepri a par ailleurs été conseiller politique de l’ISAF à Kaboul sur les questions de gouvernance locale (septembre 2011 à février 2012).(2) Lire à ce sujet : Lt.‐Col Daniel Davis, « Truth, Lies, and Afghanistan », Armed Forces Journal, Février 2012, http://armedforcesjournal.com/2012/02/8904030(3) Le président de la République Nicolas Sarkozy a par exemple à maintes fois cité le cas de « la petite fille qui a eu la main coupée parce qu’elle avait du vernis à ongles » («Devant Obama, Sarkozy ressort la légende des talibans et du vernis à ongles », 20 Minutes, 26 juillet 2008, http://www.20minutes.fr/monde/afghanistan/242938‐Monde‐De‐vant‐Obama‐Sarkozy‐ressort‐la‐legende‐des‐talibans‐et‐du‐vernis‐a‐ongles.php) – exemple déjà utilisé par Laura Bush en novembre 2001 (Laura Bush on Taliban Oppressionon Women, 17 novembre 2001, http://www.washingtonpost.com/wp‐srv/nation/specials/attacked/transcripts/laurabushtext_111701.html) (4) L’ISAF (International Security Assistance Force), agissant sous mandat onusien, est déployée en Afghanistan sous l’autorité du Conseil de sécurité des Nations unies. Samission est d’aider « le gouvernement afghan à créer un environnement stable et sûr. À cet effet, les personnels de l’ISAF mènent des opérations destinées à assurer la sécu‐rité et la stabilité dans l’ensemble du pays en coordination avec les forces de sécurité nationales. Ils sont par ailleurs directement associés à la formation et au développementde l'armée nationale afghane (ANA) et de la police nationale afghane (ANP) par le biais de la mission OTAN de formation en Afghanistan (NTM‐A) ». (Cf. le site de l’OTAN :http://www.nato.int/cps/fr/natolive/topics_8189.htm). (5) Lire à ce sujet : Anthony H. Cordesman, « The Failures That Shaped (and Almost Lost) the Afghan War », Center for Strategic and International Studies, 17 juin 2011 (ensept parties : http://csis.org/publication/failures‐shaped‐and‐almost‐lost‐afghan‐war) (6) Le Secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, a ainsi déclaré le 30 janvier 2012 que l’OTAN est « the most successful Alliance in history », constat surprenantlorsque l’on connaît les difficultés de l’Alliance en Afghanistan.

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de sécurité au paragraphe 2 de la résolution 1267(1999), suivant laquelle ils doivent remettre Usamabin Laden aux autorités compétentes »7. Le refus dupouvoir taliban à Kaboul de livrer Ben Laden dé‐clenche aussitôt une riposte militaire.

De nombreux pays et organisations internationalesexpriment leur solidarité à l’égard des Etats‐Unis,qui appellent leurs alliés à former une coalitionpour lutter contre le terrorisme. Une vingtaine depays répond alors présent, même si l’essentiel del’effort humain et financier est supporté par lesEtats‐Unis.

L’opération Enduring Freedom débute le 7 octobre2001 par des bombardements intensifs sur des ins‐tallations militaires afghanes et des bases du ré‐seau Al‐Qaeda. L’objectif est de mettre fin aurégime taliban (en appuyant l’action de l’Alliance duNord) et à l’utilisation du territoire afghan par Al‐Qaeda comme base d’activités terroristes. Dès lami‐novembre, les Etats‐Unis et leurs alliés renver‐sent le régime taliban mais ne parviennent toute‐fois pas à démanteler les réseaux terroristes etarrêter Ben Laden ni le mollah Omar (chef des Ta‐liban). L’effondrement du pouvoir taliban à Kaboulfait toutefois craindre que les rivalités ethniques neconduisent à un nouveau chaos dans le pays. Deuxinitiatives sont alors prises par la communauté in‐ternationale, l’une d’ordre politique et l’autre d’or‐dre sécuritaire.

D’une part, les Nations unies organisent du 27 no‐vembre au 5 décembre 2001 la première Confé‐rence internationale de Bonn sur l’avenir del’Afghanistan, à laquelle participent une douzainede pays et quatre délégations afghanes8. La forma‐tion d’un gouvernement provisoire dirigé parHamid Karzaï est décidée. D’autre part, l’ISAF, man‐datée par l’ONU, est créée en décembre 2001 afin

« d’aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenirla sécurité à Kaboul et dans ses environs, de tellesorte que l’Autorité intérimaire afghane et le per‐sonnel des Nations unies puissent travailler dansun environnement sûr »9.

Les Taliban sont exclus des discussions sur le règle‐ment du conflit, empêchant la conclusion d’un ac‐cord politique à la Conférence de Bonn. Une paixdes vainqueurs sans les vaincus, considérés commeinfréquentables et désormais insignifiants, suite àleur rapide débâcle militaire. Les militaires améri‐cains sont en effet imprégnés de la doctrine « destroyand defeat the enemy » : il n’y a alors pas de négo‐ciation finale, puisqu’il n’existe plus d’interlocuteur…

Comme le souligne Gilles Dorronsoro, « les événe‐ments du 11 septembre ont été l’occasion d’unemultiplication de discours interprétatifs et de pré‐visions mal fondées. Trop occupés à stigmatiser le« fanatisme » d’Oussama Ben Laden ou le caractère« moyen‐âgeux » du régime taliban, la plupart descommentateurs ont sous‐estimé le piège straté‐gique que constituait l’invitation à envahir l’Afgha‐nistan. Plus surprenant, certains spécialistes de larégion ont cautionné la thèse d’une extériorité desTaliban à la société afghane, malgré tous les tra‐vaux montrant exactement l’inverse. Cette faiblessesupposée de l’implantation des Taliban permettaitd’envisager une sortie de crise rapide et un inves‐tissement militaire limité de la part des puissancesoccidentales »10.

Ainsi les pays de la coalition ont‐ils mal appréhendéla composition et des ressorts de l’insurrection.Comme le souligne l’anthropologue George Lefeu‐vre11, les Taliban afghans historiques principale‐ment pachtounes (réunis autour du mollah Omar),qui mènent un djihad national de reconquête aunom de la charia, sont, dans leur projet, distincts

(7) Résolution 1333 du Conseil de sécurité des Nations unies : http://www.un.org/french/docs/sc/2000/res1333f.pdf (8) Une délégation de l’Alliance du Nord (composée de Tadjiks, d’Ouzbeks et d’Hazaras), une délégation de l’entourage du roi en exil Zaher Shah (composée de Pachtounes),une délégation dite « de Chypre » (soutenue par l’Iran) et une délégation dite « de Peshawar » (soutenue par le Pakistan). Aucune délégation ne représente les Taliban.(9) Résolution 1386 du Conseil de sécurité des Nations unies, 20 décembre 2001, http://www.un.org/french/ga/search/view_doc.asp?symbol=S/RES/1386%282001%29 (10) Gilles Dorronsoro, « L’OTAN en Afghanistan, L’avenir incertain du Titanic ? », AFRI 2008, Volume IX, 24 juillet 2008, http://www.afri‐ct.org/IMG/pdf/08_Dorronsoro_Otan.pdf(11) Lire notamment : Georges Lefeuvre, « Afghanistan », in Joao Medeiros (dir.), Le mondial des nations. 30 chercheurs enquêtent sur l’identité nationale, Paris, Choiseul,2011, pp. 222‐239.

