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 E JEU des échelles n ’est pas seulement un outil d’analyse et un objet de réflexion, aujourd’hui plus évidents qu’auparavant, chez les chercheurs en sciences sociales 1 . C’est aussi u ne des composantes de l’activité cu lturelle elle-même, telle qu’on peut l’observer, de manière répétitive, sur les ter- rains les plus divers et distants. Aux échelles micro-sociales – le terrain de l’ethnologue – émerge une multitude de petits récits identitaires, dans le creu set des « grands réci ts » en crise (mission chrétie nne, dest in des classes, projection nationale). Ils apparaissent dans les contextes les plus variés, mais s’ancre nt de préférence dans les milieux urbains ; ils ont un cont enu religieux, ethnique ou régional, mais montrent des constr uctions hybrides, « bri col ées », hétérogènes ; enfin, ils sont le fruit de l ’in itiati ve d’i ndi vidus, de petits groupe s ou de réseaux, q ui ont souve nt du mal à faire entendre la spécificité dont ils se réclament. Le global, le local et le temps mort de la cult ure Comment se forment ces nouveaux récits, dans quels contextes et avec quels acteurs ? Ces derniers, notons-le d’abord, représentent un type d’in- formateurs que nous rencontrons de plus en plus souvent aujourd’hui. « Ethniqueme nt » différents les uns des autres mais socialement très homo- gènes , ils ont l’i nitiat ive des micro-straté gies id entitaires : ce son t des agences néo-ethniques ou des intermédiaires individuels, plutôt jeunes, plutôt citadins, scolarisés et régulièrement reliés aux réseaux institution-       É      T      U      D      E      S      &      E      S      S      A      I      S L’HOMME 157 / 2001, pp. 87 à 1 14 Le temps des cultures identitaires Enquête sur le retour du diable à Tumaco (Pacifique colombien) Michel Agier L 1. Voir Revel 1996. Pour ce qui concerne plus particulièrement les relations interprétatives entre situa- tions et contextes dans le cas de l’enquête ethnographique, voir Schwartz 1993, Bensa 1996, Agier 1999a.

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Le Temps Des Cultures Identitaires. Enquête Sur Le Retour Du Diable à Tumaco (Pacifique Colombien)

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  • E JEU des chelles nest pas seulement un outil danalyse et un objet derflexion, aujourdhui plus vidents quauparavant, chez les chercheurs ensciences sociales 1. Cest aussi une des composantes de lactivit culturelleelle-mme, telle quon peut lobserver, de manire rptitive, sur les ter-rains les plus divers et distants. Aux chelles micro-sociales le terrain delethnologue merge une multitude de petits rcits identitaires, dans lecreuset des grands rcits en crise (mission chrtienne, destin des classes,projection nationale). Ils apparaissent dans les contextes les plus varis,mais sancrent de prfrence dans les milieux urbains ; ils ont un contenureligieux, ethnique ou rgional, mais montrent des constructions hybrides, bricoles , htrognes ; enfin, ils sont le fruit de linitiative dindividus,de petits groupes ou de rseaux, qui ont souvent du mal faire entendrela spcificit dont ils se rclament.

    Le global, le local et le temps mort de la culture

    Comment se forment ces nouveaux rcits, dans quels contextes et avecquels acteurs ? Ces derniers, notons-le dabord, reprsentent un type din-formateurs que nous rencontrons de plus en plus souvent aujourdhui. Ethniquement diffrents les uns des autres mais socialement trs homo-gnes, ils ont linitiative des micro-stratgies identitaires : ce sont desagences no-ethniques ou des intermdiaires individuels, plutt jeunes,plutt citadins, scolariss et rgulirement relis aux rseaux institution-

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    LHOMME 157 / 2001, pp. 87 114

    Le temps des cultures identitairesEnqute sur le retour du diable Tumaco

    (Pacifique colombien)

    Michel Agier

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    1. Voir Revel 1996. Pour ce qui concerne plus particulirement les relations interprtatives entre situa-tions et contextes dans le cas de lenqute ethnographique, voir Schwartz 1993, Bensa 1996, Agier 1999a.

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    nels et informationnels globaux2. Ils tendent se substituer aux ancienssages, devins et dtenteurs de tous les savoirs cultuels, puits sans fond demmoires aussi ancestrales que locales. Ces agences et ces meneurs (sou-vent autoproclams leaders communautaires ou leaders spirituels ) sespcialisent, voire se professionnalisent, dans le but dnoncer lidentitdes communauts , de rcuprer ou sauvegarder leurs traditionsen voie de disparition ou de dcaractrisation . la diffrence desanciens, ils donnent le sentiment davoir le monde entier comme interlo-cuteur. Or, ce monde, en retour, leur fournit les instruments de penseauxquels ils recourent dans leurs stratgies localises. Une certaine unifor-misation progresse de la sorte : dans la forme, sinon toujours dans lescontenus des mouvements identitaires, plus on se diffrencie, plus onsidentifie aux autres se diffrenciant3. Des images et des concepts cir-culent de manire plus rapide et plus massive que jamais, grce des sup-ports (journaux, affiches, panneaux, crans de toutes sortes) partoutnombreux et accessibles. Ainsi diffuse linfini, une image extrmementsimplifie, lisse, du monde tend se substituer lexprience personnelleet sociale des ralits. Grce leur tendue et leur efficacit, ces moyensincitent les acteurs locaux utiliser les mmes simplifications, qui leurouvrent laccs aux milieux politiques et conomiques du rseau global, etleur permettent de communiquer plus efficacement avec partenaires et sponsors . Les agents des entreprises culturelles et identitaires se posentdonc localement comme des mdiateurs dchelles, ce qui se traduit pardes comptences de traduction, linguistique et culturelle, et daccessibilitgrce au recours aux rseaux extralocaux. Ces comptences fondent leurreconnaissance sociale dans le contexte local, ethnique dans le contexteglobal , et leur confrent occasionnellement certains pouvoirs dlgus,mais elles induisent aussi un tiraillement permanent entre lappel du glo-bal et lattachement aux lieux.

    Dans ce contexte identitaire o se tlescopent plusieurs chelles, la cra-tion culturelle est elle-mme prise dans une tension : elle consiste mettreen relation, dune part, des imaginaires locaux qui doivent toujours sac-commoder de la pesanteur des lieux, de leurs sociabilits, de leursmmoires et, dautre part, les techniques, les imageries et les discours durseau global qui, eux, circulent pratiquement sans entraves, comme lestsde tout ancrage historique4. Il sagit dun rapport dloyal, dans lequel les

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    2. propos des relations entre les ethnologues et les milieu no-ethniques, voir Agier 1997.3. Africains, Afro-Amricains et Amrindiens sont atteints aujourdhui par le mme rpertoire langagierno-ethnique, auquel les ont conduits des histoires distinctes. Cela invite rapprocher les tudes de leursprocessus identitaires, au-del des dcoupages gographiques et, simultanment, disciplinaires, par les-quels lanthropologie les a spars, voire opposs.4. James Clifford (1996 : 99-100) voit dans cette volution la preuve dune relation plus complexe entre .../...

  • premiers, socialement plus lourds , se pressent de rattraper les seconds,plus fluides, mais gardent toujours un temps de retard. Loppression desmoyens matriels et informationnels globaux de lactivit culturelle esttelle quelle contraint les individus, sils veulent entrer dans la moder-nit 5, remplir les cases dune rhtorique prcontrainte essentiellementdualiste et simplificatrice, placer leur cration culturelle dans ce cadre autitre, par exemple, de la couleur locale ou du surplus minoritaire. Il nesagit pas, me semble-t-il, dune fin des cultures mais dun contexte nou-veau pour la cration culturelle. Un rapport stablit dans une instanceintermdiaire de cration entre le rpertoire global, dont la porte neconnat presque plus de barrires matrielles, et des relations sociales etsymboliques locales, de plus en plus affectes par les tensions, les exclu-sions et les interrogations identitaires. Ce que lanalyse peroit alorscomme un intervalle dajustement, un moment flou et brouill entre lescontraintes de multiples chelles, est un temps mort de sens. Cest dans cetintervalle trouble que se dveloppent les conflits et ngociations didentitentre les acteurs, les essais de traduction et de dialogue, mais cest aussi lelieu du travail symbolique lui-mme. Cest l, ce niveau de crationintermdiaire, que du sens peut tre finalement produit, au terme dunealchimie entre des discours et des symboles aux inspirations htrognes.Portons lattention sur ce nouveau contexte et cette nouvelle modalit delinvention culturelle, car cest aussi l, dans la mme instance, que demanire inquitante se dveloppent l puisement de limaginaire 6 et la lobotomisation des esprits 7.

    Lannonce rpte, dans les lieux et circonstances les plus divers, del identit culturelle fait partie du rpertoire global et elle entretient, parsa seule prsence, lhybridation des contextes, alors mme quelle la dniedans son nonc. L identit culturelle est devenue un lieu commun desnouvelles formes du politique dont les versions extrmes, ethnonationalistes

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    identit et culture, cette dernire se caractrisant aujourdhui par lhtroglossie , linvention paro-dique , les constructions mentales et les fictions ralises . Aprs la disparition des cultures natu-relles , souligne le mme auteur, nous serions maintenant dans une situation post-culturellesyncrtique . partir dune approche diffrente, Marc Aug (1997) voit dans cette situation, marquepar linvasion des images dans le quotidien et la gnralisation de lapprhension fictionnelle du monde,un risque dpuisement des sources de limaginaire. propos du vocabulaire global, de la macdonaldi-sation de la pense et de la formation dun sens commun universel , se reporter aussi Bourdieu &Wacquant 1998.5. Selon les termes de Nestor Garca Canclini (1990).6. La catastrophe serait que nous nous rendions compte trop tard que le rel est devenu fiction, quilny a donc plus de fictions (nest fictif que ce qui se distingue du rel) et encore moins dauteur (Aug1997 : 159).7. Les grands mythes mtaphoriques de ces socits [inuit] se sont effacs sous leffet de lcole laqueet dune vanglisation mal comprise, suivie de cette vritable lobotomisation que provoquent les pro-grammes tlviss, les cassettes pornographiques et de violence, amplifis maintenant par Internet (Malaurie 1999).

