44
Alexandre Colonna d’Istria et son temps colonna édition (1782-1859)

Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Extrait de l'ouvrage de Franci Pomponi, édité chez Colonna Edition en octobre 2010. Ouvrage disponible sur www.editeur-corse.com 208 pages, format 16 x 24 cm, 20 €

Citation preview

Page 1: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Alexandre Colonna d’Istriaet son temps

colonna édition

(1782-1859)

Page 2: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Ouvrage disponible à la vente sur

www.editeur-corse.com

Page 3: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Alexandre

Colonna d’Istria (1782-1859)

et son temps

Page 4: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps
Page 5: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Alexandre

Colonna d’Istria (1782-1859)

Francis Pomponi

et son temps

colonna édition

Page 6: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

ISBN : 978-2-915922-44-8

Colonna édition, 2010Jean-Jacques Colonna d’Istria

La maison bleue - Hameau de San Benedetto20167 Alata– Tel/fax 0495253067Mail : [email protected]

www.editeur-corse.com

© Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traductionréservés pour tous pays.

L’éditeur remercie particulièrement…

Christophe Luzi, ses parents et son oncle Dominique qui ont eu la patience et lascience de traduire intégralement le texte original « Ajaccio vindicata dall’accusadi cospirazione contro l’impero francese », en français. Le lecteur en trouveraun extrait significatif dans cet ouvrage. Une édition complète du pamphlet enfrançais sera d’ailleurs proposée aux lecteurs prochainement.

Antoine Colonna d’Istria pour l’extrait de l’arbre généalogique de la familleColonna d’Istria, tiré de la généalogie de la dite famille, qu’il a reconstituée etqu’il tient à jour avec passion. Le lecteur curieux pourra consulter en détail lesite qu’il a créé: www.colonnadistria.net

Michel-Edouard Nigaglioni, directeur du Patrimoine, pour le cliché de la couver-ture représentant le portrait du comte Alexandre Colonna d’Istria en costumede premier président de la Cour impériale de Bastia. Huile sur toile peinte parson propre fils, Pierre Colonna d’Istria, peintre d’excellente réputation. Cettetoile de très grand format a été peinte à Paris et fut présentée au Salon de 1857.Elle fut ensuite envoyée en Corse pour orner la principale salle d’audience duPalais de Justice de Bastia où elle y est toujours conservée.

...L’auteur remercie Xavier Versini qui a eu l’amabilité de relire le manuscrit etde lui faire part de remarques pertinentes et de corrections nécessaires.

Page 7: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

À Xavier Versini,

ancien président de la Cour d’assises de Paris

en hommage à son œuvre pionnière

sur le thème justice et délinquance en Corse

Page 8: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps
Page 9: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Traiter d’un personnage de la qualité et de la dimension d’AlexandreColonna d’Istria, d’abord procureur général sous l’Empire et auxpremiers temps de la Restauration (1811-1818) puis, durant

trente ans (1823-1853), Premier président de la Cour royale de Corse,au sommet de la hiérarchie de la magistrature, dans un départementoù la justice occupait une place particulièrement importante en raisondes problèmes de litigiosité et de violence régulièrement relevés par lesobservateurs contemporains, incite l’historien à dépasser le parti stric-tement biographique et à considérer l’intéressé comme un témoin etun acteur de son temps. Il apparaît dès lors en situation de révélateurde problèmes d’ordre social, comportemental, institutionnel ou politique,propres à mieux faire connaître une période qui demeure encore engrande partie terra incognita dans l’histoire de la Corse. L’exercice estpérilleux car le sujet, fil conducteur du propos, ne devra pas être perdude vue au profit des considérations générales qu’il peut inspirer, maisl’expérience vaut d’être tentée, tout autant que les sources le permettent.Or, de ce point de vue, rien n’eût été envisageable sans l’existence d’ar-chives privées aimablement mises à notre disposition par notre éditeurlui-même, Jean-Jacques Colonna d’Istria, « commanditaire » de l’opé-ration. Ainsi a-t-on pu compenser les limites, souvent regrettées par lesspécialistes, des ressources provenant des archives publiques concernantla période des monarchies constitutionnelles: on a vite fait le tour desfonds départementaux de la série M et la quête d’informations concernantla Corse du premier xIxe siècle tourne court, d’autant que le fonds alimen-tant la série U a été sinistré, au sens propre du terme, par la perte, dueau bombardement de Bastia de 1943, de pans entiers d’archives judi-ciaires. Limitées aussi, en raison, il est vrai, du parti biographique quiest le nôtre, les archives nationales réservent pourtant d’agréablessurprises au détour des rapports des préfets, des procureurs générauxou des dossiers individuels du personnel judiciaire et administratif.Épargnons au lecteur l’énumération de ces sources, nous engageant àrecourir à des notes infra-paginales 1 avec mesure, compte tenu du carac-tère non strictement universitaire, de cet essai qui répond à une demandeextérieure.

1. La plupart des notes sans référence renvoient aux pièces du fonds privé non classéde Jean-Jacques Colonna d’Istria.

Page 10: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps
Page 11: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

– I –

DE L’ANCIEN RÉGIME À LA RÉVOLUTION

DE JUILLET (1782-1830)

Un Cursus honorum ascensionnel

Page 12: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps
Page 13: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

AUX ORIGINES

Une ascendance nobiliaire entre mythe et réalités

Les realia tout d’abord concernant les ancêtres d’Alexandre, descen-dant de la noble famille des feudataires d’Istria, sans s’attarder surVincentello d’Istria, le plus illustre de la lignée, proclamé comte deCorse à Biguglia en 1430, fidèle serviteur du roi d’Aragon qui l’intronisaun temps vice-roi de l’île où il se dressa, en vain, contre la dominationgénoise 2. Restons-en aux temps modernes, au sens historique de l’ex-pression (xVIe-xVIIIe siècles) où on a déjà affaire à des féodaux affaiblispar l’opération de domestication de la noblesse insulaire entreprisepar Gênes 3. Au tournant du xVe et xVIe siècle, les familles seigneurialesdes Leca et des della Rocca rendues célèbres par Gian Paolo de Lecaet Rinuccio della Rocca, le premier étendant son hégémonie sur leVicolais, le Niolo et au-delà en direction de Calvi, le second s’imposantdans la région du Sartenais et du sud de la plaine orientale, ont étédéchues. En revanche celles des Istria, des Bozzi et des Ornano réus-sirent, au prix de compromissions avec les dominants, à conserverleurs fiefs, des vassaux et des droits féodaux (taille, erbatico, terra-tico 4), mais elles se trouvèrent cantonnées sur des territoires restreints,sous la surveillance tatillonne de la Sérénissime république. Des docu-ments authentiques, des pièces d’archives publiques et privées,suppléent pour cette période les données pas toujours fiables de lachronique médiévale et permettent de situer et de suivre l’ascendance

3

2. En dernier lieu, Philippe Colombani, Les héros corses du Moyen âge, Ajaccio,Albiana, 2010.3. F. Pomponi, Gênes et la domestication des classes dominantes en Corse au tempsde Sampiero, Études corses, n° 1, 1973.4. Droits de pacage et parts de récolte.

Page 14: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

des Colonna d’Istria dans la région du Bas-Taravo, dans leur fief(pieve d’Istria), centré sur l’habitat de Sollacaro, siège du « château »,plutôt rocca ou maison forte, de la famille dont les membres, au débutdu xVIIe siècle, s’égaillaient et vivaient dans de simples maisons devillages à Bicchisà, Petreto, Calvese, Casalabriva ou Olmeto. Tempsdifficiles marqués par les assauts des crises frumentaires liées au« petit âge glaciaire » (Leroy Ladurie), fatal aux troupeaux, par lesrévoltes de vassaux au cours des années 1610 5 et par l’emprise crois-sante de la Sérénissime république. Celle-ci en effet s’ingéra de plusen plus dans la gestion du fief et imposa aux seigneurs, affaiblis parles partages internes à la famille, des statuti qui réglaient le fonction-nement de la seigneurie, captant notamment en appel, au profit dugouverneur ou du commissaire d’Ajaccio, les causes judiciaires quirelevaient initialement des officiers seigneuriaux. Le comble de ladécadence est symbolisé par la fonction de « commissaire du fief »confiée à un Istria, c’est-à-dire la responsabilité de l’administrationde la seigneurie au nom de la Sérénissime, comme s’il s’agissait d’unesimple province gérée par un luogotenente 6.

Au service de Gênes

Cette forme de déclin affecta aussi les proches fiefs d’Ornano etde Bozzi et les alliances matrimoniales « entre voisins de même rang »ne suffirent pas à reconstituer une puissance digne des grands féodauxqui, au Moyen âge, se posaient en champions de la résistance à l’oc-cupation étrangère. Dès la fin du xVIe siècle, après le « baroud d’hon-neur » d’Ercole d’Istria qui avait suivi un temps le parti de SampieroCorso face aux Génois mais qui avait dû aller à Canossa 7, la principaleissue honorable pour les membres de la maison Istria, comme pourles Ornano et les Bozzi, avait consisté à se transformer en condottieriau service des « princes étrangers » et, de plus en plus, auprès de la

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

4

5. Antoine-Marie Graziani et José Stromboni, Une révolte populaire en Corse au XVIIe

siècle, les feux de la Saint-Laurent, Ajaccio, A. Piazzola, 2003.6. Il s’agit de Gio Carlo Colonna d’Istria qui avait pour mission « de faire cesser tousles abus et désordres qui peuvent exister en ce fief, apaiser les discordes et pacifier lesâmes aigries… poursuivre les voleurs et les assassins afin qu’ils tombent aux mains dela justice… »7. Épisode de 1566 rapporté tant par Anton Pietro Filippini dans son Histoire de laCorse, Tournon, 1594, que par Michele Merello, Storia della guerra d’Enrico II rè diFrancia in Corsica, 1607. Ercole après son pardon servit Gênes comme condottiere.

