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Dix petits nègres Agatha Christie Cahier de textes complémentaires Trousse littéraire 1 re année du 2 e cycle

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Dix petits nègres Agatha Christie

Cahier de textes complémentaires

Trousse littéraire 1re année du 2e cycle

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Table des matières - Biographie et informations sur Agatha Christie ............... 5

- L’art de tuer son prochain ....................................... 6

- Biographie et informations sur Roald Dahl .................... 12

- Coup de gigot .................................................... 13

- Les 20 règles du roman policier, selon S.S. Van Dine ..... 25

- Les sortilèges de l’île du Nègre ............................... 29

- Confidences aux lecteurs ....................................... 36

- Références ........................................................ 39 

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Biographie et informations sur Agatha Christie

Agatha Christie, née Agatha Mary Clarissa Miller (15 septembre 1890 - 12 janvier 1976), puis, après son second mariage, Agatha Mallowan et, à partir de son anoblissement en 1971, Dame Agatha Christie, est une femme de lettres britannique, auteur de nombreux romans policiers. Son nom est associé à celui de deux héros récurrents : Hercule Poirot, détective professionnel, et Miss Marple, détective amateur. On la surnomme la « Reine du crime » ; ceci fait d'elle l'une des plus importants et des plus novateurs des écrivains (dans le développement du genre). Elle a aussi écrit plusieurs romans, dont quelques histoires sentimentales, sous le pseudonyme de Mary Westmacott.

Agatha Christie est l'un des écrivains les plus connus au monde et est considérée comme l'auteur le plus lu de l'histoire chez les Anglo-Saxons après William Shakespeare. Elle a publié 66 romans, 154 nouvelles et 20 pièces de théâtre traduits dans le monde entier. Une grande partie d'entre eux se déroule à huis clos, ce qui permet au lecteur d'essayer de deviner le coupable avant la fin du récit.

Un nombre important de ses romans et nouvelles a été adapté au cinéma ou à la télévision, en particulier Le Crime de l'Orient-Express, Dix petits nègres, Mort sur le Nil, Le Train de 16 h 50 ou Le Meurtre de Roger Ackroyd.

Sources : www.wikipedia.com

www.babelio.com

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L’art de tuer son prochain près avoir travaillé dans la pharmacie d’un hôpital militaire,

en 1916, Agatha Christie décide d’écrire des romans

policiers. Dans la moitié de ses histoires, l’arme du crime

est un produit.

« Les médecins sont dans une telle ignorance des poisons

les plus subtils que d’innombrables cas de meurtres par substances

toxiques ne sont pas résolus. » Ainsi parle la belle Marcy Cavendish dans

La mystérieuse affaire de Styles, premier roman d’Agatha Christie, paru

en 1920. D’emblée, il est donc question de poison chez « la duchesse de

la mort » (selon l’expression de François Rivière)! Et pour cause : la

dame en connaît un rayon depuis qu’elle a travaillé comme infirmière

dans un hôpital du Devon,

pendant la Première Guerre

mondiale. Après avoir prodigué

des soins aux malades durant

plusieurs mois, elle sera invitée

à travailler dans le nouveau

service du laboratoire de

pharmacie – avec, entre-temps,

un petit stage de formation

dans une officine privée, chez

l’un des plus grands pharmaciens de Torguay, sa ville natale, en vue

d’obtenir un diplôme de préparatrice.

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Au début, l’apprentie

chimiste a « du mal à

suivre » la théorie :

« Se trouver plongée

directement dans le

tableau périodique des

éléments, les masses

atomiques et les

ramifications de dérivés

du goudron de houille

avait de quoi

déconcerter », confie-t-

elle dans son Autobiographie. Mais dès qu’elle passe à la pratique, la

jeune Agatha retrouve ses marques : du silicate de zinc aux sels de

bismuth, de l’iodoforme au phénol en passant par les suppositoires (si,

si!), elle devient experte en onguents, lotions et potions de toutes sortes.

Non contente d’avoir pu observer les effets de nombreuses substances

médicamenteuses sur les blessés, elle s’est beaucoup documentée,

n’hésitant pas, plus tard, à correspondre avec telle ou telle sommité

médicale pour vérifier ses hypothèses sur l’effet de tel ou tel poison

avant de les utiliser dans la trame de ses romans.

En témoignent aussi les nombreux livres sur le sujet qui figurent encore

sur les étagères de sa maison de Greenway –

de Science versus Crime à Sexual Physiology

and Hygiene !

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Arsenic, strychnine et barbituriques

« L’idée d’écrire un roman policier me vint tandis que je travaillais

au laboratoire de pharmacie de l’hôpital », poursuit-elle dans son

Autobiographie. « À la différence des travaux d’infirmerie qui ne vous

laissent guère de répit, la préparation des remèdes faisait alterner les

périodes de calme et de grande activité. Lors de mon service de l’après-

midi, je me retrouvais parfois seule et désœuvrée. » Rien de tel pour

donner libre cours à l’imagination fertile de la future reine du crime… «

Je me mis à réfléchir au type d’intrigue que je pouvais utiliser. Comme

j’étais encore entourée de poisons, peut-être était-il assez naturel que je

choisisse la mort par empoisonnement ».

Ainsi naîtra La mystérieuse affaire

de Styles, où le détective belge Hercule

Poirot fait sa première apparition, et qui

commence par le décès suspect de Mrs

Inglethorp, très vraisemblablement

empoisonnée à la strychnine – le livre

sera d’ailleurs cité dans une publication

spécialisée, soulignant que l’auteur ne

faisait pas appel au cliché classique du

« poison qui ne laisse aucune trace » et

décrivait des symptômes réalistes. Il faut dire que la pauvre Mrs

Inglethorp agonise dans des souffrances terribles. Entre son mari, plus

jeune qu’elle, ses beaux-enfants et sa protégée, Mary Cavendish,

beaucoup de monde pouvait tirer profit de cette mort. Et tous auraient

pu aisément se procurer la substance toxique… Ce qui n’est plus le cas

aujourd’hui : « Autrefois, la strychnine était utilisée pour tuer les

taupes », précise le Dr Denis Richard, pharmacien en chef de l’hôpital

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Henri-Laborit à Poitiers, coauteur du Dictionnaire des drogues et des

dépendances (Larousse, 2009). « Mais elle n’est plus en ventre libre

depuis longtemps. » On ne trouvera pas davantage le thallium, ce métal

fatal qui entraîne la chute des cheveux et qui provoque la mort de trois

femmes dans cette sombre histoire de magie noire qu’est Le cheval pâle

(1961).

« Mais à l’époque d’Agatha Christie, le thallium était un produit nouveau,

très toxique », note le Dr Denis Richard.

Assurément, pour la

romancière, qui se décrit

elle-même « douce de

caractère, exubérante,

farfelue, étourdie, timide,

affectueuse », tous les

coups empoisonnés sont

permis, ou presque.

