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CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU DÉVELOPPEMENT DURABLE Aimer le futur Animé par : Ariella MASBOUNGI, inspectrice générale de l'administration du Développement durable Actes des « Matinées du CGEDD » 22 octobre 2013 Grande Arche de la Défense – PARIS 1

Aimer le futur - Ministère de la Transition écologique

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CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT

ET DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

Aimer le futurAnimé par :

Ariella MASBOUNGI,

inspectrice générale de l'administration

du Développement durable

Actes des « Matinées du

CGEDD »

22 octobre 2013

Grande Arche de la Défense – PARIS

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Les Matinées du CGEDD : « Aimer le futur »

Mardi 22 octobre 2013

SOMMAIRE

LES MATINÉES DU CGEDD...........................................................................................2

L’ART POUR FAIRE LA VILLE.......................................................................................2

1) Ouverture...............................................................................................................31-1) Patrice PARISE....................................................................................................3Vice-Président CGEDD............................................................................................1-2) Ariella MASBOUNGI.............................................................................................4Inspectrice générale du Développement durable.....................................................

2) Exposés..................................................................................................................52-1) Georges AMAR....................................................................................................5Protectiviste..............................................................................................................2-2) Tania CONCKO..................................................................................................10Architecte urbaniste, Amsterdam..............................................................................2-3) Manuel GAUSA..................................................................................................14Architecte urbaniste, Barcelone............................................................................14

3) Échanges avec la salle.......................................................................................19

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1) OuverturePatrice PARISE, Vice-Président CGEDD par intérim

Bonjour à tous. Nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette nouvelle édition des matinées du CGEDD, dont l’intitulé a été emprunté à Georges Amar, qui en a fait le titre de son dernier ouvrage. Je le remercie pour ce prêt.

A l’heure où le pessimisme règne, où les messages alarmistes de tous ordres paraissent se multiplier, « aimer le futur » est une belle invitation, qui doit guider notre action en matière d’aménagement de la ville et d’organisation de la mobilité, si importante pour notre environnement, la cohésion sociale et, en définitive, la vie humaine.

Cette nouvelle matinée du CGEDD est centrée sur la prospective et l’art de décaler les approches des diverses questions qui nous sont posées, l’art de sortir des sentiers battus pour découvrir de nouveaux horizons. Pour ce faire, trois intervenants ont été mobilisés, dont un qui n’est pas français, comme à l’occasion de chacune de nos matinées, de manière à bénéficier de regards neufs et à découvrir d’autres schémas de pensée que les nôtres. Je les remercie vivement d’avoir accepté notre invitation.

Tout d’abord, Georges Amar. Prospectiviste, il a longtemps travaillé à la RATP, où il a dirigé l’équipe de prospective et conception innovante, dont la mission était d’apporter des concepts, des connaissances et des méthodes nouvelles, puis de les traduire en projets innovants grâce à une coopération soutenue avec le monde de la recherche scientifique. Il est également peintre et écrivain. Partant de la mobilité, il ouvrira le champ de la prospective à l’urbain, tant physique que virtuel.

Tania Concko, architecte-urbaniste française, vit aux Pays-Bas, où elle a réalisé sa première œuvre, en bordure de fleuve, qui lui a valu plusieurs récompenses. Pour elle, la ville et l’architecture ne doivent pas nier les difficultés et les contraintes, mais au contraire les transformer en opportunités. Nous pourrions citer de nombreuses autres réalisations architecturales dont elle est l’auteure, à Lille notamment, mais il est plus pertinent, au regard du thème qui nous intéresse aujourd'hui, d’évoquer ses travaux sur le campus bordelais et dans la ville de Bègles, qui illustrent bien sa manière particulière de penser l’urbain.

Enfin, Manuel Gausa, architecte-urbaniste catalan, est le créateur des éditions Actar, parmi les plus importantes en Europe à s’intéresser à l’urbanisme, à l’architecture et au design. Enseignant et chercheur, il est maintenant doyen de l’Institut d’études architecturales avancées de Catalogne, mais surtout créateur de concepts et spécialiste de l’art de changer les questions. Il a notamment imaginé un devenir ambitieux de la Catalogne, mobilisant des concepteurs de tous horizons, et a produit un ouvrage qui ouvre des perspectives à un détournement du projet urbain classique. Son agence réalise de nombreux projets de logement, d’équipement public et des études urbaines.

Comme il est d’usage pour ces matinées, un important temps de débat est prévu après les trois interventions afin de profiter des avis, des commentaires et des expériences d’un public diversifié, qualifié et très réactif. Ce débat devrait se nourrir de l’approche de la mobilité pour servir à bien d’autres dimensions. Il explorera sans doute la manière dont se conçoit l’urbain, à l’heure où tout est mobile, où l’individu l’est en permanence et où les distinctions classiques entre temps de repos, de loisirs, de déplacement et de travail, perdent de leur pertinence.

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Ariella MASBOUNGI

Cette matinée se veut particulièrement hybride. Elle partira d’un propos sur la prospective pour aborder, dans un second temps, le projet architectural et urbain. En préparant cette matinée avec les trois intervenants, qui ont fait connaissance à cette occasion, nous avons évoqué la question du projet qui sera beaucoup débattue car la notion de projet est polysémique. Les prospectivistes, les personnes qui viennent de la mobilité et les architectes-urbanistes ne l’entendent pas de la même manière.

L’un des enjeux de cette matinée consistera à faire le lien entre les prospectivistes, qui pensent le temps long et l’improbable, et les acteurs de la ville, qui sont sollicités par un temps beaucoup plus court. Les urbanistes sont davantage soumis à l’urgence, à la question du politique, à celle du maître d’ouvrage, donc ont à œuvrer pour le vraisemblable.

La prospective n’est guère l’art de déchiffrer le probable, ni de dessiner des tendances. Les prospectivistes sont beaucoup plus intéressés par l’improbable, par la modification, par le fait de prendre les sujets au travers de biais qui ne sont pas traditionnels. Par exemple, Georges Amar signale toujours que ce ne sont pas les fabricants de téléphone qui ont inventé le smartphone. D’après lui, il ne faut donc pas attendre des constructeurs de voiture d’inventer les modes déplacementde de demain. Comme le disait François Ascher, les inventions viennent toujours de la surprise, de l’indicible et surtout de la sérendipité.

Le défi posé par Georges Amar est très grand pour les deux urbanistes ici présents. Ces architectes-urbanistes ne sont pas là par hasard, mais pour leur aptitude à s’inscrire dans un processus particulièrement inventif. Ils ne répondent pas strictement à une question, ils la détournent pour aller vers les nouveaux paradigmes des nouveaux modes de faire.

Permettez-moi de revenir brièvement sur la manière dont j’ai rencontré nos trois invités, qui n’est pas sans lien avec notre séance.

J’ai rencontré Georges Amar à Abu Dhabi lors d’un colloque international. Nous étions intervenants tous les deux. J’ai participé à un débat qu’il animait sur la marche à pied à Abu Dhabi. Il est impossible d’y marcher, mais Georges Amar avait tout de même relevé ce défi.

J’ai rencontré Manuel Gausa il y a une quinzaine d’années, où je devais animer un débat « pour ou contre le projet urbain », dans le cadre d’un colloque sur la recherche urbaine. A priori, Manuel Gausa était contre, mais en fait, et Bernard Reichen pour, mais nous sont tombés d’accord pour parler du projet urbain d’une manière évolutive et inventive, à tel point que les organisateurs furent frustrés du combat espéré.

Enfin, j’ai rencontré Tania Concko en participant à un jury sur les terrains de Renault à Boulogne. Elle était candidate. Le sujet portait sur les infrastructures. Tania Concko s’est amusée à considérer que les infrastructures n’avaient pas besoin d’être considérablement transformées. D'ailleurs, elles ne l’ont pas été. Elle a également prolongé la dalle du grand ensemble, ce qui m’avait beaucoup choquée. J’avais donc voté contre ce projet, avant que nous ne nous expliquions et que naisse une très grande amitié entre nous.

Vous voyez bien que ces rencontres sont liées à notre sujet d’aujourd'hui : comment inventer et se situer autrement pour faire progresser la ville et la mobilité.

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2) Exposés 2-1) Georges AMAR, prospectiviste

Merci au CGEDD de m'avoir invité. J'espère que nous passerons ensemble un moment stimulant intellectuellement. Je vais essayer de vous parler du futur de la mobilité, mais également et d'abord: du futur. Qu'est-ce que s'occuper du futur ? J'ai sous-titré mon intervention «penser les mutations» car de mon point de vue, la fonction de la prospective est de penser les mutations et les ruptures plutôt que les continuités, les bouleversements paradigmatiques plutôt que les tendances supposées pérennes. Je ne dis pas qu'il n'existe pas de tendances pérennes, mais l'enjeu majeur de la prospective aujourd'hui est de comprendre les ruptures.

