Alejo Carpentier, Le Siecle des - Desconocido.pdf

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  • Alejo Carpentier

    Le Sicle des Lumires

    Traduit de lespagnol par Ren L. -F. Durand

    Prface de Jean Blanzat

    Titre original : EL SIGLO DE LAS LUCES Compagnia General des Ediciones, Mexico, 1962.

  • Pour Lilia, ma femme.

    A. C.

  • Nous avons des raisons, pour ainsi dire, de famille de nous

    intresser Alejo Carpentier, le grand romancier cubain, que notre critique a, dans son ensemble, mis sa place mais qui nest pas encore assez connu du public.

    Alejo Carpentier est n en 1904 La Havane. Son pre, Breton, tait venu trs jeune en Amrique latine, et son trisaeul avait t, vers 1840, un des premiers explorateurs franais de la Guyane.

    En 1928, Robert Desnos, de passage La Havane, dcida Alejo Carpentier laccompagner Paris. Le sjour du jeune Carpentier prvu pour deux ans en dura onze. Il prit part aux cts de Desnos et de Paul Deharme aux missions du Poste Parisien . Il a, au cours dune interview, rsum ses souvenirs de cette poque en des termes que le recul rend, pour nous, mouvants. Desnos adaptait, Artaud mettait en scne, Barrault rcitait, je mettais en ondes Le soir nous retrouvions les amis dalors, Raymond Queneau, Michel Leiris, Ribemont- Dessaignes, Vitrac, Prvert.

    En 1939, Alejo Carpentier fut rappel La Havane pour y tre codirecteur du poste national de la radio-diffusion. Il quitta ses fonctions en 1945 et sinstalla Caracas. Il est, depuis, rentr dans son pays.

  • Bien quil ait, trs jeune, publi un roman Madrid qui na pas t traduit, Alejo Carpentier a t dabord musicologue. Il a crit la premire Histoire de la musique cubaine et ses premires uvres furent des ballets et des opras-bouffes.

    Quatre romans remarquablement traduits par Ren L.-F. Durand nous le rvlent : Le Royaume de ce monde, paru en France en 1954, Le Partage des eaux (1955), Chasse lhomme (1958). Il sy ajoute le prsent Sicle des Lumires.

    Entre les grands romanciers daujourdhui, Alejo Carpentier prsente des traits particuliers que peut expliquer, en partie, sa naissance dans la grande le antillaise au carrefour de deux des branches de la culture occidentale : anglo-saxonne, en gros, dans le demi-continent Nord ; latine, en gros, dans la mer carabe et le demi-continent Sud. Cette sorte dEurope, symbolise et virtuelle, sadosse un monde dailleurs , celui des Indiens, premiers autochtones, et celui des Noirs, imports au temps de lesclavage, et gardant en eux, dans dautres forts vierges, au bord dautres fleuves prodigieux, lesprit mystrieux de lAfrique.

    De l, on est du moins tent de le croire, et si lon exclut lOrient trop lointain, vient le caractre duniversalit dAlejo Carpentier dans ses romans. Cest un crivain de culture , mais de plusieurs cultures dont il garde, simultanment, les rfrences prsentes lesprit. Il peut voquer, dans le mme chapitre, les fresques de telle glise ignore de Touraine et les rites dune obscure peuplade de lOrnoque.

    Rien nest moins abstrait ou livresque que la culture telle que la conoit et lincarne Alejo Carpentier. Chacun de ses livres repose sur une information directe et personnelle. Le Royaume de ce monde est n dun voyage Hati o, en 1943, Carpentier accompagnait Louis Jouvet, Le Partage des eaux dune expdition sur lOrnoque, Chasse lhomme traduit la connais-sance intime que lauteur a de sa ville natale. Le Sicle des Lumires a t crit, en partie, la Guadeloupe o laction, un certain temps, se droule.

    Rien non plus nest plus prcis que cette et ces cultures. Derrire le romancier, il y a, selon les pages, un homme de science, un historien, un gographe, et loccasion, un explorateur, un ethnologue, un folkloriste, un musicologue, un botaniste. Et il y a, au-del de tout, un pote.

  • Le pote transpose et transcende en interprtations person- nelles, les donnes provenant de tant de sources diverses. Pote singulier. Tantt hypnotis par lobjet, silencieux, ferm sur soi, un coquillage, tmoin de la Cration, ou bien un ventail, tmoin des hommes. Tantt spectateur de la nature, de ses dbordements tropicaux, de ses fantasmagories figes, de ses ouragans, de ses cyclones, de ses cataclysmes en mouvement. Pour ce pote, le gigantesque et le minuscule sont galement signifi- catifs. On sent en lui la nostalgie des origines, de lunit premire, de la symbiose originelle dont tout provient.

    Lquilibre entre les rles du pote, souvent visionnaire, et du romancier, narrateur prcis de la ralit, est lun des traits les plus remarquables des livres dAlejo Carpentier. Lun nempite jamais sur lautre ; dans ces compositions musicales que sont les romans de Carpentier le rcitatif, raliste, fait place, en temps opportun, une explosion dorchestre, lyrique, violente, mais vite contenue. Il y a l une mesure peu courante chez les crivains de lAmrique latine.

    Dans deux livres sur quatre, le romancier commence par se faire historien. Lhistoire vue par Carpentier, est une confron- tation des cultures. Dans Le Royaume de ce monde qui relate les rvoltes des Noirs, avant et aprs la Rvolution franaise, la civilisation des Blancs, chrtienne et logique, se heurte la civilisation magique des Noirs. Cest pour avoir ignor la magie, que le fondateur du premier royaume noir, le prodigieux Henri Christophe, meurt dans une solitude shakespearienne.

    Le narrateur de ladmirable Partage des eaux senfonce dans les forts de lOrnoque et, au cours dun voyage qui devient fabuleux, il constate que, selon les lieux, les civilisations les plus diverses coexistent, lge de pierre auprs du Moyen Age, le XVIe sicle de lpoque contemporaine. Je me demandais, dit le narrateur, si le rle de ces pays dans lhistoire des hommes ne serait pas de rendre possibles, pour la premire fois, certaines symbioses de culture. Luvre mme de Carpentier est marque par la hantise de ces symbioses.

    Le Partage des eaux retrace laventure prive dun homme daujourdhui, accabl par les mensonges de notre poque et qui tente, en vain, de revenir aux sources . Le Sicle des Lumires comme Le Royaume de ce monde quil rejoint et recoupe en partie, nous ramne la Rvolution franaise.

  • Nous dcouvrons la Rvolution sous un aspect peu connu, celui quelle prit aux Antilles, Cuba, la Guadeloupe et dans les Guyanes. Certes, les vnements politiques dterminants se passaient des milliers de lieues de l, mais aucun de ceux qui marqurent en France les tapes et les tourmentes de lHistoire entre 1789 et 1808 ne resta l-bas sans consquences.

    Certains facteurs particuliers, comme le problme de lescla- vage, lisolement des possessions franaises menaces par lAngleterre, puis les Etats-Unis, ou bien les dportations massives Cayenne crrent une histoire locale. Mais dans lensemble, en France et aux Antilles franaises, la Rvolution eut la mme courbe. Elle naquit des mmes esprances, simposa de la mme faon, connut les mmes excs, se perdit par les mmes fautes et finit, enlise dans la mme lassitude. De sorte que ce nest pas seulement sur la Rvolution aux Antilles que Le Sicle des Lumires nous donne mditer, mais sur la Rvolution franaise en gnral et par-del sur toute rvolution humaine.

    On est frapp par la prcision et la minutie de la documenta- tion runie sans doute pour la premire fois par Alejo Carpentier. Si son livre, cependant, suppose un travail dhistorien, il ne cesse aucun moment dtre un roman.

    La Rvolution est vcue par trois principaux personnages. Lun deux, Victor Hugues, qui occupe la place centrale relve directement de lHistoire, bien quil soit, vrai dire, assez peu connu. Son choix comme protagoniste du roman est dune habilet remarquable. Victor Hugues est assez obscur pour que le romancier puisse, sans abus, lanimer dune vie imaginaire, mais ses actes sont assez nombreux et connus pour ancrer le rcit dans la vrit historique qui est, ici, ncessaire.

    Dans des pages saisissantes, Alejo Carpentier nous montre Victor Hugues, ancien ngociant Port-au-Prince, disciple de Robespierre quil adule, ancien accusateur public Rochefort, apportant au Nouveau Monde, dune part le dcret du 16 Pluvise de lan II qui abolit lesclavage, de lautre, la premire guillotine. Cest le mme homme qui, aprs avoir reconquis la Guadeloupe sur les Anglais et organis la guerre de course dans les mers Carabes, mettra la mme nergie faire appliquer en Guyane dont il est devenu gouverneur, le dcret du 30 Floral de lan X qui rtablit lesclavage.

  • Entre-temps, en lui, et dans toute lpoque, la Rvolution aura fait de grands pas en arrire. Nous avons termin le roman de la Rvolution, vient de dire Bonaparte, il nous faut prsent commencer son histoire et envisager uniquement ce qui est rel et possible dans lapplication de ses principes.

    Le destin de Victor Hugues est exemplaire en son temps. Lhomme intrieur est dtruit en lui par le chef militaire, ladmi- nistrateur, lhomme politique. Il se renie, ses actes sannulent, lvnement, auquel cependant il contribue, le dpasse et lcrase.

    Victor Hugues accepte la ncessit, les palinodies, les servitudes de lhistoire. Esteban, qui est, lorigine, son disciple, la refuse. Il na pas, lui, de rle actif dans le drame, mais il sy plonge et le subit. Si le destin de Victor Hugues illustre dans les faits un chec politique et social, au moins partiel de la Rvolution, lvolution des ides et des sentiments dEsteban montre sa faillite dans un esprit et dans un cur.

    Esteban cependant sest dabord vou la Rvolution. Tir de la vie retranche quil menait La Havane, dans latmosphre dun foyer clair et lavant-garde du Sicle des Lumires , ce jeune bourgeois est amen suivre Victor Hugues Paris. Bien que sujet de lEspagne, il senrle avec enthousiasme dans les rangs de la Rvolution. Il y restera bon gr mal gr, pendant des annes, crivain et traducteur, propagandiste au pays basque, la Guadeloupe, en Guyane. Quand il rentre chez lui du, las, fatigu, il rsume ses aventures en disant Sofia, sa cousine : Je reviens de chez les Barbares. Comme par drision, lHistoire quil voulait fuir le rattrape. On lenvoie comme rvolutionnaire au bagne de Ceuta. Son dernier livre de chevet est Ren. Esteban est lun des premiers enfants du sicle qui nest plus celui des Lumires.

    Les vraies aventures dEsteban qui voulut monter sur la scne publique sont celles de sa solitude contemplative. Dans la mer antillaise il a dcouvert lunivers des symbioses , univers primitif et ambigu, avec les premiers baroques de la cration, ses premiers luxes et ses premires prodigalits. Les merveil- lements dEsteban rappellent ceux du narrateur du Partage des eaux. On les sent tous deux trs proches du romancier lui-mme.

    Sofia, la cousine et compagne denfance dEsteban, connat la mme dsillusion que lui, mais inscrite dans un destin de femme. Victor Hugues a t secrtement le premier amant de Sofia.

