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Le Grand Meaulnes Alain-Fournier Publication: 1913 Catégorie(s): Fiction, Roman Source: http://www.ebooksgratuits.com 1

Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes

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  • Le Grand MeaulnesAlain-Fournier

    Publication: 1913Catgorie(s): Fiction, RomanSource: http://www.ebooksgratuits.com

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  • Prface

    Henri-Alban Fournier (Alain-Fournier est un demi-pseudonyme) est nle 3 octobre 1886, La Chapelle-dAngillon (Cher). Aprs une enfancepasse en Sologne et dans le Bas-Berry, o ses parents sont instituteurs, ilcommence ses tudes secondaires Paris, puis va prparer Brest leconcours dentre lcole Navale, quoi il renonce bientt, ayant com-pris quil ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son enfancequil a passionnment aimes. Il revient faire sa philosophie Bourges.Puis, ayant choisi la carrire de lenseignement des Lettres, il poursuitses tudes au Lyce Lakanal, Sceaux, o il se lie de profonde amitiavec Jacques Rivire (qui pousera en 1909 sa jeune sur Isabelle). Tousdeux se lancent la recherche de la vrit et de la beaut dans tous lesarts : peinture, musique et surtout littrature, o ils seront les premiers dcouvrir, parmi les jeunes crivains alors incompris et moqus ceuxqui deviendront les grands noms de notre poque : Claudel, Pguy, Va-lry, etc. En juin 1905, Henri avait rencontr celle qui, sous le nomdYvonne de Galais sera lhrone du Grand Meaulnes. Brve rencontre,unique conversation le long des quais de la Seine, do est n en lui, ce-pendant, ce qui sera le grand amour de sa vie. Il ne retrouvera quen1913, aprs huit ans de recherches et de souffrances, pour une deuximecourte rencontre, La Belle Jeune Fille , alors marie et mre de deuxenfants.

    Ses tudes ayant t interrompues en 1907 par les deux ans de son ser-vice militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors quelquetemps un Courrier littraire, publi divers pomes, essais, contes (runisplus tard sous le titre Miracles), cependant que slaborait lentementluvre qui la rendu clbre.

    Et cest quelques mois aprs la deuxime rencontre la dernire queparut Le Grand Meaulnes commenc presque au lendemain de la pre-mire, patiemment bti, remani, transform au long de ces huit annes,et qui est lhistoire, peine transpose, de tout ce quil avait vcu jus-qualors, et du grand douloureux amour qui a domin sa vie.

    Un an plus tard, il tait tu aux parges, le 22 septembre 1914.Sa sur Isabelle, qui est ddi le roman, aprs la mort de son mari,

    Jacques Rivire, en 1925, publia labondante Correspondance des deuxamis ; ensuite les Lettres au Petit B. (Ren Bichet, un gentil camarade deLakanal) et les Lettres dAlain-Fournier sa Famille, puis des souvenirssur son frre : Images dAlain-Fournier, etc.

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  • (Prface propose par [email protected], Project Gutenbergvolunteer)

    ma sur Isabelle.

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  • Partie 1

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  • Chapitre 1Le Pensionnaire

    Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189Je continue dire chez nous , bien que la maison ne nous appar-

    tienne plus. Nous avons quitt le pays depuis bientt quinze ans et nousny reviendrons certainement jamais.

    Nous habitions les btiments du Cours Suprieur de Sainte-Agathe.Mon pre, que jappelais M. Seurel, comme les autres lves, y dirigeait la fois le Cours Suprieur, o lon prparait le brevet dinstituteur, et leCours Moyen. Ma mre faisait la petite classe.

    Une longue maison rouge, avec cinq portes vitres, sous des vignesvierges, lextrmit du bourg ; une cour immense avec praux et buan-derie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le ctnord, la route o donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, trois kilomtres ; au sud et par derrire, des champs, des jardins et desprs qui rejoignaient les faubourgs tel est le plan sommaire de cette de-meure o scoulrent les jours les plus tourments et les plus chers dema vie demeure do partirent et o revinrent se briser, comme desvagues sur un rocher dsert, nos aventures.

    Le hasard des changements , une dcision dinspecteur ou de prfetnous avaient conduits l.

    Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan,qui prcdait notre mnage, nous avait dposs, ma mre et moi, devantla petite grille rouille. Des gamins qui volaient des pches dans le jardinstaient enfuis silencieusement par les trous de la haie Ma mre, quenous appelions Millie, et qui tait bien la mnagre la plus mthodiqueque jaie jamais connue, tait entre aussitt dans les pices remplies depaille poussireuse, et tout de suite elle avait constat avec dsespoir,comme chaque dplacement , que nos meubles ne tiendraient jamaisdans une maison si mal construite Elle tait sortie pour me confier sadtresse. Tout en me parlant, elle avait essuy doucement avec son mou-choir ma figure denfant noircie par le voyage. Puis elle tait rentre faire

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  • le compte de toutes les ouvertures quil allait falloir condamner pourrendre le logement habitable Quant moi, coiff dun grand chapeaude paille rubans, jtais rest l, sur le gravier de cette cour trangre, attendre, fureter petitement autour du puits et sous le hangar.

    Cest ainsi, du moins, que jimagine aujourdhui notre arrive. Car aus-sitt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette premire soiredattente dans notre cour de Sainte-Agathe, dj ce sont dautres attentesque je me rappelle ; dj, les deux mains appuyes aux barreaux du por-tail, je me vois piant avec anxit quelquun qui va descendre lagrandrue. Et si jessaie dimaginer la premire nuit que je dus passerdans ma mansarde, au milieu des greniers du premier tage, dj ce sontdautres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cettechambre ; une grande ombre inquite et amie passe le long des murs etse promne. Tout ce paysage paisible lcole, le champ du pre Martin,avec ses trois noyers, le jardin ds quatre heures envahi chaque jour pardes femmes en visite est jamais, dans ma mmoire, agit transformpar la prsence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont lafuite mme ne nous a pas laiss de repos.

    Nous tions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnesarriva.

    Javais quinze ans. Ctait un froid dimanche de novembre, le premierjour dautomne qui fit songer lhiver. Toute la journe, Millie avait at-tendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour lamauvaise saison. Le matin, elle avait manqu la messe ; et jusquau ser-mon, assis dans le chur avec les autres enfants, javais regard anxieu-sement du ct des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf.Aprs midi, je dus partir seul vpres.

    Dailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main moncostume denfant, mme sil tait arriv, ce chapeau, il aurait bien fallu,sans doute, que je passe mon dimanche le refaire.

    Souvent nos dimanches dhiver se passaient ainsi.Ds le matin, mon pre sen allait au loin, sur le bord de quelque tang

    couvert de brume, pcher le brochet dans une barque ; et ma mre, reti-re jusqu la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait dhumbles toi-lettes. Elle senfermait ainsi de crainte quune dame de ses amies, aussipauvre quelle mais aussi fire, vnt la surprendre. Et moi, les vpres fi-nies, jattendais, en lisant dans la froide salle manger, quelle ouvrit laporte pour me montrer comment a lui allait.

    Ce dimanche-l, quelque animation devant lglise me retint dehorsaprs vpres. Un baptme, sous le porche, avait attroup des gamins. Sur

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  • la place, plusieurs hommes du bourg avaient revtu leurs vareuses depompiers ; et, les faisceaux forms, transis et battant la semelle, ils cou-taient Boujardon, le brigadier, sembrouiller dans la thorie

    Le carillon du baptme sarrta soudain comme une sonnerie de fte,qui se serait trompe de jour et dendroit ; Boujardon et ses hommes,larme en bandoulire, emmenrent la pompe au petit trot ; et je les visdisparatre au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, cra-sant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givre o jenosais pas les suivre.

    Dans le bourg, il ny eut plus alors de vivant que le caf Daniel, ojentendais sourdement monter puis sapaiser les discussions des bu-veurs. Et, frlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison duvisage, jarrivai, un peu anxieux de mon retard, la petite grille.

    Elle tait entre ouverte et je vis aussitt quil se passait quelque chosedinsolite.

    En effet, la porte de la salle manger la plus rapproche des cinqportes vitres qui donnaient sur la cour une femme aux cheveux gris,penche, cherchait voir au travers des rideaux. Elle tait petite, coiffedune capote de velours noir lancienne mode. Elle avait un visagemaigre et fin, mais ravag par linquitude ; et je ne sais quelle apprhen-sion, sa vue, marrta sur la premire marche, devant la grille.

    O est-tu pass ? mon Dieu ! disait-elle mi-voix. Il tait avec moitout lheure. Il a dj fait le tour de la maison. Il sest peut-tre sauv

    Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups peine perceptibles.

    Personne ne venait ouvrir la visiteuse inconnue.Millie, sans doute, avait reu le chapeau de La Gare, et sans rien en-

    tendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit sem de vieux rubanset de plumes dfrises, elle cousait, dcousait, rebtissait sa mdiocrecoiffure En effet, lorsque jeus pntr dans la salle manger, imm-diatement suivi de la visiteuse, ma mre apparut tenant deux mainssur sa tte des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui ntaient pasencore parfaitement quilibrs

    Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigus davoir travaill la chute dujour, et scria :

    Regarde ! Je tattendais pour te montrer Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de

    la salle, elle sarrta, dconcerte. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et,

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  • durant toute la scne qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, renversecomme un nid dans son bras droit repli.

    La femme la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et unsac de cuir, avait commenc de sexpliquer, en balanant lgrement latte et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle avaitrepris tout son aplomb.

    Elle eut mme, ds quelle parla de son fils, un air suprieur et myst-rieux qui nous intrigua.

    Ils taient venus tous les deux, en voiture, de La Fert-dAngillon, quatorze kilomtres de Sainte-Agathe. Veuve et fort riche, ce quellenous fit comprendre , elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, An-toine, qui tait mort un soir au retour de lcole, pour stre baign avecson frre dans un tang malsain. Elle avait dcid de mettre lan, Au-gustin, en pension chez nous pour quil pt suivre le Cours Suprieur.

    Et aussitt elle fit lloge de ce pensionnaire quelle nous amenait. Je nereconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que javais vue courbedevant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagardde poule qui aurait perdu loiseau sauvage de sa couve.

    Ce quelle contait de son fils avec admiration tait fort surprenant : ilaimait lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivire, jambesfilles, pendant des kilomtres, pour lui rapporter des ufs de poulesdeau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs

    Il tendait aussi des nasses Lautre nuit, il avait dcouvert dans lebois une faisane prise au collet

    Moi qui nosais plus rentrer la maison quand javais un accroc mablouse, je regardais Millie avec tonnement.