Une manière de le faire consiste à s'intéresser aux crises conceptuelles, autrement dit à ces situations dans lesquelles nos concepts ne saisissent plus très bien le réel. Le smartphone en est l'exemple le plus trivial. Il est devenu un emblème de notre époque alors même que nous ne savons pas ce que c'est. Un smartphone, ça n'est pas un téléphone, un téléphone optimisé, ni même un téléphone « innovant ». Il existe beaucoup d'autres exemples similaires d'objets mutants pour lesquels nous n'avons plus de concept pertinent

Qu'est-ce que faire de la prospective aujourd'hui ? Peut-on faire de la prospective dans un régime économique et social au sein duquel prévaut l'innovation intensive ? Qu'est-ce que faire de la prospective en période de transformations accélérées ? Quel rapport au futur pouvons-nous ou voulons-nous avoir ? Un rapport de connaissance et de prédiction, correspondant à l'idéal scientifique? Un rapport de maîtrise dans l'ordre de l'action? Un rapport de planification? De stratégie ? De création ? Très souvent, l'on entend dire que plutôt que de tenter de prévoir le futur, il vaut mieux le construire, le créer.

Selon moi, la prospective dont nous avons besoin aujourd'hui est à la fois plus modeste et plus radicale que cela. Nous pouvons toujours rechercher la connaissance, la prédiction ou la planification, mais cela ne fonctionnera pas toujours, et cela ne suffira pas.

La prospective contemporaine est modeste au sens où elle ne prétend pas à une maîtrise cognitive du futur. On peut même en parler comme d'une "prospective non-prédictive". Il est quasiment impossible de prédire que tel événement arrivera à telle date et à tel endroit. Cela fait longtemps que nous ne pouvons plus le faire. Mais il y a autre chose à faire que d'essayer de prédire des événements. La prospective "radicale" dont je parle est une prospective des ruptures, une prospective du radicalement neuf. Cela sonne comme une contradiction dans les termes, pourtant elle est tout à fait possible, en notant que les ruptures dont elle traite sont des ruptures conceptuelles.

Cette prospective "non-prédictive" (comme on parle de géométries non-euclidiennes, où le non est une ouverture plutôt qu'une clôture), cette prospective des ruptures conceptuelles suppose un rapport différent au futur. Ni prétention de maîtrise ni, à l'inverse, résignation ou laisser-aller, hédoniste ou désespéré. Nous devons et pouvons avoir le souci du futur, prendre soin du futur. Je parle même (titre de mon dernier livre) d'Aimer le futur, ce qui pourrait sembler lyrique ou optimiste! Sur le plan pratique, ce soin du futur a pour but de libérer le futur, plutôt que de le maîtriser. De quoi faut-il le libérer ? De nos ornières, de nous-mêmes, de l'emprise des modèles et des langages figés et sclérosés. Ce travail est extrêmement difficile. Pas de malentendu: il n'est pas question de faire "table rase du passé". C'est en poussant de nouvelles racines dans le sol ancien que l'on inventera des branches inédites! Il s'agit d'ouvrir des horizons nouveaux, de donner des langages nouveaux. Personnellement, c'est ce que je crois être le plus important en matière de prospective : donner des langages nouveaux qui permettront l'émergence de choses que nous ne connaissons pas, dont nous n'avons pas même l'idée

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La prospective présente toujours deux faces. Prospective "en partie double", comme on dit en comptabilité! Elle est à la fois une critique (y compris au sens de critique d'art ou de cinéma) des paradigmes anciens - ou figés - et une formulation des paradigmes émergents. Nous aurons toujours ces deux volets à la fois : revisiter le passé et ouvrir des horizons nouveaux. De manière plus unitaire, la prospective consiste à détecter, nommer, raconter les changements de paradigme, les paradigm shifts. Les sauts conceptuels ne sont pas simplement intéressants pour leur vérité. Le "récit prospectif" n'a pas la prétention de délivrer LA vérité définitive sur le futur. Il est nourri de beaucoup d'informations pertinentes, de connaissances scientifiques et de tous ordres, à partir desquelles il propose une vision fraîche et un langage stimulants et féconds. Un saut conceptuel énoncé et raconté doit présenter une vertu d'ouverture. Il doit stimuler l'innovation.

Cette définition de la prospective, qui peut sembler théorique, est tout à fait opératoire. Elle fonde une pratique de la prospective. Je voudrais donner tout de suite une illustration concrète des notions de "concept porteur d'avenir" et de saut paradigmatique, en me servant du cas Vélib. Cette innovation s'est répandue à la surface de la planète à une vitesse étonnante. Elle est très intéressante en termes de concept prospectif : existe-t-il un concept porteur d'avenir, un paradigme nouveau dans Vélib ou à travers Vélib ? Ce type de système est généralement appelé «vélos en libre-service » (VLS). Or le libre-service est un concept ancien, guère porteur de beaucoup d'avenir. Vélib est très intéressant car il est possible d'y lire l'émergence d'un paradigme transgressif, d'un concept neuf. J'appelle cela le TPI, pour transport public individuel. Ce sigle a pour principale vertu de signaler un oxymore : nous sommes habitués à raisonner en opposant le transport public au transport individuel. Or le système Vélib présente beaucoup d'ingrédients du transport individuel, et tout autant de caractéristiques du transport public. Vélib est un être conceptuel nouveau, un mutant. Il s'agit d'une véritable hybridation conceptuelle (qui n'est pas liée au vélo, ni même à l'auto).

Si nous sommes d'accord sur cette analyse, qui fait du TPI un concept porteur d'avenir, alors les catégories traditionnelles de transport public et de transport individuel deviennent caduques (du moins comme catégories étanches et opposées l'une à l'autre). Certains partis politiques souhaitent privilégier le transport public. C'est gentil, mais c'est dépassé. Ces concepts - transport public, transport individuel - ne suffisent plus à penser l'avenir de la mobilité. C'est pourtant ce que font la plupart des politiques. Je ne suis pas hostile au transport public, bien au contraire. Simplement, c'est un concept du passé, qui ne suffit pas pour ouvrir des horizons nouveaux. Il va sans dire que le transport individuel non plus...

Le champ entier du transport connaît un bouleversement paradigmatique. Nous passons du paradigme du transport au paradigme de la mobilité. La mobilité n'est pas du tout un synonyme de transport. La définition la plus courte et la plus formidable de la mobilité est donnée par l'enseigne d'un magasin de téléphones portables : « Vivre Mobile ». Nous comprenons tout de suite que ce n'est pas le transport. Le transport dure une ou deux heures par jour. C'est une parenthèse, quand la mobilité est toute la vie, mode de vie, manière de vivre. Il s'agit d'une mutation complète des usages - comportements, valeurs, attitudes -, des outils - offres de service, produits, infrastructures - et des acteurs. Les acteurs de la mobilité ne sont pas nécessairement les mêmes que les acteurs du transport. Les acteurs traditionnels du transport sont, par exemple (en France) la RATP, la SNCF, Renault, PSA ou Air France. Les acteurs de la mobilité seront bien plus nombreux.

L'entrée par les outils, notamment emblématiques, est très intéressante. Les icônes de la nouvelle mobilité sont le smartphone, les chaussures confortables et le vélo. Curieusement, le vélo est devenu une icône de la mobilité moderne. L'automobile, l'avion et le train rapide, étaient les icônes de la mobilité du 20ème siècle. Elles sont en voie de remplacement. L'automobile a déjà perdu la bataille symbolique. Elle ne va certainement pas disparaître, à condition de se renouveler en profondeur.

La personne mobile représente le centre de gravité du nouveau paradigme de la mobilité. La personne mobile qui mène une vie mobile dans un environnement qui est lui-même mobile ou fait pour la mobilité. Tout cela entraîne une cascade de variations paradigmatiques, de sauts conceptuels extraordinaires.

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La révolution de l'espace et du temps est peut-être la plus spectaculaire. L'ancien paradigme voulait que les choses de la vie se déroulent quelque part : étudier à l'école, travailler au bureau, dormir à la maison, manger au restaurant, voir un film au cinéma. Le transport est lié à cette représentation : c'est le temps perdu pour aller d'un lieu de vie à un autre. En lui-même, il ne sert à rien. A présent, nous passons à la vie en mobilité. Ce basculement de ce que l'on pourrait nommer la vie postée à la vie en mobilité transforme en profondeur les notions de l'espace et du temps.

Désormais, il existe au moins deux manières de gagner du temps. La première est la vitesse : le transport étant du temps perdu, la meilleure chose à faire est de le raccourcir. La seconde manière consiste à remplir ce temps avec du plaisir, du service ou de l'activité. L'illustration la plus banale est un voyage en TGV : plus personne ne considère qu'une heure en TGV est du temps perdu. C'est un temps utile et agréable, presque trop court!