Page 15: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Sérénissime République elle-même qui fit appel à eux pour combattrele duc de Savoie ou faire face aux menaces du roi de France 8. Tel futle cas de l’ancêtre d’Alexandre, le Magnifico Rocco d’Istria dont letestament est conservé dans les archives familiales 9 En 1630 ilcommença à guerroyer pour le compte de Gênes comme chefde condotta, reconnu et intégré dans l’armée régulière avec le titrede capitaine, parce qu’il avait été en mesure de lever à ses frais troiscents hommes d’armes parmi ses propres vassaux ou les bannis de laRépublique qui erraient au maquis dans l’attente d’un engagementcomme soldats 10. Cette initiative fut réitérée quelques années plustard par son fils Alessandro en 1684 dans le cadre de la résistancegénoise aux pressions du roi de France. Le service de Gênes valaitreconnaissance d’un statut honorifique symbolisé par le titre deseigneur, l’appellation de Magnifico, le droit de port d’armes, celuide rester couvert devant les autorités et de pouvoir disposer de deuxpersonnes au titre d’une « garde rapprochée ».

Lors de l’insurrection anti-génoise qui éclate en 1730, les Istria,toujours sous la botte de Gênes, doivent aussi faire face aux revendi-cations de leurs vassaux récalcitrants, comme l’attestent les doléancesde ces derniers formulées cette année-là auprès du commissaireGirolamo Veneroso envoyé en Corse pour tenter d’étouffer dans l’œufl’insurrection par la voie de la conciliation 11. En pleine révolte, etencore au temps de Pascal Paoli, des Istria de la branche familiale àlaquelle appartient Alexandre sont toujours au service de Gênes, maisla branche parallèle, celle d’Ottavio Colonna d’Istria, a choisi le camp

5

8. Sur les soldats corses employés dans le Genovesato aux temps modernes, essen-tiellement dans la traque des bandits et des contrebandiers ainsi qu’aux frontièresavec le Piémont, Cf. Osvaldo Raggio, Faide e parentele, lo Stato genovese visto dallaFontanabuona, Torino, G. Einaudi éd. 1990, microstorie, 18.9. Le fait concerne déjà son père, le capitaine Alessandro d’Istria, le premier du nom,qui reçut en 1602 l’autorisation de Gênes de lever une compagnie pour le service deSa Majesté catholique. On se souvient d’Alfonso d’Ornano « récupéré » par le roi deFrance, lui et de nombreux mercenaires corses, au lendemain de la guerre dite deSampiero, son père, à l’origine de l’illustre lignée des Ornano au service des rois deFrance puis de l’Empire.10. Question que nous avons développée dans « Banditisme corse et ordre génois » in« Banditisme et violence sociale dans les sociétés méditerranéennes », Études Corses,n° 40-42, 1993.11. Ainsi que les demandes des feudataires eux-mêmes ; Cf. F. Pomponi, « Les cahiersde doléances des Corses de 1730 », BSSHNC, 610e fascicule, 1974. On retrouvera encoreles plaintes des vassaux d’Istria contre leurs seigneurs dans les doléances de 1789.

Page 16: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

des insurgés et ce dernier, membre du Conseil d’État au temps del’éphémère indépendance de la Corse sous Pascal Paoli est le repré-sentant du Père de la patrie dans le Delà des Monts 12. Il semblequ’alors l’histoire se répète, puisqu’à l’époque de la guerre de Sampiero,on relevait la présence des Istria « dans les deux camps ». Le choixdes ascendants directs d’Alexandre, moins glorieux du point de vueinsulaire, est conforme à cette tradition de service de la Sérénissimeque nous avons notée. Son grand-père, Marco Saverio, est qualifiéau temps de Paoli et de l’Ancien régime de soldato al servizio diGenova et il est encore en garnison en 1776 dans la région de Montaltoen Ligurie avec son fils, le père d’Alexandre, qui l’a accompagné etqui s’y trouve toujours au moment où son père fait son testament 13.

Un autre trait, en partie corollaire du précédent (le service deGênes), et qui caractérise les maisons nobiliaires de Corse, et doncles Colonna d’Istria, est cette ouverture sur l’extérieur, liée aux stra-tégies d’endogamie sociale attestées dès le Moyen âge et confirméesdans les cas de Gian Paolo de Leca et de Rinuccio della Rocca. Nousvoulons parler des alliances matrimoniales avec des familles noblesde la péninsule, de Gênes ou des riviere ligures. Concernant les Istria,des unions sont ainsi contractées avec des Doria 14 et des Gentile. Legrand-père d’Alexandre se marie en Ligurie et son propre père épouseune certaine Mauritia Crusoë des riviere de Gênes, ce qui confirmel’ancrage péninsulaire de la famille. Dans une autre branche procheet parallèle, cette pratique matrimoniale est allée plus loin, puisqu’uncousin Istria, installé à Savone, entre dans la famille des Galliano,

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

6

12. Le personnage est connu par la correspondance régulière qu’il a entretenue avecPaoli ; Cf. Ottavio Colonna d’Istria, lettere inedite, Ajacciu, Stamperia di A Muvra,1934. Rappelons aussi que Paoli était accueilli par des Colonna d’Istria à Sollacaro etque c’est là qu’il reçut Boswell.13. « soldat au service de Gênes, en garnison au lieu-dit Montalto, juridiction de Triora,territoire de la Sérénissime république de Gênes ». Le grand-père d’Alexandre symbolisebien la double attache, péninsulaire et insulaire de cette génération des Istria : dansson testament il fait un legs à l’hôpital Pammatone de Gênes et un autre à la chapelledu Rosaire érigée dans l’église paroissiale de Pietro (entendons Appietto). Par ailleursil fait promettre à son héritier légitime, Francesco Maria Cirico, le père d’Alexandre,de s’engager à faire les dépenses nécessaires pour la neuvaine habituelle qui se faitchaque année à la chapelle sous la titulature de Saint Antoine, érigée dans la dite égliseparoissiale de Pietro et de pourvoir ce jour-là au repas donné aux révérends pères.Francesco Maria Cirico devra exécuter ces vœux pieux pendant dix ans à partir dumoment où il sera rentré « in sua patria », en Corse.14. Alessandro, fils d’Ercole, avait épousé la Magnifica Placidia Doria au début duxVIIe siècle.

Page 17: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

nobles marquis de la région, dont il prend le titre. Il s’agit de GioPaolo, marquis de Galliano, resté en relation étroite avec la branche« cousine » d’Ottavio Colonna d’Istria lequel, après avoir été jusqu’en1769 le compagnon de Paoli, passa du côté des Français et servitcomme capitaine des grenadiers dans le régiment provincial corsesous l’Ancien régime.

7

Testament de Marco Saverio, grand-père d’Alexandre (1776).

Page 18: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

L’ancrage ajaccien

Ignace Alexandre 15 naquit à Ajaccio, le 30 juillet 1782, et noussaisissons là une autre caractéristique des feudataires du sud de l’île,qui consista à délaisser progressivement leurs fiefs d’origine, attiréspar le préside génois d’Ajaccio ou ses environs. Le fait est bien connupour le xVIe siècle avec les Ornano d’Ajaccio au service de Gênes,ennemis de Sampiero Corso et vengeurs de Vannina! D’autres Ornanoou des Bozzi, très tôt installés dans le préside, s’intégrèrent à l’élitelocale et contractèrent des alliances avec les familles patriciennesissues de Gênes ou des riviere, dont les Bonaparte. Vivre à la villerevêtait plus d’attraits que végéter dans l’horizon rétréci de leurs fiefsd’origine. Au début du xVIIIe siècle, Giuseppe, descendant de Rocco,était né à Sollacaro et il y vécut, comme ses ancêtres, sans doute dansdes conditions médiocres ; mais la présence de son fils, le MagnificoFrancesco Maria, est attestée à Ajaccio et c’est le premier de la branchequi nous retient ici à avoir noué des liens dans la région d’Appiettooù il contracta union avec une Maria Antonietta Gozzi, héritière d’unecasata reconnue comme gentilhomini par Gênes 16 . On a trace d’ungrand-oncle d’Alexandre, du même nom, qui épousa une Peraldi,originaire de Cauro, communauté proche d’Ajaccio 17, membre d’unede ces familles insulaires qui, comme les Martinenghi de Bastelica,avaient réussi à se faire une place dans le préside d’Ajaccio et quipossédait à Appietto des terres, dont la propriété de Prato qui échutpar succession aux Colonna d’Istria et qui abritera leur tombeau defamille. Celle-ci était à proximité du domaine de Pruno, sis sur leterritoire de la communauté voisine d’Alata, qui appartenait aux Pozzodi Borgo, et les liens entre les deux familles remontent à cette époque.Dès lors l’attache insulaire l’emporta sur celle de la péninsule.Francesco Maria Cirico, père d’Alexandre, né à Appietto en 1753,après avoir suivi son père en terre ferme, rentra à Ajaccio où la familleavait déjà pignon sur rue, tout en continuant à avoir des intérêts àAppietto. Là était également établie la branche familiale d'OttavioColonna d’Istria, alors plus célèbre.

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

8

15. Alexandre est ensuite devenu son prénom usuel.16. Titre distinctif reconnu aux familles de descendance nobiliaire ou prétendues tellespar la Sérénissime république de Gênes, équivalent des caporali ou des popolani dela terra di comune.

