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Alexandre Dumas - Impressions de Voyage. Quinze Jours Au Sinai

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Alexandre Dumas - Impressions de Voyage. Quinze Jours Au Sinai

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  • OEUVRES COMPLETES

    D'ALEXANDRE DUMAS

    QUINZE JOURS AU SINA

  • tllIUSCOLINIltPBIMEBIEDELAGNT

    OEUVRESCOMPLETESD'ALEXANDRE DUMASPUBLIESDANSLACOLLECTIONMICHBLLVT

    A c! 1Amaury 1AngePiton., 3Astanio. 2UneAventured'a-monr. l

    Aventuresde JohnDavys. 2LesBaleiniers. 2LeBiarddeManlon3

    Black. 1LesBIancsetlesBIeus3LaBonilliedelacom-tesse Berthe. tLaBouledeneige 1Bric--Brac 1

    EnCadetdefamille.3LeCaplainePamllhiletLeCapitainePanl.. 4LeCapitaineRhino.4LeCapitaineRichardtCatherineBlam. 1Causeries. 2Ccile. 1CharlesleTmraire.2LeChasseurdeSauva-gine. 1

    LeChteaud'Eppstein2LeChevalierd'Har-Mutai 2LeChevalierdeMai-,. son-Rouge.

    2LCollierdelareine.3Lacolombe.- zaitrIdamleCalabrai., 1LesCompagnonsdeJhu

    3LeComtede*Monte-

    Cristo 6La ComtessedeCharnv. 6LaComtessedeSa-lisbury. 2LesConfessionsdelamarquise. 2Consciencel'Inno-cent. 2CrationetRdemp-tion.LeDocteurmystrieux. 2

    LaFilleduMarquis2LaDamedeMonsoreau3LaDamedeVolupt.SLesDeuxDiane. 3LesDeuxReines. 2Liendispose. 2LeDramede93 3LesDramesdelamer 1LesDramesgalants.LaMarquised'Es-coman. 2EmmaLyonna. 5

    LaFemmeancollierde velours. t

    Fernande 1UneFilledurgenttFilles,LorettesetCourtisanes. iLeFilsdnforat 1LesFrrescorses.. iSabrielLambert. tLesGaribaldiens..tGauleet France. tGeorges 1UnGilBlasen Ca-lifornie 1LesGrandsHommesenrobedechambre:Csar. 2HenriIV, LouisXIII,Richelieu..2LaGuerredesfemmes2

    Hist.demesbtes.. 1Histoired'uncasse-noisette 1L'Hommeauxcontes. 1

    LesHommesdefer. 1L'Horoscope 1L'Ile de Fen. 2i mpressionsdevoyage:En Suisse. 3UneAnneFlorence. 1 L'ArabieHeu-reuse. 8

    LesBordsdnRliin2- LeCapit.Arena.,- LeCaucase. 3- LeCorricolo 2- Le Midide laFrance. 2- DeParisCadix.2QuinzejoursanSinal. 1

    En Russie. *- LeSpcronare.. 2Le Vloce.. - 2LaVitlaFalmieri.1Ingnce.2IsaacLaquedem. 2Is'ibeldeBavire..2Halienset Flamands.2IvanlioedeWalterScott(Irdaetit.)..2JacquesOrtis. 4JacqnotsansOreilles.tJane tJehannela Pucelle..ILouisXIVetSicle4LouisXVet sa Cour.2LouisXVIet laR-

    volution

    2LesLouvesdeMa-checoul. 3MadamedeChamblay.2

    LaMaisondeglace. 2LeMatred'armes..1LesMariagesdupreOlifus fLes Mdicis. tMesMmoires. 0MmoiresdeGaribalditMm.d'uneaveugle.2Mmoiresd'unm-decins Balsamo..5LeMeneurdeloups,tLesMilleetunFan-tmes. t

    LesMohicansdeParis *LesMortsvontvite. *Napolon. 1UneNuit Florence.1Olympede Clves.. 3LePageduduc.deSavoie 2Parisienset Provin-ciaux. 4

    ~LePateurd'Asbbourn2Paulineet PascalBruno. 1

    UnPaysinconnu..1LePreGigogne.. 2LePrelaRuine.. tLePrincedesVoleurs2PrincessedeMonaco.3LaPrincesseFlora..qu'il venait de faire sur ses ennemis. On avait rendu leurcadavre cette magnifique hospitalit qu'ils avaient exercependant leur vie, et ils reposaientdans des tombeaux splen-dides et vastes commedes palais.En sortant de ces monumens, nous en visitmes un der-

    nier qui nous sembla le plus ancien de tous ceux que nousavions vus; les murs taient lzards dans toute leur ten-due, et ouverts mmeen plusieurs endroits. Au-dessus d'unede ces fentes, Mohammednousfit remarquer, trace par unpote persan, cette phrase, qui nous parut passablementobscure: Chaque crevasse de cet antique difice est unebouche entr'ouverte qui rit de la pompe passagre des de-meures royales. Nous avions pass deux heures peuprs au milieu de la

    cit des morts, et nous en avions visit les plus beaux din-

  • 106 IMPRESSIONSDEVOYAGE.

    ces; il tait temps de rejoindre nos Arabes: nous nous ache-minmesdonc vers le premier tombeauque nous avions vi-sit, toujours escorts de nos perviers, accompagnsde noschiens et ctoys par nos fantmes; cependant, commesi cecortge fantastique tait, par une puissance suprieure, re-tenu dans sa ville funbre, il s'arrta la porte qui donnaitsur la plaine des vivans. Nous en prmes cong sans regretpour revenir notre tente. Quelquetemps encorenous en-tendmes les cris des perviers et le hurlement des chiens;mais, rassurs par le silence et par la nuit, les uns retrou-vrent leurs aires de marbre, et les autres leurs niches degranit: de sorte qu'au bout de quelque temps toute rumeurmourut et qu'aucun bruit ne troubla plus l'cho de la citmortuaire, que nous avions pour un moment tire de sonsommeilternel.A notre retour, nous trouvmesnos Arabes assis en rond

    autour d'un feu qu'ils avaient allum, et se racontant deshistoires. Derrire eux leurs chameaux,couchs et confon-dus avec le sable, dont ils ont la couleur, formaientun se-cond cercleplus tendu: notre tente tait dresse l'cart ;c'tait le moment de jeter un coup d'.'l en masse sur cettetroupe qui devait nous accompagner, et en dtail sur ce?hommes qui nous avionsconfinotre vie.

    ARABES ET DROMADAIRES.

    Le chefou chelkse nommait Toualeb; petit, maigre, ner-veux, il avait, quoique laid, une expression de physionomieaffableet sympathique; il parlait peu et brivement; sa pa-role fortementaccentueet son regard rapideexeraientune

  • QUINZEJOURSAUSINA1. 107surveillancecontinuelle sur nos Arabes, et nous emes plusd'une occasion par la suite de juger de l'excellencede soncoupd'oeil et de l'nergie de son caractre.A sa gauchetait Bchara,avec qui j'avais dj fait con-

    naissance dans la cour de l'htel, et qui m'avait prouv lanoblesse de ses chameauxet dmontr toutes leurs qualits.Son embonpointne dpassait pas celui de son chef; mais au-tant ce dernier tait svre et taciturne, autant l'autre taitrieur et bavard:tantquele jour duraitil chantait, assissursonchameau, et, ds que le soir tait venu, Scheherazadedu d-sert, il racontait impitoyablementses histoires ses cama-rades, jusqu' ce qu'il les et endormis. Alors il prenait leparti demonologuerencore un instant, puis enfinil s'endor-mait son tour. Cette loquacit perptuelle, si prcieusedans les longues routes pour ceux qui la nature a donnun caractre moins parleur, faisait deBchara l'idole de sescamarades; et si Toualeb tait le chef pendant le jour, aus-sitt le soleil couch le sceptre du commandementpassait Bchara, sans conteste et sans rclamation.De l'autre ct deToualeb tait le frre d'armes, l'ami, le

    confident de Bchara: c'tait un Arabe herculen nommAraballah, parfaitementbien vu du chef et respect du restede ses camarades parce qu'il tait le plus robuste de latroupe. C'tait le premier lanc en avant lorsque quelqueinquitude rembrunissait le front de Toualeb; c'tait le der-nier endormi lorsque le soir Bchara racontait ses ternelleshistoires : aussi Toualeb et Bchara faisaient de lui un casextrme; c'tait le bras de l'un et l'oreille de l'autre.Le seul, aprs ces trois hommes, qui mritt d'tre remar-

    qu tait Abdallah,notre cuisinier. Il tait entr au servicesur la recommandation de monsieur Msara, et sur l'assu-rance qu'il avait tudi son art sous les meilleurs matresdu Caire. C'tait leur condamnation vivante; il est impossi-ble de se figurer les impurs mlangesque cet empoisonneurapprtait pour nos repas.Nous ne parlons pas de Mohammed,notre vieil ami, qui

    nous avait suivis d'Alexandrie et nous accompagnait encoredans ce voyage.Quant au reste de la troupe, il n'y avait rien en dire som