Autre exemple de saut conceptuel considérable: La notion de "temps d'attente", pourtant consubstantielle au transport public, tend à disparaître! Puisque nous savons dans combien de temps arrivera le prochain bus, il devient "temps de transition" qui permet de consulter son smartphone, ou alors de prendre la décision de ne pas attendre, chercher un velib, marcher, prendre un taxi, etc. Nous ne sommes plus aliénés par l'inconnue de l'attente. Ces temps de transition font partie de la vie mobile. La vie mobile est faite de transitions. Nous passons du paradigme de l'attente au paradigme de la transition. C'est un changement complet.

La critique du concept ancien est claire : la vitesse ne peut plus être le critère dominant dans les calculs d'investissement. Le gain de temps devient plus complexe : les services dans les trains constituent une forme de gain de temps. Cela affectera progressivement les processus de décision d'investissement.

La révolution de l'espace est également remarquable. Dans l'ancien paradigme, les lieux précédaient le mouvement. Le mouvement (bien nommé déplacement) consistait à aller d'un point A à un point B. L'origine et la destination précédaient et commandaient le mouvement. Dans le nouveau paradigme, nous sommes des êtres constamment mobiles, et parfois nous nous arrêtons. Le lieu est le rendez-vous dynamique, l'intersection de nos trajectoires. Il est possible de donner rendez-vous à quelqu'un sans fixer de lieu. C'est une véritable révolution : le téléphone portable permet d'ajuster les trajectoires jusqu'à ce qu'elles se croisent. Le lieu est le résultat de l'intersection de nos trajectoires. Le lieu ne précède plus le mouvement : il le suit.

Dans 20 000 lieues sous la mer de Jules Verne, le père de tous les prospectivistes, le Capitaine Némo a une très belle devise : Mobilis in Mobile, mobile dans l'élément fluide. C'est une formule admirable pour décrire la mobilité du 21ème siècle. Nous sommes mobiles dans un contexte qui l'est lui-même. Dans le concept traditionnel de mobilité, lorsque nous allions de A à B, B ne bougeait pas. Aujourd'hui, B bouge! Les gens ne sont plus "à leur poste", ou plus exactement ce poste est mobile. Nous sommes mobiles sur un sol mobile, ce qui donne parfois le vertige. Mobilis in Mobile, en termes contemporains, c'est le surf. Le surf, qui est à la fois une notion aquatique, urbaine et numérique, est une image parfaite de la nouvelle mobilité, la mobilité dans la mobilité. Tout cela emporte de nombreuses conséquences.

La ville mobile est la ville dans laquelle le lieu est une étape de la mobilité. D'ailleurs, l'innovation la plus intéressante de Vélib est la station, pas le véhicule. Certains sociologues parlent de tiers lieux, qui ne sont ni l'origine, ni la destination. Les tiers lieux deviennent les lieux principaux de la ville. Les stations sont également des parcs et jardins, des cafés. Pour traiter la mobilité de votre ville, intéressez-vous aux cafés et aux jardins, pas seulement aux routes et aux rues ! A New York, le Bryant Park est une station de la mobilité urbaine. Il représente véritablement la station de la personne mobile contemporaine.

Revenons-en à la personne mobile. Chacun doit concevoir et gérer sa mobilité personnelle, sa vie mobile. La mobilité est désormais une compétence personnelle. Tout le monde la possède plus ou moins. C'est une compétence essentielle de l'homme urbain

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moderne. Être capable de jongler avec les mobilités (et les réseaux de tous ordres) est aussi important que savoir lire, écrire et compter. Les compétences s'apprennent. Il n'est pas si simple de lire un plan de métro (et encore moins de bus). Pourtant, cela ouvre un infini de possibilités. Tout ceci conduit à un changement paradigmatique : qu'est-ce que le "service mobilité"? Ne pas confondre avec le service transport. Le "service transport" consiste à faire en sorte que (par exemple) les bus ou les trains soient ponctuels, surs, propres, fiables, confortables, accueillants et rapides; ce qui est déjà très difficile. Le service mobilité, c'est l'empowerment : il s'agit de rendre les gens capables de concevoir et de gérer leur mobilité personnelle, qui n'est pas celle de leur voisin. Le service ne se définit donc plus de la même manière.

Nous entrons dans la smart mobility. La notion d'information, qui est si importante pour le transport, change complètement. L'information traditionnelle - à quelle heure est mon bus, et où passe-t-il ? - est devenue un véritable "logiciel de la mobilité" (comme on le voit bien dans le cas du covoiturage). Émerge également une "information de sérendipité". Il ne suffit plus de savoir comment se rendre rapidement à un endroit ; il s'agit également de savoir quelles opportunités en chemin, voire quels détours intéressants sont possibles. Enfin, au travers de "l'information 2.0" (par exemple via Twitter) les voyageurs informent les voyageurs. L'information ne circule plus entre l'émetteur et le récepteur, mais aussi de "récepteur" à récepteur. Ce n'est pas un hasard si Google ou Apple deviennent les grands acteurs de la mobilité.

Nous entrons dans la vie mobile, dans le « vivre mobile ». Toutes les activités de la vie peuvent désormais se décliner en mode mobile. Pour cela, elles se transforment. Le travail mobile arrive. À ne pas confondre ou réduire au télétravail. Le travail mobile sera une grande invention sociale et économique. Tout devient mobile, jusqu'à l'amour ou au sommeil. Un designer un peu fou a même inventé un appareil " à dormir debout"! En fait, l'étude du sommeil mobile est très intéressante. Nous n'avons pas le même cerveau pendant la mobilité. Plus exactement, les différentes formes de mobilité induisent des états mentaux différents. Il y a des formes de méditation ou de rêverie propres au train ou au vélo, et on "plane" sur un petit avion...

La révolution de la personne mobile passe également par le corps. La médecine nous délivre desormais une prescription de mobilité : marcher au moins une demi-heure par jour. Voilà une traduction très parlante du nouveau paradigme : la mobilité ne sert pas simplement à se rendre quelque part, elle sert à faire du bien au corps, mais aussi au cerveau, mais aussi à la vie relationnelle et sociale. On voit donc émerger une nouvelle signification de la mobilité comme facteur de "développement personnel" (à l'instar du yoga, ou des cafés philo). C'est notable, car on considère depuis longtemps que le transport est un facteur de développement économique, social, territorial. Il faut y ajouter le développement personnel. D'ailleurs, les nouveaux opérateurs de mobilité proposeront de plus en plus de services dans ce sens

La mutation des usages de la mobilité dont nous avons vu quelques aspects s'exprime particulièrement au plan de la valeur. Nous passons d'une valeur "transit" - aller vite et loin - à une valeur beaucoup plus ouverte et générale, que j'ai baptisée la valeur reliance : c'est la création de liens, la découverte, la rencontre. Il existe un véritable glissement d'un champ de valeurs à un autre. C'est à partir de ces nouvelles valeurs que nous pourrons repenser les systèmes de mobilité urbaine.

Nous avons passé en revue rapide le domaine des usages, mais il est tout aussi important de parler du bouleversement paradigmatique en termes d'innovation dans les outils et les services. Les buts d'innovation ont changé. Nous ne cherchons plus le système de transport idéal, mais la variété. La diversité modale devient un principe de type écologique, pour l'écosystème urbain, analogue à la biodiversitė pour les écosystèmes naturels. En second lieu, nous avons des nouveaux champs d'innovation, par delà la vitesse et la puissance: les services, l'intelligence, les lieux. C'est ainsi que se pose la problématique des "infrastructures de nouvelle génération". Enfin, c'est au niveau des procédés d'innovation eux-mêmes que l'on voit apparaître de nouvelles formes telles que la réutilisation, la réinvention, les synergies et l'hybridation. Nous voyons apparaître de

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véritables transmodes. Le TPI en est un exemple. Il en existe beaucoup d'autres. L'un des plus fameux est le croisement entre le bus et le métro, inventé par les Brésiliens(Curitiba). De nouvelles filières arrivent. Il n'existe plus seulement le bus, le métro et le tramway. Il faut y ajouter cet être nouveau, produit par hybridation conceptuelle du bus et du métro. Le pédibus, métissage du bus et de la marche, est également très intéressant. Ce processus de métissage produit de nouveaux systèmes de mobilité, et explique que la ville demain aura non pas 5 ou 6 modes, mais 30 ou 40!

L'automobile a un grand avenir, mais elle n'aura rien à voir avec l'automobile d'hier. A condition qu'elle périsse dans son concept actuel, elle renaîtra encore plus vivante! Le paradigme dominant de la deuxième moitié du 20ème siècle - "Un propriétaire, Un conducteur, Un véhicule/bulle" - évolue vers l'automobile trans-modale et reliante : partage, public/individuel, mixage avec fret, échanges énergétiques et cognitifs, etc. Le concept de l'usage automobile se transforme en profondeur.

