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Les Soirées-Débats du GREP-Comminges
Albert CAMUS
histoire et violence
Jean-Pierre CARALP
Professeur de Lettres retraité du Lycée Gabriel Fauré de Foix
conférence-débat tenue en la Médiathèque de Saint-Gaudens
le 13 décembre 2014
GREP-Comminges
05 61 90 60 16
GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6
Tél : 05 61 13 60 61
Site : www.grep-mp.fr
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Albert CAMUS
histoire et violence
Jean-Pierre CARALP
Professeur de Lettres retraité du Lycée Gabriel Fauré de Foix
L'œuvre d'Albert Camus se trouve au cœur de paradoxes flagrants : voilà un
écrivain, un penseur qu'on associe rapidement à la « philosophie de l'absurde » et
passant, en même temps, pour un de ceux qui n'ont eu de cesse de proposer des
« valeurs » pouvant aider l'homme à vivre dans une époque incertaine. Voilà un
penseur, écrivain, journaliste qui s'est jeté sans compter au cœur des événements
d'une histoire tourmentée et y a fait entendre sa voix tout en passant, par ailleurs,
pour rejeter l'Histoire ou du moins les philosophies qui s'en réclament... Voilà celui
pour lequel le devoir de l'écrivain est de s'engager dans les luttes de son temps et
qui ne rêve que d'harmonie avec le monde, de « Noces » avec la nature, et réprouve
la violence. Voilà enfin l'enfant pauvre, né d'une mère illettrée, souvent murée dans
un étrange silence, devenu prix Nobel de littérature, reconnu maître à penser et qui,
après avoir été vomi par une partie de l'intelligentsia et vu son procès instruit et son
œuvre condamnée pour moralisme, pessimisme, essentialisme voire
conservatisme… se retrouve «institutionnalisé », presque « panthéonisé » sinon
récupéré... lui, l'esprit libertaire, le chantre de la révolte...
Il s'agira ici d'essayer de mieux comprendre ces paradoxes : l'œuvre de Camus
entretient, tout au long de sa construction, un lien étroit avec la question de la
violence et de l'histoire. Il faudra tenter d'en montrer la cohérence, de s'interroger
sur les polémiques ou les malentendus qu'elle a pu susciter et enfin de faire en sorte
de clarifier les réponses qu'elle nous apporte. Plus généralement, au-delà de la
cohérence d'une œuvre sur cette question, une action reste-t-elle possible si la
violence comme arme est condamnée ? Et autour de quelles valeurs la mener ?
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I - LA RENCONTRE DE LA VIOLENCE ET DE L'HISTOIRE
1.1 « Le monde » et l'Histoire : Harmonie, violence, révolte...
A l'origine, il y a l'hédonisme, la volupté, l'harmonie avec le monde, l'expérience
existentielle de la mer, du soleil, de la beauté du monde, de la fusion avec
l'univers... Dans cet éden originel, les baignades de Meursault avec Marie, sur la
plage, dans L'Etranger, renvoient à celles de Camus à Tipasa, elles crient un « oui »
vibrant au monde et à la vie : «Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les
dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le
ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les
amas de pierres. » (Noces, 1939)
Mais, du fait des vicissitudes de la vie et de l'Histoire, viendra ensuite l'exil, la
sortie du paradis originel : « J'ai grandi dans la mer et la pauvreté m'a été
fastueuse, puis j'ai perdu la mer, tous les luxes m'ont paru alors gris, la misère
intolérable » (L'Eté, 1954). Et puis... « il arrive que les décors s'écroulent » : la
révélation de la condamnation de l'homme – « Les hommes meurent et ils ne sont
pas heureux », constate Caligula – s'accompagne de la découverte de l'absence de
dieu, de l'étrangeté, de l'indifférence du monde : « ce monde en lui-même n'est pas
raisonnable ». La découverte de « l'absurde » naît de la confrontation de « cet
irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de
l'homme » (Le Mythe de Sisyphe, 1942).
Si la condition humaine fait de tout individu un condamné à mort en puissance,
cela, l'homme ne peut l'accepter mais, dans Le Mythe de Sisyphe, l'auteur écarte
« toute transcendance qui substituerait un espoir - que le monde n'offre pas - à un
désespoir naturel ». C'est ainsi que cette découverte de l'absurde, Camus l'a souvent
rappelé, n'est qu'un point de départ, et ne se sépare pas d'un autre concept capital,
celui de la révolte suscitée par elle...
Le personnage principal de l'Etranger est une illustration de « l'homme
absurde » qui s'assume comme tel : il vit en parfaite innocence et cohérence avec
cette découverte, rien n'a de sens dans un monde où les événements s'enchaînent de
façon contingente. On sait par ailleurs que la deuxième partie du roman montrera
comment la société tentera de se rassurer en donnant une cohérence à ce qui est
contingent et en fabriquant un sens à ces événements par le biais du discours de
l'avocat général tentant de prouver la culpabilité de cet homme qui sera condamné à
mort par la société.
« L'existence de la mort nous oblige à transformer notre vie de manière à lui
donner un sens que la mort ne peut lui ravir ». Cette citation de Tolstoï apparaît
dans les Carnets, en 1941. L'homme révolté qui va dire « non » à ce qui le nie ou ce
qui l'écrase va d'abord tenter d'épuiser le champ du possible, de vivre plus, et le
Mythe de Sisyphe l'évoquera, en particulier, à travers les figures de Don Juan, du
comédien, du conquérant... Voir la citation de Pindare en exergue : « Ô mon âme,
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n'aspire pas à la vie immortelle mais épuise le champ du possible ». Sisyphe, libéré
de tout espoir et totalement conscient de la vanité de son action, accepte son destin
et ainsi en devient le maître. Cette révolte sera d'abord « solitaire », voire
suicidaire, comme celle de Caligula – son désespoir le pousse à un nihilisme
meurtrier gros du désir qui poussera les hommes à la révolte, mais il verra que « sa
liberté n'est pas la bonne » – sans parler de tous les héros « nietzschéens » des
premières œuvres : la Martha du Malentendu, le Patrice Mersault de La Mort
heureuse, qui n'hésitent pas à basculer dans le crime pour échapper à leur condition
dans un monde où, dieu n'existant pas, « tout est permis »... Viendra, plus tard, la
révolte « solidaire » de La Peste comme recherche de sens à portée universelle :
« Je me révolte donc nous sommes » (L'Homme révolté, 1951). La Révolte, qui dit
« non » aux injustices, dit « oui » à la dignité des individus et incline à la solidarité.
Dans l'œuvre d'Albert Camus vont ainsi se succéder plusieurs cycles : d'abord
celui de l'absurde – L'Etranger, Caligula, Le Mythe de Sisyphe – puis celui de la
révolte constitué par des œuvres telles que La Peste, Les Justes, L'Etat de siège,
L'Homme révolté... cela étant d'ailleurs censé ne constituer qu'une étape, car Camus
semblait avoir programmé d'autres cycles, si on en juge par les Carnets. Pour
beaucoup de critiques, ce passage d'un cycle à l'autre constitue un tournant dans
l'œuvre : comme si l'auteur, confronté à la nécessité de l'engagement, au moment de
la guerre, avait pris conscience des limites de l'absurde et s'efforçait alors de
dépasser le nihilisme par la recherche d'une morale. En effet, la sortie de l'Eden
amène à se heurter à l'Histoire, à la misère et à la violence... Mais si rien n'a de
sens, comment justifier alors un engagement politique, comment lutter contre le
nazisme ? (Lettres à un ami allemand, 1945)... Toute l'œuvre sera au cœur de cette
tension entre «le Monde » et l'Histoire.
Mais comment lutter, dire « non » sans entrer soi-même dans le cycle de la
violence ? De plus, dès lors que l'homme se révolte, en particulier contre la mort,
peut-il ne pas se révolter contre le meurtre ? Or le refus de sacrifier à la violence
amène à déserter l'Histoire... Tel est le dilemme qui va se poser : « Il s'agit de
savoir si l'innocence, au moment où elle agit, ne peut s'empêcher de tuer ».
«L'homme est la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est. La question est de
savoir si ce refus ne peut l'amener qu'à la destruction des autres et de lui-même, si
toute révolte doit s'achever en justification du meurtre universel, ou si, au
contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le
principe d'une culpabilité raisonnable (L'Homme Révolté, 1951).
1.2 Histoire et violence au cœur de la trajectoire biographique
« L'Histoire officielle a toujours été l'histoire des grands meurtriers. Et ce n'est
pas d'aujourd'hui que Caïn tue Abel » (Appendices de L'Homme révolté).
A l'origine, il y a le père tué d'un éclat d'obus, en 1914, à la bataille de la Marne ;
le jeune Albert n'a pas un an. « J'ai grandi avec tous les hommes de mon âge aux
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tambours de la première guerre et notre histoire depuis n'a cessé d'être meurtre,
injustice ou violence » (L'Eté, 1954).
«Il était mort au champ d'honneur, comme on dit. En bonne place on peut voir,
dans un cadre doré, la croix de guerre et la médaille militaire. L'hôpital a encore
envoyé à la veuve un petit éclat d'obus retrouvé dans les chairs. La veuve l'a gardé.
Il y a longtemps qu'elle n'a plus de chagrin. Elle a oublié son mari, mais parle
encore du père de ses enfants...» (L'Envers et l'Endroit, 1937).
Le Premier Homme, roman autobiographique, paru à titre posthume en 1994,
reviendra sur le sujet et racontera, en particulier, la recherche de la tombe du père
par l'écrivain déjà consacré. Au cimetière de Saint-Brieuc, Jacques Cormery
éprouve « la compassion bouleversée qu'un homme ressent devant l'enfant
injustement assassiné » et se révolte contre « l'ordre mortel du monde », il se rend
compte qu'il est plus âgé que son père et qu'il y a là quelque chose « qui n'est pas
dans l'ordre naturel et à vrai dire il n'y a pas d'ordre mais seulement folie et
chaos... ». Le retour de Jacques vers les origines, sur les traces du père à Mondovi,
en Algérie, se heurte aussi à l'Histoire dans la mesure où les témoignages retrouvés
débouchent sur le constat de la guerre sans fin des hommes entre eux depuis Caïn...
Dans le même ouvrage est également évoquée la rencontre de la violence par l'élève
de « Monsieur Bernard » dans les bagarres avec ses condisciples de l'école
primaire...
On sait que, dans les années trente, Camus suit de très de près l'insurrection des
mineurs dans les Asturies et la guerre d'Espagne qui suit. Puis viendra la période de
la Résistance : l'activité journalistique régulière, commencée auparavant à « Alger
Républicain », se poursuivra à « Combat » à partir de l'année 1943 – « Combat »
clandestin – jusqu'à la direction du même journal... Cette activité sera régulière
jusqu'en 1947 sans exclure, plus tard, des participations ponctuelles à d'autres
journaux tels que « L'Express ».
Le journaliste, par définition en prise directe sur l'actualité et l'histoire, sera un
des rares à réagir au moment de l'explosion d'Hiroshima : « La civilisation
mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir,
dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation
intelligente des conquêtes scientifiques» (Actuelles I). Il rendra compte de la
période de la Libération et de l'épuration, de celle de la guerre froide qui va
succéder à la victoire sur le nazisme : voir le texte évoquant l'époque comme étant «
le siècle de la peur », dans « Combat », en 1948 (« Ni victimes ni bourreaux ») :
«Entre la peur très générale d'une guerre que tout le monde prépare, et la peur
toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc bien vrai que nous vivons
dans la terreur. Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n'est plus
possible, parce que l'homme a été livré tout entier à l'histoire et qu'il ne peut plus se
tourner vers cette part de lui-même, aussi vraie que la part historique, et qu'il
retrouve devant la beauté du monde et des visages ; parce que nous vivons dans le
monde de l'abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du
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messianisme sans nuances. Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir
absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. Et pour
tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l'amitié des hommes, ce
silence est la fin du monde. »
Le discours prononcé à Stockholm, en 1957, résume bien tout cela : « Ces
hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au
moment où s'installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès
révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la
guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à
l'Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd'hui élever leurs fils et leurs
œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire».