  • et guerrires, montrent, au bout du compte, la gravit de ce dbat (Taguieff1996). Dans des situations plus ordinaires, par exemple lors de conflits poli-tiques, fonciers ou urbains, chaque groupe qui expose son identit cultu-relle comme source de lgitimation actuelle, fait prvaloir lapparencestatique, unifie et immmoriale, de certains traits (manires de faire, orga-nisation du travail, rituels, particularits linguistiques, etc.). Les acteursnient, par intrt ou par conviction personnelle profonde, le travail quilsoprent eux-mmes sur des fragments de culture, htrognes et diverse-ment accessibles, pour permettre la culture , recre comme culture-objet, dtre identitaire. Lidentit dun moment sera plus tard peut-treoublie, lorsque dautres contextes et dautres relations prvaudront, mais laculture du lieu o cela se passe aujourdhui aura, elle, t transforme, pro-fondment travaille par ces processus identitaires. Malgr ce quendisent les acteurs eux-mmes, lethnologue est donc bien plus souvent face des cultures identitaires en train de se faire qu des identits culturelles quillui faudrait seulement dcrire et inventorier toutes faites, qui seraient enoutre porteuses de rsistances ou d adaptations . Aujourdhui, lescontextes de comptition conomique, dindividualisation et dexclusionaccentuent partout linterrogation identitaire, telle une obligation de rflexi-vit ( qui suis-je, aprs tous ces miroirs ? ) ; celle-ci, son tour, problma-tise la cration culturelle. Ainsi, parler d identit culturelle pour dfendreses droits, nest quune faon de dire combien, dans sa phase crative, laculture dpend des stratgies identitaires. La fin des grands rcits aidant,nous pouvons mettre lhypothse que notre monde est actuellement dansune phase de crativit, intense et fragile, faite de petites cultures identitaires peine bauches, pas encore consolides, et dont les sources et les procdsrestent mieux comprendre.

    Dveloppement et culture noiredans le Pacifique colombien

    Le littoral pacifique de Colombie montre lactualit et les multiplesfacettes de cette problmatique. Zone quatoriale de fort humide, defleuves et de mangroves, la cte stend sur plus de 800 km, depuis la fron-tire panamenne jusqu celle de lquateur. On admet gnralement quela population se compose de prs de 90 % de Noirs, qui se considrent nati-vos, les 10 % restants tant composs dIndiens (Embera au nord et au centresurtout, Awa plus au sud) et Blancs. Cette minorit-ci, forme dentrepre-neurs, commerants et fonctionnaires, est particulirement prsente dans lesquelques petites villes de la rgion, dont Tumaco, prs de la frontire qua-torienne, o ont port les enqutes prsentes ici. La rgion Pacifique dans

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  • son ensemble a fait lobjet dune loi, dite loi des ngritudes (ou loi n 70),vote en 1993 et appliquant, dans les domaines foncier et ducatif, lesnouveaux principes de multiculturalit et pluriethnicit inscrits dans laConstitution colombienne de 1991. Son objectif est la protection delidentit culturelle et des droits des communauts noires de Colombieconsidres comme groupe ethnique (article premier). Elle dfinitcomme communaut noire lensemble des familles dascendance afro-colombienne qui possdent une culture propre, partagent une histoire etont leurs propres traditions et coutumes [], qui montrent et conserventune conscience de lidentit qui les distingue des autres groupes eth-niques (article 2). Elle organise lattribution de titres de proprit collec-tive aux paysans noirs habitant les basses terres du littoral et oriente la miseen place de lethno-ducation conue comme un moyen de rcuprer,prserver et dvelopper lidentit culturelle des Afro-Colombiens 8.Dote des marques apparentes de lvidence (la culture, la tradition), et enmme temps dune trs actuelle efficacit politique, l identit culturelle est ainsi devenue, en quelques annes, une des principales composantes dela situation rgionale et, plus gnralement, un instrument des mobilisa-tions identitaires des Noirs colombiens9.

    Cest pour lessentiel dans les milieux urbains que les mouvements etrevendications culturels et ethnopolitiques ayant abouti la loi des ngri-tudes sont ns, depuis les villes du Pacifique (Quibdo, Buenaventura,Tumaco) jusqu Cali et Bogot. Dans ces villes, se sont dvelopps,depuis une vingtaine dannes, quelques organisations politiques noires etdivers groupes culturels rgionaux (danses, musique, thtre, littratureorale). Leurs animateurs furent forms dans les milieux catholiques(dducation et daction sociale) et dans les rseaux crs autour des pro-grammes de dveloppement rgional, rural ou urbain. Ces programmesinvestirent la rgion partir du milieu des annes 70, bnficiant duneimportante intervention internationale (Plan Parrain international orga-nisme caritatif tats-unien , CVC10, GEF11; PNUD12, Unicef, etc.).Alors mme quelle devenait une rgion dvelopper, cette zone, jus-qualors de peuplement essentiellement rural, commena tre lobjet de

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    8. Sur les ngociations politiques et les usages des travaux ethnologiques pour dfinir institutionnelle-ment les communauts noires comme groupe ethnique dot dune identit culturelle , voirRestrepo 1998 ; sur limportance du modle indien pour dfinir l ethnicit des communauts noiresdans le cadre institutionnel, voir Wade 1994. propos de son application dans le domaine territorial,voir Agier & Hoffmann 1999.9. propos de Cali, voir notamment Wade 1999. Cartagena de Indias, sur la cte atlantique, lemonopole de lidentit culturelle noire est dtenue par les palenqueros (originaires de Palenque SanBasilio) (cf. Cunin 1999).10. Corporacin del Valle del Cauca, projet de la coopration hollandaise.11. Global Environment Facilities, programme de la Banque mondiale. 12. Programme des Nations Unies pour le dveloppement.

  • spoliations de terres et dinvestissements par des entreprises prives, natio-nales et trangres. Dans la rgion la plus au sud de la cte Pacifique,autour de lanse de Tumaco, des milliers dhectares furent occups,dabord par des bananeraies et de vastes fermes dlevage bovin, puis, autournant des annes 80 et 90, par des plantations de palmiers huile(30 000 hectares, au moins, aujourdhui) et par plus de vingt entreprisesdlevage industriel de crevettes, rejetant les paysans sans terres vers lesvilles, et en premier lieu vers la plus proche, Tumaco. Tout en gardant lap-parence dun gros bourg, celle-ci passa de 45 000 habitants au milieu desannes 70 prs de 100 000 habitants aujourdhui, dont la trs grandemajorit vit dans des conditions dextrme prcarit. Le contexte urbain,de formation rcente et fragmentaire, est donc marqu par dimportantsproblmes conomiques et sociaux. Ds le milieu des annes 80, les dis-cours dveloppementistes, manant dorganismes nationaux et internatio-naux, prirent un caractre ethnique puis cologique qui modifiasubstantiellement largumentation de laccs la terre, question laquellela plupart des citadins, de par leur origine, reste sensible : terre de Noirs etdIndiens conquis, exploits et sous-dvelopps, le Pacifique colombiendevint en quelques annes une rserve mondiale de la biodiversit et descommunauts cologistes afro-indignes 13.

    Plusieurs groupes et individus engags depuis vingt ans dans cette situa-tion de dveloppement volutive se sont faits, en diffrentes circonstances,les promoteurs de la culture noire du Pacifique . Ils composent ce quonappelle Tumaco le secteur culturel . Cest un rseau qui regroupe,aujourdhui, quelques dizaines danimateurs, organisateurs et crateurs,pour la plupart scolariss et forms dans les sminaires et les actions pda-gogiques des organisations internationales et de lglise14. Ils sont actuel-lement tudiants, enseignants, employs municipaux, vivent de contratsplus ou moins rguliers passs avec des ONG, ou crent eux-mmes desorganisations locales, relais des institutions nationales ou internationales.Ils ont acquis, depuis une quinzaine dannes, une habitude de lactivitsocioculturelle, ainsi quune culture de projet , adapte aux demandesstrotypes des financeurs internationaux. En effet, dans un contexte depnurie gnralise, la ville de Tumaco est un des points de distribution dela manne assistentialiste globale : mme sil transite encore par des canaux

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    13. Voir Pedrosa 1996 et Escobar 1997. moyen terme, lapplication des lois issues de la nouvelleConstitution devrait aboutir un quadrillage des basses terres du littoral pacifique par les resguardos(rserves) des Indiens et les terres collectives des communauts noires , pour ce qui concerne au moinsles zones non appropries par les grandes plantations agro-industrielles ni occupes, illgalement, par lesnarcotrafiquants.14. Cette branche de lglise relve dune pratique missionnaire et dfend la valorisation des identitspopulaires. Dinspiration jsuite pour ce qui est des rfrences anciennes, elle se situe dans la ligne delglise des pauvres, issue du concile de Vatican II au dbut des annes 60.

  • nationaux ou dpartementaux, largent est dorigine europenne, tats-unienne ou onusienne, et il arrive toujours avec son chapelet de plans etprogrammes. Chaque initiative danimation locale doit donc passer aucrible dune justification largement artificielle mais obligatoire pour esp-rer quelques subsides, et chaque projet tre prsent suivant les chapitres population-cible , objectif pdagogique , mthodologie , partici-pation communautaire , identit culturelle , pratiques ancestrales ,etc. Ces cadres de pense ont favoris ladoption dune rhtorique danslaquelle la culture fonde des propos diffrentialistes et aide lidentifica-tion de micro-communauts.

