Alain Faure - Paris, "gouffre de l'humanité" ? (2004)

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    PARIS, "GOUFFRE DE L'ESPCE HUMAINE" ?

    Article publi dans French historical studies , hiver 2004 ("New Perspectives onModern Paris"), p. 49-86.

    La pagination originale est donne en italiques entre crochets.

    Alain FAUREUniversit de Paris X-Nanterre

    [email protected]

    La dmographie historique franaise est une trs respectable personne qui, dans samaturit, est tombe amoureuse de la mobilit. Le cap rsolument mis sur les migrations,depuis une ou deux dcennies, a loign la recherche d'objets plus classiques comme

    l'histoire dmographique des territoires, qu'ils soient urbains ou ruraux, avec son arsenald'instruments prouvs, taux de natalit et de mortalit, soldes naturels et autres calculs ouratios Bien sr cette dmographie " l'ancienne" n'a jamais ignor les phnomnesmigratoires, mais il est vrai que ces derniers, apprhends seulement en un lieu fixe et nondans toute leur continuit gographique, perdent beaucoup de leur sve1. Cependantl'enfermement dans un territoire garde de grandes vertus explicatives, et nous voudrionsici le rappeler en nous attaquant, dans le cadre du Paris de la fin du 19e sicle, au problmede la surmortalit urbaine, plus prcisment et plus modestement un aspectparticulier de ce problme, la surmortalit des migrants.

    L'ide de la ville dvoreuse d'hommes, du gchis humain la clef [49] de sonexistence, est une ide ancienne, probablement dj banale quand Rousseau eut cesphrases sans appel et destines tre cites et rcites pendant un bon sicle et demi2 :

    "Les hommes ne sont point faits pour tre entasss en fourmilires [] Les villessont le gouffre de lespce humaine. Au bout de quelques gnrations, les races prissentou dgnrent, il faut les renouveler et cest toujours la campagne qui fournit cerenouvellement."

    1. L'enqute dite des "3000 familles", entreprise par Jacques Dupquier, vise bien dpasser l amonographie communale ou paroissiale chre la dmographie historique en utilisant d'autre manire lesdocuments d'tat civil sur lesquels cette dernire avait fond ses travaux : "En effet, la reconstitution desfamilles ne permet de saisir intgralement que les individus ns, maris et dcds dans la paroisse, lequartier ou la ville tudis. Pour les autres, il manque toujours l'origine ou la destination" (J. Dupquier et

    D. Kessler dir., La socit franaise au 19e sicle , Paris, Fayard, 1992, p. 23-28). Ce sont les matriaux decette enqute qui ont fourni la matire de l'important ouvrage de Paul-Andr Rosental, Les sentiersinvisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du 19e sicle , Paris, ditions de l'cole pratiquedes hautes tudes en sciences sociales, 1999, 256 p. Nous avons pour notre part suivi la mme voie par uneautre source que l'tat civil, savoir les registres matricules du contingent mili taire, dpouills parsondage pour la classe 1880 dans notre tude mene avec Jean-Claude Farcy, La mobilit d'une gnrationde Franais. Recherche sur les migrations et les dmnagements vers et dans Paris la fin du 19e sicle,Paris, INED, 2003, XVI-616 p. + CD Rom. Beaucoup d'autres travaux seraient citer dans ce champ derecherches aujourd'hui trs frquent.2. Clbre passage du Livre 1 de l'mile de Jean-Jacques Rousseau, paru en 1762.

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    Pour tous les historiens dmographes ayant abord ces questions, la surmortalit desvilles du pass semble n'avoir jamais fait l'ombre d'un doute. Parmi les nombreuxphnomnes mis en avant pour l'expliquer, figurent en bonne place l'insalubrit etl'entassement propices aux pidmies, une norme mortalit infantile3 , et aussi, commel'crit Jacques Dupquier "la surmortalit particulire des migrants", qui, mme aprs 1914,"se superpose la surmortalit gnrale des citadins"4. Plus prudent, mais au fond trs

    convaincu, Yves Tugault estime qu'au 19e sicle et encore au dbut du 20e, la surmortalitdes villes en gnral tait "sans doute accentue pour les migrants"5.Une histoire de Rouenest beaucoup plus premptoire : les excrables conditions de vie rgnant dans certainsquartiers et les "tares sociales" abrgeant les existences frappaient et dcimaient en prioritles migrants. Bref, il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la surmortalit qui dsolaittant les responsables de la cit normande tout au long du 19e sicle6. Le but de cet articleest prcisment de contester ce genre d'affirmation, en nous cantonnant bien sr l'exemple parisien. Est-il juste de dire que les migrants venant vivre et travailler Parisdans le dernier tiers du sicle taient la proie privilgie des maladies et de la mort ? Cetargument vedette des tenants de la surmortalit urbaine rsiste-t-il l'preuve du chiffre ?

    La question du "sang neuf"

    Un mot d'abord sur l'origine, l'allure et l'esprit de ces migrants.Paris, des lendemains de la Commune la Grande Guerre gagne un million

    d'habitants ou peu s'en faut7. Ce bond en avant de la population parisienne [50] estdabord mettre sur le compte de limmigration, mais point exclusivement : le soldenaturel de la capitale, constamment positif cette poque, reprsente 23,9 % de lacroissance de la population, toutes priodes inter-censitaires confondues8. Il existe donc,notons-le, il a toujours exist Paris, une population native importante.

    tablissons dabord la carte didentit rgionale du migrant parisien, occasion deprciser que nous ne parlerons ici que des Franais ou naturaliss Franais , laissant dect les nombreux trangers9. De plus, dans un souci de prsenter des donneshomognes, nous n'avons retenu que les Franais ns en France, ce qui, cette fois, laisse

    chapper peu de monde10 . De quelles rgions taient issus les provinciaux prsents ou3. "La mort frappe avant tout ceux qui n'ont pas encore procr", lit-on sous la plume de Hugues Neveux etRoger Chartier, dans l'Histoire de la France urbaine , Paris, Seuil, t. 3, 1981, p. 52.4. J. Dupquier, La surmortalit urbaine", in Annales de dmographie historique, 1990, p. 7-11.5. Pour ce dmographe, la surmortalit des migrants ne disparat que vers 1940, et encore la faveur dechangements dans les migrations amenant dsormais en ville "des classes sociales bnficiant d'un plushaut niveau de vie". Voir Yves Tugault, La mesure de la mobilit , Paris, PUF et INED, 1973, p. 30-33 , p.185 et suiv.6 . Michel Mollat dir., Histoire de Rouen, Toulouse, Privat, 1979, p. 325-327.7 . Passant trs exactement de 1 851 792 en 1872 2 847 229habitants en 1911.8. D'aprs les donnes publies par l'Annuaire statistique de la ville de Paris ; le volume de l'anne 1912reprend, pour tout Paris, le nombre des mariages, naissances et dcs depuis 1820.9. Le nombre des trangers Paris passe de 104 586 en 1872 194 022 en 1911, soit cette date 6,8 % de l apopulation de la ville.10 . Daprs les Rsultats statistiques du dnombrement de 1891 pour la Ville de Paris et le dpartement d ela Seine et renseignements relatifs aux dnombrements antrieurs (Paris, G. Masson, 1894) dont nousreprenons ici les donnes, le nombre des Franais et naturaliss ns en Algrie ou dans une colonie franaisetait de 5286, et le nombre de Franais ns ltranger de 24.790. Ces 30.000 personnes reprsentaient 2,25 %de lensemble des nationaux recenss Paris et ns en dehors de la Seine ; vivaient aussi Paris destrangers ns en France ailleurs que dans la Seine, prs de 10.000 (9634 exactement).

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    fixs Paris en ce bout de sicle ? Partons de 1891, recensement meilleur que ceux desannes 1880. A cette date, Paris continue largement puiser dans sa rgion : la Seine-et-Oise et la Seine-et-Marne reprsentent plus de 100 000 originaires, 8,7 % du contingent nonparisien chez les nationaux. Les gens du Nord Picards, Artsiens, Flamands taientencore plus nombreux, prs de 140 000 pour les cinq dpartements classs aujourdhuidans la rgion Nord-Pas-de-Calais. Ce sont l des traits anciens, des donnes permanentes

    de lhistoire dmographique de Paris11

    . Propre lpoque est lnormit du contingentalsacien-lorrain, plus de 120 000 personnes, si on ajoute aux dpartements perdus lesoriginaires de Meurthe-et-Moselle et du Territoire de Belfort. Cette prsence massive taitle fruit dune immigration au total fort complexe, puisque forme la fois de gens fixs Paris avant 1870, doptants ayant quitt le pays au moment du trait de Francfort12 , etaussi d'migrs partis aprs 1871 Neuve aussi par son ampleur13 , mais promise perdurer tait la migration en provenance [51]de la Bourgogne et des confins du Bassinparisien : le Loiret, lYonne, la Nivre fournissaient alors la capitale deux fois plusdhabitants que les quatre dpartements bretons runis En effet, hormis quelques casattendus comme la Creuse, le Cantal ou l'Aveyron et sans oublier les dpartementsnormands le reste des contingents dpartementaux Paris seffilochait entre louest et lesud de la France do, au regard des flots humains en provenance des dpartements

    septentrionaux et centraux, ne partaient plus que de minces filets. Trente-troisdpartements, tous situs l, comptaient chacun moins de 10 000 ressortissants dans lacapitale, une misre dans cette migration provinciale plthorique. Un coup dil sur lacarte qui suit, o figurent les dpartements dont les originaires installs dans la capitale, en1891, taient au moins au nombre de 20 000, rsume bien lorientation majoritairementnordiste et centrale du bassin dmographique parisien dalors :

    11 . Voir lanalyse classique de Louis Chevalier, La formation de la population au XIXe sicle. Paris, PUFet INED, 1950,p. 164 et suiv.12 . Une "colonie" de 120 000 personnes recenses Paris vingt ans aprs le trait de Francfort suppose queParis avait t la principale destination des migrs alsaciens-lorrains avant 1871 et en 1871, au moment del'option. Voir Andr Walh, Loption et lmigration des Alsaciens-Lorrains (1871-1872) , Paris, Oprhys,1974, passim et surtout p. 192.13 . Christine Piette et Barrie M. Ratcliffe dans leur trs stimulant article ("Les migrants et la vil le : unnouveau regard sur le Paris de la premire moiti du XIXe sicle, in Annales de dmographie historique,1993, p. 271 et suiv.) plaident en faveur de lide dune prcoce et large diversification de l'aire derecrutement de la capitale. Certes, mais ne perdons pas de vue les chiffres absolus : la massification ducourant issu de ces rgions centrales date bien de la fin du sicle.