De la même manière, le paradigme du métro, qui semble pourtant tellement ancré dans sa réalité matérielle, dans sa technicité, changera. Nous passons petit à petit du paradigme standard du métro, très belle machine à flux monofonctionnelle, à un concept beaucoup plus ouvert, de "milieu d'échanges". Le métro, dont l'identité fonctionnelle semble extrêmement forte, mutera dans sa définition. Il en résultera une transmodalité métro-ville. Le métro de demain accompagnera la mutation de la rue. Il fera partie des "infrastructures de nouvelle génération", optimisées par synergie fonctionnelle plutôt que par spécialisation.

Les plus importantes innovations du futur seront les hybridations du physique et du virtuel. Nous commençons seulement à percevoir ces mobilités physico-numériques de demain. La Wii , telle qu'on la connaît actuellement dans le domaine des jeux video (ou en "réalité augmentée"), comme dans le jeu de Wii Tennis, constitue un très bon exemple métaphorique de mobilité hybride. Elle est à la fois physique et virtuelle, sans être purement l'un ou l'autre. C'est un "mutant", un véritable transmode.

Que seront les "Wii-mobilités urbaines" de demain ? Ce paradigm shift transgressera les catégories disjointes de la mobilité physique et virtuelle. Il donnera lieu à des innovations importantes. La prospective ne peut les prédire. Mais elle ne peut souligner les concepts mutants émergents, qui structurent les champs d'innovation à venir.

Enfin, la marche revient. Pendant un certain temps, les urbanistes aussi bien que les politiques et les transporteurs l'avaient oubliée. Mais ce n'est pas la marche nostalgique, la marche soi-disant éternelle. La marche est un objet profondément culturel, et à ce titre un des thèmes d'innovation les plus importants. Il faut inventer la marche du 21ème siècle. Le transport de demain, c'est le corps humain! Ce corps qui fait l'objet d'un intérêt scientifique et technologique intenses. Certaines perspectives sont même effrayantes. Peut-être arriverons-nous au trans-humain, croisement homme-technique ou homme-machine. La marche devient un levier d'innovation. Elle est une manière de revisiter la totalité de la mobilité urbaine. C'est toute la mobilité et toute la ville "revues par les pieds", par le corps. Je suis assez hostile aux rues piétonnes. La marche est intéressante parce qu'elle est partout, dans tout. Elle revitalise tout, véritable cellule souche de la mobilité urbaine. La marche est le corps mobile au cœur de la mobilité multiforme. Elle nous renvoie à la ville, à la ville de toutes les mobilités, a ville de toutes les reliances.

Ariella MASBOUNGI

J'ai trouvé dans cet exposé concis et extrêmement riche beaucoup de provocations pour les acteurs de l'urbanisme, notamment sur la question du projet urbain. Comment redéfinir le projet ? Qu'est-ce que la ville «marchable» ? Quels sont les lieux de demain sur lesquels nous devons travailler, et comment ? Vous avez appelé à des ruptures méthodologiques et sémantiques. Qu'est-ce que la rupture lorsqu'il est question de la ville ? Faut-il des ruptures radicales ? Nous attendons maintenant des urbanistes qu'ils relèvent ce défi.

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2-2) Tania CONCKO, Architecte-urbaniste, Amsterdam, Pays-Bas

Merci au CGEDD de me permettre de relever ce défi, qui n’est pas simple puisque je suis plus ancrée sur le faire. J'ai donc lu le livre de Georges Amar, mais en lui appliquant l'un de ses propres concept : le concept de connaissance incomplète, de connaissance minimale. J’aime cette idée que le fragment puisse contenir l’intégralité. J’en ai retenu les questionnements suivants : comment dire le futur ? Comment voir le cours des choses ? Comment aimer ce futur ? Comment ce futur doit-il être vivant ? C’est ce à quoi je me suis attachée en relisant mes projets. Je vous en présenterai trois. Ce sont trois dispositifs urbains, trois stratégies urbaines. Pour chacun de ces projets, nous verrons comment le plus important peut être ce qui est caché, et non ce qui est donné à lire immédiatement. C’est cela qui m’intéresse dans la ville.

La prospective conceptive

Le premier projet est celui du campus de Bordeaux, qui est davantage un dispositif de stratégie urbaine qu’un projet. Peut-être sommes-nous, d'ailleurs, dans la prospective conceptive, celle qui nomme le changement de paradigme, qui essaie d’inventer d’autres mots. La question posée est celle de l’élaboration d’un schéma-directeur. Le campus de Bordeaux s’étend sur 250 hectares entre Talence, Pessac et Draguignan. Les questions posées portent sur sa restructuration et sur l’aménagement de ce qui pourrait constituer de grands espaces publics.

Ce lieu était truffé de dysfonctionnements, y compris sociaux. Il était enclavé et mal relié envahi par les stationnements et par des espaces délaissés qui avaient du potentiel, sans composer un lieu fort.

Finalement, la vraie question n’est pas forcément celle de la requalification de l’université, mais celle de ce qu’est un campus aujourd'hui. Nous ne sommes plus à l’ère des campus isolés et fermés que nous avons pu connaître. Les communautés fonctionnent dorénavant en interaction avec la vie contemporaine - activités multiples, flux. L’université est davantage un quartier, voire une ville. Il nous faut maintenant penser un campus ouvert et connecté, au sein duquel les mobilités sont tout autres.

Le campus ne doit donc plus être regardé comme une entité en soi. Il doit être replacé dans sa dynamique métropolitaine. Comment ce campus peut-il s’articuler avec les centralités qui l’entourent ? Comment peut-il en constituer le cœur ? Certaines liaisons sont déjà existantes. Le tramway, en le traversant, insuffle une nouvelle dynamique au campus. Comment nous appuyer là-dessus ? Comment renforcer le campus dans cette dynamique métropolitaine de paysages, de lieux et de grands espaces verts ? Comment le faire participer ?

Notre réponse tient peut-être à l’invention d’un nouvel espace, celui des traverses, qui s’agrafent au tramway qui traverse le site, et qui renvoient une image complètement différente du campus. Ces traverses ne sont ni tout à fait un espace public, ni tout à fait un bâtiment.

Notre attitude sur le Campus a consisté à partir du vide pour concentrer les pleins, plutôt que de vouloir planifier un projet urbain sur 250 hectares. De cette stratégie il résulte une nouvelle forme urbaine, les traverses, et une nouvelle image pour le campus. Derrière tout cela se pose la question de l’élaboration d’un plan-guide davantage que d’un schéma directeur.

Actuellement le schéma directeur (plan-guide) est développé par trois autres équipes d’urbanistes. Ce qui reste et qui constitue l' essentiel, ce sont ces traverses, qui sont des lieux particuliers, inédits. Nous avons imaginé cumuler toutes les formes traditionnelles d’espace public - parvis, balcons, passerelles, places, rues - pour en faire quelque chose

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d’extrêmement condensé et fort, qui rassemblent toute l’énergie. C’est sur ces lieux que les nouveaux programmes pourront s’installer des lieux de concentration du plein qui réorganisent de nouveaux espaces.

La quatrième phase, celle des urbanistes, permet de se poser la question des temporalités. Comment cette vision de long terme pourra-t-elle s’ancrer ? Il est important de pouvoir donner, en un lieu, les capacités de comprendre, de prendre conscience de ce que ça pourra être.

C'est ce que nous appelons l'urbanisme d’acupuncture. Nous avons donc réfléchi aux premiers programmes-clés qui permettraient d’enclencher une véritable synergie. Cette stratégie n'oblige pas à la réalisation de l’ensemble du lieu, mais permet de réaliser juste un point, crucial pour le déclenchement progressif de l'ensemble .

Ariella MASBOUNGI

Cette stratégie me paraît adaptée à nos moyens et à nos capacités d’agir, par opposition au fait que les consultations urbaines sont aujourd'hui lancées sur 200 à 300 hectares alors que les moyens publics sont limités. Est-ce en lien avec cette capacité d’agir que vous avez fait le choix de polariser l’action sur quelques lieux bien choisis ? D'ailleurs, ces lieux sont-ils ceux de la mobilité ?

Tania CONCKO

Tout à fait. Nous avons besoin de visions. Nous avons besoin de savoir où nous allons sur le long ou le très long terme, mais nous ne pouvons pas faire de projet urbain sur 250 ou 300 hectares. En revanche, nous pouvons établir un certain nombre de dispositifs, d’où ce terme d’urbanisme d’acupuncture. Les points sont connectés. Ils s’influencent les uns les autres. Très souvent, en France, la vision existe, mais il est extrêmement difficile de passer de la vision à l’acte. Pourtant, il est important de pouvoir faire, quitte à se tromper. Ce point me semble extrêmement important.

Voir le cours des choses

Le deuxième sujet de mon exposé consiste à « voir le cours des choses ». Nous réalisons un projet Terres Neuves à Bègles, à l’articulation avec Bordeaux. Il s’agit d’une prospective non-prédictive. Elle s’appuie sur une vision des choses, non sur une prévision.