  • 108 IMPRESSIONSDEVOYAGE.te rapport intellectuel; du ct physique,c'taient de vrita-bles enfans du dsert, grles, dlis et souples comme desserpens, maigres et sobres commeleurs chameaux.Aussi, cette premire inspection, vmes-nousde quelle minimeimportanceavait d tre pour eux le rabais de leur nourri-ture; pendant cette premire halte, il ne fut pas questionpour eux de repas. Nous pensmes que, commenous, ilsavaient soup avant de quitter le Caire, et nous entrmesdans notre tente sans nous en occuperdavantage.Je me jetai sur mon tapis, parfaitement rassur sur la

    bonne foi de nos guides et par consquent sur la sret duvoyage; nous tions en tout dix-huit hommesbien arms, etnous formions un cortge assez respectable. L'unique sujetd'inquitude qui me restt tait la bossedemesure de cesmalheureux dromadaires, sur laquelle, priv d'triers sur-tout, je ne voyais aucune raison pour rester plus de cinqminutes; enfin, je m'endormis dans la confianceque Dieuest grand et misricordieux.Au point du jour Je m'veillai et je sortis sans bruit de la

    tente. nourrissant la mauvaisepensede choisir le plus petitdes trois dromadaires. Je trouvai nos Arabesveillset seKlant leurs btes; je fis un signe Bchara, dont je dsiraisparticulirement me faire bien venir, et je lui dis de meconduire ma monture. Nos trois dromadaires taient age-nouills les uns prs des autres, le cou allong commedesserpens, et, dans cette pose, il tait difficiledejuger de leurhauteur; je tournais autour d'eux pour les examiner, lors-que Bcharamedit de ne pas trop m'approcher de leurs t-tes. Je lui demandai s'il y avaitquelquedanger, et si leur ca-ractre dmentait cet air timide et langoureuxqui faisait lecharmeparticulier deleur physionomie;il merpondit qu'onavait vu des dromadaires, sans avertissement,saisir le brasou la cuisse d'un homme,et les briser commedu verre; unde ses camarades, qu'il me montra, avait t victime,dansle prcdentvoyage,d'un accident pareil; et quelquesjoursavant notre dpart du Caire, un honnte Turc, qui achetait,sans penser mal. de la marmeladeen rouleaux dans un ba-zar de comestibles, avait t saisi par son turban et enlevde terre, o il tait retomb sans connaissance.On s'tait

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 109

    7

    empress autour de lui pour le secourir; mais on s aperutbientt que le haut de sa tte, crne et cervelle, tait restdans le turban. Au reste, les dromadaires faisaient cela sansmchancet comme sans malice, et dans ces rares mouve-mens dejoie ou de mauvaise humeur qui dtruisent parfoismomentanment l'quilibre des plus heureux caractres.Jamais Bchara n'avait t plus religieusement cout,

    jamais un de ses discours ne s'tait grav plus profond-ment dans l'esprit de son auditeur. Je lui prouvai immdia-tement combien j'apprciais ses conseils, en faisant un d-tour, et en m'avanant, du ct de la queue, vers le droma-daire sur lequel j'avais jet mon dvolu. Il tait couchnonchalamment les jambes replies sous lui et le cou ten-du; de sorte que la selle, dans cette situation, tait lahauteur d'une selle place sur le dos d'un cheval ordinaire.Je rsolus de faire, avant que les autres arrivassent, et enprsence de mon ami Bchara, un essai sans importance ap-parente, mais dont le rsultat devait tre de me familiariseravec l'animal. En consquence, comme si j'avais l'espritparfaitement libre, je m'accrochai en fredonnant au pom-meau de la selle et aux cordages qui en pendaient, et aprsles trois lans classiques, j'enjambai le monticule et metrouvai cheval; mais peine tais-je affermi, quema bte,qui savait sa profession de dromadaire aussi bien que moimon mtier de cavalier, releva brutalement tout le train dederrire, ce qui me mit immdiatement le nez huit poucesplus bas que les genoux, et me valut dans la poitrine uncoup atroce du trusquin de la selle, qui est lev de prsd'un pied et termin par une boule de bois orne de cuivre.Au mmeinstant, le train de devant se releva avec la mmespontanit que j'avais remarque dans son prdcesseur letrain de derrire, et je sentis que le dossier de la selle merendait avecusure dans les reins le coup que le pommeaum'avait donn dans la poitrine. Bchara, qui ne m'avait pasperdu un instant de vue pendant mes exercices de voltige,me fit remarquer l'excellente combinaison de ces deux pro-minences sans le secours desquelles je serais invitablementtomb en avant ou en arrire ; Bchara m'avait fpit fette ju-dicieuse remarque avec un visage riant, commeVil etToalu

  • 119 IMPRESSIONSDEVOYAGE.me prouver que j'tais ingrat envers ma selle ; je commen.ai ds lors le considrer comme un mauvais plaisantAussi, lorsqu'il me proposa de redescendre, je lui rponditd'un ton mprisant, quoique au fond je sentisse que je m'a-vanais beaucoup, que je resterais l tant qu'il me plairait,et que ce n'tait pas son affaire; Bcharacomprit son incon-venance, et m'invita, pour se raccommoderavecmoi, pro-fiter de ma situation pour regarder le paysage.En effet, du point levo j'tais parvenu, j'embrassais

    un horizon immense. Le dromadaire s'tait lev comme iltait couch, la tte au nord et la queue au midi. J'avais ma droite les tombeaux des califes adosss la chane nuedu Mokkatan,dont la cime tait dans la lumire et la basedans l'ombre; devantmoi, le champde bataille d'Hliopolis,et ma gauchele Caire, dont les minarets tincelaient auxpremiers rayons du soleil. Cette vue magnifique,appuyeauNil, me donna l'envie de complter ma jouissance en em-brassant le cercle oppos. Je tirai le licou de mon droma-daire pour le faire pivoter sur lui-mme; mais il ne parutpas s'apercevoir de mon intention; je tirai plus vigoureuse-ment, il leva la tte; je runis aussitt toutes mes forces, etil semit marcher droit devant lui. Alors, dfaut de labride, je voulus user de mes jambes; mais je m'aperus quecette prtention tait visiblement incompatible avec mesmoyensnaturels; je fus donc forc, commemon dromadairemarchait toujours et me conduisait tout droit Damiette,d'appeler Bchara mon aide; il accourut sans rancune,arrta l'animal; et lui prsentant quelques fves dans lecreux de sa main, il le fit tourner sur lui-mmeavec la do-cilit de l'ne savant, de sorte que je me trouvai en facedel'autre horizon.Celui-l commenaitau vieuxCaire, et s'tendait jusqu'

    la fort de palmiers qui couvreMemphis,et au-dessus des-quels s'lventles cimes des pyramidesde Sakkara; droiteles pyramides de Gyzeh, gauche la chane du Mokkatan,qui remonte dans la direction du Nil et va se perdre dans lahaute gypte; plus loin le dsert, visible par la penseaudel de l'horizon, et dont on pressent l'immensit commecellede l'Ocan.

  • QUINZEJOURSAUSINAI. illJ'tais la fin de ma contemplation lorsque la toile de la

    tente se souleva, et Mayeren sortit. Je ne fis pas semblantde le voir ; cette distraction me donnait un air d'aisance quiflattait mon amour-propre. Cependant, tout en feignant dene pas regarder de son ct, je jetai un coup d'oeil sur lui,et je vis que, moins matre de ses sentimens que moi, j'taisl'objet, sinon de son admiration, du moins de son envie, etqu'il aurait bien donn quelque chose pour tre ma place;le fait est que la galerie tait beaucoup plus considrablequ'un quart d'heure auparavant, les Arabes ayant chargleurs chameauxet n'attendant plus que nous pour partir.Heureusement pour Mayer, une circonstance qui m'aurait

    fort embarrass vint mon secours : son dromadaire, envoyant ses camarades sur leurs jambes, se redressa entranpar l'exemple; les Arabes voulurent le faire agenouiller,mais Mayercomprit ses avantages et se garda de les Laisserchapper. En sa qualit de marin, grimper sur quelque ani-mal que ce ft n'tait rien pour lui ; s'y maintenir taittout ; avecun bout de ficelle,pourvu qu'il ft assez long, ilserait mont sur le coq d'un clocher. Aussi, ds qu'il eutaperu la corde qui pendait de la selle, il fit signe qu'on lelaisst tranquille, et en une seconde il se trouva sur sondromadaire, aux grandes acclamations de la socit. Quant monsieur Taylor, son premier voyage dans !a hautegypte et son retour d'Alexandrie au Caire avaient fait delui un cavalier accompli.Tout le monde tait prt, &l'exception de Bchara, qui

    cherchait dans le sable je ne sais quel objet qu'il avait per-du : un de BOSArabes piqua en avant pour nous indiquer lechemin; au mme instant toute la caravane prit le trot etpartit sa suite. Dieu vous garde du trot du dromadaire!Cependant je n'tais pas si proccupque je n'eusse vu la

    monture de Bchara abandonner son matre et prendre sourang dans la cavalcade,mais cela n'avait point paru inqui-ter autrement le cavalier : il continuait de chercher l'objetperdu; enfin, soit qu'il l'et trouv, soit qu'il craignt quenous ne nous loignassions trop pour qu'il pt nous rattra-per sans fatigue, il prit le galop son tour, et rejoignantson dromadaire, qui courait cte cte du mien, il profita