Page 19: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

La reconnaissance de noblesse

Ottavio est à l’origine de l’événement important que fut pour lesIstria, au lendemain de la conquête de la Corse par les Français sousLouis xV, la reconnaissance de leur noblesse à titre héréditaire parle Conseil supérieur, équivalent d’un parlement, en Corse comme enRoussillon, tous deux « pays conquis ». Vingt-quatre membres étaientconcernés et ils sont mentionnés dans les lettres patentes datées de1773, l’absence formelle du grand-père d’Alexandre, alors en Italie,ne lui portant pas préjudice. Ottavio Colonna d’Istria, cousin déjàéloigné de la branche d’Alexandre, œuvra pour l’ensemble de la lignée,ce qui ne l’empêcha pas d’entreprendre pour lui-même les démarchesqui lui valurent l’accès à la « noblesse titrée », sommet de la hiérarchiedans le processus des « révisions de noblesse » 18, en tant que comtede Cinarca, titre que cet ancien dignitaire du gouvernement de Paolidevenu fidèle du roi de France ne partagea pas avec ses cousins! Prisedans sa globalité, la mesure de reconnaissance de noblesse, au senspropre puisqu’il s’agissait de noblesse « reconnue » et non « acquise »par faveur royale, satisfaisait une vieille revendication qui figuraitdéjà dans les premières doléances des Corses en 1730, avant d’êtreformulée dans la Giustificazione de l’abbé Salvini au temps de Paoli.Le fait est capital pour comprendre les effets d’une insertion consentiedes Istria, comme des Ornano ou des Bozzi et, à moindre titre, d’autresfamilles qui accédèrent alors au « second ordre », dans la France desrois très chrétiens, auréolée de gloire et de grandeur. Ces lettrespatentes scellaient un véritable pacte de soumission et de fidélité à lamonarchie. Alexandre en portera la marque toute sa vie, nous y revien-drons ! Les preuves réunies par Ottavio et bientôt présentées sous laforme d’un ouvrage 19 mis à la disposition de tous les membres de lafamille Istria, provenaient en grande partie d’un premier recueil

9

17. Acte passé devant le notaire Pozzo di Borgo d’Appietto.18. Appellation consacrée pour désigner les circonstances où périodiquement les noblesdevaient « montrer patte blanche » et produire les preuves de leur appartenance au« second ordre » de la société d’Ancien régime.19. Origine et descendance de la famille Colonna d’Istria, édité chez la veuve Ballard,Paris, 1777. Édition rare, redécouverte au xxe siècle (1974) à partir d’un exemplairepossédé par le général Colonna d’Istria et publiée en traduction française par le chanoineFelix Buffière à Toulouse ; ouvrage à nouveau publié en texte original et en traductionfrançaise par Colonna édition, Ajaccio, 2008… la bible de la lignée des Colonna d’Istria !

Page 20: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

rassemblé par son cousin évoqué ci-dessus, Gio Antonio de Savone,pour prouver l’ancienneté de la noblesse des Istria, alors qu’il venaitde contracter alliance avec les Galliano. Il s’était alors adressé directementaux princes Colonna de Rome pour faire reconnaître l’appartenancedes Colonna de Corse à cette illustre famille, via l’ancêtre plus ou moinsmythique Ugo Colonna, noble romain envoyé en Corse au début du Ixe

siècle pour combattre les Sarrasins et qui aurait réussi à les chasser del’île, laissant sur place la descendance des seigneurs Cinarchesi dontse réclamèrent les familles Leca, della Rocca, Ornano, Bozzi et Istria.Pour l’essentiel, les « preuves » étaient tirées de l’Histoire de la Corsed’Anton Pietro Filippini parue pour la première fois à Tournon en 1594,qui intégrait la chronique médiévale de Giovanni della Grossa, sourcecomplétée par les récits d’autres historiens ou chroniqueurs génoiscomme Merello ou Villani. Gio Antonio disposait en outre sur la familleIstria d’archives familiales dont nous avons en partie fait état plus haut.

De là cette nouvelle focalisation qui s’accomplit alors sur le patronymeColonna, celui de l’illustre ancêtre éponyme, à l’image de ce qui s’étaitdéjà passé au xVIe siècle, lorsque les feudataires corses avaient ressentile besoin de « justifier » leur noblesse face au rejet dont ils étaientl’objet de la part de la Sérénissime. La démarche de Gio Antonio quiobtint la reconnaissance des titres et des filiations avec la familleColonna de Rome a contribué à l’adjonction systématique de ce patro-nyme à celui d’Istria, entérinée lorsqu’Ottavio accomplit en Corseauprès de la chancellerie du roi de France la même démarche que cellefaite par son cousin en terre ferme. Ce n’est pas le lieu de faire lalumière, si tant est que cela soit possible, sur la véracité des donnéesconcernant l’ascendance et l’arbre généalogique des Colonna d’Istria,surtout pour les « hautes époques » où elles relèvent autant du mytheque de l’histoire. Constatons que, pour les Istria comme pour les autresfamilles féodales qui avaient survécu, a prévalu, au moment décisif, lareconnaissance d’une noblesse « prouvée » depuis plus de deux centsans. C’était le point d’aboutissement des doléances élitistes des chefsdes « révolutions » du xVIIIe siècle qui n’eurent de cesse de dénoncer lelit de Procuste social qu’avait voulu leur imposer Gênes, avant que laFrance des rois n’instaure en Corse, comme dans les autres provincesfrançaises, les règles d’une « société d’ordre » fondée sur l’inégalitésociale.

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

10

Page 21: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Jeunesse et formation

Resserrons notre approche sur Alexandre, fils de Francesco MariaCirico (ou Ciriaco) et d’Anna Maria Maurizia. Il écoule son enfance àAjaccio, n’étant pas directement concerné, en raison de son jeuneâge, par l’agitation des esprits et les remous prérévolutionnaires etrévolutionnaires qui affectent ses aînés locaux, les Pozzo di Borgo,les Bonaparte ou les Peraldi à la fin de l’Ancien Régime. En 1789, onne s’étonnera pas de compter les Colonna d’Istria dans les rangs deces familles corses qui ne voient pas d’un bon œil la Révolution etqui serrent les rangs autour de Mathieu Buttafoco et de son beau-père François Gaffory, maréchal de camp nommé par Louis xVI pourseconder le commandant militaire Barrin et « contenir » le mouvement.Avec eux, les Fabiani de Balagne, les Boccheciampe du Nebbio, lesGalloni d’Olmeto ou encore les Baciocchi d’Ajaccio (dont le parrainet la marraine d’Alexandre), des royalistes qui devront s’exiler ou sefaire discrets, le temps de laisser passer « l’orage ». À cette époqueremonte un souvenir, consigné plus tard par un apologiste du Premierprésident 20, particulièrement révélateur de l’expérience du jeunegarçon. Nous sommes à l’automne de cette année 1792, alors qu’envue de l’expédition de Sardaigne, les volontaires nationaux de la« phalange des Marseillais » viennent de débarquer dans la ville avecl’escadre de l’amiral Truguet pour faire la jonction avec leurs homo-logues de Corse, dont les volontaires commandés par NapoléonBonaparte élu en avril lieutenant-colonel en second du bataillond’Ajaccio-Tallano. Cette intrusion des Marseillais, gens de sac et decorde, avinés et brutaux, des sans-culottes qui correspondent peu àl’image d’Épinal des combattants de Valmy, des gens mus par la hainede « l’aristocrate », s’adonnant à des scènes de violence, à des exécu-tions sommaires, à des criailleries et à des farandoles aux accents duça ira, va marquer les esprits 21. Sur leur passage les volets se fermentmais, entre les croisées, le jeune Colonna d’Istria assiste à la scènede lynchage d’un malheureux garde national corse traité d’aristocrate

11

20. Discours (publié) prononcé en 1859 par xavier de Casabianca aux obsèquesd’Alexandre Colonna d’Istria.21. Nous y sommes revenus dans un article récent sur « Pascal Paoli et l’image dutraître dans le discours jacobin », Études Corses, n° 67, 2008.

Page 22: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

tandis que la troupe régulière, en garnison à la citadelle, est consignéepour éviter d’autres incidents et que le général Raphaël de Casabianca,horrifié de tels comportements, prend la décision de ne pas pratiquerl’amalgame entre Corses et Marseillais en vue de l’expédition 22.Alexandre, rapporte xavier de Casabianca dans l’oraison funèbre qu’ilprononça du Premier président, n’oublia jamais et cette scène devaitconsacrer en lui une rupture déjà établie avec le nouvel ordre dechoses né de la Révolution.

Il accomplit sa première scolarité au collège royal d’Ajaccio, ex-collège jésuite, où il fait l’apprentissage des lettres et il en sort en 1796,alors que sa famille ne semble pas avoir été particulièrement exposéeaux « événements » qui ont marqué la période. Tout naturellementpeut-on dire, si on prend en considération la norme du cursus de forma-tion qui prévalait alors, celle de ses aînés de la génération précédente,Joseph Bonaparte, Charles-André Pozzo di Borgo ou encore Saliceti, ilva continuer ses études à la faculté de droit de la célèbre université dePise où il suit—ce qui est assez exceptionnel pour un étudiant corse del’époque—un cursus complet et assidu durant quatre années (1799-1803), certes entrecoupées par les habituelles interruptions universitaires.Il y acquiert une solide formation juridique qui lui permettra de réalisersa brillante carrière de magistrat: attentif aux leçons de ses maîtres,Carmignani, Poggi et Lorenzo Quartieri (cours d’institutions civiles), ils’intéresse accessoirement à la géométrie et à la mécanique. Relevonsla particularité de cette promotion d’étudiants corses à Pise qui, enraison des événements et de l’expansion du prosélytisme de la Francerévolutionnaire en Italie, Toscane comprise 23, ont obtenu des diplômesdélivrés, a nome della republica francese, prélude à ce qui se passerasous l’Empire avec la départementalisation de l’ancien duché des Médicis,la réforme de l’Université et la création de l’École normale de Pise.Alexandre est reçu docteur en droit in utroque jure ou, comme on disaitaussi laureato in ambi leggi et le 29 avril 1804 il revient à Pise retirer

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

12

22. Pascal Paoli, un peu plus tard, sera témoin de scènes analogues à Bastia à la suitedu débarquement à Saint-Florent d’une deuxième vague de Marseillais qui s’est dirigéevers la préside où elle s’adonna à des excès de même nature qu’à Ajaccio, là aussientraînant mort d’hommes, ibidem.23. Même si ce fut pour peu de temps, en 1799, avant la poussée contre-révolutionnairede la deuxième coalition et, à nouveau, lors du Consulat, après Marengo et avant laformation du royaume d’Etrurie.

