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Albert Camus en Esprit 1950-2012

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Albert Camus,prix Nobel au cœur de la tourmente algérienne

Benjamin Stora*

« Je comprends qu’on discute mon œuvre. C’est à moiqu’elle paraît discutable, et en profondeur. Mais je n’airien à dire si on fait le procès de ma personne. Toutedéfense devient ainsi apologie de soi. Et ce qui est frap-pant, c’est cette explosion d’une détestation longtempsréprimée […] Je ne m’explique pas l’extrême vulgarité deces attaques. […] Ces messieurs veulent, appellent, exi-gent la servitude. Ils seront probablement servis. À leursanté. »

Albert Camus dans une lettre à Francine Camus,17 septembre 1952

LE 16 octobre 1957, Albert Camus est attablé au premier étage d’unrestaurant du Quartier latin lorsqu’un jeune chasseur vient lui annon-cer qu’il a reçu le prix Nobel de littérature. Camus devient pâle,paraît bouleversé et commence à répéter inlassablement que ce prixaurait dû aller à André Malraux. Il est vrai que le nom de Malrauxavait été suggéré par divers groupements littéraires en France commeen Suède, et avait fait l’objet de nombreuses spéculations ; le roi deSuède l’avait même reçu lorsqu’il était venu, sous les acclamations,donner une conférence sur Rembrandt à Stockholm. En cette année1957, d’autres noms circulaient, comme ceux de Boris Pasternak,Saint-John Perse ou Samuel Beckett… qui tous allaient recevoir plustard le prix Nobel.

C’est donc Albert Camus, à peine âgé de 44 ans, qui aura le plusprestigieux des prix littéraires. L’annonce est un coup de tonnerre,car l’idée généralement admise est que le prix récompense, couronneune œuvre déjà achevée, une carrière déjà accomplie. Il est vrai que

Janvier 200811

* Conférence donnée au musée de la Méditerranée à Stockholm, le 6 octobre 2007. Dernierouvrage publié : les Trois exils, juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006.

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vingt ans auparavant, Roger Martin du Gard avait été préféré à sonaîné et maître André Gide, qui avait dû attendre encore dix ans pourrecevoir le prix… Mais Camus n’est le candidat d’aucun groupe exté-rieur, d’aucune chapelle littéraire. Bien au contraire, il doute de lui àce moment, il fait aveu de stérilité, ne se croit plus capable de créati-vité. Il est aussi l’objet d’attaques venant de tous les milieux, dedroite comme de gauche… Dans L’Express, François Mauriac fustigeson jeune rival qui a pris position contre la peine de mort au momentoù éclatent les affaires de torture commises pendant la bataille d’Al-ger : «Abolir la peine de mort quand on rétablit la torture ? Un peu delogique, voyons, Camus !1 » Sur le plan littéraire, il publie un de sesplus beaux livres, l’Exil et le Royaume, et Gaëtan Picon écrit dans larevue Mercure de France en mai 1957 : « Ici nous sommes ramenés àl’entre-deux, à la confusion, au mixte discret de l’existence ordinai-re. » Le bruit de l’attribution du prix court pourtant avec insistance…

Quand son éditeur américain, Blanche Knopf, rendit visite à Camus àParis au mois d’août, au retour de Stockholm, elle lui raconta qu’elleavait entendu mentionner son nom à propos du prix. «Nous en avionstous ri – cela nous paraissait impossible », raconta-t-elle plus tard2.

Les réactions

Bien sûr, les réactions sont innombrables dès l’annonce de l’attri-bution. Pour les milieux conservateurs, Albert Camus n’a jamaishésité sur la question algérienne. Il est, au contraire, un dangereuxami des « rebelles », une sorte de gauchiste dangereux de l’époque.Les milieux proches aujourd’hui des pieds-noirs « ultras » (toujoursfavorables cinquante ans après l’indépendance algérienne aux thèsesde l’Algérie française) ont oublié tout cela, préférant ne retenir que leCamus du silence avant sa mort… L’hebdomadaire de droite Carre-four observe qu’habituellement le prix Nobel est décerné aprèsconsultation du ministre des Affaires étrangères du pays concerné,mais que cette fois l’Académie suédoise a délibérément « favorisé unhomme de gauche » plutôt qu’un partisan de l’Algérie française.«Quelle étrange et nouvelle forme d’ingérence dans nos affaires inté-rieures ! » Le commentaire le plus cruel venant de droite est celuid’Arts, où paraît en première page une caricature de Camus en tenuede cow-boy, avec des pistolets en mains, sous ce titre : « En décernantson prix à Camus, le Nobel couronne une œuvre terminée. » L’auteurde l’article, Jacques Laurent (rédacteur en chef d’Arts, polémiste de

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1. L’Express, 12 juillet 1957. À ce moment, dans un article, «Réflexions sur la guillotine »,Albert Camus avait soulevé le problème moral de la peine de mort.

2.Herbert R. Lottman, Albert Camus, Paris, Le Seuil, 1978, p. 609.

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droite et romancier populaire), écrit : « Les académiciens ont prouvépar leur décision qu’ils considéraient Camus comme fini…»

À l’autre extrémité de l’éventail politique, Roger Stéphane, dansFrance-Observateur, affirme plus ou moins la même chose : «On sedemande si Camus n’est pas sur son second versant et si, croyant dis-tinguer un jeune écrivain, l’Académie suédoise n’a pas consacré uneprécoce sclérose. » Roger Stéphane, qui avait servi de cible au méprisde Camus, croit tenir maintenant sa revanche. Il voit Camus très au-dessous de Malraux, Camus étant pour lui une sorte de Sartre domes-tiqué. Dans Paris-Presse, Pascal Pia déclare que son ancien cama-rade n’est plus un « homme révolté » mais un « saint laïque » auservice d’un humanisme suranné. Et dans l’ancien journal de Camus,Combat, le critique Alain Bosquet note que « les petits pays admirentles parfaits petits penseurs polis ». Albert Camus reçoit de la part descommunistes dans L’Humanité une virulente critique, ce qui n’est pasétonnant compte tenu des positions de l’écrivain contre l’invasionsoviétique de la Hongrie un an auparavant :

C’est le « philosophe » du mythe de la liberté abstraite. Il est l’écri-vain de l’illusion3.

Jean-Paul Sartre y va de sa formule assassine en disant de ceNobel attribué à Camus : «C’est bien fait ! » Dans son autobiographie,la Force des choses, Simone de Beauvoir écrit :

Devant un vaste public, Camus déclara : « J’aime la Justice, mais jedéfendrai ma mère avant la justice », ce qui revenait à se ranger ducôté des pieds-noirs. La supercherie, c’est qu’il feignait en mêmetemps de se tenir au-dessus de la mêlée, fournissant ainsi une cautionà ceux qui souhaitent concilier cette guerre et ses méthodes avecl’humanisme bourgeois4.

Saint-John Perse écrit : « C’est assez pour le Poète, d’être la mauvaiseconscience de son temps. » Henriette Levillain propose de lire cetteclausule comme une attaque adressée à Albert Camus5. En effet,Perse, comme il l’avouait à Claudel dans des lettres datant desannées 1940-1950, méprisait l’existentialisme de Sartre et la penséede Camus, qui amoindrissaient l’homme, et se détournaient de larecherche du divin dans le monde pour se contenter d’en constaterl’absurdité. Camus, à qui on avait reproché son silence sur la guerred’Algérie, serait la «mauvaise conscience de son temps ».

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3.Alors que Camus se trouvait à Stockholm pour recevoir le prix, la revue de l’Union desécrivains tchèques, Literarni Novini, proclama qu’en décernant le prix à Camus l’Académiesuédoise avait rejoint le camp de la guerre froide.

4. Simone de Beauvoir, la Force des choses, Paris, Gallimard, 1964, p. 406.5. Saint-John Perse (1945-1960), une poétique pour l’âge nucléaire, textes réunis par Mireil-

le Sacotte et Henriette Levillain, Paris, Klincksieck, 2005.

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La société parisienne de dénigrement, comme la baptise Camus,ignore et ne s’intéresse pas au fait que ce prix Nobel enthousiasmel’Europe tout entière et la jeunesse.

Elle s’adonne à la dérision aux dépens d’un écrivain décrété mineurtandis que tous les dissidents de l’Est explosent de joie. Dans leurpresse clandestine, leurs « samizdat » célèbrent le livre qui fut etdemeure celui de leur délivrance projetée : l’Homme révolté6.

Lisons à ce propos Milan Kundera parler de Camus, de ce prixNobel attribué, des jalousies et des mesquineries parisiennes, dumépris à l’égard de ses origines sociales, des accusations de vulgaritéportées contre cet homme du Sud, de l’Algérie :

Après l’anathème politique jeté contre lui par Sartre, après le prixNobel qui lui valut jalousie et haine, Albert Camus se sentait très malparmi les intellectuels parisiens. On me raconte que ce qui, en plus,le desservait, c’étaient les marques de vulgarité qui s’attachaient à sapersonne : les origines pauvres, la mère illettrée ; la condition depied-noir sympathisant avec d’autres pieds-noirs, gens aux « façons sifamilières » (si « basses ») ; le dilettantisme philosophique de sesessais ; et j’en passe. Lisant les articles dans lesquels ce lynchage aeu lieu, je m’arrête sur ces mots : « Camus est un paysan endimanché.[…] un homme du peuple qui, les gants à la main, le chapeau encoresur la tête, entre pour la première fois dans le salon. Les autres invi-tés se détournent, ils savent à qui ils ont à faire. » La métaphore estéloquente : non seulement, il ne savait pas ce qu’il fallait penser (ilparlait mal du progrès et sympathisait avec les Français d’Algérie)mais, plus grave, il se comportait mal dans les salons (au sens propreou figuré) ; il était vulgaire. Il n’y a pas en France de réprobation plussévère. Réprobation quelquefois justifiée, mais qui frappe aussi lemeilleur : Rabelais7.

L’éditeur Gallimard organise le 17 octobre une réception en l’hon-neur de Camus. Albert Camus arrive de bonne heure pour s’entreteniravec les journalistes, vêtu d’un élégant complet bleu marine à finesrayures, avec une cravate bleu sombre et une chemise blanche. Onlui demande comment il a appris la nouvelle. «Avec beaucoup desurprise et de bonne humeur », répond-il. Son nom avait été men-tionné à plusieurs reprises cette année-là, mais il n’avait pas penséque cela pût vraiment se produire.

Je pensais, en effet, que le prix Nobel devait couronner une œuvreachevée ou, du moins, plus avancée que la mienne.