Le site est une cité, la cité Yves Farge, des années 60 qui voit arriver le tramway, lequel quitte Bordeaux et traverse les barrières - en fait les grands boulevards de la ville - pour aller vers Bègles. C’est une vraie ouverture. La question qui est posée est celle de la restructuration et de l’accompagnement autour de l’arrivée du tramway, sur la base d’un schéma directeur qui articule l’arrivée du tramway autour d’une place avec des outils assez traditionnels.

Nous avons répondu à cette question en nous replaçant sur le champ de la prescription, sur la manière, peut-être, de détourner la prescription. Il nous a semblé important de changer un futur un peu trop écrit et d’amorcer une nouvelle urbanité. Nous avons vu, dans les barrières, non pas une entrée de ville mais une articulation. Nous avons également souhaité détourner la place en ne la pensant plus de manière statique, mais mobile. Avec les espaces publics, nous n’avons pas travaillé sur les perspectives classiques, mais sur des perspectives plus tangentielles, sur des glissements, ce qui permet d’ouvrir le champ du possible et de concevoir une place non comme un lieu relativement circonscrit, bordé de bâtiments, mais plutôt comme un lieu en mouvement sur lequel sont posés les bâtiments. Ce concept nous a semblé une manière d’opérer un changement radical.

Enfin, nous avons abordé la question de la prescription sur le construire autrement. Plutôt que de retravailler sur de grands îlots qui n’auraient pas retrouvé leurs qualités de densité, nous avons fait le choix de regarder la compacité bordelaise et la réinterpréter.

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C’est tout cela qui a forgé une nouvelle image, une nouvelle manière de regarder la ville. Cette prise de distance part du constat que ce lieu est complètement en articulation avec des flux. Il s’agit d’un territoire de flux. Nous nous devions d’anticiper le prolongement du boulevard circulaire. Il faut avoir conscience que Bordeaux, ce n’est plus seulement la ville, mais toute la métropole bordelaise. L’articulation jouera un rôle déterminant, complètement autre, jusqu’à changer la donne. Il nous fallait, dans le même temps, y associer ce que l’on garde de l’ancien quartier. Lorsque l’on fait un pas en avant, il est important de ne pas oublier le pas précédent. J’y tiens beaucoup.

La cité Yves Farge était un lieu délaissé. Nous nous sommes questionné sur la manière d’intervenir, sur ce que nous pourrions apporter, sur la manière de nous raccorder à l’histoire et, finalement, de regarder le cours des choses autrement. Il ne suffisait pas d’y inscrire un espace public différent. Il fallait également s’intéresser à l’usage, donner du sens et anticiper sur le lieu, les atmosphères et ce qui fera vivre le quartier.

Actuellement, le quartier est en construction. Les bâtiments s’intéressent également aux rapports entre l’intérieur et l’extérieur. Nous sommes sur des lieux en tension où les choses ne sont pas dites tout de suite. Cela peut aller jusqu’au logement : comment traduire la notion d’urbanité et de mobilité à l’intérieur du logement ?

Certes, les architectures sont différentes, mais le lien entre ces blocs relève de leur compacité. C’est cela qui donnera des espaces collectifs atypiques, sur trois plaques urbaines. Nous avons associé à la construction, la restructuration et transformé des barres en U, qui se sont retrouvées entraînées dans ce changement de paradigme. Nous avons inscrit le quartier dans le monde du vivant.

Parvenir à dire le cours des choses, c’est aussi accepter celles-ci. Le cours des choses, c’est également la démolition des tours pour faire passer le tramway. C’est ce quartier en chantier qui ouvre d'autres possibles.

Aimer le futur

Mon troisième thème porte sur « aimer le futur ». Ce titre est tellement beau. J’aime qu’il soit question d’amour quand il est question de la ville. Je vais vous parler d’une étude de définition, sans suite, menée sur le site des Tartres à Plaine Commune. Il s’agissait d’une « prospective non-standard » ( selon les termes de Georges Amar) . Le site des Tartres est une grande friche maraîchère située entre Pierrefitte, Stains et Saint-Denis. Ces trois villes n’ont qu’une envie : celle de construire sur ce site, d’en faire quelque chose d’urbain, de pouvoir reconvertir ce lieu en un quartier.

Cette prospective non-standard a le goût de l’aventure. Très souvent, c’est celle qui anticipe le mieux, qui détecte les dangers et les opportunités. La question posée sur ce lieu est la construction d'un nouveau quartier; pour nous il s'agit de faire sens. La réponse à apporter est une réponse au vide. Le vide est toujours quelque chose de particulier. A cet endroit, il est extrêmement précieux parce que trop rare dans la métropole. Dans le même temps, le vide peut être terrifiant tant il est porteur d’absence de qualification et, au fond, de valeur sociale.

Ce vide est situé à proximité du quartier du Clos Saint-Lazare de Stains, qui s’inscrit déjà dans une dynamique territoriale extrêmement intéressante. Le vide s’accroche à la ceinture verte d’Île-de-France. Il en fait partie. Nous sommes complètement dans la dynamique qui vise à relier les nouveaux pôles de développement.

Ce lieu est là. Il s’inscrit déjà dans une échelle métropolitaine où une véritable dynamique se met en place. Pourtant, la question que l' on peut se poser est celle de savoir si ce sera suffisant pour véritablement opérer un changement radical sur ce territoire. Le fait d’être bien connecté ou d’être entouré de pôles économiques performants change-t-il la valeur d’un lieu ? Cette question nous a semblé, surtout que cette friche maraîchère, entourée de tant d’attente, est frappée par les cônes de bruit du Bourget et de

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Roissy. De plus, la zone est complètement inondable. La nappe phréatique est extrêmement proche. Comment retourner ces contraintes en avantages ?

Au final, prenant justement ces contraintes en compte, nous avons proposé un lac plutôt qu’un parc, capable de générer de la valeur aux alentours avec de nouvelles constructions, mais également d’apporter de nouveaux usages. Le Clos Saint-Lazare se retrouverait alors dans le même positionnement par rapport au lac que ces nouvelles constructions. Le lieu prenait un sens différent, ce qui est une autre manière de penser le futur de manière vivante et mixte, dans lequel nous nous donnons la chance d’avancer à travers le risque.

En conclusion, déplacer les questions est sans doute la meilleure manière de préparer la ville de demain aux mutations que nous ne connaissons pas, à celles qui offrent des usages auxquelles nous n’avons pas encore pensé. C’est également une manière de canaliser l’énergie, tout en ayant la possibilité de répondre le moment venu, à de nouvelles problématiques. C’est ce que j’appelle la stratégie de décalage.

Ariella MASBOUNGI

Nous allons maintenant écouter Manuel Gausa, qui adore se définir comme quelqu’un d’impur au prétexte qu’il n’entre dans aucune catégorie particulière. Il est à la fois éditeur, écrivain, chercheur, urbaniste et professeur. Il est surtout un grand brasseur d’idées.

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2-3) Manuel GAUSA, Architecte-urbaniste, Barcelone, Espagne

Merci au CGEDD de m’accueillir. Merci également aux intervenants précédents, qui ont déjà présenté beaucoup de choses sur lesquelles il ne me sera donc pas nécessaire de revenir.

Nous vivons une mutation incroyable, une éclosion de nos espaces de vie et de nos organisations urbaines et sociales, qui sont devenus de plus en plus complexes, diversifiées et hétérogènes. Les espaces de vie, que nous pensions apprivoiser, contrôler et reconnaître, sont devenus des organismes beaucoup plus diffus, riches et conflictuels.

Nous sommes passés d’une idée de condition stable associée à la reconnaissance de nos réalités à une condition dynamique, d’une géométrie fermée et régulière liée à l’idée d´espace - ville, architecture, paysages - à une géométrie ouverte et irrégulière. Nous sommes passés de modèles linéaires définis, prévisibles et déterministes à des modèles diffus, imprévus et interactifs. Nous sommes passés d’une idée de forme (les choses pouvaient être contrôlées par la forme) à une idée de processus (les choses peuvent être orientées, mais pas contrôlées).

Les disciplines de l’architecture et de l’urbanisme, mais également d’autres sciences de l’espace et de la société, sembleraient, dans ce nouveau contexte, désorientées. Auparavant, l’ordre voulait dire contrôle, la forme voulait dire figuration et la géométrie voulait dire régularité. Tout cela a changé avec la crise du mouvement moderne, l’éclosion des nouvelles technologies, la capacité de mobilité et la multiplication des échanges.

La culture urbaine a tâché de répondre à cette perplexité à partir de trois modèles.

Le premier serait celui du retour au passé. Il partirait du postulat que ne sachant pas contrôler la nouvelle situation, la ville qu’il nous faut serait celle de la tradition. Ce modèle viserait donc à reconstruire la ville historique. Il s´agirait d´un modèle figuratif et formel très lié au révisionnisme italien des années 70, mais également à l’idée de post-modernité des années 80, que toutes les villes européennes ont plus ou moins expérimentée.

Le deuxième modèle, davantage lié aux années 90, pourrait s´énoncer comme « économiciste »: celui de la ville managée, gérée de manière efficace et économique. Cette gestion économique dépend d’une idée de marketing urbain, elle-même liée à l’« icônisation » et à l’événementiel.