    Mais ma mre ncoutait plus. Elle fit mme signe la dame de setaire, et dposant avec prcaution son nid sur la table, elle se leva si-lencieusement comme pour aller surprendre quelquun

    Au-dessus de nous, en effet, dans un rduit o sentassaient les picesdartifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assur, al-lait et venait, branlant le plafond, traversait les immenses greniers tn-breux du premier tage, et se perdait enfin vers les chambres dadjointsabandonnes o lon mettait scher le tilleul et mrir les pommes.

    Dj, tout lheure, javais entendu ce bruit dans les chambres dubas, dit Millie mi-voix, et je croyais que ctait toi, Franois, qui taisrentr

    Personne ne rpondit. Nous tions debout tous les trois, le cur bat-tant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur lescalier de la cuisine

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  • souvrit ; quelquun descendit les marches, traversa la cuisine, et se pr-senta dans lentre obscure de la salle manger.

    Cest toi, Augustin ? dit la dame.Ctait un grand garon de dix-sept ans environ. Je ne vis dabord de

    lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiff en ar-rire et sa blouse noire sangle dune ceinture comme en portent les co-liers. Je pus distinguer aussi quil souriait

    Il maperut, et, avant que personne et pu lui demander aucuneexplication :

    Viens-tu dans la cour ? dit-il.Jhsitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma

    casquette et jallai vers lui.Nous sortmes par la porte de la cuisine et nous allmes au prau, que

    lobscurit envahissait dj. la lueur de la fin du jour, je regardais, enmarchant, sa face anguleuse au nez droit, la lvre duvete.

    Tiens, dit-il, jai trouv a dans ton grenier. Tu ny avais donc jamaisregard.

    Il tenait la main une petite roue en bois noirci ; un cordon de fusesdchiquetes courait tout autour ; avait d tre le soleil ou la lune aufeu dartifice du Quatorze Juillet.

    Il y en a deux qui ne sont pas parties : nous allons toujours lesallumer , dit-il dun ton tranquille et de lair de quelquun qui esprebien trouver mieux par la suite.

    Il jeta son chapeau par terre et je vis quil avait les cheveux complte-ment ras comme un paysan. Il me montra les deux fuses avec leursbouts de mche en papier que la flamme avait coups, noircis, puis aban-donns. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa poche mon grand tonnement, car cela nous tait formellement interdit unebote dallumettes. Se baissant avec prcaution, il mit le feu la mche.Puis, me prenant par la main, il mentrana vivement en arrire.

    Un instant aprs, ma mre qui sortait sur le pas de la porte, avec lamre de Meaulnes, aprs avoir dbattu et fix le prix de pension, vitjaillir sous le prau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes dtoffesrouges et blanches ; et elle put mapercevoir, lespace dune seconde,dress dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveauvenu et ne bronchant pas

    Cette fois encore elle nosa rien dire.Et le soir, au dner, il y eut, la table de famille, un compagnon silen-

    cieux, qui mangeait, la tte basse, sans se soucier de nos trois regardsfixs sur lui.

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  • Chapitre 2Aprs quatre heures

    Je navais gure t, jusqualors, courir dans les rues avec les gamins dubourg. Une coxalgie, dont jai souffert jusque vers cette anne 189,mavait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore poursuivant lescoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la maison, en sautillantmisrablement sur une jambe

    Aussi ne me laissait-on gure sortir. Et je me rappelle que Millie, quitait trs fire de moi, me ramena plus dune fois la maison, avec forcetaloches, pour mavoir ainsi rencontr, sautant cloche-pied, avec lesgarnements du village.

    Larrive dAugustin Meaulnes, qui concida avec ma gurison, fut lecommencement dune vie nouvelle.

    Avant sa venue, lorsque le cours tait fini, quatre heures, une longuesoire de solitude commenait pour moi. Mon pre transportait le feu dupole de la classe dans la chemine de notre salle manger ; et peu peules derniers gamins attards abandonnaient lcole refroidie o roulaientdes tourbillons de fume. Il y avait encore quelques jeux, des galopadesdans la cour ; puis la nuit venait ; les deux lves qui avaient balay laclasse cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs plerines, et ilspartaient bien vite, leur panier au bras, en laissant le grand portailouvert

    Alors, tant quil y avait une lueur de jour, je restais au fond de la Mai-rie, enferm dans le Cabinet des Archives plein de mouches mortes,daffiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, auprsdune fentre qui donnait sur le jardin.

    Lorsquil faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commenaient hurler et que le carreau de notre petite cuisine silluminait, je rentraisenfin. Ma mre avait commenc de prparer le repas. Je montais troismarches de lescalier du grenier ; je masseyais sans rien dire et, la tteappuye aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer son feudans ltroite cuisine o vacillait la flamme dune bougie.

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  • Mais quelquun est venu qui ma enlev tous ces plaisirs denfantpaisible. Quelquun a souffl la bougie qui clairait pour moi le doux vi-sage maternel pench sur le repas du soir. Quelquun a teint la lampeautour de laquelle nous tions une famille heureuse, la nuit, lorsquemon pre avait accroch les volets de bois aux portes vitres. Et celui-l,ce fut Augustin Meaulnes, que les autres lves appelrent bientt legrand Meaulnes. Ds quil fut pensionnaire chez nous, cest--dire dsles premiers jours de dcembre, lcole cessa dtre dserte le soir, aprsquatre heures. Malgr le froid de la porte battante, les cris des balayeurset leurs seaux deau, il y avait toujours, aprs le cours, dans la classe, unevingtaine de grands lves, tant de la campagne que du bourg, serrs au-tour de Meaulnes. Et ctaient de longues discussions, des disputes inter-minables, au milieu desquelles je me glissais avec inquitude et plaisir.

    Meaulnes ne disait rien, mais ctait pour lui qu chaque instant lundes plus bavards savanait au milieu du groupe, et, prenant tmointour tour chacun de ses compagnons, qui lapprouvaient bruyamment,racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres sui-vaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.

    Assis sur un pupitre, en balanant les jambes, Meaulnes rflchissait.Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme sil et rser-v ses clats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul.Puis, la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classenclairait plus le groupe confus des jeunes gens, Meaulnes se levait sou-dain et, traversant le cercle press :

    Allons, en route ! criait-il.Alors tous le suivaient et lon entendait leurs cris jusqu la nuit noire,

    dans le haut du bourgIl marrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, jallais

    la porte des curies des faubourgs, lheure o lon trait les vachesNous entrions dans les boutiques, et, du fond de lobscurit, entre deuxcraquements de son mtier, le tisserand disait :

    Voil les tudiants ! Gnralement, lheure du dner, nous nous trouvions tout prs du

    Cours, chez Desnoues, le charron, qui tait aussi marchal. Sa boutiquetait une ancienne auberge, avec de grandes portes deux battants quonlaissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la forge etlon apercevait la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, par-fois des gens de campagne qui avaient arrt leur voiture pour causer uninstant, parfois un colier comme nous, adoss une porte, qui regardaitsans rien dire.

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  • Et cest l que tout commena, environ huit jours avant Nol.

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  • Chapitre 3"Je frquentais la boutique d'un Vannier"

    La pluie tait tombe tout le jour, pour ne cesser quau soir. La journeavait t mortellement ennuyeuse. Aux rcrations, personne ne sortait.Et lon entendait mon pre, M. Seurel, crier chaque minute, dans laclasse :

    Ne sabotez donc pas comme a les gamins ! Aprs la dernire rcration de la journe, ou comme nous disions,

    aprs le dernier quart dheure , M. Seurel, qui depuis un instant mar-chait de long en large pensivement, sarrta, frappa un grand coup dergle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins declasse o lon sennuie, et, dans le silence attentif, demanda : Qui est-cequi ira demain en voiture La Gare avec Franois, pour chercher M. etMme Charpentier ?

    Ctaient mes grands-parents : grand-pre Charpentier, lhomme augrand burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avecson bonnet de poli de lapin quil appelait son kpi Les petits gamins leconnaissaient bien. Les matins, pour se dbarbouiller, il tirait un seaudeau, dans lequel il barbotait, la faon des vieux soldats, en se frottantvaguement la barbiche. Un cercle denfants, les mains derrire le dos,lobservaient avec une curiosit respectueuse Et ils connaissaient aussigrand-mre Charpentier, la petite paysanne, avec sa capote tricote,parce que Millie lamenait, au moins une fois, dans la classe des pluspetits.

    Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Nol, LaGare, au train de 4 h 2. Ils avaient pour nous voir, travers tout le dpar-tement, chargs de ballots de chtaignes et de victuailles pour Nol enve-loppes dans des serviettes. Ds quils avaient pass, tous les deux, em-mitoufls, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous fer-mions sur eux toutes les portes, et ctait une grande semaine de plaisirqui commenait

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  • Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, ilfallait quelquun de srieux qui ne nous verst pas dans un foss, etdassez dbonnaire aussi, car le grand-pre Charpentier jurait facilementet la grand-mre tait un peu bavarde.

    la question de M. Seurel, une dizaine de voix rpondirent, criant en-semble : Le grand Meaulnes ! le grand Meaulnes !

    Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.Alors ils crirent : Fromentin ! Dautres : Jasmin Delouche ! Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs, mont sur sa truie lance

    au triple galop, criait : Moi ! Moi ! , dune voix perante.Dutremblay et Mouchebuf se contentaient de lever timidement la

    main.Jaurais voulu que ce ft Meaulnes. Ce petit voyage en voiture ne

    serait devenu un vnement plus important. Il le dsirait aussi, mais ilaffectait de se taire ddaigneusement. Tous les grands lves staient as-sis comme lui sur la table, revers, les pieds sur le banc, ainsi que nousfaisions dans les moments de grand rpit et de rjouissance. Coffin, sablouse releve et roule autour de la ceinture, embrassait la colonne defer qui soutenait la poutre de la classe et commenait de grimper ensigne dallgresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en disant : Allons ! Ce sera Mouchebuf.