Il déclare également :Je tiens à dire que si j’avais pris part au vote, j’aurais choisi AndréMalraux pour qui j’ai beaucoup d’admiration et d’amitié, et qui fut undes maîtres de ma jeunesse.

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6. Jean Daniel, «Albert Camus », dans Célébrations nationales 2007, Paris, Ministère de laCulture et de la Communication, 2007, p. 124.

7.Milan Kundera, le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 68-69.

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Plus tard, André Malraux, quoi qu’il ait pensé de l’attribution du prixdécerné à Albert Camus, n’hésitera pas à le féliciter et à bien mar-quer qu’il est sensible aux propos tenus par Camus à son sujet :« Cette réponse nous honore tous les deux. »

Interrogé sur ses projets, il mentionne qu’il se consacre à son nou-veau roman, dont le titre provisoire est le Premier homme, qu’ilappelle un « roman d’éducation ». Toujours l’Algérie, le tourment dela guerre et de ses origines, la fidélité aux siens et à la justice pourles « indigènes ». Son plus beau livre, publié après sa mort.

Le 17 octobre, arrive une lettre de Kateb Yacine…Mon cher compatriote,Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, dra-pés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbementrejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce belhéritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombresde la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbepourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-iltrop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs del’ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires-priseurs ? Je n’at-tends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicitéfasse de notre hypothétique co-existence des échos attendus dans lesquotidiens. S’il devait un jour se réunir en Conseil de Famille, ceserait certainement sans nous. Mais il est (peut-être) urgent deremettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l’air dene pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamaistout à fait morte.Fraternellement, Kateb Yacine

Le discours

Le 10 décembre 1957, au moment de la clôture des cérémonies deremise des prix Nobel, Albert Camus prononce un discours magni-fique et prophétique sur l’avenir du monde privé de « ses dieux » etvictime « d’une folle technologie », sur le poids qui pèse sur les géné-rations :

[...] Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche estpeut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde sedéfasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolu-tions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et lesidéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’huitout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’estabaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression,cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à par-tir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre ou

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de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grandsinquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort,elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre lamontre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de laservitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tousles hommes une arche d’alliance8 [...]

Albert Camus dit que chaque génération, jusqu’à la fin de l’huma-nité, devra se battre contre l’instauration des « royaumes de la mort ».Mais la génération à venir aura surtout à se battre pour éviter que le«monde ne se défasse ». Comme Sisyphe, il lui faudra poursuivre l’ef-fort, malgré l’atroce constatation que nous marchons sur les talons dela destruction, de la guerre et des fanatismes aux innombrablesvisages sous toutes les latitudes, tous points cardinaux confondus.Comment devancer les fléaux qui menacent ?

Le discours que prononce Camus à Stockholm est d’une si grandeimportance que l’on pourrait en recommander la lecture, aussitôtaprès le Premier homme, son roman posthume, à ceux qui veulents’initier à son œuvre,

note justement Jean Daniel. Camus tient à souligner qu’avec lui, c’estun Français d’Algérie qui reçoit cette distinction mondiale. Il veutrappeler que parmi cette population, désignée sous le nom de « pieds-noirs », que l’on dit alors constituée de colons aisés et sans scrupule,il peut se trouver des êtres issus des milieux les plus pauvres etcapables de faire honneur à l’humanité. Le Camus algérien est entiè-rement dans ce rappel (ou ce défi) et on l’y retrouve mieux encore quedans la fameuse réplique, d’ailleurs toujours tronquée quand on lacite, qui fut celle de Camus en réponse à des étudiants algériens rési-dant dans la ville universitaire suédoise d’Upsalla : « Entre ma mèreet la justice, je préférerai toujours ma mère. »

La polémique

Cette phrase célèbre, « la mère contre la justice », signifiant sim-plement qu’il redoute que sa mère, modeste femme européenne d’Al-ger, soit victime des violences qui secouent la ville, le poursuivra jus-qu’à sa mort. Cette phrase, passée à une malheureuse postérité («mamère contre la justice »), n’est pas tout à fait exacte, si l’on en croit lesŒuvres complètes d’Albert Camus9. Rendant compte de la conférencede presse donnée par Albert Camus le 13 décembre 1957, Le Mondepubliait dans son édition du 14 décembre 1957 l’article suivant :

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8.Albert Camus, Discours de Suède, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1958 (1997 avec unepostface de Carl Gustav Bjurström).

9. Id., Œuvres complètes, tome 2 : Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de laPléiade », 4e trimestre 1965, p. 1881-1883.

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Interrogé sur un ton véhément par un jeune Algérien présent, il[Albert Camus] aurait alors répondu : « Je n’ai jamais parlé à unArabe ou à l’un de vos militants comme vous venez de me parlerpubliquement… Vous êtes pour la démocratie en Algérie, soyez doncdémocrate tout de suite et laissez-moi parler… Laissez-moi finir mesphrases, car souvent les phrases ne prennent tout leur sens qu’avecleur fin…» Constamment interrompu par le même personnage, ilaurait conclu : « Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui nesignifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et suis toujours partisand’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix etdans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuplealgérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’àce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’apparte-nait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’ag-graver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’aumoment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cepen-dant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à desactions que vous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répu-gnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujourscondamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme quis’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui unjour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais jedéfendrai ma mère avant la justice. »

Amplifiée par la presse française de gauche, la polémique esténorme. La célèbre réplique de Camus à l’étudiant algérien éclipse laréception du prix dans la capitale suédoise. Pendant la bataille d’Al-ger, et durant toute l’année 1957, Albert Camus a suivi avec atten-tion, intensément, différentes « affaires algériennes ». À plusieursreprises, Yves Dechezelles et sa jeune assistante Gisèle Halimi luidemandent son appui pour sauver différents Algériens musulmanscondamnés à mort. Et, comme le souligne Herbert Lottman dans sabiographie de Camus, « défendre un musulman accusé de terrorismeconstituait un acte de bravoure10 »… Mais contrairement à d’autresintellectuels « libéraux » originaires d’Algérie, comme par exemple lejournaliste Jean Daniel ou l’écrivain Jules Roy, Albert Camus n’a paspris de position tranchée sur l’indépendance de l’Algérie. Profondé-ment attaché à sa terre natale, il tente d’adopter un discours plusnuancé, dénonçant les violences commises aussi bien par le FLN quepar les forces françaises. De fait, lui qui, dès les années 1930, dénon-çait la misère des « indigènes » et l’oppression coloniale et qui étaitfavorable à une décolonisation des esprits, vit comme un véritabledéchirement la perspective d’un « divorce » entre l’Algérie et laFrance, semblant anticiper l’inévitable exode de la population euro-

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10.H.R. Lottman, Albert Camus, op. cit., p. 607. Les témoignages de Gisèle Halimi et YvesDechezelles que j’ai recueillis vont dans le même sens.

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péenne (« pied-noire ») au sein de laquelle il a grandi. Cela lui estamèrement reproché par les anticolonialistes « radicaux » françaisaussi bien qu’algériens, tandis que les ultras le considéraient commeun « traître » favorable à l’indépendance. Ces derniers scandent«Camus au poteau » lorsque l’écrivain a voulu organiser une « trêvecivile » en janvier 1956, avec l’accord du FLN et des libéraux d’Al-ger11… Profondément ébranlé par le drame algérien, l’écrivain pres-sent très vite la profondeur du déchirement entre les deux principalescommunautés. Il plaide pour le rapprochement, tente d’éviter l’irré-parable, dit combien les « deux peuples se ressemblent dans la pau-vreté et une commune fierté12 ».

En avril 1957, un lecteur du périodique anglais Encounter écrit àCamus pour lui demander d’expliquer ses positions sur « la campagnefrançaise en Algérie ». La réponse parue dans Encounter du mois dejuin est un « résumé » des positions adoptées par Camus pendant laguerre d’Algérie. Il s’y déclare favorable à la proclamation par laFrance de la fin du statut colonial de l’Algérie (avec les deux collègesde vote réduisant les Algériens musulmans à la catégorie de sous-citoyens), à la constitution d’une nation autonome fédérée à la Francesur le modèle suisse des cantons (c’était en quelque sorte la positionexprimée par Ferhat Abbas après la Seconde Guerre mondiale), quigarantirait les droits des deux populations vivant dans ce pays. Maisil ne peut, explique-t-il, aller plus loin. Il ne veut pas s’engager dansun soutien aux maquis algériens, approuver le terrorisme, la violencequi frappe aveuglément les civils, plus d’ailleurs les musulmans queles Européens. Il ne peut protester contre la répression françaisedéployée pendant la bataille d’Alger et garder le silence sur la vio-lence exercée par les nationalistes algériens. Jean Daniel revient surce silence et la position de Camus :

Dans cette affaire algérienne, Camus, si proche en cela d’une Ger-maine Tillion, toujours « solidaire et solitaire », refuse qu’un écrivainpuisse s’exclure de l’histoire de son temps. Mais il en arrive à penser,dès l’apparition du terrorisme et de la répression, qu’une certaineforme d’engagement s’impose. Toute dénonciation de la barbarie del’un encourage celle de l’autre. Or il refusera toujours que larevanche puisse tenir lieu de justice, que le mal réponde au mal, que

11. Le 29 janvier 1956, Albert Camus, en contact avec l’avocat des nationalistes algériens,Yves Dechezelles, organise à Alger une conférence pour promouvoir une « trêve civile » où lesbelligérants s’engageraient à respecter les populations civiles. La réunion, à laquelle participeFerhat Abbas avec l’accord du dirigeant du FLN, Abane Ramdane, ne donnera rien. Sur ce sujet,voir le livre de Benjamin Stora et Zakia Daoud, Ferhat Abbas, Paris, Denoël, 1995 (Alger, Éd.Casbah, 1999).

12. Dans L’Express du 14 mai 1955. Il s’agit du premier article de presse écrit par Camusdepuis de longues années. Cet article marque sa rentrée dans le journalisme actif qu’il avaitabandonné après avoir quitté la direction du premier Combat. C’est de Grèce, où il voyage en1955, qu’Albert Camus inaugure sa collaboration à L’Express.

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la violence soit encore accoucheuse d’histoire et que même Ausch-witz puisse jamais justifier Hiroshima13.

Camus, de Lourmarin à Oran. La fin d’un exil ?