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    Figure 1 Dpartements comptant au moins 20 000 originaires vivant Paris en 1891

    Les deux dcennies suivantes allaient connatre une certaine redistribution descontingents. La croissance des provinciaux de naissance stablit ainsi globalement :

    1891 1 300 937 1001901 1 382 678 106,31911 1 456 420 111,9

    mais est loin de se rpartir d'gale faon entre les rgions migrantes. Nous avonscompar le nombre des ressortissants Paris de chaque dpartement en 1891 et en 1911 14,puis report sur les cartes (Figure 2, page 6) soit une diminution de contingent, soit sonaugmentation en distinguant deux seuils, 12 % et 25 % de croissance relative 15 [52]

    La France dont les contingents migratoires sont en recul absolu est la presque inverse

    de la France o ils sont en forte progression, les cartes intermdiaires ne faisant quecomplter le puzzle dans le sens dune coupure est-ouest du pays, coupure qui implique uneffacement des rgions de plus ancienne et plus forte migration vers Paris. Il y a bien decela : la Seine-et-Marne recule de plus de 2 000 personnes, la Somme galement, lAisnepresque autant, tout comme les rares dpartements de lOuest bien placs jusque l dansles contingents parisiens comme l'Orne et la Sarthe. Cependant, dans le reste desdpartements traditionnellement en pointe, cest plus une stagnation quun net et francrecul : lYonne, la Cte-d'Or, lOise nont perdu en vingt ans que quelques centaines deressortissants. Notons par ailleurs que le Pas-de-Calais gagne 2 000 personnes, et le Nordplus de 4 000, soit une progression modeste, mais relle, gale respectivement 8,7 % et 9,1 % Le Nord dpassait lYonne en tte des dpartements les plus reprsents Paris,dpartements limitrophes exclus. Cest pour la seule France de lest que lon pourrait parler

    dun effondrement des migrations. LAlsace-Lorraine, par dfinition en quelque sorte, nepouvait que reculer, mais lampleur de ce recul 51 568 personnes en moins, 56,6 % ducontingent alsacien-lorrain recens en 1891 laisse songeur : quelle est la part de14 . Voir le tableau formant l'annexe 1, en fin de d'article, qui donne, pour les deux dates, les chiffresdtaills des contingents dpartementaux.15 . Lidal serait de calculer la rpartition des ges lintrieur des contingents dpartementaux afin demieux pouvoir les dater, mais notre connaissance, aucune source globale, imprime ou manuscrite,nautorise cela pour le Paris du 19e sicle.

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    lmigration et la part de la mortalit dans cette dcimation statistique ? Mais les provincesperdues ntaient pas seules en cause : les Vosges, la Meuse et la Meurthe-et-Moselle, maisaussi la Haute-Sane dans le Jura dpartement en noir dans la carte prcdente descontingents de plus de 20 000 personnes (Figure 1) , mais aussi la Haute-Marne et lesArdennes, autant de dpartements dont le nombre de ressortissants Paris staientrarfis : songeons que les trois dpartements de la rgion lorraine cits linstant avaient

    perdu 17 500 originaires en deux dcennies ! En ces rgions, des bouleversements de tousordres l'industrialisation, en premier lieu avaient eu pour effet de dtourner, voire detarir, la migration destination de la capitale, alors que dans dautres un nombre croissantde migrants prenaient ce chemin. [54]

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    Figure 2Croissance ou dcroissance du nombre des originaires de chaque dpartement

    vivant Paris entre 1891et 1911 [53]

    2 a. Diminution2 b. Augmentation

    jusqu' 11,9 %

    2 c. Augmentationde 12 24,9 % d. Augmentation

    de 25 % et plus

    L non plus, cependant, nexagrons pas la nouveaut. Il est des dpartements qui nefont que renforcer une prsence dj importante de leurs originaires, comme la Sane-et-Loire et surtout la Nivre : 35,4 % de progression pour ce dernier dpartement, dj fortde 29 000 personnes en 1891 Paris. Il est aussi des rgions, dj bien reprsentes par unou deux dpartements, o la migration vers Paris semble faire tache dhuile, commelAuvergne avec la Haute-Loire et surtout lAllier, ou encore le Limousin avec la Corrzequi, alors que stagne la Creuse, explose littralement avec une progression de 15 000

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    personnes, soit un gain de 120 %. Reste la spectaculaire avance de toute la faade ouestdu pays, voire de la faade mditerranenne. Mais l, en raison du faible nombredoriginaires au dpart, en 1891, il suffisait souvent dun courant un peu fort pourentraner une progression spectaculaire, de 50 % ou plus ; en ralit, bon nombre de cesdpartements restaient en-dessous des 10 000 ressortissants Paris. Certaines progressionssont cependant on ne peut plus relles ; citons la Gironde, le Lot, le Maine-et-Loire et

    surtout la Bretagne, dont sonne lheure. Les Bretons passent Paris, en vingt ans, de 55 245reprsentants 89 155, soit un bond de 61,4 %. Leur progression est suprieure celle desLimousins, pourtant dynamiss par la Corrze, et ils dpassent dsormais en nombre lesAuvergnats, talonnant presque les originaires de la rgion parisienne16

    Pour rsumer tout cela, disons quen vingt ans, il stait opr un lger remodelagede limmigration provinciale Paris : des ples anciens reculent ou se diversifient, denouveaux points forts apparaissent. Jamais sans doute le Paris provincial ne fut plusbigarr qu' cette poque de si grande mobilit.

    Mais ces apports provinciaux, peut-on les "qualifier" autrement que par leurs originesgographiques ? Apportent-ils avec eux des caractristiques et des qualits physiques quiles distingueraient de la population ne Paris ? Seraient-ils une sorte sang neuf pour lacapitale ?

    Ces questions drivent dune interrogation sur la migration et ses logiquesprofondes. Dans un milieu local et social donn, les facteurs collectifs qui jouent en faveurdu dpart sont par dfinition les mmes : or, tout le monde ne part pas. Pourquoi ds lorsun individu se dplace-t-il, et pourquoi tel autre, pourtant son voisin, n'en fait-il pointautant ? Question sans doute dabord dintgrit physique, mais point seulement : quitterson pays, mme avec en tte lide du retour, nest-ce pas faire preuve surtout de forcedme, dnergie, dun certain esprit dentreprise qui vous pousse et qui nest pas donn tous. Bien sr le milieu local exerce des pressions, parfois il organise les dparts 17 , maislmigration est dabord la conclusion dun colloque intrieur18, [55] o l'individu dcide dedonner un nouveau cours sa vie. Adopter un tel point de vue, c'est gagner une visionmoins "misrabiliste" de la migration que dans tous les crits accumuls depuis un sicle sur"lexode rural" : pour le migrant pauvre, la migration est dabord une raction contre lamisre, elle nest pas une misre de plus. La migration est toujours heureuse quelque part.

    Un tel point de vue revient s'affranchir des dterminations collectives, de la pesesur l'individu des dterminations conomiques locales ou gnrales, o son avenir seraiten quelque sorte dict par la survenue des crises ou des changements structurels, mais il sespare aussi des analyses o l'unit d'observation est la ligne, la famille ou toutes lesautres "configurations interpersonnelles" qui pour certains constituent l'universelle16 . Le nombre doriginaires de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne prsents Paris en 1911 tait de 102 753personnes.17 . Cela est bien clair dans le cas des migrations saisonnires depuis longtemps pratiques. Par exemple,parlant du cas des orphelins dont le sort tait tranch par les assembles de village, en Dauphin, sous

    l'Ancien Rgime, une auteure affirmait que "ces destins scells" renvoyaient " des normes de comportementsur lesquels les individus ont peu de prise" (Laurence Fontaine, "Solidari ts famil iales et logiquesmigratoires en pays de montagne l'poque moderne", in Annales, 1990, n 6, p. 1445).18 . Gabriel Dsert, tudiant lmigration en Basse-Normandie dans le dernier tiers du 19e sicle, soulignefort bien quel point rien nest simple ou univoque dans les causes de dpart : le "surpeuplement" nexpliquepas grand chose, ce ne sont pas les plus pauvres qui partent le plus couramment et, ses yeux, il convient dedistinguer entre migration sauvage dicte par la misre et migration raisonne fruit dun calcul.Il a aussi cette phrase : Quitter le milieu dans lequel on vit, ou mme qui vous a vu natre, relveessentiellement dune dcision personnelle. G. Dsert, Aperu sur lexode rural en Basse-Normandie l afin du XIXe sicle, in Revue historique , juillet-septembre 1973, passim et p. 112.

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    mdiation entre le migrant et le contexte socio-conomique19 . On dira que cetteinstallation de l'individu au centre de la dcision de dpart relve d'une analyse"psychologisante" commode voquer et difficilement connaissable. Sans doute, mais laralit et l'efficience d'une mdiation de la famille et du groupe entre l'individu et lespesanteurs collectives ne relvent-elles pas aussi d'une sorte de psychologie, dont leslogiques sont aussi difficiles pntrer que celle de l'individu face lui-mme et au

    monde ?Avec ce point de vue de la migration acte individuel de volont, on court nanmoinsle risque de penser ou de faire penser que ceux qui restent reprsentent forcment lesindividus les moins volontaires, les plus passifs, les faibles tous les points de vue, unesorte de "rebut", une fois partis "les meilleurs". Vision et formulation faut-il le dire ? tout fait inacceptables, ne serait-ce pour cette raison que "russir" au pays nincite point enpartir ! Nanmoins la question des caractristiques dune ventuelle "slection" doit trepose, et parfois, au cours d'une recherche, elle surgit alors que l'auteur ne s'y attend pasou en repousse l'ide20 . Ainsi Guy Pourcher traitant du peuplement de Paris [56] au 20esicle note bien que les carrires professionnelles des Parisiens et des provinciaux denaissance, statut social comparable bien sr, sont les mmes, mais l'auteur constate aussique les provinciaux se diffrencient sur un point : leur propension plus grande se marier.

    Pourquoi ? Si l'on admet, dit-il, mais encore faut-il l'admettre que ceux qui restentclibataires sont des individus "physiquement ou psychologiquement" non en mesured'assumer une famille, on peut penser que, dans un contexte migratoire, ce ne seront pointles plus enclins "entreprendre des dplacements motivs par le dsir de promotion". D'oce raisonnement et sa chute 21 :

    "Les migrants qui arrivent clibataires laissent derrire eux les individus les moinsaptes au mariage, et sont, en quelque sorte, plus destins se marier que les Parisiens denaissance parmi lesquels, figurent, au contraire, tous ceux qui ne se marieront pas [].

    S'il existe un lien entre le dsir de promotion dans son sens le plus large, voire mmeentre la volont d'accomplissement et le mariage, le fait qui vient d'tre mis en lumire l'occasion de la nuptialit, laisserait pressentir que la migration ne concerne pas tous lesindividus sans distinction. La migration serait slective. Ce serait, en effet, plutt 'les

    meilleurs' qui partent sans qu'il soit possible de donner un sens prcis ce que l'on peutentendre par le terme de 'les meilleurs' ."

    Jean Piti, traitant du Poitou en voie de dpeuplement, n'est pas loin d'admettre que"ce sont bien les lments les plus dous" qui quittent le village, mme s'il assimile un peutrop vite valeur de l'individu, intelligence et russite l'cole22 .