Le désir de justice de l'éditorialiste de « Combat » va donc se trouver confronté à
des situations difficiles à la Libération, déchiré entre le désir de faire justice au nom
des camarades morts au combat et celui de ne pas se laisser entraîner aux
règlements de comptes plus ou moins politiques (voir la polémique avec Mauriac à
propos de la grâce de Brasillach, par exemple). Il y aura également toutes les crises
successives de l'époque : Madagascar, en 1947 – « Nous faisons à Madagascar ce
que nous avons reproché aux Allemands » – et, bien sûr, toutes celles de la guerre
froide – Berlin Est en 1953, Budapest en1956 – en lien avec le totalitarisme dans sa
déclinaison stalinienne... Sans oublier l'intérêt pour l'Espagne et son destin, qui
restera constant et sera même à l'origine de l'écriture collective – en 1936 – d'une de
ses premières pièces militantes Révolte dans les Asturies inspirée par l'insurrection
des mineurs en 1934. En 1948 est créée la pièce l'Etat de siège, dont l'action est
située à Cadix.
On verra l'auteur fonder un Comité d'aide aux victimes des États totalitaires et
intervenir en faveur des résistants espagnols, grecs ou des victimes du stalinisme.
On le verra même se joindre aux partisans de Gary Davis dans la campagne pour un
gouvernement mondial, et apporter son soutien à Louis Lecoin dans sa lutte pour la
reconnaissance de l'objection de conscience. Les recueils Actuelles I, de 1944 à
1948 et Actuelles II, de 1948 à 1953, rassemblent les prises de position de l'écrivain
journaliste. On peut noter, au passage, que la préface de ce recueil annonce : « Il
s'agit de servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu
d'une histoire qui ne l'est pas. »
Bien entendu, Camus, après avoir bataillé contre les idéologies totalitaires
débouchant sur le « socialisme mystifié », se trouvera intimement confronté à la
question algérienne, (nous y reviendrons plus loin) et à celle du terrorisme aveugle.
Le recueil Actuelles III, plus particulièrement consacré à l'Algérie et sous-titré
« Chroniques algériennes », mêle à des articles parus plus tardivement
(jusqu'en1958 dans « Combat » et dans « L'Express »), d'autres écrits pour « Alger
Républicain », dès 1939 (certains ont alors fait scandale par la vigueur de la prise
de position, en particulier un célèbre reportage sur la Misère de la Kabylie).
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Ainsi, on peut noter que la question de la justice est souvent abordée dans ces
articles d'Actuelles : justice sociale, justice d'exception de la période de l 'épuration,
justice expéditive des procès politiques qui fleurissent un peu partout au cours de
ces années sombres. Cette question amènera Camus à prendre position contre la
peine de mort dans l'ouvrage Réflexions sur la guillotine, paru en 1947...
II - LA QUESTION DE LA VIOLENCE, AU COEUR DE L'ŒUVRE
2.1 Le thème du meurtre
La question du « meurtre légal »
On peut être frappé par l'importance du thème du meurtre dans l'ensemble de
l'œuvre – L'Etranger, La Mort heureuse, Les Justes, Le Malentendu, Caligula – y
compris du meurtre « collectif » : La Peste, L'Etat de siège, etc. De même, le
problème de la peine de mort hante Camus depuis son enfance. Il est au cœur de ce
fantasme originaire qu’il raconte souvent : son père se lève à trois heures du matin
pour aller assister à l’exécution d’un meurtrier et il revient vomissant à cause de ce
qu’il a vu. Cette histoire, se retrouve – telle quelle ou transposée – dans L’Etranger,
La Peste, Réflexions sur la guillotine, et encore dans Le Premier Homme. Il est
fascinant de constater que ce père qu'il n'a pas connu – il n'a pas un an quand il
meurt – lui lègue le récit d'un dégoût et d'une prise de conscience forte : «Cette
angoisse qui avait bouleversé son père, ce dernier la lui avait léguée comme seul
héritage évident et certain»(LPH).
« Peu avant la guerre de 1914, un assassin dont le crime était particulièrement
révoltant (il avait massacré une famille de fermiers avec leurs enfants) fut
condamné à mort en Algérie. Il s'agissait d'un ouvrier agricole qui avait tué dans
une sorte de délire du sang, mais avait aggravé son cas en volant ses victimes.
L'affaire eut un grand retentissement. On estima généralement que la décapitation
était une peine trop douce pour un pareil monstre. Telle fut, m'a-t-on dit, l'opinion
de mon père que le meurtre des enfants, en particulier, avait indigné. L'une des
rares choses que je sache de lui, en tout cas, est qu'il voulut assister à l'exécution,
pour la première fois de sa vie. Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du
supplice, à l'autre bout de la ville, au milieu d'un grand concours de peuple. Ce
qu'il vit, ce matin-là, il n'en dit rien à personne. Ma mère raconte seulement qu'il
rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s'étendit un moment
sur le lit et se mit tout d'un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se
cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux
enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu'à ce corps pantelant qu'on venait de
jeter sur une planche pour lui couper le cou. Il faut croire que cet acte rituel est
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bien horrible pour arriver à vaincre l'indignation d'un homme simple et droit et
pour qu'un châtiment qu'il estimait cent fois mérité n'ait eu finalement d'autre effet
que de lui retourner le cœur. (Réflexions sur la guillotine, 1957)»
Ce père inconnu transmet donc à son fils, par delà le silence et la mort, l'idée que,
si horribles que soient les crimes, la légalité peut être encore plus horrible, la
société s'arrogeant ainsi le droit d'occuper la position de Dieu en sacralisant l’État.
Camus développera longuement ces thèmes dans L’Homme révolté. Ce que la
violence d’État a de plus horrible, c'est qu'elle est une violence institutionnelle qui
s'exerce à froid.
La question du meurtre « abstrait », « logique », ou « rationnel »
«Le seul problème moral vraiment sérieux, c'est le meurtre. Le reste vient après.
Mais de savoir si je puis tuer cet autre devant moi, ou consentir à ce qu'il soit tué,
savoir que je ne sais rien avant de savoir si je puis donner la mort, voilà ce qu'il
faut apprendre.» (Carnets II, posthume, 1964)
Déjà, dans La Peste, on peut être touché par la confession que Tarrou fait à Rieux
- deux doubles de l'auteur - au sujet de son parcours : il raconte à la fois une
expérience d'enfant et une autre du militant politique qu'il a été plus tard.
L'expérience d'enfant a beaucoup à voir avec la question du meurtre légal, puisque
Tarrou raconte le choc qu'a été pour lui la vision de son père, avocat général de cour
d'assises, métamorphosé par sa robe rouge sous les yeux de son fils et réclamant la
mort d'un misérable accablé par la mise en scène du procès... Quant à l'autre
expérience, elle est celle du militant politique que Tarrou a jugé bon de devenir un
jour, pour se révolter contre ce monde meurtrier et tenter d'y mettre fin... mais cette
expérience est une expérience déçue qui a débouché sur le constat que les
idéologies, au nom desquelles il avait combattu, étaient, elles aussi, justificatrices
du meurtre : «... Mais ce qui m'intéressait, c'était la condamnation à mort... En
conséquence, j'ai fait de la politique comme on dit... J'ai cru que la société où je
vivais était celle qui reposait sur la condamnation à mort et qu'en la combattant, je
combattrais l'assassinat. Je l'ai cru, je me suis donc mis avec les autres que j'aimais
et que je n'ai pas cessé d'aimer. J'y suis resté longtemps et il n'est pas de pays en
Europe dont je n'aie partagé les luttes. Passons... Bien entendu, je savais que, nous
aussi, nous prononcions, à l'occasion, des condamnations. Mais on me disait que
ces quelques morts étaient nécessaires pour amener un monde où l'on ne tuerait
plus personne. Cela pouvait continuer. jusqu'au jour où j'ai vu une exécution
(c'était en Hongrie) et le même vertige qui avait saisi l'enfant que j'étais a obscurci
mes yeux d'homme… J'ai appris que j'avais indirectement souscrit à la mort de
milliers d'hommes, que j'avais même provoqué cette mort en trouvant bons les
actions et les principes qui l'avaient fatalement entraînée. Il me semble que
l'histoire m'a donné raison, aujourd'hui c'est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans
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la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement.... Et c'est pourquoi j'ai
décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises
raisons, fait mourir ou justifie qu'on fasse mourir... (La Peste, 1947)
2.2 Violence politique et révolution
«Historisme » et totalitarismes
« Le malheur c'est que nous sommes au temps des idéologies et des idéologies
totalitaires...» (L'HR)
C'est ainsi qu'est logiquement abordée la question de la révolution et des
totalitarismes. Une œuvre comme La Peste évoque les camps de rétention, les
fumées des crématoires. L'Etat de siège, au milieu des barbelés et des miradors,
fait dire au personnage de La Peste : « Allumez les fours » et montre les pestiférés,
un baillon sur la bouche, arborant l'étoile de la peste... De plus, à partir de 1947, il
semble que Camus ait eu le projet d'écrire un très gros ouvrage sur les camps nazis
– La Création Corrigée intitulé ensuite Le Système – mais que ce projet se soit, par
la suite, réorienté vers la question du totalitarisme au présent, à une époque où
David Rousset a déjà beaucoup écrit sur la période du nazisme dans L'Univers
concentrationnaire et le roman Les Jours de notre mort. C'est ainsi que L'Homme
révolté va être « une machine de guerre contre le totalitarisme, le meurtre
idéologique, le meurtre abstrait », « les idéologies de l'efficacité » qui justifient le
meurtre au nom de la cité future, au nom de l'Histoire et au service de la révolution.
« La révolution n'est que la suite logique de la révolte métaphysique (…) L'esprit
révolutionnaire prend aussi la défense de cette part de l'homme qui ne veut pas
s'incliner. Simplement, il tente de lui donner son règne dans le temps. Refusant
dieu, il choisit l'Histoire... » …«... tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en
hérétique. » (L 'Homme révolté,1951)
Cet ouvrage sera donc un pamphlet contre les philosophies de l'histoire qui, du
christianisme au marxisme, ont cherché à consoler les hommes des misères
présentes par la promesse de « lendemains qui chantent ». Dans cet ouvrage, qui
développe le concept de révolte en opposition avec celui de révolution, Camus,
parfois sans nuances, ferraille contre le marxisme et contre Hegel, le philosophe de
la dialectique du maître et de l'esclave et de l'Histoire conçue comme une nouvelle
transcendance et comme la marche de l'Esprit de la Liberté vers l'Absolu. Camus
s'attaque du même élan à la « prophétie » marxiste qui fait miroiter une fin de
l'Histoire, justifiant toutes les souffrances antérieures des hommes et reportant à
plus tard la question morale au nom du réalisme et de l'efficacité. « Pour une justice
lointaine, cette doctrine légitimerait l'injustice pendant tout le temps de
l'Histoire... » Pour lui, c'est comme si cette nouvelle religion puisait dans l'ancienne
les notions antérieures de parousie, de foi, de transcendance, voire de culpabilité
générale et même d'inquisition à l'égard des « hérétiques »... N'oublions pas le
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contexte : celui des procès staliniens. On voit bien ce que l'auteur reproche à Marx :
prendre en compte une certaine raison historique – celle de Hegel – qui ne serait en
réalité que justification en droit du fait, lui-même n'étant que le constat de la loi du
plus fort, de la loi du vainqueur au détriment de la morale, des valeurs... « Le
fameux royaume futur » ne serait en fait utilisé qu'à des « fins de mystification
sociale, tout comme avait pu l'être le royaume des cieux et la morale éternelle,
antérieurement ». Dans ce monde-là, la recherche de la vérité et le dialogue
deviennent impossibles.