    Le Retour de la marimbaUn nouveau rcit identitaire

    Une conception de la culture comme objet identitaire sest progressive-ment impose et a conditionn de nouvelles activits et crations qui fontexister la culture noire du Pacifique dans le contexte urbain et autourdes enjeux dun dveloppement rgional forte connotation ethnique15.Cest dans ce cadre que se situe une innovation rituelle rcente, emblma-tique des vises de lactivit culturelle aujourdhui et des complexits dutravail symbolique quelle enclenche. Il sagit du cortge du Retour de lamarimba , dont le jeune carnaval de Tumaco est le thtre depuis 1998,et qui fut imagin et prsent par des membres du secteur culturel de laville 16. La saynte, qui ouvre officiellement le carnaval, est compose partir dun choix de divers lments mythiques puiss, pour une largepart, dans la mmoire rgionale et agencs selon une mise en scneindite : une marimba, tenue deux mtres du sol par quatre chassiers,est prcde, tout lavant de la scne, dun prtre lgendaire, le padre

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    15. Diffrentes recherches ont t menes rcemment autour de cette question. Peter Wade (1999)observe, propos dun groupe culturel afro de jeunes Noirs Cali, quun ensemble dinvestissementsfinanciers, humains et politiques faonne la culture comme on fabrique une marchandise. OdileHoffmann (2000) montre comment, la suite des mobilisations identitaires autour de la loi des ngri-tudes , tout un travail autour de la mmoire locale est en cours dans les villages du littoral sud-pacifique; cette occasion, des slections et des censures sont opres dans lesquelles lauteur observe une inversiondes rapports de pouvoir entre ans et cadets.16. La marimba est un type de xylophone suspendu, inspir du balafon mandingue. Elles est composede vingt-quatre tablettes en bois dur de palmier chonta, lesquelles se trouvent ranges au-dessus de tubesde rsonance en bois de bambou guadua. La marimba se joue en principe quatre mains, chaque joueurtapant, laide de deux baguettes dont lembout est fait de caoutchouc brut, sur une moiti du clavier,celle des basses (bajos) pour lun, celle des aigus (tiple) pour lautre. Lexistence de la marimba est attes-te, outre en Colombie, sur le littoral Pacifique de lquateur et, lpoque coloniale et avec quelquesdiffrences quant la forme des rsonateurs, du Prou (Leymarie 1996 : 216). La marimba est linstru-ment central des bals de marimba , ou danses de ngres , ou currulao : ces ftes se tenaient autrefoisdans les villages des fleuves de la rgion et dans la ville de Tumaco. Ils ont aujourdhui disparu sous cetteforme et, depuis les annes 60, sont reprsents sur scne, avec quelques modifications chorgraphiques,dans des spectacles de danses et musiques traditionnelles en ville.

  • Jesus Maria Mera, qui circula dans la rgion au dbut du sicle et dont ondit quil obligeait les Noirs, sous peine dexcommunication, jeter lesmarimbas leau parce quelles taient linstrument du diable ; deux per-sonnages (galement sur chasses) jouent cte cte de la mmemarimba : lun est le diable, vtu de rouge et coiff de deux cornes, lautreest un clbre joueur de marimba (marimbero), Francisco Saya, dcd en1983, qui fut le fabricant et le propritaire de la marimba, et dont unelgende raconte quil osa dfier et vainquit le diable au jeu de linstru-ment ; tout au long du dfil, la saynte rpte un combat burlesque entrele diable et le marimbero ; ils sont entours de trois reprsentations desvisiones (apparitions, esprits) parmi les plus connues de la rgion : leDuende (lutin, musicien et sducteur des jeunes filles vierges), la Tunda(vision fminine des mangroves et de la fort), et la Viuda (la veuve, quiapparat gnralement dans les cimetires) ; il y a aussi, tendu lavant dela marimba, le drapeau vert et blanc de la ville de Tumaco.

    De nombreuses lectures de la scne sont possibles. Recevoir lamarimba , dit un responsable culturel de la ville pour commenter cetteouverture du carnaval, cest rendre hommage au symbole majeur de laculture ancestrale. Cette marimba-ci a une lgende, le dfi du diable, quenous essayons de maintenir. Un sens large, et demble politique, a tdonn au cortge, par ceux-l mmes qui en eurent linitiative : ladminis-tration municipale antrieure, prsente de 1994 1997 et dirige par unpoliticien blanc, navait pas fait appel au secteur culturel de Tumaco, dontlorientation en matire de politique culturelle tait nettement afro ;puis tout a chang avec la municipalit lue fin 1997 : le nouveau maire,noir, originaire du municipe de Tumaco, et proche des militants de la cul-ture afro-colombienne, fit appel certains dentre eux pour grer lanima-tion culturelle de la ville ; afin de clbrer publiquement cette prsence, lesecteur culturel introduisit le Retour de la marimba en tte du carnaval,comme mtaphore triomphante du retour de la culture noire duPacifique Tumaco. Ainsi, le rituel signifierait laccomplissement dunestratgie identitaire fonde sur la culture afro-colombienne. Ce sens largeest transpos dans le contenu du rite lui-mme : un nouveau rcit identi-taire est en cours de cration, aux rsonances explicitement ethniques etrgionalistes. Mais lactivit rituelle, dont il est ici question, est un cas par-ticulier de lactivit culturelle en gnral, dans la mesure o elle recourtexclusivement, dans sa mise en scne, des mdiations symboliques :proches ou lointaines, ancestrales ou importes , exclusives ou gn-ralises, celles-ci ont leur histoire, leur personnalit, et donc leur propreefficacit. Selon les cas, les figures convoques sur la scne urbaine sontplus ou moins rebelles ou dociles aux stratgies identitaires. Quel sens pro-

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  • duisent ces figures dans le nouveau contexte ? Comment les uns et lesautres acteurs culturels et tres symboliques sentendent-ils ?

    Les animateurs du secteur culturel de Tumaco, soucieux depuis vingtans de dfendre et promouvoir la culture noire du Pacifique , ontlongtemps hsit considrer le carnaval de leur ville comme un lieu dignedintrt. En tant que fte populaire, ce carnaval ne date que desannes70. Sil se caractrise par la par ticipation importante des Noirs etdes pauvres, les aspects techniques, esthtiques et symboliques des perfor-mances sont trs prcaires et peu valorisantes. Les dfils, en particuliercelui du lundi, le plus populaire, reprsentent essentiellement un espacepublic, dsordonn, de rencontre et de libert permettant lexpression,dans des dguisements individuels et des sayntes collectives, des inqui-tudes, des peurs et des dsirs individuels, aliments par les images et lesinformations reues au quotidien (tlvision, travail, rumeur de la rue).Les personnages des sries policires tats-uniennes ( Les incorruptibles )et des feuilletons du soir, les chanteurs de salsa la mode carabe (LosSalserines, Celia Cruz) ou les vedettes de la pop music (Michael Jackson),les hros de Disneyworld, les stars mdiatiques de la politique internatio-nale (Jean Paul II, Fidel Castro, Saddam Hussein) ou nationale (gurilla,gouvernement, narcotrafic), passent en vrac de lcran la rue et ctoientdes reprsentations de Linvasion des milles-pattes Tumaco , des Enfants collecteurs de botes , du Duende et ses femmes ou des Dcortiqueuses de crevettes .

    Dans les annes 80, une partie du secteur culturel de Tumaco chercha valoriser les traditions rgionales en crant le Festival du currulao 17.Pendant cinq ans, de 1987 1992, il fut le concurrent inspir du carnavalsale et pauvre. Chaque anne, pendant trois ou quatre jours, se prsen-taient sur scne des orchestres de marimba, des groupes de danses folklo-riques, des conteurs (cuenteros) et des potes populaires (decimeros), ainsique des pices de thtre inspires des croyances populaires rgionales(visiones). Les plus gs des participants venaient des villages et quartiersde la ville, transforms en artistes pendant quelques heures ; mais la plu-part des groupes stait constitue dans les annes 70 et 80, sous limpul-sion des programmes sociaux et culturels du port de la ville et de lONG

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    17. Le currulao est la danse traditionnelle des Noirs de la rgion sud du Pacifique colombien. Outre quildsigne une danse prcise, mais qui a connu diverses variantes, le terme dsigne galement ce que lonappelle, depuis les temps coloniaux, les bals de marimba. En effet, la caractristique commune toutesles chorgraphies du currulao est dtre toujours accompagne par les instruments de percussion sui-vants : le bombo (tambour large et au son grave), le cununo (tambour plus allong et de forme conique),le guas (tube rempli de graines, plus communment appel maraca), et la marimba, instrument centralde lensemble. Dans un sens gnrique, le currulao est lensemble des pratiques artistiques et rituelles, desmythes et des lgendes de la rgion : on parle alors de la culture du currulao .