Résultat : au cours de ses

soixante-six romans,

quelque trente victimes

périront par ce moyen qui

a le mérite de ne point faire couler le sang. Arsenic, acide prussique,

thallium, nicotine, véronal, morphine, digitaline, atropine… La lady s’en

donne à cœur joie pour en distiller dans ses intrigues, même de façon

accessoire. Ainsi, Le meurtre de Roger Ackroyd commence-t-il par le

décès, dans la nuit, de Mrs Ferrars qui aurait « simplement pris trop de

comprimés de véronal ». Selon Caroline, la sœur du Dr Sheppard appelé

au chevet de la défunte, il s’agit ni plus ni moins d’un suicide par

remords, celle-ci ayant été soupçonnée d’avoir empoisonné son mari…

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« Le véronal est un barbiturique comme le gardénal. Il est généralement

utilisé pour traiter l’épilepsie. Mais un seul comprimé suffit pour endormir

quelqu’un », souligne le Dr Denis Richard.

Prompte à consigner, dans sa demi-douzaine de carnets entamés,

« des idées intéressantes, des détails sur des poisons et des drogues »,

notre experte revient régulièrement à sa passion pour la chimie – la

gelséminine, extraite du jasmin jaune, dans Les quatre (1927), le

chlorhydrate de morphine dans Je ne

suis pas coupable (1940), l’acide

prussique dans Meurtre au champagne

(1945) ou Le miroir se brisa (1962), la

taxine dans Une poignée de seigle

(1953), etc. Sans oublier l’arsenic, bien

sûr, qu’on trouve dans les chocolats de

« La maison de la mort qui rôde »,

nouvelle du Crime est notre affaire

(1929), et dans les vermicelles de sucre

d’un pudding dans Miss Marple au club

du mardi (1932).

Parfait manuel de l’empoisonneur

Tout intérêt du poison n’est-il pas de pouvoir maquiller les meurtres en

suicides, comme dans La mort dans les nuages (1935)?

La malicieuse romancière en sait quelque chose, qui va jusqu’à détailler

certaines méthodes de préparation de substances mortelles (La

mystérieuse affaire de Styles), quand elle n’indique pas carrément la

façon de s’en procurer (Pension Vanilos, 1955). Elle avouera aussi : « De

tous mes romans policiers, mes deux préférés sont, je crois, La maison

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biscornue et Témoin indésirable. J’eus la surprise en relisant mes livres,

l’autre jour, d’en trouver un autre qui me plaît beaucoup : La plume

empoisonnée. »

Voilà bien un titre qui résume à lui seul le talent d’Agatha Christie

pour tremper sa plume dans le poison… même s’il n’est que psychique –

en l’occurrence.

On retiendra finalement une réflexion de sir Montagne Depleach,

l’un des protagonistes de Cinq petits cochons (1945), où cinq

témoignages accablants ont fait condamner à la détention à perpétuité la

femme du peintre Amyas Crale, mort empoisonné à la conicine, versée

dans son verre. L’avocat Depleach déclare à propos de sa cliente : « Si

encore elle l’avait tué à coups de revolver, ou même de couteau, j’aurais

joué à fond la carte de la non-préméditation. Mais avec le poison. Très

délicat. » Agatha Christie ou la délicatesse incarnée jusque dans le

crime?

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Biographie et informations sur Roald Dahl

Nationalité : Royaume-Uni Né à : Llandaff , le 13 septembre 1919 Décédé le : 23 novembre 1990

Roald Dahl était un écrivain, auteur de romans et de nouvelles, qui s'adressent aussi bien aux enfants qu'aux adultes. Il est né de parents norvégiens au Pays de Galles et a grandi en Angleterre. Il part ensuite travailler au Kenya, en Afrique, puis rejoint la Royal Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale. Il échappe par miracle à un grave accident d'avion. Le premier livre pour enfants qu'il écrivit fut The Gremlins, un livre illustré publié en 1942 et adapté d'un scénario de Disney. Mais, au vu de la situation mondiale, Disney renonce à produire ce film qui nécessiterait un tournage en Angleterre. Quarante ans plus tard, Joe Dante réalise un film : Les Gremlins, qui lui fut très fortement inspiré par l'histoire de Dahl. Il se marie une première fois en 1953 avec Patricia Neal, l'actrice de Broadway et d’Hollywood, et après quelques écrits pour adultes, il commence à inventer des histoires pour ses propres enfants. Sa carrière en tant qu'écrivain jeunesse ne devint sérieuse que dans les années 1960. Dans la même période, il écrivit des nouvelles pour adultes au goût diabolique. C'est en 1961 qu'il publie son premier livre pour enfants : James et la grosse pêche. Depuis la mort de Roald, Liccy Dahl, sa dernière épouse, gère la fondation Roald Dahl, qui se consacre à des causes que défendaient l’écrivain comme la dyslexie, l’illettrisme et l’encouragement à la lecture. Parmi ses œuvres les plus célèbres, on peut citer Charlie et la chocolaterie, adaptée plusieurs fois au cinéma, ainsi que des recueils de nouvelles grinçantes, Kiss kiss et Bizarre, bizarre (Someone like you).

Source : www.babelio.com

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Roald DAHL

Coup de gigot ans ses rideaux tirés, la chambre était chaude et propre. Les deux lampes éclairaient deux fauteuils qui se faisaient face et dont l'un

était vide. Sur le buffet, il y avait deux grands verres, du whisky, de l'eau gazeuse et un seau plein de cubes de glace. Mary Maloney attendait le retour de son mari. Elle regardait souvent la pendule, mais elle le faisait sans anxiété. Uniquement pour le plaisir de voir approcher la minute de son arrivée. Son visage souriait. Chacun de ses

gestes paraissait plein de sérénité. Penchée sur son ouvrage, elle était d'un calme étonnant. Son teint – car c'était le sixième mois de sa grossesse – était devenu merveilleusement transparent, les lèvres étaient douces et les yeux au regard placide semblaient plus grands et plus sombres que jamais. À cinq heures moins cinq, elle se mit à écouter plus attentivement et, au bout de quelques instants, exactement comme tous les jours, elle entendit le bruit des roues sur le gravier. La porte de la voiture claqua, les pas résonnèrent sous la fenêtre, la clef tourna dans la serrure. Elle posa son ouvrage, se leva et alla au-devant de lui pour l'embrasser. – Bonjour, chéri, dit-elle. – Bonjour, répondit-il. Elle lui prit son pardessus et le rangea. Puis elle passa dans la chambre et prépara les whiskies, un fort pour lui, un faible pour elle-même. De retour dans son fauteuil, elle se remit à coudre tandis que lui, dans l'autre fauteuil, tenait son verre à deux mains, le secouant en faisant tinter les petits cubes de glace contre la paroi. Pour elle, c'était toujours un moment heureux de la journée. Elle savait qu'il n'aimait pas beaucoup parler avant d'avoir fini son premier verre. Elle-même se contentait de rester tranquille, se réjouissant de sa compagnie après les longues heures de solitude.