Le 12 juin 2005, à Oran, s’est tenu le premier colloque en Algérieautour de la grande figure d’Albert Camus. En juin 2007, deux uni-versitaires algériennes, Afifa Berhi et Naget Khadda, écrivent dansl’introduction d’un recueil d’essais rassemblés autour de la figure deCamus, publié en Algérie :

Éminemment universelles, la pensée et l’écriture d’Albert Camussont en même temps passionnément arrimées à la terre d’Algérie.Pourtant l’intelligentsia algérienne, parmi laquelle il comptait biendes amis et de nombreux admirateurs, l’a boudé au lendemain de l’in-dépendance de l’Algérie. Indexé sur le nœud gordien de la questionnationale à un moment où celle-ci se négociait par les armes, le diffé-rend, sans avoir été réellement apuré à ce jour, a cependant enregis-tré au cours de ces dernières années, un recul de la polémique, révé-lateur d’un apaisement des passions14.

L’écrivain « pied-noir » fait lentement retour dans l’espace publicalgérien. Celui qui avait été cloué au pilori pour avoir, en pleineguerre d’Algérie, déclaré « préférer sa mère à la justice » parle deplus en plus aux jeunes générations, des deux côtés de la Méditerra-née. De nouveaux écrivains se revendiquent ouvertement de son héri-tage. Ainsi, prisonnier de labyrinthes absurdes, Yasmina Khadra,comme l’auteur de l’Étranger, cherche l’explication des destins im-perceptibles aux autres. Dans son dernier ouvrage, l’Attentat, commeMeursault, l’innocent Amine au bout de son chemin est condamné àmort. « Privé, comme l’écrivait Camus, des souvenirs d’une patrieperdue ou de l’espoir d’une terre promise. » Et dans un autre de seslivres, l’écrivain Khadra, dans les pas de Camus, osait écrire :

Pourquoi faut-il, au crépuscule d’une jeunesse, emprunter à celui dujour ses incendies, puis son deuil ; pourquoi la nostalgie doit-elleavoir un arrière-goût de cendre ?

Résonances

Une grande partie de l’œuvre d’Albert Camus est habitée, hantée,irriguée par l’histoire cruelle et compliquée qui emportera l’Algériefrançaise. Ses écrits rendent un son familier dans le paysage politiqueet intellectuel d’aujourd’hui. À la fois terriblement « pied-noir », et

13. J. Daniel, «Albert Camus », art. cité. Voir également, id., Avec Camus. Comment résisterà l’air du temps, Paris, Gallimard, 2006.

14. Afifa Berhi (sous la dir. de), Albert Camus et les Lettres algériennes. L’espace de l’interdis-cours, Alger, Éditions de l’université d’Alger, 2007 (2 tomes).

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terriblement algérien, il adopte cette position de proximité et de dis-tance, de familiarité et d’étrangeté avec la terre d’Algérie qui dit unecondition de l’homme moderne : une sorte d’exil chez soi, au plusproche. La sensation de se vivre avec des racines, et de n’être ni d’ici,ni de là15. Lorsqu’on le voit être un étranger chez lui, avec cette pré-sence énigmatique, fantomatique, lointaine des « indigènes » simplesfigurants fondus dans un décor colonial, cela signale aussi une étran-geté au pays, et à soi-même. Camus est, pour moi, d’abord notrecontemporain pour ce rapport très particulier d’étrangeté au monde.

Il est aussi celui qui cherche, qui fouille dans les plis de samémoire les commencements d’une tragédie, d’une guerre, et décidede n’être pas prisonnier des deux communautés qui se déchirent. Ilsera donc un « traître » pour les deux camps. À l’intersection de deuxpoints de vue, ceux qui veulent se réapproprier une terre qui est laleur à l’origine, les Algériens musulmans, et ceux qui considèrent quecette terre leur appartient désormais, les Français d’Algérie, AlbertCamus annonce ce que peut être la position d’un intellectuel : dansl’implication passionnée, ne pas renoncer à la probité, dans l’engage-ment sincère, se montrer lucide. Ses Chroniques algériennes (1939-1958) révèlent ce regard critique et subtil.

Albert Camus est, enfin, celui qui refuse l’esprit de système etintroduit dans l’acte politique le sentiment d’humanité. À ceux quicroient que seule la violence est la grande accoucheuse de l’histoire,il dit que le crime d’hier ne peut autoriser, justifier le crime d’aujour-d’hui. Dans son appel pour une trêve civile, préparée secrètementavec le dirigeant algérien du FLN Abane Ramdane, il écrit en janvier1956 :

Quelles que soient les origines anciennes et profondes de la tragédiealgérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l’in-nocent.

Il pense que la terreur contre des civils n’est pas une arme poli-tique ordinaire, mais détruit à terme le champ politique réel. Dans lesJustes, il fait dire à l’un de ses personnages :

J’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ceque tu dis, je vois s’annoncer un despotisme, qui, s’il s’installejamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier.

Les « années algériennes » de Camus résonnent toujours dans lesconflits du présent, de la Tchétchénie au Moyen-Orient. Le tout mili-taire affaiblit le politique et installe progressivement dans les socié-tés une dangereuse culture de la force, de la guerre.

À contre-courant de la haine qui se déverse pendant la guerred’Algérie, Camus a tenté de comprendre pourquoi ce couple, la

15. Sur ce point, voir le beau livre de Jean-Jacques Gonzales, Camus, l’exil absolu, Paris, LeMarteau sans maître, 2007.

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France et l’Algérie, apparemment soudé, se brise à grands fracas. Ya-t-il jamais eu de l’intimité entre eux ? Il en doute, l’exprime, et seréfugie dans sa « communauté », celle des Européens d’Algérie,comme plusieurs témoignages le laissent penser. À l’affût des âmesblessées, prenant comme toujours le parti de celui qui crée le trouble,Camus ne cesse d’intriguer. Rapport à la violence, refus du terro-risme, peur de perdre les siens et sa terre, nécessité d’égalité etcécité devant le nationalisme des Algériens : son œuvre apparaîtcomme un palais dans la brume. Plus le lecteur s’en approche, plusl’édifice se complique sans pour autant perdre sa splendeur.

Benjamin Stora

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Albert Camus et Simone Weil :le sentiment du tragique,

le goût de la beauté

Guy Samama*

LES dates parlent d’elles-mêmes : deux existences brèves, inache-vées en tout cas, interrompues par une mort brutale, plus ou moinsvolontaire pour l’une, accidentelle pour l’autre. Mais une œuvrelongue, qui se prolonge bien au-delà.

Simone Weil et Albert Camus ne se sont pas croisés. Ils ne sesont pas connus. Elle ne l’a pas lu. À supposer même qu’ils sefussent croisés, Camus, sensible aux femmes, amoureux des corps,les glorifiant, aurait-il seulement remarqué ce corps féminin siémacié que « jamais âme n’a paru moins incarnée », selon les motsde son amie et biographe, Simone Pétrement ? À supposer qu’il l’eûtremarqué, aurait-il été attiré par ce corps ? Il est permis d’en douter,comme le confirmerait dans ses Carnets cette notation sur SimoneWeil :

Moi qui depuis longtemps vivais, gémissant, dans le monde descorps, j’admirais ceux qui, comme S. W., semblaient y échapper.Pour ma part, je ne pouvais imaginer un amour sans possession etdonc sans l’humiliante souffrance qui est le lot de ceux qui viventselon le corps1.

* Directeur de la rédaction de la revue Approches, dont le numéro de janvier 2010 (n° 141)est consacré à Abert Camus. Il a publié « Camus-Sartre, une polémique à fronts renversés »,Cause commune, hiver 2008, n° 4, et «Albert Camus : un équilibre des contraires », Esprit,janvier 2008.

1. Albert Camus, Carnet VI (février 1949-mars 1951), dans Œuvres complètes, t. IV, Paris,Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1102. Nous soulignons.

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À supposer que des corps s’empêchent parce qu’ils séparent (bienque pour Camus, généralement, ils s’attirent), il arrive aussi que desâmes ne s’empêchent pas parce que, transparentes, elles s’unissent.

Une rencontre d’âmes

Mais, malgré une rencontre qui n’eut pas lieu, ne peut-onimaginer un dialogue de leurs âmes ? D’autant que, peut-être,Simone Weil cherchait ainsi, inconsciemment ou non, à fondre sonpremier corps, terrestre, dans un deuxième, spirituel, s’approchantdu corps mystique dont elle parle en mai 1942 dans sonAutobiographie spirituelle adressée au père Perrin.

L’image du Corps mystique du Christ est très séduisante. Mais jeregarde l’importance qu’on accorde aujourd’hui à cette imagecomme un des signes les plus graves de notre déchéance. Carnotre vraie dignité n’est pas d’être des parties d’un corps, fût-ilmystique, fût-il celui du Christ. Elle consiste en ceci que dans l’étatde perfection, qui est la vocation de chacun de nous, nous nevivons plus en nous-mêmes, mais le Christ vit en nous ; de sorte quepar cet état le Christ dans son intégrité, dans son unité indivisible,devient en un sens chacun de nous, comme il est tout entier danschaque hostie… Certainement il y a une vive ivresse à être membredu Corps mystique du Christ. Mais aujourd’hui beaucoup d’autrescorps mystiques, qui n’ont pas pour tête le Christ, procurent à leursmembres des ivresses à mon avis de même nature2.

Ces derniers propos, d’inspiration paulinienne, peuvent mutatismutandis avoir une résonance actuelle si nous pensons à différentsmouvements de fusion passionnelle procurant à l’individu uneivresse d’appartenance à une communauté !

Simone Weil et Camus se seraient rencontrés malgré tout. Peut-être en terre de beauté : l’Italie, plus spécialement Florence, Fiesoleet leurs environs. Simone Weil fait part de son éblouissement à JeanPosternak :

J’aurai rassemblé à Florence une certaine quantité de jouissancespures en peu de temps. Fiesole (d’où je suis descendue juste pourentendre Mozart…), San Miniato (où je suis retournée deux fois, laplus belle des églises florentines à mon gré), la Vieille sacristie deSan Lorenzo, les Donatello, les bas-reliefs du Campanile, les

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2. Simone Weil, Œuvres, Florence de Lussy (sous la dir. de), Paris, Gallimard, coll.« Quarto », 1999, p. 778.

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fresques de Giotto à Santa Croce, le Concert de Giorgione, David,l’Aube et la Nuit3…

Comme en écho, Camus écrit :Les Giotto de Santa Croce. Le sourire intérieur de saint François,amant de la nature et de la vie. Il justifie ceux qui ont le goût dubonheur… Des millions d’yeux ont contemplé ce paysage, et pourmoi il est comme le premier sourire du monde4.