  • Reste La Havane, pendant que Victor Hugues et Esteban courent le monde, elle a attendu. Lorsque Esteban rentre fourbu, dsabus, elle reprend le flambeau. Elle va rejoindre Victor Hugues qui gouverne la Guyane. Elle rve de sassocier son action et de relancer la rvolution dans le Nouveau Monde : Une pope naissait qui accomplirait dans ces rgions ce qui avait chou dans lEurope caduque. A Cayenne, lendroit le plus vide et le plus ignor de la plante , elle assiste au reflux contre-rvolutionnaire. Son amant organise les marronnades , et Billaud-Varenne le dport, lancien prsident des Jacobins, ancien prsident de la Convention, achte lui-mme des esclaves. Sofia, ne pour un grand destin, se retire du jeu par dception et par dgot.

    Elle meurt avec Esteban, quelques annes plus tard. Tous deux sont tus, drision, de la main des Franais qui entrent Madrid. Nous sommes en mai 1808. Si nous remarquons le lieu et la date, nous aurions peut-tre lune des raisons qui expliquent que tant de chapitres aient une pigraphe de Goya, sil ny avait par ailleurs une parent vidente entre linterprtation souvent visionnaire de la ralit par le romancier et lart du peintre.

    Esteban pensait que cette rvolution avait rpondu, certes, un obscur lan millnaire qui aboutissait laventure la plus ambitieuse de ltre humain. Mais (il) tait atterr par le cot de lentreprise : Nous oublions trop vite les morts.

    Ce nest que la conclusion dun personnage. Si nous cherchions celle du romancier, peut-tre faudrait-il nous reporter aux dernires pages du Royaume de ce monde :

    Il comprenait prsent que lhomme ne sait jamais pour qui il souffre ou espre. Il souffre et il espre et il travaille pour des gens quil ne connatra jamais Mais la grandeur de lhomme consiste prcisment vouloir amliorer le monde, simposer des tches Voil pourquoi, cras par la douleur et les tches, beau dans sa misre, capable damour au milieu des malheurs, lhomme seul peut trouver sa grandeur, sa plus haute mesure dans le Royaume de ce monde.

    Jean Blanzat.

  • Les mots ne tombent pas dans le vide.

    Zohar. Cette nuit jai vu se dresser nouveau la Machine. Ctait,

    la proue, comme une porte ouverte sur le vaste ciel, qui dj nous apportait des odeurs de terre par-dessus un ocan si calme, si matre de son rythme, que le vaisseau, lgrement conduit, semblait sengourdir dans son rhumb, suspendu entre un hier et un demain qui se fussent dplacs en mme temps que nous. Temps immobile entre lEtoile Polaire, la Grande Ourse et la Croix du Sud. Jignore, car ce nest pas mon mtier de le savoir, si telles taient les constellations, si nombreuses que leurs sommets, leurs feux de position sidrale, se confondaient, sinversaient, mlant leurs allgories, dans la clart dune pleine lune plie par la blancheur si prodigieuse, si bien recouvre en cette seconde, du chemin de Saint-Jacques Mais la porte-sans-battant tait dresse la proue, rduite au linteau et aux jambages, avec son querre, son demi-fronton invers, son noir triangle au biseau acr et froid, suspendu aux montants. Larmature tait l, nue et lisse, nouveau suspendue sur le sommeil des hommes, comme une prsence, un avertissement, qui nous concernait tous galement. Nous lavions laisse la poupe, trs loin, dans ses bises davril, et voici quelle resurgissait devant nous, sur la proue mme, tel un guide, semblable par la ncessaire exactitude de ses parallles, son implacable gomtrie, un gigantesque instrument de navigation. Elle ntait plus accompagne dtendards, de tambours ni de foules ; elle ne connaissait ni lmotion, ni la colre, ni les pleurs, ni livresse de ceux qui, l-bas, lentouraient dun chur de tragdie antique, avec le grincement des charrettes allant droit vers le mme but, et le roulement cadenc des

  • tambours. Ici la porte tait seule, face la nuit, au-dessus du mascaron tutlaire, claire par les reflets de son tranchant en diagonale, avec le bti en bois qui devenait lencadrement dun panorama dastres. Les vagues se pressaient, scartaient, pour frler les flancs du vaisseau ; elles se refermaient, derrire nous, dans une rumeur si continue, si cadence, que leur prsence devenait semblable au silence que lhomme tient pour du silence quand il ncoute pas des mots pareils aux siens. Silence vivant, palpitant et mesur, qui ntait pas, pour linstant, celui des ples supplicis Quand le tranchant en diagonale fut tomb avec la brusquerie dun coup de sifflet, et que le linteau eut apparu vraiment comme un couronnement de porte au-dessus des jambages, lInvesti de Pouvoirs, dont la main avait actionn le mcanisme, murmura entre ses dents : Il faut la mettre labri du salptre. Et il coiffa la porte dune grande housse de toile goudronne. La brise sentait la terre, humus, fumier, pis, rsines, de cette le place quelques sicles auparavant sous la protection dune Dame de Guadeloupe qui Cacrs en Estrmadoure et Tepeyac en Amrique dressait sa silhouette sur un croissant de lune lev par un Archange.

    Derrire restait une adolescence dont les paysages familiers mtaient aussi lointains, au bout de trois ans, que ltre dolent et prostr que javais t avant que Quelquun ne nous arrivt, un certain soir, envelopp dans un tonnerre de coups de heurtoir ; aussi lointains que ltait pour moi, maintenant, le tmoin, le guide, lclaireur dautrefois, antrieur au sombre mandataire qui, pench au-dessus du bastingage, mditait prs du noir rectangle enferm dans sa housse dinquisition, oscillant comme laiguille dune balance au rythme de chaque vague. Leau sclairait, parfois, dun clat dcailles, ou au passage de quelque errante couronne de sargasses.

  • CHAPITRE PREMIER

    I Derrire lui, sur un ton attrist, lExcuteur Testamentaire

    reprenait sa litanie o entraient rpons, porte-croix, offrandes, vtements, cierges, fleurs et bayettes, obituaire et requiem, et que celui-ci tait venu en grand uniforme, et que celui-l avait pleur, et que tel autre avait dit que nous ntions rien sans que lide de la mort devnt lugubre bord de cette barque qui traversait la baie sous le soleil torride du milieu de laprs-midi, dont la lumire scintillait sur toutes les vagues, aveuglant travers lcume et les bulles, brlant dcouvert, brlant sous la bche, se fourrant dans les yeux, dans les pores, intolrable pour les mains qui cherchaient un repos sur la rambarde. Envelopp dans ses vtements de deuil improviss, qui sentaient la teinture frache, ladolescent contemplait la ville, trangement semblable, en cette heure emplie de rverbrations et dombres allonges, un gigantesque lampadaire baroque, dont les verres rouges, orangs ou verts eussent color une confuse rocaille de balcons, darcades, de coupoles, de belvdres, de galeries persiennes, toujours hrisss dchafaudages, de madriers en croix, de fourches et de mts de maons, depuis que la fivre de la construction stait empare de ses habitants enrichis par la dernire guerre europenne. Ctait une ville ternellement livre au vent qui la pntrait, assoiffe de brises de mer et de terre ; volets, jalousies, battants, girons ouverts au premier souffle frais qui passt. Alors tintaient les lustres et les girandoles, les lampes franges, les rideaux de verroteries, les

  • girouettes tapageuses, publiant lvnement. Les ventails en feuilles de palmier, en soie de Chine, en papier peint, simmobilisaient. Mais aprs un fugace soulagement les gens se remettaient brasser un air inerte, nouveau retenu entre les murs trs hauts des appartements. Ici la lumire se transformait en grumeaux de chaleur, ds laube rapide qui lintroduisait dans les chambres coucher les plus inaccessibles, pntrant rideaux et moustiquaires ; et plus encore maintenant, pendant la saison des pluies, aprs laverse brutale de midi, vritable trombe deau, accompagne de coups de tonnerre et dclairs, qui vidait bien vite les nuages et laissait les rues inondes et fumantes dans la touffeur revenue. Les palais pouvaient bien senorgueillir davoir des colonnes superbes, des cus sculpts dans la pierre ; en cette saison, ils slevaient sur une boue qui leur collait au corps comme un mal sans remde. Une voiture passait, et ctaient des gerbes dclaboussures, lances violemment contre portails et grilles, cause des flaques qui partout se creusaient, minant les trottoirs, se dversant les unes dans les autres, dans une recrudescence dodeurs pestilentielles. Bien quelles sornassent de marbres prcieux et dlgants lambris, de rosaces et de mosaques, de grilles dilues en volutes si trangres au barreau quelles taient comme de claires vgtations de fer accroches aux fentres, les demeures seigneuriales ntaient point labri dun limon danciens marcages qui sur elles jaillissait du sol, peine les toits commenaient-ils sgoutter Carlos se disait que de nombreuses personnes qui avaient assist la veille funbre avaient d franchir les coins de rue en marchant sur des planches poses sur la boue ou en sautant sur de grandes pierres pour ne pas laisser leurs souliers enfoncs dans le sol. Les trangers louaient la couleur et lentrain de la ville, quand ils avaient pass trois jours frquenter ses bals, ses auberges et ses tripots, o tant dorchestres mettaient en liesse les quipages gnreux, communiquant leur rythme endiabl au dhanchement des femmes. Mais ceux qui la supportaient longueur danne connaissaient bien sa poussire et sa boue, et aussi le salptre qui verdissait les heurtoirs, mordait le fer, ternissait largenterie, faisait pousser des champignons sur les gravures anciennes, embuant continuellement le verre des dessins et des eaux-fortes, dont les silhouettes, prsent

  • tordues par lhumidit, se voyaient comme au travers dune vitre embue par le givre. L-bas, au quai Saint-Franois, venait daccoster un bateau nord-amricain, dont Carlos pelait machinalement le nom : The Arrow Et lExcuteur Testamentaire poursuivait sa description des obsques qui avaient t certes magnifiques, dignes en tout dun homme aussi vertueux, avec un si grand nombre de sacristains et dacolytes, tant de draps de premire classe, tant de solennit ; et ces employs du magasin qui avaient pleur discrtement, virilement, comme il convient des hommes, depuis les psaumes de la vigile jusquau mmento des dfunts. Mais le fils demeurait absent, absorb par son chagrin et sa fatigue, aprs avoir chevauch depuis laube, des grandes routes jusquaux interminables chemins de traverse. A peine arriv la plantation, o la solitude lui donnait une illusion dindpendance, il pouvait y jouer ses sonates jusquau point du jour, la lueur dune bougie, sans dranger personne , la nouvelle lavait touch, lobligeant sen retourner bride abattue, mais pas assez vite cependant pour suivre lenterrement. ( Je ne voudrais pas entrer dans de pnibles dtails , dit lautre : Mais on ne pouvait attendre davantage. Seuls moi et votre sainte sur veillions dsormais si prs du cercueil ) Et il pensait au deuil qui, pendant une anne, condamnerait la flte neuve, apporte de lendroit o lon fabriquait les meilleures, rester dans son tui doubl de toile cire noire, parce quil fallait se plier, devant le monde, la sotte ide selon laquelle on ne pouvait faire de musique l o il y avait de la douleur. La mort du pre allait le priver de tout ce quil aimait, le dtournant de ses projets, larrachant ses rves. Il serait condamn ladministration du magasin, lui qui nentendait rien aux chiffres, vtu de noir derrire un bureau souill dencre, entour de comptables qui navaient plus rien se dire parce quils se connaissaient trop. Son destin langoissait, et il se promettait de svader un prochain jour, sans mnagements ni adieux, bord dun quelconque vaisseau propice son dessein, quand la barque accosta une estacade o attendait Remigio avec une face de carme et une cocarde noire accroche au bord de son chapeau. La voiture eut peine pris la premire rue, faisant gicler la boue droite et gauche, que les odeurs du port restrent en arrire, balayes par la respiration de vastes btisses bourres de