L'important ensemble de textes, parus en 1946 dans « Combat » et rassemblés
dans Actuelles I sous le titre « Ni victimes, ni bourreaux », contient, sur le
terrorisme et l'Histoire, sur le refus de légitimer le meurtre, sur le « socialisme
mystifié » ou sur la « révolution travestie », sur l'impérieuse nécessité de maintenir
le dialogue entre les êtres humains, l'essentiel des réflexions qui sous-tendent, bien
sûr, l'Etat de siège – manifeste antitotalitariste – mais aussi La Peste, Les Justes, ou
La Chute ; ces textes qui auront tant d'échos dans L'Homme révolté marquent la
rupture de Camus avec le communisme stalinien. En 1947, par exemple, le
philosophe Maurice Merleau-Ponty fait paraître son essai Humanisme et Terreur.
Dans ce débat sur la fin et les moyens, l'efficacité et la moralité, initié par les écrits
d'Arthur Koestler parus à la fin de la guerre – le roman Le Zéro et l'infini, et le
recueil d'essais Le Yogi et le Commissaire – Merleau-Ponty défend l'idée d'une
violence acceptable dès le moment où elle serait « progressive ». Sartre rapportera
que, sur cette question et celle des procès de Moscou, une violente altercation
éclatera, en sa présence, entre l'auteur et Camus. Une longue brouille s'ensuivra
entre ces trois hommes... Camus est alors un des rares intellectuels de gauche à
dénoncer fortement les abus du stalinisme et à refuser d'accepter le fait
concentrationnaire : « Nous ne serons jamais pour le socialisme des camps de
concentration » (1948, controverse avec d'Astier de la Vigerie).
Le Terrorisme : « Aucune cause ne justifie la mort d'un innocent » (Carnets).
La pièce Les Justes aborde ce sujet en 1949. Largement inspirée d'événements et
de personnages réels, elle met en scène de jeunes intellectuels, socialistes
révolutionnaires, décidés à éradiquer le despotisme et la misère dans la Russie de
1905 et qui, pour cela, organisent un attentat à la bombe contre un oncle du tsar. Le
débat posé est le suivant : jusqu'où aller dans le mal de la violence pour amener la
Justice ? Une utopie future justifie-t-elle le sacrifice des hommes vivants et, plus
généralement, la fin justifie-t-elle les moyens ? Ce débat est incarné à travers la
confrontation de personnages, dont Stepan et Kaliayev. Le premier affirme « Je
n'aime pas la vie mais la justice qui est au-dessus de la vie », « il n'y a pas de
limites pour qui croit à la Révolution ». Kaliayev, le poète venu à la révolution par
amour de la vie, de la beauté, du bonheur, met lui certaines valeurs au-dessus de la
révolution, il refuse « d'ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte». « La
révolution, bien sûr ! Mais la révolution pour la vie, pour donner une chance à la
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vie... ». Sa grandeur tient notamment au fait qu’au moment d’exécuter l’attentat, il
s’interdit de lancer la bombe parce qu’il risque de tuer le neveu et la nièce du prince
: « Même dans la destruction, il y a des limites ». C'est le sens de la mesure qui
sépare le juste de l'assassin... Kaliayev accepte, par ailleurs, le sacrifice de sa vie
comme une façon de payer une vie par une autre : car la plupart de ces terroristes
justifient difficilement le meurtre qu'ils trouvent, par ailleurs, nécessaire. Camus
évoquera les socialistes révolutionnaires de 1905 sous la dénomination « les
meurtriers délicats », il leur concède une certaine grandeur et ne manque pas de les
opposer aux « fonctionnaires » qui justifient « depuis leur bureau, la violence par
procuration » et mettent en œuvre ainsi le terrorisme confortable du meurtre
idéologique.
Cette question du terrorisme reviendra dans l'œuvre de Camus en relation avec
les événements d'Algérie : les articles recueillis dans Actuelles III abordent
largement la question, mais on trouve, dans le roman autobiographique Le Premier
Homme, un passage évoquant l'explosion d'une bombe quasiment à deux pas de
l'appartement où le narrateur Jacques Cormery et sa mère viennent de se retrouver.
L'épisode retrace l'effroi de la mère mais aussi les réactions de la rue : peur, colère
et haine suscitant un climat de pogrom à l'égard des passants arabes. On y voit aussi
l'action du narrateur mettant à l'abri un innocent menacé par la population. « Tu
parleras quand tu auras vu la bouillie là-bas !», lui jette alors un passant furieux...
Rappelons, à ce propos que l'action de Jacques est lue par Joseph Jurt comme
« l'image rêvée d'un médiateur entre les groupes »...
Cela dit, Albert Camus n'aura de cesse de rappeler que la misère et le désespoir
font le lit du terrorisme, et que sa répression violente fait croître son prestige...
La question du colonialisme et de la torture.
« Il faut rendre toute la justice au peuple arabe d'Algérie, (...) le libérer du
système colonial »(...) « Le temps des colonialismes est fini, il faut savoir seulement
en tirer les conséquences.» C'est ainsi que Camus s'exprime nettement dans la
préface d'Actuelles III. Ses multiples actions et écrits lèvent toute ambiguïté sur son
anticolonialisme. Déjà, en 1937, il signe le manifeste en faveur du projet
Blum/Viollette qui prévoit d'accorder la citoyenneté aux « élites musulmanes ».
Plus tard, il quitte le Parti communiste algérien à cause de sa tiédeur dans la lutte
anticolonialiste. Il cloue au pilori l'inertie de l'administration coloniale, en 1939,
dans la série d'articles Misère de la Kabylie, sans parler des interventions discrètes
et multiples qu'il fera par la suite en faveur de militants nationalistes algériens
condamnés à mort ou à la prison... Actuelles III rassemble les articles dans lesquels
il explicite ensuite sa difficile position : entre le refus du terrorisme du F.L.N, de sa
stratégie de non-retour visant à radicaliser la situation par l'organisation de
massacres (voir Philippeville, Melouza, etc.), et le refus des excès des ultras de
« l'Algérie française » et de l'utilisation de la torture.
12
En ce qui concerne la question de la torture, son utilisation dans le cadre de la
lutte contre le terrorisme est condamnée sans ambiguïté, dans le même recueil :
« Celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d'un certain
honneur mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui,
opérant autrement et ailleurs, feraient mourir plus d'innocents encore... »
Il déplore qu'on ne laisse aux Français d'Algérie d'autre choix qu'entre deux
exclusions alors qu'il s'agit de « vivre ensemble » : « Nous sommes condamnés à
vivre ensemble. » Il n'envisage pas l'indépendance mais une troisième voie entre
terrorisme et répression colonialiste, une solution fédéraliste tentant de faire
coexister les deux communautés. Il croit pouvoir miser sur la compréhension, le
refus de la haine pour éviter les mots d'ordre extrémistes et manichéens et les
solutions violentes radicales. Pour lui, quatre-vingts pour cent des Français
d'Algérie ne sont pas des colons mais des salariés, des commerçants ou de petites
gens : « Je résume ici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant
pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne. Mais les trois
quarts des Français d’Algérie leur ressemblent et, à condition qu’on les fournisse
de raisons plutôt que d’insultes, seront prêts à admettre la nécessité d’un ordre plus
juste et plus libre» (Préface, Actuelles III).
Dans toutes les tentatives pour promouvoir les solutions visant à faire vivre
ensemble les deux populations principales (voir l'Appel pour une trêve civile en
Algérie, le 22 janvier 1956) on retrouve le refus viscéral d'encourager le triomphe
de la violence. Camus refuse la violence mimétique, les engrenages qui la
nourrissent. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque la violence au service de la
libération des peuples est largement justifiée : ainsi, un peu plus tard, en 1961, dans
la préface à l'ouvrage Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, Sartre écrira cette
phrase: « Il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups,
supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et
un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la
plante de ses pieds. » Il soutiendra encore cette position dans une interview au
magazine « Actuel » en 1973 : «...La révolution implique la violence et l'existence
d'un parti plus radical qui s'impose au détriment d'autres groupes plus conciliants.
(…) Et comment reprocher sa violence au FLN quotidiennement confronté, pendant
des années, à la répression de l'armée française, à ses tortures, à ses massacres ? Il
est inévitable que le parti révolutionnaire en vienne à frapper également certains
de ses membres... ».
Ce à quoi Camus lui avait - indirectement - répondu : « J’ai horreur de la
violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les
actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je
m’arrêterai de mépriser les appels aux meurtres quand ils tiendront eux-mêmes les
fusils de l’exécution. (« Deux réponses à d’Astier de la Vigerie » in Actuelles). Et
voir également l'article du 10 Janvier 1956 repris dans Actuelles III sous le titre de
« Trêve pour les civils » (in O-C Essais Pléiade, p. 983)
13
III - LE PROCÈS : d'une pensée politique et d'une vision de l'Homme.
3.1 Le temps des polémiques
Sur tous ces sujets, les prises de position d'Albert Camus n'ont pas manqué de
susciter de nombreuses polémiques, et parmi elles peut-être la plus célèbre, celle
qui se développera à l'occasion de la cérémonie du Nobel en Février 1958, à propos
d'une phrase de Camus dans laquelle l'auteur aurait osé affirmer préférer sa mère à
la Justice à un étudiant algérien qui l'interpellait avec véhémence en lui reprochant
son attitude à l'égard de l'Indépendance. Ce raccourci se fonde sur le compte rendu
que le journal « L e Monde » fait, en ces termes, de l'événement le 14 décembre
1957 : « J'ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme
qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger, par exemple et qui, un jour, peut
frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la Justice mais je défendrai ma mère
avant la Justice. » L'affaire est d'autant plus obscure qu'existe une version
alternative attribuée à Carl Bjurström traducteur de Camus : «En ce moment, on
lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de
ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère». Cela méritait-il une
polémique aussi excessive ? D'ailleurs, que n'aurait-on dit si Camus eût affirmé
l'inverse ? Mais, surtout, on peut noter que la phrase en question ne propose pas de
remplacer la justice par la mère mais d'instaurer un ordre : « avant » / « je préfère ».
Il est clair que c'est une façon de dire que la lutte la plus légitime pour la Justice ne
peut être sans borne, il y a une limite : la mort de sa propre mère, celle qui peut
représenter « le sacré des démunis », la première étape de la culture, celle qui
donne la vie. La justice peut-elle exister au détriment de la dégradation, du sacrifice
de cette valeur qui transcende l'Histoire, s'interroge David Carroll ? On peut
trouver, à cet égard, dans un témoignage d'Emmanuel Roblès rapportant une
discussion avec Camus datant de 1956, une sorte de brouillon de la fameuse phrase
de Stockholm : « Si un terroriste jette une grenade au marché de Belcourt que
fréquente ma mère et qu'il la tue, je serais responsable dans le cas où, pour
défendre la justice, j'aurais également défendu le terrorisme. J'aime la Justice mais
j'aime ma mère ». On pourrait également citer ce fragment dans les brouillons du
roman Le Premier Homme : « Aux Arabes. Je vous défendrai à n'importe quel prix,
sauf au prix de ma mère, parce qu'elle a connu plus que vous l'injustice et la
douleur. Et, si dans votre rage aveugle, vous touchez à elle ou risquez d'y toucher,
je serai votre ennemi jusqu'au bout».
Certaines voix se sont senties autorisées à évoquer une certain racisme de Camus.