Mai 1937-septembre 1937, les dates ne sont pas indifférentes :sans pouvoir échanger, sans se connaître, ils éprouvent la mêmeannée une même émotion, indissolublement esthétique et reli-gieuse : fusion des âmes ? Mieux : au Concert de Giorgione ferait plusdirectement écho chez Camus Giorgione, peintre des musiciens :

Ses sujets et sa peinture fluide, sans contours, qui se prolonge, quiféminise tout, surtout les hommes. La volupté n’est jamais sèche5.

Mozart les réunit. La dernière chronique de L’Express est dédiée parCamus à ce génie :

Écoutez les mesures triomphantes qui accompagnent les entrées deDon Juan. Il y a dans le génie cette indépendance irréductible, quiest contagieuse6.

Deux êtres en consonance, vibrant à l’unisson.

En miroir : les Justes et Venise sauvée

Peut-être se seraient-ils aussi rejoints au théâtre, passioncommune : les deux pièces, l’une en cinq actes, les Justes (1949),l’autre en trois actes, mais inachevée, Venise sauvée (1940), offrentd’étranges résonances bien que Simone Weil ne connût pas lalongue expérience de metteur en scène, d’acteur, d’auteur drama-tique qui fut celle de Camus. Les deux pièces, liées au contextehistorique de la guerre et de la Résistance, mettent en jeu uncomplot destiné à combattre, et à abattre, une tyrannie : celle de laRussie du grand-duc Serge dans les Justes, celle du gouvernementde Venise par les Dix pour faire de la cité une possession du roid’Espagne dans Venise sauvée ; dans les deux, le but du complot est

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3. S. Weil, « Lettres à Jean Posternak » (Florence, mai 1937), dans Œuvres, op. cit., p. 644.4. A. Camus, Carnet I (mai 1935-septembre 1937), dans Œuvres complètes, t. II, Paris,

Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 829 et 831.5. Id., Carnet VIII (août 1954-juillet 1958), dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 1237.6. Id., Remerciement à Mozart (2 février 1956), dans Œuvres complètes, t. III, Paris,

Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1080.

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de rendre du bonheur à la Russie libérée chez Camus, à Venise déli-vrée chez Simone Weil ; les deux pièces commencent dans l’exci-tation d’un jeu – « Tu semblais marcher vers une grande fête » (Doraà Kaliayev, acte III). Elles se poursuivent dans l’affrontement depersonnages qui éprouvent leur fermeté et leur capacité à se sacri-fier ; dans les deux, les conjurés ne sont pas tous sûrs de la déter-mination à tuer de l’un d’entre eux, dont ils craignent un momentde faiblesse qui le trouble par pitié : Kaliayev chez Camus, Jaffierchez Simone Weil : « […] je sens que votre ami nous perdra. Il a euune défaillance, il en aura d’autres… Pour être un bon conjuré, ilne faut rien aimer7 », déclare Renaud à Pierre au sujet de Jaffier.Kaliayev, par pitié, renonce une première fois à lancer la bombe surla calèche du grand-duc à cause du regard des enfants, ses neveux.Jaffier, par pitié, renonce au complot contre Venise en révélant auConseil des Dix les détails d’une conjuration qui devait placer la citésous la domination espagnole. Le plan était d’agir par surprise enpleine nuit en allumant au même moment de nombreux incendiesdans tous les quartiers afin de répandre la confusion, et en tuant toutce qui tenterait de résister. Dans les Justes, Voinov a eu peur, et honted’avoir peur, lorsqu’il n’a pas lancé la bombe après le premieréchec de Yanek :

Oui, j’ai honte. J’ai visé trop haut. Il faut que je travaille à ma place.Une toute petite place8.

Il préfère quitter ses amis conjurés. À fronts renversés, la hontequi accable Jaffier, celle d’avoir trahi ses amis, est l’inverse symé-trique de celle de Yanek : d’un côté, la honte d’avoir trahi en ne tuantpas les habitants de Venise, de l’autre la honte d’avoir tué le grand-duc lors de la deuxième tentative. « La honte qui m’écrase a fait demoi un misérable », confie Jaffier. « Je ne pourrais pas supporter lahonte pendant vingt ans », confie Kaliayev à Foka9. Dans les deuxdrames, la présence d’une femme innocente fait entendre la voix dela pureté et de l’amour : Dora chez Camus, Violetta chez SimoneWeil :

Oh ! Que je voudrais être à demain ! Vous n’avez jamais vu la fêtede Venise ? Il n’y a rien de comparable dans le monde ; vousverrez, demain ! Quelle joie pour moi, demain, de vous montrer maville dans sa plus parfaite splendeur ! Il y aura une si bellemusique…

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

7. S. Weil, Venise sauvée, acte I, Paris, Gallimard, 1955, p. 63-64.8. A. Camus, les Justes, acte III, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 27.9. Id., les Justes, acte IV, ibid., p. 34.

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s’écrie Violetta, décrite comme « l’innocence heureuse… Unbonheur précaire, fragile, un bonheur de hasard. Fleurs depommier10 ». Dora, de son côté, prononce ces mots :

Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonnevoie. La bonne voie est celle qui mène à la vie, au soleil. On ne peutavoir froid sans cesse11…

Mais surtout les deux drames ont un même enjeu, le droit detuer. Chez Camus, ce droit a des limites : s’il faut les franchir, il fautaussi accepter de mourir. Si le monde est répugnant, c’est parce que

[il] est fabriqué par des hommes qui s’accordent le droit de fran-chir ces limites, et d’abord de tuer les autres, sans jamais payer deleur personne. C’est ainsi que la justice d’aujourd’hui sert d’alibiaux assassins de toute justice12.

Le devoir de tuer au nom d’une Organisation, par une nécessité exté-rieure, trouve chez Simone Weil comme chez Camus sa limite dansle droit de tuer. Même si Kaliayev et Jaffier finissent par mourir, l’unmeurt parce qu’il a renoncé à obéir à l’Organisation, l’autre parceque l’idéal héroïque de la justice a fait de lui un meurtrier malgrélui :

Il y a quelque chose de plus abject encore que d’être un criminel,c’est de forcer au crime celui qui n’est pas fait pour lui. Regardez-moi. Je vous jure que je n’étais pas fait pour tuer13,

déclare-t-il à la grande-duchesse venue le visiter en prison pourobtenir son repentir et le ramener à Dieu.

Dans le conflit entre l’amour et la justice, le bonheur est sacrifié.Mais renoncer ou bien accepter suppose qu’il y ait, au-delà dudésespoir, dépassement de soi-même. Jaffier a renoncé, Kaliayev aaccepté.

Nous ne sommes pas de ce monde. Nous sommes des justes. Il y aune chaleur qui n’est pas pour nous. Ah ! Pitié pour les justes14 !

s’écrie Dora, laissant parler son cœur. Cette pitié a arrêté Jaffier,l’empêchant de briser Venise comme un jouet et de tuer ceux qui lapeuplent. Elle lui fut refusée par ceux auxquels il a fini par se confieren trahissant ses amis complices :

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

10. S. Weil, notes préparatoires, Venise sauvée, op. cit., p. 48.11. A. Camus, les Justes, acte V, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 47.12. Id., Appendices des Justes, ibid., p. 58.13. Id., les Justes, acte IV, ibid., p. 42.14. Id., les Justes, acte III, ibid., p. 31.

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Je n’avais rien promis à Venise, et je l’ai sauvée,Renonçant par pitié à tant de puissance et de gloire,Ah ! Ne devez-vous pas me rendre pitié pour pitié,Préserver ce que j’aime, alors que vous l’avez promis15 ?

Balancement entre la justice et l’amour chez Camus, entrel’amour et le mal chez Simone Weil.

D’un côté, chez Simone Weil, des oscillations entre le refus etle consentement, entre la pesanteur et la grâce ; de l’autre, chezCamus, un balancement entre oui et non :

Puisque cette heure est comme un intervalle entre oui et non, jelaisse pour d’autres heures l’espoir ou le dégoût de vivre16.

Espoir et dégoût de vivre se retrouvent alternativement chez SimoneWeil. Racontant en 1935 son expérience de vie en usine, elle écrità Albertine Thévenon, institutrice syndiquée :

Pour moi cette vie est assez dure, à parler franchement. […] C’estseulement le samedi après-midi et le dimanche que je respire, meretrouve moi-même, réacquiers la faculté de rouler dans mon espritdes morceaux d’idées. D’une manière générale, la tentation la plusdifficile à repousser, dans une pareille vie, c’est celle de renoncertout à fait à penser17 […].

Douleur physique et malheur non seulement n’altèrent pas chez ellel’espoir de vivre, mais lui font goûter la saveur de la beauté dumonde. N’aurait-elle pu écrire :

Là était tout mon amour de vivre : une passion silencieuse pour cequi allait peut-être m’échapper, une amertume sous une flamme ?

Ces mots sont de Camus18. À l’équilibre camusien, difficile, entre ouiet non répond chez Simone Weil cet autre équilibre : « Oscillationsintérieures entre le refus et l’acceptation19. » Est-il si différent ?

Simone Weil et Camus se seraient donc rencontrés, d’unerencontre dans l’au-delà, imaginaire, mais combien profonde : unefraternité d’âme. Nous aimerions le faire sentir.

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

15. S. Weil, Venise sauvée, acte III, scène IV, op. cit., p. 112.16. A. Camus, « Entre oui et non », l’Envers et l’endroit, dans Œuvres complètes, t. I, Paris,

Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 52.17. S. Weil, « Lettre à Albertine Thévenon » (février 1935), dans Œuvres, op. cit., p. 142.18. A. Camus, « Amour de vivre », l’Envers et l’endroit, dans Œuvres complètes, t. I, op. cit.,

p. 67.19. S. Weil, Cahiers de Marseille, Cahier VI (hiver 1941-1942), dans Œuvres, op. cit., p. 813.

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La Grèce :source spirituelle pour l’Europe

C’est en juin 1946 après un voyage aux États-Unis, long voyagemélancolique tempéré par « les soirs sur la mer », que Camusdécouvre le travail de Simone Weil. En juin 1949, dans le Bulletinde la NRF, il présente l’Enracinement comme l’un des livres « lesplus importants qui ait paru depuis la guerre », jetant « une lumièrepuissante sur l’abandon où se débat l’Europe ». Il faut toujoursrevenir à la Grèce pour y trouver la source de la spiritualité quimanque à l’Europe. Camus partage avec elle cette inspiration.

Nous ne voulons pas de n’importe quelle Europe. […] Notre Europeest aussi celle de la vraie culture20.