D

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La présence de cet homme était pour elle comme un bain de soleil. Elle aimait par-dessus toute sa mâle chaleur, sa façon nonchalante de se tenir sur sa chaise, sa façon de pousser une porte, de traverser une pièce à grands pas. Elle aimait sentir se poser sur elle son regard grave et lointain, elle aimait la courbe amusante de sa bouche et surtout cette façon de ne pas se plaindre de sa fatigue, de demeurer silencieux, le verre à la main. – Fatigué, chéri ? – Oui, dit-il. Je suis fatigué. Puis il fit une chose inhabituelle. Il leva son verre à moitié plein et avala tout le contenu. Elle ne l'épiait pas réellement, mais le bruit des cubes de glace retombant au fond du verre vide retint son attention. Au bout de quelques secondes, il se leva pour aller se verser un autre whisky. – Ne bouge pas, j'y vais ! s'écria-t-elle en sautant sur ses pieds. – Rassieds-toi, dit-il. Lorsqu'il revint, elle remarqua que son second whisky était couleur d'ambre foncé. – Chéri, veux-tu que j'aille chercher tes pantoufles ? – Non. Il se mit à siroter son whisky. Le liquide était si fortement alcoolisé qu'elle put y voir monter les petites bulles huileuses. – C'est tout de même scandaleux, dit-elle, qu'un policier de ton rang soit obligé de rester debout toute la journée. Comme il ne répondait pas, elle baissa la tête et se remit à coudre. Mais chaque fois qu'il buvait une gorgée, elle entendait le tintement des cubes de glace contre la paroi du verre. – Chéri, dit-elle, veux-tu un peu de fromage ? Je n'ai pas préparé de dîner puisque c'est jeudi. – Non, dit-il. – Si tu es trop fatigué pour dîner dehors, reprit-elle, il n'est pas trop tard. Il y a de la viande dans le réfrigérateur. Tu pourrais manger ici même, sans quitter ton fauteuil. Ses yeux attendirent une réponse, un sourire, un petit signe quelconque, mais il demeura inflexible. – De toute façon, dit-elle, je vais commencer par t'apporter du fromage et des gâteaux secs. – Je n'y tiens pas, dit-il.

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Elle s'agita dans son fauteuil, ses grands yeux toujours posés sur lui. – Mais tu dois dîner. Je peux tout préparer ici. Je serai très contente de le faire. Nous pourrions manger du rôti d'agneau. Ou du porc. Ce que tu voudras. Tout est dans le réfrigérateur. – N'y pense plus, dit-il. – Mais chéri, il faut que tu manges ! Je vais préparer le dîner et puis tu mangeras ou tu ne mangeras pas, ce sera comme tu voudras. Elle se leva et posa son ouvrage sur la table, près de la lampe. – Assieds-toi, dit-il. J'en ai pour une minute. Assieds-toi. C'est alors seulement qu'elle commença à s'inquiéter. – Assieds-toi, répéta-t-il. Elle se laissa retomber lentement dans son fauteuil, ses grands yeux étonnés toujours fixés sur lui. Il avait fini son second whisky et regardait le fond de son verre vide en fronçant les sourcils. – Écoute, dit-il. J'ai quelque chose à te dire. – Quoi donc, chéri ? Qu'y a-t-il ? À présent, il se tenait absolument immobile, la tête penchée en avant. La lampe éclairait la partie supérieure de son visage, laissant la bouche et le menton dans l'ombre. Elle remarqua le frémissement d'un petit muscle, près du coin de son oeil gauche. – Je crains que cela te fasse un petit choc, dit-il. Mais j'ai longuement réfléchi pour conclure que, la seule chose à faire, c'était de te dire la vérité. J'espère que tu ne me blâmeras pas trop. Et il lui dit ce qu'il avait à lui dire. Ce ne fut pas long. Quatre ou cinq minutes au plus. Pendant son récit, elle demeura assise. Saisie d'une sourde horreur, elle le vit s'éloigner un peu plus à chaque mot qu'il prononçait. – Voilà, c'est ainsi, conclut-il. Et je sais que je te fais passer un mauvais moment, mais il n'y avait pas d'autre solution. Naturellement, je te donnerai de l'argent et je ferai le nécessaire pour que tu ne manques de rien. Inutile de faire

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des histoires. J'espère qu'il n'y en aura pas. Ça ne faciliterait pas ma tâche. Sa première réaction était de ne pas y croire. Tout cela ne pouvait être vrai. Il n'avait rien dit de tout cela. C'est elle qui avait dû tout imaginer. Peut-être, en refusant d'y croire, en faisant semblant de n'avoir rien entendu, se réveillerait-elle de ce cauchemar et tout rentrerait dans l'ordre. Elle eut la force de dire : – Je vais préparer le dîner. Et cette fois, il ne la retint pas. En traversant la pièce, elle eut l'impression que ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle ne ressentit rien, rien excepté une légère nausée. Tout était devenu automatique. Les marches qui la conduisaient à la cave. L'électricité. Le réfrigérateur. Sa main qui y plongea pour attraper l'objet le plus proche. Elle le sortit, le regarda. Il était enveloppé. Elle retira le papier. C'était un gigot d'agneau. Bien. Il y aurait du gigot pour dîner. Tenant à deux mains le bout de l'os, elle remonta les marches. Et lorsqu'elle traversa la salle de séjour, elle aperçut son mari, de dos, debout devant la fenêtre. Elle s'arrêta. – Pour l'amour de Dieu, dit-il sans se retourner, ne prépare rien pour moi. Je sors. Alors, Mary Maloney fit simplement quelques pas vers lui et, sans attendre, elle leva le gros gigot aussi haut qu'elle put au-dessus du crâne de son mari, puis

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cogna de toutes ses forces. Elle aurait pu aussi bien l'assommer d'un coup de massue. Elle recula. Il demeura miraculeusement debout pendant quelques secondes, en titubant un peu. Puis il s'écroula sur le tapis. Dans sa chute qui fut violente, il entraîna un guéridon. Le tintamarre aida Mary Maloney à sortir de son état de demi-inconscience, à reprendre contact avec la réalité. Étonnée et frissonnante, serrant toujours de ses deux mains son ridicule

gigot, elle contempla le corps. – Ça y est, se dit-elle. Je l'ai tué. Son esprit était devenu soudain extraordinairement clair. Épouse de détective, elle savait très bien quelle peine elle risquait. Cela ne l'inquiétait nullement. Cela serait plutôt un soulagement. Mais l'enfant qu'elle attendait ? Que faisait la loi d'une meurtrière enceinte? Tuait-on les deux, la mère et l'enfant ? Ou bien attendait-on la naissance ? Comment procédait-on ? Mary Maloney n'en savait rien. Elle était loin de s'en faire une idée. Elle alla dans sa cuisine, alluma le

four et mit le gigot à rôtir. Puis elle se lava les mains et monta dans sa

chambre en courant. Là, elle s'assit devant sa coiffeuse, se donna un coup de peigne, se repoudra et mit un peu de rouge à lèvres. Elle tenta de sourire. Le résultat fut lamentable. Elle fit une nouvelle tentative. – Bonjour, Sam, dit-elle, joyeusement, à haute voix. La voix, comme le sourire, lui parut dépourvue de naturel. – Pourriez-vous me donner quelques pommes de terre ? Et puis une boîte de petits pois ? Cela allait mieux. Pour le sourire et pour la voix. Elle répéta plusieurs fois son petit texte. Puis elle descendit, prit son manteau, sortit par la petite porte, traversa le jardin pour se trouver dans la rue.