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des réseaux d’Al‐Qaeda qui mènent un djihad inter‐national contre l’Occident. Mais ces deux mouve‐ments distincts ont peu à peu été amenés àpartager un objectif commun : chasser les forcesde la coalition hors d’Afghanistan.

UNE MISSION AUX CONTOURS AMBIGUSET ÉVOLUTIFS

L’inconstance, voire parfois l’inadéquation, de lastratégie militaire mise en œuvre par la coalition,qui sous‐estima la capacité des Taliban à reprendrele combat12 et le rôle ambivalent du Pakistan, ontcontribué à l’échec militaire et politique en Afgha‐nistan.

Jusqu’en 2003, la mission de l’ISAF est limitée à lasécurité de Kaboul mais elle est mal coordonnéeavec l’opération américaine Enduring Freedom, quifournit l’essentiel des troupes et agit dans les ré‐gions de l’Est et du Sud dans des opérations focali‐sées sur la lutte contre le terrorisme. Cependant,la vague de violences en 2003, touchant militaireset civils, contredit le discours officiel américainselon lequel la sécurité serait rétablie en Afghanis‐tan. Le niveau d’insécurité a même conduit les or‐ganisations onusiennes et humanitaires à se retirerdes zones les plus sensibles. A partir de la fin del’année 2003, la mission évolue donc. Passant souscommandement OTAN13, l’ISAF se déploie peu àpeu sur l’ensemble du territoire afghan. Une stra‐tégie plus large est définie, adoptant une approchecivilo‐militaire de « nation building » englobant peuà peu la lutte contre la corruption, l’aide humani‐taire, le renforcement du gouvernement afghan et

le développement économique du pays. Un Haut re‐présentant civil en Afghanistan est créé (octobre2003), chargé de « représenter officiellement et pu‐bliquement l’Alliance dans son rôle politique » etles Provincial Reconstruction Teams (les PRT)14 sedéveloppent. Le nombre de pays contributeurs àl’ISAF augmente par ailleurs15.

Toutefois, l’Administration Bush néglige rapidementl’Afghanistan, souhaitant redéployer l’essentiel desforces américaines présentes sur ce théâtre pourpréparer la guerre en Irak. L’évolution stratégiquede 2003 reste inaboutie, faute de moyens et de vo‐lonté politique.

L’Afghanistan redevient une priorité à la faveur del’élection de Barack Obama en novembre 2008.Convaincu que la menace principale provient de larésurgence d’Al‐Qaeda et des Taliban en Afghanis‐tan et au Pakistan16, le président Obama décide dese retirer d’Irak et d’intensifier l’effort en Afghanis‐tan. Mais entre temps, les insurgés se sont recons‐titués dans des zones que les Alliés ne maitrisaientpas, avec le soutien d’une partie de l’appareil de sé‐curité pakistanais. Sous l’influence de hauts respon‐sables militaires américains, une « nouvellestratégie » est définie suite à l’arrivée au pouvoir deBarack Obama : la contre‐insurrection (COIN)17 de‐vient le prisme au travers duquel s’élabore la stra‐tégie de la coalition en Afghanistan, et un envoi derenforts de 30 000 soldats américains est décidé18.

La stratégie dessinée par l’administration Obamas’est avérée improductive. Tout d’abord, l’envoi detroupes supplémentaires n’a pas été suffisantpour mettre en œuvre une vraie stratégie de

(12) Les mouvements insurgés ont aujourd’hui peu de difficultés à recruter des combattants car la population ne constate toujours pas le décollage économique et considèrela communauté internationale comme complice d’un gouvernement Karzaï jugé défaillant et corrompu. (13) Résolution 1510 du Conseil de sécurité des Nations unies : http://daccess‐dds‐ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N03/555/55/PDF/N0355555.pdf?OpenElement (14) Les PRTs sont « composées de personnel militaire et civil, actives dans les provinces afghanes pour assurer la sécurité du travail d’aide et contribuer aux tâches d’assis‐tance humanitaire ou de reconstruction dans des zones de conflit ou des régions marquées par un niveau d’insécurité élevé » (site de l’OTAN).(15) Avant 2003, l’ISAF rassemblait une vingtaine de nations contributrices et 5 000 soldats. Aujourd’hui, 51 nations fournissent près de 130 000 soldats.(16) Le néologisme « AfPak » incarne d’ailleurs cette nouvelle approche, en désignant la région Afghanistan‐Pakistan comme un théâtre d’opération commun. (17) La contre‐insurrection ne consiste pas uniquement en la neutralisation de l’ennemi par des moyens militaires ; elle suppose également la séparation durable de l’ennemiinsurgé des populations, et l’adhésion des populations à l’autorité légitime. La COIN est « centrée sur la population » (population‐centric), contrairement à la guerre conven‐tionnelle, « focalisée sur l’ennemi » (enemy‐focused).(18) Lors d’un discours prononcé à West Point le 1er décembre 2009, le président Obama a annoncé un « surge » (l’envoi de 30 000 soldats supplémentaires), l’accélérationde la formation des forces de sécurité afghanes ainsi que l’ébauche de calendrier de sortie faisant de juillet 2011 le début du retrait américain. Cette nouvelle stratégie fut lefruit d’un compromis entre les tenants d’une sortie de crise rapide (les conseillers politiques du président) et les tenants d’un envoi substantiel de renforts (les hauts respon‐sables militaires). L’ouvrage de Bob Woodward, Obama’s Wars (Simon & Schuster, 2010) dépeint d’ailleurs parfaitement les querelles intestines entre les deux camps.

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contre‐insurrection, conduisant au recours de plusen plus systématique à des frappes aériennesdont la précision n’est pas toujours garantie. Le re‐trait de 33 000 soldats américains du « surge » etle repli sur l’axe stratégique « Bagram, Kabul, Kan‐dahar » confirme d’ailleurs que l’objectif ambitieuxde contre‐insurrection a rapidement cédé la placeà une stratégie plus limitée de lutte contre le ter‐rorisme. Par ailleurs, les forces de la coalition n’ontjamais vraiment réussi à « gagner les cœurs et lesesprits » de la population afghane et l’image de l’ar‐mée américaine (et au‐delà, de l’ensemble de la co‐alition) a été ébranlée par les bavures et lesincidents19. Enfin, l’approche globale, qui vise à unemeilleure « coordination entre acteurs internatio‐naux et locaux, civils et militaires, lors de crises »20,a été trop tardivement et mal appliquée.

DES DÉFIS MILITAIRES DIFFICILES ÀSURMONTER

Une coordination militaire complexe

La coordination de la coalition internationales’avère être un défi majeur. Chaque nation a des rè‐gles d’engagement qui diffèrent. Certains pays ontainsi des restrictions nationales dans l’emploi de laforce (des « caveats »), qui brident l’efficacité opé‐rationnelle de la coalition et limitent les actions tac‐tiques dans certaines zones. Les Etats‐Unis avaientd’ailleurs appelé à les lever lors du Sommet de Rigaen 2006, sans succès. A titre d’exemple, l’état‐majorallemand ne peut planifier une opération sans l’au‐torisation préalable du Bundestag, limitant de faitl’emploi des forces allemandes dans les combats.