  • Plan Parrain international 18. Puis des groupes artistiques noirs dautrespays furent invits. Toute la symbolique de lvnement nom, date, hi-rarchie des arts fut soigneusement pense par les fondateurs, dont lavise tait de se hisser au niveau des grands vnements culturels natio-naux, ceux des festivals, ftes et carnavals dautres villes (Aristizbal 1998 :431). Il leur paraissait ncessaire, alors, de se dmarquer de tout ce qui pou-vait contaminer la culture traditionnelle des Noirs du littoral pacifique,que ce soit la modernisation (dans les instruments, par exemple) ou lim-portation de modles extrieurs (dans les musiques, les danses, les objets oules vtements). Dans ce cadre, le rap, la salsa, le rock ou le reggae, que lonjouait et dansait dans les bars et maisons de Tumaco, ne trouvaient pas leurplace, et le carnaval de la ville tait ignor, car, pensait-on, son existence necorrespondait aucune identit culturelle propre et ntait quun piteuxreflet de ceux de Barranquilla (le plus important carnaval colombien, sur lacte atlantique) ou de Pasto (la capitale du dpartement du Nario, sur lepiedmont andin, 300 km de Tumaco). Lorsquen 1992, loccasion descommmorations du cinquime centenaire de la dcouverte de lAmrique,le festival reut lappui financier de divers organismes, dont lagencepublique nationale de politique culturelle (Colcultura), ce fut son plusgrand et dernier succs. Cette anne en avait fait un spectacle cher, carac-tre officiel et, en partie, commercial, que les tentatives suivantes, moinssponsorises, ne russirent pas reproduire. Des critiques et auto-critiquesdu secteur culturel le firent se retourner davantage vers la vie locale :quelques groupes participrent, en 1997, un unique Festival de la Mer o taient prsents, selon une alternance volontaire de styles tradition-nels et modernes , des spectacles de danses et musiques folkloriques, durap, des potes, des conteurs et de la salsa. Aprs llection en 1997 dunnouveau maire, actif dans le milieu coopratif, et proche des militantslocaux de la culture noire, une partie de ceux-ci fit son entre dans les ser-vices municipaux daction culturelle, et fut charge, ce titre, de promou-voir le carnaval de la ville. Puis, la fin de lanne 1998, ces mmes agentsculturels conurent un tout nouveau Plan de dveloppement du curru-lao , dans lequel la participation au carnaval tait finalement admise.Enfin, au carnaval de 1999, le secteur culturel prsenta un seul et imposantcortge, au cur du dfil populaire du lundi, en plus dorganiser le cor-tge douverture du carnaval, lors du dfil du vendredi.

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    18. Implante dans la rgion partir de 1971, cette ONG commena dix ans plus tard dvelopper desactivits sociales et culturelles, en plus des aides directes ses filleuls (enfants pauvres). Dans la dcen-nie 80, elle employa localement jusqu deux cents personnes et son budget fut mme suprieur celuide la municipalit de Tumaco. Lorganisation finana lanimation culturelle des quartiers pauvres alorsen pleine croissance, et la formation danimateurs culturels. La politique sociale du Plan Parrain futentirement remise en cause en 1992 ; voir Pardo 1997.

  • En plaant le cortge du Retour de la marimba comme ouverture offi-cielle du carnaval, la stratgie consistait, selon les termes dun responsablemunicipal de la culture, runir le festival du currulao et le carnaval pourlui donner une identit . En outre, la commission organisatrice du car-naval incita vivement les carnavaliers sinspirer des lments considrscomme faisant partie de la culture rgionale : les visiones (esprits de lafort, des fleuves et de la mangrove), les rites catholiques populaires (fun-railles et ftes des saints chigualos et arrullos), les danses traditionnelles(currulao), lcologie de la mer et de la fort. Les sayntes montrant uneforme ou un thme de violence furent interdites (Agier 1999b). Enfin, lesservices municipaux financrent lachat, sur un des fleuves de lanse deTumaco, de la lgendaire marimba aux parents du dfunt marimberoFrancisco Saya, dcd quinze ans plus tt. Lobjet fut honor loccasionde louverture du dfil en 1998, puis expos la Maison de la culture dela ville, et nouveau clbr lanne suivante, dans le cortge douverturedu carnaval de 1999.

    Le Retour de la marimba met en scne, cte cte, deux mythes ayantcet instrument comme personnage principal. Lun concerne le combat duprtre, le padre Mera, contre les marimbas, considres comme les instru-ments du diable, et contre tous ceux qui jouent de la musique, chantentet dansent autour de la marimba. Lautre concerne le combat du plusgrand des marimberos , Francisco Saya, contre le diable, la marimba tantencore linstrument de ce combat ; une variante est sa rencontre desvisiones. Voici ces deux lgendes19 :

    1. Le padre Mera contre les marimbas : Il se trouve qu Barbacoas arriva un cur, sonnom : Jess Mera. Le prtre, voyant que les gens prenaient beaucoup de plaisir dan-ser au son de la marimba, vit que la marimba tait diabolique et, donc, quiconque taitbaptis (salva) ne pouvait danser au son de la marimba (bailar marimba). Cest ainsique, lorsque les matres des bals, propritaires de marimba ou des salles o lon jouaitde la marimba, venaient se confesser, il leur disait quil ne pouvait pas les confesserparce quils avaient une marimba chez eux. Que pour pouvoir se confesser, ils devaientse dfaire de la marimba, la jeter dans le fleuve ou la brler. Cest comme a que lepueblo de Barbacoas sest cr sans saln de marimba. Pas encore satisfait, il alla sur lefleuve Pata et le descendit en faisant la mme chose, en jetant les marimbas dans lefleuve. Toute personne qui avait une marimba, il ne la confessait pas, et pour pouvoirla confesser, elle devait jeter la marimba leau. Cest ainsi quelle [la marimba] arrivajusqu Salahonda [embouchure du fleuve Pata] et, de l, remonta vers le fleuveChag. Sur le Chag, la marimba continua de vivre. L-bas, il y avait le plus grandmarimbero, Francisco Saya.

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    19. Les rcits prsents ici sont gnralement admis, dans le secteur culturel de Tumaco, sous cetteforme, avec ventuellement des nuances descriptives, mais avec le mme enchanement des faits. Je lestranscris partir dentretiens effectus auprs de Francisco Tenorio, g denviron cinquante-cinq ans,lun des responsables du secteur culturel, dans lequel il est actif depuis le milieu des annes 70, et actuel-lement attach culturel la mairie de Tumaco. ce titre, il dirige la Casa de la Cultura ouverte en 1997.

  • 2. Le marimbero Francisco Saya contre le diable : Une nuit, trois heures du matin,Francisco stait lev et jouait de sa marimba, il en tirait des airs (sacndole tonadas),quand, soudain, lui apparat un homme mtis (cholo), grand, vtu de kaki, qui luiprend les baguettes et commence jouer de la marimba. Ils engagrent un combat (seform una ria), cabo arriba, cabo abajo, agua corta, agua larga, patacor, juga[variantes du currulao], entre autres cest ce quil jouait, et Francisco, dj effray,pensa : Celui-l cest le diable. (Este es el diablo), et il joua lhymne national, etcomme dans lhymne national on nomme le nom du Christ, il russit faire arrter lediable. Cest comme a que Francisco Saya devint le plus grand marimbero duPacifique colombien.

    2 bis. Le marimbero Francisco Saya contre les visions : Francisco Saya tait un marimberoqui dormait, pensait, jouait avec la marimba. Il aimait tellement la marimba quun jouril dit quil allait dfier la fort inculte, la fort o lhomme ne pouvait pas pntrer, parceque l-bas il trouverait le bois de palmier (chonta) le plus pais et le plus sec pour faire lameilleure marimba, et cest ainsi quil fit. Mais tous les satans se fchrent (todos losSatans se enojaron), car il avait franchi la fort vierge. Bien que la Tunda let envot(entundado), Francisco Saya chappa son envotement (su entunde) et arriva avec samarimba, et construisit la marimba la plus sonore du sud-Pacifique. Cette variantepeut tre place avant le dfi du diable ; elle se termine alors ainsi : Il [Francisco Saya]fut envot (tuvo entunde) et dormit dans la fort (dentro del monte), jusqu ce quil ptsortir avec son bois de palmier. Ce fut comme un dfi et quand il sortit, il emporta lamarimba. Mais pas content de lui, le diable vint lui prendre sa marimba. Il vint luiprendre sa marimba et cette nuit-l, il lui apparut dans sa maison.

    Les lgendes du padre Mera, de la marimba et de Francisco Saya, sont pr-sentes, dans les rcits dits et mis en scne en ville, sous une forme rsumeet pure. Selon cette forme, les relations de chacune de ces figures, soitentre elles, soit avec le diable, ont la simplicit des dualismes, rapidementtransposables dans les clivages identitaires actuels. Ainsi, dans le premierrcit, lglise rprime les manifestations paennes. Si celles-ci sont noires (et,ventuellement, indignes)20, lglise, elle, est dominante et blanche : dansle cortge douverture, cest le personnage du padre Mera qui vient bien entte, il est reprsent sous les signes de lautorit (avec la mitre de lvque),et il est le seul personnage dont lacteur (noir) a le visage peint en blanc.Mais, alors quil regarde droit devant lui et diffuse lencens, toute la scnepaenne (le bal de la marimba interdite et le dfi du diable) se passe dans sondos, comme son insu. De mme, dans ce premier rcit, le marimberoFrancisco Saya fait figure de rsistant, clandestin et ethnique. Ctait, rap-pelle-t-on (le rel vient, dans ce cas, lappui de limaginaire), un Noir auxcheveux lisses ou aux cheveux dIndien . Dans son fleuve, le ro Chag,la marimba a survcu, comme dans un camp retranch, car le padre Meranest pas all jusque-l, ou parce que les marimbas jetes dans le ro Pata voi-

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    20. Cest quand on donne au padre Mera la tche de commencer jeter les marimbas [...] que lesrythmes noirs et indignes disparaissent , commente lauteur des rcits ci-dessus.