Le troisième modèle se manifesterait comme « prospectiviste ».

Il parlerait plutôt de stratégie, d’innovation et de recherche. Il défendrait l´idée de travailler avec la nouvelle logique de notre temps pour avancer.

Le modèle révisionniste a produit des choses intéressantes, notamment à Barcelone dans les années 80. Il consacrait la capacité de reconstruire la mémoire de la ville. Néanmoins, ce modèle exprimait une nostalgie, voire un lyrisme épisodique, qui ne répondait pas aux nouvelles conditions - simultanéité, compression du temps - de notre société.

Le deuxième modèle, trop figuratif et trop lié au design, correspondrait à l’idée du management, de l’efficacité économique, de la consommation et de l’urban marketing. Les projets, grands ou petits, l’emporteraient sur les tracés ou les tissus. Chaque projet pourrait être considéré comme un événement. Ce genre de «fonctionnalisme glamoureux » serait lié à la propre capacité d´ «exhibition objectuelle » et de marketing urbain.

Les infrastructures publiques et l’investissement privé seraient spécialement importants. Madrid, Paris et Barcelone ont expérimenté ce modèle, également appelé « collectionniste ».

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Le troisième modèle serait celui qui nous intéresse aujourd'hui.

Il parle d´une nouvelle approche de la ville bien qu´évidemment, tous ces modèles ne s’arrêtent pas d’un seul coup. Ils sont simultanés. Ils sont encore présents et vivants dans nos actuelles politiques urbaines.

Je crois, simplement, que notre génération a fait le choix de travailler avec notre propre temps, pas avec les temps du passé ou le temps de l’hyper-présent mais avec un temps «projeté » oú la logique consisterait à travailler avec l’informationnel, le relationnel et la capacité de simultanéiser les informations.

Ce modèle est stratégique plus que formel ou objectuel.

Il est relationnel. Il a besoin de liaisons, de relations intentionnelles entre les choses, plus que de figurations formelles ou de typologies fonctionnelles.

L’idée de proposition revêt un caractère de recherche, elle-même liée à l’idée de nouvelle sensibilité. Cette nouvelle sensibilité accepte davantage l´idée d’impureté car elle accepte la diversité, l’hétérogénéité ou la variation. Et, évidemment, la mixité. L´interaction productive.

Elle revêt également une sensibilité plus environnementale, liée à la capacité d’interaction entre les personnes, mais également avec les paysages, les milieux et les contextes.

Cette capacité d’interaction ou d’ « inter-relation » est liée à l´exploration de nouveaux environnements actifs.

J’aime beaucoup le terme « environnement », encore plus fort en espagnol : « entorno ». L’architecture n’est plus une forme traditionnelle ou un objet fonctionnel.

Elle est un environnement relationnel. Interactif.

Dans cette logique, il faut être critique et propositionnel. Il faut reconnaître la réalité et voir au-delà d´elle-même.

Nous assistons à un temps de paradoxes, d’interactions et de contradictions actives. Les échanges se multiplient et se mélangent. Beaucoup d´entre eux créent des situations de paradoxe qui révèlent, de fait, des changements de paradigme.

Nous sommes déjà passés de la ville-modèle figurative et formelle à la ville-machine fonctionnelle. Nous passons maintenant à une ville qui ne peut pas être conçue comme un modèle ou une machine, mais comme un système:, la ville nous apparaît aujourd´hui comme un système complexe, à la fois informationnel et relationnel.

La ville est complexe parce qu’elle simultanéise des niveaux d’information et des réseaux de relations. Les degrés d’explicitation de ce processus sont variables et se sont accrus de manière dynamique au cours des trente dernières années. Désormais, nous savons que la ville change à chaque instant. L´ordre classique ne le savait pas. Le dogme moderne le soupçonnait, mais ne l´apprivoisait pas.

Aujourd'hui, nous reconnaissons –et nous comprenons– nos systèmes spatio-temporels comme des processus dynamiques, évolutifs et informationnels, donc peu prédictibles.

Nous passons du tracé formel et de l’objet fonctionnel aux liaisons relationnelles liées à la stratégie, à la capacité de travailler avec des relations qualitatives et des logiques proactives.

Au-delà de l´idée classique de composition et de l´idée moderne de position, cette idée avancée de disposition informationnelle, associée à une logique non-linéaire, à un ordre ouvert et interactif, constitue la grande révolution de notre temps.

L’espace-temps devient espace- temps-information, complexe et fluctuant.

Cette exploration prospective d’un territoire inconnu des architectes et des urbanistes implique, à son tour, cinq approches paradigmatiques :

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– La première tient à la manière de représenter, de cartographier un territoire que l’on n´apprivoiserait pas encore tout à fait. Beaucoup d’explorations contemporaines tiennent à cette volonté de représentation, voire d’expression d´un nouveau genre, d´un territoire plus complexe et dynamique.

Ma génération a cherché des mots, des clés, des balises pour décrire ce nouveau territoire.

Nous avons même réalisé un dictionnaire avec des nouveaux mots et des nouvelles définitions.

Sur ce territoire notre regard a également changé. Il n’est plus mono-focalisé ou planeur. Il est multiple et doit embrasser toutes les échelles en même temps. recueillir toutes les informations, et les orienter.

Je me suis beaucoup intéressé à la capacité à comprimer les systèmes, leurs couches d’information ou les analyses complexes qui leur sont associés dans des synthèses intentionnelles. Il s’agit de les doter d’orientations flexibles, tout en étant des vectorisées : des possibles plans de bataille.

Le diagramme par exemple, si présent dans ces explorations, ne serait qu’un « plan de bataille », un schéma d´action. Une compression d’informations ouverte à la capacité de générer des orientations tactiques dans des cadres stratégiques.

Ariella MASBOUNGI

Ce travail a-t-il été mené à l’initiative de l’université ?

Manuel GAUSA

Non. Ce sont des travaux différents. Il y a des travaux professionnels et des recherches universitaires. D’autres recherches sont davantage réalisées dans le cadre de des consultations urbaines.

– Une deuxième étape très intéressante tient à la nouvelle dimension territoriale de la ville, qui apparaît, en fait, comme une multi-ville. Un grand paysage en réseau qui interroge quant à la capacité de le mailler et d’explorer cette nouvelle organisation. La ville n’est plus compacte. Elle ne veut plus être diffuse. Elle peut être entrelacée.

Passer d’un modèle compact à un modèle diffus, puis entrelacé, impose de travailler à l’image du cœur, avec des systoles et des diastoles.

A grande échelle, cela implique de passer d’un territoire extra-urbain à un territoire inter-urbain, de renforcer et de réactiver les structures urbaines. Les différentes matrices paysagères doivent être coordonnées et les différentes mailles infra-structurelles articulées dans des systèmes intégrés. Intégrer ne signifie pas partager, mais agencer. Les systèmes concertés sont susceptibles de proposer de nouvelles formules de gouvernance et de compétences supra-municipales.

La France a beaucoup exploré cette idée de supra-municipalité. D’autres pays, l’Espagne et l’Italie par exemple, ont encore besoin de comprendre cette nouvelle dimension, qui ne peut pas reposer uniquement sur une vision politique. Il faut travailler avec les villes, les centres-villes, les matrices eco et infra structurelles et avec une idée globale de système. La ville traditionnelle pouvait coudre à partir du plein. La ville d’aujourd'hui doit coudre sa propre logique à partir du paysage.

Nous avons mené un projet mixte de recherche université/gouvernement de La Catalogne sur le développement de Barcelone à cette nouvelle échelle de la région. Il s’agissait de penser toute la Catalogne comme une multi-ville et comme un multi-paysage, en réseau.

– Le troisième paradigme tient à la capacité de travailler avec l’existant. C’est le recyclage urbain: la ville considérée comme une fabrique existante, un actif potentiel loin de l´idée nostalgique de «lieu historique » à recréer, à reconfigurer.

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La multi-ville peut renforcer son urbanité en se réinventant, en se recyclant, en se reprogrammant. Il s’agit de passer d’un mouvement vers l’extérieur à un mouvement vers l’intérieur, d’une croissance matérielle à un développement relationnel. Cela nécessite de renforcer et de consolider les centres, ainsi que de profiler les bords et de relier les péri-urbanités, tout cela en remaillant les espaces de parcours, les faisceaux verts, etc.

Nous avons proposé un projet de recyclage urbain au nouveau maire de Barcelone, impliquant une reprogrammation fonctionnelle, une re-naturalisation centrale et une réaffirmation collective et sociale. Barcelone est une ville à la fois extrêmement claire et complexe. Elle est riche et bordélique, mais également, structurée. La vision traditionnelle et historique est faite d’arcs, de couronnes évolutives.