Dans une conférence du 28 mars 1946 la Crise de l’homme,Camus déclarait :

La décadence du monde grec a commencé avec l’assassinat deSocrate. Et on a tué beaucoup de Socrate en Europe depuisquelques années. C’est une indication. C’est l’indication que seull’esprit socratique d’indulgence envers les autres et de rigueurenvers soi-même est dangereux pour les civilisations du meurtre21.

Dans la Source grecque, Simone Weil écrivait :La contemplation de la misère humaine dans sa vérité implique unespiritualité très haute.

L’Europe souffre de meurtre et d’abstraction, qui sont une mêmemaladie, pensait Camus : comme si elle l’avait entendu, Simone Weila toujours préféré les expériences de situations concrètes, et associéétroitement l’amour de Dieu et celui des hommes.

Toute la civilisation grecque est une recherche de ponts à lancerentre la misère humaine et la perfection divine22.

Elle cherche, comme Camus, à établir des ponts entre hellé-nisme et christianisme. En 1936, dans son diplôme d’études supé-rieures « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme », Camusexpliquait comment la pensée chrétienne, « contrainte de s’ex-primer dans un système cohérent, a tenté de se couler dans desformes de pensées grecques », dans « des formules métaphysiquesqu’elle a trouvées toutes faites », et qu’elle a transfigurées23.

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

20. A. Camus, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 871 et 875.21. Id., Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 746.22. S. Weil, la Source grecque, Paris, Gallimard, coll. « Espoir », 1953, p. 78.23. A. Camus, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 999.

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Depuis la découverte de l’Enracinement, Camus n’aura de cessede la publier dans sa collection « Espoir » chez Gallimard, exceptéla tragédie en trois actes Venise sauvée qui parut dans la collection« Blanche ». Huit livres de Simone Weil y paraissent, du vivant deCamus, les Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu étant post-humes. Ces livres sont, par ordre chronologique d’édition :l’Enracinement en 1949 ; la Connaissance surnaturelle en 1950 ; laCondition ouvrière en 1951 ; Lettre à un religieux en 1951 ; laSource grecque en 1953 ; Oppression et liberté en 1955 ; Écrits deLondres et dernières lettres en 1957 ; Écrits historiques et politiques(sur lesquels Camus travaillait avant sa mort) en 1960. Dans certainsde ces volumes, figurent des notes de présentation par l’éditeur nonsignées, qui auraient été rédigées par la mère de Simone Weil, selonce qu’indique Guy Basset24.

Lors de la conférence de presse du 9 décembre 1957 qui suivitla remise du prix Nobel à Stockholm, fut posée à Camus la question :y a-t-il en France des écrivains contemporains avec lesquels il sesentait une fraternité d’âme ? Camus répondit :

Oui, il y a beaucoup d’hommes en France avec qui je sens unefraternité profonde. Je citerai simplement deux noms, car ils sontsignificatifs pour moi. L’un est une personne morte : je veux parlerde Simone Weil. Et il arrive que l’on se sente aussi près d’unesprit disparu que d’un esprit vivant25.

L’autre écrivain cité par lui est celui qu’il considérait commenotre plus grand poète français : René Char.

La force de l’amour et la folie de vérité

De l’Enracinement, Camus cite :L’histoire officielle consiste à croire les meurtriers sur parole.

Comme en écho, il écrit dans l’Homme révolté :L’histoire officielle a toujours été l’histoire des grands meurtriers.Et ce n’est pas d’aujourd’hui que Caïn tue Abel26 !

Plus loin, Camus cite :

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

24. Guy Basset, « Camus éditeur de Simone Weil », Cahiers Simone Weil, no 3,septembre 2006, p. 249-263.

25. A. Camus, Appendices des Discours de Suède, dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit.,p. 286.

26. Id., Appendices de l’Homme révolté, « Le temps des meurtriers », dans Œuvrescomplètes, t. III, op. cit., p. 352.

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Qui peut admirer Alexandre de toute son âme s’il n’a l’âme basse ?

Camus voit dans ces vérités provocantes des certitudes de l’amour.Qui s’étonnerait alors, poursuit Camus,

que Simone Weil se soit réfugiée dans les usines, ait voulu partagerle sort des plus humbles ? Quand une société court irrésistiblementvers le mensonge, la seule consolation d’un cœur fier est d’enrefuser les privilèges. On verra dans l’Enracinement quelle profon-deur avait atteint ce refus chez Simone Weil. Mais elle portaitfièrement son goût, ou plutôt sa folie, de vérité.

On ne peut mieux aller à l’essentiel : la force de l’amour qui la faitsi proche du christianisme qu’elle en a mal (ses réflexions surl’Église et le baptême révèlent un mysticisme et une foi dont elleprend peur), la fierté qui fait d’elle constamment une rebelle, la foliede vérité dont certains n’ont voulu retenir que la folie, la défense despauvres, des humiliés, des offensés, des affamés, le refus de mentir :ces deux dernières composantes, Camus les partagea, ô combien !avec elle. Il suffit de rappeler qu’il s’est toujours trouvé aux côtésdes pauvres, de ceux qui sont injustement condamnés. Ces motsdans le Discours de Suède du 10 décembre 1957 lors de la remisedu prix Nobel nous le rappellent :

[…] le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliationsà l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaquefois du moins qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté,à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens del’art27.

La noblesse du métier d’écrivain, poursuivait Camus, s’enracine (est-ce un hasard si ce mot leur est commun ?) dans

deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ceque l’on sait et la résistance à l’oppression.

Ancienne élève d’Alain, kantienne, mais aussi cartésienne,Simone Weil nourrissait une passion pour la liberté, qu’elle neséparait pas de la vérité. Jusque dans sa sensibilité, elle avait lecourage de la volonté. Alain prônait « un esprit d’examen, de résis-tance, une volonté de juger librement et de maintenir dans lesjustes bornes, par la force du contrôle exercé par l’opinion, lespouvoirs28 » qui servent toujours à tyranniser.

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

27. A. Camus, Discours de Suède, dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 240.28. Simone Pétrement, la Vie de Simone Weil, Paris, Fayard, 1973, 2 vol., p. 48.

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Compagnonnage avec les ouvrierset les humiliés

Mais l’insoumission, le choix des pauvres, des chômeurs, destravailleurs, pour compagnons, lui étaient naturels. L’indignationplutôt que l’insoumission caractérisait Camus (révolte vs rébellion).Son hostilité aux partis politiques, son antitotalitarisme, une critiquesévère du stalinisme, une expérience du malheur, des contradictionsvécues, mais de tonalité et de régime différents chez les deux : parexemple, juive et antijuive bien que petite-fille de rabbin, dans lecatholicisme et au dehors chez l’une (« Le nettoyage philosophiquede la religion catholique n’a jamais été fait. Pour le faire, il faut êtrededans et dehors »), oui et non chez l’autre, un bonheur sans espoir,l’appel du sacré et l’impossibilité de croire. Les réunissaient leuramitié avec des anarcho-syndicalistes comme Nicolas Lazarévitch,Pierre Monatte, Alfred Rosmer, avec des libertaires29, leur combatau côté des républicains espagnols, dénotant une méfiance vis-à-visdes organisations rigides, de l’ordre bourgeois, et un goût pour cequi est populaire, pour ce qui est mesuré non par la puissance, maispar le travail pour l’une, par l’art pour l’autre. Comme le rappelleDaniel Lindenberg, Camus s’était lié au groupe de la rédaction deLa Révolution prolétarienne,

des hommes qui ne baissent la tête ni face à la toute-puissance desstaliniens en milieu ouvrier, ni face à celle d’un patronat…

Tous les témoignages concordent : Camus, toujours mal à l’aiseavec le milieu littéraire, même au zénith de sa gloire, « se lâche »avec ces ouvriers et ces militants qui pratiquent dans leur plénitudele « refus de parvenir » et la simplicité chaleureuse des rapportshumains. Il est leur « compagnon de doute », selon le mot de l’und’entre eux30. Simone Weil n’était pas à l’aise non plus avec lemonde enseignant, avec l’administration surtout car elle avait lesoutien de ses élèves. Elle préférait la fréquentation des « cama-rades », des prolétaires, des magasiniers, des moins favorisés dansla société. Elle « se lâchait » souvent avec eux, en chantant ou enrécitant des vers.

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29. Lou Marin (écrits rassemblés par), Albert Camus et les libertaires (1948-1960),Marseille, Égrégores, 2008.

30. Daniel Lindenberg, « Camus et la politique », Approches, no 141 : « Albert Camus : lepremier homme a cinquante ans », janvier 2010, p. 126.

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Au service de la vérité et de la liberté

Camus se définissait non comme philosophe, mais commeartiste. Il se mettait au service, non de ceux qui font l’histoire, maisde ceux qui la subissent. Ce service était celui de la vérité, et celuide la liberté. De son côté, Simone Weil ne se définissait jamaiscomme intellectuelle, normalienne, agrégée de philosophie. Elle yvoyait une position, un statut, une hiérarchie implicite, qui l’auraientéloignée, croyait-elle, des combats et de la vie des classes popu-laires. Dans une lettre, ironique, à Xavier Vallat, commissaire auxQuestions juives, alors qu’elle était vendangeuse, elle écrit :

Je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouveenvers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la catégorie sociale desintellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature.Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sontentrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membresrompus de fatigue31.

Même ironique, elle révèle ainsi qu’elle ne souhaite pas êtreenfermée dans la catégorie de ceux qui s’imposent par leur savoiret la maîtrise du langage. « Alain avait défini le bourgeois commel’homme qui vit de persuader32 », rappelle Simone Pétrement. Il aaffaire aux hommes plutôt qu’aux choses : il s’impose par l’art de larhétorique. Simone Weil s’occupait des choses, et des hommes dontles mains, mais aussi la tête, pétrirent les choses. À ses yeux, il yaurait presque plus de spiritualité dans les choses que dans l’esprit.À la différence de ceux qui opposaient travail intellectuel et travailmanuel, elle apercevait dans ce dernier une valeur spirituelle.Camus note dans ses Carnets :

Selon Simone Weil, les pensées qui se rapportent à la spiritualitédu travail, ou à son pressentiment, éparses chez Rousseau, Sand,Tolstoï, Marx, Proudhon, sont les seules pensées originales denotre temps, les seules que nous n’ayons pas empruntées auxGrecs33.

Le travail physique et ceux qui l’exécutent élèvent l’homme au-dessus de la matière inerte. Or notre culture est dans une largemesure une culture d’intellectuels bourgeois, et même d’intellectuelsfonctionnaires. Ce qui la rend « si difficile à communiquer au

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31. S. Weil, « Lettre à Xavier Vallat » (18 octobre 1941), dans Œuvres, op. cit. p. 974.32. S. Pétrement, la Vie de Simone Weil, op. cit., p. 147.33. A. Camus, Carnet VI (avril 1948-décembre 1948), dans Œuvres complètes, t. II, op. cit.,

p. 1113.