  • H2 IMPRESSIONSDEVOYAGE.du momento il levaitla jambegauche,posaun deses piedssur son sabot, l'autre sur son genou, sauta du genou sur lecou, et du cou en selle, et cela avec une telle rapidit, quele n'avais pas vu par quel procd il tait arriv ses fins ;j'tais dans la stupfaction.Bcharas'approcha de moi avec la mme bonhomie que

    s'il ne venait pas d'excuterun tour d'adresse desplusmer-veilleux, et voyant que pour adoucir autant que possiblel'allure de l'animal, je me cramponnaisd'unemain au pom-meau de devant, et de l'autre an pommeau de derrire, ilcommena medonner quelquesinstructions sur la manirede se tenir en selle. Ce mot de selleme rappela qu'il nousavait dit que les ntres taient parfaitement rembourres,tandis que la premirechosedont je m'taisaperu,c'estquej'tais assis sur le bois le plus dur; Bchara me rponditqu'il ne nous avait point tromps, et qu' la premire halteil me ferait voir que maselletait garnie avec le plus grandsoin, il est vrai que c'tait en dessous, mais il tait, ajouta-t-il, plus important, dans une course commecelle que nousallions faire, de mnagerle cuir des chameauxque la peaudesvoyageurs.Cecime parut un vritable raisonnementd'Arabe, auquel je ne voulus pas m'abaisser rpondre, etnous continumes notre route sans changer une seuleparole.Au bout d'une demi-heurede marche, nous arrivmes au

    pied duMokkatan.Cette chane granitique, brle par lesoleil, est absolumentnue; un petit sentier taill dans le rocaide gravir les flancsescarpsde la montagne,et prsentestrictement assez de largeur pour qu'un chameau chargpuisse y passer. Nous nous mimes la file les uns des au-tres, l'Arabe qui nous servait de guidemarchant toujoursentte, et nous venant ensuite, placs volont; cette montenous donna un peu de rpit, les dromadaires tant forc?d'aller au pas cause de la difficultdu chemin.Nous montmesainsi une heure et demie peu prs, puis

    nous nous trouvmes la cimede la montagne.Le sommetoffrependant trois quarts d'heure une surface accidenteaumilieu de laquelle, descendantet montant sans cesse, noueperdionssouventde vuetout l'horizon occidentalpour le fe.

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 113

    trouver un instant aprs ; bientt, en descendantun derniermonticule, nous cessmesde voir les maisons du Caire, puisses minarets les plus levs disparurent leur tour ; quel-que temps encore le sommet des pyramides de Gyzehet deSakkara nous apparut comme les cimes aigus d'une autreehane de montagnes; enfin leurs dernires dentelures s'a-baissrent, et nous nous trouvmes sur la pente orientaledu Mokkatan.De ce ct rien qu'une plaine sans bornes, une mer de sa-

    ble qui, partir du pied de la montagne, s'tendait jusqu'l'horizon, o elle se confondait avec le ciel ; l'aspect gnralde ce tapis mouvant tait fauve et de la couleur de la peaudu lion ; cependant quelquesbandes nitreuses le rayaient deblanc, commeles couvertures qui enveloppaientnos Arabes.J'avais dj vu de ces plages arides, mais jamais dans unepareille tendue; jamais non plus le soleil ne m'avait paruregarder la terre avec tant d'ardeur : ses rayons taient visi-bles, et cette poussire altrait, rien qu' la regarder.Nous descendmes pendant une demi-heure peu prs,

    puis nous nous trouvmesau milieu de dbris que nous pr-mes d'abord pour ceux d'une ville; mais nous tant aperusque la terre tait jonche de colonnes seulement, nous re-gardmes de plus prs, et nous vmes que ces colonnes n'-taient autre chose que des troncs d'arbres. Nous interro-gemes nos Arabes, qui nous dirent que nous tions au mi-lieu d'une fort de palmiers ptrifis; ce phnomne nousparut mriter un examenplus approfondi que celuique nouspouvionsen faire du haut de nos dromadaires: aussi, commenous touchions la base de la montagne, et que le temps dela halte de midi tait venu, nous dimes Toualeb que nousdsirions nous arrter. Les Arabes se laissrent glisser bas de leurs dromadaires, et les ntres, voyant ce dont ils'agissait, s'agenouillrent aussitt; ce fut la contre-partredu dpart : ils commencrentpar plier les jambes de devant,puis celles de derrire ; mais, comme cette fois je m'atten-dais la chose, je me cramponnai si bien la selle que j'enfus quitte pour la secousse Quant Mayer, qui n'tait pasprvenu, il reut dans la poitrine et dans les reins les deuxcoups de rigueur.

  • 114 IMPRESSIONSDEVOYAGE.Nous nous mimes regarder l'trange terrain Sur lequel

    nous tions descendus : le sol tait couvertde troncs depal-miers semblables des tronons de colonne; on etrt dt quetoute la fort avait t ptrfresur pied, et q&ele Simoun,en battant les flancs nus du Mokkatan, avait dracin cesarbres de pierre, qui s'taient briss en tombant. A quellecause attribuer ce fait ? quel cataclysmefaire remonter cephnomne?C'est ce qu'il nous est impossibledediref maisla vrit est que pendant plus d'une demi-lieue nous mar-chmes au milieu de ces ruines tranges, qu'an premierabord on et pu prendre, leurs mille colonnesgisantes ettronques, potrr quelquePalmyreinconnue.Nos Arabesavaient dress la tente la base dwte monta-

    gne, sur les premires zonesde sable; nous les rejoignmesbientt, et les troavmes coercbs l'ombre de leurs cha-meauxtout chargs.Abdallahcommenaitson serviceet ve-nait de nousprparer notre dner : c'tait du riz bouilli dansde Feau,et desespcesde galettes de farinede froment,min-ces commedes gaufres, et qu'il nous avait fait cuire sur descharbons; elles taient molles et se tiraient comme de lapte de guimauve,au lieu de se briser commedu patn : auprospectus, je jugeai l'homme,et de cemomentil perdit maconfiance.Nous dinmesavecquelquesdattes-etun morceaude notre marmelade, que nous allmesdchirer ta pice;Sayer tait si fatigu des efforts qu'il avait faits pour semaintenir sur son dromadaire,qu'il ne voulut rien prendre.Quant nos Arabes, on et dit qu'ils participaient de la na-ture des djinns, et qu'ils se nourrissaient d'atr et de rose,car depuis notre dpart duCaire nous ne les avions pas en-core vus avaler un seul grain de mas.Nous dormmesdeux heures peu prs; alors, commela

    plus grande ardeur du soleil tait passe, nos Arabesse-r-veillrent; pendant qu'ils repliaient la tente, nous remont-mes sur nos haghins, et nous nous prparmes faire, dfle soir mme,notre premirehalte dans le dsert.

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 115

    LE DSERT.

    Toualeb donna le signal du dpart : un Arabe prit la ttede la file, et nous nous mmes en route.Quoique le soleil et dj perdu sa plus grande ardeur,

    il tait encore dvorant pour nous autres Europens; nousallions au trot, tte baisse, et de temps en temps obligs defermer les paupires, car la rverbration du sable nousbrlait les yeux; l'atmosphre tait calmeet lourde, et l'ho-rizon rougetre se dessinait nettement sur un ciel charg devapeurs jaunes. Nous venions de laisser derrire nous lesdernires traces de la fort ptrifie; je commenais m'ha-bituer au trot de ma monture, comme on se fait au roulisd'un vaisseau; Bchara marchait prs de moi en chantantune chanson arabe, triste, lente et monotone, et ce chant,joint au mouvement du dromadaire, cet air pesant quicourbait nos ttes, cette poussire ardente qui nous trou-blait le regard, commenait m'endormir, commeles modu-lations d'une nourrice endorment l'enfant dans le berceau.Tout coup mon haghin fit un cart qui faillit me dsar-onner; je rouvris les yeux, cherchant machinalement lacause de cette secousse: il avait heurt le cadavred'un cha-meau moiti dvorpar les btes carnassires; je vis alorsque nous suivions une ligne blanche, qui s'lendait l'ho-rizon, et je remarquai que cette ligne tait trace avec desossemens.Le fait tait assez extraordinaire pour que j'en deman-

    dasse l'explication; j'appelai Bchara, qui n'attendit pasmmemaquestion, car montonnementn'avait point chapp cette profondepntration dont sont si minemmentdousles peuples primitifs et sauvages. Le dromadaire, me dit-il en s'approchant de moi, n'estpoint un animal incommodeet fanfaron commele cheval: ilmarche sans s'arrter.. sans manger, sans boire ; rien en lui