En outre, le fonctionnement « Five eyes » des Amé‐ricains, à savoir le partage d’informations sensiblesavec un cercle limité d’alliés traditionnels (Australie,Canada, Nouvelle‐Zélande, Royaume‐Uni) a rapide‐ment fait naître des frustrations et un sentiment de

coalition à deux vitesses chez certains des principauxpays contributeurs exclus du « Five eyes », au premierchef, la France et l’Italie.

Enfin, le rôle prépondérant que jouent les Etats‐Unis dans la mission de l’OTAN en Afghanistan, entermes d’hommes, de financement et d’orientationstratégique, complique la coordination au sein dela coalition internationale. Les pays contributeursnon « Five eyes », voire non‐américains, sont rare‐ment associés aux décisions les plus importantes,souvent prises par Washington en liaison étroiteavec les officiers américains de l’état‐major del’ISAF à Kaboul. Face à une stratégie qui leur est engrande partie imposée par les Etats‐Unis, les autresnations se sont désintéressées des grandes ques‐tions stratégiques en Afghanistan et se sont parfoistournées vers d’autres initiatives, notamment dansle domaine du développement. Indirectement, celaa fragilisé la cohésion de la coalition, pourtantconsidérée comme le « centre de gravité » de lamission. En effet, cela a en quelque sorte justifié lesinitiatives individuelles des nations et un certainégoïsme, tant en termes de projets qu’en termesde calendrier, ce qui se constate particulièrementaujourd’hui en période de retrait. Mieux associéesaux grandes décisions de l’état‐major de l’ISAF, aumoins par le biais des officiers insérés, le sentimentcollectif aurait peut‐être été plus développé, ren‐dant plus difficiles les décisions nationales isolées.

Le défi de la constitution de forces arméesafghanes

Un des enjeux clé de la « nouvelle » stratégie amé‐ricaine en 2008‐2009 a été la constitution desforces armées et de police afghanes (ANSF )21 pro‐fessionnelles, disciplinées et aptes à prendre encharge de façon effective la sécurité de la popula‐tion et du territoire afghans.

(19) Pour ne citer que quelques exemples : affaires des Corans brûlés, raids de nuit, pertes civiles lors des opérations militaires, vidéo de Marines urinant sur des cadavresd’insurgés, etc. Ces affaires ont d’ailleurs été largement instrumentalisés par les Taliban et le président Karzaï.(20) Cécile Wendling, L’approche globale dans la gestion civilo‐militaire des crises, Analyse critique et prospective du concept, Cahier de l’IRSEM, n°6, 2010. (21) Les ANSF (Afghan National Security Forces) regroupent l’armée afghane (ANA), l’armée de l’air (AAF) et la police (ANP).

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L’objectif est ambitieux : passer de 70 000 ANSF en2008 à 260 000 en 2010, puis 352 000 en octobre2012. L’accent est porté sur la formation, compli‐quée d’une part par un fort illettrisme de la popu‐lation afghane et d’autre part par l’inadaptation decertaines méthodes et normes occidentales. Le re‐crutement massif, nécessaire pour atteindre les ob‐jectifs fixés, a par ailleurs conduit à privilégier laquantité à la qualité, avec deux dérives majeures :le risque d’infiltrations d’insurgés dans les rangsdes recrues afghanes22 et un taux de désertionélevé23. En outre, les salaires peu attractifs favori‐sent la corruption.

Le principal défi reste toutefois l’évolution de l’ar‐mée afghane en une institution légitime et structu‐rée constituant un élément de cohésion nationale.En effet, cette armée est confrontée aux problèmesdu manque de cadres et d’officiers suffisammentformés et expérimentés, du manque de cohésion(en particulier chez les officiers, d’origines et de for‐mations différentes), des divisions ethniques et dela forte dépendance à l’égard du soutien financier,humain et logistique de l’OTAN – et ce, pour encorede nombreuses années, l’Afghanistan n’ayant pasles moyens d’entretenir ses forces de sécurité.

Comme le souligne Ali Ahmed Jalali, « aucune ca‐pacité militaire crédible ne peut émerger du néant.(…) La consolidation du système de sécurité ne si‐gnifie pas seulement créer toujours plus de kan‐daks24 ou d’unités de police. Les forces de sécuritédoivent être développées dans un contexte d’effortcivilo‐militaire de consolidation des institutions.

Développer l’Armée nationale afghane et la Policenationale afghane sans s’attaquer aux autres fai‐blesses du gouvernement afghan, comme la ques‐tion de l’Etat de droit, la corruption, l’influence des« power brokers »25 affaiblit sérieusement l’effica‐cité de la force, peu importe son nombre »26.

UNE APPROCHE GLOBALE27 ET UNE AIDEAU DÉVELOPPEMENT MAL MAÎTRISÉES

Lorsqu’il aurait fallu privilégier le développementet la reconstruction du pays, à savoir dès le débutde l’intervention de la coalition en Afghanistan, lalutte militaire contre le terrorisme a été privilégiée.La stabilisation du pays n’a pas accompagné l’effortde sécurisation. Consciente de cet écueil, la coali‐tion internationale a progressivement tenté demieux prendre en compte les enjeux politiques etéconomiques. Mais l’approche civilo‐militaire de2003, trop mesurée, n’a pas beaucoup produit derésultats concrets. L’approche globale de 2008‐2009 est quant à elle arrivée trop tard et s’est tropappuyée sur les militaires pour assumer les fonc‐tions « gouvernance » et « développement », plu‐tôt qu’adopter une approche intégrant lesdifférents acteurs nationaux et internationaux pré‐sents en Afghanistan. L’absence de cadrage clair dece que l’OTAN peut ou non inclure dans son ap‐proche globale a conduit l’Alliance à phagocyterl’ensemble des activités civilo‐militaires, au détri‐ment d’une approche coordonnée et intégrée avecl’ensemble des acteurs présents sur le terrain.

(22) Cette question se pose d’ailleurs avec d’autant plus d’acuité que, pour des raisons avant tout financières, l’objectif affiché de 352 000 ANSF pour 2014, qui est en passed’être atteint, a été ramené à 228 500, laissant pour l’heure sans réponse la question du devenir des 123 500 personnels formés et entraînés qui devront quitter l’ANSF et quirisquent de rejoindre les rangs de l’insurrection. En outre, le sort des 30 000 ALP (police locale afghane, financée, armée et entraînée par les Etats‐Unis) n’est pas réglé nonplus, ce qui représente à terme un facteur potentiel de déstabilisation locale sérieux (voir à ce sujet : Eric de Lavarène, « Afghanistan, yoyage en terre brûlée », Le Temps, 17avril 2012 et Lynn Yoshikawa and Matt Pennington, « Afghan Local Police: when the solution becomes the problem », Foreign Policy, AfPak Channel, 27 Octobre 2011,http://afpak.foreignpolicy.com/posts/2011/10/27/afghan_local_police_when_the_solution_becomes_the_problem. (23) Selon le Washington Post, le taux d’attrition a doublé ces derniers mois (un soldat sur sept déserterait), amplifié par le recrutement à marche forcée de soldats pour rem‐plir les objectifs de l’OTAN. Les raisons sont diverses : faiblesse des salaires, questions saisonnières (les soldats désertent beaucoup plus l’été, au moment des récoltes), chan‐gement d’allégeance, leadership faible ou corrompu, etc. Joshua Partlow, « More Afghan soldiers deserting the army, NATO statistics show», The Washington Post, 2septembre 2011, http://www.washingtonpost.com/world/asia‐pacific/more‐afghan‐soldiers‐deserting‐the‐army/2011/08/31/gIQABxFTvJ_story.html. (24) Bataillons.(25) Personnes qui détiennent les clés du pouvoir – dans le cas de l’Afghanistan, personnes sans fonctions officielles qui utilisent leur connexions dans la politique et dans lemilieu des affaires pour faire avancer leurs propres intérêts.(26) Luis Peral and Ashley J. Tellis (ed), Afghanistan 2011‐2014 and beyond : from support operations to sustainable peace, EUISS and Carnegie Endowment for InternationalPeace Juin 2011, p. 15.(27) L’approche globale intervient dans les situations où la seule force militaire ne suffit plus à rétablir la stabilité dans une région en crise. L’approche globale croise, enamont, démarches civiles et militaires pour améliorer leur coordination, implique tous les acteurs concernés (au niveau national et multinational) et a pour objectif d’associermilitaire, sécuritaire, diplomatique, économique et développement dans les réponses à apporter aux crises.