    Et chacun regagna sa place en silence. quatre heures, dans la grande cour glace, ravine par la pluie, je me

    trouvai seul avec Meaulnes.Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que schait

    la bourrasque. Bientt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau de pain la main, sortit de chez lui et, rasant les murs, se prsenta en sifflant laporte du charron. Meaulnes ouvrit le portail, le hla et, tous les trois, uninstant aprs, nous tions installs au fond de la boutique rouge etchaude, brusquement traverse par de glacials coups de vent : Coffin etmoi, assis auprs de la forge, nos pieds boueux dans les copeaux blancs ;Meaulnes, les mains aux poches, silencieux, adoss au battant de la portedentre. De temps autre, dans la rue, passait une dame du village, latte baisse cause du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous le-vions le nez pour regarder qui ctait.

    Personne ne disait rien. Le marchal et son ouvrier, lun soufflant laforge, lautre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombresbrusques Je me rappelle ce soir-l comme un des grands soirs de monadolescence. Ctait en moi un mlange de plaisir et danxit : je

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  • craignais que mon compagnon ne menlevt cette pauvre joie daller LaGare en voiture ; et pourtant jattendais de lui, sans oser me lavouer,quelque entreprise extraordinaire qui vnt tout bouleverser.

    De temps autre, le travail paisible et rgulier de la boutiquesinterrompait pour un instant. Le marchal laissait petits coups pe-sants et clairs retomber son marteau sur lenclume. Il regardait, enlapprochant de son tablier de cuir, le morceau de fer quil avait travaill.Et, redressant la tte, il nous disait, histoire de souffler un peu : Ehbien, a va, la jeunesse ?

    Louvrier restait la main en lair la chane du soufflet, mettait sonpoing gauche sur la hanche et nous regardait en riant.

    Puis le travail sourd et bruyant reprenait.Durant une de ces pauses, on aperut, par la porte battante, Millie

    dans le grand vent, serre dans un fichu, qui passait charge de petitspaquets.

    Le marchal demanda : Cest-il que M. Charpentier va bientt venir ? Demain, rpondis-je, avec ma grand-mre, jirai les chercher en voi-

    ture au train de 4 h 2. Dans la voiture Fromentin, peut-tre ?Je rpondis bien vite : Non, dans celle du pre Martin. Oh ! alors, vous ntes pas revenus. Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent rire.Louvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose : Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher Vier-

    zon. Il y a une heure darrt. Cest quinze kilomtres. On aurait t deretour avant mme que lne Martin ft attel.

    a, dit lautre, cest une jument qui marche ! Et je crois bien que Fromentin la prterait facilement. La conversation finit l. De nouveau la boutique fut un endroit plein

    dtincelles et de bruit, o chacun ne pensa que pour soi.Mais lorsque lheure fut venue de partir et que je me levai pour faire

    signe au grand Meaulnes, il ne maperut pas dabord. Adoss la porteet la tte penche, il semblait profondment absorb par ce qui venaitdtre dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses rflexions, regardant,comme travers des lieues de brouillard, ces gens paisibles qui tra-vaillaient, je pensai soudain cette image de Robinson Cruso, o lonvoit ladolescent anglais, avant son grand dpart, frquentant la bou-tique dun vannier

    Et jy ai souvent repens depuis.

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  • Chapitre 4L'vasion

    une heure de laprs-midi, le lendemain, la classe du Cours suprieurest claire, au milieu du paysage gel, comme une barque sur locan. Onny sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pche,mais les harengs grills sur le pole et la laine roussie de ceux qui, enrentrant, se sont chauffs de trop prs.

    On a distribu, car la fin de lanne approche, les cahiers de composi-tions. Et pendant que M. Seurel crit au tableau lnonc des problmes,un silence imparfait stablit, ml de conversations voix basse, coupde petits cris touffs et de phrases dont on ne dit que les premiers motspour effrayer son voisin :

    Monsieur ! Un tel me M. Seurel, en copiant ses problmes, pense autre chose. Il se retourne

    de temps autre, en regardant tout le monde dun air la fois svre etabsent. Et ce remue-mnage sournois cesse compltement, une seconde,pour reprendre ensuite, tout doucement dabord, comme unronronnement.

    Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout dune destables de la division des plus jeunes, prs des grandes vitres, je nai qume redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas,puis les champs.

    De temps autre, je me soulve sur la pointe des pieds et je regardeanxieusement du ct de la ferme de la Belle-toile. Ds le dbut de laclasse, je me suis aperu que Meaulnes ntait pas rentr aprs la rcra-tion de midi. Son voisin de table a bien d sen apercevoir aussi. Il narien dit encore, proccup par sa composition. Mais, ds quil aura levla tte, la nouvelle courra par toute la classe et quelquun, comme cestlusage, ne manquera pas de crier haute voix les premiers mots de laphrase :

    Monsieur ! Meaulnes

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  • Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le souponne destre chapp. Sitt le djeuner termin, il a d sauter le petit mur et fuir travers champs, en passant le ruisseau la Vieille-Planche jusqu laBelle-toile. Il aura demand la jument pour aller chercher M. et MmeCharpentier. Il fait atteler en ce moment.

    La Belle-toile est, l-bas, de lautre ct du ruisseau, sur le versant dela cte, une grande ferme, que les ormes, les chnes de la cour et les haiesvives cachent en t. Elle est place sur un petit chemin qui rejoint dunct la route de La Gare, de lautre un faubourg du pays. Entoure dehauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne dans le fu-mier, la grande btisse fodale est au mois de juin enfouie sous lesfeuilles, et de lcole, on entend seulement, la tombe de la nuit, le rou-lement des charrois et les cris des vachers. Mais aujourdhui, japeroispar la vitre, entre les arbres dpouills, le haut mur gristre de la cour, laporte dentre, puis, entre des tronons de haie, une bande du cheminblanchi de givre, parallle au ruisseau, qui mne la route de La Gare.

    Rien ne bouge encore dans ce clair paysage dhiver. Rien nest changencore.

    Ici, M. Seurel achve de copier le deuxime problme. Il en donne troisdhabitude. Si aujourdhui, par hasard, il nen donnait que deux Il re-monterait aussitt dans sa chaire et sapercevrait de labsence deMeaulnes. Il enverrait pour le chercher travers le bourg deux gaminsqui parviendraient certainement le dcouvrir avant que la jument nesoit attele

    M. Seurel, le deuxime problme copi, laisse un instant retomber sonbras fatigu Puis, mon grand soulagement, il va la ligne et recom-mence crire en disant :

    Ceci, maintenant, nest plus quun jeu denfant ! Deux petits traits noirs, qui dpassaient le mur de la Belle-toile et qui

    devaient tre les deux brancards dresss dune voiture ont disparu. Jesuis sr maintenant quon fait l-bas les prparatifs du dpart deMeaulnes. Voici la jument qui passe la tte et le poitrail entre les deux pi-lastres de lentre, puis sarrte, tandis quon fixe sans doute larrirede la voiture un second sige pour les voyageurs que Meaulnes prtendramener. Enfin tout lquipage sort lentement de la cour, disparat uninstant derrire la haie, et repasse avec la mme lenteur sur le bout dechemin blanc quon aperoit entre deux tronons de la clture. Je recon-nais alors, dans cette forme noire qui tient les guides, un coude noncha-lamment appuy sur le ct de la voiture, la faon paysanne, mon com-pagnon Augustin Meaulnes.

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  • Un instant encore tout disparat derrire la haie.Deux hommes qui sont rests au portail de la Belle-toile, regarder

    partir la voiture, se concertent maintenant avec une animation croissante.Lun deux se dcide enfin mettre sa main en porte-voix prs de sabouche et appeler Meaulnes, puis courir quelques pas, dans sa direc-tion, sur le chemin

    Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrive sur la route de LaGare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, Meaulnes changesoudain dattitude. Un pied sur le devant, dress comme un conducteurde char romain, secouant deux mains les guides, il lance sa bte fondde train et disparat en un instant de lautre ct de la monte. Sur le che-min, lhomme qui appelait sest repris courir ; lautre sest lanc au ga-lop travers champs et semble venir vers nous.

    En quelques minutes, et au moment mme o M. Seurel, quittant le ta-bleau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment o troisvoix la fois crient du fond de la classe :

    Monsieur ! Le grand Meaulnes est parti ! Lhomme en blouse bleue est la porte, quil ouvre soudain toute

    grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil : Excusez-moi, monsieur, cest-il vous qui avez autoris cet lve de-

    mander la voiture pour aller Vierzon chercher vos parents ? il nous estvenu des soupons

    Mais pas du tout ! rpond M. Seurel.Et aussitt cest dans la classe un dsarroi effroyable. Les trois pre-

    miers, prs de la sortie, ordinairement chargs de pourchasser coups depierres les chvres ou les porcs qui viennent brouter dans la cour les cor-beilles dargent, se sont prcipits la porte. Au violent pitinement deleurs sabots ferrs sur les dalles de lcole a succd, dehors, le bruittouff de leurs pas prcipits qui mchent le sable de la cour et d-rapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. Tout le reste de laclasse sentasse aux fentres du jardin. Certains ont grimp sur les tablespour mieux voir

    Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes sest vad. Tu iras tout de mme La Gare avec Mouchebuf, me dit M. Seurel.

    Meaulnes ne connat pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux carre-fours. Il ne sera pas au train pour trois heures.

    Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander : Mais quy a-t-il donc ?

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  • Dans la rue du bourg, les gens commencent sattrouper. Le paysanest toujours l, immobile, entt, son chapeau la main, comme quel-quun qui demande justice.

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  • Chapitre 5La Voiture qui revient

    Lorsque jeus ramen de La Gare les grands-parents, lorsquaprs le d-ner, assis devant la haute chemine, ils commencrent raconter par lemenu dtail tout ce qui leur tait arriv depuis les dernires vacances, jemaperus bientt que je ne les coutais pas.

    La petite grille de la cour tait tout prs de la porte de la salle man-ger. Elle grinait en souvrant.

    Dordinaire, au dbut de la nuit, pendant nos veilles de campagne,jattendais secrtement ce grincement de la grille. Il tait suivi dun bruitde sabots claquant ou sessuyant sur le seuil, parfois dun chuchotementcomme de personnes qui se concertent avant dentrer. Et lon frappait.Ctait un voisin, les institutrices, quelquun enfin qui venait nous dis-traire de la longue veille.

    Or, ce soir-l, je navais plus rien esprer du dehors, puisque tousceux que jaimais taient runis dans notre maison et pourtant je ne ces-sais dpier tous les bruits de la nuit et dattendre quon ouvrt notreporte.

