Alain Faure - Comment devenait-on parisien ? La question de l'intégration dans le Paris de la fin du 19e siècle (1999)

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    Cet article a pour origine un expos fait en fvrier 1997 au sminaire de Paris I "Lepeuple de Paris", prsid par Antoine Prost ; une confrence faite l'Universit Meiji, Tokyo, en dcembre 1998 a t l'occasion de reprendre la rflexion. Cette confrence,publie en japonais in Sieyoshigaku or The Studies in Western History , 1999 (traduction par

    Naga Nobuhito), a servi de base au texte qui suit, paru dans : Jean-Louis Robert etDanielle Tartakowsky dir., Paris le peuple XVIII-XXe sicles , Paris, Publications de laSorbonne, 1999, p. 37-57.

    La pagination originale est donne en italiques entre crochets.L'autorisation de publication lectronique a t sollicite auprs des Publications de la Sorbonne.

    COMMENT DEVENAIT-ON PARISIEN ? LA QUESTION DE L'INTGRATION DANS LEPARIS DE LA FIN DU 19E SICLE

    La France qui a pu l'ignorer ? a remport la coupe du monde de football en juillet1998. Si je fais allusion cet vnement, c'est en raison de l'origine des membres del'quipe nationale. La prsence parmi eux d'un joueur d'ascendance algrienne et deplusieurs joueurs de couleur a t maintes fois prsente, dans la presse ou ailleurs,comme la dmonstration de l'excellence du mlange ethnique, ou plus prcisment desvertus de l'intgration. Malheureusement, l'image est fort loin de la ralit. En France,aujourd'hui la coexistence est vcue comme une crise, une crise qui rsulte d'uneconjonction de tensions : part "ordinaire" du racisme et de xnophobie l'tranger est untre trange, au mieux porteur de valeurs qui ne sont pas les ntres, au pire un sauvage ;existence d'une crise conomique qui fait croire ses victimes franaises en l'injusticefoncire d'un accs des travailleurs trangers aux droits sociaux et l'emploi ; instaurationd'un dbat autour de la nationalit franaise, avec remise en cause de son obtentionautomatique pour les fils et les filles d'trangers ns en France. Notre pays, dit-on

    souvent, a travers des crises semblables, dans les annes 1880 ou les annes 1930, et les asurmontes. Certes, mais on peut se demander si l'accumulation de ces tensions ne fait pasde la crise actuelle un moment singulier, et ce d'autant plus qu'elle a une traductionpolitique claire dans le vote un vote important et surtout persistant en faveur del'extrme-droite. [37]

    D'o l'intrt qu'il y a et nous sommes bien loin d'tre le premier le souligner se pencher sur l'histoire de l'intgration des populations migrantes, et singulirement Paris, qui fut toujours une mosaque de peuples venus de l'tranger et de la province. Lapriode ici considre est celle qui court des lendemains de la Commune la GrandeGuerre, priode au terme de laquelle la capitale atteignit pratiquement son maximum depopulation, prs de 2,9 millions d'habitants en 1911, soit un gain d'un million d'mes enquarante annes. C'est dire l'importance des migrations d'origine provinciale et desmigrations venues des pays voisins ; Paris connat en effet alors son maximum depopulation trangre l'chelon du premier 20e sicle : 190 000 personnes. L'ide sous-

    jacente est bien ici que la question de l'intgration concernait dans le pass rcent tous lesmigrants, commencer par les provinciaux, en tant que nouveaux venus dans un milieudj structur, au mme titre que les trangers, mais aussi en tant que gens issus demilieux dont les diffrences avec le milieu parisien diffrences dans les comportements,les valeurs, la langue, etc taient fortement prononces et vivement ressenties partous.

    En tout cas, c'est bien en terme d'existence ou non d'un creuset que le problme del'immigration est depuis fort longtemps pos dans l'historiographie de Paris, et c'est par lqu'il convient de commencer.

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    Les variations historiographiques

    A vrai dire, sur ce point, il s'est opr dans ladite historiographie un vritablerenversement des perspectives qu'il importe de dcrire. Il faut remonter LouisChevalier, et, plus prcisment, son premier ouvrage d'envergure, antrieur dequelques annes au classique Classes laborieuses et classe laborieuses , savoir La formationde la population parisienne , paru en 19511. L, Chevalier dveloppait une visionextrmement favorable de l'immigration dans la capitale. Les migrants se rpartissaientharmonieusement dans les branches et dans les mtiers, l'installation son comptecomme petit patron tait chose aise, assurant la promotion rgulire des nouveauxvenus, promis donc une intgration le mot n'est pas dans le livre, mais l'ide est biencelle-l professionnelle et sociale. De mme, sur le plan de lhabitat, on ne saurait dcelerdans le Paris du 19e sicle, selon lui, de [38] vritables regroupements de provinciaux. Parexemple, les originaires des dpartements du centre de la France, les Auvergnats, rputstrs grgaires, taient en fait partout : une rue du faubourg Saint-Antoine, clbre pourtre un "fief" de gens du Cantal, la rue de Lappe, ne comptait en ralit que quatre

    originaires de ce dpartement sur les 158 inscrits de la liste lectorale de 1872. CommeChevalier le dit dans un texte plus tardif, en 1962 : "Le ghetto nest pas dici."2 Mais il yavait aussi dans La formation des passages plus sombres : ce rle assimilateur du milieuparisien valait exclusivement pour les quartiers anciens de la ville, mais non pour lesfaubourgs neufs ou les banlieues. La grande industrie appelait l pour la servir une"population invertbre", l'origine de quartiers surpeupls "en marge de la civilisation"3.Apparaissaient donc en filigrane les conceptions qui seront dveloppes par lui dans Lesclasses laborieuses, et avec quelle ampleur ! : une croissance non contrle, uneimmigration massive, "excessive", entranent un dprissement urbain, une maladie quine peut qu'engendrer le crime, le cholra et la rvolution. Et ce n'tait pas l une affaire depriodes, mais bien de reprsentation du monde chez l'auteur : quand la ville grandit trop

    vite, le creuset ne fonctionne plus et on court la catastrophe.Le paradoxe fut que, pendant prs de vingt ans, c'est l'image positive,intgrationniste, si l'on ose dire, de l'immigration provinciale qui fut en rgle gnraleadopte par les historiens de la capitale. Disons plus prcisment que Les classeslaborieuses ont longtemps t le livre de chevet des historiens tudiant les mouvementset que La formation a t celui des historiens tudiant les structures. Les travaux de

    Jeanne Gaillard sont sans doute ceux qui illustrent le mieux cette deuxime tendance :"Limmigration populaire a tir trs exceptionnellement partie de ses origines provincialespour constituer des 'milieux' au sens strict du mot", a-t-elle crit4. Mais on va voirl'historiographie progressivement mais srement changer de ton. Le vrai virage fut sansdoute louvrage de Franoise Raison-Jourde intitul La colonie auvergnate de Paris au XIXesicle, paru en 19765. Un mot du titre dit tout : "colonie". En effet, pour cette historienne,

    les Auvergnats [39] formaient une communaut part dans la ville, et une communauttourne essentiellement vers le commerce. Le jeune qui arrivait en ville trouvait une placechez un compatriote ; au bout de quelques annes de dur labeur, il se mariait avec une fille1. Louis Chevalier, La formation de la population parisienne au XIXe sicle , Paris, PUF, 1949, 312 p. ;Classes laborieuses et classes dangereuses Paris pendant la premire moiti du XIXe sicle , Paris, Plon,1969, XXVIII-556 p. (1er d. : 1958).2. Prface Charlotte Roland, Du ghetto lOccident. Deux gnrations yiddiches Paris , Paris, ditionsde Minuit, 1962, p. 10.3. L. Chevalier, La formation, p. 138, 199-203.4. J. Gaillard, Paris, la Ville (1852-1870) ,Lille III et H. Champion, 1976, p. 200 (d. L'Harmattan, 1997, p.