A présent, la ville peut se lire plutôt en transversal, avec une ville mer, une ville centre et une ville montagne. Cette lecture très stratégique a permis plusieurs recherches. La ville historique n’apparaît pas comme un endroit fermé. Elle est reliée à la ville côte. Nous avons mené beaucoup de projets de réactivation de cette ville historique, particulièrement liées à sa déclinaison comme maille équipée et remaillée.

Dans la ville centrale, celle de l´Eixample de Cerdà, seules des petites opérations d’aménagement traditionnel semblent possibles. L’espace est extrêmement dense et construit. Il est dépourvu de parcs ou d’espaces verts.

Nous avons pensé qu’il était possible de créer un parc qui serait un faisceau de cordes. Les recherches de l´Agence Urbaine d´Écologie de la ville montre comme le trafic peut être limité en réduisant son impact. En récupérant des espaces piétons, certaines rues transversales peuvent devenir des rues vertes, comme il en existe à Paris.

La prospective parle de possibles, de potentiels, de situations et de matériaux – urbains dans ce cas– portés à la limite de leurs capacités.

Le système urbain a évidemment des limites, surtout dans sa gestion politique. Nous avons montré le système dans tout son potentiel mais la Ville ne peut pas tout faire, tout entreprendre d´un seul coup : elle ne peut réaliser que des opérations limitées, dans ce cas sur des macro-îlots spécifiques.

Nous travaillons également à Alfortville, une ville très intéressante qui présente une structure, une configuration et un tissu urbain qui porte un haut degré de potentiels réactivateurs.

– Comme quatrième paradigme l’aspect environnemental et énergétique est essentiel. Jusqu’à quel point Barcelone peut-elle être auto-suffisante en matière de consommation et d´énergie? Ce sujet est très lié à la nouvelle gouvernance de la ville.

Ariella MASBOUNGI

A cette époque, personne ne dessinait les grands territoires. Cette demande était donc très anticipatrice.

Manuel GAUSA

Barcelone a toujours été obsédée par cette idée de penser sa ville. Cela nous a obligé à questionner les limites du système. Nous voulions travailler avec des informations sérieuses, liées à de l’analyse, qui pourraient donner des clés de questionnements autant que de réponses. Nous avons réalisé énormément de descriptions de la Catalogne, avec ses flux et ses trafics, mais la description analytique débouchait immédiatement sur des questions liées au potentiel et aux limites de ce système, à son horizon, à ses « limites de rupture ».

25 équipes internationales ont été invitées à y contribuer. Nous avons voulu faire de ce projet une recherche internationale. Des jeunes architectes et chercheurs ont été aussi conviés. C’était bien avant le Grand Paris.

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De nombreuses questions ont été posées. La Catalogne est-elle une région, un pays ou une multi-ville ? Est-il possible de transformer les habituelles zones résidentielles en paysages habités ? Peut-on proposer des scenarii de transition ville-paysage et paysage-ville ? Peut-on créer de nouvelles multi-cités hybrides ? Que signifie passer de l’ancien espace public représentatif à un nouvel espace relationnel et interactif ? Les infrastructures peuvent-elles des sols générateurs d´énergie, et non seulement transporteurs de véhicules? Comment recycler la ville ? Comment la renaturaliser ?

Nous n’avons pas travaillé avec des « images », mais avec des visions, avec des scenarii. Toutes ces questions étaient visualisées comme des simulations de possibles opérations pilotes.

Enfin, la dualité prospective et perspective m’a beaucoup intéressé.

Les visions, les images de synthèse, sont apparemment des perspectives, mais nous préférons le terme de prospective. La perspective consiste à « regarder à travers », « regarder attentivement », tandis que la prospective « regarde dans le temps », au-delà. Nous n’avons pas forcément le temps de regarder attentivement. Il nous faut regarder « dans le temps », et en même temps « au-delà ». La perspective est un point de vue, une affirmation, quand la prospective est un horizon, donc une question vers le futur.

L’idée de projet est essentielle. L’architecte est capable de synthétiser des relations dans l’espace pour créer de nouveaux habitats qualitatifs, de nouvelles spatialités collectives. Cette idée de projection est liée soit à une formulation qui se projette vers l´avenir, c´est à dire vers un progrès évolutif. Mais la recherche ne peut pas être uniquement spéculative, elle doit être opérationnelle, voire professionnelle. Et en tout cas impliquée, du point de vue culturel et créatif.

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3) Échanges avec la salle

Ariella MASBOUNGI

Avant de donner la parole à l’assistance, j’aimerais que Georges Amar réagisse aux propos de nos deux urbanistes.

Georges AMAR

Je suis extrêmement heureux. J’ai découvert que l’urbanisme était encore plus intéressant que je le pensais. L’idée qu’il puisse exister un urbanisme prospectif m’intéresse particulièrement. Mon travail a pris naissance dans le monde des transports. Or ce monde ne va pas aussi vite dans son changement de paradigme. Le changement de paradigme est particulièrement intéressant dans la ville. La ville est un laboratoire. Elle présente l’avantage de se situer à plusieurs échelles, à plusieurs rythmes.

Pour moi, la prospective est le renouvellement des langages. J’ai entendu beaucoup de mots nouveaux qui m’ont passionné. La prospective est une activité de nature poétique. C’est par l’enrichissement des langages que l’on change le réel de manière ouverte. Il faut ouvrir le futur positivement.

L’idée du mode d’action m’a également passionné, notamment l’acupuncture, autrement dit la possibilité que des activités ponctuelles, locales et limitées puissent être une manière de commencer. Je trouve cela extrêmement intéressant.

Enfin, le terme de reliance, qui a été inventé par un sociologue belge, résonne très bien. Plutôt que de ville relationnelle, je parlerai de ville de la reliance. Nous tournons autour de ce genre de questions. Les traverses sont des chevilles sur des articulations.

Merci beaucoup. J’espère que l’assistance était aussi heureuse que moi.

Ariella MASBOUNGI

La parole est à la salle.

De la salle

Ma question s’adresse aux différents intervenants. Quelle place donnez-vous à la participation des habitants en termes de prospective pour faire la ville ?

De la salle

Il y a la ville, mais il y a également les hommes et leurs connaissances. La ville de demain sera la connexion, créée par des personnes extérieures à l’urbanisme et à l’architecture, entre ce qui est connu et ce qui peut être connecté grâce aux fameux smartphones. La ville de demain, c’est ce qu’en feront les hommes à leur échelle. Or vous avez très peu parlé des hommes. Vous avez parlé de prospective, de ville, de choses, mais où sont les hommes dans votre approche ?

De la salle

Ma question sera de la même veine. Vous avez décrit un monde de plus en plus mobile. Or, dans certaines banlieues, des personnes ont du mal à accéder à la mobilité, que ce soit pour des raisons culturelles ou financières. Ces personnes cultivent un esprit de village, un repli sur soi. Elles ont peur de partir de leur quartier pour trouver du travail ailleurs. Ce problème existe notamment dans la banlieue nord de Paris. Comment abordez-vous ce sujet, qui engendre un risque de relégation.

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De la salle

Dans la même lignée, vous avez parlé de la capacité à être mobile. Or le vieillissement fait perdre de l’autonomie. Comment intégrez-vous cela à votre vision de la ville ?

De la salle

Comment voyez-vous l’urbaniste de demain ? Sera-t-il un créateur, un sismographe ?

De la salle

Quel est le point de vue de Monsieur Gausa sur le Grand Paris ?

Manuel GAUSA

Je ne connais pas les derniers développements de ce projet. J’en ai connu le début. Lorsque cette opération a été mise en avant, je l’ai beaucoup défendue. Nous avons même fait partie des dix équipes pré-sélectionnées. Je sais que ce que nous avions fait en Catalogne avait beaucoup plu aux organisateurs. Le processus a ensuite changé, et nous avons été écartés dans la sélection finale, mais peut-être était-ce finalement mieux pour notre agence. Nous n’avons jamais voulu jouer ce jeu des grandes vedettes. Vouloir régler la question du Grand Paris par des grands noms est une erreur. Les recherches et les questionnements comptent plus que les noms. C’est ce que nous avions fait en Catalogne. Par ailleurs, le Grand Paris devrait être une aventure collective. J’avais formulé ces mêmes critiques à Barcelone. Une grande opération culturelle a besoin d’énergie forte, jeune et émergente davantage que de grands noms. Au final, le Grand Paris a été une opération ambitieuse et pionnière mais peut être moins l’opération qu’elle aurait pu être, mobilisatrice et collective. Je sais que beaucoup d’ateliers se réunissent, mais je n’ai pas connaissance de leurs réflexions.

La question de la place des hommes est très difficile et très importante. Je crois à la participation, à l’interaction. Je crois également que l’architecte a une mission très claire, une compétence : celle d’assurer la médiation entre la société et les capacités productives pour organiser l’habitat. Je ne renonce pas à cette idée. Nous pouvons encore orienter, mobiliser, induire. La ville de demain sera peut-être liée aux nouvelles technologies et aux communautés. Une exploration est en cours. Les collectivités seront sans doute plus spontanées, et moins structurées. En tant qu’architectes-urbanistes, nous ne pouvons pas arrêter de penser qu’il est possible de visualiser les espaces désirables de demain.