    Le vieux grand-pre, avec son air broussailleux de grand berger gas-con, ses deux pieds lourdement poss devant lui, son bton entre lesjambes, inclinant lpaule pour cogner sa pipe contre son soulier, tait l.Il approuvait de ses yeux mouills et bons ce que disait la grand-mre,de son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans quinavaient pas encore pay leur fermage. Mais je ntais plus avec eux.

    Jimaginais le roulement de voiture qui sarrterait soudain devant laporte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien nestait pass

    Ou peut-tre irait-il dabord reconduire la jument la Belle-toile ; etjentendrais bientt son pas sonner sur la route et la grille souvrir

    Mais rien. Le grand-pre regardait fixement devant lui et ses paupiresen battant sarrtaient longuement sur ses yeux comme lapproche dusommeil.

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  • La grand-mre rptait avec embarras sa dernire phrase, que per-sonne ncoutait.

    Cest de ce garon que vous tes en peine ? dit-elle enfin. La Gare, en effet, je lavais questionne vainement. Elle navait vu

    personne, larrt de Vierzon qui ressemblt au grand Meaulnes. Moncompagnon avait d sattarder en chemin. Sa tentative tait manque.Pendant le retour, en voiture, javais rumin ma dception, tandis quema grand-mre causait avec Mouchebuf. Sur la route blanchie de givre,les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de lne trottinant.De temps autre, sur le grand calme de laprs-midi gel, montaitlappel lointain dune bergre ou dun gamin hlant son compagnondun bosquet de sapins lautre. Et chaque fois, ce long cri sur les co-teaux dserts me faisait tressaillir, comme si cet t la voix deMeaulnes me conviant le suivre au loin

    Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, lheure arriva de secoucher. Dj le grand-pre tait entr dans la chambre rouge, lachambre-salon, tout humide et glace dtre close depuis lautre hiver.On avait enlev pour quil sy installt, les ttires en dentelle des fau-teuils, relev les tapis et mis de ct les objets fragiles. Il avait pos sonbton sur une chaise, ses gros souliers sous un fauteuil, il venait de souf-fler sa bougie, et nous tions debout, nous disant bonsoir, prts noussparer pour la nuit, lorsquun bruit de voitures nous fit taire.

    On et dit deux quipages se suivant lentement au trs petit trot. Celaralentit le pas et finalement vint sarrter sous la fentre de la salle manger qui donnait sur la route, mais qui tait condamne.

    Mon pre avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte quonavait dj ferme clef. Puis poussant la grille, savanant sur le bord desmarches, il leva la lumire au-dessus de sa tte pourvoir ce qui sepassait.

    Ctaient bien deux voitures arrtes, le cheval de lune attach der-rire lautre. Un homme avait saut terre et hsitait

    Cest ici la Mairie ? dit-il en sapprochant. Pourriez-vous mindiquerM. Fromentin, mtayer la Belle-toile ? Jai trouv sa voiture et sa ju-ment qui sen allaient sans conducteur, le long dun chemin prs de laroute de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, jai pu voir son nom etson adresse sur la plaque. Comme ctait sur mon chemin, jai ramenson attelage par ici, afin dviter des accidents, mais a ma rudement re-tard quand mme .

    Nous tions l, stupfaits. Mon pre sapprocha. Il claira la carrioleavec sa lampe.

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  • Il ny a aucune trace de voyageur, poursuivit lhomme. Pas mmeune couverture. La bte est fatigue ; elle boitille un peu.

    Je mtais approch jusquau premier rang et je regardais avec lesautres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une pave quet rame-ne la haute mer la premire pave et la dernire, peut-tre, delaventure de Meaulnes.

    Si cest trop loin, chez Fromentin, dit lhomme, je vais vous laisser lavoiture. Jai dj perdu beaucoup de temps et lon doit sinquiter, chezmoi.

    Mon pre accepta. De cette faon nous pourrons ds ce soir reconduirelattelage la Belle-toile sans dire ce qui stait pass. Ensuite, on dci-derait de ce quil faudrait raconter aux gens du pays et crire la mrede Meaulnes Et lhomme fouetta sa bte, en refusant le verre de vinque nous lui offrions.

    Du fond de sa chambre o il avait rallum la bougie, tandis que nousrentrions sans rien dire et que mon pre conduisait la voiture la ferme,mon grand-pre appelait :

    Alors ? Est-il rentr, ce voyageur ? Les femmes se concertrent du regard, une seconde : Mais oui, il a t chez sa mre. Allons, dors. Ne tinquite pas ! Eh bien, tant mieux. Cest bien ce que je pensais , dit-il.Et, satisfait, il teignit sa lumire et se tourna dans son lit pour dormir.Ce fut la mme explication que nous donnmes aux gens du bourg.

    Quant la mre du fugitif, il fut dcid quon attendrait pour lui crire.Et nous gardmes pour nous seuls notre inquitude qui dura troisgrands jours. Je vois encore mon pre rentrant de la ferme vers onzeheures, sa moustache mouille par la nuit, discutant avec Millie dunevoix trs basse, angoisse et colre

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  • Chapitre 6On Frappe au carreau

    Le quatrime jour fut un des plus froids de cet hiver-l. De grand matinles premiers arrivs dans la cour se rchauffaient en glissant autour dupuits. Ils attendaient que le pole ft allum dans lcole pour syprcipiter.

    Derrire le portail, nous tions plusieurs guetter la venue des gars dela campagne. Ils arrivaient tout blouis encore davoir travers des pay-sages de givre, davoir vu les tangs glacs, les taillis o les livres d-talent Il y avait dans leurs blouses un got de foin et dcurie quialourdissait lair de la classe, quand ils se pressaient autour du polerouge. Et, ce matin-l, lun deux avait apport dans un panier un cu-reuil gel quil avait dcouvert en route. Il essayait, je me souviens,daccrocher par ses griffes, au poteau du prau, la longue bte raidie

    Puis la pesante classe dhiver commenaUn coup brusque au carreau nous fit lever la tte.Dress contre la porte, nous apermes le grand Meaulnes secouant,

    avant dentrer, le givre de sa blouse, la tte haute et comme bloui !Les deux lves du banc le plus rapproch de la porte se prcipitrent

    pour louvrir : il y eut lentre comme un vague conciliabule que nousnentendmes pas, et le fugitif se dcida enfin pntrer dans lcole.

    Cette bouffe dair frais venue de la cour dserte, les brindilles depaille quon voyait accroches aux habits du grand Meaulnes, et surtoutson air de voyageur fatigu, affam, mais merveill, tout cela fit passeren nous un trange sentiment de plaisir et de curiosit.

    M. Seurel tait descendu du petit bureau deux marches o il tait entrain de nous faire la dicte, et Meaulnes marchait vers lui dun air agres-sif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, cet instant, le grand com-pagnon, malgr son air puis et ses yeux rougis par les nuits passes audehors, sans doute.

    Il savana jusqu la chaire et dit, du ton trs assur de quelquun quirapporte un renseignement :

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  • Je suis rentr, monsieur. Je le vois bien, rpondit M. Seurel, en le considrant avec curiosit

    Allez vous asseoir votre place. Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courb, souriant dun air

    moqueur, comme font les grands lves indisciplins lorsquils sont pu-nis, et, saisissant dune main le bout de la table, il se laissa glisser sur sonbanc.

    Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le matre toutes les ttes taient alors tournes vers Meaulnes pendant que voscamarades finiront la dicte.

    Et la classe reprit comme auparavant. De temps autre le grandMeaulnes se tournait de mon ct, puis il regardait par les fentres, dolon apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs d-serts, o parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur taitlourde, auprs du pole rougi.

    Mon camarade, la tte dans les mains, saccouda pour lire : deux re-prises je vis ses paupires se fermer et je crus quil allait sendormir.

    Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.

    Allez ! dit M. Seurel, dsireux surtout dviter un incident.Toutes les ttes leves, toutes les plumes en lair, regret nous le regar-

    dmes partir, avec sa blouse fripe dans le dos et ses souliers terreux.Que la matine fut lente traverser ! Aux approches de midi, nous

    entendmes l-haut, dans la mansarde, le voyageur sapprter pour des-cendre. Au djeuner, je le retrouvai assis devant le feu, prs des grands-parents interdits, pendant quaux douze coups de lhorloge, les grandslves et les gamins parpills dans la cour neigeuse filaient comme desombres devant la porte de la salle manger.

    De ce djeuner je ne me rappelle quun grand silence et une grandegne. Tout tait glac : la toile cire sans nappe, le vin froid dans lesverres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds On avait d-cid, pour ne pas le pousser la rvolte, de ne rien demander au fugitif.Et il profita de cette trve pour ne pas dire un mot.

    Enfin, le dessert termin, nous pmes tous les deux bondir dans lacour. Cour dcole, aprs midi, o les sabots avaient enlev la neigecour noircie o le dgel faisait dgoutter les toits du prau cour pleinede jeux et de cris perants ! Meaulnes et moi, nous longemes en courantles btiments. Dj deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la par-tie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la boue sousleurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez droul. Mais mon

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  • compagnon se prcipita dans la grande classe, o je le suivis, et refermala porte vitre juste temps pour supporter lassaut de ceux qui nouspoursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres secoues de sa-bots claquant sur le seuil ; une pousse qui fit plier la tige de fer mainte-nant les deux battants de la porte ; mais dj Meaulnes, au risque de seblesser son anneau bris, avait tourn la petite clef qui fermait laserrure.

    Nous avions accoutum de juger trs vexante une pareille conduite. Ent, ceux quon laissait ainsi la porte couraient au galop dans le jardinet parvenaient souvent grimper par une fentre avant quon et pu lesfermer toutes. Mais nous tions en dcembre et tout tait clos. Un instanton fit au dehors des peses sur la porte ; on nous cria des injures ; puis,un un, ils tournrent le dos et sen allrent, la tte basse, en rajustantleurs cache-nez.

    Dans la classe qui sentait les chtaignes et la piquette, il ny avait quedeux balayeurs, qui dplaaient les tables. Je mapprochai du pole pourmy chauffer paresseusement en attendant la rentre, tandis quAugustinMeaulnes cherchait dans le bureau du matre et dans les pupitres. Il d-couvrit bientt un petit atlas, quil se mit tudier avec passion, deboutsur lestrade, les coudes sur le bureau, la tte entre les mains.