  • 116 IMPRESSIONSDEVOYAGE.ne dclela maladie, la fatigue ou l'puisement. L'Arabe,qui entend de si loin le rugissement du lion, le hennisse-ment du chevalou le cri de l'homme,n'entend, si prs qu'ilsoit de son haghin, autre chose que sa respiration plus oumoins presse, plus ou moins haletante; mais jamais uneplainte, jamais un gmissement; lorsque la nature estvain-cue par la souffrance,lorsque les privations ont puis lesforces, lorsque la vie manque aux organes, le dromadaires'agenouille, tend son cou sur le sable, et ferm les yeux.Alors son cavalier sait que tout est dit : il descend, et sansmmeessayer de le faire relever, car il connat l'honntetde sa monture, et ne la souponneni de fraude ni de mol-lesse, il dessangle sa selle, la place sur le dos d'un autredromadaire, et part, laissant l celui qui ne peut plus suivrela caravane: la nuit venue, les chacals et les hynesaccou-rent rodeur, et ne laissent du pauvre animal que le sque-lette. Or, nous sommes sur la route du Caire la Mecque;deux fois l'an, la caravanepasse et repasse sur ce chemin,et ces ossemenssi nombreux et si souvent renouvels queles temptesdu dsert ne les dispersent jamais entirement;ces ossemensque tu peux suivre sans guide, et qui te rv-leront les oasis, les puits et les fontaines o l'Arabe va de-mander de l'ombrage ou de l'eau, et finiraient par te con-duire au tombeau du prophte, sont ceux des dromadairesqui tombent et ne se relvent pas. Peut-tre, en regardantattentivement et de prs ces dbris, reconnatrais-tu detemps en temps parmi eux des ossemensplus petits et d'unestructure diffrente: ceux-l, ce sont aussi des corps lasssqui ont trouvle repos avantd'avoir touchle termedu che-min, ce sont les os des croyans qui, consultant leur zle etnon leurs forces, ont voulu se conformer au prcepte quiordonne tout fidled'accomplir aumoins une fois dans savie le saint voyage,et qui, s'tant laiss arrter par lesplai-sirs ou les affaires de la vie, ont entrepris tardivement leurplerinage sur la terre; de sorte qu'ils sont alls l'acheverilis le ciel. Ajoute cela quelque Turc stupide, quelqueeunuquebouffi,qui se sont endormis l'heure o ils de-vaient veiller, et se sont bris la tte en tombant; fais lapart de la peste, qui dcimesouven' la moiti d'une cara-

  • QUINZEJOURSAUSmi. 117

    7.

    ane, celle du simoun, qui en dvore parfois le reste, et tucomprendras facilement.queces jalons funbres soient assezsouvent sems pour tracer un nouveau chemin aussitt quel'ancien s'efface, et indiquer aux enfans la route qu'ont sui-vie leurs pres.Cependant, continua Bchara, dont les ides, ordinaire-

    ment joyeuses, prenaient, avec la facilit qui distingue sanation, la teinte du sujet sur lequel elles taient momenta-nment arrtes, tous les ossemens ne sont pas ici ; quel-quefois, cinq ou six lieues droite ou gauche de laroute, on trouve au milieu dudsert le squeletted'un haghinet d'un cavalier: c'est que le dromadaire, lorsque arrive lemois de mai ou de juin, c'est--dire les grandes chaleurs del'anne, est parfois saisi tout coup d'une espce de folie.Alors il quitte la caravane, s'emporte au galop et piquedroit devant lui : essayer de l'arrter avec la bride est choseimpossible; aussi, dans ce cas, le meilleur parti est-il de lelaisser aller jusqu'au moment o l'on va perdre de vue lacaravane, car parfois il s'arrte de lui-mme, et revient do-cilement reprendre son rang la file; mais, dans le cascon-traire, s'il continue de s'emporter, et si l'on craint de perdrede vue ses compagnons, qu'une fois perdus on ne retrou-vera plus, il faut lui percer la gorge de sa lance ou lui bri-ser la tte d'un coup de pistolet, puis sans retard revenirvers la caravane, car les hynes et les chacals ne sont passeulement l'afft des dromadaires qui tombent, mais en-core des hommes qui s'garent. Voil pourquoi je te disaisqu'on retrouvait parfois le squelette de l'homme quelquedistance de la carcasse du chameau.J'avais cout cette longue harangue de Bchara, les yeux

    4ixssur la route, et reconnaissant la multitude des osse-mens qui la jonchaient la vrit de son lugubre rcit; par-mi ces dbris il y en avait de si vieux qu'ils taient rduitsen poussire et se mlaient au sable : d'autres, plus nou-veaux, qui taient luisans et solides commede l'ivoire, enfinquelques-uns auxquels tenaient encoredes lambeauxde chairsche, qui indiquaient que la mort de ceux qui ils avaientappartenu tait plus rcente. J'avoueque l'ide, si je mecas-sais le cou en tombant de mon dromadaire, chose fort pos-

  • 118 IMPRESSIONSDEVOYAGE.sible : si j'tais touffpar le simoun, ce qui s'tait vu : ou6ije mourais de maladie, autre supposition asseznaturelle:j'avoue, dis-je, que l'ide que je serais laiss sur la route ;que la mmenuit j'y recevrais la visite des hynes et deschacals; puis enfinque, huit jours aprs, mes os serviraienl montrer aux voyageursle chemin de la Mecque,ne prsentait pas mon esprit une image des plus gracieuses. CeUme ramenait tout naturellement penser Paris, macham-bre si petite, mais si chaudel'hiver et si frache l't ; mesamis qui, cette heure, continuaient leur vie parisienne aumilieu du travail, du spectacle, des bals, et que j'avaisquitts pour venir couter, au haut d'un dromadaire, les rcils fantastiques d'un Arabe. Je me demandais quelle foliem'avait pouss o j'allais, ce que j'y comptais faire, et queltait le but que j'y venais chercher; heureusement,au mo-ment o je me faisais cette question, je levai la tte; mesyeux se portrent sur cet ocan immense, sur cesvaguesdesable, sur cet horizon fauve et ardent; je regardai cette ca-ravane, ces dromadairesau long cou, ces Arabes aa costumepittoresque, toute cette nature trange et primitive, donton ne retrouve la peinture que dans la Bible, et qui semblesortir des mains de Dieu, et je trouvai qu'au bout du comptetout cela valait bien la peine de quitter la boue de Paris etde traverser la mer, au risque de laisser au dsert quelquesossemensde plus.Cette succession si brusque de penses si diffrentes, en

    sparant l'esprit du corps, avait dlivr celui-ci de cetteproccupationpnible qui l'avait tant tourment le jour dudpart. J'tais l'aise sur mon dromadaire, comme si j'ytais venuau monde; et Bchara, qui voyaitmes progrs enquitation avecl'amour-propre d'un matre, m'accablait decomplimens.Quant aux Arabes, moins loquaces que leurcompagnon,ils se contentaient de fermer la main de ma-nire ce que le pouce dpasst les phalanges des autresdoigts, et, allongeant le bras horizontalement,de me dire :Tab! tab ! ce qui est dans la langue arabe le comble del'loge, et correspond notre superlatif trs bien. Autreste,nos conducteurs, tout en conservant cet air d'indiffrencesous lequel ils cachent une curiosit ternelle, ne nous per-

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 119daieiit pas de vue; chaque mouvementde notre corps, cha-que expressionde notre physionomie,chaque signe que nousnous faisions, si imperceptible et si inintelligible qu'il ftpour tout autre que pour nous, taient l'objet de leurs ob.servations, qu'ils se communiquaient brivement, voixbasse, par un geste, par un coup d'il ; c'est un exercicedans lequel ils dploient une merveilleuseadresse; l'hommevu,son signalement eslpris ; le signalement pris, il ne sortplus de la mmoire, et l'on assure que l'Arabe, reptr danssa tribu, lui fait une peinture si fidle du voyageur qu'il aconduit, oummerencontr, que, longtemps aprs, les audi-teurs, s'ils le rencontrent par hasard, le reconnaissent sansl'avoir jamais vu.Nous continumesnotre route, Bchara chantant, et moi

    rvant, lorsque, dans un de ces momens o le soleil, quicommenait se cacher derrire leMokkatan,me permettaitde lever la tte, j'aperus un point noir l'horizon : c'estl'arbre du dsert, c'est la borne qui mesure en deux partiesgales la route du Caire Suez.C'est un sycomore, isol commeun lot au milieu de la

    mer, et auquel l'il cherche vainement un pendant. Qui l'aplant l, juste cette distance des deux villes, commepourindiquer la caravane qu'il est temps de faire halte ? nul nele sait. Nos Arabes, leurs pres, leurs aeux et les anctresde leurs aeux l'avaient toujours vu cette place, et c'tait,disaient-ils, Mahometqui, s'tant repos l sans ombre, yavait jet une graine en lui ordonnant de devenir un arbre.Ce sycomorecouvre un petit monument mal construit, malconserv : c'est un tombeau qui renferme les os d'un dignemusulmandont les Arabes se rappelaient la saintet, maisdont ils avaient oubli le nom.A peinenotre guide l'eul-il aperu, qu'il mit son droma-

    daire au galop, et queles ntres les suivirent avec une rapi-dit faire honte au meilleur cheval de course. Au reste,cette allure, plus douce que le trot, m'allait infinimenmieux; aussi pressai-je si bien mon haghin, qui tait jeuneet vigoureux,que j'arrivai le second l'arbre dsir. Aussi-tt, sans attendre que mon dromadaire s'agenouillt, je me

  • 120 IMPRESSIONSDEVOYAGE.1.pendis par le bras gaucheau pommeaude la selle, et je melaissai tombersur le sable.