  • peaux, de salaisons, de pains de cire, de cassonnade, avec les oignons entreposs depuis longtemps, qui bourgeonnaient dans leurs coins sombres, prs du caf vert et du cacao rpandu sur les balances. Un bruit de grelots emplit laprs-midi, accompagnant la migration habituelle de vaches traites du ct des pturages situs extra muros. Tout sentait fortement en cette heure proche dun crpuscule qui embraserait le ciel pendant quelques minutes, avant de se dissoudre en une nuit soudaine : le bois mal allum et la boue pitine, la toile mouille des tendelets, le cuir des bourrelleries et le millet des cages de canaris accroches aux fentres. Les toits humides sentaient largile ; les murailles encore mouilles, la vieille mousse ; les fritures et rties de pain des marchands des coins des rues, lhuile qui a trop longtemps bouilli. Les endroits o lon torrfiait le caf sentaient la flambe en une Ile des Epices, avec leur fume grise quils soufflaient vers les corniches au style classique, o elle stalait entre deux murs avant de se dissoudre telle une brume chaude, autour dun saint de clocher. Mais la ccine sentait, sans aucun doute possible, la ccine. Elle tait omniprsente, entasse dans tous les sous-sols et arrire- boutiques, et son odeur cre rgnait dans la ville, envahissait les palais, imprgnait les rideaux, dfiant lencens des glises, sintroduisant aux reprsentations de lopra. La ccine, la boue et les mouches taient la maldiction de cet emporium frquent par tous les bateaux du monde, mais o, se disait Carlos, seules pouvaient se plaire les statues dresses sur leurs socles souills de terre rouge. Comme antidote tant de salaisons sexhalait soudain par le soupirail dune impasse le noble arme du tabac entass dans des hangars, li, serr, meurtri par les nuds qui entouraient les ballots en fibre de palmier, o se voyaient encore des taches de vert tendre dans lpaisseur des feuilles, et des yeux dun or clair dans la couche molle encore vivante et vgtale au milieu de la viande boucane qui lencadrait et divisait. Et il pouvait respirer ainsi une odeur qui enfin lui tait agrable et alternait avec les colonnes de fume dun nouveau brloir caf trouv au dtour dune chapelle. Carlos pensait, angoiss, la vie routinire qui lattendait prsent, son instrument rduit au silence, condamn vivre dans cette ville doutre-mer, le dans une le, avec des barrires docan fermes sur toute aventure

  • possible. Cela quivaudrait tre enseveli davance dans la puanteur de la ccine, de loignon et de la saumure, victime dun pre qui il reprochait ctait monstrueux le dlit davoir eu une mort prmature. Ladolescent prouvait douloureusement plus que jamais, en cet instant, la sensation demprisonnement que produit la vie dans une le ; le fait dtre en un pays sans routes vers dautres pays o il serait possible darriver en voiture, cheval, pied, franchissant des frontires, couchant dans des auberges dun jour, en une errance sans autre but que la fantaisie, la fascination exerce par une montagne, bientt ddaigne pour la contemplation dune autre montagne ; peut-tre celle du corps dune actrice, connue en une ville hier encore ignore, et que lon suit des mois durant, dune scne lautre, partageant la vie hasardeuse des comdiens Aprs avoir ras le mur pour tourner au coin de rue protg par une croix verdie de salptre, la voiture sarrta devant le portail clout, au marteau duquel tait suspendu un nud de ruban noir. Lentre, le vestibule, le patio, taient tapisss de jasmins, de nards, dillets blancs et dimmortelles tombs de couronns et de bouquets. Dans le grand salon, les yeux cerns, dfigure, enveloppe dans des vtements de deuil qui, trop grands pour elle, la tenaient comme emprisonne entre des couvercles en carton, attendait Sofia, entoure de religieuses clarisses qui transvasaient des flacons deau de mlisse, des essences de fleur doranger, des sels ou des infusions, en un dsir soudain de se montrer affaires devant les nouveaux venus. Des voix slevrent en chur pour recommander courage et rsignation ceux qui restaient ici-bas, tandis que dautres connaissaient dsormais la gloire qui jamais ne trompe ni ne sachve. Maintenant je serai votre pre , pleurnichait lExcuteur Testamentaire, dans le coin aux portraits de famille. Sept heures sonnrent au clocher de Saint-Esprit. Sofia fit un geste dadieu que les autres comprirent, reculant vers le vestibule en une sortie apitoye. Si vous avez besoin de quelque chose , dit don Cosme. Si vous avez besoin de quelque chose reprirent en chur les nonnes La grande porte fut ferme par tous ses verrous. Traversant le patio o, au milieu des malangas, telles des colonnes trangres au reste de larchitecture, se dressaient les troncs de deux palmiers dont les panaches se

  • confondaient dans la nuit tombante, Carlos et Sofia allrent vers la chambre contigu aux curies, peut-tre la plus humide et la plus sombre de la maison : la seule cependant o Esteban russissait dormir, parfois, une nuit entire sans souffrir de ses crises.

    Mais maintenant il tait accroch, suspendu, aux plus hauts barreaux de la fentre, grandi par leffort, crucifi sur le ventre, le torse nu, les ctes saillantes, couvert seulement dun chle enroul autour des reins. Sa poitrine exhalait un sifflement sourd, trangement accord en deux notes simultanes, qui se mourait parfois en une plainte. Les mains cherchaient sur la grille un barreau plus lev auquel saccrocher, comme si le corps et voulu stirer en sa minceur sillonne de veines violettes. Sofia, impuissante devant un mal qui dfiait les potions et les sinapismes, passa un linge tremp dans de leau frache sur le front et les joues du malade. Bientt les doigts de ce dernier lchrent le fer, glissant le long des barreaux, et, soutenu en une sorte de descente de croix par le frre et la sur, Esteban seffondra dans un fauteuil dosier, regardant avec des yeux dilats, aux noires rtines, absents malgr leur fixit. Ses ongles taient bleus, son cou disparaissait entre des paules si hautes quelles se refermaient presque sur les oreilles. Avec les genoux le plus possible carts, les coudes en avant, la texture cireuse de son anatomie le faisait ressembler un ascte dun tableau primitif, adonn quelque monstrueuse mortification de sa chair. Cest cause du maudit encens , dit Sofia flairant les vtements noirs quEsteban avait laisss sur une chaise. Quand jai vu quil commenait stouffer lglise Mais elle se tut, soudain, se rappelant que lencens dont le malade ne pouvait supporter la fume, avait t brl dans les solennelles funrailles de celui qui avait t qualifi de pre trs aimant, de miroir de bont, dhomme exemplaire, dans loraison funbre prononce par monsieur le cur-doyen. Esteban avait mis ses bras prsent par-dessus un drap de lit tordu comme une corde, entre deux anneaux fixs aux murs. La tristesse de sa dfaite devenait plus cruelle au milieu des choses avec lesquelles Sofia, depuis son enfance, avait essay de le distraire dans ses crises : la petite bergre monte sur une bote musique ; lorchestre de singes, dont le remontoir tait bris ; le globe avec des aronautes, qui pendait au plafond et

  • pouvait monter ou descendre au moyen dune ficelle ; la pendule qui faisait danser une grenouille sur une estrade en bronze, et le thtre de marionnettes avec son dcor de port mditerranen, dont les gendarmes turcs, femmes de chambre et barbons gisaient ple-mle sur la scne, lun avec la tte lenvers, lautre avec la perruque rase par les cancrelats, celui-ci sans bras, le bouffon vomissant de la poussire de termite par les yeux et le nez. Je ne retournerai pas au couvent , dit Sofia, ouvrant son giron pour y poser la tte dEsteban qui stait laiss tomber sur le sol, doucement, cherchant la sre fracheur des dalles. Cest ici que je dois tre.

  • II Certes, la mort du pre les avait beaucoup affects. Et

    cependant, lorsquils se virent seuls, la lumire du jour, dans la longue salle manger aux natures mortes bitumeuses, faisans et livres au milieu de raisins, lamproies avec des flacons de vin, un pt si bien rti quil vous donnait envie dy mordre belles dents , ils auraient pu savouer quune sensation presque dlicieuse de libert les engourdissait autour dun repas command lhtel voisin, parce quon navait pas pens envoyer quelquun au march. Remigio avait apport des plateaux couverts de linges, sous lesquels apparurent des pagres aux amandes, des massepains, des pigeons la crapaudine, des choses truffes et confites, le tout bien diffrent des mixtures et viandes lardes qui composaient lordinaire de la maison. Sofia tait descendue en robe de chambre, samusant goter tout, tandis quEsteban reprenait vie la chaleur dun grenache que Carlos proclamait excellent. La maison, quils avaient toujours contemple avec des yeux habitus sa ralit, comme une chose la fois familire et trangre, prenait une singulire importance, peuple dexigences, maintenant quils se savaient respon- sables de sa conservation et de sa permanence. Il tait vident que le pre, si accapar par ses affaires quil sortait mme le dimanche, avant la messe, pour conclure des accords et se procurer des marchandises sur les bateaux, devanant les acheteurs du lundi, avait beaucoup nglig la demeure, tt abandonne par une mre qui avait t victime de la plus funeste pidmie dinfluenza que lon et connue dans la ville. Des dalles manquaient dans le patio ; les statues taient sales ; la boue de la ville ne pntrait que trop dans lantichambre ; lameublement des salons et des chambres, rduit des pices dpareilles, paraissait plutt destin une vente lencan qu lornement dune demeure dcente. Il y avait longtemps que leau ne coulait plus dans la fontaine aux dauphins muets, et des vitres manquaient aux portes intrieures. Quelques