    19 . Nous visons l l'tude de Paul-Andr Rosental, Les sentiers invisibles , op. cit.20 . Certains se refusent sinterroger sur les "qualits" respectives de ceux qui partent et de ceux qui restent :Ce type de recherches, crit Roger Bteille (Les Aveyronnais, essai gographique sur l'espace huma in,Poitiers, 1974, p. 226) parait difficile raliser dans la mesure o il touche la personnalit des migrantsou des groupes humains de dpart, et o il implique un jugement de valeur qui pourrait prendre un aspectdsobligeant pour certains.21 . Guy Pourcher, Le peuplement de Paris. Origine rgionale. Composition sociale. Attitudes etmotivations, Paris, INED, p. 216-218.22 . Jean Piti, Exode rural et migrations intrieures en France. L'exemple de la Vienne et du Poitou-Charentes. Poitiers, Norois, 1971, p. 410-413 ; plus loin, il prcise: "Aujourd'hui, l'cole joue le rle d'uncrible qui slectionnerait les meilleurs en les prparant au dpart" (p. 455) Selon un gnticien despopulations, "lorsquil y a migration vers une autre rgion, vers une terre lointaine, il se produit unphnomne mystrieux : la slection lmigration , une sorte de tri au dpart : n'migre pas qui veut ! []Jai constat que les migrants vers une ville sont plus grands et plus longilignes que les citadins vritables,

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    S'il fallait qualifier les migrations de la fin du 19e sicle et peut-tre de toutemigration condition bien sr qu'elle ne soit point le fruit direct de la famine, de la guerreou de la tyrannie d'un tat , c'est le terme de conqute qui conviendrait encore le mieux.Pour l'abb Cadic, fondateur en 1897 d'une uvre visant encadrer les Bretons de Paris, la"Paroisse bretonne", ce n'tait pas forcment les rgions les plus pauvres qui taient lesplus touches par le "flau" 23 :

    "Au contraire, le Trgorois appartient ce qu'on est convenu d'appeler la Ceinturedore de la Bretagne ; c'est peut-tre le rsultat d'une tournure spciale de l'esprit, plusaventureux, d'une disposition de caractre plus en-dehors, plus entreprenant, d'unehumeur moins accentue que celle du Lonard et du Vanetais."

    Cette analyse, dans le dtail, est bien contestable24, mais elle va malgr tout dans lesens de ce que nous pensons tre la ralit : le migrant est d'abord quelqu'un qui ragit.Une telle disposition d'esprit favorise l'arrive d'lments bourgeois, de gens bien dcids parvenir et qui en ont les moyens, mais aussi, dans la masse des autres, riches surtout deleur jeunesse et de leurs mains, l'arrive des "meilleurs".

    En tout cas, que les migrants soient, sur le plan des dispositions physiques, sinon "lesmeilleurs", du moins des individus robustes, pleins de force, mais des individus dont la

    vigueur allait rapidement s'puiser en ville, sans dfense devant les maladies et la mort,voil bien une banalit du discours dnonant les tares urbaines, si frquent au 19e sicle25 .Si la ville tait un gouffre et Paris tait pour beaucoup le gouffre des gouffres , c'estqu'elle dvorait d'abord ceux qui succombaient ses attraits. Certes, il faut se garder demettre dans le mme sac tous ceux qui pestaient contre la grande ville : dfenseurs toutcrin de la ruralit, moralistes qui appelaient de leurs vux plutt une rgulation del'migration vers la ville26 , gestionnaires persuads que la forte mortalit urbaine taitsurtout une question de sous-quipement sanitaire27 Cependant les uns et les autresfaisaient le mme constat du triste sort rserv au jeune provincial droit venu de sacampagne et incapable, tout bien constitu quil ft, de rsister aux agressions delagglomration. C'tait bien un milieu que l'on opposait un autre. Voici par exemple ce

    quils manifestent une pr-adaptation au type urbain." Georges Olivier, Lcologie humaine , Paris, PUF,1980, p. 59, 84-85.23 . Cit par lie Gautier, L'migration bretonne O vont les Bretons migrants, leurs conditions de vie,Paris, 1953, note p. 66.24 . Qui dit familles paysannes ne dit pas forcment familles nombreuses, et dans les Ctes-du-Nord, en cequi concerne la classe 1880 (d'aprs J.-C. Farcy et A. Faure, La mobil it d'une gnration de Franais., op.cit.) c'tait quand mme les rgions intrieures, les plus pauvres, qui donnaient le plus grand nombred'migrants.25 . Voir Jean-Luc Pinol, Le monde des villes au XIXe sicle, Paris, Hachette, 1991, p. 45 et suiv.26 . On peut voquer ici mile Cheysson, champion du logement social en France, pour qui "la capitale sertde refuge toutes les misres du dehors, qui tombent la charge de lassistance publique [] Ainsi s'accrotchaque anne cet immense foyer de souffrance, de misres et de vices, qui aggrave les crises, comme lespidmies, consomme de nombreuses existences [] Une bonne loi sur les rcidivistes sera un premier bienfaitpour purger cet exutoire . Cheysson, La question de la population en France et ltranger, inJournalde la Socit de statistique de Paris , 1883, p. 450.27 . Ainsi pour Jacques Bertillon, crivant en 1906 (in Journal de la Socit de statistique de Paris , 1906, p.164), la baisse de la mortalit Paris est le "splendide rsultat" des efforts dploys depuis un demi-sicleen matire de grands travaux, d'eau potable et d'gouts.

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    qu'crivait en 1873 le comte Foucher de Careil, un fort brillant esprit qui n'avait rien d'unlgitimiste, notons-le28 :

    "Pourquoi l'ouvrier des villes n'est-il souvent qu'un paysan atrophi et corrompu ?C'est que n au village, il a t transport dans ces villes et qu'il n'a pas pu ragir contreleur pernicieuse influence. La loi des milieux qu'il est de mode aujourd'hui de mettre l oelle n'a rien faire s'applique ici dans toute sa rigueur. Or, le milieu de l'homme, c'est le

    lieu qu'il habite. Jugez maintenant de la dcadence physique et morale qui doit atteindre lerobuste enfant de la campagne transport en bas-ge dans l'atmosphre enfume de lamanufacture et log dans les quartiers populeux de nos grands centres industriels. Toutlui manque la fois : le jour, l'air et l'eau, et la terre, sa robuste nourrice, et les bois o ilfaisait la rame, et la vigne qu'il pressait tout jeune dans les banchous, et le pain dans lahuche."

    Dans d'autres textes, le ton a beau tre moins virgilien, et la condamnation moraletre laisse de ct, le fond reste le mme, comme dans ce texte-ci, crit un peu plus tard deux mains, par un mdecin et par un politique29 :

    Lhomme soustrait ses champs, lair natal, au grand soleil, au labeur fatigant,mais sain des travaux agricoles, lalimentation simple et moins toxique que celle desvilles, se trouve brusquement transplant dans un milieu compltement nouveau ; il yrespire un air moins pur, il y travaille la plupart du temps en milieu clos, dans desconditions moins hyginiques et plus pnibles, il se nourrit mal, il boit davantage [],enfin, il est mal log ; comment pourrait-il se faire immdiatement cette brusque etfcheuse modification ?

    Aussi, il est peu de ces dracins qui, sitt passe la fivre des premiers mois, neprsentent un flchissement quelconque dans leur vitalit. Les plus forts sadaptent toujours la loi de slection , les plus faibles sont touchs et disparaissent.

    Notons au passage la pointe de darwinisme social, alors si fort la mode30 Cest latuberculose, nous le verrons bientt, qui tait dnonce comme la maladie mme dudracinement, le flau du migrant, la plus terrible preuve de ce que, prs de nous, legographe Abel Chatelain, reprenant son compte tout cet argumentaire un peu

    larmoyant, appelait "linadaptation des familles rurales transplantes dans un milieuurbain" 31 .Comment apprcier la diffusion relle ainsi que l'ventuel effet sur les politiques

    de ces reprsentations ? A l'vidence, elle s'tendait bien au-del des milieux spcialissdans les choses urbaines ou sanitaires. [59] Quand en 1904 le doux Daniel Halvy,dsignant la ligne des monts du Forez, notait avec tristesse que "de l-haut descendent lesmigrants, une race laborieuse et saine, qui enrichit la ville et qu'en retour la ville tiole"32,il exprimait sans doute le sentiment trs rpandu de l'inhumanit foncire de la ville. Unviolent comme douard Drumont exploitait outrance ce sentiment quand il crivait33 :"L'ouvrier de Paris, particulirement, boit avec excs. Les races dclinent, les fils les plus

    28 . Louis Foucher de Careil et Lucien Puteaux, Les habitat ions ouvrires et les constructions civil es , Paris,

    Eugne Lacroix, 1873, p. 26 Foucher de Careil est par ailleurs connu pour ses travaux sur la philosophieallemande.29 . Docteur Nass et Pierre Baudin, La ranon du progrs, Paris, Flix Juven, 1909, p. 181.30 . Voir Jean-Marc Bernardini Le darwinisme social en France, 1859-1918. Fascination et rejet d'uneidologie , Paris, CNRS, 1997, 459 p.31 . Abel Chatelain, Les migrants temporaires en France de 1800 1914 , Publications de lUniversit deLille III, 1967, p. 884.32 . Daniel Halvy, "Les enfants la montagne", in Pages libres, 29 juil. 1905.33 . douard Drumont, La France juive, Victor Palm, d. 1888, p. 386.

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    robustes de la province sont vite uss dans ce Paris qui corrompt et qui puise." Etcomment ne pas penser que cette sorte d'ide reue, convertie en tradition intellectuelle, apes sur la thorie scientifique de la surmortalit des villes du pass ?

    Mais ne laissons pas croire qu'il n'y a ici qu'idologie ou garements de l'esprit. Cetterobustesse des migrants n'est pas du tout un mythe. Plus prcisment, il nous semble horsde doute qu' Paris, les nouveaux venus prsentaient des qualits physiques suprieures

    celles des natifs, ge et condition comparables. La statistique militaire, une source limiteaux hommes il est vrai, l'a depuis longtemps prouv. Dans une thse reste indite, GuySoudjian avait dmontr, au sein des conscrits appartenant aux classes des annes 1868 et1869, la sur-reprsentation des Parisiens de naissance chez les conscrits de petite taille, et cealors que les sources qu'il utilisait excluait les exempts du service, c'est--dire en croiredu moins notre propre travail sur la classe 1880 en priorit des natifs34 :

    Tableau 1Rpartition des catgories de taille chez les conscrits parisiens

    de la fin du Second EmpireClasses

    1868-1869

    (6 arrondissements)

    Ensembledes

    conscrits

    Petits(1,59 m.

    et moins)

    Moyens(de 1,60

    1,69 m.)

    Grands(1,70 m.

    et plus)

    % % % %Parisiens de naissance 55,74 53,31 58,27 49,75

    Provinciaux de naissance 44,26 46,69 41,73 50,25N.B. Les arrondissements sont les 7e, 8e, 9e, 11e, 16e, 19e et 20e.

    Avec raison, l'auteur concluait que les provinciaux reprsentaient un lment destabilit, et mme de rgnration35 . Jeanne Gaillard, s'appuyant pourtant sur deschiffres moins srs, avait dj fait cette dcouverte. Elle crivait36 :

    Contrairement ce quon pourrait penser ce ne sont pas en gnral les individus

    les plus faibles qui migrent Paris, mais les plus forts et les plus aptes []Limmigration dans son ensemble contribue rgnrer la population parisienne.

    Dans ce travail voqu l'instant sur les conscrits de la classe 1880, nous noussommes de nouveau attaqu la question, cherchant notamment en faisant fond sur lesindications professionnelles contenues dans la source militaire, donner une dimensionsociale notre analyse. Notre conclusion est que le plus souvent, l'origine renforait l'effetde classe : un jeune ouvrier n Paris sera en moyenne [60] plus petit (et plusfrquemment exempt ou rform) qu'un jeune bourgeois, mais sera galement plus petit(et galement plus frquemment exempt ou rform) qu'un ouvrier de mme ge n enprovince37 . La migration tait par nature "slective", et cette robustesse, c'est nos yeux latraduction physique de cette vigueur qui poussait le migrant en avant.