Page 23: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

son diplôme, ce qui lui vaut une allocution personnalisée de réception(prononcée en latin) de la part de son professeur de droit public, Filippodel Signore. À quelques années d’intervalle, en 1809, son frère Antoinequi suivit le même cursus, prêtera aussi serment comme docteur endroit devant la Cour d’appel de Toscane avant d’entrer, comme lui, dansla magistrature, après avoir exercé quelque temps comme avocat.

13

Alexandre, docteur en Droit, l’allocution du professore Filippo del Signore.

Page 24: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps
Page 25: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

SOUS L’EMPIRE

l’« entrée dans la carrière »

En reprenant en main la situation au lendemain du 18 Brumaire,le Premier consul, en Corse comme dans les départements de l’Ouestoù existaient encore des poches de résistance contre-révolutionnaires,s’était montré sévère à l’égard des meneurs qui refusaient d’obtempéreret de déposer les armes. Les Colonna de Cesari Rocca, les Quenza, ouencore les Galloni et autres Sgiò de l’ancienne « terre des seigneurs »,en firent les frais et furent éliminés de la scène publique. On saitégalement comment Bonaparte traita sans complaisance les derniersopposants « jacobins », les « anarchistes », conspirateurs ou soi-disant conspirateurs, traqués par la police de Fouché. Joseph Arena,ancien fidèle et compagnon de combat du libérateur de Toulon puisdu général en chef de l’armée d’Italie, fut pour la Corse la victime laplus notoire de cet acharnement. En revanche, on n’a pas toujoursmis l’accent sur la politique d’amnistie, de radiation sur la liste desémigrés et de pardon à l’égard d’anciens adversaires, royalistes,paolistes ou partisans des Anglais. Ces opposants de la veille, sansforcément se rallier au nouveau régime — le chassé-croisé de 1814-1815 le révélera pour nombre d’entre eux ! — furent intégrés ou réin-tégrés dans des postes de responsabilité en tant que notables, sansdistinction d’origine ou de prises de position au cours des enjeux dela Révolution. Le jeune âge d’Alexandre, rentré de Pise en 1804, ayantconnu de près le mouvement révolutionnaire en Toscane, mais sansimplication particulière, joua également en sa faveur, d’autant quesa famille n’avait pas manifesté une opposition déclarée au change-ment. Par ailleurs, la Corse ne faisait pas exception à la règle dusystème impérial dont les innovations institutionnelles en matière

15

Page 26: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

électorale (collèges et liste des 600 plus imposés en ce qui la concerne)et administrative (conseil général et conseil d’arrondissement dontles membres étaient choisis parmi les notabilités les plus fiables surune liste soigneusement dressée par les préfets) témoignent de l’as-sociation des élites au fonctionnement de l’appareil d’État. Cette poli-tique d’ouverture, leitmotiv de nombreuses instructions adressées àl’administrateur général (Miot), au gouverneur-commandant militaire(Morand, puis Berthier) et aux préfets (Pietri et Galeazzini), servitl’ambition du jeune Colonna. On n’imagine pas alors quelque formed’exclusion qui aurait pu le concerner, lui qui appartenait à la vieilleclasse nobiliaire insulaire à laquelle les Bonaparte avaient rêvé d’êtreassimilés et ce n’était pas au moment où était instituée une noblessed’Empire, que l’on espérait amalgamer avec la noblesse d’Ancienrégime, que des mesures discriminatoires auraient pu être prises àl’encontre d’« aristocrates » comme Colonna, tout autant qu’ilsn’étaient pas inscrits sur des listes de suspects ou de « conspirateurs ».Comme officiers supérieurs de l’armée impériale, à côté des nouveauxpromus comme Casalta, Moroni, Sebastiani ou Cervoni, ne comp-tait-on pas les généraux Rossi, Arrighi de Casanova et Ornano — cesderniers apparentés aux Bonaparte — dont les familles avaient étéanoblies ou reconnues nobles sous l’Ancien régime ! Un Colonnad’Istria a pu aisément se faire une place aux côtés d’un Castelli, sonPremier président sous l’Empire, ou d’autres, non titrés, mais reconnuscomme faisant partie de l’élite sociale. Dans ce domaine s’impose laprise en compte importante, en ces temps de volonté régénératrice,de sa compétence pour les besoins du service de l’Etat et on mesuremieux le terreau favorable de son ascension sociale. Alexandre « entradans la carrière », disons dans la magistrature, en 1805 et il en feraprofession, sans discontinuité, durant 47 ans, « servant » sous cinqrégimes successifs (premier Empire, Restauration, monarchie deJuillet, seconde République et second Empire). Il y rejoignait lesBiadelli et les Suzzoni, mieux introduits que lui, il est vrai, en tantque gendres du général sénateur Raphaël Casabianca, et d’autrespartisans de l’Empire qui appartenaient au premier cercle des favoris,membres, pour ainsi dire, du « parti bonapartiste » insulaire 24.

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

16

24. Sur « le parti bonapartiste », F. Beaucour, Un fidèle de l’empereur en son époque,Jean Mathieu Alexandre Sari (1792-1862), Paris, 1972.

Page 27: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Sous l’aile protectrice des Chiappe

Encore faut-il tenir compte, au-delà des données telles que lecontexte politique favorable, l’appartenance à une bonne famille etla compétence, des relations sociales qui ont mis le pied à l’étrier àColonna d’Istria, ce qui n’est d’ailleurs qu’un élément corollaire desinnés et des acquis signalés plus haut. Alexandre, de retour d’Italie,comme le cursus habituel le voulait, commença par s’inscrire aubarreau d’Ajaccio où il se signala en plaidant avec succès des causesimpliquant des notabilités locales… On ne peut s’empêcher de penser,en termes de continuité dans le changement, à Charles Bonaparte, àSaliceti et à d’autres anciens étudiants en Droit de l’université de Pisesous l’Ancien Régime ! A-t-il été aidé, disons recommandé, suivantl’expression consacrée et une pratique déjà institutionnalisée, pouraccéder, à l’âge de 25 ans — donc avec dispense nécessaire — à l’im-portante fonction de procureur impérial près le tribunal de premièreinstance d’Ajaccio? Sans doute, mais s’agissait-il déjà de la protectiondes Chiappe ? C’est difficile à dire. Toujours est-il que ces derniers,et plus précisément Pierre-François, le frère du conventionnel AngeChiappe, qui était alors procureur général à la Cour impériale, pesèrentd’un poids décisif sur la carrière d’Alexandre.

Le cas de cette famille originaire de Sartène, mais très tôt établieà Ajaccio, est emblématique de l’ouverture politique évoquée plushaut. Le conventionnel avait plutôt été dans le camp paoliste en 1793que dans celui des « républicains ». C’est d’ailleurs Paoli qui avaitproposé et soutenu sa candidature à la Convention où, une fois élu,il avait siégé dans les rangs des Girondins. Un temps commissaire enLigurie au moment de l’occupation d’Oneglia (1794), négociateur avecle Piémont pour le compte de la France à la veille de la guerre d’Italie,il avait condamné la Terreur avant la chute du « tyran », l’appellationcourante qu’on donnait alors à Robespierre. Après le 9 Thermidor ilavait renoué avec Paoli, contre Saliceti plus que contre Bonaparte ilest vrai, et avait fait face comme représentant en mission de laConvention thermidorienne au mouvement insurrectionnel toulonnaisde prairial an III dans lequel Saliceti était impliqué. Chiappe remplitson mandat de député jusqu’au rétablissement de la Corse françaiseet républicaine en 1796 (donc sous le Directoire, puisque les nouveaux

17

Page 28: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

représentants de la Corse n’étaient pas encore élus !). Il effectua alorsson retrait de la vie politique à la suite d’une déclaration très remarquéesous forme de « lettre à mes commettants » où il les mettait en gardecontre « les intrigants » et les « anarchistes », comme on disait alors,pour désigner ceux que les historiens appellent plutôt aujourd’huides néojacobins. Satisfait par le 18 brumaire censé marquer la fin dela Révolution et le rétablissement de l’ordre public, il donne des gagesau nouveau régime qui fait de lui un ambassadeur dans les pays duNord puis aux Etats-Unis, avant de le réintégrer comme sous-préfetà Alba dans l’Italie napoléonienne entre-temps départementalisée.Quant à son frère Pierre-François, déjà magistrat sous l’Ancien régime,il fut recommandé sous le Consulat, en germinal an VIII, par LucienBonaparte lui-même, alors ministre de l’Intérieur, auprès de soncollègue ministre de la Justice « en raison des persécutions qu’il avaitéprouvées du temps de l’occupation anglo-corse ». Il accéda ainsi auposte de procureur général près la Cour d’appel de la Corse siégeantalors à Ajaccio, sommet de la hiérarchie du parquet 25.

Réinsérés dans les structures de pouvoir, les Chiappe marquèrentpar leur influence la vie relationnelle d’Ajaccio et de Sartène. On nesaurait dire exactement à partir de quand le procureur général « remar-qua » le jeune Colonna alors avocat ou déjà procureur impérial. Restequ’avant 1810 celui-ci était reçu avec bienveillance à la maison deChiappe qui le prit sous sa protection. À quel moment ce dernier a-t-il jeté son dévolu sur ce jeune et brillant magistrat de bonne famillequi se présentait comme un beau parti pour sa fille? Progressivementsans doute. Ce qui est sûr, c’est qu’à la mort de Pierre-François, surve-nue en octobre 1811, ce fut Alexandre qui lui succéda comme procureurgénéral 26 (la recommandation est ici implicite) et… ce n’est pas fortuit…quelque temps après, Alexandre épousait Cecilia, la fille du défuntprocureur. Il ne manquait en effet au processus de sa consécrationcomme haut magistrat que cette dernière touche relevant de la pratiquedes stratégies matrimoniales. Notre homme est alors âgé de 30 ans,ce qui nécessite une nouvelle dérogation pour pouvoir entrer en fonc-

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

18

25. Sur Pierre-François Chiappe, Archives nationales, BB 6/1.26. Un décret venait d’instituer la Cour impériale d’Ajaccio et l’installation solennellede ses membres eut lieu le 29 août. M. de Castelli en était le Premier président etPierre-François Chiappe procureur général. Alexandre devint alors pour peu de tempsavocat général.