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Il n'était pas tout à fait six heures et l'épicerie était encore éclairée. – Bonsoir, Sam, dit-elle joyeusement à l'homme qui se trouvait derrière le comptoir. – Bonsoir, Mrs. Maloney. Comment allez-vous ? – Pourriez-vous me donner quelques pommes de terre ? Et puis une boîte de petits pois ? L'homme lui tourna le dos pour descendre du rayon la boîte de petits pois. – Patrick a décidé de ne pas sortir ce soir, il est trop fatigué, dit-elle. D'habitude, nous sortons le jeudi soir, vous savez bien. Et je m'aperçois que je n'ai pas de légumes à la maison. – Et de la viande, Mrs. Maloney, vous n'en prenez pas ? – Non, merci, j'en ai. J'ai un beau gigot congelé. – Ah! – Au fond, je n'aime pas tellement faire cuire de la viande congelée, Sam. Mais, cette fois-ci, je vais essayer. Qu'en pensez-vous ? – Personnellement, dit le commerçant, je ne crois pas qu'il y ait une différence. Voulez-vous de ces pommes de terre de l'Idaho ? – Oh oui, ça ira très bien. – Et avec ça ? demanda l'épicier en souriant. Comme dessert ? Qu'allez-vous lui donner comme dessert ? – Eh bien..., que me conseillez-vous, Sam ? L'épicier passa en revue ses rayons. – Ce beau gâteau au fromage, par exemple ? Je crois savoir qu'il aime ça. – Parfait, dit-elle. Il adore le gâteau au fromage. Puis, après avoir payé, elle dit avec un sourire radieux : – Merci, Sam. Bonsoir ! – Bonsoir, Mrs. Maloney. Et merci ! Dans la rue, elle pressa le pas. Elle se dit qu'elle allait retrouver son mari qui l'attendait à la maison. Elle se dit encore qu'il fallait bien réussir le dîner parce que le pauvre homme était fatigué. Alors, si, en rentrant, elle allait trouver quelque chose d'insolite, de tragique ou d'épouvantable, elle serait tout naturellement bouleversée, elle deviendrait folle de chagrin et de terreur. Elle rentrait chez elle, simplement, comme n'importe quel autre jour, après avoir fait ses provisions. C'est Mrs. Maloney qui vient d'acheter des légumes et qui rentre à la maison, un jeudi soir. Elle rentre chez elle où l'attend son mari. Elle va préparer un bon repas.

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« C'est la seule chose à faire, se dit-elle Me conduire avec naturel et simplicité Être naturelle. Comme ça, pas besoin de jouer la comédie. » C'est donc en fredonnant un petit air joyeux qu’elle entra dans sa cuisine par la petite porte – Patrick ! cria-t-elle. J'arrive ! Elle posa son paquet sur la table et passa dans la salle de séjour. Et lorsqu'elle le vit, étendu par terre, les jambes en bataille, un bras replié, ce fut réellement un choc assez violent. Elle sentit rejaillir en elle tout un torrent d'amour perdu de tendresse ancienne. Elle courut vers le corps tomba à genoux et se mit à pleurer à chaudes larmes. C’était facile. Pas nécessaire de jouer la comédie. Au bout de quelques minutes, elle se leva et alla au téléphone. Elle savait par cœur le numéro du poste de police. Et lorsqu'elle entendit une voix au bout du

fil, elle dit en pleurant : – Venez vite ! Patrick est mort ! – Qui est à l'appareil? – C'est Mrs. Maloney. La femme de Patrick Maloney. – Vous voulez dire que Patrick est mort? – Je le pense, sanglota-t-elle. Il est étendu par terre et je crois qu'il est mort.

– On arrive, dit la voix. Le car arriva en effet très vite et lorsqu'elle ouvrit la grande porte, elle tomba tout droit dans les bras de Jack Noonan, en pleurant avec hystérie. Il l'aida gentiment à s'asseoir sur sa chaise, puis il alla rejoindre son collègue qui venait de s'agenouiller près du corps. – Est-il mort ? sanglota Mary. – Je le crains. Que s'est-il passé ?

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Elle raconta brièvement qu'elle était descendue chez l'épicier et qu'elle avait trouvé Patrick étendu par terre en rentrant. En écoutant son récit coupé de sanglots, Noonan découvrit une paillette de sang gelé sur les cheveux du mort. Il la montra aussitôt à O'Malley, qui se leva et courut au téléphone. Peu après, d'autres hommes envahirent la maison. Un médecin, puis deux détectives. Mary en connaissait un de nom. Le photographe de la police arriva et prit des clichés. Ensuite, ce fut le tour de l'expert chargé de prendre les empreintes digitales. Il y eut de longs chuchotements autour du cadavre et Mary dut répondre à d'innombrables questions. Mais tout le monde la traita avec beaucoup de gentillesse. Il fallut qu'elle racontât de nouveau son histoire, depuis le début. L'arrivée de Patrick alors qu'elle était assise dans son fauteuil en cousant. Il était fatigué, si fatigué qu'il n'avait pas eu envie de dîner dehors. Elle raconta comment elle avait mis le gigot au four -iI y est toujours - et comment elle était descendue chez l'épicier. Et comment, en rentrant, elle avait trouvé son époux gisant sur le tapis.

– Quel épicier? demanda l'un des détectives. Elle le lui dit et il parla à voix basse à l'autre détective qui, aussitôt, quitta la maison. Il revint au bout d'une quinzaine de minutes avec une page de notes. Il y eut d'autres chuchotements, et, à travers ses sanglots, elle put capter des bribes de phrases : Comportement absolument normal... très enjouée... voulait lui préparer un bon dîner... petits pois... gâteau au fromage... impossible qu'elle... Un peu plus tard, le photographe et le docteur prirent congé. Deux autres policiers firent leur entrée pour emporter le corps sur un brancard. Puis l'homme aux empreintes digitales se retira à son tour.

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Les deux détectives restèrent, ainsi que les deux agents. Ils étaient tous remarquablement gentils et Jack Noonan voulut savoir si Mary n'avait pas envie de quitter la maison, d'aller, par exemple, chez sa sœur ou, peut-être, chez sa femme à lui qui prendrait soin d'elle et qui l'accueillerait volontiers pour la nuit. – Non, dit-elle. Elle lui expliqua qu'elle ne se sentait pas la force de bouger. Qu'elle aimerait mieux rester où elle était pour l'instant. Qu'elle ne se sentait pas bien. Pas bien du tout. Jack Noonan lui demanda alors si elle ne voulait pas se mettre au lit. – Non, répondit-elle encore. Elle préférait rester dans son fauteuil. Un peu plus tard peut-être, quand elle se sentirait mieux, elle prendrait une décision.