  • sin ont remont les cours deau jusque-l ! Le retour en force de la marimba,mtaphoriquement de la culture noire du Pacifique rprime, ridiculise lepadre Mera et fait du plus grand des marimberos un hros ethnique. Dansle second rcit, le marimbero se montre son tour plus fort que le diable, etdonc plus efficace que le prtre. Il russit sortir de son envotement par laTunda, vision de la fort (il en sort seul, aprs lavoir accept : il dormitdans la fort ). Puis cest en nommant le Christ (dans lhymne national quiljoue sur la marimba) quil fait fuir le diable, de la mme faon que les prtresou les parrains disent des credos pour dsenvoter quelquun qui a t pos-sd par une visin. Il reprend ainsi son compte la vertu chrtienne du biencontre le mal, celui-ci tant alors incarn par les visions, sataniques ,comme le disait lglise espagnole de lInquisition. Les visions, dans le cor-tge, sont prsentes mais neutralises, elles ne sont plus que dcor aux cou-leurs locales21. En passant, le drapeau de la ville a t ajout, accroch lamarimba, le personnage central. Deux jours plus tard, pour le concours desreines populaires du carnaval, un vieux marimbero joue lhymne national surscne. On peut voir dans ces petits gestes les signes dune volont dassumer, partir de lidentit culturelle expose, des destines locales ou nationales22.Tel est le sens qui mane du rite et de linterprtation de ses lgendes, dontle carnaval est le thtre et dont le secteur culturel est lauteur. Cest unedouble inversion et une remarquable lvation symbolique23 : le marimberovainc le prtre qui le traite comme un diable, puis il vainc lui-mme le diable(ou ses avatars) la place du prtre. Mtaphoriquement, la culture noirersurgente renverse le monde blanc catholique, et assume ses valeurs et sespouvoirs de domination.

    Or, le padre Mera ntait pas blanc, les marimbas nont pas disparu parsa faute mais cause de la vitrola (le tourne-disque), et le diable ntait paslennemi des marimberos mais leur professeur. Cest du moins ce que lonentend dire, aujourdhui, sur les fleuves de la rgion en particulier sur le

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    21. Cest en gnral la fonction symbolique au sens large qui leur est donne aujourdhui dans la cul-ture identitaire afro-colombienne du Pacifique exprime en ville. L, les visiones sont valorises commeprotectrices de la fort ou comme traditions morales familiales, le fait quelles soient diabolises et indi-viduellement craintes passant alors au second plan. Plus gnralement, les visiones forment tout un fondsde croyances qui alimente fables et enchantements et nourrit jusqu aujourdhui la parole prolixeet potique des conteurs (voir Vanin 1998). Pour Anne-Marie Losonczy (1997 : 130-140), les visionessont des figures surnaturelles propres la selva (fort). De mon ct, jai pu observer dans la ville de Caliune relance de la croyance aux visions, par exemple dans un contexte de violences urbaines (voir Agier1999a : 141-148). Tout indique que la disposition visionnaire peut accompagner les migrants du littoralpacifique vers les villes de Tumaco ou Cali.22. On oublie, pour loccasion, que, dans la lgende, ce qui fait fuir le diable lcoute de lhymne estle fait que le Christ y soit nomm, et non que lhymne soit national. Mais la nuance est infime, puisque,jusqu la Constitution de 1991, le pays tait officiellement catholique (dans le prambule de la nouvelleConstitution, il est seulement plac sous la protection de Dieu ). 23. Victor Turner (1990 : 163), pour qui le rite est liminarit et inversion, parle de reclassificationspriodiques et de supriorit structurale imaginaire .

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    Pata et le Pata viejo (o officia le padre Mera de 1910 1912) et sur leChag (o naquit le marimbero Francisco Saya en 1913 et o il mouruten 1983). La squence dualiste vue en ville reprsente une lecturemoderne de bouts de lgendes et de mythes quont en tte les habitants dela rgion. En fait, les vnements voqus et les personnages principauxsont tous complexes et ambigus, et aucun ne fait lobjet, avant son passage la ville et la scne carnavalesque, dune laboration finie et unifie. Onest en prsence dun ensemble pars de mythmes plutt que de mythespleinement constitus. Cette absence de cimentation gnrale les rendsans doute disponibles pour des interprtations et des agencements nou-veaux, mais elle les rend tout autant fuyants. La marimba, le marimbero etle prtre se laissent-ils prendre par le dualisme stratgique dvelopp dansla culture identitaire ou, au contraire, lunivers symbolique ragit-il, avecses propres rgles, aux sollicitations et interprtations dune certainemodernit ethnique ?

    Les mtamorphoses du diable

    Au dbut du sicle, un journal de Tumaco, li au Parti libral, sen pre-nait aux bals de marimba et limmoralit des versets que quelques indi-vidus chantent dans ces bals 24. Il slevait contre la prolongation de cesmmes bals, dans les villages, au-del des jours fris : la campagne, dessemaines entires sont passes dans les bals, les jeux, les soleries et la cor-ruption gnrale. Les prjudices causs la moralit du peuple par de tellesdissipations sont incalculables 25. peu prs la mme poque, le premissionnaire Bernardo Merizalde del Carmen, auteur dune enqutedtaille sur lhistoire du littoral pacifique, commentait propos de largion de Tumaco : La marimba, le tambour et le conuno, il est impos-sible quils manquent dans les maisons de quelque importance et leurson se forment les plus sauvages tapages (Merizalde 1921 : 153). Aprsavoir dcrit comment, dans telle maison de Tumaco, en 1917, il suffisaitque la marimba commence sonner pour que les salones se remplissent de Noirs dansants , il poursuit :

    Le bal des Noirs de la cte est des plus vulgaires et sauvages que nous ayons jamaisvu. Quand, par hasard, sur un fleuve o il y a un bal, apparat une pirogue qui amneun missionnaire, la musique et les cris cessent instantanment ; et si le pre monte versla maison il la trouvera parfaitement vide, parce que tous ceux de la fte auront sautpar les fentres et fui vers la fort. De ce fait, nous avons t tmoin plusieurs fois ; etcela prouve que les Noirs nignorent pas le travail des prtres pour extirper ces abomi-nables orgies (ibid.).

    24. El Litoral pacfico, Ao 1, 33, 18/09/1910 : 132.25. El Litoral pacfico, Ao 2, 38, 22/10/1910 : 130.

  • Si la marimba tait considre, par les missionnaires, comme l instru-ment du diable , cest la danse elle-mme et, parfois, les paroles des chan-sons, qui taient vises par laccusation. La danse du currulao stricto sensumime, sur un rythme rapide, les provocations, poursuites et gestes, parfoisacrobatiques, dune vive relation amoureuse entre un homme et unefemme ; son spectacle provoque, progressivement, les rires et les encoura-gements du public. Isabelle Leymarie (1996 : 154) observe, son propos,que le contact sexuel, autrefois plus ouvertement exprim, est symbolis[] par un jeu de mouchoirs . Mais il existe de nombreuses variantes ducurrulao : agua corta, agua larga, juga, patacor, berej, etc., dans lesquellesdes travaux de tous les jours ou des rencontres avec le diable sont mims.Elles se dansent en cercle, en croix, en couloir, en quadrilles, etc. Elles sontles plus travailles, aujourdhui Tumaco, par les groupes culturels en vuedes spectacles, voire radaptes au rythme de la marche du carnaval. Ellesprsentent, selon le folkloriste colombien Guillermo Abadia Morales (quiles observa au dbut des annes 70), toutes les caractristiques dun ritesacramental []. On peut dire que les danseurs se mettent petit petiten transe et que, subjugus par le fond mystrieux de la musique, ils semontrent possds par un esprit suprieur, dont ils sont les instrumentsinvolontaires (Abadia Morales 1983 : 310). Celui-ci, impressionn parl impulsion frntique des danseurs , fait une analogie avec les rites depossession, de la mme faon que divers auteurs y voient lexpressionrituelle dorishs absents 26.

    la diffrence de Cuba, Hati ou Bahia, aucun panthon dorigine afri-caine ou syncrtique norganisa ici lensemble des croyances, rites etdanses, mais le diable y occupa demble une fonction symbolique mdia-trice. La diabolisation des croyances et danses de Noirs a prvalu pendanttoute la colonisation sur un long territoire allant de la province du Darin(dans lactuel Panam) jusqu la cte pruvienne. Le diable est une cra-tion de lesprit inquisiteur confront aux cultes paens, lun et les autresayant t particulirement vifs dans lEspagne du XV e sicle, majoritaire-ment rurale et paenne, mais aussi politiquement conqurante, catholiqueet colonisatrice27. Bien dans lesprit de leur temps, lInquisition et lesinterprtations diaboliques servirent aux Espagnols comme lecture duNouveau Monde, o ils se trouvaient dracins et apeurs : les animauxsauvages, les dures conditions naturelles de la fort tropicale, comme les

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    26. Voir Friedemann 1995 ; Borja Gmez 1998 : 151. Pour Anne-Marie Losonczy (1997 : 181), si latranse elle-mme a disparu comme mode de communication avec le surnaturel, le langage corporel etgestuel qui lexprime est inscrit au plus profond de la mmoire motrice des corps .27. Le Tribunal dInquisition a t install Sville, en 1480, quelques annes avant la Conqute, etcelui de Cartagena de Indias fonctionna de 1610 1821.

  • dieux et les croyances des Indiens et des Noirs, semblaient confirmer entous points que cette terre tait abandonne de Dieu (Borja Gmez1998 : 97). Eux-mmes dracins et demble dmoniss, les Noirs prirentdes lments de la socialisation et de lvanglisation europenne, sap-propriant le dmon quon leur offrait pour rsister une culture qui [les]maltraitait (ibid. : 126). Ainsi, la socit coloniale, o se conjugurent ladomination politique et militaire espagnole et la lutte du christianismecontre toutes les formes de paganisme, dorigine africaine ou indigne, futle contexte o mergea la figure multiple du diable. Demble, son rle futcelui dun lieu symbolique commun, permettant lchange, mme sil futcharg de conflits et dambiguts, entre les mondes chrtien et paen.