Le meurtre de l'Arabe dans l'Étranger serait, pour Christiane Chaulet-Auchour, « le
symptôme symbolique d'une lutte pour le territoire » et exprimerait le désir de
supprimer « l'Autre »... Le coup de révolver de Meursault est vu par Pierre Nora
comme « la réalisation fantasmatique du désir inconscient des Français
d'Algérie », la condamnation invraisemblable du meurtrier comme « l'aveu
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troublant d'une culpabilité historique ». D'autres, par contre, y liront « l'annonce de
la fin d'un régime coupable et injuste... Si Albert Memmi - et Raymond Aron -
parlent, à propos de Camus, d'un « colonisateur de bonne volonté », d'autres,
comme Edward Saïd, parleront « d'inconscient colonial » dans son œuvre,
expression de la mauvaise conscience du petit blanc. L'absence des Arabes, sinon
en arrière plan, dans certains romans tels que La Peste, L'Etranger ou Le Premier
Homme, a pu paraître étrange à certains, tels Kateb Yacine et Mouloud Feraoun,
entre autres. A ce dernier, Camus répondra, dans une lettre du 2 juin 1951 : « Ne
croyez pas que si je n’ai pas parlé des Arabes d’Oran c’est que je me sente séparé
d’eux. C’est que, pour les mettre en scène, il faut parler du problème qui
empoisonne notre vie à tous, en Algérie ; il aurait donc fallu écrire un autre livre
que celui que je voulais faire...»
A cela, d'autres répondront que l'auteur s'abstient par pudeur et honnêteté « de
mettre au premier plan des personnages d'indigènes dont il connaît mal l'univers
intime » ou qu'il souhaite avant tout donner à son œuvre une portée symbolique et
universelle, parfois au détriment du réalisme. On peut d'ailleurs constater que
l'image des Arabes devient plus complexe au fur et à mesure que les œuvres se
succèdent, comme si l'auteur avait tenu compte des critiques. Une nouvelle comme
« La Femme adultère » cible sans ambiguïté les préjugés racistes du personnage du
mari, Marcel. Dans les chapitres rédigés du Premier Homme, on trouve cette
phrase rendant compte des craintes du narrateur, au temps de son enfance : « ce
peuple attirant et inquiétant, proche et séparé (…) cette foule menaçante et qui ne
menaçait rien pourtant... ».Quant à la relégation des Arabes à des rôles de figurants,
on sait, par les annexes, qu’un rôle important était réservé à un nommé Saddok, ami
de Jacques Cormery. Ce dernier l’héberge au nom du devoir sacré d’hospitalité bien
qu’il désapprouve l’action terroriste à laquelle son ami s’est rallié. Par ailleurs,
l’ébauche de la fin du roman se présente ainsi : « Rendez la terre. Donnez toute la
terre aux pauvres, à ceux qui n’ont rien et qui sont si pauvres qu’ils n’ont même
jamais désiré avoir et posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l’immense
troupe des misérables, la plupart Arabes et quelques-uns Français et qui vivent et
survivent ici par obstination et endurance, dans le seul honneur qui vaille au
monde, celui des pauvres, donnez leur la terre comme on donne ce qui est sacré à
ceux qui sont sacrés, et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à
la pointe du monde, je sourirai et mourrai content, sachant que sont enfin réunis
sous le soleil de ma naissance la terre que j’ai tant aimée et ceux et celle que j’ai
révérés. Alors le grand anonymat deviendra fécond et il me recouvrira aussi - Je
reviendrai dans ce pays». Cette conclusion évangélique et utopique est-elle d’un
colonialiste raciste ? s'interroge Guy Pervillé, en 2003….
Si on sait, par ailleurs, quoi penser des raccourcis le présentant comme un soutien
de l'Algérie Française, ce qui est vrai c'est qu'il ne sera jamais un partisan de
l'indépendance. Cela dit, aucun parti français n'évoque cette solution au début du
conflit. Sartre lui-même exprime des réserves à l'égard du FLN, en 1956, et il ne
15
s'engagera pleinement à ses côtés qu'à partir de la fin des années cinquante. Le goût
pour le fédéralisme proudhonien amène Camus – pour lequel il n'a jamais existé de
nation arabe – à espérer en une fédération des peuples alors que le combat mené par
le FLN a pour objectif un État algérien souverain dans le cadre arabo-musulman et
des principes islamiques : « Une Algérie constituée par des peuplements fédérés et
reliés à la France me paraît préférable, au regard de la simple justice, à un empire
d'Islam qui ne réaliserait à l'intention des peuples arabes qu'une addition de
misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français d'Algérie à sa patrie
naturelle.(Actuelles III)
On lui reprochera également sa discrétion sur les événements du 8 mai 1945 à
Sétif (une centaine d'Européens massacrés et de 10.000 à 15.000 voire 40.000
victimes dans la répression qui a suivi). Dès juin, Camus déplore « le massacre
algérien » et il écrit le 15 juin 1945 dans Combat : « Les massacres de Guelma, de
Sétif, ont provoqué chez les Français d'Algérie un ressentiment profond et indigné.
La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un ressentiment de
crainte et d'hostilité. Dans ce climat, une action politique qui serait à la fois ferme
et démocratique voit diminuer ses chances de succès... A tout prix il faut apaiser
ces peuples déchirés et tourmentés par de trop longues souffrances... C'est la force
infinie de la justice et elle seule qui doit nous aider à reconquérir l'Algérie et ses
habitants...»
Cela peut paraître insuffisant mais il faut peut-être tenir compte du contexte de
censure des informations provenant d 'Algérie. Cela dit, à cette époque, même
« l'Humanité » du 19 mai 1945 évoque les responsables du massacre des Européens
à travers les termes « les tueurs hitlériens à punir »...
Au-delà de cet événement, c'est toute la délicate position de l'écrivain tentant, là
aussi, de tracer une troisième voie, à distance des ultras des deux camps, qui le
place de facto au cœur des polémiques et cela tout au long du conflit jusqu'à cet
appel à une Trêve Civile en 1956... Quand il constatera son impuissance à se faire
entendre, en 1958, il prendra la décision de ne plus s'exprimer publiquement sur la
question.
Il y aura bien sûr d'autres polémiques, telle celle suscitée par les violences de la
période de l'épuration qui l'opposera, autour des notions de justice et de charité, à
François Mauriac – « saint François des assises », comme certains le désigneront
ironiquement. Sur ce point, Camus, beau joueur, reconnaîtra trois ans après, en
1948, que c'était Mauriac qui avait raison (conférence faite au couvent des
Dominicains à Latour Maubourg).
Mais surtout, nous l'avons déjà abordé, la polémique centrale trouvera sa source
dans la question du totalitarisme. L'intelligentsia de gauche reprochera à Camus de
faire entendre une voix discordante dans le débat portant sur l'Union Soviétique et
le socialisme des pays de l'Est – qu'il taxera de « socialisme travesti » ou de
« socialisme mystifié». Camus tente alors de tracer une difficile troisième voie à mi-
16
chemin du libéralisme et du marxisme. C'est cette position de franc-tireur, dans ce
climat de guerre idéologique dû au contexte de la guerre froide, qui fera de lui une
cible de choix d'un certain nombre d'intellectuels engagés... Dans la revue « Les
Temps Modernes », dirigée par Sartre, Francis Jeanson fera, en 1952, un compte
rendu assassin de L'Homme révolté ; s'ensuivra la fameuse polémique avec Jean-
Paul Sartre. A cet égard, notons au passage que ce compte rendu ne précède que de
trois mois la parution de l'article de ce dernier « Les communistes et la paix » – on
est en pleine guerre de Corée – par lequel le philosophe acte un compagnonnage
avec le Parti communiste qui durera jusqu'en 1956. Ces polémiques seront violentes
et laisseront des traces : Camus sera accusé d'avoir choisi le camp de ceux qui ont
renoncé à la Révolution, qui considèrent le marxisme politique comme une utopie
dangereuse et, de ce fait, sont objectivement du côté de ceux qui « désespèrent
Billancourt ». On fustigera son réformisme, sa « politique modeste », sa volonté de
« sauver les corps », dans un siècle où, au nom des utopies, beaucoup d'hommes
ont été tués. On n'hésitera pas à faire passer pour un conservateur allié de la
bourgeoisie le dénonciateur de la misère en Kabylie et du franquisme, le soutien des
anarchistes espagnols et de la République et l'auteur de la formule « la propriété,
c'est le meurtre ! » (Carnets).
Sur un plan plus littéraire ou plus philosophique, on comprend d'autant mieux ce
qui dérange dans certaines de ces œuvres. C'est, bien sûr, L'Homme révolté qui
suscite le plus de réserves et d'attaques mais La Peste également sera taxée de
« morale de croix rouge » par F. Jeanson. Jean-Jacques Brochier ironisera sur son
auteur, « philosophe pour classes terminales ». D'autres stigmatiseront
« l'impuissance d'une belle âme », moqueront le « saint laïque » ou critiqueront
(comme Roland Barthes) « un humanitarisme abstrait », rejetant par là un
moralisme décrété sans intérêt pour le combat politique concret – pêché majeur
dans une époque où la fin justifie les moyens au détriment de toute morale... Autre
pêché majeur, celui de « refuser l'Histoire » ou de « l'évacuer », comme le lui
reprocheront Jeanson et Barthes. Avec eux, d'autres déploreront que, dans Le
Premier Homme, l'auteur choisisse l'interprétation de l'histoire coloniale à travers le
mythe de Caïn et Abel au détriment d'une lecture historique et politique.
Que penser de ces reproches ? La volonté de Camus de donner une portée
allégorique à son roman La Peste l'amène à représenter le mal par le bacille et les
résistants par les brigades sanitaires afin de « pouvoir servir à toutes les résistances
contre toutes les tyrannies ». Il est vrai, par ailleurs, que Tarrou, qui ne se résout pas
à un monde dans lequel agir amène peu ou prou à justifier le meurtre, a la nostalgie
de l'innocence et se réfugie dans « la sainteté sans dieu ». Par ce refus de
cautionner la violence, il se met délibérément hors jeu, en exil de l'Histoire – il le
sait et le dit lui-même : « A partir du moment où j'ai renoncé à tuer, je me suis
condamné à un exil définitif... » – mais, justement, il ne faut pas oublier qu'il n'est
qu'un des personnages parmi d'autres, qu'il n'est pas le porte-parole de l'auteur mais
plutôt une de ses virtualités réprimées et qu'il fait partie de ceux que ce dernier fait
17
mourir avant l'extinction de l'épidémie : dans la scène extraordinaire de la fin du
roman, dans cet échange intense de regards entre lui, Rieux et la mère de ce dernier,
c'est d'une partie de lui-même que le narrateur se voit alors amputé avant de
pouvoir poursuivre sa marche en avant vers la victoire contre la peste, dans le
déchirement tragique et la douleur... Par ailleurs, Camus n'est pas assez naïf pour
croire qu'on peut se passer de la violence : il reconnaît qu'elle reste une arme parfois
nécessaire, mais il refuse absolument qu'elle devienne une politique, qu'elle soit
légitimée au nom de l'Histoire. Enfin, à ceux qui mettent en question « le prêcheur
de vertu à la bonne conscience », l'auteur, qui ne se reconnaît pas dans la statue
qu'on a sculpté de lui, répond : « je ne suis rien de tout cela, je n'ai jamais pu
renoncer à la lumière et au bonheur d'être ». (Discours de Suède, 1958)
Certains critiqueront son utilisation de concepts généraux – l'absurde, la révolte –
les trouvant sans doute « aussi gros que des dents creuses », comme Deleuze le dira
plus tard à propos des nouveaux philosophes... Cela dit, en dehors des reproches
adressés à son « ton de moraliste », on pourrait également évoquer accessoirement
les critiques parfois acerbes faites à son style. Le jeune écrivain de gauche sartrien,
Bernard Franck, au moment du prix Nobel, exprime le mieux une sorte de critique
de classe adressée comme un reproche à celui qui fut l'enfant d'une mère illettrée.
Le style de Camus, dit-il, « C’est le style d’un timide, d’un homme du peuple qui,
les gants à la main, le chapeau encore sur la tête, entre pour la première fois dans
un salon. Les autres invités se détournent, ils savent à qui ils ont affaire. Quand
Camus pense, il met son beau style. Les résultats ne sont pas très bons. (« La Nef »,
Nov. 1957).