    143). Le chapitre de son travail o ces questions sont traites ne sintitulait-il pas : "Des provinciaux auxParisiens" ?5. F. Raison-Jourde, La colonie auvergnate de Paris au XIXe sicle , Paris, Commission des travauxhistoriques, Sous-commission de recherches dhistoire municipale contemporaine, 1976, 403 p.

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    de son pays et entreprenait son tour Paris une carrire de boutiquier, marchand debois-charbons, marchand de vins ou bien encore cocher de fiacre. Puis il retournait finirses jours au pays aprs avoir pass le flambeau aux plus jeunes. Deux ides-forcessoutenaient la dmonstration. L'endogamie d'abord : une condition sine qua non de la

    carrire des boutiquiers tait le mariage entre gens de mme origine ; l'endogamie tait lefondement permanent de la "colonie", son socle. Ensuite l'importance des filires, desrseaux : un cursus la fois professionnel et social s'offrait au nouveau venu, cursus iciouvert vers le haut, avec la perspective de la prise d'un commerce. La communautd'origine entranerait donc une communaut de destin. Il faut ajouter bien sr le maintiendu lien avec le pays natal, entretenu sur place par un rseau dense de socitsd'originaires, les amicales, et sanctionn, en fin de vie professionnelle, par le retour aupays. L'Auvergnat resterait fondamentalement toute sa vie de Parisien un migr.

    L'ouvrage de Franoise Raison-Jourde ne se prsentait pas du tout comme uncontre-modle face au modle de La formation, mais il l'tait de fait, et de plus, l'ouvragetait tout fait dans "l'air du temps". Des mouvements rgionalistes, parfois radicaux ettrs anti-parisiens, se manifestent en France dans les annes 1970. Un des plus grands

    succs de librairie de l'poque fut en 1975 Le cheval d'orgueil , de Pierre-Jakez Hlias, unechronique de la vie paysanne traditionnelle en Bretagne, raconte de l'intrieur6. Etdsormais, dans l'historiographie parisienne, l'accent fut mis rsolument sur le maintiendes particularismes de tous ordres au sein des migrants, et cela non seulement proposdes "colonies" marques, pensait-on, par la russite, comme les Auvergnats, mais aussi propos des originaires sans gloire. Chez les maons de la Creuse par exemple. Alors quedans sa thse, Alain Corbin avait plutt mis laccent sur la pntration des valeursurbaines chez ces "ouvriers-paysans"7 , il insistait dsormais sur "la rsistance que cespaysans de la capitale ont su, tout au long du XIXe sicle, opposer aux influences de laville"8. On pourrait multiplier les citations d'auteurs affirmant que l'endogamie provincialetait la rgle absolue dans la ville d'hier. "Le faubourg Saint-Antoine [40] jusqu nos jours

    navait rien envier au Maine bocager", a-t-on pu crire9

    . Ce genre d'affirmation taitfaite sans l'ombre d'une preuve statistique, mais en toute bonne foi, pourrait-on dire :pourquoi prendre en effet la peine de prouver l'vidence ? On se mit aussi parler commeallant presque de soi d'une spcialisation professionnelle en fonction des origines telmtier, telle province , et bien sr du regroupement des originaires au sein des mmesespaces telle province, tel quartier. Sous la plume d'Herv Le Bras et d'Emmanuel Todd,en 1981, par exemple, on pouvait lire10 :

    "Ce cur de la nation quest Paris semble parfois moins un creuset, lieu de fusiondes peuples, quun microcosme, dans lequel cohabitent, sans se dissoudre entirement,les diverses cultures provinciales."

    Nous sommes ici l'exact oppos des conceptions de Chevalier, du Chevalier tout

    au moins dfenseur du Paris assimilateur. Intgration devient synonyme duniformisationculturelle, de perte de substance ; la ville appauvrirait le migrant en labsorbant. Cettevision peut apparatre aujourd'hui trs date, mais en fait on la retrouve, propos desmigrants d'aujourd'hui arabes, africains noirs, asiatiques chez certains chercheurs ou

    bien chez des militants d'associations. Ceux-l dfendent l'ide du ncessaire maintien desparticularismes et des singularits culturels de ces migrants "Vive le ghetto !", en quelquesorte , mais cela au nom mme de l'intgration : "Lorsque la spcificit des communauts6. Pierre-Jakel Hlias, Le cheval d'orgueil. Mmoires d'un breton du pays bigoudin , Plon, 1975, 568 p.(Collection Terre humaine).7. A. Corbin, Archasme et modernit en Limousin au XIXe sicle, Paris, M. Rivire, t. 1, 1975, p. 222-225.8. A. Corbin, "Les paysans de Paris", in Ethnologie franaise, avril-juin 1980, p. 171.9. Dans l'introduction de Michle Perrot et Colette Ptonnet au numro d Ethnologie franaise intitul

    "Anthropologie culturelle du champ urbain", 1982, n 2, p. 115.10 . E. Todd et H. Le Bras, Linvention de la France , Paris, LGE, 1981, p. 243.

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    trangres trouve s'affirmer de faon optimale dans la socit d'accueil, terme,l'intgration s'opre mieux"11 . Donc ne pas chercher substituer une identit une autre,mais favoriser la coexistence de deux identits, une identit native, celle qu'on amne avecsoi, et une identit franaise, construire.

    En ralit, dans l'historiographie, les choses ont de nouveau boug, et cela, on ledoit prcisment aux travaux sur les migrants trangers. Nous ne songeons pas tant auxPolonais tudis par Janine Ponty la capitale n'est pas voque par l'auteur12 qu'auxItaliens suivis par Marie-Claude Blanc-Chalard dans leur difficile mais relle intgration13 .La dmarche consiste mettre en valeur le processus d'intgration de ces migrants, avecses rats, ses difficults, ses reculs parfois [41] , mais, au bout du compte, sonaccomplissement. Comment est-on pass du "Rital" au Franais d'ascendance italienne?D'une certaine faon, on le voit, avec ces travaux, la boucle est boucle. Sous l'influence denouveau de "l'air du temps" c'est--dire la crise actuelle d'intgration, avec ses prilspolitiques , on retrouve cette proccupation fondamentale de l'intgration commeprocessus urbain dj dcrit et dfendu par Chevalier, le Chevalier positif videmment.

    Mais la question reste ouverte. Pour l'poque qui nous intresse ici et elle seule :

    tentons maintenant de laisser le prsent la porte , peut-on dire ou non que ce processustait bel et bien rel, et jusqu' quel point ? la ville est-elle cette poque un creuset ou unassemblage de "colonies" ? Et cette nouvelle identit du migrant, quelle en tait sa nature ?tait-ce une identit urbaine, parisienne en l'occurrence ? Cette expression a-t-elle un sens,un contenu prcis donnant au "peuple de Paris" une me et un corps ?