Page 29: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

tion. Dès lors, Ange Chiappe, devenu « l’oncle vénéré », aura l’œilsur le couple et lui viendra en aide dans les moments difficiles sousla Restauration 27. Avec cette promotion semblait se confirmer pourle jeune procureur général l’ancrage ajaccien qui était celui de safamille, mais pour peu de temps! Retenons pour l’heure deux épisodesde l’histoire de la Corse sous l’Empire auxquels Alexandre Colonnad’Istria a été mêlé et qui permettent de mieux cerner le personnage.

La pseudo-conspiration d’Ajaccio

En 1809, une obscure affaire secoue la ville impériale et va avoirdes répercussions jusqu’au sommet de l’Etat lorsque l’Empereur lui-même en sera informé et interviendra. Nous voulons parler de la soi-disant « conspiration d’Ajaccio » qui aurait eu lieu contre les autoritésdu régime, contre Morand et contre l’Empereur lui-même, à l’initiativede protagonistes originaires d’Ajaccio et des environs qui seraiententrés en relation avec l’ennemi, les Anglais, chassés de Corse en1796, mais toujours présents dans les parages, croisant au large dugolfe, prêts à se livrer à des incursions ponctuelles sur les côtes et àtromper la vigilance des batteries 28. On aurait même surpris desconciliabules tenus chez l’habitant, en présence d’officiers de SaMajesté Georges III, en vue de leur livrer la place. Le général Morand,commandant la 23e division militaire, d’une anglophobie maladivecertes, mais dont la mission principale était de défendre l’île contreune éventuelle descente d’un ennemi qui était bel et bien à craindre,crut au complot et, décidé à user de ses pouvoirs d’exception, rentraprécipitamment de Bastia, où il se trouvait en déplacement, pourmettre en place à Ajaccio une commission militaire et juger les coupa-bles, court-circuitant une fois de plus les tribunaux de premièreinstance et la Cour d’appel locale. La commission comprenait, outreMorand, commandant-en-chef chargé de la haute police, un colonel,un chef de bataillon et dix militaires réunis pour la circonstance à la

19

27. Son fils Jean-Jacques rallié aux Bourbons en 1814 et décoré de la légion d’honneurfut par la suite officier d’ordonnance de Napoléon lors des Cent jours, avant de poursuivreune carrière militaire sous la Restauration.28. La question n’est pas vaine et, dans les annales de la marine, on a conservé lesouvenir de « la bataille de Sagone » en 1811.

Page 30: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

citadelle d’Ajaccio. Une vingtaine de prévenus étaient impliqués parla cour militaire qui siégea le 20 juillet 1809 pour juger ledit complot.La commission en acquitta la majorité mais en condamna quatre à ladéportation à vie, bien qu’elle n’ait pas pu réunir à leur encontre despreuves suffisantes de leur culpabilité 29.

Il s’avéra très vite en effet, en dépit d’une sévère instruction àcharge, que le dossier était vide, comme le constatera plus tardl’Empereur lorsqu’il mettra un terme à cette affaire qui aura eu pourconséquence sur place de perturber les esprits, d’encourager l’oppo-sition et d’indigner une majorité d’Ajacciens. Le préfet lui-mêmeconsidéra que la condamnation n’avait aucun fondement réel, que lecomplot n’avait jamais existé et il appuya le recours en grâce descondamnés en faisant état d’un large mouvement d’opinion favorable.Ces derniers formulèrent en effet dès 1809 une requête au ministrede la Justice où ils clamaient leur innocence et faisaient professionde foi de fidélité à l’Empire. C’est alors que le procureur impérialAlexandre Colonna d’Istria, qui n’avait pas eu à connaître de l’affaireen raison de la procédure d’exception, réagit et rédigea, pour exprimerson indignation, un factum qui s’intitulera pour la postérité Ajacciovendicata 30 lorsqu’il sera publié… sous le Second Empire 31 ! Maispeu importe que, dans la foulée de l’événement, ce pamphlet quicircula sous cape, n’ait pas eu une grande audience ! Le texte nousintéresse moins par l’écho qu’il a pu avoir ou ne pas avoir sur lemoment que par ce qu’il révèle sur l’état d’esprit de son auteur 32.

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

20

29. Ils furent déportés à Pier Chatel dans l’Ain, ce qui ne manqua pas de rappeler lamesure plus sévère encore prise à l’encontre des Fiumorbais emprisonnés à Embrun.Parmi les condamnés figuraient Clément Padovani, François Levie, fils de feu Jean-Antoine propriétaire à Ajaccio.30. Ajaccio vendicata delle’accusa di cospirazione contro l’impero francese nel 1809,del conte Alessandro Colonna d’Istria, Bastia, Fabiani, 1860. Également, BSSHNC,1904, fasc 282-288.31. A l’initiative de Philippe Caraffa, alors bibliothécaire de la ville de Bastia : « cetécrit est une œuvre de jeunesse de notre grand magistrat le comte Alexandre Colonnad’Istria. On le publie comme morceau d’histoire de la patrie, en exemple de mauvaisegestion, ce qui a presque toujours été le cas chez nous, comme miroir du courage del’écrivain. Il ne fut pas publié en son temps, car on ne le pouvait ; mais il circula partoutet, arrivé jusqu’à l’empereur, il ébranla l’autorité de Morand. Nouveau titre à la mémoiredu Premier président Colonna. »32. Comme principales sources sur cet épisode, Ambrogio Rossi, Osservazioni storichesopra la Corsica dell’abbate Ambrogio Rossi, livre xVI, BSSHNC, n° 286-288 ; F.-O.Renucci, Storia di Corsica et Vérard, la Corse résumé des divers écrits relatifs à cette

Page 31: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Le patriotisme de Colonna d’Istria

C’est une œuvre de jeunesse, comme l’avait déjà relevé PhilippeCaraffa, rédigée en italien, lingua materna encore des élites corsesde la génération d’Alexandre, en forme de plaidoirie, dans un styleampoulé et nourri par une argumentation redondante propre à larhétorique du monde de la toge. Faut-il l’interpréter comme une prisede position bonapartiste, une forme indirecte de soutien au régime,compte tenu du fait que l’essentiel du message consiste à s’indignerqu’il y ait pu avoir complot contre l’empereur ? En effet, plusieurspassages attestent des marques d’attachement à sa personne et aurégime impérial. Il y est ainsi question de la « felice aurora dell’18Brumaire che rilevo la Francia dallo stato di avvilimento in cui ilflagello rivoluzionario l’avea gettata e che l’ha resa l’arbitra dellenazioni » 33. L’allusion est claire et courante alors sous la plume desthuriféraires de Napoléon, le héros qui a su mettre un terme auxdésordres de la Révolution, et cela correspond bien à ce que noussavons par ailleurs de Colonna d’Istria, adepte en tout temps du « partide l’ordre ». Nous avons déjà fait allusion à l’amer souvenir qu’il avaitgardé du passage en Corse des sans-culottes marseillais en 1792 etnous y reviendrons à propos de la révolution de 1848! L’auteur devaitêtre sincère en parlant de governo piu giusto. Respectueux de l’Empire,il l’est lorsqu’il célèbre « il felice regno di Napoleone » et là encore ilne manque pas d’opposer ces temps heureux aux « momenti terribilidell’anarchia, delle divisioni e delle disgrazie » 34, une autre façond’exprimer son ralliement tout en rejetant les régimes nés de 1789,globalement placés sous le signe de l’anarchie. Attachement réel ausouverain et fidélité à l’Empire ?… Oui, mais sans plus et en termesde convenance propres au genre du factum !

En revanche, le texte se présente plus nettement comme une initia-tive patriotique, une manifestation de colère contre le fait qu’on aitpu penser que la ville qui allait devenir en 1811 le chef-lieu de la Corse

21

île, tome II, éd. Alain Piazzola, Ajaccio, 1999. Comme référence bibliographique,Célestin Bosc, La conspiration d’Ajaccio contre la France en 1809 d’après la corres-pondance officielle, Paris, 1905. Également, Archives nationales, BB 3 144.33. « l’heureux aurore du 18 Brumaire qui releva la France de l’état d’avilissement oùle fléau de la Révolution l’avait jetée et qui fit d’elle l’arbitre des nations. »34. « les moments terribles de l’anarchie, des divisions et des malheurs », Ajacciovendicata, p 249.

Page 32: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

ait pu trahir son appartenance à la patrie, entendons à la France.C’est sur cette ligne de pensée que l’auteur s’est le plus situé. Parlantde la Corse, et pas seulement d’Ajaccio, il dit que « la perfidie la plusinsensée et la faiblesse la plus injuste ont tenté de l’avilir, de la discré-diter et de la marquer de la tache infâme d’avoir trahi la patrie, conspirécontre la sûreté de l’Etat en étant d’intelligence avec les ennemis dela France avec la perverse et odieuse Angleterre 35», au risque, ajoute-t-il, de renouveler les « torbidi tempi che hanno desolato per tantianni la Francia » 36. Ailleurs encore on lit qu’il intervient au nom de« l’onor della patria vilipesa » et Colonna prône « devozione allaFrancia » et « odio implacabile contro l’Inglesi 37».