    - La demi-fracheurque nous offrait cette ombre fut pournous une jouissancequ'on ne peut concevoir que lorsqu'onl'a prouve. Aussi, pour rendre notre bonheur complet,voulmes-nousboire un peu d'eau; car, la halte demidi,nous avionsvid nos gargoulettes, et nos langues taientlittralementcolles notre palais. On dtachaune outre eton me l'apporta; je sentis, travers la peau, que l'eau tait la mmetemprature que l'air; je n'en portai pas moinsl'ouverture ma bouche, et j'aspirai une longuegorge;mais, si rapidement qu'elle ft entre, je la rejetai plus ra-pidementencore: je n'avais, de ma vie, avalrien de pareil.En un jour l'eau tait devenue rance, corrompue, ftide.Ala grimace atroce que je fis, Bchara vint moi; je lui pas-sai l'outre sans rien dire, tant j'tais occup expectorerjusqu' la dernire goutte de cette abominableliquide. C'-tait un connaisseuren eau, un dgustateur expriment; ilflairait un puits ou une citerne avant ses chameaux; aussichacun, se dfiantdemon got blas, attendit-il en silencele jugementqu'il allait porter. Il commenapar flairer l'ou-ire, fit un mouvementde tte du haut en bas et en avanantla lvre infrieure, qui signifiait qu'il y avait bien quelquechose dire; enfin il prit une gorgequ'il rouladesesdents son palais; puis il la cracha, en medonnant raison pleineet entire : le mouvement, la chaleur et les outres neuvestaient les trois causescombines de cette corruption. Dumoment o notre sort fut fix, nous emes dix fois plussoif; Bcharanous rpondit cela que le lendemainau soirnous trouverionsd'excellente eau Suez: c'tait devenirenrag.Ce n'tait pas le tout : nous croyionstre arrivs notre

    campement;maisToualeb en avait dcidautrement. Aprsun repos d'une demi-heure,il fallut remonter sur nos cha -meaux,qui nous prouvrent, en se relevant aussitt qu'ilsnous sentirent en selle, que, moins nafs que nous, ils n'a-vaient jamais pris cette halte au srieux. Quant nos Ara-bes, ils ne buvaientni ne mangeaient: cela tait incompr-hensible.

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 121Aubout de deux heures demarche, pendant lesquelles, au

    grand trot de nos chameaux, nous dmes faire peu prscinq lieues de France, Toualeb fit entendre un gloussementqui tait, ce qu'il parat, le signai convenu entre lui et sesdromadaires, car ceux-ci s'arrtrent et s'agenouillrentaussitt. Nous descendmes trs fatigus de cette longueroute, et trs maussades de n'avoir pas d'eau boire ?prsl'avoir faite. Quant nos Arabes, ils paraissaient partagernotre mauvaise humeur; ils taient silencieux et pensifs :Bchara seul avait conserv un peu de sa gaiet.Nanmoins, au bout d'un instant, la tente fut dploye,

    les piquets plants, et nos tapis tendus. Si fatigu que jefusse, j'exposai sur le sable chaud, au dernier rayon du so-seil couchant, mon papier dessiner, qui s'tait complte-ment mouill dans ma ceinture, et je revins me coucher, enpriant Dieude renouveler pour nous le miracled'Agar, quel-que indignes que nous en fussions.Cependant je voyais Abdallah qui avait relev ses larges

    manches, et qui, avec l'importance d'un cuisinier, prparaitnotre repas : il consistait dans le pain et le ragot que voussavez,le tout dlay et assaisonn avec l'eau de nos outres.Nos Arabes lui rendaient tous les petits services possibles,lui fendant, avec leurs poignards, son bois menu commedesallumettes, l'aidant de leur soufflepour allumer son feu, luitriant son riz et lui versant ses galettes sur la braise rou-gie. A ct d'eux, Mohammedet Bchara s'occupaient d-sinfecter l'eau, en la transvasant de haut, afin que l'air lapurifit. Je me rappelai alors que le charbon rougi tait unpuratif, et j'offris mon aide nos chimistes, qui, mevoyantdispos employer un procd inconnu, n'y mirent aucunamour-propre, et me laissrent faire. Une partie du brasierd'Abdallah y passa; puis nous fmes filtrer l'eau travers unlinge, et Bchara, notre dgustateur en titre, renouvela l'-preuve. Cette fois la rponse fut rconfortante: l'eau taitpotable. Cette nouvelle tira Mayerde son tapis, o il taitdcid essayer de dormir sans souper, de peur que le sou-per n'aagmenlt sa soif. On avait clair la tente, Abdallahnous apporta le riz dans une sbille de bois; nous nous as-smes en cercle, accroupis comme des tailleurs, et nous es-

  • 122 IMPRESSIONSDE VOYAGE.saymesde manger quelques cuilleres de son pilau et degoter de son pain; mais nous n'tions pas encore la hau-teur de la cuisine d'Abdallah; de sorte que nous lui dmesd'emporter bien vite son pilau et ses galettes, et de nousdonner des dattes et du caf.En cemoment,Mohammeds'ap-procha de nous d'un air paterne, qui indiquait qu'il avaitquelquechose demander. Je vis son intention, et je mere-tournai de son ct, aprs avoir essayd'avaler, sans y go-ter, un demi-verrede notre eau filtre. Eh bien! Mohammed,lui dis-je, qu'y a-t-il ? Il y a, rponditMohammed,queles Arabes sont tristes. Et pourquoi sont ils tristes? Parce qu'ils ont faim, dit Mohammed.Eh !par Dieu! s'ils ont faim, qu'ils mangent! Ils ne demandent pas mieux; mais ils n'ont rien

    manger. Comment! ils n'onl rien; est-ce qu'ils n'ont pas prisdes provisions? c'tait dans notre march. Oui; mais ils ont pens que, commeil n'y avait quedeux jours de marche du Caire Suez, ils pourraient larigueur, en se serrant le ventre, faire la route sans manger. Et ils ne peuventpas, hein ? Si, ils peuvent; mais ils sont tristes. Je crois bien, qu'ils doivent l'tre. Comment,ils n'ontrien pris depuis hier ? Oh 1ils ont mang deux ou trois fvesavec leurs cha-meaux. Eh bien ! dis Abdallah de leur faire souper bien

    vile. C'est inutile. Si vousvoulezleur donner le reste de vo-

    - tre riz et de vos galettes, ils en auront assez.Comment; le reste de trois pour eux quinze?Oh ! dit Mohammed,s'ils avaient djeun leur heure,

    ils en feraient trois repas.MonsieurTaylor ne put s'empcher de leur dire en sou-

    riant :Prenez et mangez,mes amis, et que Jsus fasse pour

    vous le miracle de la multiplicationdes pains.Mohammeds'en retourna vers le cercle, qui avait l'air de

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 123ne pas couter ce que nous disions, et fit signe que la de-mandetait accorde. A. l'instant la gaiet revint sur tousles visages, et chacun se prpara prendre sa part du splen-dide festin que notre munificenceleur accordait.Deuxcercles se formrent. Le premier se composait de

    foualeb, de Bchara, d'Araballah, de Mohammedet d'Ab-dallah, qui tous avaient une position: Toualeb, commechef;Bchara, commeconteur; Araballah, comme guerrier; Mo-hammed,comme interprte, et Abdallah, comme cuisinier.Le secondcercle tait form par les douze autres Arabes,qui, occupant un degr moins lev dans l'chelle sociale,devaient manger les derniers et allonger la main entre lescamarades du premier rang. L'exercice se fit avec une pr-cision admirable : Mohammeddonna le signal, en prenant,du bout de ses cinq doigts, une pince de riz qu'il porta sa bouche, Toualeb suivit son exemple; tout le premier rangimita son chef: puis vint le tour du second rang, qui, avecuneadresse admirable, pcha sa ration et la porta sa bou-che sans laisser tomberun seul grain de riz. Cette volutioncontinua avecla mmeconscienceet la mmeprcision jus-qu' ce que la sbille ft vide, ce qui n'entrana pas un longretard. Alors Bchara se leva au nom de la socit, pournous remercier, et nous demanda nos noms, alin que lui etses camarades les conservassentdans leur cur en mmoirede notre gnrosit: nous les lui dmes, en y ajoutant deuxdattes par homme,afinque non-seulementils gardassent nosnoms dans leurs curs, mais encore les transmissent leursdescendans.Cependant nos Arabes avaient pris un engagement o il

    entrait plus de bonne volontque de prvoyance.Nos troisnoms, avec leurs consonnancesdiffrentes et leur agglom-ration de consonnes, allaient mal des gosiers orientaux:aussi, malgr leurs essais ritrs, ils les corchrent detelle faon, que, prononcs leur manire, non-seulementils couraient risque de ne pas tre transmis la postritismalite, mais de n'tre pas mmereconnus de nos meil-leurs amis. Ce travail philologique tait d'ailleurs trop rudepour ces enfans de la nature, qui supportent comme desmartyrs la fatigue du corps, mais qui rpugnent commedes