    A la recherche des "colonies"

    Comment s'y prendre pour esquisser des rponses sur ces problmes ? Postulonsd'abord que si les "colonies" taient une ralit, cela devait se voir dans le paysage parisien.Parmi les manifestations mesurables, "objectives", d'une conscience et de pratiquescollectives bases sur la communaut des origines, voquons ici deux questions, celle des

    regroupements et celle de l'endogamie.Commenons par l'endogamie.

    Qui pouse qui ?

    Nous le disions l'instant, on n'a jamais pris la peine de vrifier l'endogamiegographique chez les migrants venant dans la capitale renouveler les rangs du peuple au19e sicle. Pourtant des tudes menes sur les migrations provinciales plus rcentes, aprs1945, attestent toutes du caractre finalement limit de ce phnomne Paris14 . Pour despriodes plus anciennes, la rponse est, au moins en partie, dans les registres de mariagedes mairies parisiennes. Donc, il faut commencer par dbroussailler la question etcompter, en faisant des choix et dans les mthodes de comptage et dans le lieu du mariage[42]. Ainsi, a t dpouille par nous la totalit des actes de mariage enregistrs la mairiedu 11e arrondissement de Paris sur deux annes, 1910 et 191115. Il s'agit d'unarrondissement trs peupl, mi-chemin entre les quartiers centraux et Belleville, etincluant notamment une partie du vieux faubourg Saint-Antoine, d'o une population de11 . Philippe Videlier, "Venissieux avant les Beurs", in Villes en pa ra ll l e , n 10, 1988, p. 147. Voir aussil'ouvrage collectif, dirig par Nicole Haumont, La ville : agrgation et sgrgation sociales , Paris,L'Harmattan, 1996, 219 p.12 . J. Ponty, Polonais mconnus. Histoire des travail leurs immigrs en France dans l'entre-deux-guerres,Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, 474 p.13 . Allusion la thse indite de M.-Cl. Blanc-Chalard, Les Italiens dans l'Est parisien des annes 1880aux annes 1860. Une histoire d'intgration , Institut d'tudes politiques de Paris, 1995, 2 vol., 781 p.14

    . "L'origine gographique contribue peu dterminer le choix du conjoint", affirme Guy Pourcher in L epeuplement de Paris. Origine rgionale. Composition sociale. Attitudes et motivations, Paris, PUF, 1964,p. 220.15 . Recherche faite sur les registres du Palais de justice de Paris.

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    maris assez mlange, des ouvriers et des ouvrires en majorit, mais aussi beaucoupd'employs et des professions commerciales. Cet arrondissement avait justement larputation d'avoir t un "fief" des Auvergnats, et c'est une des raisons de son choix.Donnons ici un aperu des rsultats.

    La base de donnes constitue comprend 5 369 mariages, ce qui est la foisbeaucoup pour une recherche individuelle, juste suffisant pour le propos, et trs peu l'chelle de Paris. La mthode consiste simplement rapprocher les lieux de naissance despoux. Pour ceux ns en province ou l'tranger, nous ignorons quel ge ils sont venus Paris, la suite de quel itinraire, ou encore comment ils se sont connus. On doit secontenter du lieu de naissance et calculer, par sexe et par catgorie sociale, la proportiond'poux ns tous deux Paris, ns dans le mme dpartement, ns dans la mme rgion les limites rgionales actuelles ont t adoptes , ou bien ns n'importe o dans le restede la France ou l'tranger. Voici le tableau que l'on obtient, en confondant toutes lesorigines provinciales :

    Se marientavec des originaires

    Provinciaux Totaldu mmedpar-tement

    de lammergion

    dureste de la

    province

    deParis

    deltranger

    Hommes 2 886 375 337 1 198 893 83Femmes 2 773 372 317 1 233 724 127

    %Hommes 100 13 11,7 41,5 30,9 2,9Femmes 100 13,4 11,4 44,5 26,1 4,6

    Les rsultats sont nets : toutes origines provinciales confondues, la proportiond'hommes pousant des femmes nes dans le mme dpartement est gale 13 %, et laproportion de femmes pousant des hommes ns dans le mme dpartement estquivalente, 13,4 %. L'appartenance la mme rgion n'intresse par ailleurs que 12 % desconjoints, hommes ou femmes. Donc, les mariages de migrants, en trs grande majorit,unissaient des jeunes adultes ns aux quatre coins de la France ou bien dont un despartenaires tait n Paris : c'tait le cas de 30 % des provinciaux, mais de seulement 26 %des provinciales, remarquons-le. pouser une Parisienne de naissance pour un provincialde naissance est d'ailleurs plus frquent chez les maris de professions [43] bourgeoisesque chez les maris de professions ouvrires, comme s'il y avait l chez les premiers larecherche d'une certaine distinction moins la porte des seconds. Mais l'important est deconstater que, globalement, le brassage l'emportait. Soulignons par contre, mais, sans y

    insister ici, que l'endogamie socio-professionnelle tait, elle, bien plus forteIl existait naturellement des nuances chez les provinciaux ; on repre assez vite quelsoriginaires avaient un comportement endogamique plus prononc : les Alsaciens-Lorrains, les Corses, les Bretons et les Auvergnats, plus certaines gens du Midi. En ce quiconcerne les Auvergnats pour qui les donnes ont t releves sur quatre annes defaon disposer de chiffres plus grands que voit-on ? D'abord ils n'taient pas tous dansle commerce, bien loin de l, on note mme une majorit d'ouvriers. Admettons qu'ici lasource minimise l'importance des commerants tablis. Sur le plan des mariages, larsultat est le suivant : un Auvergnat sur trois qui se marie Paris pouse uneAuvergnate, la proportion tant la mme pour l'autre sexe, alors que la proportioncourante pour un provincial tait, ce niveau, qui est celui de la rgion, d'un mari sur

    quatre Comme souvent dans ces recherches statistiques un peu laborieuses, on reste unpeu dcontenanc devant le rsultat : un sur trois contre un sur quatre, est-ce beaucoup,ou est-ce peu comme diffrence ? Comment juger ? La statistique, bien souvent, ne sertqu' poser les problmes avec prcision, mais point du tout les rsoudre.

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    Il tait en tout cas deux catgories de maris o la reproduction endogamique taitbien plus forte. C'tait d'une part les trangers, bien que les mariages mixtes aient t trsnombreux, du moins chez les hommes : un mari sur deux ; mais si on met part lesmariages mixtes, trois fois sur quatre, on se mariait avec quelqu'un du mme pays. Et

    c'tait d'autre part les originaires de Paris. La proportion tait cette fois d'un sur deux : unhomme n Paris et qui s'y marie pouse une fois sur deux une femme ne Paris, et celad'autant plus volontiers qu'il s'agit d'un ouvrier. L aussi, on reste un peu perplexe : est-ceque cette proportion tait "normale", en raison notamment des ges il s'agit de maris,c'est--dire d'une population relativement jeune, ce qui a toujours pour effet de grossir lenombre de natifs ou est-ce qu'elle dnote l'existence de rseaux de voisinage ou deparentle qui aurait pour effet de limiter le brassage des populations ?