    Je me disposais aller prs de lui ; je lui aurais mis la main sur lpauleet nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le trajet quil avaitfait, lorsque soudain la porte de communication avec la petite classesouvrit toute battante sous une violente pousse, et Jasmin Delouche,suivi dun gars du bourg et de trois autres de la campagne, surgit avecun cri de triomphe. Une des fentres de la petite classe tait sans doutemal ferme, ils avaient d la pousser et sauter par l.

    Jasmin Delouche, encore quassez petit, tait lun des plus gs duCours Suprieur. Il tait fort jaloux du grand Meaulnes, bien quil sedonnt comme son ami. Avant larrive de notre pensionnaire, ctait lui,Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure ple, assez fade, et les che-veux pommads. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, il faisaitlhomme, il rptait avec vanit ce quil entendait dire aux joueurs debillard, aux buveurs de vermouth.

    son entre, Meaulnes leva la tte et, les sourcils froncs, cria aux garsqui se prcipitaient sur le pole, en se bousculant :

    On ne peut donc pas tre tranquille une minute, ici ! Si tu nes pas content, il fallait rester o tu tais , rpondit, sans le-

    ver la tte, Jasmin Delouche qui se sentait appuy par ses compagnons.

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  • Je pense quAugustin tait dans cet tat de fatigue o la colre monteet vous surprend sans quon puisse la contenir.

    Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu ple, tuvas commencer par sortir dici !

    Lautre ricana : Oh ! cria-t-il. Parce que tu es rest trois jours chapp, tu crois que tu

    vas tre le matre maintenant ? Et, associant les autres sa querelle : Ce nest pas toi qui nous feras sortir, tu sais ! Mais dj Meaulnes tait sur lui. Il y eut dabord une bousculade ; les

    manches des blouses craqurent et se dcousirent. Seul, Martin, un desgars de la campagne entrs avec Jasmin, sinterposa :

    Tu vas le laisser ! dit-il, les narines gonfles, secouant la tte commeun blier.

    Dune pousse violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, aumilieu de la classe, puis, saisissant dune main Delouche par le cou, delautre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin sagrippait auxtables et tranait les pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferrs,tandis que Martin, ayant repris son quilibre, revenait pas compts, latte en avant, furieux. Meaulnes lcha Delouche pour se colleter avec cetimbcile, et il allait peut-tre se trouver en mauvaise posture, lorsque laporte des appartements souvrit demi.

    M. Seurel parut, la tte tourne vers la cuisine, terminant, avantdentrer, une conversation avec quelquun

    Aussitt la bataille sarrta. Les uns se rangrent autour du pole, latte basse, ayant vit jusquau bout de prendre parti. Meaulnes sassit sa place, le haut de ses manches dcousu et dfronc. Quant Jasmin,tout congestionn, on lentendit crier durant les quelques secondes quiprcdrent le coup de rgle du dbut de la classe :

    Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il simaginepeut-tre quon ne sait pas o il a t !

    Imbcile ! Je ne le sais pas moi-mme , rpondit Meaulnes, dans lesilence dj grand.

    Puis, haussant les paules, la tte dans les mains, il se mit apprendreses leons.

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  • Chapitre 7Le Gilet de soie

    Notre chambre tait, comme je lai dit, une grande mansarde. moitimansarde, moiti chambre. Il y avait des fentres aux autres logisdadjoints ; on ne sait pas pourquoi celui-ci tait clair par une lucarne.Il tait impossible de fermer compltement la porte, qui frottait sur leplancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notrebougie que menaaient tous les courants dair de la grande demeure,chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous tionsobligs dy renoncer.

    Et, toute la nuit, nous sentions autour de nous, pntrant jusque dansnotre chambre, le silence des trois greniers.

    Cest l que nous nous retrouvmes, Augustin et moi, le soir de cemme jour dhiver.

    Tandis quen un tour de main javais quitt tous mes vtements et lesavais jets en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,sans rien dire, commenait lentement se dshabiller. Du lit de fer auxrideaux de cretonne dcors de pampres, o jtais mont dj, je le re-gardais faire.

    Tantt il sasseyait sur son lit bas et sans rideaux.Tantt il se levait et marchait de long en large, tout en se dvtant. La

    bougie, quil avait pose sur une petite table dosier tresse par des boh-miens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.

    Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, dun air distrait et amer,mais avec soin, ses habits dcolier. Je le revois plaquant sur une chaisesa lourde ceinture ; pliant sur le dossier sa blouse noire extraordinaire-ment fripe et salie ; retirant une espce de paletot gros bleu quil avaitsous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour ltaler sur lepied de son lit Mais lorsquil se redressa et se retourna vers moi, je visquil portait, au lieu du petit gilet boutons de cuivre, qui taitduniforme sous le paletot, un trange gilet de soie, trs ouvert, que fer-mait dans le bas un rang serr de petits boutons de nacre.

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  • Ctait un vtement dune fantaisie charmante, comme devaient enporter les jeunes gens qui dansaient avec nos grand-mres, dans les balsde mille huit cent trente.

    Je me rappelle, en cet instant le grand colier paysan, nu-tte, car ilavait soigneusement pos sa casquette sur ses autres habits visage sijeune, si vaillant et si durci dj. Il avait repris sa marche travers lachambre lorsquil se mit dboutonner cette pice mystrieuse dun cos-tume qui ntait pas le sien. Et il tait trange de le voir, en bras de che-mise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant la mainsur ce gilet de marquis.

    Ds quil leut touch, sortant brusquement de sa rverie, il tourna latte vers moi et me regarda dun il inquiet. Javais un peu envie de rire.Il sourit en mme temps que moi et son visage sclaira.

    Oh ! dis-moi ce que cest, fis-je, enhardi, voix basse. O las-tupris ?

    Mais son sourire steignit aussitt. Il passa deux fois sur ses cheveuxgras sa main lourde, et tout soudain, comme quelquun qui ne peut plusrsister son dsir, il rendossa sur le fin jabot sa vareuse quil boutonnasolidement et sa blouse fripe ; puis il hsita un instant, en me regardantde ct Finalement, il sassit sur le bord de son lit, quitta ses souliersqui tombrent bruyamment sur le plancher ; et, tout habill comme unsoldat au cantonnement dalerte, il stendit sur son lit et souffla labougie.

    Vers le milieu de la nuit je mveillai soudain.Meaulnes tait au milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la

    tte, et il cherchait au portemanteau quelque chose une plerine quil semit sur le dos La chambre tait trs obscure. Pas mme la clart quedonne parfois le reflet de la neige. Un vent noir et glac soufflait dans lejardin mort et sur le toit.

    Je me dressai un peu et je lui criai tout bas : Meaulnes ! tu repars ? Il ne rpondit pas. Alors, tout fait affol, je dis : Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m emmnes .Et je sautai bas.Il sapprocha, me saisit par le bras, me forant masseoir sur le rebord

    du lit, et il me dit : Je ne puis pas temmener, Franois. Si je connaissais bien mon che-

    min, tu maccompagnerais. Mais il faut dabord que je le retrouve sur leplan, et je ny parviens pas.

    Alors, tu ne peux pas repartir non plus ?

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  • Cest vrai, cest bien inutile fit-il avec dcouragement. Allons,recouche-toi. Je te promets de ne pas repartir sans toi.

    Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je nosaisplus rien lui dire. Il marchait sarrtait, repartait plus vite, comme quel-quun qui, dans sa tte, recherche ou repasse des souvenirs, lesconfronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouv ; puis denouveau lche le fil et recommence chercher

    Ce ne fut pas la seule nuit o, rveill par le bruit de ses pas, je le trou-vai ainsi, vers une heure du matin, dambulant travers la chambre etles greniers comme ces marins qui nont pu se dshabituer de faire lequart et qui, au fond de leurs proprits bretonnes, se lvent etshabillent lheure rglementaire pour surveiller la nuit terrienne.

    deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la premire quin-zaine de fvrier, je fus ainsi tir de mon sommeil. Le grand Meaulnestait l, dress, tout quip, sa plerine sur le dos, prt partir, et chaquefois, au bord de ce pays mystrieux, o une fois dj il stait vad, ilsarrtait, hsitait. Au moment de lever le loquet de la porte de lescalieret de filer par la porte de la cuisine quil et facilement ouverte sans quepersonne lentendit, il reculait une fois encore Puis, durant les longuesheures du milieu de la nuit, fivreusement, il arpentait, en rflchissant,les greniers abandonns.

    Enfin une nuit, vers le 15 fvrier, ce fut lui-mme qui mveilla en meposant doucement la main sur lpaule.

    La journe avait t fort agite. Meaulnes, qui dlaissait compltementtous les jeux de ses anciens camarades, tait rest, durant la dernire r-cration du soir, assis sur un banc, tout occup tablir un mystrieuxpetit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur latlas duCher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la cour et la salle declasse. Les sauts claquaient. On se pourchassait de table en table, fran-chissant les bancs et lestrade dun saut On savait quil ne faisait pasbon sapprocher de Meaulnes lorsquil travaillait ainsi, cependant,comme la rcration se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, parmanire de jeu, sapprochrent pas de loup et regardrent par-dessusson paule.

    Chacun deux senhardit jusqu pousser les autres sur Meaulnes Ilferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le dernier destrois gars, tandis que les deux autres avaient pu schapper.

    Ctait ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya dedonner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par legrand Meaulnes, qui il cria rageusement :

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  • Grand lche ! a ne mtonne pas quils sont tous contre toi, quilsveulent te faire la guerre ! et une foule dinjures, auxquelles nous r-pondmes, sans avoir bien compris ce quil avait voulu dire.

    Cest moi qui criais le plus fort, car javais pris le parti du grandMeaulnes. Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. La pro-messe quil mavait faite de memmener avec lui, sans me dire, commetout le monde, que je ne pourrais pas marcher , mavait li lui pourtoujours. Et je ne cessais de penser son mystrieux voyage. Je mtaispersuad quil avait d rencontrer une jeune fille. Elle tait sans douteinfiniment plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne,quon apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure, etque Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde ; et queJenny, la fille de la chtelaine, qui tait admirable, mais folle et toujoursenferme.

    Cest une jeune fille certainement quil pensait la nuit, comme un h-ros de roman. Et javais dcid de lui en parler, bravement, la premirefois quil mveillerait

    Le soir de cette nouvelle bataille, aprs quatre heures, nous tions tousles deux occups rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles quiavaient servi creuser des trous, lorsque nous entendmes des cris sur laroute. Ctait une bande de jeunes gens et de gamins, en colonne parquatre, au pas gymnastique, voluant comme une compagnie parfaite-ment organise, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre quenous ne connmes point. Ils nous avaient aperus et ils nous huaient dela belle faon.