  • lu IMPRESSIONSDE VOYAGE.lazzaroni au moindre travail de l'esprit. Il en rsulta qu'aubout de' dixminutes d'efforts, Bcharase leva, et s'appro-chant de nouveaude nous, nous demanda, au nom de sescamarades, qui ne pouvaientpas prononcernos nomsnaza-rens, de nous baptiser, en change, de nomsarabes, nouspriant de conserverces noms pendant tout le voyage,afinqu'ils pussent nous appeler, et nous leur rpondre: commenous n'y voyionsaucun inconvnient,nous leur accordmesleur demandede grand cur. En consquence,la substitu-tion fut faite l'instant mme.MonsieurTaylor fut, causedesa position et de son ge un peu plus avancque le n-tre, appel lbrahim-Bey, c'est--dire Abraham le chef;Mayer, dont le physique avait quelque rapport, par la mai-greur du corps, la couleurde la peauet les traits duvisage,avecun Arabede notre escorte, fut salu du nomd'Hassan,et moi, vu mes dispositions prcoces parler l'arabe, monassurance monter le dromadaire, et mon ternelle proc-cupation prendre des notes ou de faire des croquis, je fusgratifide celui d'Ismal, auquel ils ajoutrent, pour com-ble d'honneur, le mot Effendi,c'est--dire le savant.Ce point convenu, la grande satisfaction de tout le

    monde,Bcharacroisa les mains sur sa poitrine, en noussouhaitant une bonne nuit, et en priant Mahometde nousprserverde la visite de Salem.Commej'tais l'afftde tout ce qui pouvait ajouter au

    caractre pittoresque de notre voyage, je demandai Mo-hammed ce que c'tait que ce Salem.- Il me rpondit quec'tait un voleur arabe, connudans la contrepar son cou-rage et son adresse, et qui, dans le lieu mmeo nous fai-sions halte, avait accompliun de ses tours les plusmerveil-leux. Il n'en fallait pas davantage pour exciter notre cu-riosit; quoiquefatigus, nous n'avionspas encoreune telleenviede dormir que nous ne pussions couter les contesdeBchara : nous allmesdoncprendreplaceau cercle de nosArabes; nous fmesune distribution de tabac,onallumaleschibouques,et avecl'aide deMohammed,Bcharacommenasa narration, moiti arabe, moiti franaise,et qui ellt tinintelligible dans les deux langues, si ses gestes n'eussentpas compltla parole pour ses compagnons,et si notre in-

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 125

    terprte n'et pas expliqu les passages obscurs pournous.Or, Salem tait un Arabe, simple fils d'une tribu nomade,

    qui dans son enfance avait manifest les dispositions les plusheureuses pour le vol; ce got avait t encourag par sesparens, qui avaient compris tout de suite de quel avantageune pareille vocation bien dirige pourrait tre pour son ave-nir. Aussi le jeune Salem, tout en respectant les propritsde sa tribu et des allis de sa tribu, avait, tout jeune encore,exerc ses facults naissantes sur les tribus avec lesquellesla sienne tait en guerre : souple comme le serpent, agilecomme la panthre, lger comme la gazelle, il se glissaitsous une tente sans faire trembler la toile ni crier le sable,il franchissait d'un bond un torrent de quinze pieds de lar-geur, il devanait la course le trot d'un dromadaire.A mesure qu'il grandit, ses dispositions se dvelopp-

    rent ; seulement, au lieu de s'attacher nuitamment quelquetente isole, ou quelque voyageur imprudent, il runit lesjeunes gens de sa tribu, qui, habitus depuis longtemps lui obir, n'hsitrent pas le reconnatre pour chef, et avecce renfort de puissance matrielle, il tenta des expditionsplus importantes. C'est alors que ses ruses se dvelopprentavec ses forces, et qu'il commenad'oprer sur une grandechelle, sans renoncer cependant de temps en temps cescoups de main isols et aventureux qui lui avaient valu sarputation : tantt il faisait rpandre le faux bruit du passaged'une caravane richement charge, et alors les guerriersdes tribus voisines se mettaient en campagne pour se placersur son passage; lui, pendant ce temps, fondait sur les ten-tes, o ne restaient que les vieillards et les enfans, et il en-levait alors les bestiaux et les provisions; un autre jour, etc'tait lorsque quelque caravane partait vritablement deSuezpour leCaireet du Caire pour Suez, il envoyaitun Araberaconter aux tribus qui la guettaient que leurs campemenstaient attaqus, et alors les guerriers revenaient toutebride vers leurs tentes, tandis que lui, matre et roi du d-sert, pillait la caravane son aise et ranonnait les mar-chands et les plerins selon son loisir. Enfin ces vols si har-dis et si frquens parvinrent aux oreilles du bey de Sues.

  • 126 IMPRESSIONSDEVOYAGE.Suez est l'entrept de l'Inde, la porte de l'Arabie. Dj rui-ne moiti par la dcouverte du passage de Bonne-Esp-rance, ce n'est plus qu' des intervalles loigns que des ca-ravanesviennent lui apporter leurs marchandises; le beydeSuez s'inquita donc srieusement des dprdations de Sa-lem, qui devaient contribuer encore carter les caravanesde sa vilfe, et il donna des ordres svres pour que te bri-gand ft pris. Un an se passa en vaines recherches, nonpoint que Salem se cacht: tous les jours, au contraire, onapprenait quelque nouveaumfait de sa faon; mais il glis-sait entre les mains de ceux qui le poursuivaient, avec unedextrit et une hardiesse qui portrent la colredu bey untel degr, qu'il rsolut de se mettre lui-mme en qute dubrigand, et qu'il jura de ne pas rentrer Suezsans ramenerSalemcaptif.En consquence, le bey vint camper sur la route de Suez

    au Caire, l'endroit o nous avions fait balte, et sa tente futdployesur l'emplacementmmeo s'levait la ntre; puis,sa tente dresse, entour de ses troupes les plus sres, gardpar sa sentinelle la plus vigilante, son meilleurcoursier toutsell, il dtache son sabre, quitte son machallah d'honneur,s'tend sur son tapis, cache sa bourse sous sa tte, fait saprire Mahomet,et s'endort plein de confianedans Allahet dans son prophte.Le lendemain, au point du jour, le beyse rveille; la nuit

    avait t tranquille. Aucune alerte n'avait troubl le camp;chaque hommetait son poste, chaque chose tait saplace, except son sabre, son machallah et sa bourse, quiavaientdisparu.Le bey frappa deux fois dans ses mains, et son esclavede

    confianceentra; mais aussitt il recula d'tonnement l'as-pect de son matre: il l'avait vu sortir cheval une heureavant le jour, et ne l'avait pas vu rentrer.Cela donna une nouvelle crainte au bey, c'est que son

    cheval ne ft all rejoindre son sabre, son macballah et sabourse; l'esclave courut au campementdes chevaux,et de-manda des nouvelles du coursier favori du bey. Le palefre-nier lui rpondit que le bey, ayant frapp trois fois desmains, ce qui tait le signal convenu, il lui avait amenson

  • QUINZEJOURSAUSINAI. m

    cheval; qu'alors il tait mont dessus et s'tait enfoncdansle dsert, et n'avait pas reparu.Le bey eut un instant l'envie de faire couper la tte la

    sentinelle, l'esclave et au palefrenier ; mais il rflchit quecela ne lui rendrait ni son sabre, ni son machallah, ni sabourse, ni son cheval, et que, d'ailleurs, puisqu'il s'taitlaiss tromper, sa sentinelle, son esclave et son palefrenier,qui taient d'une nature infrieure la sienne, avaient bienpu, et plus forte raison, tre tromps aussi.Il rflchit trois jours et trois nuits la manire dont le

    vol avait pu tre commis ; puis, voyant qu'il y perdait sontemps, il rsolut de s'adresser au voleur lui-mme, ce quitait le plus sr moyend'avoir des renseignemens officiels,et fit publier dans les tribus environnantes, que si Salemvoulait lui faire dire ou venir lui raconter les circonstancesd'un vol dont la hardiesse le dnonait, non-seulement il nelui serait fait aucun mal, mais encore qu'il lui serait donnpour ses frais de voyage une somme de mille piastres (300francs peu prs de notre monnaie); il engageait sa parolede musulman, et en Orient la parole est sacre, que, ces in-formations donnes, Salem serait libre de se retirer o benlui semblerait.Il ne se fit pas attendre. Le soir mme un Arabe de vingt-

    cinq ou vingt-six ans, petit de taille, grle de corps, auxyeux vifs et l'air hardi, vtu d'une simple chemise de toilebleue, se prsenta la tente du bey, et annona qu'il taitprt donner sa seigneurie les renseignemens qu'elle pa-raissait dsirer. Le bey le reut commeil s'y tait engag, enhommequi n'a qu'une parole, et lui renouvela la promessedes mille piastres, s'il tait reconnu qu'il disait toute la v-rit; Salem rpondit que ce n'tait pas un vil intrt qui l'a-menait, mais bien le dsir de rpondre la politesse d'untussi grand chef; qu'il demandait seulement, pour que lesdtails fussent plus prcis, que toute chose ft remise en son;tat, et qu'onordonnt la sentinelledele laisser passer, etaupalefrenier de lui obir, comme ils avaient fait la nuit duvol. Ll bey trouva la demande parfaitement juste; en con-squence,il suspendit un autre sabre au mt qui soutenaitja tente, jeta un autre machallah sur le divan, plaa une au-