    On voit combien il est difficile de rpondre cette question simple : qui se marie avecqui ? Certains des rsultats prcdents pourraient d'ailleurs tre discuts ou contests.Cette forte propension des Parisiens pouser des Parisiennes tait peut-tre exagrepar le fait que des mariages entre Parisiens du 11e arrondissement [44] et des provincialespouvaient avoir lieu en province, la coutume tant de clbrer le mariage au domicile de

    l'pouse, comme on sait Il se peut aussi, en sens inverse, que toute une partie del'endogamie chappe nos comptages si l'on admet que des provinciaux de mme originequi se sont connus Paris prfrent aller se marier au pays Il faudrait donc entreprendredes dpouillements en province, une recherche trs dlicate mener et qui suppose queles domiciles parisiens figurent dans l'acte D'autre part, le 11e arrondissement ne peutparler que pour lui-mme. Que donneraient des comptages faits sur les registres deBelleville ou bien sur ceux du 15e arrondissement par exemple, un arrondissement neuf,avec des migrants d'origines autres que les migrants habitant les faubourgs ouvriers plusanciens, avec notamment beaucoup de Bourguignons ou de Bretons. Mais ce que l'on peutmalgr tout affirmer de faon nette, c'est que la rgle de l'endogamie est un mythe. Largle, c'tait le brassage. Tout le dbat est de pouvoir apprcier les limites, de mesurer

    l'ampleur exacte de ce brassage des populations.Il en allait de mme pour le regroupement des domiciles entre gens de mmeorigine. La rgle tait la dispersion, mais une dispersion qui n'a rien voir avec le hasard.

    Les logiques de la dispersion

    En dpit de l'influence de Chevalier, il a toujours exist des clichs sur ce point del'histoire de Paris. Nous citions plus haut le cas de la rue de Lappe, rpute "fief"auvergnat Que de fois aussi n'a-t-on pas voqu le quartier de la gare Montparnassetransform en quartier breton ! Or, ce sont l des faits d'opinion minemment trompeurs.Certes l'absence ou la perte, pour le 19e sicle, des listes nominatives d'habitants, tabliesmaison par maison l'occasion des recensements, empche tout jamais de prendre lamesure exacte du regroupement ou de la dispersion des individus et des familles en

    fonction des origines16 . Cependant si l'aide des rcapitulatifs imprims disponibles partir de 1891, on ralise au niveau des arrondissements et des quartiers au sensadministratif du terme : il y a 80 quartiers Paris, quatre par arrondissement , lacartographie du domicile des originaires de telle rgion ou de tel pays, on observeconstamment le mme phnomne : il y a des quartiers o ils allaient plus volontiers etd'autres qu'ils fuyaient manifestement, mais il n'arrive jamais qu'un seul d'entre cesquartiers reprsente une part vraiment dominante des originaires [45] en question, demme qu'aucun quartier n'est jamais compltement vide de reprsentants de cetteprovince ou de ce pays. Les Bretons taient nombreux effectivement dans le 14earrondissement, dans le prolongement, si l'on veut de leur gare d'arrive, mais aussi dansle 15e arrondissement, mais aussi dans le 13e, qui taient des arrondissements parsems

    16 . Rien ne subsiste pour la ville de Paris avant 1926, mais les communes de banlieue possdent la plupartdu temps la collection complte ou presque complte de leurs registres quinquennaux de population.

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    d'usines o beaucoup d'entre eux travaillaient, mais aussi dans les beaux quartiers du 7e etdu 16e la raison tant que beaucoup de Bretonnes taient des domestiques loges par lesmatres , mais aussi dans le 17e, en raison cette fois de la prsence de nombreux Bretonstravaillant au chemin de fer, dans une gare importante de l'arrondissement, la gare des

    Batignolles On pourrait faire le mme genre de tour de Paris en dcrivant l'implantationdes Auvergnats ou des Limousins, mais il convient d'insister sur les trangers o lephnomne est comparable.

    Ainsi, les Italiens. Ils habitaient en grand nombre le faubourg Saint-Antoine les 11eet 12e arrondissements , mais aussi le quartier adjacent, Charonne, appartenant au 20e.On signalait galement d'importantes implantations italiennes La Villette le 19earrondissement , ou dans un quartier du 13e, le quartier dit de la Gare, c'est--dire, dansla topographie de Paris, deux quartiers diamtralement opposs17 . Il en allait encorepresque de mme pour la population juive trangre dont la croissance, essentiellementdue l'migration des populations perscutes en Europe centrale et orientale estconsidrable la fin du sicle : 35 000 personnes peut-tre Paris la veille de 191418. Si onse base sur la rpartition des Russes Paris, on observe il est vrai une implantation

    prfrentielle dans le 4e arrondissement, et plus prcisment dans le quartier Saint-Gervais, l'on peut effectivement qualifier de quartier juif de Paris, de "Shtelt", par analogie et une analogie profondment ressentie par les intresss avec les communauts

    juives, surtout rurales, de Pologne, le "village" si l'on veut, avec la rue des Rosiers commegrand'rue. Mais ce quartier n'a jamais t le seul abriter en grand nombre des juifs del'est : Saint-Gervais reprsentait peine le quart de la population russe vivant Paris en1911. Montmartre et Clignancourt dans le 18e arrondissement, le 11e de nouveau, oumme encore le 5e comportaient une forte prsence russe, et, par rapport au Shtelt,grandissante, comme si les nouveaux migrants juifs vitaient de s'installer dans lequartier juif. [46]

    Cette relative dispersion qui tait la rgle obit en ralit des logiques mi-urbaines

    mi-sociales qu'il faut s'efforcer de reconstituer, mais, avant d'y venir, un point doit treprcis. On peut se demander en effet ce qui se passait l'intrieur mme des quartiers.Est-ce que des regroupements ne s'opraient pas plus petite chelle, au niveau de la rue ?Prenons l'exemple d'une rue plusieurs fois voque, la rue de Lappe. Louis Chevalier,s'appuyant sur la liste lectorale de 1872, rappelons-le, avait parl pour cette anne dequatre originaires du Cantal sur 158 lecteurs, habitant la rue, soit mme pas 3 % ; un amihistorien, Alain Dalotel19, tudiant une liste voisine, celle de 1871, aboutit une toute autreproportion de Cantaliens, 33 %. J'ai, de mon ct, fait la mme recherche sur une listepostrieure, celle de 1892, et suis arriv au chiffre de 26 % Il semblerait donc que LouisChevalier a peut-tre fait ses calculs un peu rapidement, mais rien n'empche de faireobserver que bien d'autres gens que des Auvergnats vivaient dans cette rue ; sur la listede 1892, par exemple, les Parisiens de naissance taient plus nombreux que les Cantaliensd'origine, prs de 30 %, un chiffre plus lev que dans d'autres rues d'ailleurs. Bien mieux,la rue de Lappe, on le sait par ailleurs, tait aussi une des rues du faubourg Saint-Antoinequi comptaient le plus d'Italiens, exclus des prcdents comptages, puisque ceux-ci taient

    bass sur les listes lectorales. On pourrait donc affirmer que la rue de Lappe tait une ruetonnamment parisienne, ou bien tonnamment auvergnate ou bien encoretonnamment italienne, et cela serait vrai en mme temps. Ce que cet exemple de ruedmontre, c'est le partage gnralis de l'espace Paris : les regroupements par origines17 . Voir, outre la thse de M.-Cl. Blanc-Chalard cite plus haut, les indications contenues dans celle dePierre Milza, Franais et Italiens la fin du XIXe sicle. Aux origines du rapprochement franco- italien d e1900-1902, cole franaise de Rome, 1981, 2 vol., 1114 p.18

    . Voir Nancy Green, Les travailleurs trangers juifs, Paris, Fayard, 1984, p. 65-66.19 . A. Dalotel, Esquisse dune histoire de la Rpublique dmocratique et sociale Popincourt (1870-1871).T.1 : Le contentieux du Second Empire . Mmoire de matrise, Universit de Paris-VIII, 1973, t. 1, p.65.