    Ainsi tout le bourg tait contre nous, et lon prparait je ne sais queljeu guerrier dont nous tions exclus.

    Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bche et la piochequil avait sur lpaule

    Mais, minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je mveillais ensursaut.

    Lve-toi, dit-il, nous partons. Connais-tu maintenant le chemin jusquau bout ? Jen connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le

    reste ! rpondit-il, les dents serres. coute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon sant. coute-moi :

    nous navons quune chose faire ; cest de chercher tous les deux enplein jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nousmanque.

    Mais cette portion-l est trs loin dici.

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  • Eh bien, nous irons en voiture, cet t, ds que les journes serontlongues.

    Il y eut un silence prolong qui voulait dire quil acceptait. Puisque nous tcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu

    aimes, Meaulnes, ajoutais-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi delle. Il sassit sur le pied de mon lit. Je voyais dans lombre sa tte penche,

    ses bras croiss et ses genoux. Puis il aspira lair fortement, comme quel-quun qui a eu gros cur longtemps et qui va enfin confier son secret

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  • Chapitre 8L'Aventure

    Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-l tout ce qui lui tait arrivsur la route. Et mme lorsquil se fut dcid me tout confier, durant desjours de dtresse dont je reparlerai, cela resta longtemps le grand secretde nos adolescences. Mais aujourdhui que tout est fini, maintenant quilne reste plus que poussire de tant de mal, de tant de bien, je puis racon-ter son trange aventure.

    une heure et demie de laprs-midi, sur la route de Vierzon, par cetemps glacial, Meaulnes fit marcher sa bte bon train, car il savait ntrepas en avance. Il ne songea dabord, pour sen amuser, qu notre sur-prise tous, lorsquil ramnerait dans la carriole, quatre heures, legrand-pre et la grand-mre Charpentier. Car, ce moment-l, certes, ilnavait pas dautre intention.

    Peu peu, le froid le pntrant, il senveloppa les jambes dans unecouverture quil avait dabord refuse et que les gens de la Belle-toileavaient mise de force dans la voiture.

    deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il ntait jamais passdans un petit pays aux heures de classe et samusa de voir celui-l aussidsert, aussi endormi. Cest peine si, de loin en loin, un rideau se leva,montrant une tte curieuse de bonne femme.

    la sortie de La Motte, aussitt aprs la maison dcole, il hsita entredeux routes et crut se rappeler quil fallait tourner gauche pour aller Vierzon.

    Personne ntait l pour le renseigner. Il remit sa jument au trot sur laroute dsormais plus troite et mal empierre. Il longea quelque tempsun bois de sapins et rencontra enfin un roulier qui il demanda, mettantsa main en porte-voix, sil tait bien l sur la route de Vierzon. La jument,tirant sur les guides continuait trotter ; lhomme ne dut pas com-prendre ce quon lui demandait ; il cria quelque chose en faisant un gestevague, et, tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route.

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  • De nouveau ce fut la vaste campagne gele, sans accident ni distrac-tion aucune ; parfois seulement une pie senvolait, effraye par la voi-ture, pour aller se percher plus loin sur un orme sans tte. Le voyageuravait enroul autour de ses paules, comme une cape, sa grande couver-ture. Les jambes allonges, accoud sur un ct de la carriole, il dut som-noler un assez long moment

    Lorsque, grce au froid, qui traversait maintenant la couverture,Meaulnes eut repris ses esprits, il saperut que le paysage avait chang.Ce ntaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc o se perdaitle regard, mais de petits prs encore verts avec de hautes cltures. droite et gauche, leau des fosss coulait sous la glace. Tout faisait pres-sentir lapproche dune rivire. Et, entre les hautes haies, la route ntaitplus quun troit chemin dfonc.

    La jument, depuis un instant, avait cess de trotter.Dun coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure,

    mais elle continua marcher au pas avec une extrme lenteur, et legrand colier, regardant de ct, les mains appuyes sur le devant de lavoiture, saperut quelle boitait dune jambe de derrire. Aussitt il sau-ta terre, trs inquiet.

    Jamais nous narriverons Vierzon pour le train , dit-il mi-voix.Et il nosait pas savouer sa pense la plus inquitante, savoir que

    peut-tre il stait tromp de chemin et quil ntait plus l sur la route deVierzon.

    Il examina longuement le pied de la bte et ny dcouvrit aucune tracede blessure. Trs craintive, la jument levait la patte ds que Meaulnesvoulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. Ilcomprit enfin quelle avait tout simplement un caillou dans le sabot. Engars expert au maniement du btail, il saccroupit, tenta de lui saisir lepied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses genoux, mais ilfut gn par la voiture. deux reprises, la jument se droba et avana dequelques mtres. Le marchepied vint le frapper la tte et la roue le bles-sa au genou. Il sobstina et finit par triompher de la bte peureuse ; maisle caillou se trouvait si bien enfonc que Meaulnes dut sortir son couteaude paysan pour en venir bout.

    Lorsquil eut termin sa besogne, et quil releva enfin la tte, demitourdi et les yeux troubles, il saperut avec stupeur que la nuittombait

    Tout autre que Meaulnes et immdiatement rebrouss chemin.Ctait le seul moyen de ne pas sgarer davantage. Mais il rflchit quildevait tre maintenant fort loin de La Motte. En outre la jument pouvait

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  • avoir pris un chemin transversal pendant quil dormait. Enfin, cechemin-l devait bien la longue mener vers quelque village Ajoutez toutes ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marchepied,tandis que la bte impatiente tirait dj sur les guides, sentait grandir enlui le dsir exaspr daboutir quelque chose et darriver quelque part,en dpit de tous les obstacles !

    Il fouetta la jument qui fit un cart et se remit au grand trot.Lobscurit croissait. Dans le sentier ravin, il y avait maintenant toutjuste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie seprenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec

    Lorsquil fit tout fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serre-ment de cur, la salle manger de Sainte-Agathe, o nous devions, cette heure, tre tous runis. Puis la colre le prit ; puis lorgueil, et la joieprofonde de stre ainsi vad, sans lavoir voulu

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  • Chapitre 9Une Halte

    Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait but danslombre ; Meaulnes vit sa tte plonger et se relever par deux fois ; puiselle sarrta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose.

    Autour des pieds de la bte, on entendait comme un clapotis deau. Unruisseau coupait le chemin. En t, ce devait tre un gu. Mais cettepoque le courant tait si fort que la glace navait pas pris et quil et tdangereux de pousser plus avant.

    Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques paset, trs perplexe, se dressa dans la voiture. Cest alors quil aperut, entreles branches, une lumire. Deux ou trois prs seulement devaient la s-parer du chemin

    Lcolier descendit de voiture et ramena la jument en arrire, en luiparlant pour la calmer, pour arrter ses brusques coups de tte effrays :

    Allons, ma vieille ! Allons ! Maintenant nous nirons pas plus loin.Nous saurons bientt o nous sommes arrivs.

    Et, poussant la barrire entrouverte dun petit pr qui donnait sur lechemin, il fit entrer l son quipage. Ses pieds enfonaient dans lherbemolle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tte contre celle de la bte,il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine Il la conduisit toutau bout du pr, lui mit sur le dos la couverture ; puis, cartant lesbranches de la clture du fond, il aperut de nouveau la lumire, quitait celle dune maison isole.

    Il lui fallut bien, tout de mme, traverser trois prs, sauter un tratrepetit ruisseau, o il faillit plonger les deux pieds la fois Enfin, aprsun dernier saut du haut dun talus, il se trouva dans la cour dune mai-son campagnarde. Un cochon grognait dans son prt. Au bruit des passur la terre gele, un chien se mit aboyer avec fureur.

    Le volet de la porte tait ouvert, et la lueur que Meaulnes avait aper-ue tait celle dun feu de fagots allum dans la chemine. Il ny avait pasdautre lumire que celle du feu. Une bonne femme, dans la maison, se

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  • leva et sapprocha de la porte, sans paratre autrement effraye.Lhorloge poids, juste cet instant, sonna la demie de sept heures.

    Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garon, je crois bien quejai mis le pied dans vos chrysanthmes.

    Arrte, un bol la main, elle le regardait. Il est vrai, dit-elle, quil fait noir dans la cour ne pas sy conduire. Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs

    de la pice tapisse de journaux illustrs comme une auberge, et la table,sur laquelle un chapeau dhomme tait pos.

    Il nest pas l, le patron ? dit-il en sasseyant. Il va revenir, rpondit la femme, mise en confiance. Il est all cher-

    cher un fagot. Ce nest pas que jaie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en

    rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes l plusieurs chasseurs lafft. Je suis venu vous demander de nous cder un peu de pain.

    Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtoutdans une ferme isole, il faut parler avec beaucoup de discrtion, de poli-tique mme, et surtout ne jamais montrer quon nest pas du pays.

    Du pain ? dit-elle. Nous ne pourrons gure vous en donner. Le bou-langer qui passe pourtant tous les mardis nest pas venu aujourdhui.

    Augustin, qui avait espr un instant se trouver proximit dun vil-lage, seffraya.

    Le boulanger de quel pays ? demanda-t-il. Eh bien, le boulanger du Vieux-Nanay, rpondit la femme avec

    tonnement. Cest quelle distance dici, au juste, Le Vieux-Nanay ? poursuivit

    Meaulnes trs inquiet. Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste ; mais par la traverse

    il y a trois lieues et demie. Et elle se mit raconter quelle y avait sa fille en place, quelle venait

    pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que sespatrons

    Mais Meaulnes, compltement drout, linterrompit pour dire : Le Vieux-Nanay serait-il le bourg le plus rapproch dici ? Non, cest Les Landes, cinq kilomtres. Mais il ny a pas de mar-

    chands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemble, chaque an-ne, la Saint-Martin.

    Meaulnes navait jamais entendu parler des Landes. Il se vit tel pointgar quil en fut presque amus. Mais la femme, qui tait occupe

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  • laver son bol sur lvier, se retourna, curieuse son tour, et elle dit lente-ment, en le regardant bien droit :

    Cest-il que vous ntes pas du pays ? ce moment, un paysan g se prsenta la porte, avec une brasse

    de bois, quil jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, trs fort, commesil et t sourd, ce que demandait le jeune homme.

    Eh bien, cest facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous, mon-sieur. Vous ne vous chauffez pas.