Ainsi, ils l'abandonnèrent dans son fauteuil pour aller fouiller la maison. Mais, de temps à autre, l'un des détectives revenait pour lui poser une question. Jack Noonan revint à son tour et lui parla doucement. Son mari, lui dit-il, avait été tué d'un coup violent sur le crâne, administré à l'aide d'un instrument lourd et contondant, probablement en métal. Ils étaient actuellement à la recherche de cet objet. L'assassin avait pu l'emporter avec

lui, mais il avait pu aussi bien s'en débarrasser sur les lieux. – C'est une vieille histoire, dit-il. Trouvez l'arme et vous tenez le bonhomme ! Plus tard, l'un des détectives remonta de la cave et vint s'asseoir près d'elle. Il lui demanda si, à sa connaissance, il existait dans la maison un objet ayant pu servir d'arme. Et si cela ne l'ennuyait pas d'aller voir s'il ne manquait rien, une grosse clef anglaise, par exemple. Ou un vase de métal. Elle lui dit qu'elle n'avait jamais eu de vase de métal. – Et une clef anglaise ? Elle ne pensait pas en avoir. À moins qu'il n'y en eût une au garage. Les recherches reprirent. Elle savait que d'autres policiers se trouvaient au jardin, tout autour de la maison. Elle entendait le gravier grincer sous leurs pas

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et, de temps à autre, elle entrevoyait la lueur de leurs torches par une fente du rideau. Il était tard. Près de neuf heures. Après tant de vaines recherches, les quatre policiers parurent un peu exaspérés. – Jack, dit-elle lorsqu'elle vit entrer le sergent Noonan. Auriez-vous la gentillesse de me donner à boire ? – Mais certainement ! C'est du whisky que vous voudriez ? – Oui, s'il vous plaît. Mais très peu, rien qu'un doigt ! Je me sentirai peut-être mieux après. Il lui tendit le verre. – Pourquoi n'en prenez-vous pas vous-même ? dit-elle. Vous devez être terriblement fatigué. – C'est que, fit-il, ce ne serait pas strictement régulier. Mais j'en prendrais bien une goutte, pour rester en forme. Un autre homme entra. Après quelques encouragements, ils étaient tous là, debout, tenant gauchement leur verre à la main. Intimidés par la présence de la veuve, ils s'efforçaient de prononcer des mots réconfortants. Puis le sergent Noonan alla faire un tour à la cuisine. Il revint aussitôt et dit : – Vous savez, Mrs. Maloney, votre four est toujours allumé et la viande est dedans ! – Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, c'est vrai ! – Voulez-vous que j'aille l'éteindre ? – Vous seriez très gentil, Jack. Merci mille fois. Lorsque le sergent Noonan revint pour la seconde fois, elle leva sur lui ses grands yeux sombres et mouillés. – Jack Noonan, dit-elle. – Oui? – Voulez-vous me rendre un petit service, vous et vos collègues ? – Certainement, Mrs. Maloney. – Eh bien, dit-elle, vous êtes tous des amis de mon pauvre Patrick et vous êtes ici pour m'aider à trouver son assassin. Vous devez avoir faim, après tant d'heures supplémentaires, et je sais que mon pauvre Patrick ne me pardonnerait jamais de vous recevoir ici sans rien vous offrir. Pourquoi ne mangeriez-vous pas le gigot qui est au four ? Il doit être cuit à point. – Impossible d'accepter... bredouilla Jack Noonan.

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– S'il vous plaît, supplia-t-elle, faites-le pour moi. Moi-même, pas question que je touche à quoi que ce soit. Tout me fait trop penser à lui. Mais vous, c'est différent. Vous m'aurez rendu un immense service. Et ensuite, vous pourrez vous remettre au travail.

Les quatre policiers eurent un long moment d'hésitation ; mais comme ils mouraient tous de faim, ils finirent par se laisser convaincre. Ils se rendirent à la cuisine pour attaquer le gigot. La jeune femme demeura à sa place, ce qui lui permit de les écouter par la porte entrouverte. Elle put ainsi les entendre parler, la bouche pleine, de leurs grosses voix pâteuses. – Un autre morceau, Charlie ? – Non. Vaut mieux ne pas tout manger. – Elle veut qu'on mange tout. C'est ce qu'elle a dit. Ça lui rend service. – Bon, si ça lui rend service, passe-moi encore un petit bout. – Qu'est-ce qu'il a bien pu avoir comme gourdin, le type qui a bousillé le pauvre Patrick ? dit l'un d'eux. Le toubib dit qu'il

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a une partie du crâne en miettes, comme broyée à coups de marteau. – On finira bien par trouver. – C'est ce que je pense aussi. – Qui que ce soit, il n'a pas pu aller loin avec son truc. Un truc comme ça, on ne le trimbale jamais plus longtemps qu'il ne le faut. L'un d'eux éructa. – À mon avis, la chose doit se trouver ici, sur les lieux mêmes. – Probablement. Nous devons l'avoir sous le nez. Tu ne crois pas, Jack ? Dans la pièce voisine, Mary Maloney se mit à ricaner.

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Les 20 règles du roman policier, selon S.S. Van Dine

1. Le lecteur et le détective

doivent avoir des chances

égales de résoudre le

problème.

2. L’auteur n’a pas le droit

d’employer vis-à-vis du

lecteur des trucs et des

ruses autres que ceux que

le coupable emploie lui-

même vis-à-vis du

détective.

3. Le véritable roman

policier doit être exempt de

toute intrigue amoureuse.

Y introduire de l’amour

serait, en effet, déranger le

mécanisme du problème

purement intellectuel.

4. Le coupable ne doit

jamais être découvert sous

les traits du détective lui-

même ou d’un membre de

la police. Ce serait de la

tricherie aussi vulgaire que

d’offrir un sou neuf contre

un louis d’or.

5. Le coupable doit être

déterminé par une série de

déductions et non pas par

accident, par hasard, ou

par confession spontanée.

6. Dans tout roman

policier, il faut, par

définition, un policier. Or

ce policier doit faire son

travail et il doit le faire

bien. Sa tâche consiste à

réunir les indices qui nous

mèneront à l’individu qui a

fait le mauvais coup dans

le premier chapitre. Si le

détective n’arrive pas à

une conclusion

satisfaisante par l’analyse

des indices qu’il a réunis, il

n’a pas résolu la question.

7. Un roman policier sans

cadavre, cela n’existe pas.

J’ajouterai même que plus

ce cadavre est mort, mieux

cela vaut. Faire lire trois

cents pages sans même

offrir un meurtre serait se

montrer trop exigeant à

l’égard d’un lecteur de

romans policiers. Après

tout, la dépense d’énergie

du lecteur doit se trouver

récompensée. Nous

autres, Américains, nous

sommes essentiellement

humains et un joli meurtre

fait surgir en nous le

sentiment de l’horreur et le

désir de vengeance.

8. Le problème policier doit

être résolu à l’aide de

moyens strictement

réalistes.

9. Il ne doit y avoir, dans

un roman policier digne de

ce nom, qu’un seul

véritable détective. Réunir

les talents de trois ou

quatre policiers pour la

chasse au bandit serait

non seulement dispenser

l’intérêt et troubler la clarté

du raisonnement, mais

encore prendre un

avantage déloyal sur le

lecteur.

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10. Le coupable doit

toujours être une personne

qui ait joué un rôle plus ou

moins important dans

l’histoire, c’est-à-dire que

le lecteur connaisse et qui

l’intéresse. Charger du

crime, au dernier chapitre,

un personnage qu’il vient

d’introduire ou qui a joué

dans l’intrigue un rôle tout

à fait insuffisant serait, de

la part de l’auteur, avouer

son incapacité de se

mesurer avec lecteur.

11. L’auteur ne doit jamais

choisir le criminel parmi le

personnel domestique tel

que valet, laquais,

croupier, cuisinier ou

autres. Il y a à cela une

objection de principe, car

c’est une solution trop

facile. Le coupable doit

être quelqu’un qui en vaille

la peine.

12. Il ne doit y avoir qu’un

seul coupable, sans égard

au nombre des

assassinats commis.

Toute l’indignation du

lecteur doit pouvoir se

concentrer sur une seule

âme noire.

13. Les sociétés secrètes,

les mafias, n’ont pas de

place dans le roman

policier. L’auteur qui y

touche tombe dans le

domaine du roman

d’aventures ou du roman

d’espionnage.