Cette profession de foi patriotique est évidemment compatibleavec les marques d’attachement à l’Empire, mais elle se situe sur unregistre quelque peu différent, celui de la fidélité de la Corse et d’Ajaccioà la France… quel qu’en soit le régime politique, est-on tenté de dire !Plus que comme une marque de fidélité à la Grande nation 38, le patrio-tisme de Colonna doit plutôt être interprété comme l’expression d’unhéritage frappé du sceau de l’attachement d’une vieille famille nobiliaireà une intégration nationale qui remontait au temps des rois et del’Ancien régime. À relever toutefois un certain amalgame avec lesouvenir « corsiste » qui fait que, tout en affichant la fidélité à laFrance, Colonna d’Istria se réclame de l’exemple des anciens, celuides patriotes corses du temps de la révolte contre Gênes, qui avaientlutté pour la liberté 39.

La dimension proprement ajaccienne de l’affaire, bien ressentiepar Colonna, est à replacer dans le contexte local où le clan bonapartisten’entretenait pas de bons rapports avec un gouverneur doté des pleinspouvoirs et qui contrariait son influence. Morand s’était fait fortd’avoir l’appui en la circonstance de Ramolino et d’autres fidèles de

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

22

35. Dans le texte : « la perfidie la plus insensée et la faiblesse la plus injuste ont tentéde la discréditer et de l’avilir et d’imprimer la tache infâme d’avoir trahi la patrie etconspiré contre la sûreté de l’Etat »36. « Les temps de troubles qui durant tant d’années ont désolé la France. »37. « l’honneur de la patrie vilipendée… le dévouement à la France… et la haine impla-cable envers les Anglais. »38. Expression à connotation révolutionnaire remontant à 1797.39. Cette sensibilité est perceptible dans le préambule du texte : « La Corse, célèbrepar les vertus de ces hommes courageux qui secouèrent le joug de ses oppresseurs etvénérée par toutes les nations pour ses héros que les trompettes de la renommée hono-rent et immortalisent, désirait donner à la patrie de nouvelles preuves de bravoure… »

Page 33: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

l’empereur comme Jérôme Levie dont un cousin, Levie Pedifalco,était pourtant impliqué dans la dénonciation, mais il se faisait desillusions. Les membres de la famille impériale et du « parti » (lepremier carré ajaccien peut-on dire), le préfet du Liamone, reléguédans un rôle de second plan, trouvaient injustifié ou pour le moinsexagéré le régime d’exception exercé par un homme autoritaire, brutal,qui n’entendait pas partager son pouvoir et qui ne supportait ni pres-sions ni coteries. Dans une certaine mesure, l’acharnement du gouver-neur à trouver des coupables « ajacciens » apparaissait comme uneforme de règlement de compte envers un milieu qui entretenait volon-tiers un esprit de cabale à son égard 40. Dans ces conditions, sans êtremembre de ce cercle restreint, Colonna ne pouvait qu’être encouragéà prendre l’initiative que l’on sait.

L’infâme Morand

Son indignation vise explicitement le général Morand, commandanten chef gouverneur de l’île, placé à ce poste par le Premier consul en1803 pour succéder à Miot et qui jouissait encore de la confiance del’empereur au moment du soi-disant complot 41. À travers la dénon-ciation de « l’ambizioso amor del potere » est mis en cause son pouvoirde haute police et l’usage qu’il en fait. L’abbé Ambrogio Rossi, auteurdes célèbres Osservazioni, dont les dernières en date portent sur lapériode napoléonienne considérée ici, éclaire cette tranche d’histoirelocale d’autant mieux qu’en tant qu’Ajaccien, il a vécu sur place l’évé-nement et que, comme Alexandre, il s’y est impliqué. Lui aussi s’enest pris à Morand, comme la plupart des membres des grandes famillesajacciennes influentes qui entendaient garder un contact direct avecl’Empereur, libérées de la tutelle de ce gouverneur militaire qui leurfaisait écran : « tout était calme, écrit Ambrogio Rossi, n’était-ce les

23

40. Morand obsédé par le complot des Ajacciens se plaint des autorités locales et meten cause le maire Levie qui veut défendre son parent et Ramolino. Il considère que« la ville d’Ajaccio est le point le plus difficile à gouverner de toute la Corse en raisonde l’influence que certains personnages que j’ai eu l’honneur de vous signaler (Conti,Braccini, Cuneo, Maestroni) se croient autorisés à exercer sur toutes les autorités. » Ilse dit inaccessible à leurs intrigues.41. C’est ce thème que nous avons retenu en annexe I. Sans reprendre ici les péripétiesliées au complot, relevons que parmi les témoignages de l’époque, c’est celui de Colonnaqui est le plus détaillé et le plus précis. Il a su en particulier rendre compte de l’état depsychose qui a gagné la population, du rôle des manipulations, des rumeurs et de l’at-mosphère obsidionale qui s’était répandue dans la ville.

Page 34: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

abus incessants du gouverneur » et il se faisait l’interprète de l’opinionpublique en condamnant les excès de la conscription et de la hautepolice : « Que la haute police aille au diable ! » s’exclamait-t-il et « quela justice soit rendue conformément à la loi ! » Le chroniqueur, témoinde son temps, écrit explicitement qu’avant même la conspirationd’Ajaccio, Colonna d’Istria et son protecteur Chiappe, tous deux,rappelons-le, procureurs généraux, avaient dénoncé en haut-lieu lesprérogatives et le comportement de Morand, ce qui avait provoquél’ire de celui-ci à leur égard : « Ils ont osé, se plaignait Morand,dénoncer ma conduite au ministre ! » Il leur demanda et obtint d’euxdes excuses formulées en présence de Castelli, Premier président dela Cour impériale. Avant même l’affaire de la conspiration et depuisles sévères représailles effectuées par Morand dans le Fiumorbo, l’opi-nion publique était remontée en Corse et la magistrature était enpremière ligne. C’est sur ce terrain que se plaça Colonna dans sonfactum qui relançait le débat sur le statut d’exception que connaissaitla Corse en matière judiciaire. Il développa dans son Ajaccio vendicataune argumentation de juriste, de constitutionnaliste même peut-ondire, digne de l’enseignement du célèbre Filangieri dont il n’avait pasété directement l’élève mais dont il s’était imprégné des préceptesjuridiques à travers les leçons de ses maîtres pisans qui lui enseignèrentle droit public. C’est bien l’étudiant fraîchement émoulu encore del’enseignement qu’il avait reçu qui se livre dans ce brûlot à une attaqueen règle et documentée contre les abus d’autorité et la justice militairequi sévissait en Corse sous la férule de Morand. Les pouvoirs extra-ordinaires d’alta polizia y sont vilipendés en termes violents et imagés:ils sont, écrit Colonna d’Istria, « simili al’acqua forte che bruccia ovetocca » et ils ne devraient être mis qu’entre des mains « purissimeed integerrime » 42, ce qui n’était manifestement pas le cas. Colonnava très loin dans ce domaine et n’hésite pas à prendre à partie Morand,certes avec la prudence de l’incognito, à propos de la répressionexercée par celui-ci dans le Fiumorbo, à l’encontre du capitaineSabini 43 : « piangono gli uomini da bene sulla sorte dello sventurato

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

24

42. « Comme l’eau-forte qui brûle quand on la touche… et qui ne devrait être misequ’entre des mains très pures et intègres. », Ajaccio vendicata, p 203.43. Sur les événements du Fiumorbo, Ambrogio Rossi, op. cit. livre xVI, BSSHNC, fasc.277-282, ainsi que F.-O. Renucci et Vérard, cités plus haut, comme sources principales.

Page 35: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

capitan Sabini di Fiumorbo. 44» Dans le même opuscule, il s’en prendà Portafax de Bonifacio, homme de main du gouverneur, qui se disaitauditore allo scagno del generale 45 et qui s’était signalé dans l’exercicedes basses œuvres de police. Il rappelle le décret du 17 messidor an xIIqui ne soumettait au jugement des commissions militaires que les délitsd’espionnage et d’enrôlement à l’ennemi dans la ligne de la loi du 12brumaire an V qui plaçait déjà ces délits sous la compétence des conseilsde guerre permanents… ce qui n’était pas le cas dans l’affaire du soi-disant complot! En fait, dit Colonna, qui a du mal à contenir sa colère,on faisait passer devant ce type de Cour de Justice des gens « vagamenteaccusati di varii delitti e specialmente di essere stati d’intelligenza agliInglesi, di averne ricevuto danari » 46, avec le risque d’inventer de fauxcomplots, comme ce fut le cas à propos d’Ajaccio. En juriste déjà expé-rimenté, au nom du droit, Colonna se livre à une critique serrée de laprocédure. Cela permet de le ranger non pas dans le camp des détracteursde l’Empereur mais dans celui, bien représenté en Corse sous l’Empire,des défenseurs de l’Etat de droit. Le milieu judiciaire auquel appartientColonna y est alors particulièrement sensible car il est marginalisé,contourné par la pratique de la justice d’exception aux mains de militaires« incompétents » 47. Colonna s’en prend au « potere giusdiziaro ammi-nistrato da persone intruse, dal generale fino all’ultimo caporale » 48.Cet argument se retrouve sous la plume de F.-O. Renucci dans sa Storiadi Corsica et il sera développé dans divers écrits de Salvatore Viale,cette fois en renfort d’une condamnation plus globale du régime napo-léonien et même de la mise en cause de l’appartenance de la Corse à laFrance, ce qui est très différent, nous l’avons dit, du point de vue deColonna d’Istria. Celui-ci est plus proche des membres du barreau oude la magistrature de Bastia, des Biadelli, Rigo et autres qui, tout enrestant fidèles au régime, s’érigèrent en défenseurs du bon droit et dela légalité. Ce sera au temps des monarchies constitutionnelles le leitmotivdu courant libéral animé par les gens de robe, qui se battront pour le

25

44. « les hommes de bien pleurent sur le sort du capitaine Sabini du Fiumorbo »45. « auditeur du bureau du général »46. « vaguement accusés de divers délits et plus particulièrement d’avoir été d’intelligenceavec les Anglais et d’en avoir reçu de l’argent ».47. Nous avons déjà abordé cette question dans « l’état des esprits en Corse au tempsde Napoléon », in Napoléon et la Corse, Musée de la Corse, Albiana, Ajaccio, 2009.48. « un pouvoir judiciaire administré par des intrus depuis le général jusqu’au simplecaporal. »

Page 36: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

rétablissement du jury en Corse. Justice et politique amorcent dèsl’Empire un mouvement de rencontre et cela vaut pour Colonna d’Istria.