    Tous les deux, un instant plus tard, taient installs prs des chenets :le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeantun bol de lait avec du pain quon lui avait offert. Notre voyageur, ravi dese trouver dans cette humble maison aprs tant dinquitudes, pensantque sa bizarre aventure tait termine, faisait dj le projet de revenirplus tard avec des camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas quectait l seulement une halte, et quil allait tout lheure reprendre sonchemin.

    Il demanda bientt quon le remt sur la route de La Motte. Et, reve-nant peu peu la vrit, il raconta quavec sa voiture il stait spardes autres chasseurs et se trouvait maintenant compltement gar.Alors lhomme et la femme insistrent si longtemps pour quil restt cou-cher et repartt seulement au grand jour, que Meaulnes finit par accepteret sortit chercher sa jument pour la rentrer lcurie.

    Vous prendrez garde aux trous de la sente , lui dit lhomme.Meaulnes nosa pas avouer quil ntait pas venu par la sente . Il fut

    sur le point de demander au brave homme de laccompagner. Il hsitaune seconde sur le seuil et si grande tait son indcision quil faillit chan-celer. Puis il sortit dans la cour obscure.

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  • Chapitre 10La Bergerie

    Pour sy reconnatre, il grimpa sur le talus do il avait saut.Lentement et difficilement, comme laller, il se guida entre les herbes

    et les eaux, travers les cltures de saules, et sen fut chercher sa voituredans le fond du pr o il lavait laisse. La voiture ny tait plus Immo-bile, la tte battante, il seffora dcouter tous les bruits de la nuit,croyant chaque seconde entendre sonner tout prs le collier de la bte.Rien Il fit le tour du pr ; la barrire tait demi ouverte, demi ren-verse, comme si une roue de voiture avait pass dessus. La jument avaitd, par l, schapper toute seule.

    Remontant le chemin, il fit quelques pas et sembarrassa les pieds dansla couverture qui sans doute avait gliss de la jument par terre. Il enconclut que la bte stait enfuie dans cette direction. Il se prit courir.

    Sans autre ide que la volont tenace et folle de rattraper sa voiture,tout le sang au visage, en proie ce dsir panique qui ressemblait lapeur, il courait Parfois son pied butait dans les ornires. Aux tour-nants, dans lobscurit totale, il se jetait contre les cltures, et, dj tropfatigu pour sarrter temps, sabattait sur les pines, les bras en avant,se dchirant les mains pour se protger le visage. Parfois, il sarrtait,coutait et repartait. Un instant, il crut entendre un bruit de voiture ;mais ce ntait quun tombereau cahotant qui passait trs loin, sur uneroute, gauche vint un moment o son genou, bless au marchepiedlui fit si mal quil dut sarrter, la jambe raidie.

    Alors il rflchit que si la jument ne stait pas sauve au grand galop,il laurait depuis longtemps rejointe.

    Il se dit aussi quune voiture ne se perdait pas ainsi et que quelquun laretrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, puis, colre, se tranant peine.

    la longue, il crut se retrouver dans les parages quil avait quitts etbientt il aperut la lumire de la maison quil cherchait. Un sentier pro-fond souvrait dans la haie :

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  • Voil la sente dont le vieux ma parl , se dit Augustin.Et il sengagea dans ce passage, heureux de navoir plus franchir les

    haies et les talus. Au bout dun instant, le sentier dviant gauche, la lu-mire parut glisser droite, et, parvenu un croisement de chemins,Meaulnes, dans sa hte regagner le pauvre logis, suivit sans rflchirun sentier qui paraissait directement y conduire. Mais peine avait-il faitdix pas dans cette direction que la lumire disparut, soit quelle ft ca-che par une haie, soit que les paysans, fatigus dattendre, eussent fer-m leurs volets. Courageusement, lcolier sauta travers champs, mar-cha tout droit dans la direction o la lumire avait brill tout lheure.Puis, franchissant encore une clture, il retomba dans un nouveausentier

    Ainsi peu peu, sembrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisaitle lien qui lattachait ceux quil avait quitts.

    Dcourag, presque bout de forces, il rsolut dans son dsespoir, desuivre ce sentier jusquau bout. cent pas de l il dbouchait dans unegrande prairie grise, o lon distinguait de loin en loin des ombres quidevaient tre des genvriers, et une btisse obscure dans un repli de ter-rain. Meaulnes sen approcha. Ce ntait l quune sorte de grand parc btail ou de bergerie abandonne. La porte cda avec un gmissement.La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi rgnait.

    Sans chercher plus avant, Meaulnes stendit sur la paille humide, lecoude terre, la tte dans la main. Ayant retir sa ceinture, il se recro-quevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors la couver-ture de la jument quil avait laisse dans le chemin, et il se sentit si mal-heureux, si fch contre lui-mme quil lui prit une forte envie depleurer

    Aussi seffora-t-il de penser autre chose. Glac jusquaux mlles ilse rappela un rve une vision plutt, quil avait eue tout enfant, et dontil navait jamais parl personne : un matin, au lieu de sveiller dans sachambre, o pendaient ses culottes et ses paletots, il stait trouv dansune longue pice verte, aux tentures pareilles des feuillages. En ce lieucoulait une lumire si douce quon et cru pouvoir la goter. Prs de lapremire fentre, une jeune fille cousait, le dos tourn, semblant attendreson rveil

    Il navait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher danscette demeure enchante. Il stait rendormi Mais la prochaine fois, iljurait bien de se lever. Demain matin, peut-tre !

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  • Chapitre 11Le Domaine mystrieux

    Ds le petit jour, il se reprit marcher. Mais son genou enfl lui faisaitmal, il lui fallait sarrter et sasseoir chaque moment tant la douleurtait vive.

    Lendroit o il se trouvait tait dailleurs le plus dsol de la Sologne.De toute la matine, il ne vit quune bergre, lhorizon, qui ramenaitson troupeau. Il eut beau la hler, essayer de courir, elle disparut sanslentendre.

    Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une dso-lante lenteur Pas un toit, pas une me. Pas mme le cri dun courlisdans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite brillait un so-leil de dcembre, clair et glacial.

    Il pouvait tre trois heures de laprs-midi lorsquil aperut enfin, au-dessus dun bois de sapins, la flche dune tourelle grise.

    Quelque vieux manoir abandonn, se dit-il, quelque pigeonnierdsert !

    Et, sans presser le pas, il continua son chemin.Au coin du bois dbouchait, entre deux poteaux blancs, une alle o

    Meaulnes sengagea. Il y fit quelques pas et sarrta, plein de surprise,troubl dune motion inexplicable. Il marchait pourtant du mme pasfatigu, le vent glac lui gerait les lvres, le suffoquait par instants ; etpourtant un contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillitparfaite et presque enivrante, la certitude que son but tait atteint et quilny avait plus maintenant que du bonheur esprer. Cest ainsi que, ja-dis, la veille des grandes ftes dt, il se sentait dfaillir, lorsqu la tom-be de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fe-ntre de sa chambre tait obstrue par les branches.

    Tant de joie, se dit-il, parce que jarrive ce vieux pigeonnier, pleinde hiboux et de courants dair !

    Et, fch contre lui-mme, il sarrta, se demandant sil ne valait pasmieux rebrousser chemin et continuer jusquau prochain village. Il

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  • rflchissait depuis un instant, la tte basse, lorsquil saperut soudainque lalle tait balaye grands ronds rguliers comme on faisait chezlui pour les ftes. Il se trouvait dans un chemin pareil la grand rue deLa Fert, le matin de lAssomption ! Il et aperu au dtour de lalleune troupe de gens en fte soulevant la poussire, comme au mois dejuin, quil net pas t surpris davantage.

    Y aurait-il une fte dans cette solitude ? se demanda-t-il.Avanant jusquau premier dtour, il entendit un bruit de voix qui

    sapprochaient. Il se jeta de ct dans les jeunes sapins touffus,saccroupit et couta en retenant son souffle. Ctaient des voixenfantines.

    Une troupe denfants passa tout prs de lui. Lun deux, probablementune petite fille, parlait dun ton si sage et si entendu que Meaulnes, bienquil ne comprt gure le sens de ses paroles, ne put sempcher desourire.

    Une seule chose minquite, disait-elle, cest la question des chevaux.On nempchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand po-ney jaune !

    Jamais on ne men empchera, rpondit une voix moqueuse de jeunegaron. Est-ce que nous navons pas toutes les permissions ? Mmecelle de nous faire mal, sil nous plat

    Et les voix sloignrent, au moment o sapprochait dj un autregroupe denfants.

    Si la glace est fondue, dit une fluette, demain matin, nous irons enbateau.

    Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre. Vous savez bien que nous organisons la fte notre guise. Et si Frantz rentrait ds ce soir, avec sa fiance ? Eh bien, il ferait ce que nous voudrions ! Il sagit dune noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les en-

    fants qui font la loi, ici ? trange domaine ! Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander o lon trouverait

    boire et manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui sloignait.Ctaient trois fluettes avec des robes droites qui sarrtaient aux genoux.Elles avaient de jolis chapeaux brides. Une plume blanche leur tranaitdans le cou, toutes les trois. Lune delles, demi-retourne, un peupenche, coutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications,le doigt lev.

    Je leur ferais peur , se dit Meaulnes, en regardant sa blouse pay-sanne dchire et son ceinturon baroque de collgien de Sainte-Agathe.

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  • Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par lalle,il continua son chemin travers les sapins dans la direction du pigeon-nier , sans trop rflchir ce quil pourrait demander l-bas. Il fut bien-tt arrt la lisire du bois, par un petit mur moussu. De lautre ct,entre le mur et les annexes du domaine, ctait une longue cour troitetoute remplie de voitures, comme une cour dauberge un jour de foire. Ily en avait de tous les genres et de toutes les formes : de fines petites voi-tures quatre places, les brancards en lair ; des chars bancs ; des bour-bonnaises dmodes avec des galeries moulures, et mme de vieillesberlines dont les glaces taient leves.

    Meaulnes, cach derrire les sapins, de crainte quon ne lapert, exa-minait le dsordre du lieu, lorsquil avisa, de lautre ct de la cour, justeau-dessus du sige dun haut char bancs, une fentre des annexes de-mi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrire les do-maines aux volets toujours ferms des curies, avaient d clore cette ou-verture. Mais le temps les avait descells.