    Ce point bien tabli, nous voici donc arriv au pied de la question. Si la ville mettait mal tous ces gens robustes, comme la thse de la surmortalit urbaine l'affirme ou incite le penser, nous devrions trouver, en comparant maintenant la morbidit et surtout la

    34 . Guy Soudjian, La population parisienne la fin du Second Empire daprs les archives du recrutementmiliaire,Thse de 3e cycle, Universit de Paris 1, 1978, p. 150 et suiv.35 . Guy Soudjian, La population parisienne la fin du Second Empire, op. cit. , p. 214.36 . Jeanne Gaillard, Paris la ville , Paris, rd. l'Harmattan, 1996, p. 156.37 . J.-C. Farcy et A. Faure, La mobilit d'une gnration de Franais. , p. 126-138.

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    mortalit des natifs et des provinciaux, des taux plus dfavorables pour ces derniers, lestransplants, rputs si peu rsistants en dpit de leur bonne constitution aux duresconditions dexistence qui les attendaient en ville. Or, c'est le contraire qui arrivait : dansces tristes cortges, ceux qui venaient en tte taient les Parisiens ns.

    Existe-t-il une mortalit diffrentielle ?

    L'tude des variations de la mortalit d'une population en fonction de ses origines estune tude difficile, exigeant de bonnes sources. Notamment, lintrt port au lieu denaissance ne doit jamais faire oublier lappartenance sociale des dfunts ou des malades, orles sources nous offrent trs rarement cette chance d'viter de tout mlanger Au lecteurd'apprcier la porte de nos rsultats, dont le point fort reste la discussion des chiffres de latuberculose pulmonaire. Mais, avant d'y venir, faisons le tour de quelques chiffres pourmieux rentrer dans la question.

    Pistes et impasses

    Il se trouve que nous disposons pour quelques rares annes, autour de 1880, d'unestatistique des dcs Paris qui classe les dfunts la fois par tranches d'ges [61] et par lanaissance, selon qu'ils taient ns ou non Paris38 . Prenons 1881, anne de recensement39 .

    Le taux de mortalit, gal 25,6 pour toute la population, serait de 34,2 pour lesnatifs de Paris, contre seulement de 21,3 pour les non natifs. Les Parisiens de souchereprsentaient 43,3 % de lensemble des dcs de lanne alors que leur poids dans lapopulation totale de la capitale ntait que de 32,2 % Mais le rsultat est trop beau, tropfavorable aux provinciaux et aux trangers aussi d'ailleurs puisqu'ici ils comptaient pour tre tout fait vrai. Non, la sur-reprsentation des autochtones sexplique, en partie,par le fait tout simple qu'ils fournissaient seuls les dcs des catgories dge les plusexposes la mort, c'est--dire les nourrissons et les enfants. En voici la preuve par cetableau qui donne par classe d'ge et selon le genre, la proportion des "n(e)s Paris" dansl'ensemble des dcs au nombre de 57 067 enregistrs cette anne-l dans la capitale :

    38 . Le Bulletin de statistique municipale pour lanne 1879 et l'Annuaire statistique de la ville de Parispour les annes 1880 1885 donnent en effet le chiffre des dcs rpartis en fonction la fois des ges et dulieu de naissance, mais avec la seule distinction : Ns Paris et Ns hors Paris. Entre 1872 et 1878, lelieu de naissance est publi dans le Bulletin , mais sans les ges, puis ce type de renseignement disparatdes publications statistiques ds l'anne 1886. Les donnes pour les annes 1879 et 1880 ne comportent quequatre tranches d'ges.39 . Voir les Rsultats statistiques du dnombrement de 1881 pour la Ville de Paris et renseignementsrelatifs aux recensements antrieurs , Paris, Imprimerie municipale, 1884, 283 p.

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    Tableau 3Proportion des dcs par fivre typhodeselon l'origine au dbut des annes 1880

    TranchesPourcentage

    des originaires de Parisdges dans lensemble

    des dcsen 1881

    dans les dcs partyphode

    (1880 -1883)De 0 15 ans 87,2 6416 ans et plus 20,1 16,6

    Total 43,3 27,7

    Lide dune fragilit particulire des migrants la typhode tait trs ancre dans lecorps mdical : On connat laxiome toujours vrifi, que tout individu arrivant jeune Paris payait son acclamation [63] d'une attaque typhodique43 . La mortalit diffrentiellene jouerait donc pas toujours en faveur des mmes. Simple nuance quand mme : latyphode, qui tue beaucoup en ces annes44 , ne dpasse gure 4 % des dcs en dpitd'une pointe spectaculaire en 1882 (voir la Figure 4). Songeons aussi que la garnison, ici

    compte, a pour effet probable de majorer la mortalit des provinciaux45 . Mais hormis cepoint, les sources imprimes nous laissent sur notre faim.Les actes de dcs des mairies, intgralement conservs pour cette poque,

    reprsentent pour l'tude de la mortalit urbaine une norme et inpuisable source,quoique d'accs et d'utilisation difficiles. Nous en avons fait l'essai pour un arrondissementtrs ouvrier de Paris, le 13e, en relevant les ges, lieux de naissance et professions des actifs pour nous, hommes et femmes de 13 ans et plus dcds leur domicile en cetarrondissement, au cours de l'anne 1911, soit 1 169 personnes46 .Voici le tableau des gesmoyens au dcs, calcul la fois par catgorie socio-professionnelle, par origine et pargenre :

    43 . L. Thoinot, La fivre typhode Paris de 1870 1889. Rle actuel des eaux de source, Annalesdhygine et de mdecine lgale , 1899, t. 2, p. 157. Le professeur Paul Brouardel crivait en 1900 : Lorsquevers lge de 18 ans, jarrivai Paris, je contractai la fivre typhode ; ctait alors une rgle presqueabsolue (dans "Prophylaxie de la tuberculose et sanatoriums", in Annales dhygine publique et d emdecine lgale , 1900, t. 1, p. 431-432).44 . Entre 1880 et 1883, 9052 personnes moururent de fivre typhode Paris. Cela reprsente plus du quart 26,1 % du total des victimes, au nombre de 37.707, de cette maladie pour toute la priode 1872-1913(daprs lAnnuaire statistique de la ville de Par is des annes en question et les chiffres rcapitulatifspublis dans les annuaires de 1904 et 1912).45

    . La garnison compte pour 8,5 % des dcs typhodiques, bien plus que son poids dans la population.46 . Ces relevs ont t faits sur les registres du greffe de ltat civil au Palais de justice de Paris Cetteprise en compte des seuls dcs domicile (nous avons cart aussi les dcs des pensionnaires de l'hospicede la Salpetrire) introduit-elle un biais gnant pour ce qui nous voulons observer ici ? Le nombre des dcsattribu larrondissement par lAnnuaire statistique de la ville de Paris tait de 2 462, parmi lesquels54,9 % de dcs domicile, ce qui d'ailleurs conduit un chiffre trs proche de nos relevs. Si on admet quele dcs chez soi suppose une mort "accompagne" par les proches et les amis les arrondissements richesviennent toujours en tte ce point de vue: en 1911, 76,55 % des dcs du 16e se sont produits domicile ,cela favorise globalement plus les natifs que les migrants. Mais dans quelle mesure ce biais influe-t-il surnos rsultats ?

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    Tableau 4Age moyen au dcs en fonction du genre, de l'origine et de la catgorie socio-

    professionnelle dans les dcs domicile du 13e arrondissement en 1911

    HOMMES

    Agemoyen

    FEMMES

    Agemoyen

    Ns Paris

    Nsail-leurs

    En-semble

    Nes Paris

    Nesail-leurs

    En-semble

    Ouvriers 41,6 52,3 50,1 Ouvrires 37,4 49,5 44,7Employs 41,9 49 46,7 Employes 35,7 48,5 42,9Catgoriessuprieures

    56,2 57,5 57,3 Catgoriessuprieures

    56,1 57,6 57,1

    Sans profession 49 67,2 63,5 Sans profession 56 63 61,6Cuisinires etdomestiques.

    51,4 51,4

    Mnagres 45,8 47,2 47Total 45 55,5 53 Total 45,9 57,4 54,5

    Les chiffres sordonnent en fonction dune double hirarchie. La hirarchie socialedabord : ouvriers et employs meurent plus jeunes que les entrepreneurs ou les cadres qui en aurait dout ? et, ct femmes, le foss tait encore plus profond. Mais le plusfrappant est que lorigine reproduit cette diffrenciation sociale : la longvit dun ouvriern en province sera moindre que celle dun bourgeois de mme souche, mais en mmetemps restera suprieure celle dun ouvrier n dans la capitale. C'est exactement ce quenous disions plus haut propos des conscrits de 1880. L'ingalit devant la mort est ici lasanction du diffrentiel physique qui spare, l'intrieur de chaque classe sociale, ceuxdont l'enfance s'tait droule Paris et ceux qui taient venus le corps dj form, etapparemment bien pouss.

    Cette statistique ne constitue pas une preuve irrfragable de la mortalit diffrentiellequi nous occupe car le 13e arrondissement ne saurait parler que pour lui-mme.Rappelons-nous le cas de la fivre typhode : le risque est grand de tomber sur uneexception D'autres milieux et d'autres moments seraient donc considrer cet ocande registres s'y prte merveille pour asseoir des certitudes.

    Variations phtisiques

    Il est en tout cas un argument de poids en faveur de la thse d'une meilleurersistance des migrants : la tuberculose pulmonaire, la grande maladie de lpoque47 .Celle-ci navait cess en effet de crotre au cours du sicle Paris48 , et, alors que les autres

    47 . Sur la tuberculose, voirSelman A. Waksman, The Conquest of tuberculosis,Berkeley et Los Angeles,University of California press, 1966, 241 p. ; Alain Cottereau, "La tuberculose : maladie urbaine ou maladiede lusure au travail ? Critique dune pidmiologie officielle : le cas de Paris", in Sociologie du travail, juillet-septembre 1978, p. 192-224 ; Pierre Guillaume, Du dsespoir au salut. Les tuberculeux aux 19e et 20esicles , Paris, Aubier, 1986, 376 p. ; Dominique Dessertine et Olivier Faure, Combattre la tuberculose 1900-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988, 244 p.48 . Les taux de dcs annuels sur 100 000 habitants tablis par Jacques Bertillon pour la premire moiti dusicle sont les suivants (in Annuaire statistique de la ville de Paris, 1904, p. 182) : pour les annes 1816-1819

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    maladies infectieuses, aprs [65] la recrudescence du dbut des annes 1880, entamaientune nette descente, la tuberculose s'obstina ne pas dcrotre : ce nest que pass 1906 oumme 1910 que samora un recul absolu de la mortalit phtisique49 . Les courbesindiciaires suivantes, fondes sur les tableaux de chiffres figurant en annexe50 , tmoignentbien de la permanence du pril phtisique :

    Figure 3volution des dcs par maladies contagieuses Paris entre 1872 et 1912(Base 100 des indices sur l'axe des ordonnes : moyenne de la priode pour chaque maladie)

    0

    100

    200

    300

    400

    1

    8

    7

    2

    1

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    2

    Indices

    Autres maladiesinfectieuses

    Fivre typhode

    Phtisie pulmonaire

    : 334 dcs ; pour les annes 1854-1856 : 396 ; pour les annes1865-1869 : 451 dcs ; pour les annes 1870-1871 :612 dcs.49

    . Et encore la condition quun changement intervenu en 1901 dans la nomenclature des maladies lestuberculoses sans autre indication dsormais classes tuberculose pulmonaire et non plus tuberculosegnralise ne diminue pas artificiellement le nombre des dcs phtisiques. Comme l'Annuaire statistiquede la ville de Paris y invite d'ailleurs, nos chiffres, partir de cette date, excluent les tuberculose sanssige indiqu.50 . La base ayant servi au calcul de lindice annuel de chaque affection ou groupe d'affections est l amoyenne arithmtique des dcs de toute la priode considre, savoir les annes 1872 1913. Lesmaladies infectieuses envisages ici, outre la typhode, sont la diphtrie, la rougeole, la variole et l ascarlatine. Voir le tableau de l'annexe 2 : Tuberculose et autres maladies contagieuses : volution dunombre et de leur part dans les dcs Paris entre 1872 et 1913."