Nous retrouvons celui-ci tout au long de cette affaire qui ne setermina qu’en 1813. Il fait figure de « conseil » dès le début en 1809lorsque les accusés font un recours en Cassation, que leurs avocatscontestent la régularité de la commission militaire et l’attaquent pour« incompétence et excès de pouvoir ». Relevons-ici l’argument avancépar le procureur général suivant lequel, conformément à la législationantérieure, « les tribunaux militaires n’ont d’attribution que sur lesindividus militaires ou assimilés à eux en raison de leurs fonctions »et la référence à la constitution de l’an VIII qui établit que « le crimede conspiration relève des tribunaux ordinaires ». Colonna est encoreprésent en 1812 lorsqu’un groupe de notables, dont Jean-BaptisteFrasseto, juge de paix, son beau-frère Braccini et le maire d’AjaccioFrançois Levie, têtes de file du « parti bonapartiste » ajaccien, rédigentune pétition pour obtenir la grâce des condamnés, et il exprime publi-quement sa satisfaction lorsque l’Empereur prend la mesure de grâceen 1813 en leur faveur.

Mai 1814: La justice rendue au nom du roi de France

Les enseignements de la deuxième circonstance à laquelle nousfaisions allusion concernant l’implication d’Alexandre dans les événe-ments de l’époque vont dans le même sens que ce que nous venons devoir à propos de la conjuration [sic] d’Ajaccio.

Rappelons succinctement les faits : à l’issue de la malheureusecampagne de France, l’Empereur abdique à Fontainebleau le 8 avril1814; or, presque dans le même temps, à Bastia a éclaté une insurrectionséparatiste d’inspiration paoliste et pro-anglaise, à l’initiative de SalvatoreViale et de Fredien Vidau 49. C’est le point culminant d’une vague demécontentement qui provient pêle-mêle des difficultés de la conjoncture,de la politique religieuse du régime, de la « décapitalisation » de laville au profit d’Ajaccio survenue en 1811, des prélèvements forcés, dela présence des Croates à la citadelle et de l’état d’insécurité qui s’est

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

26

49. F. Pomponi, « Tentative de sécession bastiaise et troubles populaires en Corse auprintemps 1814 », Études corses, n° 46-47, 1996.

Page 37: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

installé dans le pays. Les insurgés n’hésitent pas à faire appel auxAnglais qui viennent de se rendre maîtres de la Toscane sous le comman-dement de l’amiral Lord Bentinck dont la flotte croise au large du Capcorse. Le général anglais Montrésor, mandaté par son supérieur, inter-vient directement à Bastia, prend la direction des opérations et laisseplaner, avec le consentement plus ou moins tacite des rebelles, la pers-pective d’une Corse replacée sous la tutelle de l’Angleterre. La situationest confuse, les convictions sont ébranlées et, tandis que les initiateursdu mouvement cherchent à rallier l’intérieur, opérant une marche endirection de Corte et d’Ajaccio, Montrésor, outrepassant ses pouvoirs,avance ses pions et gagne par voie de mer le chef-lieu de départementoù il présente un ultimatum au général Bruny qui commande la subdi-vision militaire du Sud. La bataille est symbolique et tourne autour descouleurs qu’il convient d’arborer. Bruny cède et accepte que le drapeauanglais soit hissé en haut de la citadelle. Poussant plus loin son avantage,Montrésor exige qu’en signe d’allégeance la justice soit rendue en Corseau nom de Sa Majesté Georges III, un pas de plus vers la restaurationd’un royaume anglo-corse dont manifestement s’accommodent lesinsurgés bastiais, alors qu’on ne connaît pas encore le sort réservé àl’île par le traité de paix. Alors se produit le coup d’éclat du procureurgénéral… ou du premier président Castelli, car un doute subsiste surle véritable instigateur de l’initiative rapportée en des termes trèsproches par les principaux témoins du moment, historiens et mémo-rialistes 50. Avec l’assentiment des membres de la Cour impériale siégeantencore à Ajaccio, Alexandre Colonna d’Istria oppose un refus catégoriqueaux prétentions du général anglais. Le texte de cette déclaration du7 mai 1814 qui ébranla le général Berthier, alors qu’il venait de céderdevant l’ennemi, vaut d’être rapporté:

« La Corse est un département français et rien n’indique à ce jourqu’elle ait cessé de faire partie intégrante de la France… elle n’a étéremise au général Montrésor par le comte général Berthier qu’à titrede dépôt et de ce fait la Cour ne saurait, sans trahir son honneur etses devoirs les plus sacrés, rendre la justice autrement qu’au nom deSa majesté Louis XVIII roi de France. »

27

50. Par F.-O. Renucci, Storia di Corsica, Vérard, La Corse ou résumé des divers écritsrelatifs à cette île… et A. Rossi, Osservazioni storiche déjà cités.

Page 38: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Le temps des girouettes?

Notre magistrat patriote tint bon et refusa lorsque, quelque tempsaprès, Montrésor lui offrit la même place de procureur général de lanouvelle Cour suprême qu’il entendait instituer avec l’assentimentdes paolistes et des pro-anglais auxquels il avait déjà distribué despostes de conseillers 51. Cette Cour ne devait d’ailleurs jamais êtreréunie car Montrésor fut désavoué par son supérieur et on ne tardapas à apprendre que la Corse, en vertu des traités, resterait française.La prise de position d’Alexandre, que lui-même et son fils aîné érigerontcomme un titre de gloire en diverses circonstances, fait moins figured’acte d’allégeance à l’Empire ou de ralliement aux Bourbons que demanifestation de fidélité à la France. On a beaucoup glosé sur « letemps des girouettes » qui marqua la période 1814-1815 52 mais le casde la Corse et de Colonna d’Istria est assez particulier car, plus qued’idéologie royaliste, républicaine ou bonapartiste, il s’agissait d’ap-partenance nationale et la grille de lecture de nombre de comporte-ments du moment ne s’accommode pas d’une simple interprétationen termes de « retournements de veste ». On a du mal à qualifier de« girouettes » ces fonctionnaires ou militaires qui jusque-là servaientl’Empire et qui se signalèrent en 1814, au lendemain de l’abdicationde l’Empereur, par leur ralliement à Louis xVIII, lorsqu’on prend encompte cette menace d’un retour au royaume anglo-corse annoncépar Bentinck lui-même, commandant général de l’armée britanniquesur les côtes et dans les îles de la Méditerranée. N’est-on pas parailleurs en présence d’une des toutes premières circonstances où s’af-firme le concept de continuité du service public en cas de changementde gouvernement ou de régime ? Les deux aspects — le troisième qui

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

28

51. Refus exprimé dans des termes proches de la déclaration ci-dessus : « Monsieur legénéral, j’ai reçu avec un exemplaire de votre règlement du 2 de ce mois, la lettre quevous m’avez fait l’honneur de m’écrire le même jour, portant avis de ma nominationde procureur général de la Cour suprême de justice que vous avez organisée à Bastia.Je dois à la confiance que vous m’avez témoignée et aux principes d’honneur et defidélité qui me caractérisent, de vous déclarer qu’institué par le gouvernement françaisà la place de procureur général près la Cour d’appel d’Ajaccio, je ne puis ni ne doisaccepter de place que du même gouvernement, parce que la Corse continue à fairepartie intégrante de la France et que j’ai déclaré ne pouvoir rendre la justice au nomdu roi d’Angleterre. »52. Dans un livre récent, Pierre Serna y est revenu surtout à propos du passage del’Empire à la Restauration, La république des Girouettes, 1789/1815 et au-delà, uneanomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

Page 39: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

renvoie à l’image de la girouette à proprement parler ne devant paspour autant être totalement éliminé — se retrouvent dans le cas dexavier Giubega. À peu de temps d’intervalle de la déclaration deColonna, ce sous-préfet de Calvi qui avait été nommé préfet de Corsepar l’empereur, mais qui n’eut pas le temps de prendre son poste, futtancé par Montrésor car il refusait de hisser le drapeau britanniquesur la citadelle. Sa réponse au général anglais est de même natureque celle faite par Colonna d’Istria, à la différence près que l’attache-ment à la patrie est connoté ici d’attachement à la Grande nation :

« J’ai été jusqu’au dernier moment fidèle au gouvernement ancienet j’en ai fait rigoureusement exécuter les lois et les instructions: on nepeut me faire un crime de cette conduite qui d’ailleurs a été celle detous les fonctionnaires publics de France. J’ai refusé de faire éleverdans Calvi l’étendard de la rébellion et de seconder les efforts que lecomité de Bastia ne cessait de faire pour provoquer la séparation dela Corse de la France et nous induire à insulter et chasser les troupeset les employés français et à saccager les magasins du gouvernement.J’ai pensé que l’intérêt et l’honneur prescrivaient aux Corses

de suivre en tout temps le sort de cette grande nation. » 53

Ces cas ne sont pas isolés et on peut signaler ceux de simplescitoyens qui exerçaient alors des fonctions à l’échelle municipale oucantonale et qui, dans les mêmes circonstances, alléguèrent les mêmesraisons 54. Ainsi dans le canton de la Porta où deux partis s’affrontaient,l’un pro-anglais et l’autre patriote, à propos des couleurs à hisser surle clocher de l’Église : les bonapartistes furent rappelés à l’ordre parMontrésor parce qu’ils avaient descendu l’étendard britannique pourle remplacer par le drapeau blanc en apprenant que la Corse resteraitfrançaise. Cela ne devait pas empêcher les mêmes adeptes de la fleurde lys en 1814 (les Pompei et les Sebastiani du canton) de se révélerà nouveau ouvertement partisans de l’Empereur au moment des Centjours et de devenir membres actifs du mouvement carbonaro-bona-partiste d’opposition aux Bourbons sous la Restauration. De même

29

53. Vérard, op.cit., p 119, lettre à Montrésor du 24 mai 1814, souligné par nous dansle texte. On relèvera cette fois le recours au concept de « grande nation ».54. Cf. « L’état des esprits en Corse au temps de Napoléon » art. cit.