14. La manière dont est

commis le crime et les

moyens qui doivent

amener à la découverte du

coupable doivent être

rationnels et scientifiques.

La pseudoscience, avec

ses appareils purement

imaginaires, n’a pas de

place dans le vrai roman

policier.

15. Le fin mot de l’énigme

doit être apparent tout au

long du roman, à

condition, bien entendu,

que le lecteur soit assez

perspicace pour le saisir.

Je veux dire par là que si

le lecteur relisait le livre,

une fois le mystère

dévoilé, il verrait que, dans

un sens, la solution sautait

aux yeux dès le début, que

tous les indices

permettaient de conclure à

l’identité du coupable et

que, s’il avait été aussi fin

que le détective lui-même,

il aurait pu percer le secret

sans lire jusqu’au dernier

chapitre. Il va sans dire

que cela arrive

effectivement très souvent

et je vais jusqu’à affirmer

qu’il est impossible de

garder secrète jusqu’au

bout et devant tous les

lecteurs la solution d’un

roman policier bien et

loyalement construit. Il y

aura donc toujours un

certain nombre de lecteurs

qui se montreront tout

aussi sagaces que

l’écrivain. C’est là,

précisément, que réside la

valeur du jeu.

16. Il ne doit pas y avoir,

dans le roman policier, de

longs passages descriptifs,

pas plus que d’analyses

subtiles ou de

préoccupations

« atmosphériques ». De

telles matières ne peuvent

qu’encombrer lorsqu’il

s’agit d’exposer clairement

un crime et de chercher le

coupable. Elles retardent

l’action et dispersent

l’attention, détournant le

lecteur du but principal qui

consiste à poser un

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problème, à l’analyser et à

lui trouver une solution

satisfaisante. Bien

entendu, il est certaines

descriptions que l’on ne

saurait éliminer et il est

indispensable de camper,

ne fût-ce que

sommairement, les

personnages, afin

d’obtenir la vraisemblance

du récit. Je pense,

cependant, que, lorsque

l’auteur est parvenu à

donner l’impression du réel

et à capter l’intérêt et la

sympathie du lecteur aussi

bien pour les personnages

que pour le problème, il a

fait suffisamment de

concessions à la technique

purement littéraire.

Davantage ne serait ni

légitime ni compatible avec

les besoins de la cause.

Le roman policier est un

genre très défini. Le

lecteur n’y cherche ni des

falbalas littéraires, ni des

virtuosités de style, ni des

analyses trop

approfondies, mais un

certains stimulant de

l’esprit ou une sorte

d’activité intellectuelle

comme il en trouve en

assistant à un match de

football ou en se penchant

sur des mots croisés.

17. L’écrivain doit

s’abstenir de choisir le

coupable parmi les

professionnels du crime.

Les méfaits des

cambrioleurs et des

bandits relèvent du

domaine de la police et

non pas celui des auteurs

et des plus ou moins

brillants détectives

amateurs. De tels forfaits

composent la grisaille

routinière des

commissariats, tandis

qu’un crime commis par un

pilier d’église ou par une

vieille femme connue pour

sa grande charité est

réellement fascinant.

18. Ce qui a été présenté

comme un crime ne peut

pas, à la fin du roman, se

révéler comme un accident

ou un suicide. Imaginer

une enquête longue et

compliquée pour la

terminer par une

semblable déconvenue

serait jouer au lecteur un

tour impardonnable.

19. Le motif du crime doit

toujours être strictement

personnel. Les complots

internationaux et les

sombres machinations de

la grande politique doivent

être laissés au roman

d’espionnage. Au

contraire, le roman policier

doit être conduit d’une

manière pour ainsi dire

gemuetlich. Il doit refléter

les expériences et les

préoccupations

quotidiennes du lecteur,

tout en offrant un certain

exutoire à ses aspirations

ou à ses émotions

refoulées.

20. Finalement, et aussi

pour faire un compte rond

de paragraphes à ce

credo, je voudrai énumérer

ci-dessous quelques trucs

auxquels n’aura recours

aucun auteur qui se

respecte. Ce sont des

trucs que l’on a trop

souvent vus et qui sont

depuis longtemps familiers

à tous les vrais amateurs

du crime dans la

littérature. L’auteur qui les

emploierait ferait l’aveu de

son incapacité et

de son manque

d’originalité.

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I. La découverte de l’identité du coupable en comparant un bout de cigarette trouvé à l’endroit du

crime à celles que fume un suspect.

II. La séance spirite truquée au cours de laquelle le criminel, pris de terreur, se dénonce.

III. Les fausses empreintes digitales.

IV. L’alibi constitué au moyen d’un mannequin.

V. Le chien qui n’aboie pas, révélant ainsi que l’intrus est un familier de l’endroit.

VI. Le coupable frère jumeau du suspect ou un parent lui ressemblant à s’y méprendre.

VII. La seringue hypodermique et le sérum de la vérité.

VIII. Le meurtre commis dans une pièce fermée en présence des représentants de la police.

IX. L’emploi des associations de mots pour découvrir le coupable.

V. Le déchiffrement d’un cryptogramme par le détective ou la découverte d’un code chiffré.

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Les sortilèges de l’île du Nègrene petite île britannique, peu connue en France, inspira à Agatha Christie le décor de deux de ses plus fameux romans : Dix petits nègres et Les vacances d’Hercule Poirot (rebaptisées Meurtre au soleil pour le cinéma).

Un lieu à l’atmosphère particulière, avec ses falaises et ses rochers déchiquetés propice au crime. Nous sommes au Sud du Devon, à mi-chemin entre Plymouth et Dartmouth, à une heure de route de Torquay, la ville natale d’Agatha Christie. Face au village du Bigbury on Sea se trouve l’île de Burgh, accessible à pied à marée basse. D’une superficie d’à peine un kilomètre carré, on peut en faire le tour par un sentier de randonnée en quatre-vingts minutes – à condition de faire partie des résidents du luxueux Burgh Island Hotel Car l’îlot préservé ne compte pas d’autre habitation : il s’agit d’une propriété privée dévolue depuis plus d’un siècle à la jet-society. Le prince de Galles, lord Mountbatten, le chanteur Mick Jagger et l’écrivain mondain Noël Coward figurent parmi les nombreuses personnalités à avoir honoré les lieux de leur présence. D’abord propriété d’un chanteur de jazz, George Chirgwin, qui y édifie un premier bâtiment en 1895, l’île est rachetée en 1927 par un prometteur de spectacles, Archibald Nettlefold. Il fait alors la connaissance d’Agatha Christie et l’invite à y passer un week-end. Quand elle découvre ce lieu, à l’orée des années 1930, la romancière comprend aussitôt qu’elle tient un décor idéal pour y situer un crime, sinon plusieurs… « L’île au Nègre! Mais on ne parlait plus que de ça dans tous les journaux! Il courait dessus toutes sortes de bruits et de ragots fascinants. Sans