Ainsi, en dehors des reproches moins avouables suscités par le mépris de classe
ou par la jalousie, on peut constater que le procès fait à Camus le condamne sans
appel, principalement pour des raisons d'ordre idéologique : son moralisme –
« Vous vous prenez pour la morale ! », lui lancera Sartre – et son pessimisme
tragique, conjugués à une vision essentialiste de l'homme, ne déboucheraient que
sur l'impuissance et laisseraient l'homme désarmé et sans espoir face aux forces qui
l'accablent et à l'Histoire ….Qu'en est-il au juste ?
3.2 Une vision de l'Homme
Pourtant il n'est peut-être pas faux de constater la présence, au cœur de l'œuvre,
d'un rapport tragique au monde, d'une vision relativement pessimiste de l'homme
conjuguée à l'expression d'une certaine culpabilité. Cela dit, on peut se demander si
ce ne sont pas justement ces partis-pris qui motiveront l'opposition cohérente de
l'écrivain à l'Histoire et qui, loin d'être des facteurs de démobilisation, de passivité,
seront à la source des valeurs que l'œuvre tentera d'apporter comme armes...
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Le Mal et la séparation
A l'origine de la Révolte, il y a la question du Mal, le scandale de la mort, les
souffrances incompréhensibles et injustes des créatures, la mort des enfants. Voyez
la réponse de Rieux à Paneloux dans La Peste : « —Ah ! celui-là, au moins, était
innocent, vous le savez bien ! (…) Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et
il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte. — Je comprends,
murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais
peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre. Rieux se
redressa d’un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion
dont il était capable, et secouait la tête.— Non, mon père, dit-il. Je me fais une
autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des
enfants sont torturés.»
Dans la conférence donnée par Camus en 1946, au couvent des Dominicains de
Latour-Maubourg (et reprise, dans Actuelles I, sous le titre « L' Incroyant et les
Chrétiens »), on trouve cette phrase qui résonne avec le passage précédent : « Je ne
partage pas votre espoir et je continue à lutter contre cet univers où des enfants
souffrent et meurent ». Le docteur Rieux affirmera également : « L'ordre du monde
étant réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui
et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort sans lever les yeux vers le ciel où il
se tait. » Ainsi, cette prise en compte de la présence du Mal débouche, non pas sur
la démobilisation, mais sur la lutte, la Résistance contre la Peste, le mal et la mort
incarnée par le personnage, dans le cadre de ce qu'on peut appeler un humanisme
tragique. Cette révolte justifiera, bien sûr, aussi bien la lutte contre la peine de mort
que le refus de la menace de la bombe atomique.
Cela dit, cette lutte contre la Peste ne laisse pas indemne : la mort de Tarrou est,
pour le narrateur, une « interminable défaite », la paix retrouvée, à la fin, est elle-
même « une souffrance sans guérison ». Les combattants, « solidaires » dans le
combat, se retrouvent « solitaires » à l'issue de ce dernier.... Sans oublier la
conclusion du récit qui nous invite à prendre en compte que « le bacille de la peste
ne meurt jamais (...) et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et
l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir
dans une cité heureuse. » Si, comme celle de Sisyphe, la victoire du docteur Rieux
ne sera que provisoire, il n'y a pourtant pas d'autre choix que de mener le combat.
Dans Le Premier Homme, la plongée jubilatoire dans le paradis perdu de
l'enfance, à la recherche d'une identité, en particulier à travers celle du père, dans sa
première partie, aboutit, face à la tombe de Saint-Brieuc, au constat de l'absurdité
de l'Histoire. Quant au retour vers l'Afrique natale, il « n'ouvre plus sur la
perspective d'une innocence adamique mais sur celle de la guerre de tous contre
tous », selon Joseph Jurt, les colons, exilés et victimes s'étant également inscrits
dans une histoire violente depuis toujours, depuis Caïn, le fils du premier homme...
Quant au déchirement algérien évoqué plus haut, des nouvelles tirées du recueil
l'Exil et le Royaume s'en font fortement l'écho : La Femme Adultère montre
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l'irréversible séparation entre communautés, et surtout la nouvelle L'Hôte rend
compte de la situation de l'auteur, incompris et solitaire entre deux camps hostiles.
Elle témoigne, selon Benjamin Stora, « d'une humanité commune, d'une fraternité
nécessaire mais d'une impossible rencontre et d'une violence inéluctable » (Camus
Brûlant, 2013). Le personnage de Saddok, présent dans les brouillons du Premier
Homme, est significatif de ce déchirement de l'auteur sur la question algérienne.
Terroriste, ami de Jacques Cormery et hébergé par lui, il dit ceci à ce dernier : « Eux
(les colonialistes) je peux les haïr. Toi, tu es mon frère et nous sommes séparés ».
Plus généralement, le thème de la séparation est le grand thème de La Peste, lisible
y compris au niveau métaphysique : exil de l'Homme loin de l'harmonie originelle
au sein de la condition humaine absurde.
La Culpabilité : de « l'innocence » à la culpabilité de chacun.
Le Mal est donc présent, mais, au fil du temps, il ne paraît plus autant
« extérieur », comme dans les premières œuvres. Meursault était aussi un
« innocent » victime du soleil même si, par ailleurs, il s'excusait tout le temps. Dans
les œuvres postérieures, la conscience s'accroît que le Mal est dans l'Homme,
comme le dit le personnage de Tarrou « chacun la porte en soi, la peste ». Voir
également dans les Carnets : « Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur,
si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchainer ce monstre ou cet ange que vous
portez en vous ». Il est vrai qu'on est loin ici de l'optimisme marxiste pour lequel il
suffit de changer les rapports de production pour réaliser le paradis sur terre. On sait
que, pour Camus, cet optimisme délirant ne peut aboutir qu'à des utopies sanglantes
dont le XXe siècle a été fécond. D'ailleurs, « Depuis vingt siècles, la somme totale
du mal n'a pas diminué dans le monde et aucune parousie ne s'est accomplie »,
note-t-il, dans les Carnets. De plus, le reproche qu'on peut faire à ce prétendu
optimisme, c'est que « personne n'a poussé plus loin la méfiance à l'égard de
l'homme, et finalement les fatalités économiques de cet univers apparaissent plus
terribles que les caprices divins... » (« L'Incroyant et les Chrétiens », 1946). Cela
suggère bien que Camus n'entend pas se défier de l'Homme. Ainsi, si le tableau du
XXe siècle que dresse le discours de Stockholm ne relève pas d'un optimisme
particulier, l'auteur résoudra cette apparente contradiction en disant : « Je suis
pessimiste quant à la destinée humaine et optimiste quant à l'Homme... » Pour celui
qui doute, refuse qu'on inféode tout à l'idée de progrès : « Il faut des tombereaux de
sang et des siècles d'histoire pour aboutir à une modification imperceptible de la
condition humaine » (Carnets, 1945).
On voit ici ce que l'antitotalitarisme de Camus doit à sa vision de l'Homme. Cela
dit, celle-ci ne débouche pas sur l'impuissance car, pour l'auteur, il y a moyen de
limiter, de freiner, d'annihiler ces forces mauvaises. Caligula montre comment le
pouvoir a besoin d'être freiné par l'éthique. Pour Camus, l'homme a sans doute en
lui les moyens de lutter contre le mal qui peut l'entraîner au pire :« Un Homme ça
s'empêche » (Le Premier Homme).C'est toute la grandeur de l'auteur d'investir ce
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dernier d'une mission : « Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes, et nos
ravages. Mais notre tâche n'est pas de les déchainer à travers le monde ; elle est de
les combattre en nous-mêmes et dans les autres.» (L'Homme révolté) Là aussi, peut-
on parler de pessimisme, compte tenu de cette confiance dans les capacités de
l'Homme ?
3.3 La mise en question de soi
Cette prise de conscience de la culpabilité que chacun porte en soi, Camus va la
pousser particulièrement loin dans une œuvre inclassable par sa profondeur et son
ambiguïté qui en font toute la richesse : La Chute. Extraordinaire réponse à toutes
les critiques dont l'auteur a été l'objet, mise en question des accusateurs qui se
prennent pour des dieux, le récit aurait pu s'intituler, de l'avis de l'auteur, « Un héros
de notre temps » car Clamence appartient à cette génération qui, ayant connu
l'horreur, a des raisons d'être tentée par le désespoir. L'auteur s'en prend aux
existentialistes culpabilisateurs enlevant à l'Humanité l'estime de soi, la désespérant
des valeurs de la dignité humaine : « Quelque chose en eux aspire à la servitude ».
Mais elle semble également, à travers le personnage du « juge-pénitent » Jean-
Baptiste Clamence, mettre à distance l'auteur lui-même, démasquer sa mauvaise foi
et tourner en dérision sa propre posture littéraire en mettant en question, sans
concession, cette « belle âme » qu'on lui impute. Il tend par là-même un miroir à
chacun de ses lecteurs : « J'avais une spécialité, les nobles causes.(...) On aurait
cru que la justice couchait avec moi tous les soirs (...) La modestie m'aidait à
briller, l'humilité à convaincre, la vertu à opprimer. » Cette autocritique du
moraliste par lui-même recourt à l'ironie acide du juge-pénitent pour mettre en
question « la sainteté sans dieu » de Tarrou et autres réponses antérieures. Il est vrai
que l'écriture de cette œuvre, parue en 1956, coïncide avec une période particulière
de doute, de dépression, de désarroi, peut-être due à l'impuissance ressentie face à
des forces d'affrontement impossibles à raisonner et à arrêter : période des
polémiques suscitées par L'Homme révolté, suivie par celle du conflit algérien qui
fait de « Camus l'Africain », selon le mot de Michel Onfray, un étranger dans les
deux camps, comme c'est le cas dans le contexte de la lutte idéologique sans pitié et
sans issue de la guerre froide. C'est l'époque où il écrit « Paris est une jungle et les
fauves y sont miteux ». (Jean-Yves Guérin va jusqu'à dire que « Camus fut à Sartre
ce qu'a pu être Rousseau pour Voltaire »...c'est sans doute exagéré mais pas dénué
de pertinence si, dans la phrase, on remplace Sartre par l'intelligentsia de l'époque).
On ne peut pas exclure non plus la part de la vie intime qui semble avoir suscité une
certaine culpabilité de la part de l'époux de Francine Faure... Cette culpabilité,
s'ajoutant à une certaine solitude et lassitude, n'est sans doute pas pour rien dans
l'écriture de La Chute. On trouve dans les Carnets de cette époque –1959 – des
notations telles que celles-ci : « C'est moi-même que, depuis près de cinq ans, je
mets en critique, ce que j'ai cru, ce dont j'ai vécu. Je me fais la guerre et je me
détruirai ou je renaîtrai, c'est tout ». Ou encore : « J'ai abandonné le point de vue
21
moral... la morale mène à l'abstraction et à l'injustice. Elle est mère du fanatisme et
de l'aveuglement, elle sépare, coupe en deux, décharne. Il faut la fuir, accepter
d'être jugé et ne plus juger.... ». Ou encore : « J’ai voulu vivre pendant des années
selon la morale de tous. Je me suis forcé à vivre comme tout le monde, à ressembler
à tout le monde. J’ai dit ce qu’il fallait pour réunir, même quand je me sentais
séparé. Et, au bout de tout cela, ce fut la catastrophe. Maintenant, j’erre parmi des
débris, je suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l’être, résigné à ma singularité
et à mes infirmités. Et je dois reconstruire une vérité – après avoir vécu toute ma
vie dans une sorte de mensonge (Carnets, III, printemps 1959).
On pourrait d'ailleurs trouver dans Le Premier Homme – ou ses brouillons – les
traces d'une culpabilité plus générale du narrateur, en rapport à son passé, qui note
« je vais raconter l'histoire d'un monstre » et se dépeint « tranquillement
monstrueux » face à une mère « semblable à ce que la terre porte de meilleur ».
L'entrée au lycée est évoquée, dans les Carnets, comme un « arrachement au
monde innocent et chaleureux des pauvres » – mythe de la chute !
IV - UNE VOIE POUR ECHAPPER AU NIHILISME ?