Page 40: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

30

Annonce de la remise de la décoration de la Fleur de Lys à alexandre Colonna d’Istriale 25 juin 1814

Page 41: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

31

Giubega, « bourbonien » par fidélité à la France en 1814, accepta leposte de préfet de Corse au service de Napoléon lors des Cent jours,faisant état cette fois de l’argument que les Bourbons étaient « revenusdans les fourgons de l’étranger » ! Rien n’est simple, nous le savonspar ailleurs, lorsque les sensibilités ou les convictions particulièressont confrontées à la question de la légitimité de l’Etat !

Pour en rester à Alexandre, la dignité de son attitude le 18 avril1814 lui valut, peu de temps après l’arrivée en Corse du commissaireextraordinaire Milet de Mureau, représentant de Louis xVIII, unefois la décision prise que la Corse demeurerait française, la remisede la décoration de la fleur de lys précieusement conservée dans lespapiers de famille. Revenons sur les Cent jours, pour en finir avec lapériode napoléonienne de la vie d’Alexandre. La junte animée par lecommandant Poli, fidèle de l’Empereur débarqué en Corse depuisl’île d’Elbe et chargé de la reprise en mains de l’île en vertu du décretdu 24 février 1815, s’établit à Corte en avril 1815 et un de ses premiersactes fut d’appeler auprès d’elle les responsables des différents services« afin de s’entourer de toutes les lumières qui peuvent la mettre enétat de répondre à la confiance ». Alexandre Colonna d’Istria qui étaitconvoqué en tant que chef du parquet, rappelle cet épisode à l’occasiond’un de ces retours sur le passé qui émaillent sa correspondance. Ilécrit : « Je n’ai pas voulu me rendre à cette invitation le 19 avril, étantconnu que le gouvernement avait changé en France et que le bruits’était répandu en ville que j’avais été remplacé par Cuneo. » Or, enavril, les « patriotes » partisans de l’Empereur, sous la conduite deSanto Tavera, revenu comme Poli de l’île d’Elbe pour restaurerl’Empire, venaient d’établir le camp « bonapartiste » de Stileto auxportes d’Ajaccio :

« Je pensai mettre ma famille en lieu de sûreté, ajoute Alexandre,car j’étais des plus menacés par les gens du camp… Je me retirai àAppietto le soir du 19 et je refusai de passer par Ajaccio malgré l’in-vitation qui me fut faite par Tavera. Le 21 avril, étant informé que lescocardes tricolores étaient communes à Ajaccio, sachant qu’on allaitcommettre des excès en entrant dans la ville, je me déterminai à allervoir M. Tavera pour l’engager à se conduire avec modération et à nepas se laisser guider par les mauvaises têtes qui l’entouraient. »

Page 42: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Dans un autre texte Colonna déclare que la junte avait décidé dele mettre sous surveillance courant avril mais on sait aussi que dès le9 mars 1815 il était entré au conseil municipal d’Ajaccio par ordonnancede Sa Majesté le roi et celui qui lui signifia cette nomination fut lemaire Martinenghi, le père de son futur gendre, champion de la résis-tance de la bourgeoisie ajaccienne aux menaces des patriotes, cesmanants et bergers de l’intérieur, « descendus » de la vallée de laGravona et de Bastelica qui, tout en arborant le drapeau tricolore,menaçaient de piller leurs récoltes et de brûler leurs maisons decampagne et leurs moulins. Colonna d’Istria avait choisi son camp etpris la précaution de se réfugier « au village », pour éviter de subir cequ’il avait senti venir, une mini-cucagna 55 des paesani installés dansles murs d’Ajaccio. Ces derniers demandaient réparation aux possé-dants qui durent négocier à prix d’argent avec Tavera, leur chef, leurretrait de la ville. Une fois annoncée l’issue de la bataille de Waterloo,on peut imaginer facilement notre procureur général arborant à laboutonnière la décoration à la fleur de lys que Milet de Mureau luiavait remise l’année précédente.

ALEXANDRE COLONNA D’ISTRIA ET SON TEMPS

32

55. Terme employé dans la tradition pour désigner les « représailles » des gardesnationaux introduits dans Bastia en juin 1791 contre ceux qui avaient déclenché dansla ville une manifestation contre-révolutionnaire en signe de protestation contre l’ap-plication de la constitution civile du clergé et l’ élection de l’évêque Guasco.

Page 43: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

SOUS LA RESTAURATION

Entre la roche tarpéienne et le Capitole

Une fois l’intermède des Cent jours passé et le département revenusous l’autorité des Bourbons, la Corse tarde à retrouver une normalitépar rapport à l’ensemble national pour des raisons qui sont en partieles mêmes qu’au temps du Consulat. En tant que « petite patrie » deBonaparte elle est l’objet d’un regard particulier fait de défiance etmême de rejet de la part de la monarchie restaurée 56. Elle souffreaussi de son particularisme, de son archaïsme et de la violence desmœurs qui font douter des chances de son intégration nationale, fauted’avoir atteint un niveau suffisant de « civilisation », comme on disaitcommunément alors. De là, au lendemain de l’élimination del’Empereur, un certain flottement dans la manière de gouverner cedépartement que Sir Elliot avait déjà qualifié d’ungovernable rock,un temps d’hésitations et le maintien d’un régime d’exception héritéde l’Empire mais adapté aux nouvelles circonstances. Sans aller jusqu’àsa mise hors constitution, comme cela avait été le cas sous le Consulat,sa situation trouble justifie la présence d’une autorité forte, militairede préférence, dotée de pouvoirs spéciaux, en mesure d’intervenirpromptement, de « balayer le terrain » et de préparer un retourprogressif au régime d’un département comme les autres. Pas deterreur blanche à proprement parler, mais la nécessité d’un retour àl’ordre face aux troubles récurrents, conséquence de la violence privée,de la pratique vendettaire et de l’agitation qui s’installe dans leFiumorbo à laquelle l’action du commandant Poli, fidèle de l’empereur,donne une connotation de résistance bonapartiste… l’équivalent, ensens inverse, de la queue du mouvement des émigrés qui avait amenéle Premier consul à envoyer Miot en Corse comme administrateur géné-ral en le dotant de pouvoirs exceptionnels puis, au nom du maintiende « l’ordre public », le général Morand qui y exerça l’alta pulizia.

33

Ouvrage disponible à la vente sur

www.editeur-corse.com

Page 44: Alexandre Colonna d'Istria (1782-1859) et son temps

Traiter d’un personnage de la qualité et la dimension d’Ignace Alexandre Colonnad’Istria, d’abord procureur général sous l’Empire et aux premiers temps de laRestauration (1811-1818) puis, durant trente ans (1823-1853), Premier président

de la Cour royale de Corse, au sommet de la hiérarchie de la magistrature, dans undépartement où la justice occupait une place particulièrement importante en raison desproblèmes de litigiosité et de violence régulièrement relevés par les observateurscontemporains, incite l’historien à dépasser le parti strictement biographique et àconsidérer l’intéressé comme un témoin et un acteur de son temps. Il apparaît dès lorsen situation de révélateur de problèmes d’ordre social, comportemental, institutionnelou politique, propres à mieux faire connaître une période qui demeure encore en grandepartie terra incognita… L’auteur se propose de donner la place qu’il mérite dansl’histoire de la Corse du xIxe siècle à ce magistrat éminent, grand serviteur de la Justiceet de l’Etat au temps des monarchies constitutionnelles. Lors de l’inauguration de sonportrait (peint par son fils Pierre, notre couverture) et placé en 1866 dans la salled’audience du nouveau palais de Justice de Bastia, le procureur général Bécot rendaithommage en ces termes au comte Alexandre Colonna d’Istria décédé en 1859 :

« M. Le Comte Colonna fut sans contredit un Premier président de la grande école…Je ne dirai pas de la vieille école… et cependant il avait, par certains côtés, des affinitésirrécusables avec le passé. Il y tenait par son origine, par ses racines, en quelque sorte,étant né d’une famille noble et ancienne. Il goûtait peu les changements en politiquecomme en législation. Il voulait attendre qu’une innovation eût réussi pour l’appelerun progrès… Il a vu se dérouler autour de lui le cercle complet des révolutionspossibles, depuis son enfance qui s’était écoulée sous l’antique royauté jusqu’à savieillesse qui saluait le retour de l’Empire ; de sorte que sa vie, commencée sous lalégitimité par le roi, s’achevait sous la légitimité par le peuple. »

20€

ISBN : 978-2-915922-44-8

Francis Pomponi a été professeur des universités et anotamment exercé ses fonctions d’enseignant à la Facultédes Lettres d’Aix-en-Provence et de recherche à la Maisondes Sciences Humaines de la Méditerranée. Il est l’auteurd’une Histoire de la Corse (chez Hachette), a dirigé lacollection du Mémorial des Corses et rédigé de nombreuxessais ou articles sur la Corse replacée dans son horizonméditerranéen, dans des revues spécialisées, parfoismalheureusement difficiles d’accès.Récemment, il a publié, chez « Colonna édition », un essaisur les imbrications politiques et sociales dans la vendettaen Corse au xIxe siècle : Vendetta, justice et politique enCorse : l’affaire Viterbi, 1789-1821.

En couverture : Portrait en pied du comteIgnace Alexandre Colonna d’Istria, en cos-tume de premier président de la Cour impé-riale de Bastia. Huile sur toile peinte parson propre fils, Pierre Colonna d’Istria.Photo : Michel-Édouard Nigaglioni.