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L’enchevêtrement des différentes missions (ISAF,Enduring Freedom, EUPOL 28, UNAMA29 etc.) rendpar ailleurs la cohérence et la coordination de l’ac‐tion internationale particulièrement complexes30.Après plus de dix ans de présence, l’ISAF et les do‐nateurs ont toujours les mêmes difficultés à secoordonner entre eux et avec le gouvernement af‐ghan. L’approche « lead nation », développée en2002, a confié à différents pays « pilotes » un pande la reconstruction du pays. Lors d’une conférenceinternationale du G8 à Genève en avril 2002, la ré‐forme du secteur de la sécurité a ainsi été diviséeen cinq piliers, chaque pilier dépendant d’un pays :la réforme de la justice pour l’Italie ; la réforme dela police pour l’Allemagne ; la lutte contre le traficde drogue pour le Royaume‐Uni ; la réforme du sec‐teur militaire pour les Etats‐Unis ; désarmement,démobilisation et réintégration (DDR) pour leJapon31. Mais aucun effort n’a été fait pour donnerde la cohérence à l’ensemble via des mécanismesde coordination entre les cinq pays, qui ont parfoisterritorialisé leur action (en fonction de leur zonede responsabilité) et aucun des pays ne s’est in‐quiété du besoin d’impliquer l’administration af‐ghane pour qu’elle s’approprie ces réformes. Lemême problème s’est posé concernant la gestiondes PRT, gérés par différents pays dans leur zone deresponsabilité de manière sinon indépendante, àtout le moins non‐coordonnée ni avec les autres Al‐liés, ni avec le gouvernement afghan.

Le problème de fond réside dans les différencesd’objectifs, de stratégies et de méthodes entre lesacteurs en présence, en fonction de leurs agendas,

logiques et contraintes propres. Comme le souligneSerge Michailof, « l’Afghanistan est en effet devenuen quelques années, en gros de 2002 à 2004, unparfait cas d’école des conséquences néfastesd’une aide projet dispersée, qui n’est coordonnéede façon satisfaisante ni par un gouvernement, nipar un collectif de donateurs susceptible d’instau‐rer un minimum de discipline »32. Les nombreuxprogrammes de gouvernance et de développementde plusieurs centaines de millions de dollars sontgénéralement soit contre‐productifs entre eux (leseffets de l’un parasitant ceux de l’autre), soit simi‐laires (entraînant une duplication des projets),quand ils ne sont pas simplement inadaptés à la si‐tuation33.

Pour pallier ces difficultés, un Joint Coordinationand Monitoring Board (JCMB) a été créé lors de laConférence de Londres en 2006, co‐présidé par legouvernement afghan et UNAMA, et réunissant lesprincipaux pays donateurs. Mais ce Board estmoins un organe de coordination qu’un simple lieude concertation, sans pouvoir contraignant.

Depuis 200834, la mission de coordination de l’aideet des actions civiles a été clairement confiée àUNAMA, mise en place en 2002 et dont le mandatest renouvelé tous les ans. Mais « la mise en placedes programmes s’est déroulée de façon juxtapo‐sée au départ, sans stratégie cohérente, ni centrede décision unifié doté d’un budget donnant la maî‐trise de l’ensemble de l’opération »35. De surcroît,le rôle prépondérant de l’Ambassade des Etats‐Unis(qui a tendance à élaborer ses propres programmes

((28) EUPOL‐Afghanistan a été créée le 30 mai 2007 par l’action commune 2007/369/PESC du conseil de l’Union européenne, avec pour principal objectif d’apporter une aidesubstantielle pour la mise en place, sous gestion afghane, de dispositifs durables et efficaces dans le domaine des opérations civiles de maintien de l’ordre.(29) La Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA, plus communément désignée par son acronyme anglais UNAMA) est créée le 28 mars 2002 par la ré‐solution 1401 du Conseil de sécurité de l’ONU afin de renforcer les institutions afghanes et d’aider à la reconstruction. C’est une mission politique et d’appui pour la consoli‐dation de la paix en Afghanistan.(30) Lire à ce sujet : William C. Butcher, « The incomprehensive approach : Adding structure to international cooperation in Afghanistan », U.S. Army War College, Février2009, http://www.dtic.mil/cgi‐bin/GetTRDoc?AD=ADA511510. (31) Mark Sedra, « Security Sector Reform in Afghanistan: The Slide towards Expediency », International Peacekeeping, vol. 13, no. 1 (2006), 94–110(32) Serge Michailof, « Le défi de la reconstruction de l’administration en Afghanistan », in Jean‐Marc Châtaigner et Hervé Magro (dir.), Etats et sociétés fragiles, Entre conflits,reconstruction et développement, Ed. Karthala, 2007.(33) C’est le cas par exemple du programme SIKA (Stability In Key Areas), destiné à aider les districts à améliorer la prestation de services et la bonne gouvernance au niveaulocal. Mais ce programme est le contre‐exemple des programmes à développer en Afghanistan : il fait appel à des « contractors » extérieurs plutôt que d’utiliser les res‐sources afghanes, il n’est pas géré en coordination avec les autres programmes similaires, il s’appuie sur des structures qui n’ont pas de base légale (les District DevelopmentAssemblies ont été créées par les donateurs, en l’attente d’élection de Conseils de district), l’argent ne passe pas par le budget national afghan, ses objectifs sont vagues et sesmoyens de mise en œuvre inexistants. (34) Résolution 1806 du Conseil de sécurité des Nations Unies.(35) Hervé Hutin, « La sécurité internationale et le conflit afghan : Une analyse en termes de Statebuilding et de seuil de capacité institutionnelle », in J. Fontanel (ed.), Eco‐nomie politique de la sécurité internationale, Collection « La librairie des humanités », L’Harmattan, 2010.

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sans consultation avec les autres donateurs) et del’état‐major de l’ISAF (qui a tendance à vouloir s’oc‐cuper de tout), ainsi que la faible volonté des do‐nateurs d’être coordonnés36, ont finalement limitéle champ d’action des Nations unies en Afghanis‐tan. Une nuance doit toutefois être apportée ici :la prépondérance des Etats‐Unis et de l’ISAF a aussirépondu à un vide qu’il fallait combler. Pour des rai‐sons politiques, financières, sécuritaires, ou encorede volonté, de nombreuses organisations interna‐tionales ne se sont pas emparées des problèmesqui se posaient (et se posent toujours) en Afghanis‐tan et n’ont pas été à la hauteur des enjeux, obli‐geant les Etats‐Unis et l’ISAF à agir et à s’impliquerdavantage parce que personne ne voulait le faire àleur place.