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    La dsesprante constance du nombre des phtisies une poque o la mortalitparisienne globale elle-mme baissait51 eut pour effet d'accrotre la part spcifique decette infection dans lensemble des dcs : [66]

    Figure 4Part de la phtisie et des autres maladies contagieuses dans l'ensemble des dcs parisiens

    entre 1872 et 1911

    0%

    10%

    20%

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    9

    1

    2

    Pourcentagedesd

    csparisiens

    Phtisie pulmonaire

    Fivre typhode etautres maladiesinfectieuses

    Les ravages de ce mal endmique ont bien sr beaucoup impressionn lescontemporains : "Jai vu disparatre des familles entires, frres et surs paraissant enbonne sant jusqu 15-16 ans, mais natteignant pas leurs 18 ans", se rappelle un hommedu peuple52 . Les mdecins dans leurs crits voquaient couramment ces dcimationspopulaires par la phtisie : "Quand la maladie frappe un membre dune famille pauvre, cesttoute la famille qui disparat."53 Un d'entre eux ne remarquait-il pas que lexistence sifrappante de ces "familles tuberculeuses" donnait une apparence de vrit la croyance

    51 . La courbe des dcs amorce en effet une trs nette descente aprs le dbut des annes 1880 (comme celledes naissances d'ailleurs).52 . P. Ragois, Ma jeunesse au Petit Montrouge, in Revue dhistoire du XIVe arrondissement, 1977, p. 36.53 . I. Ladevze, Comment les familles ouvrires disparaissent par tuberculose , thse de 1901, p. 43. Ledocteur Noir (dans La tuberculose dans un coin du vieux Paris", in Le Progrs mdical , 1905, p. 623) parlaitaussi de "la disparition de familles ouvrires frappes par la phtisie."

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    encore "si universellement rpandue lhrdit de la tuberculose"54 ? Or toute cettelittrature mdicale ne cessait de rpter que la phtisie frappait dabord ceux dontlorganisme tait rendu fragile par la confrontation brutale avec la grande ville, cest--direles migrants pauvres, ruraux dorigine. On pourrait mme parler dun thrne du migrantchant par les mdecins55 . Les solides gaillards issus des campagnes voyaient [67] leursant ruine en quelques annes56 :

    Beaucoup de ces malades sont des hommes superbes, la poitrine dveloppe, bien muscls et lon est stupfait souvent de constater des lsions ulcreuses chez dessujets qui viennent se plaindre de dyspne, de dyspepsie et damaigrissement et quiprsentent encore extrieurement laspect dhommes vigoureux.

    Terrasss par la maladie, atteints dans leur vitalit mme, ces hommes, les Bretonstout particulirement, venaient attendre la mort dans un quelconque hpital57 :

    Gnralement les Bretons que lon voit lhpital sont fatalistes : ils acceptent lemal sans murmurer, mais aussi sans lutte. Cest peine sils consentent prendre lesmdicaments qui leur sont prescrits.

    Mme glas propos des Creusois58 :

    Alors que dans une salle dhpital, louvrier parisien samusera, sintressera sontraitement, sencouragera lui-mme [], nos pauvres migrants, eux, ne ragissent gure.Abattus dans leurs lits, ils gardent un silence taciturne et [] ont le sentiment trs vif deleur dchance physique

    A moins que sur le point de mourir, ils rassemblent leur dernires forces pour rentrerau pays59 :

    Lamentable retour ! quel chagrin pour ce vieux pre et cette mre lorsquils revoientce fils qui nagure partit robuste et plein despoir et qui aujourdhui leur adresse sabienvenue dune voix presque teinte ! Si, quelquefois, lair pur du pays rappelle la sant

    54 . E. Mosny , La famille des tuberculeux, in Annales dhygine publique et de mdecine l ga le , 1902, t. 1,

    p. 409.55 . Il y a naturellement des exceptions dans les crits mdicaux voquant le problme, larticle quon vientde citer, par exemple, qui rapportait les observations faites sur les familles de 218 tuberculeux hospitalissdans un service de l'Htel-Dieu en 1900-1901. Parlant des difficults de son enqute, Mosny remarquait aupassage : "Nombre des malades de la population des hpitaux parisiens, ouvriers habitant Paris parfoisdepuis fort longtemps, ne peuvent donner que des renseignements insuffisants ou incomplets sur leurs parentshabitant la province." (art. cit., p. 291).56 . Barbier, "Sur la frquence de la tuberculose chez les immigrs Paris, in Bulletin et mmoires de l aSocit mdicale des hpitaux de Paris , 1889, p. 638.57 . Lon Renault, La tuberculose chez les Bretons , thse de 1899, p. 67. lie Gautier, lhistorien catholiquede la migration bretonne, reprend son compte cette ide du "martyrogue" des pauvres Bretons dcims par"l'atmosphre empoisonne de la ville" ; il cite de confiance une statistique dpoque affirmant que sur 100travailleurs bretons, 70 natteignaient pas lge de 40 ans (. Gautier, Lmigration bretonne, op. cit. , p.111, 167).58 . Docteur Louis Bonnet, Lmigration limousine et creusoise , Limoges, Ducourtieux et Gout, 1913, p. 21.Selon un auteur local bien pensant, sur cent migrants pauvres et malades que visitent les religieuses deluvre des Dames limousines et creusoises, 80 90 sont tuberculeux (N. Chaslus, Pour que la terre vive !,1911, p. 10). Voir encore la note publie dans la Revue de tuberculose en 1896 (p. 364-365), o il est affirm,sans preuve, que les Aveyronnais payaient dans la capitale un lourd tribu au flau alors quau pays l atuberculose restait une affection rare.59 . Docteur V. Vigouroux, La tuberculose et lmigration, Bulletin mensuel de la Sol idarit aveyron naise,avril 1914, p. 131.

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    ce malade, combien de fois, hlas, la maladie continue-t-elle son uvre et couche dans labire cette victime de l'migration.

    Autrefois, si l'on en croit un autre mdecin, crivant en 1911, le retour des migrantscreusois au pays tait rgulier, vraie bndiction pour ces organismes affaiblis par la ville.Mais prsent le retour ne se fait plus que sous lempire de deux circonstances 60 : [68]

    Pour se marier et mener une malheureuse de plus Paris Pour se faire soignerpar leurs vieux parents, et se faire hberger, quand, devenu malades, ils ne peuvent plusgagner leur vie Paris.

    Le mariage avec un maon est une chose vraiment malheureuse pour la jeune fillecreusoise [] Ce sera encore le demi-bonheur tant quil ny aura pas denfants, mais celanon plus ne durera pas, et ce sera bientt lenfer. Ce sera le mari livr lalcool quirentrera saol le soir. Puis viendra la maladie, viendra la terrible tuberculose. La mresoignera le pre, soignera les enfants qui ne tarderont pas tomber malades eux aussi.Cette malheureuse, puise par le travail, les privations, la misre, finira par tre atteinteun jour, et ce sera le lamentable retour.

    La tuberculose tait un flau qui avait le dos large, si l'on ose dire, et fut utilise pour bien d'autres causes que la dfense du migrant, une certaine conception del'assainissement urbain par exemple : il faut dtruire les rues sans air et les maisonsobscures o le bacille est chez lui 61 . Ici, ltiologie restait des plus vagues puisquelleconsistait mettre en cause lensemble des conditions de vie rencontres et subies par letransplant : les logements insalubres et les garnis surpeupls, le travail excessif, accomplien des locaux malsains, les privations dues aux chmages, et enfin loubli de toutes cesmisres trouv en de douteux breuvages. A la campagne aussi, on trime et on boit, maison nen meurt pas, alors quen ville

    "A la campagne, le paysan, mme sil sadonne des travaux rudes, a lavantagedexercer sa profession souvent en plein air. A Paris comme dailleurs dans les grandesvilles, les conditions de travail sont tout autres ; les ateliers o il senferme sont souventprivs de lumire, de soleil et dair ; leur cubage nest pas souvent en rapport avec lenombre des travailleurs qu'ils contiennent.

    Lalcoolisme, nous le savons, est aujourdhui aussi frquent la campagne qu laville. Mais le sjour dans cette dernire ne fait quaccentuer les funestes rsultats deshabitudes vicieuses et en particulier de labus des boissons spiritueuses. "

    Ces lignes sont extraites dune thse de mdecine trs remarque62 , soutenue en 1905par Georges Bourgeois, un des secrtaires de la Commission permanente de la tuberculosequi venait dtre installe au ministre de lIntrieur. Il ne s'agit pas en effet d'une thse demdecine ordinaire, rdige la va-vite, mais d'un vritable ouvrage, port par unegrande ambition statistique. Fort bien plac, cet lve de l'influent professeur Brouardelavait entrepris, pour prouver que [69] ce flau tait bien la maladie par excellence des"transplants" 63, le dpouillement de tous les bulletins de dcs parvenus au service de laStatistique municipale en 1901 et 1902. Do, dans cet ouvrage, de copieux tableaux dechiffres prsentant pour ces annes la rpartition des dcs phtisiques par ges,professions, origines et pour la seule anne 1902 par genre, prcieuses donnes que ce

    60 . Gustave Thouart, La tuberculose chez les maons de la Creuse , thse de 1911, p. 38-39.61 . Sur la tuberculose "maladie urbaine, voir dAlain Cottereau La tuberculose", art. cit . ; YankelFijalkow, La construction des lots insalubres. Paris 1850-1945 , Paris, l'Harmattan, 1998, 273 p.62 . Georges Bourgeois, Exode rural et tuberculose , Paris, Flix Alcan, 1905, 122 p.63 . Sa formule exacte tait : "La tuberculose est tout particulirement nfaste aux transplants" (op. cit., p.39).

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    service ntablissait pas ou ntablissait plus. Il est nanmoins probable que c'estl'administration qui ralisa les calculs pour le compte de Bourgeois. Les chiffres de dcsdont il part 10 685 dcs par tuberculose pulmonaire en 1901 et de 10 526 en 1902 64 taient en tout cas les mmes que ceux publis par le service dans l'Annuaire de la ville.Quoiqu'il en soit, lexamen attentif des rsultats prsents dans l'ouvrage montre qu'enralit ils taient loin de corroborer les ides de l'auteur. Voyons cela.