    Partant de sa position intermdiaire, le diable devint un paradigme per-mettant de ractiver et, dune certaine faon, dorganiser un ensembledentits paennes (les visiones dont les origines les plus lointaines sontelles-mmes htrognes : espagnoles, amrindiennes et africaines), aux-quelles sajoutrent des entits chrtiennes paganises . Il se trouva ainsidmultipli. La diabolisation fut dabord tourne en drision par ceux-lmmes quelle accusait, puis intgre leurs danses et croyances commemdiation principale du sens. Plusieurs variantes du currulao sont desdanses pour des avatars du diable (comme le patacor ou le berej). Lediable est, dit-on, cach sous les planches du saln o lon danse28.Quand quelquun joue bien de la marimba, on dit que cest le diable quilui a appris 29 ; et de nombreuses histoires racontent la prsence du diabledans les bals de marimba. Il peut prendre figure humaine, celle du marim-bero le plus brillant ou du meilleur danseur : ce ne peut tre que lediable (este tiene que ser el diablo), dit-on lorsquon la dcouvert. Il peuttre admir et craint. Le diable que rencontra le marimbero Francisco Sayaa diverses apparences selon les rcits : ctait un homme quelconque, ilntait ni blanc ni noir mais son corps, oui, la terroris (Y el cuerpole terroriz), raconte un de ses cousins vivant au bord du fleuve Chag.Un autre dit que le marimbero na pas vu le visage du diable. Selon dautresrcits, le diable de Francisco Saya tait un mtis (cholo), ou un Blanc, outait vtu de blanc, ou de kaki, et toutes ses dents taient en or30. Les cir-constances sont galement distinctes : lun dit que le diable sest prsentau crpuscule, lautre minuit. Il joua dabord de la marimba en duo avecFrancisco Saya, puis la maison se mit trembler.

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    28. Los que estn bailando/bailan con cuidado : /a debajo de casa/est el diablo parado (inFriedemann & Arocha 1986 : 416).29. Cet homme jouait beaucoup de la marimba, il semble que le diable lui avait appris , commente, propos dun ancien joueur de marimba, le conteur Melanio Gonzales (Bellavista, Ro Mejicano,12/04/1998).30. La mme apparence se retrouve au Panam, dans une chanson ddie au diable le mercredi .../...

  • La prsence du diable stend au-del des bals de marimba, dans la fort etles villages, grce ses innombrables formes que sont, du point de vue inqui-siteur, les visiones : on dit par exemple du Duende, le lutin charmeur etmacho, quil tait un ange tellement turbulent quil fut transform par Dieuen lutin, rptant ainsi la gense du diable chrtien comme ange dchu. propos de lenseignement de la marimba, un conteur associe en un mmepersonnage symbolique le diable et le Duende : le Duende marche dans lafort et cest lui qui vient jouer de la marimba et se bagarrer ; le Duendejoue trs bien de la guitare [ et ] il joue de la marimba aussi, il enseigneaussi jouer de la marimba ; enfin, la force du Duende est celle du diable : la prire du Duende, cest lui qui la connat parce quelle se trouve dans lelivre infernal 31. Dans le rcit 2 bis ci-dessus, cest aprs que le marimberoFrancisco Saya a dfi les visiones de la fort profonde que le diable se sent lui-mme agress et quil se rend chez le marimbero pour le provoquer. Cest pr-cisment parce que leur force leur est donne par le diable que toutes lesvisiones perdent leurs pouvoirs denvotement des tres face lexorcisme. Entemps ordinaire, cest le parrain de la victime qui fait fuir les visiones et libreceux et celles que lon dit entundados (sous lemprise de la Tunda) ou embo-latados (gars) ; il a toute une panoplie de contre-forces, telles que la priredu credo, la croix, la chandelle, la fume dtoupe de coco, les battements dubombo, les insultes, la carabine, etc. Mais le parrain nagit jamais que par dl-gation du cur qui est, dans ce monde imaginaire, le premier des exorcistes.Cest ce titre que le padre Mera put, en effet, au nom dune tradition mis-sionnaire vieille de plusieurs sicles, brler les marimbas ou les jeter leau,car il devait se montrer plus fort que le diable, quil lui appart sous forme devisin ou de danse endiable au son de la marimba. Le XVII e sicle voit djdes interdictions ecclsiastiques de ftes et fandangos de Noirs sous peinedexcommunication (Borja Gmez 1998 : 149). Et les tmoignages de mis-sionnaires franciscains, en 1730, indiquent que lon brlait dj les marim-bas, Barbacoas, cette date32. Les prtres taient alors persuads que les balsdes Noirs taient la conclusion festive de leur pacte avec le dmon.

    Le destin particulier du padre Mera dans limaginaire rgional tient aufait de stre plac sur le terrain des croyances populaires, cest--diredavoir partag un langage commun avec le diable et les visions auxquelsil saffrontait, violemment, dans le quotidien de son sacerdoce. Un autre

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    des Cendres : Hier, jai rv dun homme aux dents dor. Et il voulut memmener. Ay, tu sais qui cest,le Diable Tum-Tum. Ay, quil sen aille, le Diable Tum-Tum (Ayer so con un hombre / De dientes deoro / Y me quiso lev / Ay, sabes quin es ayayay ! El Diablo Tum-Tum / Ay que se va / El Diablo Tum-Tum) ;Leymarie 1996 : 189.31. Melanio Gonzales, Bellavista, Ro Mejicano, 12/04/1998.32. Padre Miguel Garrido, entretien, Bogot, 10/09/1998.

  • prtre, plus tard, le padre Garrido, a cherch en retracer litinrairevivant, au risque dtre pris son tour, cause de la mme empathie, pourune incarnation du padre Mera. Charismatique, voire prophtique seloncertains, le petit pre (padrecito) Mera serait n en 1872 Florida, prsde Cali, et dcd non loin de l, Palmira, en 1926. Le cheveu un peucrpu, il tait brun et tirait vers le noir 33. Son grand-pre aurait tesclave (Garrido 1980 : 202). Ordonn prtre diocsain en 1906, il eut desrelations difficiles voire conflictuelles avec la hirarchie de lglise, etnotamment avec les augustins Rcollets, ordre qui eut en charge lvang-lisation de la rgion du sud-Pacifique de 1899 1927. Son sacerdoce leconduisit dans les lieux o il ny avait pas de prtre et qui taient tous depeuplement afro-colombien : Florida, Guapi, Barbacoas, Puerto Tejada,Palmira. Il passa ainsi deux ans (de 1910 1912) entre Barbacoas etSalahonda, localits situes non loin de Tumaco. L, il se fit remarquerpour ses sermons puissants, et mme scandaleux34.

    Larrive du padre Mera dans le monde rgional des lgendes est contedans ce rcit, fait de manire un peu hsitante par un vieil homme de ElCarmen, sur le ro Pata viejo : un riche et puissant Faran avait sduitune femme, et voulait dominer le fleuve, tout le monde tait envot parlui ; alors quon attendait sa venue, cest le padre Mera qui apparut, aumilieu dune tempte. Dans un autre rcit, le cur dcouvre galement lediable sous un personnage attrayant mais mauvais, et il se montre plus fortque lui. Le diable y prend lapparence dun homme riche (aux dents dor)et puissant ; cest ainsi quil sduit une jeune femme, jusqu ce que lepadre Mera le dcouvre et le chasse : et quand le padre Mera arriva, cettenuit-l, la jeune femme alla se confesser au cur, et il lui dit non, parcequelle tait sous lemprise du diable (endemoniada), parce que lhommequi lui rendait visite tait le dmon. Et il y eut une lutte jusqu ce que lecur enlve le dmon qui tait sur la fille, et le dmon nest pas revenu.Cest pour a quon dit que le padre Mera tait un saint 35. Dans dautresvariantes de ce rcit initial, le diable peut prendre plusieurs noms ouaspects : Farahon, Arn, le dragon arrivant avec une secte pour parler aunom de Dieu ou un chercheur dor (Llano s.d.). On peut penser quilsagit, plus gnralement, de diverses versions drives de celle de larrivedu Christ, dont le padre Mera aurait t lui-mme le conteur : Aaron, per-sonnage biblique, est le premier des prtres, dont lordre est aboli, cause

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    33. Padre Ochoa, entretien, Barbacoas, 06/05/1998.34. Une polmique sengagea, en 1911, entre le journal libral de Tumaco, El Litoral pacfico, et celui delglise de Barbacoas propos des troubles , des suggestions nerveuses et autres hypnotismes pro-voqus par ses sermons parmi la multitude de femmes qui composait son auditoire dans lglise deBarbacoas (Revista paroquial, Ao 1, 2, Barbacoas, 19/09/1911 : 3).35. Francisco Tenorio, Tumaco, 11/03/1998.

  • de son inefficacit et inutilit , au moment de larrive du Christ, quiprend sa place par volont divine (ptre aux Hbreux, 7). Dans les rcitsdes fleuves, Aaron est vu comme une forme du diable, et le Christ devientle padre Mera lui-mme.