Par ailleurs, la population afghane tend à reprocherà l’ONU les maigres progrès réalisés en matière degouvernance et de développement. La controversede 2009 concernant la fraude lors des électionsprésidentielles a un peu plus décrédibilisé UNAMA.Si cette dernière cherche aujourd’hui à encouragerles pays donateurs à suivre une feuille de routecommune, elle doit encore convaincre sur la cohé‐rence interne de sa propre structure en Afghanistan(27 agences, fonds et programmes onusiens exis‐tent en parallèle) et sur sa capacité à coordonnerefficacement l’action internationale.

LES ERREURS D’ANALYSE

L’échec de l’OTAN (et, plus globalement, de la com‐munauté internationale) en Afghanistan est égale‐ment lié à des erreurs d’analyses et à la mauvaisecompréhension de ce qu’est l’Afghanistan, des res‐sorts et réseaux internes, de l’histoire du pays et dela donne régionale.

Les Alliés n’ont ainsi pas saisi les particularismes etles caractéristiques historiques et culturelles dupays, rendant vaine toute tentative d’amélioration

de la situation. Le comportement des Occidentaux,leur sentiment de supériorité et leur arrogance faceau retard de développement de l’Afghanistan, ontclairement contrarié les efforts de reconstruction.La bonne volonté de certaines institutions ne suffitpas pour fonder une politique d’aide cohérente etefficace. Les exemples sont à cet égard nombreux.

La mise en place d’un pouvoir centralisé àKaboul

L’Afghanistan est historiquement et culturellementun pays décentralisé, avec une société largementtribale et traditionnelle, des régions autonomes etun Etat central absent. Mais en 2001, les partici‐pants de la Conférence de Bonn ont souhaité créerun pouvoir central fort, capable de s’imposer surl’ensemble du pays. Cette décision a au final com‐pliqué la tâche de la coalition : les efforts de cettedernière se sont pendant des années avant toutportés sur le développement du pouvoir central, audétriment de l’échelon local, dans un pays sans cul‐ture et expérience étatiques. Afin de compenser levide sécuritaire et politique au niveau local letemps que l’administration devienne capable de di‐riger l’ensemble du territoire, la coalition s’est ap‐puyée sur des seigneurs de guerre locaux, qui sonten fait devenus l’un des plus grands obstacles à l’ex‐pansion du pouvoir central au‐delà de la capitale.

Incapable de mettre en place les pouvoirs octroyéspar la Constitution de 2004 aux échelons locaux, lepouvoir à Kaboul s’est coupé du reste du pays. L’ad‐ministration centrale, au travers des différents mi‐nistères, contrôle les ressources du pays mais peude ces ressources descendent au niveau local. L’ad‐ministration locale est de fait dans l’incapacité deremplir les conditions nécessaires à sa légitimité :fournir les services de base et représenter la popu‐lation. Les Taliban et seigneurs de guerre locaux ontsu tirer profit de cette situation en se montrant ca‐pables de répondre aux demandes de la populationlocale en garantissant une certaine stabilité et en

(36) Ceci est particulièrement perceptible lorsque l’on considère la faible mise en commun des fonds de développement destinés à l’Afghanistan. De nombreux donateurspréfèrent financer des programmes unilatéralement, pour davantage de visibilité, plutôt que de contribuer à des fonds communs, tels que l’Afghanistan Reconstruction TrustFund (ARTF) de la Banque mondiale.

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assurant des services de base (comme la justice)dans les régions négligées par le pouvoir central.

La conviction que les millions de dollarsd’aide internationale allaient permettre deredresser l’Afghanistan

L’aide internationale a été particulièrement mal uti‐lisée, avant tout gérée et dépensée par les dona‐teurs pour des programmes qu’ils avaienteux‐mêmes définis et qu’ils voulaient eux‐mêmesexécuter (ou par des sociétés privées), de manièreà ce que les programmes avancent plus rapidementque s’ils avaient été gérés par l’administration af‐ghane. Les nations donatrices ont en outre préféréinvestir dans des projets à forte visibilité, sur les‐quels il est aisé de communiquer.

Le cas de CERP (Commanders’ Emergency ResponseProgram) est à cet égard particulièrement illustra‐tif. CERP est un financement approuvé tous les anspar le Congrès américain et mis à disposition descommandants des forces américaines pour répon‐dre rapidement à des besoins humanitaires et dereconstruction urgents et ainsi gagner le soutien dela population locale (construction d’écoles, deroutes, de ponts ou de barrages hydro‐électriques37). Ces projets de reconstruction dit« quick impact projects »38, certes nécessaires dansun pays où tout est à construire, ont cependant denombreux défauts. Ils ne sont pas décidés et réali‐sés en coordination avec l’administration afghane,ont conduit à de nombreuses dérives (corruption,inadéquation avec les besoins des Afghans) et neprennent pas en compte les frais de fonctionne‐ment et de maintenance, tels que le paiement dessalaires des instituteurs ou du personnel médical,ou l’achat de matériel (fournitures, livres, médica‐ments, etc.). C’est une vision court‐termiste qui aété encouragée (pour donner une bonne impres‐sion à la population locale à un instant donné), qui

s’est souvent révélée incohérente, voire même encontradiction, avec les priorités du gouvernementafghan et les objectifs de développement à longterme.

Faute de s’adapter au « temps afghan », de prendreen considération les besoins de la population et delaisser l’administration afghane apprendre à gérerfinancièrement et administrativement les pro‐grammes de développement, les pays de la coali‐tion n’ont pas créé les capacités nécessaires (lefameux « capacity building ») au sein de l’adminis‐tration afghane. Certes, celle‐ci n’est pas exemptede tout reproche : manque de volonté politique,corruption, clientélisme, népotisme, implicationdes fonctionnaires dans les réseaux criminels ou letrafic de drogue, etc. Mais c’est oublier que l’Etatafghan, détruit par trente années de conflits, doitfaire face à des contraintes et des exigences dispro‐portionnées par rapport à son expérience.

L’accent mis sur l’Afghanistan au détrimentde la région

Même si la communauté internationale s’accordesur le fait que la situation afghane est interconnec‐tée avec d’autres défis impliquant l’ensemble de larégion, les voisins de l’Afghanistan ont longtempsété considérés uniquement au travers des enjeuxde logistiques et de gestion de la chaîne d’approvi‐sionnement. Pourtant, aucune discussion de paixne pourra aboutir sans une implication des voisinsde l’Afghanistan.

Les Etats‐Unis ont mis du temps à comprendre quepour le Pakistan, la présence d’islamistes extré‐mistes de la région de Quetta ou du réseau criminelHaqqani dans la zone tribale du Nord‐Waziristanconstituent une menace moindre que l’Inde, l’en‐nemi historique. Face à un rapprochement entreKaboul et New Dehli39, l’instabilité en Afghanistan

(37) Pour l’année fiscale 2010, le Congrès américain a alloué 1 milliard de dollars à CERP. Voir : http://fpc.state.gov/documents/organization/139236.pdf (38) Les résultats de ces projets devaient être visibles rapidement par la population.(39) Le Pakistan a particulièrement mal perçu la signature d’un accord de partenariat stratégique entre ses deux voisins, l’Inde et l’Afghanistan, le 4 octobre 2011.