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peuple, ce n’est pas qu’elle soit trop haute, c’est qu’elle est tropbasse », écrit-elle dans l’Enracinement34. C’est une culture de mots,qui dissocie l’étude et l’expérience.

Albert Camus mettait son art au service de la vérité et de laliberté, Simone Weil mettait son intelligence au service de la libertéet de la vérité (héritage d’Alain ?).

La rebelle

Dans la tragédie de Sophocle, Antigone incarne, dit-on, larévolte de la conscience face au pouvoir et à la raison d’État en refu-sant d’obéir aux ordres du roi Créon, lui interdisant d’accorder nideuil ni sépulture à l’un de ses frères Polynice, condamné à être laproie des oiseaux et des chiens. Il y a de l’excès dans celle qui estdans la toute-puissance de la mort dont elle nie la réalité, alors qu’ily a de la limite dans la révolte, et qu’elle la constitue même. Ce lienentre ubris, désir de mort et du pouvoir ferait d’Antigone plus unerebelle qu’une révoltée.

Rebelle, Simone Weil l’était par rapport à tous les pouvoirs, dansl’Éducation nationale (le proviseur, l’inspecteur, le recteur), dans lechristianisme, dans ses accrocs de santé, à Londres dans laRésistance, bien qu’elle eût demandé à de Gaulle de créer unConseil suprême de la révolte, devenu, avec Jean Moulin en 1943,Conseil national de la Résistance. Son intelligence n’admettaitaucune compromission, d’ordre physique, religieux, politique ouaffectif. Deux exemples : au Puy, où elle était nommée (1931-1932),elle fit scandale en accompagnant un mouvement de chômeurs à lamairie et au conseil municipal, prenant la parole et soutenant leursrevendications. Elle eut évidemment à s’expliquer devant l’inspec-tion académique pour répondre à un rapport de police. Une agrégéede philosophie peut-elle être citoyenne ? Mais ce qui choqua surtout,c’est qu’on pût la trouver au café avec des ouvriers, ou qu’elleserrât la main des casseurs de pierres en sortant du lycée. Elle enfut amusée. Elle écrivit un texte dans le bulletin du Syndicatnational des instituteurs de la Haute-Loire, sous le titre « Unesurvivance du régime des castes ». Il commençait ainsi :

L’administration universitaire est en retard de quelques milliersd’années sur la civilisation humaine. Elle en est encore au régimedes castes.

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34. S. Weil, l’Enracinement, dans Œuvres, op. cit., p. 1066-1067.

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Ce régime fit curieusement l’objet de la thèse en 1935 deCélestin Bouglé, directeur adjoint de l’École normale supérieure(Essai sur le régime des castes), qui n’appréciait pas les frasques deSimone Weil. Elle poursuivait :

On savait qu’il est interdit à un officier de marine de trinquer avecun matelot. Il faut croire que des règles analogues s’appliquent auxfréquentations des membres de l’enseignement. […] Nous deman-dons à l’administration un règlement précis qui indique exactementdans quelles conditions chaque catégorie du corps enseignant a ledroit de fréquenter les membres de telle ou telle couche sociale.

Autre exemple d’une attitude générale, parmi de nombreuxexemples possibles : à Asolo, en Italie, alors qu’elle était en voyageavec sa mère (1937-1938), elle demanda des places populaires, àune lire, pour entrer dans un cinéma. Un fasciste énorme, enchemise noire, lui expliqua qu’il n’y avait que quatre rangs deplaces populaires, d’où l’on ne voyait rien. Une fois entrée, elleconstata qu’il lui avait menti. Elle alla le trouver à l’entracte, luilançant : «Ha mentito lei », et le fixant de ses yeux perçants. Lefasciste, furieux, se leva et lui fit signe qu’on la mettra en prison. Ellelui répondit en italien : « Si vous croyez que j’ai peur de vous, vousvous trompez », et, se tournant vers sa mère : « Séparons-nous, carsi l’on m’arrête il vaut mieux que tu ne sois pas avec moi. »

Simone Weil était rebelle. C’était un point de départ pour larévolte. Camus était révolté. C’était un préalable pour penser larévolte. Elle était rebelle au point de mettre sa vie plusieurs fois endanger, notamment en refusant de se nourrir alors que d’autres sontaffamés. Dans la rébellion, entre la composante bellum, la guerre.Le contraire de la rébellion, c’est la soumission. Le rebelle l’estcontre l’autorité, l’institution ; le révolté l’est contre des situations,des conditions. La rébellion, plus spontanée et collective, estsoudaine, explosive, mais non durable. La révolte est plus indivi-duelle, plus réfléchie, plus durable, plus métaphysique. Dans larévolte, mouvement cyclique, se dressent les forces de la libertécontre l’injustice. Il y a en elle une solidarité métaphysique avectous les hommes. Le désespoir s’y mêle souvent. La rébellion estplus revendicative. Il y entre de la générosité. L’engagement deSimone Weil, son travail chez Renault en 1935, son expérience enusine pour connaître la condition ouvrière en témoignent. Ellepensait y trouver la fraternité humaine. Elle a souvent été humiliée :« Le fait capital n’est pas la souffrance, mais l’humiliation », écrit-elle dans la Condition ouvrière. Mais, bien qu’elle faillît être brisée

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par l’esclavage industriel, par ses deux composantes, la vitesse etles ordres, l’intérêt qu’elle portait à la vie de ces hommes et de cesfemmes était récompensé par un sourire, par un simple regard d’uncontremaître.

Simone Weil était appelée « la vierge rouge » : se mettre sousl’autorité d’un autre n’était pas dans sa nature. Ses plus grandsprojets – devenir ouvrière agricole, ou, surtout, faire partie d’un corpsd’infirmières chargé de soigner les blessés et d’aider les mourantssur les champs de bataille (Projet d’une formation d’infirmières depremière ligne35) –, son engagement dans la Résistance, parurentfantaisistes ou dangereux à ses interlocuteurs (le père Perrin, AndréPhilip grâce auquel elle gagna Londres, Jean Cavaillès, MauriceSchumann, de Gaulle à qui son projet d’infirmières fut montré, et quis’écria « Mais elle est folle ! »). Bien qu’elle sentît que ce dernierprojet n’avait aucune chance d’être accepté, elle ne céda pas. Ellese tourna vers cette autre demande : être envoyée en France avec unemission. Mais elle se heurta, là encore, à des objections si fortesqu’elles ne laissaient pas d’espoir. Pourtant, elle préférait mourirplutôt que renoncer. Mourir de tuberculose était d’ailleurs un signedu destin qui la rapprochait de Camus. Céder était une faiblesse. Saforce était de ne pas céder à ses faiblesses.

Le révolté

Camus était un révolté. Il en fit même théorie dans l’Hommerévolté en 1951. Le livre commence ainsi :

Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’ilrefuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès sonpremier mouvement. Un esclave qui a reçu des ordres toute sa vie,juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est lecontenu de ce « non36 » ?

On pourrait croire que par ces mots, « premier mouvement »,« soudain », « inacceptable », nous sommes proches de la rébellion.D’autant que Camus poursuit :

D’une certaine manière, il [le révolté] oppose à l’ordre qui l’opprimeune sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu’il peutadmettre.

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35. S. Weil, Œuvres complètes, t. IV, vol. 1 : Écrits de Marseille (1940-1942). Philosophie,science, religion, questions politiques et sociales, Paris, Gallimard, 2008, p. 402-411.

36. A. Camus, l’Homme révolté, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 71.

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Simone Weil aurait pu y adhérer. Mais Camus ajoute :Toute valeur n’entraîne pas la révolte, mais tout mouvement derévolte invoque tacitement une valeur.

La valeur implique une conscience, et même une réflexion. L’aspectpositif de la valeur de révolte se manifeste dans ces deux observa-tions :– le mouvement de révolte n’est pas, dans son essence, un mouve-ment égoïste. On se révoltera contre le mensonge aussi bien quecontre l’oppression ;

– la révolte ne naît pas seulement chez l’opprimé, mais elle peutnaître au spectacle de l’oppression dont un autre est victime. Dansla révolte, par cette identification à autrui, l’homme se dépasse enlui et, de ce point de vue, la solidarité humaine est métaphysique.Dépassant l’absurde, qui est un point de départ, la révolte tirel’homme de sa solitude, et devient l’aventure de tous : « Je merévolte, donc nous sommes. » Toute la démarche de Camus consis-tera ensuite à distinguer révolte et révolution, chacune étantcomme la limite de l’autre. Il rejette dos à dos individualisme etculte de l’Histoire, la révolte solitaire et la recherche de l’effica-cité à n’importe quel prix, y compris jusqu’au meurtre. L’essencede la révolte est de mettre en question toutes les formes du cultede l’absolu, de l’efficacité et de l’Histoire. La lutte contre le nihi-lisme, la « pensée de midi », cette pensée de la nature solaire sedressant face à l’Histoire sur les rivages méditerranéens, sont à ceprix. Car la mesure et la limite qui sont au principe de la naturecommune des hommes, révélant l’unité de la condition humaine,touchent à l’honneur métaphysique. La révolte ne peut se passerd’un étrange amour pour les humiliés. Il y a en elle une « follegénérosité ». C’est « celle de la révolte qui donne sans tarder saforce d’amour et refuse sans délai l’injustice37 ». Cette révolte estcelle d’un homme qui sait plus qu’il ne sent. Elle n’exclut pas qu’ilsente. Elle est seulement réfléchie.

Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pourpartager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque,la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, lagénérosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde restenotre premier et notre dernier amour. Nos frères respirent sous lemême ciel que nous, la justice est vivante. Alors naît la joie étrange

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37. A. Camus, « La pensée de midi », l’Homme révolté, dans Œuvres complètes, t. III, op.cit., p. 322.

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qui aide à vivre et à mourir et que nous refuserons désormais derenvoyer à plus tard38.

La révolte est bien de ce monde. La rébellion chez SimoneWeil, sans négliger ses frères vivants, appellerait plutôt à une autrevie dans un autre monde.

[La] texture commune, la solidarité de la chaîne, une communica-tion d’être à être qui rend les hommes ressemblants et ligués39

font tomber les chaînes selon la lecture que Simone Weil fait de laRépublique chez Platon. Ce qu’elle nomme « ce choc du beau » n’estpas seulement une image, il est un essai de théorie psycho-physio-logique des phénomènes qui accompagnent la grâce…

La grâce vient d’en haut, mais elle tombe dans un être qui a unenature psychologique et physique, et il n’y a aucune raison de nepas rendre compte de ce qui se produit dans cette nature au contactde la grâce40.