    Je vais entrer l, se dit lcolier, je dormirai dans le foin et je partiraiau petit jour, sans avoir fait peur ces belles petites filles.

    Il franchit le mur, pniblement, cause de son genou bless, et, pas-sant dune voiture sur lautre, du sige dun char bancs sur le toit duneberline, il arriva la hauteur de la fentre, quil poussa sans bruit commeune porte.

    Il se trouvait non pas dans un grenier foin, mais dans une vaste piceau plafond bas qui devait tre une chambre coucher. On distinguait,dans la demi-obscurit du soir dhiver, que la table, la chemine et mmeles fauteuils taient chargs de grands vases, dobjets de prix, darmesanciennes. Au fond de la pice des rideaux tombaient, qui devaient ca-cher une alcve.

    Meaulnes avait ferm la fentre, tant cause du froid que par craintedtre aperu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et dcouvritun grand lit bas, couvert de vieux livres dors, de luths aux cordes cas-ses et de candlabres jets ple-mle. Il repoussa toutes ces choses dansle fond de lalcve, puis stendit sur cette couche pour sy reposer et r-flchir un peu ltrange aventure dans laquelle il stait jet.

    Un silence profond rgnait sur ce domaine. Par instants seulement onentendait gmir le grand vent de dcembre.

    Et Meaulnes, tendu, en venait se demander si, malgr ces trangesrencontres, malgr la voix des enfants dans lalle, malgr les voituresentasses, ce ntait pas l simplement, comme il lavait pens dabord,une vieille btisse abandonne dans la solitude de lhiver.

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  • Il lui sembla bientt que le vent lui portait le son dune musique per-due. Ctait comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappe-la le temps o sa mre, jeune encore, se mettait au piano laprs-mididans le salon, et lui, sans rien dire, derrire la porte qui donnait sur le jar-din, il lcoutait jusqu la nuit

    On dirait que quelquun joue du piano quelque part ? pensa-t-il.Mais laissant sa question sans rponse, harass de fatigue, il ne tarda

    pas sendormir

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  • Chapitre 12La Chambre de Wellington

    Il faisait nuit lorsquil sveilla. Transi de froid, il se tourna et se retournasur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible clartglauque baignait les rideaux de lalcve.

    Sasseyant sur le lit, il glissa sa tte entre les rideaux. Quelquun avaitouvert la fentre et lon avait attach lembrasure deux lanternes vni-tiennes vertes.

    Mais peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup dil, quil entenditsur le palier un bruit de pas touff et de conversation voix basse. Il serejeta dans lalcve et ses souliers ferrs firent sonner un des objets debronze quil avait repousss contre le mur. Un instant, trs inquiet, il re-tint son souffle. Les pas se rapprochrent et deux ombres glissrent dansla chambre.

    Ne fais pas de bruit, disait lun. Ah ! rpondait lautre, il est toujours bien temps quil sveille ! As-tu garni sa chambre ? Mais oui, comme celle des autres. Le vent fit battre la fentre ouverte. Tiens, dit le premier, tu nas pas mme ferm la fentre. Le vent a d-

    j teint une des lanternes. Il va falloir la rallumer. Bah ! rpondit lautre, pris dune paresse et dun dcouragement

    soudains. quoi bon ces illuminations du ct de la campagne, du ctdu dsert, autant dire ? Il ny a personne pour les voir.

    Personne ? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de lanuit. L-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien contentsdapercevoir nos lumires !

    Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parl le der-nier, et qui paraissait tre le chef, reprit dune voix tranante, la faondun fossoyeur de Shakespeare :

    Tu mets des lanternes vertes la chambre de Wellington. Ten met-trais aussi bien des rouges Tu ne ty connais pas plus que moi !

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  • Un silence.Wellington, ctait un Amricain ? Eh bien, cest-il une couleur

    amricaine, le vert ? Toi, le comdien qui as voyag, tu devrais savoir a. Oh ! l l ! rpondit le comdien, voyag ? Oui, jai voyag ! Mais

    je nai rien vu ! Que veux-tu voir dans une roulotte ? Meaulnes avec prcaution regarda entre les rideaux.Celui qui commandait la manuvre tait un gros homme nu-tte, en-

    fonc dans un norme paletot. Il tenait la main une longue perche gar-nie de lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambecroise sur lautre, travailler son compagnon.

    Quant au comdien, ctait le corps le plus lamentable quon puisseimaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, samoustache retombant sur sa bouche dente faisaient songer la facedun noy qui ruisselle sur une dalle. Il tait en manches de chemise, etses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le mprisle plus parfait pour sa propre personne.

    Aprs un moment de rflexion arrire et risible la fois, il sapprochade son partenaire et lui confia, les deux bras carts :

    Veux-tu que je te dise ? Je ne peux pas comprendre quon soit allchercher des dgotants comme nous, pour servir dans une fte pareille !Voil, mon gars !

    Mais sans prendre garde ce grand lan du cur, le gros hommecontinua de regarder son travail, les jambes croises, billa, renifla tran-quillement, et puis, tournant le dos, sen fut, sa perche sur lpaule endisant :

    Allons, en route ! il est temps de shabiller pour le dner.Le bohmien le suivit, mais, en passant devant lalcve : Monsieur lEndormi, fit-il avec des rvrences et des inflexions de

    voix gouailleuses, vous navez plus qu vous veiller, vous habiller enmarquis, mme si vous tes un marmiteux comme je suis ; et vous des-cendrez la fte costume, puisque cest le bon plaisir de ces petits mes-sieurs et de ces petites demoiselles.

    Il ajouta sur le ton dun boniment forain, avec une dernire rvrence : Notre camarade Maloyau, attach aux cuisines, vous prsentera le

    personnage dArlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot.

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  • Chapitre 13La Fte trange

    Ds quils eurent disparu, lcolier sortit de sa cachette. Il avait les piedsglacs, les articulations raides ; mais il tait repos et son genou parais-sait guri.

    Descendre au dner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je se-rai simplement un invit dont tout le monde a oubli le nom. Dailleurs,je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. Maloyau et soncompagnon mattendaient

    Au sortir de lobscurit totale de lalcve, il put y voir assez distincte-ment dans la chambre claire par les lanternes vertes.

    Le bohmien lavait garnie . Des manteaux taient accrochs auxpatres. Sur une lourde table toilette, au marbre bris, on avait disposde quoi transformer en muscadin tel garon qui et pass la nuit prc-dente dans une bergerie abandonne. Il y avait, sur la chemine, des allu-mettes auprs dun grand flambeau. Mais on avait omis de cirer le par-quet ; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats.De nouveau il eut limpression dtre dans une maison depuis longtempsabandonne En allant vers la chemine, il faillit buter contre une pilede grands cartons et de petites boites : il tendait le bras, alluma la bou-gie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder.

    Ctaient des costumes de jeunes gens dil y a longtemps, des redin-gotes hauts cols de velours, de fins gilets trs ouverts, dinterminablescravates blanches et des souliers vernis du dbut de ce sicle. Il nosaitrien toucher du bout du doigt, mais aprs stre nettoy en frissonnant, ilendossa sur sa blouse dcolier un des grands manteaux dont il releva lecollet pliss, remplaa ses souliers ferrs par de fins escarpins vernis et seprpara descendre nu-tte.

    Il arriva, sans rencontrer personne, au bas dun escalier de bois, dansun recoin de cour obscur.

    Lhaleine glace de la nuit vint lui souffler au visage et soulever unpan de son manteau.

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  • Il fit quelques pas et, grce la vague clart du ciel, il put se rendrecompte aussitt de la configuration des lieux. Il tait dans une petite courforme par des btiments des dpendances. Tout y paraissait vieux etruin. Les ouvertures au bas des escaliers taient bantes, car les portesdepuis longtemps avaient t enleves ; on navait pas non plus rempla-c les carreaux des fentres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Etpourtant toutes ces btisses avaient un mystrieux air de fte. Une sortede reflet color flottait dans les chambres basses o lon avait d allumeraussi, du ct de la campagne, des lanternes. La terre tait balaye, onavait arrach lherbe envahissante. Enfin, en prtant loreille, Meaulnescrut entendre comme un chant, comme des voix denfants et de jeunesfilles, l-bas, vers les btiments confus o le vent secouait des branchesdevant les ouvertures roses, vertes et bleues des fentres.

    Il tait l, dans son grand manteau, comme un chasseur, demi pen-ch, prtant loreille, lorsquun extraordinaire petit jeune homme sortitdu btiment voisin, quon aurait cru dsert.

    Il avait un chapeau haut de forme trs cintr qui brillait dans la nuitcomme sil et t dargent ; un habit dont le col lui montait dans les che-veux, un gilet trs ouvert, un pantalon sous-pieds Cet lgant, quipouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme sil ett soulev par les lastiques de son pantalon, mais avec une rapidit ex-traordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans sarrter, profondment,automatiquement, et disparut dans lobscurit, vers le btiment central,ferme, chteau ou abbaye, dont la tourelle avait guid lcolier au dbutde laprs-midi.

    Aprs un instant dhsitation, notre hros embota le pas au curieuxpetit personnage. Ils traversrent une sorte de grande cour-jardin, pas-srent entre des massifs, contournrent un vivier enclos de palissades, unpuits, et se trouvrent enfin au seuil de la demeure centrale.

    Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloute comme uneporte de presbytre, tait demi ouverte. Llgant sy engouffra.Meaulnes le suivit, et, ds ses premiers pas ans le corridor, il se trouva,sans voir personne, entour de rires, de chants, dappels et de poursuites.

    Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes hsi-tait sil allait pousser jusquau fond ou bien ouvrir une des portes der-rire lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsquil vit passer dans lefond deux fluettes qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et les rat-traper, pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui souvrent,deux visages de quinze ans que la fracheur du soir et la poursuite ont

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  • rendus tout roses, sous de grands cabriolets brides, et tout va dispa-ratre dans un brusque clat de lumire.

    Une seconde, elles tournent sur elles-mmes, par jeu ; leurs amplesjupes lgres se soulvent et se gonflent ; on aperoit a dentelle de leurslongs, amusants pantalons ; puis, ensemble, aprs cette pirouette, ellesbondissent dans la pice et referment la porte.

    Meaulnes reste un moment bloui et titubant dans ce corridor noir. Ilcraint maintenant dtre surpris.

    Son allure hsitante et gauche le ferait, sans doute, prendre pour unvoleur. Il va sen retourner dlibrment vers la sortie, lorsque de nou