  • 128 IMPRESSIONSDEVOYAGE.tre bourse sous son tapis, ordonna de seller un autre che-val, et se coucha commeil avait fait la nuit o Salem luiavait rendu sa premire visite; seulement il ouvrit ses yeuxde toute leur grandeur, afin de ne rien perdre de ce quiallaitse passer. Chacun se plaa son poste, et la seconderepr-sentation commenaen prsence de toute l'arme.Salem s'loigna cinquante pas de la tente peu prs;

    puis, arriv l, il ta sa chemise et la corde qui l'attachait,afin d'tre plus libre de sesmouvemens,et les cacha dans lesable : alors, se couchant plat ventre, il se mit ramperla manire du serpent, et de faon ce que son corps, de lacouleur du sol, ft moiti enseveli et cach dans le sable.De tempsen temps, pour rendre la vrit plus complte, ilrelevait la tte commeinquiet d'tre vu ou entendu, puis,aprs s'tre assur, d'un regard rapide, que tout tait tran-quille, il reprenait sa marche lente,maissilencieuseet sre.Arriv prs de la tente, il passa sa tte sous la toile, et lepacha, qui ne l'avait pas mmevu remuer, aperut tout coup deuxyeuxAxes et brillans commeceuxdu lynx, qui sefixaientsur lui. Sonpremier mouvementfut la crainte, car ilne s'attendait pas cette apparition; mais pensant aussittque tout cela n'tait qu'un jeu, il continua de se tenir im-mobilecommes'il dormait. Au bout d'un instant d'inspec-tion muette, la tte disparut; et quelquesminutes de calmeet de silencergnrent, pendant lesquellesonn'entendit d'au-tre bruit que celui du sable qui criait sous les pieds de lasentinelle. Tout coup un corps opaque intercepta la lu-mire qui venait du haut de la tente, ouvertecirculairement l'entour du mt qui la soutenait pour donner passage lafracheur de la nuit; un hommese laissa glisser commeuneombre le long de ce mt, et se trouvadebout la tte du litdu bey; cet homme se posa sur un genou, et tandis qu'ap-puy sur sa main gauche, il coutait la respiration du pr-tendu dormeur, un poignard court et recourb brillait danssa main droite. Le bey sentit une sueur froide lui monterau frodi, car sa vie tait aux mains de celui dont il avaitoffert de payer la tte de 1,000 sequins d'or. Cependant ilcontinua de jouer bravementson rle dans celle trange co-mdie, et pas un souffleprcipit, uasun battementdecur

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 129

    plus rapide ne dcela sa crainte. Pendant cet instant d'im-mobilit apparente, le bey crut sentir une main se glissersous son chevet; mais, tout veillqu'il tait, le mouvementlui parut si insensible, qu'il ne l'et pas mme remarqu,s'il ne se ft tenu sur ses gardes. Bientt Salem se relevad'une manire insensible, sans perdre des yeux le dormeur;seulement sa main gauche, vide lorsqu'il s'tait pench, serelevait pleine: il tenait la bourse.Alors il mit le poignard et la bourse entre ses dents, mar-

    cha reculons vers le divan, et, les yeux toujours fixssurle bey, prit le machallah, le revtit lentement, tendit le bras,dcrocha le sabre, le pendit sa ceinture, roula autour de satte et de sa taille les deux cachemires qui servaient au beyde turban et de ceinture, sortit hardiment de la tente, passadevant la sentinelle, qui s'inclina avec respect, et frappatrois fois dans ses mains pour qu'on lui ament son cheval;le palefrenier prvenu obit cet ordre, qui tait, commenous l'avons dit, le signal habituel du bey. Salem s'lanalgrementsur le coursier, et, revenant vers la porte de latente, o le bey, debout et demi nu, le regardait accomplirla rptition de son aventureuse entreprise: BeydeSuez,lui dit-il, voil commej'ai fait, il y a quatre jours, pour teprendre ton sabre, ton machallah, tes cachemires, ta bourseet ton cheval. Maintenant je te tiens quitte des 1,000 pias-tres que tu m'as promises; car le sabre, le machallah, lescachemires, la bourse et le cheval que je t'emporte aujour-d'hui en valent peu prs 50,000.A ces mots, il mit le cheval du bey au galop, et disparut

    commeune ombre dans l'obscurit de la nuit et les profon-deurs du dsert.Lebeylui fitoffrir une placede kachefdans sa garde; mais

    Salemrpondit qu'il aimait mieuxtre roi dans le dsert qued'tre esclave Suez.Voil, continua Bchara, ce qui s'est pass entre le bey de

    Suez et Salem le voleur. Prenez garde vos sabres, vosmachallahs, vos cachemires et vos bourses, car noussommes l'endroit mme o est arrive l'histoire que jevous ai raconte.Puis il nous souhaita une bonne nuit et se retira, escort

  • 130 IMPRESSIONSDEVOYAGE.des rires joyeux de ses camarades, toujours enchantsqu'unTurc ait t tromp par un Arabe.La nuit fut parfaitement tranquille, et le lendemainnous

    retrouvmeschaque chose sa place. Salemexeraitsa pnylession, pour le moment,dans une autre localit.

    LA.MER ROUGE.

    Nous tions en route avantle soleil. Ses premiers rayonsflous montrrent des troupeaux de gazelles, qui fuyaient,ipouvantes notre approche. Rien de plus trange que lecontraste de ce gracieux animal avec les lieux qu'il habite;on dirait qu'il est n pour les jardins fleuris et pour les pe-louses veloutes. C'est une anomalie vivanteavecla rudesseet la gravit de la nature de ces rgions. J'eus la curiosit dem'carter un instant de la route, pour voir la trace qu'ellesavaient laisse dans le dsert. A peine si leurs pieds lgerstaient imprims sur le sable, et l'on et dit qu'elles cou-raient la surface du sol, emportes par le vent, qui nousarrivait de tempsen temps du midi par chaudes et imp-tueuses bouffes.J'allais reprendre ma route sur les ossemens.Auleverdu

    jour, nous la vmesresplendir sur le sable jaune commeuneligne d'argent. Le soleil, en s'levant, tait djplus chaudet plus insupportable qu'il ne l'avait jamais t. Les Arabesnous invitrent ne laisser aucunepartie du corps expose son dvorantcontact. Cependant,malgr leurs avis et nosprcautions, commeil tait impossible de se garantir desrayons obliques du matin ou du soir, nous remesquelquescoups de soleil, qui nous firent immdiatement l'effet demoxas; l'piderme calcinse soulevait en cloche,et tombait

  • QUINZEJOURSAUSlNAI. 131au bout de quelques heures : quant moi, tout le tempsqu'a dur notre voyagedans le dsert, j'ai chang rgulire-ment de nez tous les soirs.Au bout de trois heures de marche, un point blanc appa-

    rut l'horizon. Bientt, en approchant, nous reconnmesune tour carre, aux environs de laquelle on et cru voir sedrouler uu immenseserpent, dont l'il avait peine suivreles replis. Cette tour, c'tait la maison d'un cheik, situe trois lieues de Suez. C'est cette maison que s'arrte mo-mentanmentla caravane de la Mecque, afin de se sparerdes voyageursqui vont simplement Suez.Les plerins con-tinuent leur route vers l'orient, les voyageurs inclinent ausud, et rencontrent bientt le premier bras de la merRouge,tandis que les autres ont encore dix ou douze jours demar-che avant de dcouvrir le second, dont ils ctoient la riveorientale jusqu' la ville sainte. Quantaux replis du serpentenroulis autour de cette maison, c'taient les innombrablesniers qui venaient y prendre de l'eau pour les besoins de laville; assise sur les bords de la mer Rouge, elle n'a que despuits et des fontaines amres. A peine emes-nous ce ren-seignement, que l'espoir de l'eau frache nous stimula. Nousmimes nos dromadaires au galop, et en moins d'une heurenous emes franchi les trois ou quatre lieues qui nous s-paraient de la fontaine dsire. Arrivs l, le chef du khanremplit nos outres moyennantune faiiblertribution. Quant nous, nous bmes mme la fontaine. L'eau tait lg-rement saumtre; mais nous tions trop altrs pour nousarrter une semblable bagatelle.Nous avions laiss notre droite et de l'autre ct d'une

    petite chane de montagnes que nous avions, pendant cesdeux jours, aperue l'horizon mridional, le chemin qu'a-vaient pris les Isralites fugitifs, lorsque, conduits parMose,guids par la colonne de feu et emportant aveceuxles os de Joseph, ainsi que Joseph le leur avait recommanden mourant, ils quittrent Rhamcsses, traversrent le Mok,katan, et allrent camper tham, l'extrmit de la soli-tude. Ce fut dans cette ville que le Seigneur parla encore Mose, et lui dit : Dites aux enfans d'Ismal qu'ils retour-nent et qu'ils campent devant Phihahiroth, qui est entre