    Les prodiges, miracles et autres signes dlection divine abondent danstous les rcits du lgendaire cur : il ne mangeait pas, ou pas de nourrituresale ; il ne buvait pas leau quon lui offrait ; il marchait un mtre au-dessus du sol ; il arrivait comme une apparition soudaine ( et personne nesavait do il venait et o il allait ) ; il ne se lavait pas et pourtant sa longuesoutane tait toujours propre ; son urine tait invisible ; il tait capable demaldiction36 ; ctait un prdicateur : il fut mis en prison, raconte-t-on,mais il en sortit et continua de runir les gens, pouvant mme utiliser unfouet pour les amener la prire, afin de les librer de ce chemin pineux o ils se trouvaient. tous ces traits de saintet sajoute le fait quil est trssouvent prsent comme une incarnation de saint Antoine : le saint auraitdisparu de Rome, et il serait descendu du ciel pour sauver le ro Pata . Or,saint Antoine est lui-mme multiple. Il est ft dans le sud-Pacifique commeune divinit paenne, et son arrullo (fte du jour du saint) est lun des plusfestifs : si certains saints, sur le ro Pata viejo, sont honors par des ftessrieuses (celles du Christ Nazareno et de la Virgen del Carmen), saintAntoine, lui, est un de ceux dont la fte est la plus anime, et il est mmeun bon buveur (borrachero). Saint intermdiaire, il est parfaitement dispo-nible, en diffrentes rgions de cultes afro-amricains (Brsil, Antilles), pourles syncrtismes avec des figures dorigine africaine doubles et intermdiaires(Ogun, Exu), elles-mmes converties en diables dans le langage chrtien. Laforce symbolique du padre Mera fut donc de se ddoubler, jusqu la trans-gression de sa propre norme religieuse, pour se faire entendre du peuplepaen37. Cette capacit de ddoublement est traduite dans les descriptionsde son apparence : si, pour les uns, il tait brun ou presque noir, dans un vil-lage du Pata viejo, Las Lajas, il tait un jour blanc, un autre rose, mais pasnoir. Plus bas sur le mme fleuve, El Carmen, il est identifi commele Pre noir (Padre negro). Enfin lembouchure du fleuve Pata, Salahonda, on lassocie au Seigneur de la mer (Seor del Mar) : cest le padreMera qui a donn ce nom la proue dun navire chu, reprsentant unChrist assis, et qui a invit les habitants en faire le protecteur du lieu. CeChrist est brl : la moiti de son visage est noire, lautre blanche.

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    36. Il est ainsi lauteur symbolique du naufrage du vapeur Tumaquito, en 1912, parce que le capitaineavait refus de lembarquer pour Tumaco.37. Peut-tre le secret de son existence fut-il celui-ci : devenir comme eux ; cest par ces mots que lepadre Garrido (1980 : 202) conclut son enqute sur la vie du padre Mera.

  • Finalement le Padre santo est si prs du diable quil peut se confondreavec lui, dans cette rgion symbolique commune entre christianisme etpaganisme o leur rapport de forces est une forme dentente, de compr-hension rciproque. Cest ce qui explique que lon peut aussi bienentendre dire, aujourdhui, que le padre Mera est un saint , un esprit ,et quil est comme le diable . Parmi toutes les rumeurs qui circulentencore aujourdhui sur les fleuves, il y a celle selon laquelle le padre Meraaurait laiss une nombreuse descendance dans les villages o il passa. Dsles dbuts, la diabolisation a engendr ses propres paradoxes : ainsi, auXVII e sicle, les afrogrenadins faisaient un prtendu pacte avec un dmonqui arborait une mitre comme dun vque (Borja Gmez 1998 : 19).Plus de trois cents ans plus tard, cest une visualisation identique qui estchoisie pour reprsenter le padre Mera dans louverture du carnaval deTumaco. Et une chanson, parmi les currulaos dcris pour leur contenu satanique , immoral , ou barbare , rend avec humour une formedhommage un cur qui est certainement le padre Mera38 :

    Le patacor va bientt mattraper.Pour quil ne mattrape pas, je vais men aller.Voil le diable qui arrive, laisse-le venir.Sil vient mchant, je le ferai rire.Le diable est mont l-haut, le diable est descendu l-bas.Le diable ne ma pas emport, parce quil avait beaucoup de travail.Le diable est mont l-haut, pour pleurer sa msaventure.Le diable ne ma pas emport, mme sil stait dguis en cur. 39

    Dans les villages des fleuves et de la fort du littoral pacifique, l o autre-fois on dansait au son de la marimba, du bombo et du cununo, il ny a pasde reprsentation unifie de la culture mythique pas de mythes gnrali-ss et reconnus par tous du padre Mera comme prophte, de Francisco Sayacomme hros ethnique, de la marimba comme objet symbolique , maisdes fragments pars, voire divergents, de lgendes, et beaucoup de versionsindividuelles. Lhistoire du peuplement de la rgion explique ce modemineur de la mythologie. Elle est marque, depuis la seconde moiti duXIX e sicle, par lindividualisation des projets, la dispersion de lhabitat et lamobilit spatiale. Pas de grand clan unificateur, pas de grand regroupementcollectif, pas de fixation ancestrale sur les mmes terres. Les regroupementsde population et les stratgies communautaires apparaissent ensemble

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    38. Le patacor est un currulao rapide. Le terme lui-mme, ici, dsigne le diable (dautres versions ducurrulao, comme le berej, sont des currulaos qui parlent du diable).39. El patacor ya me va a coger/El patacor ya me va a coger (chur) El patacor/ya me va a coger Para que no me coja/yo me marchar Alla viene el diablo/dejalo venir Que se viene bravo/yo lo hago reir(chur). El diablo subio pariba/el diablo bajo pabajo El diablo no me llev/porque habia mucho trabajo(chur). El diablo subio pariba, /a llora su desventura El diablo no me llev, /aunque se vesti de cura (cur). (Paroles dictes par Julio Cesar Montao, Ecos del Pacfico, Tumaco, 09/04/1998, 03/06/1999).

  • comme des produits de la modernit. Les premiers se font sous forme dedplacements (souvent forcs, voire violents) et dagglomrations prs desroutes, dans des villages, sur les plantations agro-industrielles, autour desprojets de dveloppement, dans la ville. Les secondes visent, dans cecontexte, construire des cadres dappartenance plus proches de chacun etplus quitable que la communaut nationale, lointaine et excluante.Cest le cas de lentreprise politico-identitaire forme autour de lide des communauts noires , fruit dune mobilisation rcente, essentiellementurbaine et inscrite dans la modernit institutionnelle et globale. En ce sens,on peut dire que la culture noire du Pacifique commence Tumaco. Lepadre Mera croyait au diable et aux visiones, puisquil les combattait avecnergie. Les animateurs du secteur culturel de Tumaco, eux, rendent hom-mage ces croyances, mais sans y croire vraiment. Partant, le padre Meraest occasionnellement blanchi , les visiones deviennent des valeursmorales inoffensives, la marimba est ftichise. Ces rinterprtations, for-mes dans un contexte hybride (demble local et global), servent llabo-ration dune culture identitaire fixe et traduisible.

    Pourtant, convoquer le diable pour servir une stratgie identitaire fon-de sur des oppositions duales, Noirs/Blancs, paen/catholique, bien/mal,cest prendre le risque de perdre le contrle sur le signe, qui est lui-mmedj noir et blanc, catholique et paen, bon et mauvais, ami et ennemi. Ila en outre, dans une socit toute difie sous loppression catholique, ledon de paganiser tout ce quil touche. Car, finalement, sur la scneurbaine et carnavalesque du Retour de la marimba, il ny a que le diable,aux visages multiples. Outre le diable en personne reprsent en noir,rouge et cornu, mais dont des rcits locaux permettent de linterprtertout autant blanc, mtis, vtu de kaki et portant une denture en or , lamarimba et le marimbero mnent, depuis des sicles, la danse endiable desNoirs, le padre Mera lui-mme est une figure imaginaire de ddoublementet de transgression : cur inquisiteur et saint Antoine, Christ et dmon,blanc et noir, aim et dnigr ; enfin, les visiones de la Tunda, de la Viudaet du Duende, sont des avatars du diable qui portent sa force et ses fai-blesses. Ainsi, la multiplicit paenne du diable se substitue, de proche enproche, au dualisme chrtien au nom duquel lglise inquisitrice lavaitamen dans la rgion il y a cinq cents ans et que les animateurs culturelsurbains ont repris leur compte dans leur stratgie identitaire. La plura-lit surabondante des diables (Mary 1998 : 77) ouvre tout un champ depossibilits pour le dveloppement dune pense paenne du multiple.

    Rptes, rduites, transformes dans leur circulation urbaine, leslgendes du padre Mera, de la marimba et du diable peuvent aussi, limage des lgendes urbaines , tre agrmentes de touches person- T

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  • nelles, et ainsi se rpandre davantage, tout en tant enracines dans unmotif symbolique puissant, celui du diable comme principe intermdiaireet multiple 40. Lorsque je demandai lacteur qui joue le diable (et qui amis en place la saynte) sil connaissait le padre Mera, il rpondit selon lersum que lon entend en gnral Tumaco : Oui, cest lui qui disaitque la marimba et les danses taient des manifestations sataniques et fai-sait jeter les marimbas , et lorsque je demandai celui qui jouait le padreMera qui il tait, il rpondit simplement : le cur , sans connatreplus prcisment le nom et lhistoire de son personnage. Enfin, ces tresimaginaires sont prsents parmi les dguisements et sayntes du carnavalpopulaire de Tumaco. Plusieurs inventeurs qui, dans leur vie de tous lesjours, participent ou ont particip quelques activits des groupes cultu-rels afro-colombiens de la ville, montrent diverses bauches individuellesinspires de ce savoir. Quelques visiones, vite recouvertes par la farine et laboue du carnaval, dfilent ainsi ct de Donald, de Macho Man (cari-cature dun macho), ou dun cur ivre et lubrique : ce sont le Duende, avecsa guitare et son grand chapeau, la Viuda, la Tunda, et la Madremontes(apparition de la fort). Certains inventeurs deviennent clbres, dans leurrue, pour leur spcialisation culturelle dans le carnaval : ainsi, lundeux, g de trente et un ans, a particip pendant quinze ans aux appren-tissages et prsentations dun groupe de danses rgionales, Ecos delPacfico, dont il sest spar rcemment. Depuis presque autant de temps,il participe au carnaval avec des sayntes inspires de sa formation afro-colombienne , mais qui mettent plus que celle-ci laccent sur les extrava-gances du diable et de la magie, et qui lui ont dj valu plusieurs prix : Carnaval du diable , Currulao , La Viuda au carnaval , Sorcelleriesatanique du Pacifique , et Le Royaume infernal (o dfilent plusieursreprsentations du diable). Au carnaval de 1998, une saynte mimait lac-tion municipale culturelle : derrire un panneau annonant a y est ! Ona retrouv la marimba , un groupe de cinq personnes jouait la scne de Francisco Saya et le Diable , ce personnage ne portant plus, en guise dedguisement, quune chemise rouge pour tre reconnu.