  • tableaux, cependant, rehaussaient les trumeaux obscurcis par des taches dhumidit malgr la confusion des sujets et des styles due au hasard dune saisie qui avait amen la maison, sans possibilit de choix, les pices invendues dune collection mise aux enchres. Ce qui restait avait peut-tre quelque valeur, tait peut-tre luvre de matres et non de copistes ; mais il tait impossible de le dterminer, en cette ville de commerants, par manque dexperts capables dvaluer le moderne ou de reconnatre le grand style ancien sur une toile fendille. Au-del dun Massacre des Innocents qui pouvait bien tre dun disciple de Berruguete, et dun Saint Denis qui pouvait bien tre dun imitateur de Ribera, souvrait le jardin ensoleill, avec des arlequins, masqus de noir, qui enchantaient Sofia, bien que Carlos estimt que les artistes du dbut de ce sicle avaient abus des arlequins pour le simple plaisir de jouer avec les couleurs. Il prfrait des scnes ralistes de moissons et de vendanges, reconnaissant cependant que plusieurs tableaux sans sujet, accrochs dans le vestibule, marmite, pipe, compotier, clarinette pose prs dun papier musique , ne manquaient pas dune certaine beaut due aux simples vertus de la facture. Esteban aimait limaginaire, le fantastique ; il rvait tout veill devant des tableaux dauteurs rcents, qui montraient des cratures, des chevaux spectraux, des perspectives impossibles : un homme-arbre, avec des doigts qui bourgeonnaient ; un homme-armoire, avec des tiroirs vides qui lui sortaient du ventre Mais son tableau prfr tait une grande toile, venue de Naples, dauteur inconnu, qui, contrariant toutes les lois de la plastique, reprsentait lapocalyptique immobi- lisation dune catastrophe. Explosion dans une cathdrale, tel tait le titre de ce que lon voyait l : une colonnade dont les tronons volaient dans les airs, tardant un peu perdre son alignement, flottant un instant pour mieux retomber, avant de jeter ses tonnes de pierre sur des gens pouvants. Je ne sais comment on peut regarder a , disait sa cousine, trangement fascine, en ralit, par ce tremblement de terre statique, tumulte silencieux, illustration de la fin des temps place porte des mains, en un terrible suspense. Cest pour mhabituer , rpondait Esteban sans savoir pourquoi, avec lautomatique insistance qui peut nous amener rpter un jeu de mots qui nest pas drle, et ne fait rire personne, des

  • annes durant, dans les mmes circonstances. Au moins, un peu plus loin, le matre franais, qui avait plant un monument de son invention au milieu dune place dserte, sorte de temple asiatico-romain arcades, oblisques et panaches, apportait une note de paix, de stabilit, aprs la tragdie, avant de passer la salle manger dont linventaire tait dress en valeurs de natures mortes et de meubles importants : deux vaisseliers, qui avaient rsist aux termites, de vastes dimensions ; huit chaises tapisses et la grande table monte sur des colonnes torsades. Mais quant au reste : Des vieilleries de march aux puces , affirmait premptoi- rement Sofia qui pensait son lit troit en acajou, alors quelle avait toujours rv un lit o elle pt se tourner et se retourner, dormir en travers, pelotonne, en croix, selon sa fantaisie. Le pre, fidle des habitudes hrites de ses aeux campagnards, avait toujours repos dans une chambre du premier tage, sur un mauvais lit de toile avec un crucifix son chevet, entre un grand coffre en noyer et un pot de chambre mexicain, en argent, quil vidait lui-mme laube dans la fosse purin de lcurie, avec un geste ample de semeur auguste. Mes anctres taient dEstrmadoure , disait-il, comme si cela et tout expliqu, se piquant dune austrit qui ignorait compltement bals et baisemains. Vtu de noir, tel quil tait toujours depuis la mort de sa femme, don Cosme lavait ramen du bureau, o il venait de signer un document, foudroy par une apoplexie sur lencre frache de sa signature. Mme mort il conservait le visage impassible et dur de celui qui ne faisait de faveurs personne, nen ayant jamais sollicit pour lui. Cest peine si Sofia lavait vu, de rares dimanches, pendant les dernires annes, dans des repas de famille qui la sortaient pour quelques heures du couvent des clarisses. Quant Carlos, une fois termines ses premires tudes, on lavait occup presque constamment des voyages la plantation, avec lordre de faire tailler, nettoyer ou semer, que lon aurait bien pu donner par lettre, puisque les terres taient de peu dtendue et consacres surtout la culture de la canne sucre. Jai parcouru cheval quatre-vingts lieues pour apporter douze choux , faisait observer ladolescent quand il vidait son bissac aprs un nouveau voyage la campagne. Ainsi se trempent les caractres Spartiates , rpondait le pre tout aussi bien port tablir un lien entre

  • Sparte et les choux qu expliquer les prodigieuses lvitations de Simon le magicien par laudacieuse hypothse selon laquelle ce dernier avait eu quelque connaissance de llectri- cit. Et il ajournait toujours le projet de lui faire entreprendre des tudes de droit, par peur instinctive des nouvelles ides et des dangereux enthousiasmes politiques quencourageait luniversit. Pour ce qui est dEsteban, il sen proccupait fort peu ; ce neveu chtif, orphelin depuis son enfance, avait grandi avec Sofia et Carlos comme un second fils ; il aurait bien toujours une part de celle des autres. Mais le commerant tait irrit par les hommes dnus de sant, surtout sils appartenaient sa famille, pour la raison que lui ne tombait jamais malade, et quil travaillait toute la journe sans sarrter de lanne. Il entrait parfois dans la chambre du patient, fronant les sourcils avec ennui sil le trouvait en crise. Il marmonnait quelque chose au sujet de lhumidit du lieu ; des gens qui sobstinaient dormir dans des grottes, comme les anciens celtibres, et aprs avoir rappel avec nostalgie la roche tarpienne, il lui promettait des raisins qui venaient darriver du nord, voquait dillustres infirmes et sen allait en haussant les paules, grommelant des phrases de compassion ou dencouragement, lannonce de nouveaux mdicaments et des excuses pour ne pouvoir passer plus de temps donner ses soins ceux qui demeuraient confins, pour leur malheur, en marge dune vie cratrice et progressiste.

    Aprs stre attards dans la salle manger, goter de choses et dautres dans le plus grand dsordre, se passant les figues avant les sardines, le massepain avec les olives et le saucisson, les petits comme les appelait lExcuteur Testamentaire, ouvrirent la porte qui conduisait la maison adjacente o se trouvait le magasin, prsent ferm pour trois jours cause du deuil. Aprs les bureaux et les coffres-forts souvraient les rues pratiques entre des montagnes de sacs, de tonneaux, de ballots de toutes provenances. Au bout de la rue de la Farine, fleurant bon la boulangerie doutre-mer, venait la rue des Vins de Fuencarral, de Valdepeas et de Puente de la Reina, dont les barriques laissaient tomber goutte goutte le vin rouge par toutes leurs cannelles, exhalant des souffles de cave. La rue des Cordages et des Agrs conduisait au coin puant du poisson sch, dont les

  • queues suaient la saumure sur le sol. Rebroussant chemin par la rue des Peaux de Chevreuil, les adolescents revinrent au Quartier des Epices, avec ses tiroirs qui, de les sentir seulement, proclamaient la prsence du gingembre, du laurier, du safran, et du poivre de la Veracruz. Les fromages manchgues salignaient sur des rayons, conduisant au patio du vinaigre et des huiles, au fond duquel, sous des votes, taient gardes des marchandises htroclites : paquets de jeux de cartes, ncessaires raser, grappes de cadenas, parasols verts et rouges, petits moulins cacao, avec les ponchos des Andes apports de Maracaibo, lentassement des bois de teinture et les liasses de feuilles dor et dargent, qui venaient du Mexique. Plus prs se trouvaient les estrades o reposaient des sacs de plumes doiseaux, renfls et mous comme de grands dredons dtamine, sur lesquels Carlos se jeta, plat ventre, imitant des gestes de nageur. Une sphre armillaire, dont Esteban fit tourner les cercles dune main distraite, se dressait tel un symbole du commerce et de la navigation au milieu de ce monde de choses transportes dans tant de rhumbs de locan, le tout domin par la puanteur de la ccine, prsente aussi en ce lieu, bien quelle ft moins gnante parce quelle tait entrepose dans les salles de larrire-boutique. Par la rue du Miel les jeunes gens retournaient au domaine des bureaux : Que de saloperies ! murmurait Sofia, le mouchoir sous le nez. Que de saloperies ! Juch prsent sur des sacs dorge, Carlos contemplait le panorama tout contre le plafond, pensant avec terreur au jour o il devrait se mettre vendre tout a, acheter, revendre, ngocier, marchander, ignorant les prix, sans savoir distinguer un grain dun autre, oblig de remonter aux sources travers des milliers de lettres, de factures, dordres de paiement, de reus, de taxes, gards dans les tiroirs. Une odeur de soufre serra la gorge dEsteban, congestionnant ses yeux et le faisant ternuer. Sofia avait mal au cur de respirer les effluves du vin et du gros hareng. Soutenant son cousin menac dune nouvelle crise, elle reprit le chemin de la maison o la guettait dj la suprieure des clarisses avec un livre difiant. Carlos les rejoignit, portant la sphre armillaire afin de linstaller dans sa chambre. La religieuse parlait doucement des leurres du monde et des joies du clotre, dans la pnombre du salon aux fentres fermes,

  • tandis que les garons se distrayaient dplacer tropiques et elliptiques autour du globe terrestre. Une vie diffrente commenait, dans la touffeur de cet aprs-midi que le soleil rendait particulirement chaud, provoquant de ftides exhalaisons dans les flaques des rues. A nouveau runis pour le repas du soir, sous les fruits et les volailles des natures mortes, les adolescents firent des projets. LExcuteur Testamentaire leur conseillait de passer la priode du deuil la plantation, tandis que lui soccuperait de tirer au clair les affaires du dfunt, conclues verbalement, en gnral, sans aucune trace de certains accords quil gardait dans sa mmoire. Ainsi Carlos trouverait tout en ordre son retour quand il se rsoudrait prendre srieusement en main la direction de laffaire. Mais Sofia rappela que les tentatives faites pour amener Esteban la campagne afin de respirer un air pur , navaient servi qu empirer son tat. Cest en dfinitive dans sa chambre basse, prs des curies, quil souffrait le moins On parla de voyages possibles : Mexico, avec ses mille coupoles, resplendissait leurs yeux sur lautre rive du golfe. Mais les Etats-Unis, avec leur progrs crasant, fascinaient Carlos qui dsirait fort connatre le port de New York, le champ de bataille de Lexington et les cataractes du Niagara. Esteban rvait de Paris, de ses expositions de peinture, de ses cafs intellectuels, de sa vie littraire ; il voulait suivre un cours de ce fameux Collge de France o lon enseignait des langues orientales dont ltude, sinon trs utile pour gagner de largent, devait tre passionnante pour celui qui aspirait comme lui lire directement sur les manus-crits des textes asiatiques rcemment dcouverts. Pour Sofia il y avait les reprsentations de lOpra et du Thtre-Franais, dans le vestibule duquel on pouvait admirer quelque chose daussi beau et daussi rput que le Voltaire de Houdon. Dans leurs rveries vagabondes ils allaient des pigeons de Saint-Marc au derby dEpsom ; des sances du thtre Saddlers Wells la visite du Louvre ; des librairies renommes aux cirques fameux, en passant par les ruines de Palmyre et de Pompi, les petits chevaux trusques, et les vases jasps exhibs dans la Greek Street, voulant tout voir sans se dcider pour rien ; les garons, secrtement attirs par un monde de distractions licencieuses que leurs sens appelaient et quils sauraient bien trouver et mettre profit

  • quand la jeune fille irait faire des emplettes ou visiter des monuments. Aprs avoir fait leurs prires, sans avoir pris aucune dcision, ils sembrassrent en pleurant, se sentant seuls au monde, orphelins, dsempars dans une ville indiffrente et sans me, trangre tout ce qui tait art ou posie, livre au commerce et la laideur. Accabls par la chaleur et les odeurs de salaisons, doignons, de caf, qui leur venaient de la rue, ils montrent sur la terrasse, envelopps dans leurs robes de chambre, portant des couvertures et des oreillers sur lesquels ils finirent par sendormir, aprs avoir parl, le visage tourn vers le ciel, de plantes habitables, et certainement habites, o la vie tait peut-tre meilleure que celle de cette terre ternellement livre laction de la mort.