4.1 La voix de l'écrivain : du silence à la parole... pour les autres ?
La violence est donc injustifiable même si elle est parfois inévitable et il
n'appartient pas, bien sûr, à l'écrivain de la légitimer. Cela dit, que reste-t-il alors à
ce dernier ?
A l'origine, il y a certes le silence du monde… mais aussi, pour Camus, celui d'un
père absent et encore celui d'une mère femme de ménage, sourde, illettrée, voire
souffrant de déficience intellectuelle, et étonnamment muette... Trois textes
matriciels, L’Hôpital du quartier pauvre, Les Voix du quartier pauvre et Louis
Raingeard, constituent les ébauches de L’Envers et l’Endroit. Ces premiers essais
donnent la parole à ceux qui en sont démunis et qui se fondent dans la figure de la
mère. « C'est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux que
j'ai le plus sûrement touché à ce qui me paraît le vrai sens de la vie » (Carnets).
Le Premier Homme est dédié à sa mère : « A toi qui ne pourras jamais lire ce
livre » - et cette dédicace est suivie de ces mots étonnants : « Intercesseur : veuve
Camus» qui sonne à la fois comme un hommage et un aveu d'une dette à l'égard de
celle qui a donné accès à l'essentiel. Dans cet ouvrage, Camus décrit, de manière
très lucide, la pauvreté, l’analphabétisme et la mémoire déficiente de Catherine
Cormery. Son fils, Jacques, aurait pourtant besoin qu'elle lui parle d'un père qu’il
n’a jamais connu. A son désespoir, elle reste enfermée dans un mutisme obscur et le
laisse face au mystère. Ce que la mère n’a pu confier à son fils, le fils le confiera à
l’écriture. Dès la préface de ce premier recueil qu'est L'Envers et l'Endroit, Camus
parle ainsi des ambitions de l' œuvre future qu'il projette : « Rien ne m’empêche en
tout cas (...), d’imaginer que je mettrai encore au centre de cette œuvre l’admirable
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silence d’une mère et l’effort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour
qui équilibre ce silence. » La longue et tardive préface de ce volume, en 1958,
révèle, aux yeux de Camus, la « source unique » qui alimentait sa vie. On trouvera
plus tard dans les annexes de l'ouvrage Le Premier Homme cette déclaration : « Ô
mère ! Ô tendre enfant chérie ! Plus grande que le temps, plus grande que l'Histoire
qui la soumettait à elle, plus vraie que tout ce que j'ai aimé. Ô mère, pardonne à
ton fils d'avoir fui la nuit de ta vérité.»
On est frappé par la force de l'hommage ainsi que par l'expression d'une forte
culpabilité que l'on retrouve dans les annexes du même ouvrage : « Non, je ne suis
pas un bon fils : un bon fils est celui qui reste. Moi, j'ai couru le monde, je l'ai
trompée avec les vanités, la gloire, cent femmes... »
Voir également la citation des Carnets déjà citée : « Aux Arabes. Je vous
défendrai à n'importe quel prix sauf au prix de ma mère, parce qu'elle a connu plus
que vous l'injustice et la douleur... ».
On peut penser que, dans Le Premier Homme, Camus tente non seulement de
rendre hommage à un père mort dans une guerre qui le dépassait mais aussi de
redonner âme et vie aux « oubliés de l’Histoire », à ceux à qui la parole fut refusée.
Ce roman autobiographique raconte longuement l'histoire des premiers colons. Si,
pour Robert Redeker, ce roman est un hommage à cette « Atlantide engloutie par
l'Histoire », cette Algérie d'avant l'Indépendance, pour Martine Job, l'œuvre, « loin
d'être une épopée coloniale, est un hommage aux pauvres voués à disparaître de
l'histoire... » : « je veux arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est
de disparaître de l'Histoire sans laisser de traces. Les Muets. Ils étaient plus grands
que moi » (LPH). On pourrait également, parfois, y entendre comme l'écho d'une
culpabilité, celle d'avoir « déserté », du fait des succès scolaires, en étant « arraché
au monde innocent et chaleureux des pauvres », le monde des exclus de l'Histoire...
Enfin on ne peut passer sous silence cet extrait du discours de Stockholm qui
exprime avec force la fonction de l'écrivain « embarqué dans la galère de son
temps » « au service de ceux qui subissent l'histoire » et non de ceux qui la
font : « Notre seule justification c'est de parler pour ceux qui ne peuvent le faire »
(Discours de Suède, 1958).
4.2 Du déchirement tragique au consentement : entre oui et non...
Mais qu'il est difficile d'aller vers les autres et de s'arracher à l'exil sans cesse
menaçant ! Nous avons montré plus haut en quoi le rapport tragique au monde
apparaît constant dans l'œuvre, même s'il est immédiatement accompagné de son
dépassement. Plus profondément, on ne peut qu'être frappé par l'importance, dans
cette œuvre, des couples de concepts antithétiques. De l'Envers et L'Endroit à l'Exil
et le Royaume, l'auteur évoque sa double expérience de la pauvreté et de la lumière,
du « Monde » et de l'Histoire, de la Vie et de la mort, de la beauté du monde à
23
Tipasa mais au milieu des tombes, de la beauté et des humiliés... Et, parmi d'autres
encore, le célèbre couple « solidaire/solitaire ». Il affirme, en même temps, son
désir de ne rien exclure : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que
soient les difficultés de l'entreprise, je voudrais n'être jamais infidèle ni à l'une ni
aux autres » (Retour à Tipasa, in L'Eté), ou bien encore : « Il y a l'Histoire et il y a
autre chose : le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle ». Tout
cela est relié à la pensée grecque faite « de l'acceptation d'un tragique qui fait la
part de tout, équilibrant l'ombre par la lumière » (« L'Exil d'Hélène », 1948). On
peut rappeler, en passant, que pour Camus c'est « l'affrontement de forces
antagonistes également légitimes, chacune étant à la fois bonne et mauvaise », qui
définit la tragédie : « Antigone a raison Créon n'a pas tort » (« Conférence sur
l'avenir de la tragédie », 1953).
De même, on peut noter la volonté de regarder lucidement les deux pôles de la
réalité et, là aussi, de ne rien exclure : dès 1936, on trouve cette incitation dans les
Carnets : « Accepter avec une égale force le oui et le non» et dans un texte de
L'Envers et l'Endroit qui s'intitule « Entre oui et non » : « Entre cet endroit et cet
envers du monde je ne veux pas choisir ». Et encore : « Le grand courage c'est de
tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort », sans oublier : « Il n'y a
pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre ». L'acceptation de ces deux réalités
amène Camus, dans Retour à Tipasa, à désirer « tresser de fil blanc et de fil noir
une même corde tendue à se rompre ». On retrouvera ce balancement dans
L'Homme révolté à propos de la notion de révolte : « Qu'est-ce qu'un homme
révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas, c'est aussi un
homme qui dit oui ». Pour l'auteur, la vraie révolte dit « oui » et « non » à l'intérieur
d'une même conscience : « oui » à ce qui fait qu'elle est humaine, « non » à ce qui
l'aliène. Comme le « oui » total, la négation de tout est une servitude, il faut s'en
affranchir par un consentement à ce qu'il y a d'irréductible en l'Homme, par un
« oui » à une valeur : sans cela, la révolte est trahie et débouche sur le nihilisme des
révolutions irrationnelles qui disent « non » à ce qui est, à l'humanité vivante, au
profit de l'homme de demain censé justifier les souffrances de celui d'aujourd'hui
(voir le couple Stepan/Kaliayev). Cette dialectique ou plutôt ce dialogisme dans
lequel chaque pôle limite l'autre, est un garde fou contre les dangers de l'excès.
D'ailleurs, la notion d'équilibre et de mesure, au cœur de « la pensée de Midi » – ce
moment d'équilibre parfait entre le jour et la nuit – est déjà présente dans le rapport
originel au monde du jeune Camus : « La misère m'empêcha de croire que tout est
bien sous le soleil et dans l'Histoire, le soleil m'apprit que l'Histoire n'est pas
tout» (L'Envers et l'Endroit, Préface, 1937). Midi ne peut être séparé de minuit et
l'équilibre de ces pôles opposés permet de se prémunir contre le risque de la
démesure et du nihilisme. De la même façon, la révolte n'est pas séparable du
consentement pour l'individu qui, face à la beauté de Tipasa, écrit : « Je mourrai et
ce lieu continuera de distribuer plénitude et beauté. Rien d'amer à cette idée mais,
au contraire, sentiment de reconnaissance et de vénération. » (Carnets, 1948)
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Voir également la fin de « Prométhée aux enfers » in L'Eté (1946) : « Au cœur le
plus sombre de l'histoire, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier,
garderont un regard sur la terre, et sur l'herbe inlassable. Le héros enchaîné
maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l'homme. C'est
ainsi qu'il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour. Mieux que la
révolte contre les dieux, c'est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et
cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et
réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde.»
4.3 Des valeurs en réponse
Il faut en venir, pour terminer, aux valeurs fondamentales qui constituent le socle
de cette pensée camusienne, cible de tant de critiques. Outre une certaine
impuissance résultant de son pessimisme tragique, on a imputé à Camus un certain
«essentialisme », compte tenu d'une référence présumée à une « nature humaine »
(rappelons que l'existentialisme caractérise l'Homme plutôt par sa situation et ses
actes que par sa nature). Cela dit, la révolte de l'individu qui reconnaît une limite,
celle que lui impose autrui, oblige à dépasser le moi, à le rallier à son prochain, à
partager avec lui une valeur irréductible qui est de l'ordre d'une transcendance mais,
comme le rappellera Camus, une transcendance horizontale - de l'homme à
l'homme – et non une transcendance verticale – de l'homme à Dieu : « Je me révolte
donc nous sommes ». On voit donc bien que la personne humaine est La valeur, au
fondement d'une morale ayant pour objet « d'éviter que le monde se défasse ».
D'ailleurs, « pourquoi se révolter s'il n'y a rien en soi de permanent à préserver ? »,
s'interroge Camus, sinon pour servir l'Histoire ! L'émancipation de l'Homme ne
peut se faire au détriment du respect de l'Homme. Il y a donc une grande cohérence
entre le regard sur l'Histoire et une vision de l'Homme et de son rapport au monde
dans une œuvre qui n'a de cesse d'apporter des réponses évolutives aux problèmes
de la condition humaine et en particulier à celui du rapport de l'Homme à la
violence. Ainsi, dans toutes ces réponses, apparaissent l'honnêteté, la lucidité,
l'exigence d'une pensée proposant des réponses cohérentes à ce refus originel de
l'Histoire et de la violence à travers des valeurs proposées au lecteur : « Je continue
à croire que ce monde n'a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en
lui a du sens, et c'est l'homme parce qu'il est le seul à exiger d'en avoir » (Lettres à
un ami allemand, 1944). « L'important est de bien faire son métier », conclura le
docteur Rieux. Autant de valeurs contre le cynisme du nihiliste incarné par Nada
dans l'Etat de siège.