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    taient rarement suffisamment accentus pour qu'une rue puisse tre rellement identifie un groupe. Il serait abusif de l'affirmer mme pour la rue des Rosiers, puisqu'elle est loind'avoir abrit exclusivement au long de son histoire des juifs trangers20 . Les limitesapparentes du groupe taient toujours vite atteintes, les univers non seulement

    coexistaient, mais chevauchaient. Bien sr, cela ne prjuge rien de la ralit et del'harmonie des changes entre ces groupes, mais Paris, c'est toujours peu ou prou lecoudoiement qui l'emportait.

    Il y a, disions-nous, des logiques prsentes derrire les dispersions. Jouait d'abordtout simplement l'ge de la ville, l'poque prcise o les migrants de telle origine ontcommenc affluer. Si les Bretons se sont installs en grand nombre dans lesarrondissements priphriques [47] de la rive gauche de Paris les 13e, 14e et 15earrondissements dont nous parlions l'instant , c'est que cette rgion de Paris tait neuve l'poque par rapport aux quartiers populaires de la rive droite : pour beaucoup pas

    besoin d'aller plus loin pour trouver et logement et emploi. Cette logique de la "frontire" frontire de l'urbanisation et l'industrialisation se retrouve dans les implantationsprfrentielles des Bretons en banlieue, par exemple, au nord de Paris, dans la commune

    de Saint-Denis, bien loin des gares d'arrive21 Chez les Italiens, on a plus faire unelogique de mini-rseau qui s'ancre dans un quartier puis fait tache d'huile22 : un petitgroupe s'installe qui procure aux compatriotes venus du mme village ou de la mmevalle, le logement et la nourriture, des logeurs, donc, et mme parfois un peu plus,puisque ces pionniers offraient aussi le travail l'occasion, comme dans le cas de lafabrication des meubles bon march. Mais ces garnis n'avaient qu'un temps, les famillesqui arrivaient ensuite s'installaient dans les autres maisons de la rue ou dans les ruesalentour ; des mariages mixtes, avec des Franaises, avaient lieu, en petit nombre audbut, il est vrai. En tout cas les enfants qui naissaient Paris taient soit envoys au paysle temps qu'ils atteignent l'ge de travailler, soit scolariss Paris mme, dans une coledu quartier. Il est impossible de connatre la proportion des individus qui s'installent

    Paris et ne retournent point au pays, mais cette logique du "noyau" primitif qui s'enflelocalement et sans qu'il y ait apparemment de contact d'un noyau un autre, est assezclaire chez les Italiens, et elle se retrouvera chez eux plus tard en banlieue.

    Mais le mode d'installation le plus rpandu chez les migrants est ce qu'on pourraitappeler "l'essaimage". Pour en parler, on peut prendre l'exemple du quartier juif. Partonsde l'ouvrage tout fait remarquable de l'cole de Chicago, Le ghetto , de Lon Wirth, paruen 192823 . On connat la dmonstration du sociologue amricain : les juifs d'Europeorientale qui arrivent Chicago y reconstruisent un ghetto, parce que c'tait leur maniretraditionnelle de vivre et de se protger contre l'extrieur. Mais le temps passe, le mondepntre le ghetto, et les juifs qui se sont enrichis le quittent, pour fonder des quartiersencore marqus par la judit, mais de faon bien moindre, jusqu' ce que, finalement, ilss'assimilent. Mais le vieux ghetto subsiste, et continue remplir sa fonction de lieud'accueil des populations perscutes en Europe [48] et qui ont soif, comme les premiersarrivants, de vivre en toute libert leur religion et leurs coutumes. Et le cycle continue. Lavision que la sociologie de l'cole de Chicago avait de la ville, organisme rgi par touteune mcanique spatiale, est bien sr rcuser, cependant cette ide qu'il existe desquartiers qui servent de lieu d'accueil, des quartiers de premire installation, mais qui sontaussi des quartiers o l'on reste peu, que l'on quitte, voil une ide trs fconde, mme si

    20 . Voir Nathalie Genty, La rue des Rosiers dans la seconde moiti du 19e sicle (1850-1914). Mmoire dematrise, Universit de Paris I, 1986, 190 p.21 . Voir Jean-Paul Brunet, "Limmigration provinciale : l'exemple de Saint-Denis, in Immigration, vie

    politique et populisme en banlieue parisienne fin XIX-XXe sicles), Paris, L'harmattan, 1995, p. 69 et suiv.,ainsi que les travaux en cours de Leslie P. Moch.22 . Nous nous appuyons ici principalement sur la dmonstration de M.-Cl. Blanc-Chalard, thse cite.23 . Lon Wirth, Le ghetto, Grenoble, PUG , 1980, 307 p. (traduction de l'dition de 1928).

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    l'enrichissement est bien loin d'tre toujours le moteur de l'essaimage L'ide s'appliquetout fait au cas des juifs trangers qui s'installent Paris la fin du 19e sicle. Le Shtelt,c'tait bien cela d'abord, le quartier de Paris o le juif pauvre dbarquant de Russie ou dePologne sait qu'il faut aller pour trouver des gens qui parleront sa langue, qui pourront lui

    trouver un coin pour dormir et un premier travail. Mais, on l'a vu, le ghetto se dmultiplie l'poque, vers le 18e arrondissement ou le 11e. Pourquoi ?Il y a cela plusieurs raisons24. La premire est vraiment une hypothse, mais elle a

    pour elle de correspondre un phnomne de nature spatio-conomique assez courantdans l'histoire de l'industrie parisienne. Comme il est trs banal dans les immigrationspauvres, chez les juifs trangers la solidarit qui s'exerait vis--vis du nouvel arrivant sedoublait d'une exploitation de l'individu. Dans le Shtelt, beaucoup d'ouvriers juifs taientoccups la fabrication de la casquette, une industrie divise en petits ateliers, mais doted'une assez forte organisation syndicale. Or, une des plaies du mtier, aux yeux desouvriers, taient les faonniers, c'est--dire d'anciens ouvriers cherchant se mettre leurcompte et embauchant eux-mmes des ouvriers, qu'ils sous-payaient. C'est une desvariantes du sweating-system si rpandu l'poque dans les grandes villes d'Europe. Et

    les faonniers avaient tendance s'installer en-dehors du Shtelt, de faon se soustraire aucontrle de la communaut et des syndicats. Mais videmment, faisant cela, ilscontribuaient attirer hors du quartier d'accueil des immigrants la recherche de travail.