  • III

    Se sentant assige par les nonnes qui la pressaient, tenacement mais sans hte, avec douceur mais de faon ritre, devenir servante du Seigneur, Sofia ragissait devant ses propres doutes, mettant un soin jaloux servir de mre Esteban, mre si imbue de sa nouvelle fonction quelle nhsitait pas le dshabiller et lponger lorsquil tait incapable de le faire lui-mme, venant bout de ses pudiques rticences avec une autorit qui nadmettait pas de rplique. La maladie de celui quelle avait toujours considr comme un frre laidait alors dans son instinctive rsistance se retirer du monde, rendant ncessaire sa prsence. Quant Carlos, elle feignait dignorer sa robuste sant, prtextant la moindre toux pour le mettre au lit et lui faire avaler des punchs trs forts qui le mettaient dhumeur magnifique. Un jour elle parcourut les pices de la maison, porte-plume en main (la multresse, derrire, portait lencrier, comme si elle et tenu le Saint-Sacrement), faisant un inventaire des vieux fourbis inutilisables. Elle dressa laborieusement une liste des choses dont on avait besoin pour meubler une demeure convenable, et la passa lExcuteur Testamentaire, toujours entt jouer son rle de second pre pour satisfaire le moindre dsir des orphelins La veille de Nol commencrent arriver des caisses et des emballages que lon plaa au fur et mesure dans les pices du rez-de-chausse. Du grand salon jusquaux remises, ctait une invasion de choses quon laissait moiti entre leurs planches, vtues de paille et de copeaux, dans lattente dune destination finale. Cest ainsi quun lourd buffet apport par six portefaix noirs, sattardait dans le vestibule, tandis quun paravent en laque pouss contre un mur nen finissait pas de sortir de son emballage clout. Les tasses chinoises restaient dans la sciure o elles avaient voyag, pendant que les livres destins constituer une bibliothque dides et de posie nouvelles, apparaissaient peu peu, une douzaine par-ci, une autre

  • douzaine par-l, sentassant au petit bonheur sur fauteuils et guridons qui sentaient encore le vernis frais. Le tapis du billard tait une prairie qui stendait entre la glace dun miroir rococo et le profil svre dun bureau en marqueterie anglaise. Un soir on entendit des dtonations dans une caisse : les cordes de la harpe que Sofia avait commande un fabricant napolitain, tendues par lhumidit du climat, clataient. Comme les souris du voisinage entreprirent de nicher partout, des chats vinrent faire leurs ongles sur les fioritures des meubles de style et effilocher les tentures habites par des licornes, des cacatos et des lvriers. Mais le dsordre fut son comble quand arrivrent les engins dun cabinet de physique quEsteban avait command pour remplacer ses automates et ses botes musique par des distractions susceptibles dinstruire tout en amusant. Ctaient des tlescopes, des balances hydrostatiques, des morceaux dambre, des boussoles, des aimants, des vis dArchimde, des modles de treuils, des tubes communi-cants, des bouteilles de Leyde, des pendules et des balanciers, des machines en miniature, auxquels le fabricant avait ajout, pour suppler au manque de certains objets, une trousse avec les dernires inventions en fait de mathmatiques. Ainsi donc, certains soirs, les adolescents saffairaient monter les appareils les plus singuliers, absorbs par les dpliants dinstructions, mlant les thories, attendant laube pour confirmer lutilit dun prisme, merveills de voir se dessiner sur un mur les couleurs de larc-en-ciel. Peu peu ils staient habitus vivre la nuit, cause dEsteban qui dormait mieux pendant la journe et prfrait veiller jusquau point du jour, car les heures nocturnes taient trop propices lclatement de longues crises, quand elles le surprenaient assoupi. Rosaura, la cuisinire multresse, prparait la table pour le djeuner de six heures du soir, et leur laissait un dner froid pour minuit. De jour en jour stait difi dans la maison un labyrinthe de caisses o chacun avait son coin, son appartement, son tage, o sisoler ou bien se joindre un autre pour bavarder autour dun livre ou dun appareil de physique qui stait mis fonctionner, soudain, de la faon la plus inattendue. Il y avait une sorte de rampe, de chemin alpestre, qui partait du seuil du salon, en passant par-dessus une armoire couche, pour monter jusquaux trois caisses de

  • vaisselle poses lune sur lautre, du haut desquelles on pouvait contempler le paysage den bas, avant de grimper par de rocailleux sentiers de planches brises et de lattes dresses comme des chardons, avec quelque clou saillant telle une pine, jusqu la grande terrasse constitue par les neuf caisses de meubles qui obligeaient lexpditionnaire coller sa nuque contre les poutres du plafond. Quelle belle vue ! criait Sofia, riant et serrant ses jupes autour des genoux, lorsquelle parvenait de telles cimes. Mais Carlos soutenait quil y avait dautres moyens de les atteindre, plus risqus, en attaquant le massif demballages de lautre ct et en grimpant avec des ruses de montagnard jusqu dboucher plat ventre sur le sommet, tirant son propre corps dans un noble haltement de chien Saint-Bernard. Sur les chemins et les plateaux, dans les cachettes et sur les ponts, chacun sadonnait la lecture de ce qui lui plaisait : vieux journaux, almanachs, guides de voyage, ou bien une histoire naturelle, une tragdie classique ou un nouveau roman, quils se volaient parfois, dont laction se droulait en lan 2240 ; moins quEsteban, juch sur une cime, nimitt de faon impie le galimatias de quelque prdicateur connu, glosant un verset enflamm du Cantique des Cantiques pour samuser du courroux de Sofia qui se bouchait les oreilles et scriait que tous les hommes taient des porcs. Plac dans le patio, le cadran solaire stait transform en cadran lunaire, et marquait les heures lenvers ; la balance hydrostatique servait vrifier le poids des chats ; le petit tlescope, que lon avait pass par le carreau bris dune fentre, permettait de voir dans les maisons voisines des choses qui faisaient rire de faon quivoque Carlos, astronome solitaire sur le haut dune armoire. La flte neuve, dautre part, tait sortie de son crin dans une chambre tapisse de matelas, telle une cellule de fous, pour que les voisins nentendissent rien. L, de profil devant le pupitre, debout au milieu de partitions tombes sur le tapis, le jeune homme jouait la nuit de longs morceaux, qui lui permettaient de perfectionner son talent, moins quil ne se laisst aller la fantaisie de jouer des danses rustiques sur un fifre nouvellement acquis. Souvent, sattendrissant mutuellement, les adolescents juraient que jamais ils ne se spareraient. Sofia, qui les religieuses avaient inculqu une horreur prcoce de lhomme, se mettait en colre quand Esteban, par plaisanterie,

  • et peut-tre pour la mettre lpreuve, lui parlait dun mariage sanctifi par une ribambelle denfants. Un mari amen dans cette maison tait considr davance comme une abomination, un attentat contre la chair considre comme une proprit sacre, commune tous, et qui devait demeurer intacte. Ils voyageraient ensemble, et connatraient ensemble le vaste monde. LExcuteur Testamentaire sarrangerait parfaitement avec les saloperies qui puaient tant derrire le mur mitoyen. Il se montrait trs favorable, dailleurs, leurs projets de voyage, leur assurant que partout les suivraient des lettres de crdit. Il faut aller Madrid , disait-il, pour voir lhtel des postes et la coupole de Saint-Franois- le-Grand ; on ignore ici de telles merveilles darchitecture. En ce sicle, la rapidit des moyens de communication avait aboli les distances. Cest aux jeunes gens quil appartiendrait de se dcider, au terme des innombrables messes payes pour lternel repos de leur pre, auxquelles accouraient Sofia et Carlos, tous les dimanches, aprs une nuit blanche, se rendant pour cela pied, par des rues encore dsertes, jusqu lglise du Saint-Esprit. Pour linstant, ils ne se dcidaient pas en finir douvrir les caisses et les ballots, et de mettre en place les nouveaux meubles ; cette tche les accablait davance, surtout Esteban qui la maladie interdisait tout effort physique. Et puis, une invasion matinale de tapissiers, de vernisseurs, et dtrangers et rompu leurs habitudes, brouilles avec les horaires communs. Ctait pour eux se lever tt que de commencer leur journe cinq heures de laprs-midi, afin de recevoir don Cosme, plus paternel et obsquieux que jamais quand il sagissait de passer des commandes, doffrir ses services afin dobtenir nimporte quelle fantaisie, payer nimporte quoi. Les affaires du magasin marchaient merveille, disait-il, et il veillait toujours ce que Sofia et de largent de reste pour mener le train de maison. Il la flicitait davoir assum les responsabilits dune mre, en soccupant des garons ; il lanait en passant une pointe lgre mais sre aux religieuses qui induisent les jeunes filles distingues entrer au couvent afin de mettre la main sur leurs biens, chose que lon pouvait constater, ajoutait-il, sans cesser pour cela dtre parfait chrtien. Le visiteur sen allait sur un signe de politesse, affirmant que, pour linstant, la prsence de Carlos tait inutile au magasin. Les autres sen retournaient

  • leurs domaines et labyrinthes, o tout rpondait la nomenclature dun code secret. Tel amas de caisses sur le point de scrouler tait la tour penche ; le coffre qui servait de pont, pos entre deux armoires, tait le dfil des Druides . Qui parlait de lIrlande voulait dire le coin de la harpe ; qui mentionnait le Carmel dsignait la gurite, faite de paravents demi ouverts, o Sofia sisolait habituellement pour lire des romans mystre qui donnaient le frisson. Quand Esteban mettait en mouvement ses appareils de physique, on disait que le Grand Albert travaillait. Tout tait transfigur par un jeu perptuel qui tablissait de nouvelles distances avec le monde extrieur, dans larbitraire contre- point de vies qui se droulaient sur trois plans diffrents : le plan terrestre, pour ainsi dire, o oprait Esteban, peu amateur dascensions cause de sa maladie, mais toujours envieux de celui qui, comme Carlos, pouvait sauter de caisse en caisse, tout au haut des cimes, saccrochait aux tirants du plafond lambriss ou se balanait dans un hamac de Veracruz suspendu aux poutres, pendant que Sofia menait sa propre vie dans une zone intermdiaire, situe environ dix empans du sol, les talons au niveau des tempes de son cousin, transfrant des bouquins en diffrentes cachettes quelle appelait ses repaires , o elle pouvait staler son aise, se dboutonner, descendre ses bas, remonter ses jupes jusquau haut des cuisses lorsquelle avait trop chaud Au reste, le dner de laube avait lieu la lumire des candlabres, dans une salle manger envahie par les chats, o, par raction contre la raideur habituelle des repas de famille, les adolescents se conduisaient comme des brutes, chacun dcoupant sa viande le plus mal possible, sarrachant les bons morceaux, cherchant des prsages dans les petits os des volailles, se donnant des coups de pied sous la table, teignant les bougies, tout coup, pour prendre un gteau dans lassiette de son voisin, dbraills, assis de travers, les coudes sur la table. Celui qui navait pas faim mangeait en faisant des russites ou des chteaux de cartes ; sil tait de mauvaise humeur, il lisait un roman. Lorsque Sofia tait victime dune conjuration des garons dsireux de la taquiner quelque propos, elle lchait de gros mots de charretier, mais dans sa bouche linterjection canaille devenait tonnamment chaste, se dpouillait de son sens originel pour ntre plus que simple expression de dfi,

  • revanche de tant et tant de repas pris au couvent les yeux fixs sur lassiette, aprs avoir rcit le Benedicite. O as-tu appris a ? lui demandaient les autres en riant. Au lupanar , rpondait-elle, avec le naturel de quelquun qui y aurait t. Finalement, fatigus de se mal conduire, de chambarder les convenances, de faire des carambolages avec des noix sur la nappe souille par une coupe renverse, ils se souhaitaient le bonsoir laube, emportant dans leur chambre un fruit, une poigne damandes, un verre de vin, dans un crpuscule lenvers qui semplissait de cris de marchands et de matines.