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doute faux, d’ailleurs, pour la plupart. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que la maison avait bel et bien été construite par un milliardaire et que c’était, paraît-il, le fin du fin en matière de luxe. » (Dix petits nègres) L’attraction des lieux, néanmoins, n’est pas la même pour tout le monde. En écrivain avisé, Agatha Christie l’a perçu et, bien qu’hôte privilégiée, elle ne compte pas pour autant faire la publicité

des lieux. «L’île du Nègre. Il se souvenait d’y être allé, tout gosse… Un rocher puant, couvert de mouettes et qui se dressait à environ un mille de la côte. L’île devait son nom à sa ressemblance avec une tête d’homme…un homme aux lèvres négroïdes. Drôle d’idée d’aller construire une baraque dans un endroit pareil! Atroce par gros temps! Mais les milliardaires ont de ces caprices. » (IBID) Battu par les vents, dans un décor de granit aux pointes effilées, l’endroit est d’un romantisme digne de Conan Doyle ou d’Edgar Poe, avec ses falaises à pic, ses rochers noirs déchiquetés, sa lande mystérieuse et ses grottes oubliées. Deux fois par jour, les eaux traîtresses recouvrent l’étendue de sable séparant cette sorte de Mont-Michel du sol britannique… Un morceau de rocher situé au bout du monde occidental, accessible par les tunnels de verdure de petites routes d’une campagne inviolée, et mal indiqué, comme s’il s’agissait d’une destination réservée aux seuls initiés. Tellement « vieux monde » C’est encore le cas de nos jours : à 580 euros – en moyenne – la nuit en demi-pension obligatoire (spécialités du restaurant : l’artichaut aux truffes et le homard mermaid pool), cette oasis pour millionnaires excentriques demeure une destination méconnue du commun des mortels, avec ses codes d’accès, ses rites d’introduction (cravate noire de rigueur pour les gentlemen dans la salle à manger, le vendredi et le samedi soir), ses vigiles (qui accompagnèrent courtoisement mais fermement vers la sortie les envoyés de Lire désireux de visiter

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l’établissement) et son aura quasi mythique. La massive et pourtant élégante construction d’un blanc immaculé tranche dans le décor de roches sombres :

avec sa tourelle carrée couronnée d’un toit vert amande, sa lumineuse verrière en demi-cercle et ses balcons alambiqués semblables aux alvéoles d’une ruche, c’est, paraît-il, le seul hôtel entièrement Art déco du pays. En le contemplant de la rive opposée, on devine un lieu chargé de mystères, à commencer par celui de son existence. Cette anomalie architecturale surprend les visiteurs quand le bâtiment aux airs fantomatiques fait son apparition au bout de la petite route de campagne menant à la mer. À ce sujet, l’un des personnages d’Agatha Christie, Mrs Gardener, s’exclame : « La campagne est d’une beauté! J’en reste sans voix. Tellement anglaise, tellement

vieux monde. »

À la fin des années 1920, la romancière avait pressenti, instinctivement, tout le parti qu’elle pouvait tirer de ce décor. Il lui suffisait de changer les noms pour transformer un lieu romanesque en scène de roman. Elle fait d’abord référence à l’endroit dans Le portrait inachevé, en 1934. Sous le nom de plume de Mary Westmacott, elle évoque une « île solitaire, où le goéland fatigué se repose ». En 1939, en écrivant Dix petits nègres, elle sublime la

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réalité des lieux en inventant l’île du Nègre, un nom qui sied idéalement à la noirceur de son intrigue. « Parvenus au sommet d’une colline escarpée, ils en redescendirent par un chemin en lacet menant à Sticklehaven – minuscule agglomération de cottages avec deux ou trois bateaux de pêche tirés à sec sur la plage. Ce fut alors qu’ils eurent leur premier aperçu de l’île du Nègre : illuminée par le soleil couchant, elle émergeait des flots au sud. … Elle se l’était représentée différemment : proche du rivage et couronnée d’une somptueuse maison blanche. Hélas, il n’y avait aucune maison en vue, rien qu’une masse rocheuse plus ou moins à pic qui se profilait sur le ciel en évoquant vaguement une gigantesque tête de nègre. Le spectacle avait quelque chose de sinistre. Vera réprima un frisson. » (Dix petits nègres) Une fois sur place, il est intéressant de comparer la description de la romancière avec la réalité des lieux : sous sa plume, l’île est éloignée. Et l’hôtel n’apparaît pas à

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première vue. Quant à la « tête de nègre », elle sort tout droit de son imagination : rien de tel, du moins en évidence, dans la forme de l’îlot – si ce n’est sa noirceur effective au soleil couchant, quand la roche se découpe sur le ciel. La romancière s’est-elle attachée au sortilège de Burgh Island? Elle y revient – par écrit – un an après la parution de Dix petits nègres, dans Les vacances d’Hercule Poirot. « Le soleil déclinait quand les voitures reprirent route du retour qui serpentait à travers la lande. Du haut de la colline de Leathercombe, ils entrevirent, un court instant, l’île et son hôtel tout blanc. Que ce lieu semblait paisible et innocent dans le couchant! » (Les vacances d’Hercule Poirot)

Une lande hantée Agatha Christie ne supportait pas de se répéter et mettait un point d’honneur à innover à chaque roman. Cette fois-ci, elle s’amuse à situer l’île dans la « baie de Leathercombe ». Curieusement, elle ne lui donne pas de nom, mais en fait

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implicitement un repaire de contrebandiers. Le détective belge séjourne dans un hôtel dénommé Jolly Roger (nom désignant le pavillon noir des pirates dans langue de Shakespeare – et clin d’œil au navire du capitaine Crochet dans (Peter Pan). Une carte de l’île illustre le roman. On y distingue nettement tout ce qui constitue aujourd’hui encore l’originalité de Burgh Island : l’hôtel et ses dépendances, le court de tennis, la minuscule crique (dite « des Lutins », dans le roman)… Seule la jetée dessinée sur ce plan n’existe pas. Agatha Christie prend plaisir à raconter l’histoire des lieux, tout en la transformant : « Lorsqu’en l’an 1782 le capitaine Roger Angmering se fit construire une maison sur une île située au large de la baie de Leathercombe, on cria au comble de l’excentricité. … Il éleva donc sa maison – une solide bâtisse ainsi que l’exigeait le site – au sommet d’un promontoire battu par les vents, hanté par les mouettes et coupé de la terre ferme à marée haute. » (Ibid) Au cours du récit, l’auteur nous en apprend de plus en plus sur l’histoire réelle de l’hôtel : « La bâtisse fut agrandie et embellie. On truffa l’île de sentiers pédestres et d’aires de repos, et une jetée de béton la relia à la terre ferme. Deux courts de tennis furent aménagés, ainsi que des terrasses pour prendre du soleil, qui, s’étageaient depuis une vaste plage agrémentée de radeaux et de plongeoirs. » Et plus loin : « En 1934, de nouveaux agrandissements furent apportées à l’établissement qui s’enrichit d’un bar, d’une salle à manger de plus vastes proportions et de plusieurs salles de bains supplémentaires. Les prix grimpèrent. » (Ibid) Quant à la crique des Lutins, elle nous explique ainsi son nom : « Il y avait toutes sortes d’histoires sur un passage secret entre la maison et la grotte aux Lutins. … Aujourd’hui, même les pêcheurs ignorent son existence. -Et alors, pourquoi des lutins? s’informa Poirot. -Oh, c’est typique du Devonshire. Ce sont des esprits qui hantent la lande. » (Ibid) En brouillant les pistes, la romancière parvient à maquiller l’île de Burgh, une fois de plus, aux yeux de ses lecteurs. Peu d’entre eux ont pu deviner que les intrigues de Dix petits nègres et des Vacances d’Hercule Poirot se situaient, en réalité, sur la même île. Et combien ont subodoré que cette île existait bel et bien? « Private » En sublimant la réalité, la grande romancière a procédé – sans le savoir – à la manière de Cervantès réinventant la Mancha ou de Marcel Proust transformant Illiers en Combray. Intitulé Meurtre au soleil, l’adaptation cinématographique des