A l'origine est posée la nécessité d'une présence au monde – car il n'y a rien à
attendre en dehors – ainsi que le choix du présent contre toute fuite dans le passé ou
le futur : « Le monde est beau, et hors de lui point de salut » (Noces). « L'espoir, au
contraire de ce qu'on croit, équivaut à résignation ». « Tout le malheur de l'homme
vient de l'espérance qui le jette sur les remparts dans l'attente du salut». « S'il y a
un pêché contre la vie ce n'est peut-être pas tant d'en désespérer que d'espérer une
25
autre vie et se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci » (Noces). Tous les
messianismes sont visés ici, y compris dans l'ordre politique et historique,
«l'utopisme » étant, comme le définissait Nietzsche, une façon de fuir le réel... Voilà
ce que dit Kaliayev dans Les Justes : « J'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la
même terre que moi (…) c'est pour eux que je consens à mourir. Et pour une cité
lointaine dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je
n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte. »
Dans ce monde où « il n'y pas de sens supérieur » en dehors de l'homme lui-
même, une des valeurs fortes proposées est la solidarité, la fraternité, celle des
combattants de La Peste, en particulier, unis dans la même action, vers le même
but, dans le refus de « l'abstraction ». On se souvient de la capacité de Rambert à ne
pas se sentir finalement le droit d'abandonner la collectivité pour retrouver son
amour. La scène du bain nocturne et silencieux entre Tarrou et Rieux est un grand
moment de rencontre de l'Autre, au-delà de la tragédie, dans la pudeur des mots. On
se souvient également des thèmes de l'exil, de la séparation, très présents dans le
roman et de cette explosion de joie, à l'ouverture de portes de la ville, lors de la
réunion des séparés... On pourrait penser également à l'acte final de d'Arrast qui
met, à la place de la religion, la solidarité humaine, à la dernière page de la nouvelle
« La Pierre qui pousse » tirée de L'Exil et le Royaume. En fin de compte, comme le
dira Rieux, « il y a dans l'Homme plus de choses à admirer qu'à mépriser. »
Toute l'œuvre d'Albert Camus incite, par ailleurs, à aimer, à admirer, à se laisser
atteindre par la beauté des choses, aspiration « méditerranéenne » que l'auteur
oppose à la violence et au tragique de l'Histoire, comme il opposera l'artiste au
conquérant. Dans les Carnets, en 1946, il fait le constat que « l'historicité laisse
sans explication le phénomène de la beauté, c'est-à-dire les rapports avec le monde
et les êtres en tant qu'individus – aimer – ». Et il pourra alors affirmer : « L 'homme
a besoin de pain et de justice mais il a besoin aussi de la beauté pure qui est le pain
de son cœur». On retrouve cela par ailleurs : « Les deux soifs que l'on ne peut
tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer ». Ou
bien encore : « Il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous aujourd'hui mourons
de ce malheur, le sang, les larmes dessèchent» (« Retour à Tipasa » in L'Eté).
N'oublions pas que le dernier cycle de l'œuvre, que Camus n'a eu que le temps
d'amorcer avec Le Premier Homme, était, semble-t-il, celui de l'Amour... Dans La
Peste, Rambert incarnera « l'exigence généreuse du bonheur » qui, dit le narrateur,
« doit être mise au premier plan ». Plus généralement, on peut évoquer également
cette « morale de la compréhension » qui est celle de Tarrou, faite d'attention aux
autres, portant à la sympathie et non au jugement.
Même si les Carnets de 1945 témoignent qu'un moment de doute saisit l'auteur
quant à la possible conciliation de la Liberté et de la Justice, celles-ci sont, bien sûr,
fortement associées à sa pensée. La recherche de la Justice est revendiquée sans
faiblir : on pense en particulier à la fin de la dernière des Lettres à un ami allemand
(1946) dans laquelle il affirme : « J'ai choisi la justice pour rester fidèle à la
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terre », en récusant le nihilisme nazi pour ses deux vices fondamentaux : désespérer
de l'homme et accepter l'injustice. Quant à liberté, c'est en son nom que sont
condamnés les déterminismes historiques dans ce XXe siècle « dont la passion la
plus forte est celle de la servitude ». Par ailleurs, Camus reprochera aux
existentialistes d'être dans la contradiction avec eux-mêmes en gardant « de
l'hégélianisme son erreur fondamentale : réduire l'homme à l'Histoire sans en
garder la conséquence qui est de refuser toute liberté à l'homme ». C'est cette
croyance forte dans l'action de l'homme contre ce qui le détermine qui permet de
retrouver dans la pensée de l'auteur une veine libertaire mise en lumière par
quelques essayistes. Les hommes sont responsables, en particulier, de leur
oppression - c'est ce que montre L'Etat de siège : la Peste règne par le seul fait du
consentement et de la peur, et disparaît avec eux et avec l'Amour de Diego pour
Victoria... Albert Camus retrouve ici la force du discours de La Boétie : le
consentement crée le tyran ou, à tout le moins, le renforce... Quant à la lutte, le
respect de l'auteur est acquis à la révolte qui part de la base, dans le cadre du
syndicalisme révolutionnaire, par opposition à la révolution, imposée
autoritairement d'en haut, à la mode soviétique.
Dans le droit fil de cette « pensée méditerranéenne », que Camus appelle
également « la pensée de Midi » dans L'Homme révolté, on voit apparaître, à travers
la figure de la déesse Némésis, la nostalgie de la Grèce, de son sens de la mesure,
des limites, ces dernières se trouvant dans l'Humanité d'autrui, borne à la révolte de
l'individu : « L' ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et
de l'homme, le visage aimé, la beauté enfin, voilà le camp où nous rejoignons les
Grecs » (« L'Exil d'Hélène » in L'Eté). La « pensée de midi » s'oppose à son envers
nocturne, comme l'esprit méditerranéen, la mesure grecque, s'opposent à l'hubris et
à la démesure de la philosophie allemande qui renverrait à l'Histoire et à la tragédie
moderne du XXe siècle. C'est cette limite éthique que le père du narrateur du
Premier Homme découvre en lui lorsque, sur fond de conflit sanglant entre
communautés, il fait entendre, en même temps que sa réprobation à l'égard de la
violence bestiale qui se déchaine, une certaine conception de la dignité : « Un
homme, ça s'empêche ».
CONCLUSION
Ainsi, si la révolte contre le mutisme du Monde et l'injustice des hommes consent
à la dignité des victimes et à la beauté des choses, le passage du cycle de l'Absurde
à celui de la Révolte a sans doute été motivé par la nécessité ressentie de mettre en
place une morale ou plutôt une éthique pour « éviter que le monde se défasse »
(Discours de Suède). Une éthique assise sur des valeurs, des valeurs préexistant à
l'action, en marquant les limites, contrairement à celles des philosophies modernes
qui postulent ces valeurs à la fin de l'action... Il s'agit, ici, de refuser une morale au
service de l'Histoire et de l'idée de progrès et de savoir comment se conduire quand
les morales existantes – chrétienne, marxiste – ne donnent pas de réponse
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acceptable : « J'ai choisi la justice pour rester fidèle à la terre ». Tout se passe
comme si, de façon paradoxale, compte tenu de la critique camusienne des absolus,
l'auteur nous proposait un ensemble de valeurs fondatrices – solidarité, justice,
vérité... – tendant à éviter le danger du nihilisme et du « tout est permis » consécutif
à la mort de Dieu, en restaurant dans notre monde une transcendance. Dangers des
nihilismes « de droite » et « de gauche » qui disent un non à tout ou un oui total à
l'Histoire... La pensée politique qui en découle, dans laquelle justice et liberté sont
indissociables – l'une limitant l'autre – est « modeste, débarrassée de tout
messianisme et de toute nostalgie du paradis terrestre »(« Ni victimes ni
bourreaux »). C'est « un art de vivre pour temps de catastrophe », selon la formule
du discours de Stockholm, afin de lutter à visage découvert contre l'instinct de mort
à l'œuvre dans notre Histoire. « Je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au
progrès ni à aucune philosophie de l'Histoire ». Modeste, Camus, se voulait tel et
se définissait lui-même non pas comme un philosophe mais comme un artiste au
service, non de ceux qui font l'Histoire, mais de ceux qui la subissent, et ceci éclaire
beaucoup le parcours que nous venons d'effectuer... Cela dit, si l'histoire de
l'Algérie n'aura pas donné raison à sa vision, le reflux des idéologies dans les
années 1970 l'aura rendu plus audible, et la condescendance ironique des Barthes,
Jeanson, Sartre.. à l'égard de la « morale de Croix-Rouge », des formations
sanitaires de La Peste et de la volonté de Rieux de « sauver les corps » résonnera
différemment lorsque certains tenants de l'esprit révolutionnaire rejoindront les
rangs d' organisations humanitaires, à l'orée des années 80... Ironie de l'Histoire !
Débat
Un participant - Merci pour cette passionnante conférence. Cela a évoqué pour
moi un très beau texte de Camus dans «L'Eté» : «Les Amandiers» où Camus, pour
parler de l'espoir ou du désespoir, dit placer son espoir dans la floraison blanche des
amandiers au sortir de l'hiver, qui est pour lui le symbole de la beauté que nous
permet d'obtenir l'art, pas l'art pour l'art, l'art abstrait, mais un art au service de la
fraternité humaine. N'est-ce pas là sa réponse au dialogisme espoir-désespoir?
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Jean-Pierre Caralp - Je suis en accord avec vous. Je n'ai pas ce texte ici, mais
j'ai le souvenir de l'avoir entendu de la voix même de Camus, car j'ai toujours en
ma possession un disque avec quelques textes de Camus lus par l'auteur (il y avait
des collection de disques de ce type dans les années 70, avec d'autres auteurs tels
Céline par exemple). On y retrouve des extraits des «Amandiers», ainsi que de
«Retour à Tipasa». Il a d'ailleurs souvent repris ce thème, comme dans son discours
de réception du prix Nobel : l'art comme tentative de rejoindre la communauté
humaine.
Un participant - Est-ce qu'aujourd'hui des hommes politiques se réfèrent
explicitement à la pensée de Camus? A ma connaissance il y a un homme politique
qui correspond à cette définition que vous avez donnée (JP Caralp : j'aimerais bien
le connaître!). Je trouve que l'actuel Président est un homme en recherche de vérité,
avec une démarche «camusarde»!
Jean-Pierre Caralp - J'avoue que je n'avais pas vu la dernière élection
présidentielle centrée autour de la pensée de Camus (même si le Président sortant
avait voulu «panthéoniser» Camus !).
Un participant - Je pense que la ligne de pensée de Camus est restée assez ferme
dans toute son œuvre, même si l'Histoire ne l'a pas toujours suivi, et qu'il a
manifesté une grande fidélité dans ses idées (ce qui n'est peut-être pas le trait
marquant de notre Président)!
Jean-Pierre Caralp - Fidélité et honnêteté intellectuelle sont certainement des
qualificatifs qui conviennent bien à Camus
Un participant - Il y a une grande différence entre l'époque de Camus et la nôtre
: contrairement à ce qu'à connu Camus, nous ne sommes plus dans une période où
l'histoire est violente, dans la tragédie, l'excès et le totalitarisme, et nous avons pu
penser (à tort peut-être) que nous pouvions nous dispenser de l'Histoire, nous
enfonçant, après les années 60-70, dans les expériences individualistes, dans la
priorité assignée au domaine privé et à la consommation matérielle. La paix régnant
en Europe, on a cru qu'on pouvait se désintéresser de ce qui se passait dans le reste
du monde et pensé qu'on pouvait faire fi de l'Histoire et même de la politique.
D'autant que s'est incrusté dans cette période un piège matérialiste considérable qui
nous a plongés dans la production et la consommation de masse, et qui a fait de
nous des êtres relativement impotents face à l'histoire. Alors je me demande
comment Camus aurait réagi à cette situation, qui est tout à fait opposée à celle qu'il
a connue. J'ai été Camusien dès les années 56-57, et à l'université j'étais pris entre
les marxistes et les chrétiens engagés à gauche, ce n'était pas en vogue à l'époque!
Jean-Pierre Caralp - On a cru qu'on pouvait se passer de l'Histoire, c'est vrai. On
a même dit que l'Histoire était terminée, après la chute du Mur ! Alors qu'en aurait
pensé Camus, question redoutable! C'est vrai que cet accident de 1960, dans sa
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brutalité, interrompt le parcours d'un homme qui était encore bien jeune, et on sent
qu'il est, à ce moment-là, à travers ses carnets et ses derniers écrits (La Chute en
particulier), et compte tenu des péripéties de sa vie privée, dans un état de doute,
voire de dépression, et de remise en cause extraordinaire. Remise en cause de lui-
même et de tout ce qu'il a écrit avant. Le sentiment de culpabilité et d'auto-
accusation qu'il laisse apparaître à partir de La Chute est sidérant, on sent qu'il est à
un tournant. Alors, que serait-il advenu de son œuvre ? Cela nous laisse un
sentiment de frustration car il se serait passé des choses passionnantes ! Certains
parlent même d'une période de panique, au moment du Nobel, dans les dernières
années de sa vie il y a des déchirements intérieurs à l'œuvre, qui sont en train de le
torturer (on a parlé de déchirement tragique). Qu'en serait-il sorti ? Qui peut le dire?