  • IV

    Cela arrive toujours. Goya.

    Lanne de deuil scoula et lon commena celle du

    demi-deuil sans que les jeunes gens, de plus en plus attachs leurs nouvelles habitudes, absorbs par dinterminables lectures, dcouvrant lunivers travers les livres, changeassent rien leur vie. Ils restaient dans leur coquille, oublieux de la ville, insoucieux du monde, sinformant par hasard de ce qui se passait lpoque par quelque journal tranger qui leur parvenait avec des mois de retard. Flairant la prsence de bons partis dans la demeure close, certaines personnes de condition, affliges apparemment de voir ces orphelins vivre si seuls, avaient essay de les aborder au moyen dinvitations diverses. Mais leurs dmarches amicales se heurtaient de froides chappatoires. Ils prenaient leur deuil comme un prcieux prtexte pour demeurer en marge de tout engagement ou obligation, ignorant une socit qui, par ses prjugs provinciaux, prtendait soumettre les existences des normes communes, se promenant heure fixe dans les mmes lieux, gotant dans les mmes confiseries la mode, passant la Nol aux moulins sucre, ou encore dans ces proprits dArtmise o les riches colons rivalisaient lever des statues mythologiques au bord des plaines tabac On sortait de la saison des pluies, qui avait rempli les rues de boue, lorsquun matin, dans le demi-sommeil de la nuit qui commenait pour lui, Carlos entendit retentir fortement le marteau de la porte principale. Le fait naurait pas attir son attention si, quelques instants plus tard, on net frapp la porte cochre, puis toutes les autres portes de la maison, la main impatiente revenant au point de dpart avant de faire rsonner les autres entres pour la seconde et la troisime fois.

  • On et dit quune personne obstine entrer tournait autour de la maison, cherchant un endroit o se glisser, et limpression quelle tournait devenait dautant plus forte que les coups se rpercutaient un endroit o il ny avait pas de sortie sur la rue, en cho qui courait dans les coins les plus retirs. Comme il tait samedi de Pques et jour fri, le magasin, auquel avaient recours les visiteurs qui dsiraient des renseignements, tait ferm. Remigio et Rosaura devaient tre la messe de Rsurrection ou en train de faire des emplettes au march, puisquils ne rpondaient pas. Il se fatiguera bien , se dit Carlos enfonant sa tte dans loreiller. Mais remarquant que les coups continuaient, il finit par endosser une robe de chambre, irrit, et descendit au vestibule. Il se pencha dans la rue juste temps pour apercevoir un homme muni dun norme parapluie, qui tournait au coin le plus proche. Il y avait par terre une carte, que lon avait glisse sous le battant :

    VICTOR HUGUES

    Ngociant

    Port-au-Prince

    Aprs avoir maudit le personnage inconnu, Carlos se

    recoucha sans plus penser lui. Quand il se rveilla, ses yeux tombrent sur le bristol, trangement teint de vert par un dernier rayon de soleil qui traversait lun des petits carreaux verts dune fentre. Et les petits taient runis au milieu des caisses et des paquets du salon, le Grand Albert adonn ses travaux de physique, lorsque la mme main du matin se mit soulever les marteaux de la maison. Il pouvait tre dix heures du soir, cest--dire tt pour eux, mais tard si lon considrait les habitudes de la ville. Une peur soudaine sempara de Sofia : Nous ne pouvons recevoir ici un tranger , dit-elle, remarquant pour la premire fois la singularit de tout ce qui avait form le cadre naturel de son

  • existence. De plus, accepter un inconnu dans le labyrinthe familial et t comme trahir un secret, livrer un arcane, dissiper un sortilge. Nouvre pas, pour lamour de Dieu ! dit-elle dun ton implorant Carlos qui dj se levait, le visage courrouc. Mais il tait trop tard. Remigio, tir dun premier sommeil par le marteau de la porte cochre, introdui- sait ltranger, levant un candlabre. Ctait un homme sans ge, peut-tre avait-il trente ans, peut-tre quarante, peut-tre beaucoup moins , au visage fig en cette sorte dinaltrabilit que communiquent toujours les rides prmatures imprimes sur le front et les joues par la mobilit dune physionomie entrane passer brusquement et lon allait sen rendre compte ds les premiers mots dune extrme tension la passivit ironique, du rire irrfrn une expression volontaire et dure, qui refltait sa volont dtermine dimposer avis et convictions. Dautre part, sa peau trs hle par le soleil, ses cheveux ngligemment coiffs, selon la nouvelle mode, compltaient sa vigoureuse personne qui respirait la sant. Ses vtements serraient trop un tronc corpulent et deux bras aux muscles renfls, le tout bien port par deux jambes solides, la dmarche assure. Si ses lvres taient vulgaires et sensuelles, les yeux, trs sombres, tince- laient avec une intensit imprieuse et presque insoutenable. Cet individu avait de lallure, mais au premier abord il pouvait aussi bien inspirer la sympathie que laversion. ( De tels rustres, se dit Sofia, ne peuvent qubranler une maison lorsquils veulent y entrer. ) Aprs avoir salu avec une courtoisie crmonieuse qui ne pouvait gure faire oublier limpolitesse de ses appels sonores et insistants, le visiteur se mit parler rapidement, sans permettre la moindre remarque, dclarant quil avait des lettres pour le pre, de lintelligence de qui on lui avait dit des merveilles ; il ajouta que lpoque actuelle voulait de nouveaux accords et de nouveaux changes ; que les ngociants de la ville, ayant le droit de commercer librement, devaient se mettre en rapport avec ceux dautres les de la Carabe ; quil apportait comme modeste cadeau quelques bouteilles de vin, dune qualit inconnue sur la place ; que En apprenant la nouvelle, crie par les trois jeunes gens, selon laquelle le pre tait mort et enterr depuis longtemps, ltranger, qui sexprimait en un jargon comique, un peu espagnol et passablement franais, entreml de

  • locutions anglaises, sarrta sur un oh ! compatissant ; si com-patissant, si du, et qui lavait interrompu si net dans son lan, que les autres, sans remarquer quil tait honteux dagir ainsi en cet instant, clatrent de rire. Tout avait t si rapide, si inattendu, que le ngociant de Port-au-Prince, dconcert, joignit son rire celui des autres. Un Je vous en prie ! de Sofia, revenue soudainement la ralit, redonna aux visages leur gravit. Mais la tension des esprits tait tombe. Le visiteur passait outre sans y avoir t invit, et, chose singulire, ne semblait pas prouver le moindre tonnement devant le tableau de dsordre offert par la maison, ni par lextravagant accoutrement de Sofia, qui, pour samuser, avait mis une chemise de Carlos dont les pans lui arrivaient aux genoux. Il donna une chiquenaude experte la porcelaine dun vase, caressa la bouteille de Leyde, loua la facture dune boussole, fit tourner la vis dArchimde, marmonnant quelques mots propos des leviers qui soulvent le monde, et se mit parler de ses voyages, commencs en qualit de mousse dans le port de Marseille, o son pre, et il en tait trs honor, avait t matre boulanger. Les boulangers sont trs utiles la socit , dclara Esteban, heureux de voir un tranger qui, mettant le pied en ce pays, ne se piquait pas de noblesse. Mieux vaut empierrer des routes que de faire des fleurs de porcelaine , fit remarquer lautre, se servant dune citation classique, avant de parler de sa nourrice martini- quaise, noire, vraiment noire, qui avait t comme un prsage de ses futurs voyages : en effet, bien quil rvt, dans son adolescence, aux routes de lAsie, tous les bateaux qui lacceptaient bord allaient chouer aux Antilles ou au golfe du Mexique.

    Il parlait des forts de corail des Bermudes ; de lopulence de Baltimore ; du Mardi Gras de La Nouvelle-Orlans, comparable celui de Paris ; des eaux-de-vie de cresson et de menthe de Veracruz, avant de descendre jusquau golfe de Paria, en passant par lle des Perles et la lointaine Trinidad. lev au rang de pilote, il tait arriv jusqu la distante Paramaribo, ville qui pouvait bien tre envie par beaucoup dautres qui se donnaient de grands airs et il montrait le parquet , car elle avait de vastes avenues plantes dorangers et de citronniers, sur les troncs desquels on encastrait des coquilles marines pour produire un meilleur effet. Des bals

  • magnifiques taient donns bord des vaisseaux trangers ancrs au pied du fort Zlande et les Hollandaises, disait-il en jetant un clin doeil aux garons, taient prodigues de leurs faveurs. Tous les vins et toutes les liqueurs du monde taient dgusts dans cette colonie bariole, dont les festins taient servis par des ngresses pares de bracelets et de colliers, vtues de jupes en toile des Indes et de blouses lgres, presque transparentes, serres sur les seins frmissants et durs ; et pour tranquilliser Sofia qui dj fronait les sourcils devant cette image, il la rehaussa opportunment de la citation dun vers franais faisant allusion aux esclaves persanes qui portaient la mme tenue dans le palais de Sardanapale. Merci , dit la jeune fille entre ses dents, furieuse, mais reconnaissant lhabilet de la parade. Du reste, poursuivait lautre changeant de latitude, les Antilles constituaient un archipel merveilleux, o lon trouvait les choses les plus tranges : des ancres normes abandonnes sur des plages solitaires ; des maisons attaches au roc par des chanes de fer, pour que les cyclones ne les entranent pas la mer ; un vaste cimetire sphardi Curazao ; des les habites par des femmes qui restaient seules des mois et des annes durant, tandis que les hommes travaillaient sur le Continent ; des galions couls, des arbres ptrifis, des poissons inimaginables ; et, la Barbade, la spulture dun petit-fils de Constantin XI, dernier empereur de Byzance, dont le fantme apparaissait aux voyageurs solitaires, par les nuits de grand vent Soudain Sofia demanda au visiteur, avec un grand srieux, sil avait vu des sirnes dans les mers tropicales. Et avant que ltranger net rpondu, la jeune fille lui montra une page de Les Dlices de la Hollande, trs vieux livre o lon racontait quune fois, aprs un orage qui avait rompu les digues de West-Frise, apparut une femme marine, demi enterre dans la boue. Amene Harlem, on lhabilla et on lui apprit filer. Mais elle vcut plusieurs annes durant sans apprendre la langue, gardant toujours un instinct qui la poussait vers leau. Ses pleurs taient comme la plainte dun moribond Nullement dconcert par cette histoire, le visiteur parla dune sirne trouve, quelques annes auparavant, dans le Maroni. Elle avait t dcrite par le major Archicombie, militaire fort estim, dans une communication envoye lAcadmie des Sciences de Paris. Un major