    Bourgeois nous donne dabord une rpartition de la frquence des dcs selon lge.Voici une synthse des rsultats65 , complte par dautres donnes prsentes aussi danslouvrage, savoir les dcs phtisiques enregistrs entre 1879 et 1903 Tenon, le grandhpital gnral desservant les 19e et 20e arrondissements de Paris66 :

    Tableau 5Rpartition des ges

    chez les dcds par tuberculose pulmonaire Parisd'aprs les calculs de G. Bourgeois

    Tranchesdges

    Paris1901

    %

    Paris1902

    %

    A lhpitalTenon

    1879-1903

    %0 -14 ans 4,5 4,6 215-19 ans 5,2 5,3 420-39 ans 47,9 47,7 48,840-59 ans 35,1 35,5 37,2

    60 ans et plus 7,2 6,9 8Ensemble 100 100 100

    Ce tableau confirmait ce qui tait dj connu lpoque, et qui nous fut rappel parAlain Cottereau loccasion de son analyse de la tuberculose [70] en tant que maladie delusure au travail67 : la phtisie tait une affection qui, certes, n'pargnait pas lenfance et laprime jeunesse, elle tait chez le vieillard dune grande frquence, mais ctait aux ges deplus grande activit quelle frappait le plus durement68 , et des hommes dabord, 60 %exactement daprs les relevs de Bourgeois pour lanne 1902. Mais si lon croisait ges etorigines, les calculs dmontraient quaux ges critiques et notamment dans la tranche des20-39 ans qui reprsentait, on vient de le voir, prs d'un dcs sur deux , les migrantstaient moins souvent atteints que les Parisiens de naissance. Il suffit pour le constater de

    64 . Comme le but ntait pas dtablir une comparaison avec les annes antrieures, les tuberculoses sanssige ne furent pas exclues par Bourgeois ; d'o la diffrence avec les nombres que nous publions e n a nne xe ,9 874 dcs pour 1901 et 9 652 pour 1902.65 . Voir le tableau de l'annexe 3 intitul : Mortalit phtisique Paris selon la classe d'ge et l'origine en1901 et 1902.66 . Cette statistique, qui forme un chapitre spcial de la thse (op. cit. , p. 76 et suiv. ) portait sur 16 224dcs.67 . A. Cottereau, La tuberculose", art. cit.68 . Selon Jacques Bertillon (dans l'Annuaire statistique de la ville de Paris , 1904, p. 184) la phtisie "est, tous les ges sans exception, une maladie frquente et terrible, mais cest entre 15 et 60 ans que l aprobabilit de mourir phtisique est la plus grande. [] Son ge de plus grande frquence nest pas l apremire jeunesse, mais lge de 35 50 ans." La tuberculose tait par excellence la maladie des individusrendus fragiles ds lenfance par des conditions difficiles de vie, et si on russissait lui chapper adulte,on y succombait vieillard.

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    comparer la part des uns et des autres dans les dcs chaque ge et dans la populationtotale, ce que Bourgeois avait nglig de faire69 :

    Tableau 6Rpartition des ges en fonction de l'origine

    chez les dcds par tuberculose pulmonaire Parisen 1901 et en 1902

    Proportion des non Parisiens de naissance

    Tranchesdge

    dans les dcspar tuberculose

    pulmonaire Parisen

    dans lapopulation

    totale Parisen

    1901 1902 19010 -14 ans 16,8 18 17,315-19 ans 37 39,1 42,120-39 ans 61,1 61,7 67,540-59 ans 77 75,8 75,960 ans et + 84,2 83 79,3

    De 15 60 ans 67,4 67,2 68,6A Tenon, le phnomne tait moins net, que cela tienne au lieu lhpital ou au

    dfaut dune rfrence dmographique plus adapte aux donnes fournies par l'hpital :[71]

    Tableau 7Rpartition des ges en fonction de l'originechez les dcds par tuberculose pulmonaire

    TenonProportion

    des non Parisiens de naissance

    Tranches

    dge

    dans la

    populationtotale en 1901

    %

    dansles dcs

    partuberculose Tenon

    1879-1903%

    0 -14 ans 17,3 9,715-19 ans 42,1 50,520-39 ans 67,5 66,140-59 ans 75,9 76,260 ans et + 79,3 81,1

    De 15 60 ans 68,6 70,5

    69 . La donne se trouve dans : Statistique gnrale de la France, Rsultats statistiques du recensement

    gnral de la population effectu le 24 mars 1901 , t. 1, p. 312-313. Il sagit bien seulement des Franais ns enFrance (et ltranger). Nous avions dj publi les donnes de 1901 (in "Une gnration de Parisiens lpreuve de la ville, in Bulletin du Centre dhisto ire de la France contemporaine , 1986, p. 157-173, enannexe), mais les calculs ont t refaits.

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    Georges Bourgeois stait bien sr rendu compte du dcalage entre ces chiffres et sesides, mais il lattribuait la population enfantine : les enfants, disait-il, meurent moinssouvent de tuberculose que les adultes, mais ce sont des natifs dans leur immensemajorit, et leur part dans les dcs suffit pour expliquer cette apparente surmortalit desautochtones. Enlevez les enfants, concluait-il, et vous verrez apparatre la surmortalit desimmigrs. Nos calculs prouvent quil se trompait : dans la force de lge, le flau tuait

    proportionnellement plus de Parisiens d'origine qu'il ne tuait de migrants.Mais ny avait-il pas migrants et migrants, ou en tout cas provinciaux et provinciaux ?Bourgeois ne manquait pas dutiliser largument : ces chiffres sont des moyennes quicachent de grandes disparits entre les contingents provinciaux, et certains, comme lecontingent breton, atteignaient selon lui une mortalit phtisique considrable. Et de citer,en se reportant aux chiffres doriginaires publis par le dnombrement de 1896, des tauxde mortalit parfois trs suprieurs au taux des Parisiens ns : 7,4 pour les gens duFinistre, 8,3 pour ceux des Ctes-du-Nord, par exemple, alors que la mortalit desoriginaires de la Seine naurait pas dpass 3,3 70 . Voil qui pourrait en effet justifier lathse de la tuberculose tombeau des ruraux chous en ville.

    Nous avons aussi sur ce point repris les chiffres publis par Bourgeois et calculcomme il le fait limportance de la maladie en fonction du dpartement d'origine des

    dfunts, mais en nous basant sur lanne 1901, qui "colle" mieux aux donnes de Bourgeoisque l'anne 1896 et, surtout nous permet de rapporter les dcs non seulement [72] lapopulation totale mais la population dite professionnelle71 de chacun des contingents,c'est--dire tous ceux et celles exerant ou ayant exerc une profession autrement dit aux"tuberculisables". Ce mode de calcul confirme bien la plus grande rsistance desprovinciaux en leur ensemble72 :

    Tableau 8Taux de dcs par tuberculose pulmonaire

    en fonction de l'origine et par type de population.Dcs par phtisie par rapport

    Origines la population

    totale

    la population

    professionnelleOriginaires de province (86 dpartements) 4,3 6

    Originaires de Paris 3,8 7,6

    Dans la population totale, les originaires de Paris apparaissent plus favoriss que lesmigrants, mais ce n'est l quun faux-semblant, d cette fois bel et bien aux enfants, trs

    70 . Voir dans sa thse les tableau X, XI et XII, la page 40, ainsi que les cartes qui les accompagnent.71 . Il s'agit d'une catgorie utilise dans les recensements de l'poque qui consistait ajouter aux chefs et aupersonnel des entreprises de toute nature l'ensemble des personnes disposant dun revenu quelconque

    provenant dun travail actuel ou pass, ou bien encore susceptibles den rechercher : Dans la populationprofessionnelle, ont t comprises non seulement les personnes exerant une profession rmunre, mais encoreles rentiers, les nomades, etc , en sorte que parmi les personnes sans profession ne sont gure compris que lesfemmes, les enfants, les dtenus et pensionnaires des hospices, asiles [] La distinction des habitants entreprofessionnels et non-professionnels est importante parce que les mouvements migratoires ont gnralementpour cause la recherche dune occupation. (Rsultats statistiques du recensement de 1901, t. 4, p. 111, 114).Il faut naturellement comprendre ici par nomades, les ouvriers nomades, sans patron fixe, et il va aussi desoi que les femmes actives tait rattaches la population professionnelle.72 . Dans ce tableau, comme dans tout ce qui suit, nous avons adopt comme nombre des dcs phtisiques l amoyenne des deux annes considres, 1901 et 1902, soit pour les provinciaux 6 011,5 dcs.

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    nombreux dans la population native n'y revenons pas , mais peu touchs par lamaladie. Le plus important tient dans le fait que la tuberculose, en 1901-1902, avait fauchsix provinciaux en activit sur 1 000 contre largement plus de sept Parisiens ns. La vraieingalit tait l. Certes, il peut apparatre arbitraire de rapporter des dcs parmi lesquelsfigurent, mme en faible nombre, des enfants et des vieillards, une population derfrence qui, par dfinition exclut ces catgories d'ge, mais cela nenlve rien, pensons-

    nous, la dmonstration : le migrant en gnral tait moins expos que lautochtone lacontagion bacillaire, plus prcisment son issue fatale. [73]Mais passons aux nuances entre contingents rgionaux73 . Soit cette carte o figurent

    en noir les dpartements dont les originaires accusaient, parmi les professionnels, unemortalit phtisique suprieure la moyenne :

    Figure 5Dpartements d'origine des provinciaux

    plus particulirement touchs par la phtisie Paris en 1901

    Cette carte dessine ce que lon pourrait appeler des blocs mortuaires, disperss etdisparates. Certains dpartements que lon attend sont bien l les dpartements bretonssurtout , mais pas en plus mauvaise posture que dautres, que lon attendait pas, commela Meurthe-et-Moselle les originaires les plus touchs par le flau : 12,7 la Meuse oules Vosges. Le Limousin napparat reprsent que par la Creuse, et notons pourlAuvergne labsence du Cantal. Et pourquoi les dpartements alpins ? Pourquoi le Pas-de-Calais et point le Nord ? Il serait bien hasardeux de prtendre qutaient rassembls l lesdpartements fournissant surtout des ouvriers Paris ; dailleurs, si tout tait une affairedingalit sociale devant la mort, que deviendrait lexplication par la transplantation ?Cette carte nous en voque une autre, dont elle est linverse exact ou presque exact : celle

    des dpartements dont les reprsentants ont le plus cr en nombre Paris entre 1891 et191174 . A lexception des Bretons, les provinciaux qui rsistent le mieux la maladie

    73 . On trouvera dans l'annexe 4 le rsultat dtai ll des calculs en fonction de la population professionnelleet en fonction de la population totale des originaires recenss en 1901. Les proportions diffrent selon lemode de calcul, cela va de soi, mais la hirarchie entre les dpartements est quasi identique : une secondecarte serait inutile. Les dpartements annexs qui apparaissent de faon confuse dans les tableaux publispar Bourgeois ne figurent pas sur cette carte.74 . Voir supra la carte de la Figure 2.