Un participant - Camus aurait eu 55 ans en mai 68 : quel rendez-vous raté avec
la jeunesse et l'histoire ! Pour essayer de répondre à la question précédente, je crois
que Camus aurait épousé le combat de la lutte des femmes. Pour lui les femmes
étaient vraiment la moitié de l'humanité. Une des grandes causes des années 70 a
été l'émancipation des femmes, leur revendication de la maîtrise de leur corps et de
leur vie, et je suis sûr qu'il se serait engagé dans cette cause.
Jean-Pierre Caralp - Et plus on s'intéresse à cet aspect des choses, du vécu de
l'homme, plus on est frappé de découvrir quelqu'un dont la réalité ne correspond
pas toujours à l'image qu'on s'en fait d'un penseur installé et reconnu : il apparaît
parfois comme quelqu'un de fragile. A propos de la mise en cause de lui-même, j'ai
sous les yeux des Notations de ses Carnets de 1959 (le Nobel étant situé en 1957 et
sa mort en 1960) où il dit : «C'est moi-même que depuis près de 5 ans je mets en
critique, ce que j'ai cru, ce dont j'ai vécu. Je me fais la guerre et je me détruirai ou
je renaitrai, c'est tout. J'ai abandonné le point de vue moral… j'ai voulu vivre
pendant des années selon la loi de tous… Maintenant j'erre parmi des débris, je
suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l'être, résigné en mes singularités et mes
infirmités, je dois reconstruire une vérité après avoir vécu toute ma vie dans une
sorte de mensonge…» De tels passages sont d'une grande force, ils m'ont sidéré
quand je les ai redécouverts, car je n'en connaissais que des extraits, et depuis j'ai
relu les trois volumes de Carnets où l'on découvre un homme qui se remet en cause
en allant au fond de lui-même avec beaucoup d'honnêteté. On avait pu voir cette
exigence de rigueur et de vérité chez Camus journaliste, et on la retrouve ici. Et de
ce point de vue, La Chute est un livre très profond et révélateur (et dont on ne cesse
de découvrir la richesse au fil des relectures). Camus était sans doute au bord d'un
changement profond, mais le destin l'a interrompu brutalement dans cette
démarche.
Un participant - D'après un témoignage de René Char sur les derniers mois de sa
vie, après qu'il ait acheté une maison à Lourmarin, après qu'il ait décidé de divorcer
mais de la façon la moins conflictuelle possible, Camus semblait afficher une
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sérénité retrouvée et paraissait à l'aube de quelque chose de nouveau. Il parlait d'un
nouveau versant de son œuvre, qu'il appelait le cycle de l'Amour
Jean-Pierre Caralp - Il semble en effet que l'écriture de son dernier roman Le
Premier Homme (inachevé le jour de sa mort en janvier 60) se soit faite dans un
mouvement jubilatoire. Il est allé au plus profond de son histoire personnelle, son
père, sa mère, l'histoire des premiers colons en Algérie, et cela semble l'avoir aidé
à passer ces moments douloureux que j'ai évoqués tout à l'heure.
Un participant - Ce roman a donné lieu à un film éponyme sorti en mars 2013
(réalisé en par Gianni Amélio et avec Jacques Gamblin). Je l'avais trouvé très
intéressant, mais j'ai entendu des «camusiens» être très réservés à son égard.
Pourtant il m'a semblé que ce film donnait envie de se réintéresser à la vie de
Camus (c'est une autobiographie déguisée) et à son œuvre. L'avez-vous vu, et qu'en
pensez-vous ?
Jean-Pierre Caralp - Je ne l'ai pas vu ! Mais ce roman me fascine de plus en
plus, et il semblerait, d'après les gens qui ont eu accès au manuscrit, qu'il ait été
écrit d'un seul jet, quasiment sans ratures. C'est quelque chose qui est sorti du fond
de lui, c'est très fort et très beau, avec un style qui n'est pas du tout celui de ses
grandes œuvres antérieures comme La Peste. Il y a là quelque chose qui sonne
comme très authentique.
Après son accident de janvier 1960, on a retrouvé dans la Facel Véga, à côté du
corps de Camus, une serviette contenant le manuscrit de son roman, qu'il avait
emporté de Lourmarin. Et on n'a pu le publier qu'en 1994 car, inachevé, la famille
n'avait pas voulu qu'il soit édité en l'état. On craignait aussi que certaines
«révélations» puissent alimenter des polémiques, en particulier dans un contexte
d'exacerbation des tensions dues à la guerre d' Algérie. Mais finalement Catherine
Camus, sa fille, a changé d'avis, et le texte a été en partie retouché et édité. Et je
me félicite qu'on puisse y avoir accès, même si les réticences sont justifiées :
Camus aurait-il accepté que ce travail non achevé soit publié tel quel ?
Un participant - Le terme de camusien m'énerve un peu, ce sont des gens qui
s'érigent en propriétaires et seuls détenteurs de la vérité concernant Camus. Et j'ai
beaucoup aimé que vous nous ayez dit, en début d'exposé, que vous n'étiez pas un
spécialiste mais simplement un lecteur attentif de l'œuvre : vous nous avez prouvé
que c'était vrai, et que c'était bien, et on peut vous en remercier.
Jean-Pierre Caralp - Il faut toujours se méfier des gardiens du temple!
Médiathèque de Saint-Gaudens, le 13 décembre 2014
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Jean-Pierre CARALP, né à Saint-Gaudens où il a fait ses études secondaires, a
été, jusqu'à un passé récent, professeur de lettres au Lycée Gabriel Fauré, à Foix,
où il a exercé une grande partie de sa carrière. Très investi, depuis longtemps,
dans la vie associative aussi bien dans le secteur social que culturel, il est un
militant de l'éducation populaire et, à ce titre, il participe, entre autres, à
l'animation de l'antenne du GREP à Foix.
Bibliographie à propos de Camus
C.G BJURSTRÖM : Postface de Discours de Suède . Gallimard, Paris, 1997.
J.J BROCHIER : Camus, philosophe pour classes terminales, 1970, éd. A. Balland.
David CARROLL (Université de Californie, IRVINE) : Synergies N°5, 2010.
Christiane CHAULET-AUCHOUR : Albert CAMUS, ALGER , Atlantica, Biarritz, 1998.
Frantz FANON : Les Damnés de la Terre, 1961, rééd., La Découverte, 2002.
Bernard. FRANK : Une bonne œuvre , La Nef , 1957.
Jean-.Yves GUERIN : Dictionnaire Albert CAMUS , collection Bouquins,
Robert Laffont, 2009.
Martine JOB (université Bordeaux 3) : L'Algérie au plus près in Synergies N°5, 2010
et articles dans le Dictionnaire Albert CAMUS
Joseph JURT : Albert Camus contre la rupture , Confluences, 1996-1997, Paris
Le mythe d'Adam, Le Premier Homme, Univ. Bordeaux-III, 2002,
Albert MEMMI : Camus ou le colonisateur de bonne volonté, La Nef déc. 1957.
Michel ONFRAY : L'ordre libertaire . La vie philosophique d'Albert Camus
Flammarion, 2012
Guy PERVILLE : Histoire et littérature au XXe siècle , paru dans la collection
« Sources et travaux , d’histoire immédiate », Toulouse, GRHI, juin 2003.
Robert REDEKER : article in Valeurs Actuelles (16-23 Janvier 2014)
David ROUSSET : L'Univers concentrationnaire, 1946, Éd. de Minuit, 1965.
Les Jours de notre mort, 1947, Paris, Éditions du Pavois.
Edward W. SAID : Albert Camus ou l’inconscient colonial in Culture et Impérialisme,
Fayard, Paris, 2000.
Benjamin STORA : Jean-Baptiste PERETIE, Camus brûlant, Stock, 2013
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UN PARCOURS SÉLECTIF D’ALBERT CAMUS
Albert Camus est né à Mondovi (Dréan) près de Bône (Annaba) le 7 novembre 1913. Son père
est tué dès les premiers mois de guerre, et Camus va passer son enfance pauvre dans un quartier
populaire d’Alger, près d’une mère presque sourde et illettrée qui sera toute sa vie son icône .
Deux hommes vont marquer son enfance et toute sa carrière d’homme et d’écrivain, son
instituteur Louis Germain et son professeur de philosophie Jean Grenier.
Pour mémoire, rappelons qu’en dépit d’une atteinte pulmonaire coriace, se révèlent très tôt chez
lui trois passions : le football, le théâtre et la littérature.
1935 : Après l’échec d’un premier mariage, il adhère au parti communisme pour s’apercevoir
assez vite qu’il n’a pas, en général, la fibre des mots en « isme » !….
1936 : Il passe son diplôme d’Études supérieures sur le néoplatonisme de Plotin et d’Augustin
1937 : Publication discrète de son premier ouvrage « L’envers et l’endroit »
1938 : On lui refuse sa candidature à l’agrégation de Philo en raison de ses problèmes
pulmonaires. Il fait ses premières armes de journaliste à « Alger Républicain »
1939 : Publie sa série d’enquêtes retentissantes sur la Kabylie et la misère indigène.
1940 : Est poussé à quitter l’Algérie. Grâce à Pascal Pia qui sera son poisson pilote en
journalisme, il entre au « Paris Soir » de Lazareff et Prouvost
Mariage avec Francine Faure l’Oranaise
1942 : Débarquement des Alliés en Afrique du nord. Fait paraitre « L’étranger », grand
succès. Puis en 43 « Le mythe de Sisyphe » suivi au théâtre de « Caligula » avec
Gérard Philippe.
1943 : Il entre chez Gallimard qui pour lui, plus qu’un éditeur/employeur, sera jusqu’au bout
une famille intellectuelle. Il participe plus activement à la Résistance et devient avec
éclat l’éditorialiste puis le directeur de « Combat » Ce journal sera dans l’immédiat
après guerre le grand organe de réflexion politique et intellectuelle française.
1944 : «Le Malentendu », échec mais rencontre très importante de Maria Casarès
1945 : Naissance de ses jumeaux Jean et Catherine
1946 : Travaille à « La peste » qui paraitra en 47
1948 : « L’état de siège » sur la guerre d’Espagne avec J. L. Barrault
1949 : « Les justes » avec Casarès sur la révolution russe de 1905.
1950/51/52 Années difficiles. Grave Rechute pulmonaire. Mobilisé par la rédaction de
« L’homme révolté » A la parution s’ouvre et se développe un grave conflit avec la
revue « Les temps modernes » de Sartre et Jeanson
1954 : Revoit la rédaction de « L’été » qui parait 15 ans après « Noces » (1939)
Novembre : Déclenchement de la guerre d’Algérie.
1955 : Début de collaboration à « l’Express » de F. Giroud et JJ. Servan-Schreiber.
1956 : Vient à Alger pour appeler à la Trêve civile. Echec. Parution de " La chute"
1957 : Reçoit le prix Nobel ; « Discours de Suède »
Republie « l’Envers et l’endroit » avec importante préface puis « l’Exil et le
royaume » et « Les Carnets »
1958 : De Gaulle au pouvoir. Dernier voyage de Camus en Algérie
1959 : Adapte au théâtre les « Possédés ». Malraux veut lui confier un théâtre.
Conseillé par son ami le poète René Char, achète une maison à Lourmarin ( Vaucluse)
1960 : 4 janvier. La voiture de Michel Gallimard dans laquelle il a pris place, s’écrase près de
Sens. Il est tué sur le coup. Est enterré à Lourmarin, son village d’adoption.
Dans la voiture se trouve le manuscrit inachevé de « Le Premier Homme »
1994 : Parution de « Le premier Homme », ultime roman, à caractère autobiographique.