La participation des usagers, c’est d’abord le partage des inquiétudes, qui viennent d’horizons extrêmement divers. Nous sommes des médiateurs. Nous devons être réceptifs à tout cela et faire preuve de capacité de synthèse. La ville est la traduction de notre société. Cette dernière est plurielle, hétérogène et multiple. La ville le sera donc également. Nous travaillerons avec cette impureté. La ville n’est pas un absolu. Nous devons articuler cette diversité, être réceptifs à l’impureté.

Enfin, les architectes doivent arrêter de vouloir imposer et instaurer leur vérité. Les idées doivent être célébrées, partagées. Nous devons nous expliquer, débattre. Si nous ne le faisons pas, alors nous n’avons rien à faire comme acteurs sociaux

Ariella MASBOUNGI

Barcelone est une ville ouverte aux propositions urbaines. La population a toujours été mobilisée. Les groupes sociaux, les architectes et les urbanistes avaient repensé la ville pendant la période de la dictature. Ils étaient à pied d’œuvre pour pouvoir agir, d’où ce qu’il s’est passé durant les années 80. Le rôle des associations est gigantesque. Elles sont de véritables forces de propositions. Nous sommes très en retard par rapport à cela. Les opérations ne naissent pas d’en haut. Le schéma est complètement différent du nôtre. Les gens « normaux » parlent d’urbanisme au quotidien. C’est incroyable. Les débats sur l’urbanisme et l’architecture font les premières pages des journaux.

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Tania CONCKO

L’homme est forcément au cœur de la prospective. Nous ne pouvons pas imaginer la ville de demain sans penser aux manières de vivre et aux évolutions des hommes, qui sont susceptibles de modifier le cours des choses. Tous les urbanistes ont cette démarche. Nous devons constamment nous demander comment les gens vivent et accepter la diversité.

Je n’ai pas de smartphone et je refuse d’en avoir un car de manière assez paradoxale, cette mise en connexion permanente, cette faculté à faire plusieurs choses en même temps finit par oublier l’homme. Or nous avons besoin de temps pour nous poser. Nous avons besoin de vide. De ce point de vue, le smartphone me semble constituer le plus mauvais outil. Les villes de demain devront non seulement être en liaison avec les évolutions technologiques, mais également avec ce qui existe déjà et ce qui nous vient du passé. Le pas de demain dépend du pas précédent. Nous ne pouvons pas penser à la ville du futur sans avoir une connaissance du passé. D'ailleurs, les propositions de Manuel Gausa sur le maillage différent de Barcelone ont du lien avec les fondements mêmes de la ville. Il ne faut surtout pas perdre cette question. Dès lors que nous nous situons sur une temporalité plus longue, en articulant le temps passé, le temps présent et le temps futur, nous ne pouvons pas perdre la place de l’homme car cette place est accompagnée.

L’urbaniste de demain sera peut-être un accompagnateur. Simplement, il identifiera un peu plus vite les quelques points qui aideront à accompagner des évolutions. L’urbanisme peut avancer et s’adapter à toutes les évolutions.

Ariella MASBOUNGI

Aujourd'hui, l’urbaniste répond à la demande. C’est de cela qu’il vit. Il reçoit des commandes, qui portent essentiellement sur des opérations périmétrées qui sont déjà dépassées par rapport aux problématiques urbaines actuelles et futures. Les élus et les aménageurs semblent en retard par rapport aux processus évoqués. Comment sortir du périmètre de la commande ? Comment inventer une commande ? Peut-être faut-il une initiative sociale plus importante. Le rôle de l’urbaniste est amené à se modifier, et nous n’y sommes pas totalement prêts.

Tania CONCKO

Un urbaniste doit évidemment questionner les périmètres et les programmes qui lui sont donnés. Il doit aller au-delà de ce qui lui est demandé, s’il en a l’intuition. Aux Pays-Bas, nous avons travaillé sur un site industriel de 3,5 hectares, implanté en bord de rivière, complètement occupé par d’anciennes usines. La commande visait à prolonger le quartier d’habitation situé à proximité jusqu’au bord de l’eau. Nous avons proposé de multiplier la densité par trois car l’évidence n’était pas de prolonger le quartier d’habitation sur l’eau, mais plutôt de transformer les masses industrielles construites en « nouveaux » quartiers d’habitation. Le meilleur compliment m’est venu d’un vieux monsieur qui avait de tout temps travailler dans cette usine et qui s’y est acheté un logement.

Georges AMAR

Le terme de participation a quantité de sens. Souvent, il est utilisé de manière assez pédagogique. La question de la place des usagers ou des habitants est certainement très importante, mais dans quel sens ? Comment un processus de conception peut-il en tenir compte ? La participation des gens, c’est déjà leur comportement. Si seulement nous étions capables de regarder et de comprendre les comportements et les usages… En général, nous ne voyons pas les gens car nous avons des vieux concepts. Il faut changer les concepts. Les comportements sont souvent en avance par rapport à nos manières de faire.

Prenons l’exemple du métro. Il y a quelques années, lorsque je travaillais à la RATP, nous avions lancé un concept prospectif. Nous avions décidé de définir le métro comme un lieu d’échanges. J’étais donc allé voir le directeur du marketing. Je lui avais demandé si les

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voyageurs du métro se rencontraient, prenaient des rendez-vous. Il m’avait répondu qu’il n’en avait aucune idée, arguant que son métier consistait à transporter les gens, pas à s’occuper de leur vie privée. Il ne s’octroyait même pas le droit de savoir si les gens avaient des échanges entre eux. Ce n’était pas son affaire. Face à mon insistance, il avait tout de même accepté d’ajouter quelques questions simples à son baromètre. Il en était ressorti que la moitié des Parisiens donnait des rendez-vous dans le métro. Un tiers avait même déjà fait une rencontre personnelle avec un inconnu. Un tiers de ce tiers avait revu la personne. Cela fait des masses énormes.

Si nous n’avons pas le concept du métro comme lieu d’échanges, nous n’interrogeons pas la réalité. La réalité ne se voit qu’avec des concepts. Sans concepts nouveaux, nous regardons avec des concepts anciens, donc nous ne voyons pas ce qu’il y a de neuf. Pour prendre en compte les personnes, il faut donc faire de la prospective.

La mobilité est une question très importante, mais elle revêt beaucoup d’ambiguïtés. Il faut d’abord parvenir à distinguer la mobilité de l’agitation. La vraie mobilité de demain sera une mobilité relaxée, faite de nombreuses pauses. Il ne faut pas comprendre la mobilité comme « plus on bouge, mieux c’est ». Au contraire : la bonne mobilité sera peut-être de savoir de ne pas bouger. La mobilité contient la non-mobilité.

Selon moi, la mobilité n’est pas un droit politique, mais une compétence. Les exclus de la mobilité ne sont pas seulement ceux que l’on croit. Il existe des forçats de la mobilité. Ceux qui passent deux heures par jour dans les transports ont une très mauvaise mobilité. D’une manière générale, j’ai tendance à distinguer la bonne et la mauvaise mobilité. La mobilité est un droit social, presque humain, en même temps qu’elle devient de plus en plus complexe. Il faut donc développer une bonne mobilité, faite de peu de kilomètres et de beaucoup de reliance. Il arrive que des personnes qui ne sont pas très mobiles présentent une reliance plus intéressante que ceux qui font Paris-New York tous les jours.

En devenant un mode de vie, la mobilité est plus subtile et plus complexe. Elle devient apaisée et détendue. En un certain sens, il faudra observer ce que font les personnes qui sont exclues ou privées de mobilité. Lorsqu’une personne âgée perd la mobilité, elle meurt. La mobilité représente donc une fonction fondamentale. S’intéresser à la mobilité des personnes âgées est une bonne manière de s’intéresser à la mobilité, qui met en jeu le corps et intègre les informations.

Manuel GAUSA

Ce sujet est très intéressant, poétique et romantique. Le bon sens prévaut au sein de la société. Nous sommes capables de voir la poésie dans certaines choses. Toutefois, nous sommes également égoïstes. C’est très lié à la nature humaine. L’homme est un animal qui a peur et envie en même temps. Nous avons peur des risques, mais nous sommes capables de voir la création et le talent. Parfois, le talent est un risque. S’il est capable de nous donner davantage de capacités, nous sommes prêts à l’accepter. S’il est trop grand, nous ne l’acceptons pas. Avec les nouvelles technologies, nous aurons une capacité réactive plus grande, donc une capacité de critique collective plus importante. .

Ariella MASBOUNGI

Merci à tous et rendez-vous au 17 décembre pour parler d’art contemporain et de ville.

Document rédigé par la société Ubiqus – Tél : 01.44.14.15.16 – http://www.ubiqus.fr – [email protected]

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