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est, pour le Pakistan, un moindre mal. L’Iran par‐tage pour sa part certains objectifs de la coalition,comme la lutte contre le trafic de drogue. Cepen‐dant, ce pays n’a été que peu impliqué dans la ré‐solution du conflit, notamment du fait des tensionsliées à son programme nucléaire. Les relations avecles ex‐Républiques soviétiques, comme l’Ouzbékis‐tan, le Tadjikistan et le Kirghizistan, ont par ailleursété mal entretenues, et le soutien de ces pays àl’action des forces alliées en Afghanistan s’est peuà peu érodé. Les mauvaises relations entre l’OTANet les Etats‐Unis avec la Russie ne facilitent pas lasortie de crise. Enfin, la coalition a peu cherché à im‐pliquer la Chine dans l’avenir de l’Afghanistan, alorsqu’elle a un intérêt à la stabilité du pays étant donnéses investissements croissants dans la région.

QUEL AVENIR POUR L’AFGHANISTANAPRÈS 2014 ?

Pour l’Etat afghan, le principal enjeu estcelui de la légitimité et de la viabilité

Le président Karzaï et son gouvernement sont dis‐crédités, certes auprès de la population, qui voit legouvernement de Kaboul avec distance et mé‐fiance, mais également de plus en plus auprès desdonateurs internationaux qui l’avaient pourtantsoutenu jusque‐là. L’incapacité du gouvernementà endiguer la corruption endémique qui mine le ré‐gime a accru la défiance de l’opinion publique na‐tionale et internationale. La crise de la KabulBank40, principale banque privée afghane où prèsd’un milliard de dollars a « disparu », a semé letrouble auprès des Afghans mais surtout parmi lesprincipaux donateurs41. Ce n’est que récemmentque la communauté internationale a prisconscience que l’ampleur de la corruption, qu’elle afavorisée, constituait une menace aussi importanteque l’insurrection à la stabilité de l’Afghanistan.

Par ailleurs, la question des élections est particuliè‐rement sensible. Selon la Constitution afghane, desélections présidentielles doivent se tenir en 2014.Les deux enjeux majeurs sont la sécurité et la légi‐timité du scrutin. Il faudra donc à la fois pallier lesrisques d’attaques (le calendrier électoral coïnci‐dant avec le retrait des troupes de l’ISAF) ou depression de la part des insurgés, et les risques defraudes de la part du gouvernement (commeconstatées en 2009). Ceci pose d’ailleurs le pro‐blème de savoir comment faire en sorte que cesélections se passent dans des conditions accepta‐bles, sans intervention directe de la communautéinternationale. D’autres défis politiques internes seposent : la réforme électorale n’a toujours pas étéconduite et l’opposition reste divisée, sans leaderpour la fédérer.

Dans ces conditions, trois scénarios sont évoqués :‐ l’hypothèse d’un report sine die des élections, viaune assemblée traditionnelle (Loya Jirga) qui ral‐longerait le mandat du président Karzaï ;‐ l’hypothèse d’une élection en 2013, évoquée parle président Karzaï en avril dernier (avec, à n’en pasdouter, une influence des Etats‐Unis). L’idée seraitd’organiser le scrutin tant qu’il y a encore assez deforces internationales pour en assurer la sécurité.Une année 2014 trop chargée poserait en outred’importants problèmes politiques et organisation‐nels au gouvernement afghan. Ce scénario a certesdu sens du point de vue logistique et sécuritairemais peut laisser perplexe quant à la réelle volontéd’un président en place de réduire son mandat d’unan (sauf s’il fait en sorte d’être réélu)…‐ l’hypothèse d’un regroupement de différentesélections sur la même période, pour diminuer lescoûts, diminuer la charge sécuritaire et favoriserune participation supérieure de la population auvote.

(40) La banque a été fondée en 2004 par Sherkhan Farnood, un joueur de poker international. Parmi ses propriétaires figurent un frère du président Karzaï, Mahmood Karzaï,et un frère du vice‐président Mohammad Qasim Fahim. Elle versait 80% des salaires des fonctionnaires (notamment ceux de l’armée et de la police). L'établissement bancairea été divisé en deux entités, dont une placée sous le contrôle de la Banque centrale d’Afghanistan fin 2010, après sa quasi‐faillite liée à des détournements de fonds de la partde ses dirigeants.(41) Le scandale de la Kabul Bank avait conduit le Fonds monétaire international (FMI), puis certains donateurs, à suspendre le versement de plusieurs centaines de millionsde dollars d’aide à l’Afghanistan. En échange de la reprise de son aide, le FMI réclamait que la banque soit à nouveau privatisée et que ses anciens propriétaires soient jugés.

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Le niveau très élevé de l’aide internationale posepar ailleurs la question de la viabilité de l’Etat af‐ghan. Selon la Banque mondiale42, l’aide internatio‐nale pour l’Afghanistan (15,7 milliards de dollars en2010) représente environ la totalité du PIB du pays.Six milliards concernent l’aide civile, le reste étantdédié aux dépenses liées à la sécurité (principale‐ment dans le financement des ANSF). Une telle dé‐pendance à l’aide internationale est un caspratiquement unique – seuls des petites entités,comme le Liberia et la Bande de Gaza, ont pu par‐fois percevoir plus d’aide par habitant que l’Afgha‐nistan.

Sur ces 15,7 milliards de dollars, seulement 1,9 mil‐liards est dépensé « on‐budget », c’est‐à‐dire autravers du budget afghan, le reste étant dépensédirectement par les donateurs. La Banque mon‐diale pointe un autre problème lié à la dépendanceà l’aide internationale : le service public afghan re‐pose en grande partie sur ce qui est appelé « 2eservice public », à savoir les consultants nationauxet internationaux travaillant dans l’administrationde manière parallèle, en étant directement payéspar des institutions internationales à des salairesbien supérieurs à la moyenne afghane43.

Si la Banque mondiale reconnaît que depuis dix ansune amélioration de la vie de la population afghaneest perceptible, le niveau de l’aide internationale aparallèlement renforcé le gaspillage, la corruption,la dépendance à l’aide et les systèmes parallèlesafin de contourner la capacité trop limitée du gou‐vernement afghan à « absorber » les flots d’argent.En outre, avec la baisse anticipée de l’aide interna‐tionale en liaison avec le retrait des troupes et lacrise économique qui sévit chez une majorité despays donateurs, la Banque mondiale anticipe undéficit budgétaire de 25% d’ici 2021‐2022, avec unpic à 40% en 2014‐2015. Ce sont ces défis que le

gouvernement afghan et la communauté interna‐tionale devront affronter dans la période de Tran‐sition (jusqu’en 2014) puis de Transformation(2015‐2025).

Pour la communauté internationale, leprincipal enjeu est la définition d’un nou‐veau dispositif après le retrait des troupes

Le retrait annoncé des troupes de l’ISAF oblige àmieux définir les objectifs de la communauté inter‐nationale après 2014, tant au niveau sécuritaireque politique.