    Une deuxime raison de l'essaimage plus assure, celle-l tient la politiqueadopte par les juifs franais, gens intgrs depuis longtemps, et vrai dire trs mal l'aise devant l'arrive de ces juifs pauvres, et de culture trs diffrente de la leur. Par le

    biais des associations [49] d'aide aux rfugis, ils ont pes pour leur installation en-dehorsdu Shtelt, principalement dans le souci d'viter que le regroupement massif des juifstrangers dans un seul quartier nourrisse l'antismitisme d'une partie de la populationparisienne, une crainte tout fait fonde d'ailleurs : il y a de violentes manifestationsantismites Paris l'occasion de l'affaire Dreyfus, et en 1898, on a pu voir des

    commerants franais installs dans une des rues du quartier Saint-Gervais, qui s'appelaitalors la rue des Juifs, ptitionner pour que la rue soit dbaptise, ce qu'ils ont d'ailleursobtenu en 190025 . Le calcul des juifs franais tait aussi bien sr qu'en favorisantl'installation des familles juives trangres loin de Saint-Gervais, elles s'assimileraient plusfacilement et oublieraient progressivement leur foi rigoriste.

    Un tel schma se retrouve en action dans d'autres migrations de l'poque, avecnaturellement des causes d'essaimage spcifiques chaque cas. L'importance de la rue deLappe pour les Auvergnats tint au fait que ce coin du faubourg Saint-Antoine a longtempsservi de quartier d'accueil, partir duquel les migrants se redistribuaient en d'autres lieuxde la ville. Prenons pour terminer le cas des Limousins, les fameux maons de la Creuse.Ces ouvriers du btiment taient, on le sait, des saisonniers, c'est--dire des ouvriersfaisant, parfois annuellement, le va-et-vient entre leur village et les chantiers parisiens. AParis mme, ils se regroupaient dans certains quartiers du centre, notamment le quartierSaint-Gervais26 ou celui de la Sorbonne, souvent dans des garnis communautaires et proximit des lieux d'embauche. Le point de vue classique est de penser que l're desmigrations saisonnires se termina pour eux la fin du sicle et que ces ouvriers se24 . Nous nous appuyons ici, outre sur l'ouvrage de Nancy Green cit plus haut, sur l'tude de M. Rudnianskiet P. Grard, Les relations entre isralites franais et juifs russes . Mmoire de matrise, Universit deParis-I, 1972, 2 vol., 249 p., ainsi que sur divers documents dont la collection des Archives Isralites , lacorrespondance entre le Comit de bienfaisance du consistoire juif de Paris et l'Alliance israli teuniverselle, et enfin la brochure de Maurice Lauzel, Ouvriers juifs de Paris. Les casquettiers. Paris, Socitnouvelle de librairie et ddition, E. Cornly, 1912, 44 p.25

    . Elle devint la rue Ferdinand Duval.26 . Notamment rue de l'Htel-de-Ville, o vivaient galement de nombreux juifs russes la fin du sicle. Asupposer que les garnis de maons aient perdur en cette rue ce qui est probable , on aurait un autreexemple de coexistence de communauts trs disparates dans le mme espace.

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    sdentarisrent alors. La ralit est plus complexe : en fait, le va-et-vient entre le pays etParis se poursuivit encore au-del, mais ce qu'il faut surtout comprendre, c'est que, toutepoque, en permanence et cela ds le 18e sicle27 , une partie des maons arrivant tousles ans Paris dcidait de s'y fixer, de rompre avec le pays. La sdentarisation tait en

    ralit un phnomne permanent, concomitant des migrations rgulires. Et ces maons quidcidaient de rester [50] , se mariant avec des femmes de toutes origines, quittaient lesquartiers du centre, allant d'ailleurs de prfrence vers les zones de la ville en constructiono s'taient ouverts de nouveaux lieux d'embauche.

    La logique de l'essaimage, ici, c'tait la sdentarisation du saisonnier.

    A la recherche d'une "identit parisienne"

    Tout ce que nous venons de voir sur la question des mariages ou celle desregroupements va donc plus dans le sens d'un creuset, d'une fusion des apportsmigratoires que du maintien des particularismes. Mais il ne s'agit ici que de manifestationsextrieures de l'intgration. Une relative dispersion des individus n'est pas incompatible

    avec le maintien d'un sentiment d'appartenance un groupe spcifique, et l'on aime pasforcment les gens que l'on ctoie tous les jours. Que se passait-il donc dans la ralit descurs ? Est-ce qu'il y avait bel et bien fusion, jusqu' quel point et cette fusion conduisait-elle l'apparition d'une nouvelle identit, une identit parisienne ? pourrait-on trouverdes manifestations d'une telle identit ? Mais encore faut-il, pour que cela soit possible,que le nouveau venu, qu'il vienne de sa province ou qu'il vienne de l'tranger, ne soit pasaccueilli comme un suspect ou un intrus dans la socit o il arrive. Si tel est le cas et si deplus certains obstacles lgaux taient mis l'intgration, on ne peut qu'mettre des doutessur son accomplissement rapide et sans heurts

    Paris, terre d'accueil ?

    Sur le point des relations entre ouvriers de provenances opposes, l'harmonie n'tait

    pas ce qui l'emportait28. N'opposons pas forcment natifs et migrants : le vrai clivage taitentre ouvriers installs Paris, sdentaires, et la masse des nouveaux venus. Il est vrai quec'tait plutt parmi les ouvriers ns Paris, ayant souvent acquis au cours de leurapprentissage une grande valeur professionnelle, que se manifestait l'occasion unsentiment de supriorit par rapport aux ouvriers du mme mtier travaillant en provinceou l'tranger. Les rapports des dlgations ouvrires aux Expositions universelles quiont lieu cette poque en Europe ou en Amrique tmoignent du net chauvinisme deleurs auteurs. De faon plus gnrale, dans beaucoup de professions [51], les ouvriers deParis avaient des paroles trs dures contre les ouvriers ruraux qui, estimaient-ils,acceptaient les salaires drisoires que des entrepreneurs la recherche d'une maind'uvre moins chre que celle des villes venaient leur proposer. La province et l'trangertaient souvent perus comme des concurrents redoutables, risquant terme de priver lesateliers parisiens de toute commande, et mme de faire disparatre toute industrie deParis si rien n'tait fait pour empcher les patrons de transporter les ateliers en-dehors deParis, de "dlocaliser", comme on ne disait pas encore. Ainsi en 1911 un syndicaliste del'industrie du meuble, n'hsitait pas dire que les patrons en cas de grve pouvaientmaintenant "faire excuter leurs commandes dans leurs usines d'Italie, de Belgique et

    27 . Voir l'ouvrage fondamental d'Annie Moulin, Les maons de la Creuse. Les origines du mouvement,Institut d'histoire du Massif central, Facult des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1994,564 p. (1er d. en 1986). Du 18e au 19e sicles, la continuit du phnomne de la fixation nous ap pa ra t

    certaine ; voir aussi nos remarques prsentes dans les "Souvenirs dun maon de la Creuse, par l eSolitaire", in Recherches contemporaines, n 3, 1995-1996, p. 161-191.28 . Tout ce qui suit rsume certains aspects de nos recherches, ici principalement bases sur les documentsparlementaires, les rapports de police et la presse, syndicale et autre.