  • anglais ne peut pas se tromper , ajouta-t-il avec un srieux qui frisait le ton ennuyeux. Remarquant que le visiteur venait de gagner quelques points dans lestime de Sofia, Carlos remit la conversation sur le thme des voyages. Mais il ne manquait plus qu parler de Basse-Terre, en Guadeloupe, avec ses sources deaux vives et ses maisons qui voquaient celles de Rochefort et de La Rochelle. Les jeunes gens ne connaissaient-ils pas ces deux villes ? Ce doit tre une horreur, dit Sofia. Nous nous y arrterons forcment quelques heures quand nous irons Paris. Parlons plutt de Paris que vous connaissez certainement comme votre poche. Ltranger la regarda de travers, et sans rpondre raconta comment il tait all de la Pointe--Pitre Saint-Domingue, dans le but dinstaller une maison de commerce ; il stait tabli finalement Port-au-Prince, o il avait un magasin prospre : un magasin avec beaucoup de marchandises, de peaux, de salaisons ( Cest horrible ! scria Sofia), de barriques, dpices, plus ou moins comme le vtre , souligna le Franais en montrant du pouce par-dessus son paule le mur mitoyen, dun geste que la jeune fille considra comme le comble de linsolence. Ce nest pas nous qui nous occupons de celui-ci , fit-elle observer. Ce ne serait pas un travail facile et de tout repos , rpliqua lautre, se mettant aussitt raconter quil venait de Boston, centre de grandes affaires, excellent pour lachat des farines de bl meilleur prix quen Europe. Il attendait prsent un important chargement dont il vendrait une partie sur place, et enverrait le reste Port-au-Prince. Carlos tait sur le point de renvoyer poliment cet intrus qui, aprs une intressante introduction autobiographique, portait la conversation sur le thme odieux des achats et des ventes lorsque, se levant du fauteuil comme sil avait t dans sa propre maison, il alla vers les livres entasss en un coin. Il prenait un volume, manifes-tant sa joie avec emphase si le nom de son auteur pouvait tre rapproch de quelque thorie avance en matire de politique ou de religion. Je vois que vous tes trs au courant , disait-il, faisant cder linstant la rsistance des autres. Ils lui montrrent bientt les ditions de leurs auteurs favoris, que ltranger palpait avec dfrence, flairant le grain du papier et le veau des reliures. Puis il sapprocha des engins du cabinet de physique, montrant un appareil dont les pices gisaient

  • ple-mle sur plusieurs meubles : Ceci sert aussi la navigation , dit-il. Et comme la chaleur tait forte, il demanda la permission de se mettre en manches de chemise, au grand tonnement des autres, dconcerts de le voir pntrer si familirement dans un monde qui, ce soir, leur paraissait terriblement insolite quand se dressait prs du Dfil des Druides , ou de La Tour Penche une prsence trangre. Sofia allait linviter manger, quoiquelle ft confuse de lui rvler que, dans cette maison, on djeunait minuit avec des mets mieux indiqus pour le repas de midi ; mais ltranger, ajustant un quadrant dont lusage avait t jusque-l mystrieux, jeta un clin doeil vers la salle manger, o la table tait servie ds avant son arrive. Japporte mes vins , dit-il. Et allant chercher les bouteilles quil avait laisses en entrant sur un banc du patio, il les plaa pompeu- sement sur la nappe, tout en invitant les jeunes gens prendre place. Sofia tait nouveau scandalise par lincroyable toupet de cet intrus qui sattribuait, dans la maison, des rles de pater familias. Mais voici que les garons gotaient un cru alsacien avec de telles marques de satisfaction que, pensant au pauvre Esteban, qui avait t si malade dernirement et semblait samuser beaucoup de la prsence du visiteur, elle adopta une attitude de dame huppe et courtoise, passant les plateaux celui quelle appelait Monsieur Jiug avec un accent sifflant. Huuuuuuuuuug , corrigeait lautre, allongeant les u avant de sarrter brusquement sur le g, sans que Sofia modifit sa prononciation. Elle avait fort bien compris comment il fallait dire le nom, mais elle prenait un malin plaisir le dformer de plus en plus en Iug , Juk , Uges , et forgeait des combinaisons impossibles de lettres qui se terminaient par des rires tandis quils mordaient les ptes de fruits et les massepains de Semaine Sainte, apports par Rosaura : ceux-ci rappelrent Esteban, tout coup, quon tait au samedi saint. Les cloches ! Les cloches ! scria linvit avec force, faisant un signe vers le ciel, dun index videmment ddaigneux, voulant dire que les cloches et les bourdons de la ville avaient beaucoup retenti pendant la matine. Puis il alla chercher une autre bouteille, dArbois cette fois-ci, que les jeunes gens, un peu gris, accueillirent avec une joie bruyante, faisant semblant de la bnir. Les verres vids, ils sortirent dans le patio pour respirer lair de la

  • nuit. Quy a-t-il l-haut ? , demanda M. Jiug, se dirigeant rsolument vers le large escalier. Et il tait dj ltage suprieur, aprs avoir mont les marches quatre quatre, pench sur la galerie situe au-dessus du toit, entre les colonnes de laquelle courait une rampe en bois. Sil a laudace dentrer dans ma chambre, je le flanquerai dehors , murmura Sofia. Mais le dsinvolte visiteur sapprocha dune dernire porte, entrebille, dont il poussa lgrement le battant. Cest une espce de grenier , dit Esteban. Et ctait lui qui entrait maintenant, la lumire leve, dans un vieux salon o il nallait plus depuis des annes. Plusieurs malles, des caisses, des coffres, des valises, taient pousss contre les murs, dans un ordre qui faisait un contraste comique, si lon y pensait, avec le dsordre den bas. Au fond, il y avait une armoire de sacristie, dont le bois attira lattention de monsieur Jiug cause de la splendeur de ses nervures. Solide Magnifique. Pour que lon pt en palper la solidit, Sofia ouvrit le meuble, montrant lpaisseur de la porte. Mais prsent ltranger tait plus intress par les vieux habits qui pendaient une barre mtallique : vtements ayant appartenu des membres de la famille maternelle, qui avait fait construire la maison ; lacadmicien, au prlat, lenseigne de vaisseau, au magistrat ; robes daeules, satins dfrachis, austres redingotes, dentelles, mousselines verdies par le salptre, percales et indiennes ; dguisements dun jour : de bergre, de tireuse de cartes, de princesse inca, de dame du temps jadis. Splendide pour jouer aux portraits ! , scria Esteban. Et soudainement daccord sur une mme ide, ils se mirent prendre ces poussireuses reliques dans un grand tourbillon de mites, les faisant glisser jusquau bas de lescalier sur la main courante en acajou cir. Peu aprs, dans le grand salon transform en thtre, tantt acteurs, tantt devineurs, ils se mirent tous quatre, tour de rle, jouer divers personnages : il suffisait de transformer les costumes, de modifier leurs formes avec des pingles, dadmettre quune chemise de nuit tait un peplum romain ou une tunique antique, pour caractriser un hros de lhistoire ou un hros de roman, laide de quelque salade en guise de couronne de laurier, dune pipe en manire de pistolet, dune canne la ceinture imitant une pe. Monsieur Jiug, videmment entich dantiquit, joua le rle de Mucius Scaevola, de Caus

  • Gracchus, de Dmosthne, un Dmosthne bien vite identifi quand on le vit sortir dans le patio en qute de petits cailloux. Carlos, avec une flte et un tricorne en carton, fut reconnu comme tant Frdric de Prusse, bien quil sobstint beaucoup dmontrer quil avait voulu reprsenter le joueur de flte Quantz. Esteban, avec une grenouille pour rire apporte de sa chambre, imita les expriences de Galvani, mais il sen tint l, car la poussire des costumes le faisait ternuer dangereusement. Sofia, se doutant que monsieur Jiug tait fort peu vers dans les choses espagnoles, sacharnait faire Ins de Castro, Jeanne la Folle ou lillustre laveuse de vaisselle, finissant par senlaidir le plus possible, tordant sa bouche, prenant une expression niaise, afin danimer un personnage impossible identifier quelle dclara tre, au milieu des protestations des autres, une quelconque infante de Bourbon . Quand laube fut sur le point de se lever, Carlos proposa un grand massacre . Suspendant les vtements par de minces cordelettes des fils de fer tendus entre les troncs des palmiers, aprs leur avoir mis des ttes grotesques en papier peint, ils se mirent tous les renverser coups de balle. Au casse-gueule ! criait Esteban, donnant le signal de lattaque. Et des prlats tombaient, des capitaines, des dames de la cour, des bergers, au milieu de rires qui, lancs vers le ciel par ltroite ouverture du patio, pouvaient sentendre dans toute la rue Le jour les surprit en plein jeu, insatiables, jetant des presse-papiers, des casseroles, des pots de fleurs, des volumes dencyclopdie, sur les vtements que les balles navaient pu jeter bas, livrs la plus allgre furie : Au casse-gueule ! criait Esteban, au casse-gueule ! Finalement Remigio reut lordre de prendre la voiture et de conduire le visiteur lhtel voisin. Le Franais prit cong avec de grandes protestations daffection, promettant de reve-nir le soir. Cest vraiment quelquun , dclara Esteban. Mais prsent les autres devaient se vtir de noir pour aller lglise du Saint-Esprit, o lon disait une nouvelle messe pour lternel repos de leur pre. Et si nous ny allions pas ? proposa Carlos en billant. De toute faon, la messe sera dite. Jirai toute seule , dit Sofia svrement. Mais aprs un instant dhsitation, cherchant des excuses dans limminence dune indisposition trs normale, elle tira les rideaux de sa chambre et se mit au lit.