    Ainsi, en recourant au procd, simple et rpandu dans le rpertoireglobal, de linversion dun stigmate pour fonder une stratgie identitairemoralement positive , et en allant puiser leur identit culturelle dansles sources locales, les animateurs de la culture noire Tumaco ont relancun travail symbolique htrodoxe et imprvisible permis par la figure dudiable. Entit intermdiaire et multiple, matre de la rgion symboliquecommune entre paganisme et christianisme, le diable est plus carnavalier

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    40. Selon Jean-Bruno Renard (1999), cet enracinement des lgendes urbaines un niveau profondanthropologique est une des conditions de leur succs.

  • que les agents culturels qui lont sollicit, il est festif, borrachero (bonbuveur) comme saint Antoine, ambigu plus que dualiste. La relancercente, dans une autre rgion du pays, du carnaval du diable 41 attestede lintrt que lon ressent aujourdhui en Colombie, aux prises avec lecarcan de la violence et labsence dalternative politique, pour les qualitsde libert et multiplicit offertes par le diable, matre du paganisme.

    Dun mtissage lautre

    En parlant du temps des cultures identitaires, nous avons voulu dsignerdeux temporalits diffrentes. Lune est large, cest lpoque dans laquellenous vivons : en tous lieux, et de faon contemporaine, se rdfinissent lesvaleurs et les visions du monde dans une multitude de nouveaux rcits.Parmi ceux-ci, la mondialisation du discours de la diaspora africaine estle contexte identitaire dans lequel se placent les ambitions politiques etculturelles des Noirs colombiens, dont nous avons voqu ici un aspect.Elles sont logiquement aspires vers les stratgies qui manent desrseaux, politiques et conomiques, qui diffusent lchelle mondiale lepoint de vue de l identit culturelle de la diaspora. Le programme dit de La Route des Esclaves , men depuis plusieurs annes lUnesco, est unaspect de ce rseau mondial. Mais la diaspora fonctionne aussi commegroupe dintrt lchelle des grandes institutions internationales. La glo-balisation de lassistantialisme caractre ethnique dont nous avons men-tionn les effets conomiques et les contraintes idologiques sur le petitsecteur culturel afrocolombien de Tumaco est, de plus en plus clairement,une porte dentre pour le nolibralisme conomique. Par exemple, la finde lanne 1996, une runion, AfroAmerica XXI , tenue Washingtonsous lgide de la BID (Banque interamricaine de dveloppement), duneONG internationale et de lagence de coopration canadienne, et runissantdes organisations noires de Bolivie, du Brsil, de Colombie, Costa Rica,dquateur, du Honduras, Mexique, Nicaragua, Prou, de la Rpubliquedominicaine, dUruguay et du Venezuela, dcida de favoriser lmergencedun rseau conomique afro-amricain, sur la base des diverses organisa-tions noires existant dans ces pays : la recherche de partenaires supranatio-naux (OEA 42, Unicef, PNUD, OIT 43), la formation dassociationsdentrepreneurs noirs et de banques afro-amricaines , furent encouragesen tant quinstruments privilgis pour le dveloppement conomique etsocial hors des structures nationales, lesquelles furent globalement taxes,

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    41. Cest le carnaval de Rosucio (Caldas). L, le Diable est gentil, souriant, aimable, amusant, bla-gueur et messager de lallgresse du monde (Friedemann 1995 : 162).42. Organisation des tats amricains.43. Organisation internationale du travail.

  • pour loccasion, de clientlisme (Charier 1999). Ces stratgies, leur tour,suscitent les mergences locales de revendications sociales dans un langageno-ethnique et, en consquence, favorisent un retour rflexif sur la cultureet lancestralit. Autrement dit, il est peu probable que le rituel urbain duRetour de la marimba et exist sans laction sociale, culturelle et pdago-gique dveloppe Tumaco et dans sa rgion par diverses organisationsinternationales, publiques et prives, pendant la vingtaine dannes qui lontprcd. Dans ce cadre, la culture diasporique sexprime localement par desappels la lisibilit externe, et donc un certain mimtisme et la simplifi-cation des ides : par exemple, linversion du stigmate paen, n dans leregard du colonisateur catholique, se prolonge en religions identitaires, quelon rencontre aujourdhui sur lancienne Cte des Esclaves comme enAmrique latine ; et lexclusion apparente du monde blanc, fond sur larevendication antiraciste dune reconnaissance sociale galitaire, devient unmodle de pouvoir et de clientlisme vertical de type ethnique.

    Lautre temporalit des cultures identitaires, laquelle nous nous sommesrfr, est celle, plus ponctuelle, de lajustement entre les contraintes etinformations locales et globales, qui se rpte chaque nouvelle crationculturelle. ce niveau, les combinaisons symboliques sont diffrentes dessyncrtismes dautrefois qui taient, par dfinition, duals. Aujourdhui, ilny a plus proprement parler de syncrtisme puisque les contextes cultu-rels sont, eux-mmes, dj tout transforms, intgrs et mls, au sens des mondes mls auxquels Serge Gruzinsky (1999) fait rfrence pourdcrire le cadre de ses enqutes historiques sur le mtissage culturel. Dansle mme esprit, Sidney Mintz et Richard Price (1976) dvelopprent, propos des cultures afro-amricaines, une critique pionnire des thoriesde la rencontre entre deux cultures supposes homognes (europenneet africaine), telles que Melville Herskovits (1966) les avait proposesauparavant en parlant des rinterprtations africaines dans le NouveauMonde. Mintz et Price dfendirent le point de vue selon lequel la cultureafro-amricaine fut une cration , ou un remodelage , dans lecontexte des nouvelles institutions sociales de lesclavage. Leur recherchetraite, comme celle de Serge Gruzinsky, dun premier mtissage, qui clairecelui que nous observons lheure actuelle mais, il me semble, en diffreaussi. Les mtissages, mlanges et autres hybridations daujourdhui nemettent plus en contact des mondes rellement trangers, des civilisations dcouvrir. Cest le rapport local/global qui est, son tour, le contextesocial de dpart, dans lequel le mlange des chelles et des informations cest--dire lintertextualit gnralise est la base et prcondition 44

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    44. Sidney Mintz et Richard Price (1976 : 82) caractrisent en ces termes le contexte colonial et escla-vagiste amricain.

  • des dynamiques culturelles observes dans un lieu donn. Si le diable (avecsaint Antoine, ou avec Exu) a une longue histoire dans la mdiation descivilisations europennes, africaines et amrindiennes, il a aussi un bel ave-nir. En devenant plus un principe multiple quune simple figure ambi-valente, en tant capable de se dployer en curs, danseurs, visiones,monstres et nouvelles lgendes, le diable a chang, limage du mtissagedont il est un fruit et un modle.

    Comme les mtissages culturels dautrefois, ceux daujourdhui seforment dans des rapports de force sociaux et politiques. Mais le com-bat actuel oppose un ensemble de simplifications identitaires, mim-tiques et, ce titre, ajustables sur une pense dualiste (ou binaire ?) quifonctionne lchelle globale, la complexit du travail symboliquerelanc par les inventions rituelles. Sur la scne symbolique, si les cra-teurs culturels et les cratures imaginaires le permettent, lUn liden-tit se dfait nouveau en de multiples possibles. Il est doncimportant de savoir ce quil adviendra du diable, dans les annes quiviennent, dans le petit carnaval de Tumaco dont il vient de prendrela tte.

    MOTS CLS/KEYWORDS : mythes/myths visions/visions carnaval/carnival catholicisme/catholicism culture afro-colombienne/Afro-Colombian culture mtissage/interbreeding.

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    RSUM/ABSTRACT

    Michel Agier, Le temps des cultures identitaires.Enqute sur le retour du diable Tumaco(Pacifique colombien). Dans les processusactuels de construction des cultures identi-taires, le recours aux symboles privilgie lesemblmes diacritiques, rendant plus lisiblel identit culturelle , sans que la croyance leur efficacit, construite dans les histoireslocales, prside apparemment aux choix.Comme lactivit symbolique se trouve rar-morce par cette stratgie identitaire, elleproduit son tour du sens, qui nat dans larelation, localise, entre un imaginaire et uneralit sociale. Ractive comme symboledualiste dans la ritualisation urbaine delidentit noire du littoral Pacifique colom-bien, la trs ancienne figure du diable dyna-mise et dmultiplie les masques et lesidentits.

    Michel Agier, The Era of Identity Cultures :Inquiry into the Devil's Comeback in Tumaco(the Pacific coast of Colombia). Current pro-cesses for constructing identity-based cul-tures use symbols to assign a special place todiacritical emblems that make the culturalidentity more intelligible even though thebelief in their effectiveness (a belief with itsbasis in local history) apparently does notgovern choices. Reactivated by this strategy,symbolic activity produces meaning out ofthe localized relation between social realityand symbolic imagery. Reactivated as a dual-istic symbol in the urban ritualization of theidentity of Afro-Colombian inhabitantsalong the countrys Pacific coast, the veryancient figure of the devil energizes and mul-tiplies masks and identities during Carnival.