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    d'ailleurs, mme du Japon" 29 ! Le mouvement syndical de cette poque, refltant un tatd'esprit trs rpandu, tait spontanment protectionniste, rclamant notamment quesoient vots de lourds droits d'octroi municipal sur les produits dj fabriqus et introduitssur le march parisien pour y tre vendus au mpris du travail et de l'emploi des ouvriers

    de la capitale.Il y avait donc un climat psychologique qui ne disposait pas en faveur des ouvriersmigrants. L'ouvrier parisien, quand il s'estimait victime de concurrence sur le march dutravail, avait deux btes noires : l'ouvrier saisonnier et l'ouvrier tranger. Que leurreprochait-on ? L'un et l'autre taient rputs accepter de bas salaires et particulirementde travailler au-dessous du tarif salarial quand il en existait un , tre les prfrs despatrons en raison de leur docilit, et ne songer qu' travailler le plus possible, "faire desheures", en dpensant le minimum pour leur logement ou leur nourriture de faon retourner chez eux avec le maximum d'argent ds que le travail venait manquer, alorsque l'ouvrier sdentaire, lui, avait une famille nourrir et des frais que tous ces profiteursn'avaient pas. Il y aurait videmment bien des choses dire sur la ralit de ces griefsL'ouvrier tranger tait souvent un homme mari et il n'tait pas forcment le plus mal

    pay, mme si cela arrivait comme dans le cas des terrassiers italiens par exemple certaines poques. Le saisonnier tout particulirement dans le btiment, o il resteeffectivement nombreux on l'a vu propos des maons tait en ralit trs attentif surla question du salaire il tait l pour a ! , mais il est vrai que sur la question du nombred'heures, des divergences existaient avec les sdentaires : dans la maonnerie prcisment,pas question pour eux de faire grve pour la rduction de la journe de travail, les 9heures rclames par le syndicat [52] en 1909 par exemple. D'o, on s'en doute, d'assezfortes tensions entre les deux groupes

    Jusqu'o allait ce sentiment hostile aux migrants ? On voit des syndicalistesdemander ce que l'accs certaines professions du secteur public soit assorti d'un tempsminimum de prsence Paris ; on voit des syndicats exclure les trangers de leur rang et

    des militants demander l'occasion d'une grve le renvoi des trangers travaillant dansl'entreprise En 1893, le syndicat des terrassiers mne une trs virulente campagne contreles Italiens ; l'anne suivante, l'assassinat Lyon du prsident Sadi Carnot par unanarchiste italien entrane Paris plusieurs grves ou manifestations demandantl'expulsion d'ouvriers transalpins, par exemple dans les usines gaz ou chez les

    briquetiers, Belleville. Sur cette question de la violence, il faut apporter une nuanceconsidrable : Paris autant la violence verbale peut tre grande l'occasion, autant laviolence physique est rare et de peu de porte. Certaines fois, on a frl le drame, maissans jamais y entrer. Je songe "l'affaire Pellerin", en 190830 . C'tait un gros entrepreneurdu mtro qui, pour briser une grve particulirement dure mene par les terrassiersparisiens, avait fait venir des Bretons. Le syndicat russit entraner les Bretons laBourse du travail et les convaincre de repartir chez eux, ses frais. La grve futvictorieuse, et Pellerin dut d'ailleurs rembourser le syndicat des frais de rapatriement desBretons Dans cette affaire, c'est sans doute l'attitude du syndicat qui a empch lesdbordements violents auxquels certains ouvriers taient prts contre les jaunes. Lesincidents xnophobes de 1893-1894 Paris n'ont rien voir en virulence avec ce qui s'estpass ailleurs en France, notamment, en aot 1893, dans la petite ville d'Aigues-Mortes oneuf Italiens ont t lynchs par la foule31 . Paris n'a jamais t une ville trs violente,

    29 . Thomsen, "Le mouvement des 9 heures", in La Bataille syndicaliste , 1er nov. 1911.30 . Cette affaire a t raconte pour la premire fois par Didier Crisiani et Catherine Dubois, Les

    terrassiers en grve dans le dpartement de la Seine (1890-1914) . Mmoire de matrise, Universit de Paris1, 1977, 504 p.31 . Sur Aigues-Mortes, voir Enzo Barnab, Le sang des marais. Aigues-Mortes 17 aot 1893, une tragdie d el'immigration italienne , Marseille, ditions Via Valeriano, 1993, 128 p.

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    contrairement peut-tre ce que l'on pourrait croire32 . Les historiens de la dlinquance etde la criminalit pensent d'ailleurs depuis longtemps que la campagne fut au 19e sicleplus violente que la ville en gnral et que c'tait les zones rurales o les conflits entre lesindividus ou les groupes tournaient le plus facilement l'affrontement [53] direct. Peut-

    tre y a-t-il l, dans cette plus grande amnit des villes, un facteur qui a favoris lerapprochement et la comprhensionEn tout cas, Paris, des voix ouvrires se sont toujours leves pour le dpassement

    de ces clivages, au nom de l'internationalisme et de la fraternit. Non sans ambigutcependant. Aprs 1900, par exemple, on voit des syndicats parisiens crer en leur sein des"sections trangres" destines rassembler la main d'uvre trangre du mtier. Maispourquoi diable une organisation part ? C'est que, disait-on, des contacts rgulierspourraient tre plus facilement tablis entre ces sections et les organisations trangres dumme mtier, de faon ce que ces dernires dissuadent leurs nationaux de venir Parisds lors que l'organisation parisienne estimerait qu'il y avait trop d'ouvriers sur le marchdu travail On comprend mieux que, dans l'opinion ouvrire en gnral, les mesuresprises par les pouvoirs publics pour freiner l'emploi ou contrler la venue des trangers

    aient t accueillies avec faveur ou en tout cas sans protestation. Les dcrets de 1899 quifixaient un quota d'ouvriers trangers sur les chantiers de travaux publics 10 % Paris sont, si j'ose dire, passs comme une lettre la poste33 . Il y aurait une tude entreprendre sur les ractions ouvrires la loi du 8 aot 1893, dite "loi relative au sjourdes trangers en France et la protection du travail national", qui imposait tout trangervenant travailler dans une commune de se faire connatre et enregistrer. Il est a priori fortdouteux qu'on y ait vu l'poque autre chose qu'une mesure parfaitement justifie.

    La construction du "peuple de Paris"

    Tous ces conflits, tous ces mouvements d'opinion jouent donc cette fois commeautant d'obstacles l'intgration. Ds lors, n'y avait-il pas d'autre faon de vivre ou de

    survivre Paris que de rester le plus qu'il tait possible quelqu'un de son pays, o que ftce pays ? Il est manifeste que nombre de provinciaux et d'trangers gardaient deshabitudes alimentaires, des croyances, des comportements, bref toute une partie de leurculture native. Mais, dans ce domaine, nos connaissances, il faut le reconnatre, sontembryonnaires. Nous ne savons quasiment rien sur l'usage Paris des langues rgionales,des "patois". Certains jeux d'enfants ou d'adultes auxquels on voit la population se livrer certaines [55] occasions festives, comme par exemple les ftes de quartier lors des 14

    juillet, sont peut-tre d'origine provinciale, mais il est difficile de trancher. Qu'en tait-il surle plan des pratiques religieuses ? On trouvait dans le Shtelt des lieux de cultes et des

    boutiques qui permettaient tout juif pieux de vivre selon ses croyances, mais, il est vrai,dans certaines limites, imposes par le milieu parisien. Dans les ateliers de casquettes, parexemple, on travaillait le samedi, grave entorse comme on sait la religion mosaque. De

    plus, il faut savoir que beaucoup des pratiques culturelles chez les migrants de province,tout particulirement dans le domaine de la musique, des chansons ou des costumes,n'taient parfois que des transformations ou des rinterprtations urbaines, l'usage desmigrants, mais aussi de tous les Parisiens, d'lments imports des cultures locales, quand

    32 . Voir les recherches conduites par Jean-Claude Farcy au Centre d'histoire de la France contemporainede l'Universit de Paris-X Nanterre, et notamment son rapport : J.-Cl. Farcy et Francis Dmier, Regards surla dlinquance parisienne la fin du XIXe sicle. Rapport de recherche sur les jugements correctionnels duTribunal de la Seine(annes 1888-1894) , Centre dhistoire de la France contemporaine, 1998, 255 p.