L’idée de Simone Weil est que c’est la beauté de Dieu, c’est Dieusous l’attribut de la beauté qui se manifeste.

On le constate : solidarité horizontale entre les hommes chezCamus, verticale chez Simone Weil. Nulle trace non plus de rébel-lion dans l’analyse que propose Camus. La rébellion est trop instinc-tive pour être à ce point réfléchie. Elle est presque animale. Maisla révolte prouve qu’elle est le mouvement de la vie, et qu’on ne peutla nier sans renoncer à vivre. Lorsque le ressentiment prend la placede l’amour,

[la révolte] fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles,graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous lesmarchés d’Europe, à n’importe quelle servitude41.

L’amour était ce qui faisait aussi se lever Simone Weil. Mêmepayée d’injustices et d’humiliations, sa générosité consistait àdonner sans tarder sa force d’amour.

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38. A. Camus, « La pensée de midi », l’Homme révolté, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit.,p. 323-324 (nous soulignons).

39. Ibid., p. 301.40. S. Weil, « Dieu dans Platon », la Source grecque, op. cit., p. 119-120.41. A. Camus, « La pensée de midi », l’Homme révolté, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit.,

p. 322.

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Ni révolution ni réformisme

Ce refus est partagé par Camus et Simone Weil. Dans la souf-france, conquérir, ou reconquérir, le sentiment de dignité d’êtrehumain, sentiment qui ne s’appuie sur rien d’extérieur, conférant àla liberté ses conditions de possibilité aussi bien que ses limites, etréciproquement. Dans une lettre à Georges Bernanos, relatant sonexpérience espagnole, elle dit admirer

l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’hon-neur si belle chez les hommes humiliés42.

Une méfiance vis-à-vis de l’idée de révolution les unit. Cetteidée, en promouvant un idéal abstrait, est destructrice : elle nie l’hu-manité en l’homme. La protestation contre le mal qu’elle cherche àfaire entendre se retourne contre elle-même en autorisant le meurtre.« La plupart des révolutions prennent leur forme et leur originalitédans un meurtre43 », écrit Camus. Si pour lui, en théorie, le motgarde le sens qu’il a en astronomie d’un mouvement qui boucle laboucle après une translation complète, Simone Weil se demande s’ilest autre chose qu’un mot.

Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en luitous les avenirs imaginables, et n’est jamais si riche d’espoirs quedans les situations désespérées : c’est le mot révolution… C’estpourquoi le premier devoir que nous impose la période présente estd’avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le termede révolution est autre chose qu’un mot, s’il a un contenu précis…Qui sait si les révolutionnaires n’ont pas versé leur sang aussi vaine-ment que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausseapparence, se battirent dix ans autour de l’ombre d’Hélène44 ?

Ce courage intellectuel dans la dénonciation de ce que cache lemot de révolution – une revendication de la totalité, une négationde l’individu et sa dissolution dans l’histoire – les rapproche : « Lesrévolutionnaires enseignent depuis longtemps que l’individu dépendétroitement, et sous tous les rapports, de la société45 » pour SimoneWeil, de l’histoire pour Camus. Ce qu’ils retiennent ensemble de larévolution, c’est l’esprit syndicaliste et libertaire qui la porte. C’est

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42. S. Weil, « Lettre à Georges Bernanos » (1938), dans Œuvres, op. cit., p. 406.43. A. Camus, « La révolte historique », l’Homme révolté, dans Œuvres complètes, t. III,

op. cit., p. 153.44. S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), dans

Œuvres, op. cit., p. 276-277.45. Id., « Impressions d’Allemagne » (août 1932), « L’Allemagne en attente » (août et

septembre 1932), ibid., p. 221.

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que le syndicalisme part de la base concrète et touche au réel au lieuque la révolution « césarienne » fait entrer de force le réel dans ladoctrine.

C’est lui [le syndicalisme] qui, en un siècle, a prodigieusementamélioré la condition ouvrière46.

À la différence des Églises et des partis, organisations refermées surelles-mêmes qui n’ont d’autre but que d’exister le plus possible, lessyndicats appartiennent à ce type d’organisations qui n’ont pas àétendre leur existence au-delà de ce qu’exige leur rôle. Ce sont desinstruments, non des fins.

Une formule célèbre dit que l’émancipation des travailleurs seral’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; l’on peut dire que le syndicatest l’outil par lequel ils fabriquent leur propre liberté47.

Expérience communede l’exil et du déracinement

Mais leur proximité vient de plus loin : ils sont tous deux desexilés de l’intérieur. Ils ont le sentiment chevillé au corps qu’il n’yaura jamais de Terre promise. Dans une lettre à son frère après le28 mars 1940, Simone Weil écrivait :

L’âme humaine est exilée dans le temps et l’espace qui la priventde son unité ; tous les procédés de purification reviennent à la déli-vrer des effets du temps, de manière qu’elle parvienne à se sentirpresque chez elle dans le lieu de son exil48.

Camus, divisé, n’a cessé de chercher son unité. Il a cherché àse sentir chez lui dans le lieu de son exil. L’exil est dans le royaume,le soleil dans la misère.

J’ai toujours eu l’impression d’être en haute mer : menacé au cœurd’un bonheur royal49.

Pour Camus, ce lieu a pour nom l’Algérie :Le matin l’Algérie m’obsède. Trop tard, trop tard… Ma terre perdue,je ne vaudrais plus rien50.

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46. A. Camus, « La pensée de midi », l’Homme révolté, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit.,p. 316.

47. S. Weil, « Sur une tentative d’éducation du prolétariat » (1929-1930), dans Œuvres,op. cit., p. 138.

48. Id., Œuvres, op. cit., p. 573.49. A. Camus, Carnet VII (mars 1951-juillet 1954), dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit.,

p. 1107.50. Id., Carnet IX (juillet 1958-décembre 1959), ibid., p. 1284.

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Pour Simone Weil, cette terre perdue s’appelle la démocratie, oula judéité. Le fait d’être juive rend possible une existence caracté-risée par un manque premier d’appartenance, existence qui nes’accomplit que s’il y a séparation d’avec le judaïsme, commeHannah Arendt le remarquait en 1938 dans sa biographie de RahelVarnhagen (1771-1833), cette fille d’un commerçant juif de Berlinqui tenait « salon » où se retrouvaient les principaux intellectuelsberlinois. Comme en écho, Simone Weil se déclarait, du seul fait deson nom, « porteuse d’une tare originelle51 ». Elle signifiait ainsique, en ne se sentant pas juive, elle se séparait du judaïsme, doncd’elle-même, sans se séparer pour autant du peuple juif. Cettedéhiscence, l’impossibilité de définir sans ambiguïté le fait d’êtrejuif font partie de cette condition. Une confusion entre religion etpeuple en procède. Adhérer à une religion, comme la religion chré-tienne, n’implique pas d’adhérer à un peuple. C’était le sens dureproche de Gershom Scholem à Hannah Arendt : « Votre problème,c’est que vous n’aimez pas votre peuple. »

La question de l’identité se pose constamment à Camus et àSimone Weil, le décalage leur est échu, l’origine est toujoursabsente. Dans des notes préparatoires à sa tragédie en trois actesVenise sauvée, Simone Weil écrivait :

Dans le premier acte – et le deuxième – faire bien apparaître quec’est un complot d’exilés, de déracinés52.

Ils sont l’un comme l’autre dans une « position de déséquilibrepermanent, de double vulnérabilité, de trouble ontologique, d’ex-centration infinie53 », selon des mots de Jean-Jacques Gonzalès : un« exil chez soi54 ». Ce décalage par rapport à soi, cette excentrationinfinie, des « racines célestes » les font comme étrangers sur terre.L’une, Simone Weil, s’éloigne de ce qui l’attire, mais dont elle seméfie aussi, et qui prend différentes formes : se faire ouvrière agri-cole, ouvrière en usine, le pacifisme, le baptême, le sport, la santé(de violents maux de tête l’obligèrent à prendre de nombreuxcongés), l’antifascisme, l’anticolonialisme, l’Ancien Testament (dontelle refuse la violence), une mission en France au nom de laRésistance, etc. Elle reste constamment sur le seuil. Ce qu’elle vitest dépassé pour s’intégrer dans ce qui est supérieur. Car, ce qui est

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

51. S. Weil, « Lettre à Xavier Vallat » (18 octobre 1941), dans Œuvres, op. cit., p. 974.52. Id., Poèmes, suivis de Venise sauvée et d’une lettre de Paul Valéry, Paris, Gallimard,

coll. « Espoir », 1968, p. 43.53. Jean-Jacques Gonzalès, « Autour d’un “défaut d’origine” », Approches, op. cit., p. 31.54. A. Camus, la Peste, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 83.

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recherché par elle derrière ces buts contingents, c’est l’Absolu.L’autre, Camus, se sent exilé du pays qui est le sien, du soleil, dela terre, de la mer, de l’odeur des cyprès, du parfum des absinthesde Tipasa, du vent de Djemila, se heurtant sans cesse aux murs quienfermaient une origine perdue. Cet exil entraînait que, commeSimone Weil, il refusât les compromis ; à l’inverse, ce refus produi-sait et renforçait l’exil. Il était en quête d’Absolu. Une religion sansDieu pour l’un, une foi sans l’Église pour l’autre les réunissait, à leurcorps défendant peut-être.

Quant à la direction spirituelle de mon âme, je pense que Dieu lui-même l’a prise en main dès le début et la conserve. […] Maisjusqu’à maintenant, bien que je me sois souvent posé la questionpendant la prière, pendant la messe, ou à la lumière du rayonne-ment qui reste dans l’âme après la messe, je n’ai jamais eu mêmeune fois, même une seconde, la sensation que Dieu me veut dansl’Église. […] Je crois qu’à présent on peut enfin conclure que Dieune me veut pas dans l’Église

écrit-elle au père Perrin, dominicain, le 14 mai 194255. Le chris-tianisme étant pour elle catholique en droit et non en fait, elle seregardait comme membre de l’Église en droit et non en fait.

Il y a un obstacle absolument infranchissable à l’incarnation duchristianisme. C’est l’usage des deux petits mots anathema sit.

Elle se méfie de l’Église comme chose sociale. Elle écrit à SolangeBeaumier, assistante du père Perrin :

En achevant le travail sur les pythagoriciens, j’ai senti d’unemanière, autant qu’un être humain a le droit d’employer ces deuxmots, définitive et certaine que ma vocation m’impose de rester horsde l’Église, et même sans aucune espèce d’engagement mêmeimplicite envers elle ni envers le dogme chrétien.