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    semblent appartenir en priorit aux courants migratoires les plus dynamiques. Voyez surla prsente carte la significative absence de la Nivre. La surmortalit phtisique de certainsoriginaires aurait-elle donc un rapport avec le fait quils appartenaient des courants [74]migratoires en perte de vitesse ? La Somme, la Meurthe-et-Moselle, la Meuse et les Vosgessont bel et bien des dpartements dont le nombre doriginaires vivant Paris taient enbaisse absolue la fin du 19e sicle A supposer qu'il n'y ait pas ici un simple hasard, mais

    une vritable corrlation statistique nous n'avons pas tent de l'tablir , la seuleexplication serait dans ce qu'on pourrait appeler la "slection migratoire" : les migrants lesplus robustes partant des dpartements ici dfavoriss n'allaient pas ou n'allaient plus Paris. Reste le cas des Bretons, trop prsents sur cette carte pour que lon puisse affirmerque la littrature mdicale enlaidissait par trop leur sort. Est-ce une moindre "slection" audpart du pays ou bien la particulire pnibilit des travaux accepts par eux Paris quiexplique chez eux leur moindre rsistance au bacille ?

    Sur ces points Bourgeois tait gn, car ses propres calculs lamenrent aussi constater ces mystrieuses disparits entre originaires Peu importe, expliquait-il,puisquintervient le phnomne du retour, le provincial se sentant mourir aura cur definir ses jours au pays, allgeant ainsi la statistique parisienne d'un dcs qui lui revenait dedroit Sil reste sur place, cest quil nest pas "assur en retournant [chez lui] de trouver le

    bien-tre, mme relatif", quil attend pour soulager ses derniers moments : la ville aura tpour lui doublement un tombeau75 . Mais pour tous les autres, cap sur le pays. Cest cereflux de tous les contamins de Paris qui serait en grande partie responsable des tauxparfois trs levs de mortalit phtisique dans les dpartements. Brouardel, le matre deBourgeois, lavait dj dit en 1900 et lide tait dj loin dtre neuve : Paris exporte sesphtisiques, et cela non seulement sous la forme administrative et quantifiable des asiles devieillards et des hpitaux spcialiss, mais aussi sous la forme dune exportation bien plusimportante, mais que lon ne peut chiffrer, mme approximativement, savoir le retourvolontaire, lauto-rapatriement76 : [75]

    "Lorsquun jeune homme ou une jeune fille vient Paris pour faire ses tudes, pourse placer dans le commerce, s'il tombe malade, il retourne dans sa famille en province etsuccombe la maladie contracte Paris. Il en est ainsi tant que cet homme n'a pasconstitu une famille.

    Lorsque celle-ci est forme, souvent lenfant est lev la campagne, chez lesgrands-parents, sil est lev Paris et sil tombe malade, parfois aussi on le place dans

    75 . G.Bourgeois, op. cit., p. 39 et suiv.76 . [Comit consultatif dhygine publique de France] Paul Brouardel, La mortalit par tuberculose enFrance , Melun, Imprimerie administrative, 1900, p. 8-9. La mme anne, il avait repris lide lors duneconfrence faite Nancy. Dans le village o le tuberculeux revient pour tenter de rtablir sa santcompromise, il "va se dvelopper un foyer plus ou moins considrable. En fait, il y a eu un tuberculeux urbainen moins, on a cr un foyer de tuberculose rurale". Cela ne l'empchait, quelques pages plus haut, de parlerde la Bretagne comme d'un foyer tuberculeux "purement rural", li aux conditions de logement des paysans

    eux-mmes (P. Brouardel, Prophylaxie de la tuberculose et sanatoriums", art. cit., p. 401, 404) ! En 1908, unmdecin, Louis Cruveilhier, tenta de dmonter, en s'appuyant sur les chiffres publis par Brouardel etBourgeois, que le taux dpartemental de mortalit phtisique tait fonction du taux dpartemental depopulation migre Paris : le migrant, de retour au pays, contamin lors de son sjour en ville, serait l eprincipale vecteur de la maladie dans des campagnes jusque l pargnes par le flau : "La tuberculose l acampagne est presque toujours d'origine urbaine." Le remde ? Faire comprendre au paysan qu'il doit rester la terre : "Remplir la campagne, ce serait vider l'hpi tal" , concl uait-i l (Louis Cruveilhier, Hyginerurale. Retour de la grande ville et tuberculose la campagne , Paris, O. Doin,1908, 10 p.). Cette ide de l acontagion de la campagne par les migrants revenus de la ville tait encore trs courante dans l'entre-deux-guerres.

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    la famille reste en province. Pour tous, dailleurs lorsque la famille du malade habite lacampagne et lorsquelle nest pas malheureuse, on fait luire comme un dernier espoir pourle malade, le sjour la compagne ; le mdecin se prte volontiers et avec raison cetteexportation.

    Le chiffre de ces tuberculeux nous est absolument inconnu, mais tous les mdecinssavent quil est trs lev.

    Le contenu ruraliste ou plutt nataliste dun tel argument le rend des plus suspects. Aune poque o la France accuse un flchissement dmographique jug dramatique, nest-ildplorable, pensait-on communment, de voir les ruraux venir en ville attraper la mortpuis revenir chez eux contaminer les campagnes ? Pour certains, la lutte contre latuberculose tait dabord une affaire de gestion des populations, soit par le contrle desmigrations, soit par une incitation au retour avant contamination. Pour Bourgeois lui-mme, il fallait tout faire pour "retenir au pays" lenfant des campagnes ; un servicemilitaire court deux ans, par exemple, fera quil oubliera "moins vite le chemin de sonvillage, surtout si on lui permet dy retourner chaque anne pour collaborer aux travaux dela moisson", le transplant sera ainsi mieux arm pour rsister aux appts souventmenteurs de la vie dans les villes o il tient garnison".77

    Mais tous ces beaux raisonnements ntaient tays par aucune preuve statistique, ni

    chiffres srieux sur la mortalit rurale montrant la ralit de la contagion ni mme essaidvaluation de limportance des retours. Or cesdits retours nous semblent, du moins pourcette poque, [76] relever du mythe ou bien ne porter que sur des effectifs faibles78 . Pourdautres mdecins, ces malades qui quittaient Paris taient "les tuberculeux de la classe richeet de la classe aise ou demi-aise dont une partie vont mourir dans les sanatoriumspayants ou dans leur famille de province" 79 . Revenir mourir l o on a vu le jour, privilgede la richesse ? En tout cas, expliquer par une migration morbide les taux relativementfavorables de mortalit phtisique chez les migrants parisiens, est, jusqu plus ampleinform, une fausse piste, reposant au dpart sur une conception catastrophique delimmigration que nous rcusons.

    Voudrait-on encore dautres preuves, portant cette fois sur les malades, et non plussur les morts ? Les rapports publis par le casier sanitaire des maisons de Paris, lorganismeofficiel charg du relev topographique des dcs tuberculeux, contiennent partir de

    77 . G. Bourgeois, op. cit. , p. 115. Citons aussi cette exhortation du docteur Thouart : Pres de familleCreusois, mariez vos filles la campagne avec de braves cultivateurs, ne les envoyez jamais Paris ; gardezvos fils, faites-les travailler avec vous ! (La tuberculose chez les maons de la Creuse, op. cit. , p. 39). Unpas de plus, et on tombe dans le discours des aptres du retour la terre pour qui la ville concentrait toutesles abominations, comme le docteur Louis Roudergues : "Les villes sont meurtrires par nature [] Le milieuurbain, envahi par cette arme de ruraux, les livre au surpeuplement, la vie anormale, lalcoolisme, l atuberculose, la strilit des mamelles, aux affections gnitales, et finalement la disparition prmaturecomme individus, et lextinction de la race." (Une semaine dhygine sociale Dunkerque chez le dr.Lancry La multiplication des chaumire , thse de 1913, p. 47,113).78

    . Disons par exemple propos des Auvergnats quune auteure comme Franoise Raison-Jourde, pourtant siattentive au va-et-vient entre la colonie installe Paris et le pays natal, parle pour la fin du sicle detrs faibles proportions de rentrants, peine quelques pour cent. Voir F. Raison-Jourde, La colonieauvergnate Paris au 19e sicle , Paris, Commission des travaux historiques, 1976, p. 331 Dans notre tude(J.-C. Farcy et A. Faure, La mobilit d'une gnration de Franais., op. cit. , p. 438.), il nous apparu que sur100 provinciaux venus s'installer Paris entre l'ge de 20 et 25 ans, 65 rsidaient toujours dans la capitale l'ge de 45 ans ; d'autre part, parmi les 35 % d'migrants, le retour au pays d'origine tait loin d'tre l argle.79 . A. Armengaud, "Quelles sont les causes relles de la dcroissance progressive des dcs par tuberculosepulmonaire ? ", in Bulletin de lAcadmie de mdecine , 1908, p. 33-34.

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    1906, des informations chiffres transmises par les dispensaires de quartier qui donnaientleurs soins aux tuberculeux, enfants et adultes, soigns domicile80 . La rcapitulation deces donnes, il est vrai parfois confuses et non uniformes81 , conduit au tableau suivant,valables pour les adultes :

    Tableau 9

    Rpartition des origines chez les maladesdes dispensaires anti-tuberculeux Paris au dbut du 20e sicle (hommes et femmes)

    AnneNombre

    desmalades

    Ns

    Paris

    %

    Nsen

    pro-vince

    %

    Ns

    ltran-ger%

    1907 857 45 47,7 7,21808 1 296 43,7 49,8 6,51909 1 416 44,1 48,8 7,11910 1 193 46,3 47,4 6,31912 2 053 41,6 53,4 4,9

    Si l'on songe que les natifs et natives de Paris reprsentaient en 1901 et 1911respectivement 31,2 % et 33,3 % de la population de nationalit franaise ge de plus de 14ans et recense dans la capitale, on admettra que, dans ce tableau qui inclut les trangers,les natifs apparaissent bien plus atteints par la maladie quil ne serait normal. Bien mieux,pour les responsables dune uvre installe principalement dans le 15e arrondissement etqui connaissait bien ses malades puisque beaucoup taient suivis domicile, [77] la phtisietait avant tout le flau des Parisiens82 : "Nos malades sont en majorit des Parisiens deParis, et sont tuberculeux cause de leur conditions de vie Paris. Ce ne sont pas des

    transplants." Dira-t-on que la frquentation de ces structures supposait une aisance aveclenvironnement urbain que les natifs possdaient plus que les immigrs ? La prsence denombreux trangers, prcisment, ruine largument. Ces chiffres vont dailleurs trop dansle sens de tout ce que venons de voir pour que lon hsite les verser au dossier de lamortalit diffrentielle.

    Mais cette diffrence, quoi lattribuer ? Pierre Guillaume avait jadis dmontr qu'Bordeaux, fin 19e sicle, les natifs succombaient plus souvent la phtisie que les immigrs.Il crivait : "La ville frappe de tuberculose les Bordelais de souche ds leur enfance ou leuradolescence, tandis quelle natteint les migrants qu travers les conditions de vie et de

    80 . Voir la collection des Rapports M. le Prfet de la Seine sur les recherches effectues au Bureau duCasier sanitaire pendant lanne relatives la rpartition de la tuberculose dans les maisons de Paris .81 . Ces chiffres portent chaque fois sur une dizaine de dispensaires situs en gnral dans la priphrieouvrire de Paris. Il est probable que les originaires de banlieue aient t parfois inclus parmi les natifs deParis ; dautre part, la dfinition des adultes, en terme dge, nest pas toujours prcise : quand elle lest, i lsagit des individus de plus de 15 ans.82 . uvre mdico-sociale anti-tuberculeuse, Le Sud-Ouest parisien. Tuberculose et tuberculisation. Compterendu pour lanne 1904, par E. Bourdeille. Paris, Vaillot, 1905, p. 45-46. Sur les 369 tuberculeux adultessoigns par luvre en 1904, 145 taient ns Paris 39,3 % et parmi les provinciaux de naissance, prs dela moiti 48,7 % taient fixs dans la capitale depuis 10 ans et plus.