Au niveau sécuritaire, les forces de la coalition sontpleinement entrées dans une phase de Transitionde la sécurité vers les forces afghanes. Ainsi, à par‐tir de 2013, la majorité des opérations seront diri‐gées par les ANSF, et non plus les troupes de l’ISAF,qui se cantonneront à un rôle de soutien, de for‐mation et de conseil. Pour autant, la question sepose de savoir si les forces afghanes sont en me‐sure d’assurer la sécurité du pays. Elles devrontcontinuer à bénéficier d’un soutien pour « la for‐mation, l’équipement, le financement et le déve‐loppement capacitaire », comme s’y sont engagésles membres de l’Alliance lors du Sommet de Chi‐cago en mai 201244. Des discussions sont en coursconcernant le format de la mission des forces al‐liées après 2014 – un des scénarios serait des forcesafghanes déployées et contrôlant le terrain (rôletenu par l’ISAF jusqu’à présent) et des opérationsspéciales à haute technicité menées par quelquespays extérieurs (notamment les Etats‐Unis) dans lecadre de la lutte contre le terrorisme. La questiondu niveau de contribution des donateurs n’est tou‐tefois pas encore réglée.

Au niveau politique, le transfert de responsabilitésnécessite dès aujourd’hui une meilleure association

(42) Afghanistan in Transition : Looking Beyond 2014, Banque mondiale, Mai 2012, http://www.worldbank.org.af/WBSITE/EXTERNAL/COUNTRIES/SOUTHASIAEXT/AFGHANIS‐TANEXTN/0,,contentMDK:23052411~menuPK:305990~pagePK:2865066~piPK:2865079~theSitePK:305985,00.html(43) En arrière fond se posera rapidement le problème de la probable émigration d’une partie des cadres de l’administration pour des raisons de sécurité (et parfois pour desraisons financières), une fois que les troupes de l’ISAF se seront retirées.(44) Site de l’OTAN : « Au sommet de Chicago, l’OTAN adresse à l’Afghanistan un message d’engagement fort », 21 mai 2012,http://www.nato.int/cps/fr/SID‐FEAB5543‐286A24BD/natolive/news_87601.htm.

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des Afghans dans la reconstruction et le gouverne‐ment du pays, au niveau local et national. Une meil‐leure coordination et utilisation de l’aideinternationale, des évolutions institutionnelles (parexemple vers plus de décentralisation ou vers unemeilleure prise en compte de la société civile) et unaccord entre les parties en présence, dans le cadred’un processus de négociation régional incluanttoutes les parties en présence, sont indispensablesau succès de la phase de Transformation qui s’ou‐vre en 2015.

Quelle place pour les Taliban ?

L’autre enjeu est celui des négociations avec les Ta‐liban. La coalition se heurte depuis plus de dix ansà ce problème, sans savoir comment le régler. Lesdeux conférences de Bonn (2001 et 2011) n’ontdonc pas permis de déterminer comment inclureles Taliban dans un processus politique. Certes, lacommunauté internationale a fini par reconnaîtreque la stabilité en Afghanistan ne pouvait être as‐surée qu’au travers d’une « réconciliation nationale» entre les Taliban et le gouvernement afghan, maisce processus est aujourd’hui en panne. Le principede pourparlers a été entériné mais se heurte à denombreuses difficultés : les Taliban veulent biendiscuter de paix avec les Etats‐Unis mais pas de ré‐conciliation avec le gouvernement Karzaï, qu’ilsconsidèrent comme illégitime – comme le prouventd’ailleurs l’assassinat de l’ancien président Rabbani,chef du Haut Conseil pour la Paix, le 20 septembre2011, ou celui du sénateur Arsala Rahmani, le 13mai 2012. Par ailleurs, les ethnies tadjiks, hazaraset ouzbèques (principalement localisées dans leNord du pays) craignent que le processus de récon‐ciliation se fasse à leurs dépens, réinstaurant unehégémonie pachtoune.

Les discussions entre les Etats‐Unis et les Taliban,notamment concernant l’ouverture d’un « bu‐reau de représentation des Taliban » au Qatar,restent fragiles : les Taliban ont décidé de rompre

les négociations de paix avec le gouvernementaméricain le 15 mars 2012 tant que des prison‐niers détenus à Guantanamo ne seront pas libé‐rés. Mais cette décision s’explique également parleur refus d’un dialogue trilatéral avec le gouverne‐ment de Kaboul, que les Etats‐Unis auraient sou‐haité associer. En effet, les Etats‐Unis subissentégalement des pressions de la part du gouverne‐ment Karzaï – comme l’ont montré les longues né‐gociations avant la signature de l’accord departenariat stratégique entre les deux pays, le 2mai 2012. Le gouvernement afghan accepte demoins en moins bien les contacts directs entreAméricains et Taliban, dont il se sent exclu. Cetteexaspération est nourrie par le sentiment d’êtreinstrumentalisé par les Américains, dans une régionque les Afghans savent stratégique, tant pour sonenvironnement régional (Pakistan, Iran, Russie,Chine) que pour ses ressources minières et en hy‐drocarbures.

Vers un narco‐Etat ?

La culture du pavot joue un rôle tout particulier enAfghanistan : le pays produit plus de 90% del’opium dans le monde et 10% de la population af‐ghane est impliquée dans cette narco‐économie,dont l’exportation a rapporté en 2008, selon les es‐timations des Nations unies, plus de trois milliardsde dollars (soit 25% du PIB cette année‐là)45. Lecommerce des narcotiques est fortement ancrédans l’économie rurale afghane et rend quelquesmilliers de paysans dépendants de ces revenus. Enoutre, cette activité représente un défi majeur pourla situation sécuritaire en Afghanistan, car ellenourrit la criminalité et l’insurrection et risque deruiner les efforts de conquête des « cœurs et desesprits » et de développement économique dupays. Par ailleurs, le problème de la toxicomanie estréel pour au moins un million d’Afghans (soit 8% dela population entre 15 et 64 ans)46, mais égalementen Europe occidentale et en Russie, où les produitsafghans sont principalement écoulés.

(45) Christopher M. Blanchard, Afghanistan: Narcotics and U.S. Policy, Congressional Research Center, 12 août 2009, http://www.fas.org/sgp/crs/row/RL32686.pdf. (46) UNODC, Drug Use in Afghanistan : A 2009 Survey, 2010, http://www.unodc.org/documents/data‐and‐analysis/Studies/Afghan‐Drug‐Survey‐2009‐Executive‐Summary‐web.pdf.

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Le trafic d’opium afghan est donc un enjeu écono‐mique, sécuritaire et sanitaire.

Pour tenter d’endiguer ce problème qui contribueà l’instabilité du pays, les membres de la coalitionont développé différentes approches : éradicationdes champs de pavot (mais cela peut aggraver lesconditions économiques des petits paysans), inci‐tations financières pour des productions de substi‐tution (mais la transition vers des cultures vivrièresconstituant une alternative viable à celle del’opium pourrait prendre au minimum dix à quinzeans). La question de la réglementation et la légali‐sation de la production d’opium en vue de sa ventelégale sur le marché international des médicamentsanalgésiques est également évoquée (mais il estpeu probable que ce marché puisse écouler la to‐talité de la production afghane).

Au niveau national, le gouvernement afghan a ins‐crit dans l’article 7 de la Constitution de 2004 lalutte contre la production et le trafic de drogue. LeConseil des Oulémas d’Afghanistan a pour sa partsigné une fatwa (décret religieux) le 2 août 2004,soulignant qu’il était strictement interdit de culti‐ver, vendre et consommer de la drogue47.