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Vacances d’Hercule Poirot – le titre original du roman était Evil Under the Sun – fut tournée (avec, notamment, Peter Ustinov, James Mason et Jane Birkin) non pas à Burgh Island, mais dans l’île de Majorque, aux Baléares, pour des raisons économiques et climatiques, car l’île de Burgh a beau être située au sud de l’Angleterre, dans le prolongement de « la Riviera britannique», le brouillard n’y est pas rare. Et, même si la température y est douce en été, l’île, battue par la houle, reste tributaire des vents océaniques. Outre l’hôtel de luxe, on y trouve un pub, le Pilchard Inn, célèbre pour sa soupe de poisson, envahi par les touristes à la belle saison – c’est le seul lieu autorisé aux visiteurs. Le reste de l’île demeure interdit, sauf aux résidents de l’hôtel. Les panneaux « Private » abondent. Comme à l’époque d’Agatha Christie. Dans Les vacances d’Hercule Poirot, Mrs Castle, la propriétaire de l’hôtel, s’exclame après avoir appris le meurtre d’une cliente : « Mon Dieu, je vois déjà ces hordes de badauds avec leur curiosité malsaine et bruyante! ... Seule notre clientèle a accès à l’île, évidemment. … -Comment empêchez-vous les gens de venir? -Il y a des pancartes et puis, naturellement, à marée haute, nous sommes coupés de la terre ferme. » Plus loin : « Depuis la création de l’hôtel, les criques sont propriété privée. On n’y va plus pêcher ni pique-niquer. » Pour accéder à l’île à marée haute, les résidents empruntent désormais un singulier moyen de locomotion : le sea tractor, un « tracteur des mers » à la cabine surélevée par un système hydraulique. Ce modèle unique au monde fut conçu en 1969 par l’ingénieur Robert Jackson… en échange d’une caisse de champagne. On le voit, le « caprice de milliardaire » de Dix petits nègres et la luxueuse villégiature d’Hercule Poirot – au nombre des « célébrités » fréquentant le Jolly Roger – conservent la tradition. Burgh Island, immortalisée en français sous le nom d’île du Nègre, demeure typiquement britannique. Mais, en la visitant après avoir lu Agatha Christie, on ne peut plus l’aborder sereinement, même si elle nous apparaît sous un ciel d’azur, dans la lumière du soleil. À vrai dire, on la jurerait hantée.

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Confidences aux lecteurs

En mars 1932, l’éditeur Albert Pigasse,

fondateur du Masque, demande un article à

Agatha Christie pour le journal de son Club.

Dans ce texte, devenu introuvable, la

romancière s’adresse directement à ses

lecteurs français. Et dévoile ses secrets de

fabrication.

Dans mon enfance, j’étais poète. Je lisais

beaucoup de romans policiers, mais je n’avais pas

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du tout l’idée d’en écrire. Mes auteurs favoris étaient Conan Doyle et Gaboriau. Les

aventures de Sherlock Holmes et de M. Lecoq m’enthousiasmaient, mais mon amour

pour la musique dominait ma vie, et j’étais bien loin de me douter que je me lancerais

un jour dans la littérature.

À l’âge de seize ans, je vins à Paris pour perfectionner mes études de piano et de

chant. La vie de Paris m’enchantait. Je parlais bien le français, mais j’éprouvais de très

grandes difficultés à l’écrire. L’orthographe était ma bête noire. Je dois avouer qu’elle

l’est encore. Mon rêve était de chanter à l’Opéra, mais ma voix était trop grêle pour une

si vaste salle, et du reste je n’ai jamais pu vaincre une timidité nerveuse qui m’ôtait tous

mes moyens dès que je paraissais en public.

Je n’insistai pas; je me mis alors à écrire des histoires très tristes sur les malheureux, et

des histoires de fantômes. Mes amis m’encourageaient, me prédisant une belle carrière

littéraire, mais évidemment je ne vendais pas un seul de mes contes. Pendant la

guerre, je discutais un jour, avec une de mes amies, des difficultés que présentent la

conception et la réalisation d’un roman policier. J’eus tout à coup l’intuition et la

certitude que je pourrais en écrire un, tenir le lecteur en haleine en lui donnant tous les

éléments du problème, égarer ses soupçons, pour ne lui livrer le coupable qu’à la fin.

En un mot le réussir. C’est pour tenir cette gageure que j’écrivis La mystérieuse affaire

de Styles. Je trouvai aussitôt un éditeur et, depuis lors, je suis restée fidèle au roman

policier.

Depuis, j’ai publié quinze romans et j’ai beaucoup de projets en train. C’est très

captivant d’écrire un roman policier. C’est aussi ingénieux et compliqué que de

construire un puzzle. Tout doit s’enchaîner logiquement. Tout doit cadrer. Je vais vous

dévoiler en deux mots le secret de fabrication : vous choisissez votre coupable et, vous

mettant dans sa peau, vous décidez des moyens qui vous permettront le mieux de

masquer sa culpabilité. Ensuite ayant fait votre plan, vous recommencez votre exposé

par le commencement en vous plaçant du point de vue du spectateur. Essayez, et vous

verrez comme c’est simple.

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Dans l’ensemble de mon œuvre, j’ai été fidèle à Hercule Poirot, mon petit détective

belge. Mais de temps en temps j’éprouve le besoin de me débarrasser un peu de sa

personnalité trop marquante, et d’écrire un roman où il n’intervient pas. Son ordre, sa

méthode, sa vanité et son irritante habitude d’avoir toujours raison me fatiguent parfois

et j’éprouve le besoin de lui faire une infidélité. Cette petite incartade me repose du

roman policier classique dont il est le type vivant.

Le métier d’auteur de romans policiers n’est pas fastidieux. Je le trouve même très

agréable puisqu’il me laisse la liberté de voyager pendant six mois par an. Mon mari est

archéologue et nous passons ensemble des heures si agréables dans les pays du

Levant ! Pour travailler, il suffit au romancier d’un peu de papier, d’une machine à écrire

et tout l’Univers est ouvert devant lui.

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Références

Texte 1 Biographie et informations sur Agatha Christie

- Sources : www.wikipedia.com, www.babelio.com

Texte 2 Biographie et informations sur Roald Dahl

- Source : www.babelio.com

Texte 3 Coup de gigot

- Source : Roald Dahl. Coup de gigot et autres histoires à faire peur, Paris, Gallimard-Jeunesse, 2007, 122 p.

Texte 4 Les 20 règles du roman policier

- Sources : Québec français, no. 141, printemps 2006, p. 60.

Texte 5 Les sortilèges de l’île du Noir

- Source : Lire (Hors-série no. 11 : Agatha Christie, une femme fatale), Paris, 2010, 100 pages.

Texte 6 Confidences aux lecteurs

- Lire (Hors-série no. 11 : Agatha Christie, une femme fatale), Paris, 2010, 100 pages.

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