Cette obligation envers ce dogme commanderait l’adhésion, non l’attention, selon la distinction qu’elle opère dans un fragment delettre au père Perrin d’avril 1942 :

Nous devons à la vérité religieuse bien autre chose que l’adhésionaccordée à un beau poème, une espèce d’adhésion bien autrementcatégorique56.

Elle écrivait aussi dans la Lettre à un religieux (le père Couturier)de novembre 1942 :

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

55. S. Weil, Œuvres, op. cit., p. 774-775.56. Id., « Autobiographie spirituelle » (Marseille, mai 1942), ibid., p. 772.

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L’adhésion de l’intelligence n’est jamais due à quoi que ce soit. Carce n’est jamais à aucun degré chose volontaire. L’attention seule estvolontaire. Aussi est-elle seule matière d’obligation57.

Toute l’âme est engagée dans l’attention, et non la seule intelligence :la foi s’y trouve et s’y conforte, alors que, si l’on cherche à provo-quer l’intelligence à adhérer, on produit de la suggestion. C’est cequ’elle critique chez Pascal.

Mais cette attention ne naît-elle pas d’un sentiment d’abandonà soi, et même d’exil ? Pour qu’il y ait Royaume, il faut avoir connul’Exil, le Désert ou bien l’Attente de Dieu, ce qui est sans douteidentique.

Deux démarches parallèles de l’intelligence

Rayonnement d’une foi implicite d’un côté, raisonnement d’unerévolte explicite face au mal de l’autre :

Le chrétien doit crier. Nous n’avons pas besoin de son sourire : ily en a beaucoup autour de Saint-Sulpice ! Nous avons besoin de soncri58.

Le chrétien doit parler clair, et fort, il n’a pas à se réfugier dans l’abs-traction ou dans le langage des encycliques. Il est possible de s’en-tendre sur

un universalisme moyen, c’est-à-dire un universalisme au niveaumoyen de l’homme. Pour sortir de la solitude, je crois qu’il fautparler, et parler franc, et ne jamais mentir, et dire toute la vérité quel’on sait… aucun homme à lui seul ne peut donner pour aucunpeuple les mots de la fin, les mots de l’explication et la doctrine quipeut servir à tous59.

D’un côté, chez Simone Weil, c’est le rapport entre la grâce etle désir, de l’autre, chez Camus, c’est le rapport entre la souffrance,l’absurde et la révolte qui qualifient le malaise de leur intelligenceface au mystère de Dieu. Camus éprouve sans pouvoir la définir« une sainteté de la négation – un héroïsme sans Dieu – l’hommepur enfin60 ».

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

57. S. Weil, « Autobiographie spirituelle », dans Œuvres, op. cit., p. 1006.58. A. Camus, « Conférence aux dominicains, au couvent de Latour-Maubourg »

(1er décembre 1946), dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 511.59. Ibid., p. 510.60. Id., Carnet IV (janvier 1942-septembre 1945), dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 951.

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La Peste (1947) est une sorte de théologie en négatif, un combatmoins contre l’irrationnel que contre l’improbabilité de comprendre.

Le cœur de la morale stoïcienne, son cosmopolitisme – consi-dérer tous les hommes comme ses concitoyens, car ce qui arrive àchacun est utile à l’univers –, cette piété pour la cité du monde, estun lien en universalisme qui unit Camus et Simone Weil. Pour lesstoïciens, l’attention pour les choses divines vient d’une conversionde l’âme à la sagesse, selon Clément d’Alexandrie. Le sage secomporte par rapport à la vie comme un acteur : le texte de lapièce, pas plus que la vie, ne lui appartient pas, il lui est attribué,mais son art consiste à le jouer du mieux possible comme s’il l’in-ventait à chaque instant. Simone Weil fait de Dieu l’unique auteurde la pièce, un peu à la manière dont les stoïciens veulent que Dieus’est étendu à travers la matière comme le miel à travers les rayons :

[…] je sais par expérience que la vertu stoïcienne et la vertu chré-tienne sont une seule et même vertu61.

Mais les dieux de Camus sont immanents : ce sont la lumière,la terre, les corps, la mer. Vivre en accord avec la nature, quidéfinit la vertu stoïcienne, c’est pour lui se conformer à la nature del’homme, qui est sensible avant d’être raison : sentir d’abord, penserensuite. Cet assentiment aux sensations implique de faire équipeavec tous les hommes. Une analyse de l’indifférence rapprocheaussi Camus du stoïcisme. L’indifférence est une possibilité des’ouvrir au tout. Sont indifférentes la plupart des choses extérieuresqui ne concourent ni au bonheur ni au malheur, et dont il estpossible de se servir en bien ou en mal. Mais, parmi elles, il en estque l’on doit préférer (la santé, la force, la beauté), d’autres que l’ondoit rejeter (la maladie, la pauvreté, la douleur), d’autres qui ne sontni à préférer ni à rejeter (étendre ou contracter un doigt).L’indifférence, chez Simone Weil, prend la forme d’une distanceintérieure entre les événements et notre participation, entre l’ex-périence du mal et le malheur de l’âme, qui est un « déracinementde la vie » (nous soulignons). Elle n’est pas insensibilité, maisconsentement à la nécessité.

Il s’agit, non de se rendre insensible aux douleurs et aux joies – ceserait plus facile – mais en laissant intacte toute la susceptibilitéde l’âme aux douleurs et aux joies, ne pas désirer éviter les uneset obtenir les autres62.

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

61. S. Weil, « Lettre au père Perrin » (Casablanca, 26 mai 1942), « Dernières pensées »,dans Œuvres, op. cit., p. 785.

62. Id., « Cahiers de New York, cahier III » (automne 1942), dans Œuvres, op. cit., p. 955.

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L’écart et la présence

Simone Weil était l’écart et la présence. Son mysticisme, senti-ment de certitude de toucher quelque chose au-delà de soi-mêmepar l’intérieur, l’élevait au-dessus des réalités contingentes de cemonde. Camus était la présence et l’écart. Il a toujours été déchiréentre le « oui » et le « non », entre son « appétit des êtres » qui lerendait ouvert à des enjeux collectifs, sur un stade ou sur unescène de théâtre, et le désir

[de se] rendre égal à ces mers d’oubli, à ces silences démesurés quisont comme l’enchantement de la mort. […] Ô douceur des nuitsoù toutes les étoiles oscillent et glissent au-dessus des mâts, et cesilence en moi, ce silence enfin qui me délivre de tout63.

Silence et beauté. Comme l’a rappelé Guy Basset dans une commu-nication de mars 2010, au colloque « Camus, la philosophie et lechristianisme » à l’Institut catholique de Paris64, Simone Weil écri-vait en 1941 dans Le Cheval de Troie65, se référant à la Conditionouvrière (1935) :

Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumièred’éternité, c’est la beauté.

Camus n’aurait-il pu signer ?Mais autant Simone Weil refusait les jeux de la séduction (allant

jusqu’à s’amuser en empruntant des habits, une allure d’homme, àse faire passer pour un garçon manqué), se mettait en situation demartyre, nourrissait son âme de silence – « Notre âme fait conti-nuellement du bruit, mais il est un point en elle qui est silence etque nous n’entendons jamais66 » –, autant Camus était grand séduc-teur, admirateur de femmes, homme de théâtre, journaliste, confé-rencier intarissable. Il vivait, il vibrait avec les êtres. Mais ilécrivait :

Je ne peux pas vivre longtemps avec les êtres. Il me faut un peu desolitude, la part d’éternité67.

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

63. A. Camus, Carnets, Cahier V (septembre 1945-avril 1948), dans Œuvres complètes, t. II,op. cit., p. 1064.

64. Guy Basset, « Albert Camus et Simone Weil : questions similaires posées au christia-nisme ? », dans Hubert Faes et Guy Basset (sous la dir. de), Camus, la philosophie et le chris-tianisme, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2012.

65. S. Weil, « Condition première d’un travail non servile », dans Le Cheval de Troie, revuedu père Bruckberger, novembre 1947, no 4, p. 528.

66. Id., « L’amour de Dieu et le malheur » (avril-mai 1942), dans Œuvres complètes, t. IV,vol. 1, op. cit., p. 373.

67. A. Camus, Carnet IX (juillet 1958-décembre 1959), dans Œuvres complètes, t. IV,op. cit., p. 1303.

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Cet homme de parole cachait aussi, dans un coin de son âme,un point de silence, ce silence qui le délivre de tout : ce point estun puits où son âme peut étancher sa soif. Y entrent le bonheurtragique et la beauté.

Tiraillement entre dedans et dehors, tragédie du malheur :Simone Weil.

Si j’ai de la tristesse, cela vient d’abord de la tristesse permanenteque le sort a imprimée pour toujours dans ma sensibilité68 […].

Balancement entre oui et non, tragédie du bonheur : AlbertCamus.

À deux reprises, idée de suicide. La deuxième fois, toujours regar-dant la mer, une affreuse brûlure me vient aux tempes. Je crois queje comprends maintenant comment on se tue… La mer est ainsi, etc’est pourquoi je l’aime ! Appel de vie et invitation à la mort69.

Amour de vivre et désespoir de vivre. Promesse et menace.Aimer désespérément. Il y a le soleil, et il y a ce ciel gris, cettelumière froide, découpant Amsterdam dans la brume de la Chute.

« Notre âme est une balance70 » : Simone Weil.Simone Weil et Albert Camus, la rebelle et le révolté : leurs âmes

étaient en relation symétrique, d’une symétrie inversée, comme enmiroir l’une de l’autre. Deux âmes malades d’une originemanquante, insatisfaites, désirant l’accroissement, tourmentées parune libido débordante : elle envisage comme un idéal, mais aussicomme un danger, de pouvoir être membre du Corps mystique duChrist, lui se décrit fait pour créer et aimer. Mais l’une transportaitcette libido jusqu’à Dieu en la sublimant, alors que l’autre la mettaittout entière dans son art, la laissant parfois retomber, et cristalliserdans des moments de découragement.

Vibrations de deux exilés de l’intérieur : des âmes en réso-nance.

Guy Samama

Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté

68. S. Weil, « Autobiographie spirituelle », art. cité, p. 776.69. A. Camus, Carnet VI (février 1949-mars 1951), dansŒuvres complètes, t. IV, op. cit.,

p. 1009.70. S. Weil, « Cahiers de New York, cahier III », art. cité, p. 948.

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