  • V Victor, comme on lappelait maintenant, venait tous les

    aprs-midi la maison, et se rvlait habile dans les occupations les plus inattendues. Un soir il lui prenait fantaisie de mettre la main au ptrin et il ptrissait des croissants qui dmontraient sa matrise en lart de la boulangerie. Dautres fois il liait de mirifiques sauces, utilisant les ingrdients les moins propres tre combins. Il transfigurait une viande froide en plat moscovite, se servant habilement du fenouil et du poivre moulu, et il ajoutait du vin chaud et des pices toutes ses recettes, quil baptisait de noms pompeux, inspirs du souvenir de cuisiniers illustres. La dcouverte de lArte Scisoria du marquis de Villena, entre autres livres tranges reus de Madrid, provoqua une semaine de cuisine mdivale dans laquelle un quelconque filet de buf faisait figure de pice de fin gibier. Il venait de monter, dautre part, les appareils les plus compliqus du cabinet de physique (presque tous fonctionnaient dj, illustrant des thories, analysant le spectre, faisant jaillir de magnifiques tincelles), et il dissertait leur sujet dans ce pittoresque espagnol quil avait acquis au cours de ses aventures travers le golfe du Mexique et les les de la Carabe, qui senrichissait de mots et de tournures avec une surprenante facilit. En mme temps, il faisait pratiquer aux jeunes gens la prononciation franaise, leur faisant lire une page de roman, ou mieux encore quelque comdie distribue plusieurs voix, comme au thtre. Et Sofia riait beaucoup lorsque Esteban, en un crpuscule qui tait pour elle point du jour, dclamait avec un accent mridional bien marqu, d son matre, les vers du Joueur :

    Il est, parbleu, grand jour. Dj, de leur ramage Les coqs ont veill tout notre voisinage.

  • Par une nuit de mauvais temps, Victor fut invit rester dans lune des chambres. Et quand les autres se levrent au crpuscule suivant, alors que le moment ntait pas loin o les coqs du voisinage mettraient la tte sous leur aile, ils se trouvrent devant un spectacle incroyable : dbraill, la chemise en lambeaux, couvert de sueur comme un docker noir, le Franais achevait de tirer ce qui pendant tant de mois tait rest moiti emball dans les caisses et il plaait selon sa fantaisie les meubles, les tapisseries, les vases, avec laide de Remigio. La premire impression fut dconcertante et mlancolique. Toute une mise en scne de rve scroulait. Peu peu cependant les adolescents se rjouirent de cette transformation inattendue ; ils trouvaient plus vastes les pices, plus vives les lumires, dcouvraient le confort moelleux dun fauteuil, la fine marqueterie dun buffet, les chaudes nuances du Coromandel. Sofia allait dune pice lautre, comme dans une maison neuve, se contemplant dans des miroirs inconnus qui, placs lun en face de lautre, multi-pliaient ses images jusqu des lointains brumeux. Et comme certains coins taient enlaidis par lhumidit, Victor, juch sur un escabeau, donnait et l des coups de pinceau, claboussant ses sourcils et ses joues. Possds par une fureur soudaine de tout mettre en ordre, les autres se jetrent sur ce qui restait dans les caisses, droulant des tapis, dpliant des rideaux, sortant des porcelaines de la sciure, jetant dans le patio tout ce qui tait bris, et regrettant peut-tre de ne pas trouver davantage de choses casses afin de les rduire en mille morceaux sur le mur mitoyen. Il y eut dner de gala, cette aube-l, dans la salle manger qui fut en imagination situe Vienne, en raison de ce que Sofia, depuis quelque temps, aimait lire des articles qui louaient les marbres, les cristaux et les rocailles de la ville, plus musicienne quaucune autre, place sous le vocable de saint Etienne, patron dEsteban qui tait n ici un 26 dcembre Puis on donna un bal des ambassadeurs devant les glaces biseautes du salon, au son de la flte de Carlos qui se moquait bien, en cette clbration si exceptionnelle, de ce que pouvaient penser les voisins. On fit circuler des plateaux avec des verres dun punch la mousse saupoudre de cannelle, prpar par le Conseiller du Trne, tandis quEsteban, faisant office de dauphin acaritre et dcor, observait que tous dansaient plus

  • mal lun que lautre en cette fte : Victor, parce quil se dandinait comme un marin sur le pont ; Sofia, parce que les nonnes napprenaient pas danser ; Carlos, parce que tournant au rythme de sa propre musique, il ressemblait un automate mont sur son pivot. Au casse-gueule ! criait Esteban, les bombardant de noisettes et de drages. Mal en prit cependant au dauphin dans ses plaisanteries, car tout coup les sifflements de sa trache annoncrent le commence-ment dune crise. En quelques minutes, son visage fut rid, vieilli, par un rictus de souffrance. Voici que les veines de son cou se gonflaient et quil cartait les genoux de toutes ses forces, ramenant les coudes en avant pour soulever ses paules, cherchant un air quil ne trouvait pas dans le vaste espace de la maison. Il faudrait lemmener un endroit o il ne fasse pas si chaud , dit Victor. Sofia ny avait jamais pens. Quand le pre, qui tait si austre, tait encore en vie, il naurait jamais tolr que quelquun sortt de la maison aprs lheure du rosaire. Prenant lasthmatique dans ses bras, Victor le porta la voiture, pendant que Carlos dcrochait le collier et le harnais du cheval. Et pour la premire fois Sofia se trouva dans la rue entre des demeures que la nuit grandissait en accentuant les points dombre, la hauteur des colonnes, la largeur des toits dont les angles relevaient leur auvent sur des grilles couronnes par une lyre, une sirne ou des ttes caprines qui se profilaient sur le fer ct dun blason couvert de clefs, de lions, de couronnes et de coquilles de Saint- Jacques. Ils dbouchrent sur lavenue o quelques rverbres taient rests allums. Etrangement dserte elle brillait, avec ses magasins ferms, ses arcades plonges dans les tnbres, la fontaine muette et les lanternes des navires dont on voyait osciller le haut des mts qui slevaient avec une densit de fort vierge derrire la jete. Par-dessus la rumeur de leau calme, brise par les pilotis des quais, sexhalait une odeur de poisson, dhuile et de dtritus marins. On entendit le coucou dune pendule au fin fond dune maison endormie et le veilleur de nuit chanter lheure, indiquant en son cri mlisma- tique que le ciel tait clair et dgag. Aprs trois tours lents, Esteban fit un geste qui exprimait son dsir daller plus loin. La voiture prit la direction du chantier naval, o les bateaux en construction, levant les ctes de leurs cales, semblaient dnormes fossiles. Pas par ici , dit Sofia voyant quon tait

  • prsent au-del des digues, et quen arrire restaient des carcasses de bateaux, dans tout cet espace qui se peuplait peu peu de gens de mauvaise mine. Victor, sans faire attention elle, fouetta lgrement la croupe du cheval. Tout prs, il y avait des lumires. Tournant langle dune maison, ils se trouvrent dans une rue remplie dun tumulte de marins, o plusieurs salles de bal, toutes fentres ouvertes, dbordaient de musique et de rires. Au rythme de tambours, de fltes et de violons, les couples dansaient avec une frnsie qui enflamma les joues de Sofia, scandalise, muette, mais ne pouvant dtacher ses yeux de cette populace enferme entre quatre murs, domine par la voix aigre des clarinettes. Il y avait des multresses qui tortillaient la croupe, la prsentant celui qui les suivait, pour fuir prestement ensuite le geste agressif que leur incitation provoquait. Sur une estrade, une ngresse aux jupes releves battait en cadence avec ses talons le rythme dune guaracha sans cesse ponctue par lallusif refrain : Quand, ma vie, quand ? Une femme montrait ses seins, moyennant un verre de vin, prs dune autre, affale sur une table, qui jetait ses souliers au plafond, et relevait son jupon pour montrer ses cuisses. Des hommes de tout acabit et de toutes couleurs allaient vers le fond des tavernes, une main plonge dans la masse des fesses. Victor, qui vitait les ivrognes avec une habilet de cocher professionnel, semblait jouir de cet ignoble chahut, identifiait les Nord-Amricains leur faon de tanguer en marchant, les Anglais leurs chansons, les Espagnols parce quils transportaient du vin rouge dans des outres et des porrons. A lentre dune baraque, plusieurs putains en chemise accrochaient les passants, se laissant palper, enlacer, soupeser ; lune dentre elles, renverse sur un grabat sous le poids dun colosse la barbe noire, navait mme pas eu le temps de fermer la porte. Une autre dshabillait un mousse trop maigre, trop ivre pour se dbrouiller avec ses vtements. Sofia tait sur le point de crier de dgot, dindignation mais plus encore cause de Carlos et dEsteban que delle-mme. Ce monde lui tait si tranger quelle le regardait comme une vision denfer, sans rapport avec les mondes connus. Elle navait rien voir avec les promiscuits de ces lieux o venaient dbarquer des gens sans foi ni loi. Mais elle remarquait dans lexpression des garons quelque chose de trouble, de bizarre ; une attente,

  • pour ne pas dire un acquiescement, qui lexaspraient. Ctait comme si a ne leur rpugnait pas aussi profondment qu elle ; comme sil y avait entre leurs sens et ces corps trangers ceux de lunivers normal un soupon dintelli- gence. Elle imagina Esteban, Carlos, dans ce bal, dans cette maison, vautrs sur les lits de sangle, confondant leurs sueurs propres aux denses exsudations de ces femelles Se dressant dans la voiture, elle arracha le fouet des mains de Victor et dchargea un tel coup en avant que le cheval se mit galoper dun bond, renversant les polons dune marchande avec la barre de lattelage. Lhuile bouillante, le merlan, les petits pains et les pts se rpandirent, provoquant les hurlements dun chien chaud qui se roulait dans la poussire, achevant de scorcher avec des clats de verre et des artes de pagre. Un tumulte se propagea dans toute la rue. Ctaient plusieurs ngresses qui prsent couraient derrire eux dans la nuit, armes de btons, de couteaux, de bouteilles vides, lanant des pierres qui rebondissaient sur les toits, entranant des morceaux de tuiles qui tombaient des auvents. Puis ce furent de telles insultes, en voyant sloigner la voiture, quelles faisaient presque rire tant elles taient ordurires. Ce quune demoiselle doit entendre ! dit Carlos, lorsquils eurent rejoint lavenue par un dtour. Arrive la maison, Sofia disparut dans les tnbres, sans souhaiter le bonsoir.

    Victor se prsenta comme dhabitude la tombe de la nuit. Aprs un soulagement momentan, la crise dEsteban tait alle en saggravant pendant toute la journe, et atteignit de tels paroxysmes que lon pensait appeler un mdecin, dcision dune gravit exceptionnelle dans la maison, car le malade, rendu mfiant par de nombreuses expriences, savait que les formules pharmaceutiques ne produisaient quelque effet que pour faire empirer son tat. Suspendu la grille, face au patio, ladolescent, qui dans son dsespoir stait dpouill de tout vtement, restant tout nu sans sen rendre compte peut-tre, offrait un aspect lamentable. Avec les ctes et les clavicules si saillantes quon les aurait dites hors de la peau, son corps faisait penser certains gisants de tombeaux espagnols, vides dentrailles, rduits la peau tendue sur le squelette. Vaincu dans ses efforts pour respirer, Esteban se laissa tomber sur le sol, adoss un mur, la face violette, les ongles presque noirs, regardant les autres avec les yeux dun moribond. Son pouls

  • affol lanait des coups de boutoir dans toutes ses veines. Son corps tait enduit dune pte cireuse, tandis que la langue, sans trouver de salive, pressait des dents qui commenaient claquer sur des gencives blanches Il faut faire quelque chose ! cria Sofia : Il faut faire quelque chose ! Aprs quelques minutes dapparente indiffrence, comme m par une dcision soudaine, Victor demanda la voiture, annonan