    33 . Il convient de souligner cependant que ces dcrets obligeaient les employeurs respecter pour tous,trangers comme nationaux, les conditions de travail en vigueur dans la localit. Si la frontire tait biennettement trace entre les ayants droit et les autres mcanisme bien mis en valeur par Grard Noiriel , onrestait fort loin de la prfrence nationale rclame par certains ouvriers (et tant de bourgeois !).

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    ce n'tait pas tout simplement de pures et simples inventions34 . Il faut faire la part entreune culture factice une culture pour syndicat d'initiative et une culture vraie celle duCheval d'orgueil par exemple , mme si avec le temps il devient de plus en plus dlicat dedmler l'une de l'autre

    On parle aussi beaucoup des liens qui auraient t solidement maintenus avec le paysnatal, cela fait partie d'ailleurs des vidences historiographiques de l'poque des "colonies".Rien n'est moins sr en fait Dans une tude rcemment acheve et portant sur lesmigrations vers Paris la fin du sicle, nous avons pu constater que les provinciaux qui nese fixent pas Paris et en repartent au bout de quelques annes de sjour retournentrarement dans leur pays : 10 % peine reviennent dans leur commune d'origine 35 . Cersultat ne cadre gure, en ce qui concerne ceux qui restent, avec l'ide de rapports troitsentretenus avec le pays natal Nous touchons en effet ici la question des associationsd'originaires, si nombreuses Paris cette poque. Mais quels sont leur rle et leurinfluence exacts ? Elles sont fort loin de regrouper l'ensemble des originaires intresss,mme chez les Auvergnats. Les amicales auvergnates, bases sur la commune ou lecanton de naissance Les enfants de , avaient la plupart du temps un recrutement

    limit au milieu commerant. On ne peut aussi que constater l'chec final de toutes lessocits montes par des notables et des prtres la Paroisse Bretonne par exemple quivisaient l'encadrement des migrants [55] de faon, en leur faisant miroiter certainsavantages, notamment l'accs certains emplois, garder intacte la foi qui tait la leur enarrivant Paris et les prserver de l'influence du milieu parisien.

    Au fond, toute la question est l. Dans quelle mesure le migrant le provincialcomme l'tranger tait-il transform par le milieu o il arrivait ? S'il restait fidle descomportements et des valeurs venant de son milieu d'origine, tait-ce donc pour seprotger d'un milieu parisien indiffrent ou hostile, ou bien tait-ce en fait le signe d'unedouble identit, d'une appartenance deux mondes, en attendant que chez ses enfantsl'identit rgionale s'efface compltement, quitte resurgir plus tard, la troisime

    gnration, quand viendra le got des retrouvailles avec les origines oublies.L'engouement actuel des Franais pour la gnalogie est un hommage indirect l'intgration de leurs ascendants. Il ne faut pas non plus oublier la capacit du milieuparisien absorber les apports culturels exognes pour en faire quelque chose dediffrent, c'est--dire de parisien. Le langage du peuple de Paris non pas l'argot, cetteinvention des policiers pour romanciers nafs et journalistes presss, mais le langagepopulaire est fait d'emprunts multiples aux patois et aux jargons. Et quel meilleurexemple de ce syncrtisme culturel que l'accordon ? Des musiciens auvergnats et desmusiciens italiens se rencontraient dans des petits bals de quartier rue de Lappe, maisaussi bien ailleurs et jouaient ensemble, chacun sur leurs instruments, jusqu' ce ques'impose celui utilis par les Italiens, l'accordon. Cet instrument de musique, qui estdevenu le symbole musical du Paris populaire, comme la Tour Eiffel peut l'tre de Paristout court, rsulte en quelque sorte de la fusion de deux traditions culturelles venuesd'ailleurs.

    Chez les migrants parisiens de 1880 et ou de 1890, la transformation par le milieu sevoit bien dans les quelques rcits de vie que l'on possde, elle se lit aussi dans la peurexprime par les notables et les prtres devant l'influence pernicieuse leurs yeuxqu'exeraient sur la population locale les saisonniers de retour de la capitale. Mais

    34 . Voir la thse de Jean-Paul Champseix, L'image de la Bretagne et du Breton dans la littrature et l apara-littrature franaise d'audience nationale de Chateaubriand Bcassine . Thse de 3e cycle deLettres modernes, Universit de Paris-X, 1984, 386 p., et l 'article Catherine Bertho, "Linvention de l a

    Bretagne. Gense sociale dun strotype", in Actes de la recherche en sciences sociales , nov. 1980, p. 45-62.35 . Voir J.-C. Farcy et A. Faure, Une gnration de Franais l'preuve de la mobilit. Vers et dans Par is,PIR-Villes et Universit de Paris X -Nanterre /Centre d'histoire de la France contemporaine, 1998, 2 vol. ,388 +186 p. Rapport paratre l'INED.

  • 8/9/2019 Alain Faure - Comment devenait-on parisien ? La question de l'intgration dans le Paris de la fin du 19e sicle (1999)

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    comment juger de la profondeur de cette transformation ? O sont les instruments demesure, et o sont les sources ?

    Sans doute faut-il rechercher et analyser au plus prs les moments o s'exprimenettement une identit parisienne, je veux dire un sentiment commun d'appartenance

    cette ville, qui, dans le peuple, transcenderait la diversit des origines Les 14 juillet dansl'aspect faubourien de cette fte naturellement , certains 1er mai et certaines mi-carmeont t, ont pu tre des moments d'unanimisme urbain. Faut-il alors rsolument rentrerdans l'histoire politique et rexaminer, avec ce regard de l'intgration, certains pisodes,notamment les ftes et les dfils civiques ? Comment ne pas voquer le formidable dfildes organisations populaires [56], le 18 novembre 1899, pour l'inauguration du "Triomphede la Rpublique", le monument de la place de la Nation, o, pour ce qui tait en ralit ladfense de la rpublique face ses ennemis mobiliss par l'affaire Dreyfus, on put voir deschambres syndicales ouvrires, des associations d'anciens lves, des organisationspatronales, des socits d'originaires, etc brler le mme pav36. Mais, justement,comment s'harmonisait ce sentiment avec le sentiment national, et son corollaire, lenationalisme ? En tait-il l'apprentissage, ou tait-ce autre chose ? Mais alors pourquoi ces

    fraternits festives et politiques n'ont-elles pas empch ce mme peuple d'aller laguerre, en juillet 1914 C'est, je l'avoue, pour moi une grande nigme.

    36 . Allusion ici la "Liste des Syndicats et Socits devant prendre part au dfil" tablie par la police.