Mais dans un contexte de récession économique etde réduction de l’aide internationale à l’Afghanis‐tan, la motivation pour abandonner la rente queprocure la culture du pavot est plus que limitée.

Dans ces conditions, peut‐on parler de narco‐Etat ?Dans un Etat corrompu comme l’est l’Afghanistan,les fonctionnaires et hauts responsables politiquesprofitent clairement des revenus issus de ce trafic,et la collusion entre pouvoir politique et trafiquantsde drogue sont omniprésentes.

C’est pourquoi certains analystes (notammentaméricains) n’hésitent plus à considérer le modèlecolombien (le fameux Plan Colombia, dont les ré‐sultats sont mitigés) comme une voie de sortie

pour l’Afghanistan48. En effet, les deux pays présen‐tent quelques similitudes. Ils sont tous deux au cen‐tre de la production de drogue dans le monde(opium pour l’un et cocaïne pour l’autre), ils sont lethéâtre de conflits dans lesquels la drogue joue unrôle majeur, les groupes rebelles sévissant sur leursterritoires (Taliban et FARC) sont largement finan‐cés par le trafic de stupéfiants et bénéficient dezones sanctuarisées, et leurs pays voisins (Pakistanet Venezuela) jouent un rôle dans le soutien à l’in‐surrection.

Mais dans des pays aux structures politiques etéconomiques très différentes, comparaison n’estpas raison et rien n’est moins sûr que les recettespour la Colombie (pays plus développé et structuréque l’Afghanistan) s’appliquent à l’Afghanistan.

***

CONCLUSION

L’Afghanistan est‐il la nouvelle victime de l’hybrisoccidental ? L’Occident veut tout, tout de suite, etprojette sur l’Afghanistan ses propres désirs et re‐présentations politiques : instaurer un Etat de droitet promouvoir la paix, la démocratie, les libertés ci‐viques et le droit des femmes… C’était oublier,d’une part, que l’apprentissage démocratiqueprend du temps : « vous avez la montre, nous avonsle temps », disent les Afghans. Dans la formecertes, les bases des institutions existent (Constitu‐tion écrite, Parlement et Président élus, partis po‐litiques), mais comment construire un Etat viableen dix ans, alors que nos propres expériences nousont montré que cela nécessitait des décennies ?D’autre part, c’est sans mesurer les conséquencesdévastatrices de cette approche ethno‐centrée, quiocculte la culture et l’histoire locales pour imposerune idéologie supposée universelle et des proces‐sus bureaucratiques censés faciliter la reconstruc‐tion du pays.

(47) « La fatwa anti‐drogue lancée par les Oulémas afghans : une bonne nouvelle pour l'ONUDC », Centre d’actualité de l’ONU, 9 août 2004,http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=8664&Cr=&Cr1= (48) Lire par exemple : Paul Wolfowitz et Michael O’Hanlon, « Plan Afghanistan », Foreign Policy, 28 octobre 2011,http://www.foreignpolicy.com/articles/2011/10/27/plan_afghanistan_colombia. Scott Wilson, « Which Way in Afghanistan? Ask Colombia For Directions », The WashingtonPost, 5 avril 2009.

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AFGHANISTAN : RETOUR SUR UN ÉCHEC ANNONCÉ / CHARLOTTE LEPRI - MAI 2012

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Ainsi, malgré les milliards dépensés en plus de dixans49, le développement économique et social dupays n’est pas au rendez‐vous, faute d’aide interna‐tionale coordonnée et d’une priorisation des pro‐grammes en cohérence avec les besoins desAfghans. Ce constat soulève deux questions :‐ celle de l’efficacité et de la viabilité de l’action in‐ternationale en Afghanistan ;‐ celle, plus générale, du rôle de l’OTAN dans lescrises internationales et du caractère illusoire du« nation building » tel que le conçoit l’Alliance.L’opération en Afghanistan sonnerait‐elle le glasd’une certaine vision du rôle de l’Occident dans lemonde ?

Calendrier oblige, l’Afghanistan est au cœur des en‐jeux et rendez‐vous internationaux de ces pro‐chains mois, du Sommet de l’OTAN à Chicago(20‐21 mai 2012) à la Conférence de Tokyo sur lareconstruction de l’Afghanistan en juillet (au coursde laquelle les aspects gouvernance et développe‐ment seront prédominants), de la Transition à laTransformation.

Quoi qu’il en soit, la communauté internationaleassure souhaiter demeurer aux côtés des autoritésafghanes, de la population et des forces de sécu‐rité, au‐delà de 2015, dans des conditions pourl’heure indéterminées. Combien les donateurs

sont‐ils encore prêts à investir en Afghanistan, alorsque leurs ressources s’amenuisent et que les opi‐nions publiques expriment de plus en plus leur las‐situde ? Dans quel cadre – à l’heure oùs’accentuent les différences au sein de l’OTANquant au rôle, à l’agenda et à l’identité de l’Al‐liance ? Quels seront les objectifs stratégiques dela communauté internationale pour la périodepost‐2014 ? Est‐il envisageable de continuer à fi‐nancer les forces de sécurité afghanes si les Talibanreprennent le pouvoir ? Comment les pays voisinsseront‐ils impliqués ?

En définitive, au Royaume de l’Insolence, rien n’estd’avance prévisible, tant les dynamiques interneset régionales sont nombreuses, volatiles et souventinsaisissables. La stabilisation et le développementde l’Afghanistan ne pourront se faire sans d’unepart définir des objectifs stratégiques et opération‐nels clairs et sans d’autre part laisser la populationafghane et son gouvernement s’approprier l’avenirde leur pays et prendre pleinement leurs respon‐sabilités.

Gageons que cette expérience soit dûment analyséepar l’OTAN et le reste de la communauté internatio‐nale, pour ne pas répéter les mêmes erreurs. n

(49) Le Government Accountability Office (équivalent de la Cour des Comptes aux Etats‐Unis) estime que depuis 2001, 72 milliards de dollars ont été dépensés par le gouverne‐ment américain en Afghanistan (somme incluant à la fois les dépenses de sécurité et celles de développement). « Afghanistan’s Donor Dependence », GAO‐11‐948R, UnitedStates Government Accountability Office, 20 septembre 2011, http://www.gao.gov/htext/d11948r.html.

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Afghanistan: retour sur un échec annoncé

CHARLOTTE LEPRI / CHERCHEURE À L’IRIS

email : lepri@iris‐france.org

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À PROPOS DE L’AUTEUR :

Charlotte Lepri est chercheur à l’IRIS depuis 2007, spécialisée sur les questions de sécurité et de défense, lesproblématiques du renseignement, et les Etats‐Unis.

Elle a occupé la fonction de conseiller politique à l’ISAF (International Security Assistance Force) à Kaboul, enAfghanistan, de septembre 2011 à mars 2012. Elle était plus particulièrement chargée des questions de gou‐vernance locale. En octobre 2010, elle avait par ailleurs participé à une mission organisée par l’OTAN en Af‐ghanistan (TOLA, Transatlantic Opinion Leaders in Afghanistan).

Ses travaux de recherche couvrent les thématiques concernant les relations transatlantiques, la politiqueétrangère et de défense aux Etats‐Unis, la politique de défense française, l’Afghanistan, les nouveaux typesde conflits, la gestion de crise, le renseignement et le contrôle démocratique sur les politiques de sécurité etde défense.

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