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    travail quelle leur impose."83 Bien sr, ce sont les conditions de vie et de travail subies parles natifs depuis leur berceau qui fondent la mortalit diffrentielle : la "slectionmigratoire" conduisait en ville des individus bien constitus et finalement plus aptes que lesnatifs affronter la duret de ces conditions, alors que les natifs, eux, n'taient pas"slectionns". D'o, en tout cas Paris, lexistence d'une frange de population nativemisrable, dun peuple en partie chtif et grotant, malmen qu'il tait ds lenfance par le

    travail et le mauvais logement. [78]Ainsi il ne faut pas s'tonner de constater que les lieux les plus pauvres de Paristaient presque toujours des lieux remarquables par le grand nombre de natifs venusvivre, ou plutt chouer, l. Prenons la rue Sainte-Marguerite, une rue fort mal rpute dufaubourg Saint-Antoine, dont les nombreux garnis attiraient une foule douvriersmisrables travaillant dans les entreprises du voisinage84 . Limage dmographique de larue qui ressort de ltude des listes lectorales ne correspond pas celle dune masse deprovinciaux frachement immigrs, trouvant un abri temporaire dans ces gtes de hasard,mais plutt celle dune population enracine, en tout cas plus ge et plus parisiennedorigine quil ne serait normal. Sur la liste de juin 187185 , lge moyen des lecteursdomicilis rue Sainte-Marguerite tait de 44,3 ans, contre 42,5 ans pour llecteur duquartier en gnral, et surtout ces hommes, 40,5 %, avaient vu le jour Paris, alors que

    dans lensemble du quartier les natifs ne dpassaient pas 31 % 86 . La rue la plus pauvre duFaubourg tait aussi la plus parisienne. Autre exemple : la cit Jeanne dArc, ce grandensemble dgrad du 13e arrondissement qui accueillit tant de misres au cours de sonexistence87 . En 1903, les habitants de la cit prsents sur la liste lectorale du quartiertaient au nombre de 155 ; lge moyen slevait cette fois 46 ans et on retrouve biencette forte proportion caractristique de natifs : 39,3 %88 . De tels exemples attestent de larelle dtresse physique et matrielle de toute une partie du peuple de Paris, malmen parla vie et le travail.

    Mais, dira-t-on, ces fameux Parisiens, n'taient-ils pas le plus souvent des descendantsde migrants ? Il conviendrait que cette ide, qui se prsente spontanment l'esprit, soitvrifie par des reconstitutions gnalogiques prcises, mlant les lieux et les milieux. Sicela tait toujours exact, la porte de nos analyses en sortirait rduite puisqu'on pourraitalors dire bon droit que la robustesse des migrants tait finalement mise mal, non pasdans leur propre personne, mais dans celle de leurs descendants. Certes, mais notrepropos n'tait pas de rvoquer en doute la notion mme de surmortalit urbaine, nousnous sommes simplement attach dmonter qu'en gnral, cette surmortalit [79]touchait en priorit ceux qu'on n'attendait pas, les natifs. Si Paris tait un gouffre, c'taitd'abord pour les originaires de Paris et non pour les provinciaux venant y faire leur vie. Ce83 . Pierre Guillaume, La population de Bordeaux au 19e sicle , Paris, A. Colin, 1972, p. 155. Il est dommageque cet auteur dans louvrage quil a consacr lhistoire de la maladie (Du dsespoir au salut : lestuberculeux , op.cit., p. 165) se contente de rpter lide reue de lpoque (et d'aujourd'hui) en crivant :"La vulnrabilit des immigrants parait beaucoup plus grande que celle des autochtones." Force des idestoutes faites ! Vous avez beau leur tordre le cou, elles renaissent et s'imposent.84 . D'aprs un travail en cours sur l'histoire de cette rue du 11e arrondissement85 Liste lectorale conserves aux Archives de Paris.86 . Le nombre des inscrits domicilis rue Sainte-Marguerite tait de 175 sur la liste du quartier dnommprcisment Sainte-Marguerite , forte elle-mme de 5506 noms. Nous avons procd par sondage aucinquime et au vingtime sur le reste de la liste pour tablir la comparaison quon vient de lire.87 . Sur la cit, voir Henri Coing, Rnovation urbaine et changement social : l'lot n 4, Paris 13e. Paris,ditions ouvrires, 1966, p. 253-268.88 . Rue Nationale, o la cit tait situe, la proportion de Parisiens sur la liste lectorale de 1896 tait de24,8 %.

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    qui revient dire que le problme de la surmortalit tient peut-tre tout entier dans lesconditions faites l'enfance : mauvaise nourriture, logements contamins, travail prcoceet trop intense, etc, sans parler bien sr de la mortalit infantile, au poids si norme,quoique, pass ce terrible seuil de la premire anne, de bien dures annes taient venirpour l'enfant de Paris89 . L'adulte mourait de son enfance. Voil peut-tre le secret de lasurmortalit des villes, autrefois.

    89 Voir notamment le travail de Catherine Rollet-Echalier, La politique l'gard de la petite enfancesous la 3e Rpublique, Paris, PUF et INED, 1990, 677 p.

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    ANNEXES STATISTIQUES

    Annexe 1Comparaison du nombre des originaires

    des dpartements recenss Paris en1891 et en 1911(Franais ns en France)Nombre totaldoriginaires

    1891 1911 Dif-frence

    %1891-1911

    Dpartements en baisse :Isre 8 560 8 524 -36 -0,4

    Yonne 34 161 34 085 -76 -0,2Jura 14 056 13 974 -82 -0,6

    Drme 5 904 5 800 -104 -1,8Oise 26 150 25 965 -185 -0,7

    Basses-Alpes 1 380 1 190 -190 -13,8

    Vaucluse 3 759 3 428 -331 -8,8Haute-Savoie 13 484 13 000 -484 -3,6Doubs 15 684 15 075 -609 -3,9

    Cte d'Or 22 911 22 220 -691 -3Ardennes 14 157 13 135 -1 022 -7,2

    Aisne 29 036 27 459 -1 577 -5,4Haute-Marne 14 211 12 623 -1 588 -11,2

    Somme 25 192 23 012 -2 180 -8,7Seine-et-Marne 40 352 37 912 -2 440 -6

    Orne 21 331 18 888 -2 443 -11,5Sarthe 23 312 20 734 -2 578 -11,1

    Vosges 15 669 12 769 -2 900 -18,5Meuse 18 414 14 751 -3 663 -19,9Haute-Sane 23 341 18 536 -4 805 -20,6

    Meurthe-et-Moselle 29 909 18 776 -11 133 -37,2Alsace-Lorraine 91 104 39 536 -51 568 -56,6

    Total 493 968 403 303 -90 665 -18,4Dpartements en hausse :

    Corrze 12 748 28 097 15 349 120,4Morbihan 10 848 21 867 11 019 101,6

    Cher 17 880 28 994 11 114 62,2Nivre 29 700 40 206 10 506 35,4

    Allier 11 746 21 155 9 409 80,1Aveyron 22 169 31 066 8 897 40,1Haute-Vienne 12 713 21 030 8 317 65,4Ile-et-Vilaine 15 409 23 475 8 066 52,3

    Ctes-du-Nord 18 132 25 970 7 838 43,2Sane-et-Loire 22 641 29 913 7 272 32,1

    Vienne 8 401 15 434 7 033 83,7Dordogne 7 962 14 974 7 012 88,1

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    Finistre 10 856 17 843 6 987 64,4Lot 7 162 13 628 6 466 90,3

    Loire-Infrieure 13 497 19 936 6 439 47,7Gironde 11 017 16 968 5 951 54

    Basses-Pyrnes 7 319 12 273 4 954 67,7Maine-et-Loire 10 976 15 784 4 808 43,8

    Loir-et-Cher 15 059 19 267 4 208 27,9Charente 7 266 11 011 3 745 51,5

    Savoie 13 484 17 199 3 715 27,6Deux-Svres 4 906 8 346 3 440 70,1

    Vende 4 054 7 260 3 206 79,1Lozre 4 987 7 992 3 005 60,3

    Charente-Infrieure. 7 016 10 016 3 000 42,8Haute-Loire 5 959 8 238 2 279 38,2

    Hrault 5 318 7 376 2 058 38,7Landes 3 543 5 556 2 013 56,8

    Bouches-du-Rhne 6 160 8 153 1 993 32,4Hautes-Pyrnes 4 391 6 168 1 777 40,5

    Corse 3 962 5 645 1 683 42,5Alpes-Maritimes 1 647 3 105 1 458 88,5

    Gers 3 113 4 529 1 416 45,5Tarn 3 856 5 248 1 392 36,1

    Lot-et-Garonne 3 140 4 468 1 328 42,3Pyrnes-Orientales 1 862 3 177 1 315 70,6

    Aude 2 517 3 787 1 270 50,5Arige 2 903 3869 966 33,3Total 356 319 549 023 192 704 54,1

    Evolution pour quelques rgions :

    Bretagne 55245 89155 33910 61,4Bourgogne 109413 126424 17011 15,5Limousin 48298 75312 27014 55,9Auvergne 60095 61746 1651 2,7

    Ile-de-France 100346 102753 2407 2,4

    * **

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    Annexe 2Phtisie pulmonaire et autres maladies contagieuses :

    volution annuelle du nombre des dcds et de leur part dans les dcs Parisentre 1872 et 1913

    Totaldes

    dcs

    Dcs par Dcs par

    Anne Paris(pop.

    domici-lie)

    1

    Fivrety-

    phode

    2

    Diph-trie

    3

    Rou-geole

    4

    Variole

    5

    Scar-latine

    6

    Total1 6

    7

    %7 / 1

    8

    Phtisiepulmo

    naire

    9

    %9/1

    10

    1872 39 650 1 007 1 135 583 102 124 2 951 7,4 7 436 18,81873 41 732 1 021 1 164 561 17 86 2 849 6,8 7 919 19,01874 40 759 823 1 008 635 46 68 2 580 6,3 7 474 18,31875 45 544 1 048 1 328 686 253 88 3 403 7,5 8 010 17,61876 48 579 2 032 1 572 878 373 133 4 988 10,3 8 532 17,6

    1877 47 509 1 201 2 393 652 136 92 4 474 9,4 8 246 17,41878 47 851 858 1 995 697 89 60 3 699 7,7 8 479 17,71879 51 095 1 121 2 146 917 911 95 5 190 10,2 8 528 16,71880 55 706 2 003 2 048 962 2 158 345 7 516 13,5 8 639 15,51881 55 103 1 955 2 211 897 987 440 6 490 11,8 9 210 16,71882 56 854 3 214 2 244 1005 626 156 7 245 12,7 9 958 17,51883 54 763 1 880 1 781 1043 436 88 5 228 9,5 10 307 18,81884 55 059 1 503 1 928 1501 74 155 5 161 9,4 10 370 18,81885 52 726 1 320 1 655 1524 176 191 4 866 9,2 9 751 18,51886 55