  • J32 IMPRESSIONSDEVOYAGE.Magdadet la mer, en face de Beelsephon. Vous campereztis--visde ce lieu, qui est au bord de la mer. Les Isralites descendirent doncvers l'occident,et ils vin-

    rent l'endroit o nous tions, attirs probablementpar lesmmessources o nous nous dsaltrions cette heure. Cefut de l qu'ils aperurent l'arme de Pharaon, qui venaitderrire eux, et que, saisis d'une grande crainte, ils dirent Mose: Peut-tre n'y avait-il pas de spulcres en Egypte; c'est

    pour cela que vous nous avezamensici, afinque nousmou-rions dans la solitude. Quel dessein aviez-vousquand vousnous avezfait sortir d'gypte? N'tait-ce pas l ce que nous vous disions tant encore

    en Egypte? Retirez-vousde nous, afin que nous servions lesgyptiens, car il valait beaucoupmieux que nous fussionsleurs esclavesque de venir mourir dans le dsert. Moserpondit au peuple: Ne craignez point; demeu-

    rez fermes, et considrezles merveilles que le Seigneurvafaire aujourd'hui, car ces Egyptiens queyous voyez devantvous vont disparatre, et vousne les verrez plus jamais. Le Seigneurdit alors Mose: Pourquoi criez-vousvers

    moi? Dites aux enfans d'Isral qu'ils marchent. En effet, les Hbreux se mirent en route, et se dirigrent

    droit vers ce point de la mer Rouge o est aujourd'huiSuez.La marche est de trois heures peu prs, quoiquenous m-mesmoins de temps faire la route;

    -car nos chameaux,laissant le chemin qui conduit la Mecque,prirent le galopvers le midi, et, partir de la tour du cheik, n'abandonn-rent plus cette allure jusqu'au momento nous fmes arri- -vs. A mesure que nous avanionsle ciel prenait une teinte[l'argent; droite s'levait la chane demontagnesqui bordele rivage occidentalde la mer Rouge; gauche, le dsertcontinuaitde s'tendre, et entre les montagnes et le dsert,se dtachant sur l'eau de la mer, grandissaient les muraillesblanchesdeSuez,dont quelquesrares madenehsdtruisaientla monotonie en s'levant au-dessus de leurs crneaux. Del'autre ct de la ville est le port, dans lequelmouillent lesbarques qui viennentde Thor, et les navires aux formes bi-

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 133

    8

    zarres qui, se hasardant jusqu'au dtroit de Babel-Mandel,en reviennent aprs avoir touch Moka.Arrivs quelque distance du rivage, nous fmes dresser

    notre tente prs de Suez; puis nous courmesau bord de lamer. C'est cet endroit que le Seigneur dit Mose: Elevez votre verge, tendezla main sur les eaux, et les

    divisez, afin que les enfans d'Isral marchent sec au milieude la mer. J'endurcirai le cur des gyptiens, afin qu'ils vous

    poursuivent, et je serai glorifi daRs Pharaon, dans touteson arme, dans ses chariots et dans sa cavalerie. Alors l'ange de Dieu, qui marchait devant le camp

    des Isralites , alla derrire eux, et en mme temps lacolonne de nuit, quittant la tte @du peuple, se mitaussi derrire, entre le camp des gyptiens et le campd'Isral; et la nue tait tnbreuse d'une part, et del'autre elle clairait les tnbres, de sorte que les deux ar-mes ne purent s'approcher pendant tout le temps de lanuit. Mose ayant tendu la main sur la mer, le Seigneur l'en-

    tr'ouvrit en faisant soufflerun vent violent et brlant pen-dant toute la nuit, et il en desscha le fond, et l'eau fut di-vise en deux. Les enfans d'Isral marchrent sec au milieu de la

    mer, ayant l'eau droite et gauchequi leur servait commed'un mur. Et les gyptiens, marchant aprs eux, se mirent les

    poursuivre au milieu de la mer avec toute la cavalerie dePharaon, ses chariots et ses chevaux. Et lorsque les Isralites furent arrivs sur l'autre bord,

    le Seigneur dit Mose: tendez la main sur la mer, afinque les eaux retournent sur les gyptiens, sur leurs cha-riots et leur cavalerie. Mosetendit donc la main sur la mer, et ds la pointe

    du jour elle retourna au mmelieu o elle tait auparavant.Ainsi, lorsque les gyptiens s'enfuyaient, les eaux vinrentau-devantd'eux, et le Seigneur les enveloppa au milieu desflots. Les eaux tant retournes de la sorte, couvrirent les

  • 134 IMPRESSIONSDEVOYAGE.chariots et la cavalerie de toute l'arme dePharaon, qui taitentre dans la mer en poursuivant Isral, et il n'en chappapoint un seul. Au moment o nous arrivmes au bord de la mer, les

    eaux taient hautes. On la traverse alors, si l'on est press,au moyend'un bateau. Commerien ne nous pressait, quenous n'tions aucunementpoursuivis, et quenous dsirions,d'ailleurs, passer la mer la manire des Isralites, nousrsolmes d'attendre le reflux, et de faire pendant cet in-tervalle une petite visite la ville de Suez.Nous nous avanmesen consquencevers les portes, et

    aprs avoir exhib nos tkerifs(4),nous nous rendmeschezle gouverneur turc, qui, voyant nos recommandations,nousreut admirablement bien. Maisce qui nous toucha le plusdans son accueil, ce fut la promptitudeet l'affabilit avecla-quelle il nous fit donner chacun une gargoulette pleined'eau douce et frache. Nous la dgustmes l'instant sansfaon en buvant mme, et en lui exprimant, pendant quenous l'avalions, notre reconnaissance par des signes de lamain. Il nous invita venir le voir notre retour; nous lelui promimesavec empressement, puis, craignant de nousattarder, nous primes cong de lui.En sortant de chez le gouverneur, Bchara, qui nous ac-

    compagnait, s'arrta devant une maison, et nous la montradu doigt en rptant deux fois Bounabardor Bounabardo!Nous nous arrtmes, car nous savions que ce nom taitcelui que les Arabes donnent Bonaparte; et commenousnous rappelions qu'il tait venu Suez, nous pensmesquecette maison renfermait quelque souvenir historique. Eneffet,c'tait dans cette maison qu'il avait log; nous y en-trmes et demandmes parler au matre; c'tait un Grec,agent de la compagniedes Indes pour l'Angleterre, nommComanouli, qui, nous reconnaissantpour Franais, se doutaaussitt de l'objet de notre visite, et nous fit les honneursde chez lui avec la plus grande complaisance. La chambreo a logBonaparte est une des plus simples de toute lamaison; un divan rgne l'entour. et les croises s'ouvrent

    (t) Passe-ports.

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 135sur le port ; au reste, aucun souvenir matriel du gnralen chef de l'arme d'Egypte ne la recommande la curiositdes visiteurs.Ce fut le 26 dcembre1798 que Bonaparte arriva Suez;

    il employala journe du 21 visiter la ville et le port; puis,e 28, il se rsolut passer la mer Rouge pour aller auxfontaines de Mose; huit heures du malin, la mare s'-tant retire, il traversa le lit de la mer, et se trouva enAsie.Pendant que Bonaparte tait assis auprs des sources, il

    y reut la visite de quelques chefs arabes de Thor et desenvirons, qui venaient le remercier de la protection qu'il ac-cordait leur commerce avec l'gypte; mais bientt il re-monta cheval pour visiter les ruines d'un grand aqueducconstruit pendant la guerre des Portugais contre les Vni-tiens; cette guerre eut lieu aprs la dcouvertedu passagedu cap de Bonne-Esprance, vnmentqui ruinait le com-merce de ces derniers. Nous trouvmes bientt l'aqueduc la gauche du chemin que nous suivions; il tait destin conduire l'eau des sources dans des citernes creuses sur lerivage de la mer, et devait servir d'aiguade aux btimensqui naviguent sur la mer Rouge.Cette visite faite, Bonaparte songea revenir Suez; la

    nuit tait obscure lorsqu'il revint sur le bord de la mer.L'heure de la mare arrivait, et l'on proposa de camper surla plage et d'y passer la nuit ; mais Bonaparte ne voulut rienentendre : il appela le guide lui, et lui ordonna de mar-cher devant. Le guide, troubl par cet ordre man directe-ment d'un hommeque les Arabes regardaient commeun pro-phte, se trompa de descente, et le trajet fut allong d'unquart d'heure peu prs. On tait peine moiti chemin,que les premires vaguesdu flux vinrent mouillerles jambesdes chevaux; on connaissait la rapidit avec laquelle l'eaumonte; l'obscurit empchaitde mesurer l'espace qui restait parcourir ; le gnral Caffarelli, que sa jambe de bois em-pchait de se tenir solidement cheval, appela son aide.Ce cri fut regard commeun cri de dtresse; le dsordre semit l'instant dans la petite caravane; chacun s'enfuit deson ct, lanant son cheval dans la direction o il croyaittrouver terre ; Bonaparte seul continua tranquillement de

  • 136 IMPRESSIONSDEVOYAGE.suivre l'\rabe qui marchait devantlui. Cependantl'eau mon-tait : son cheval s'effraya, et refusa demarcher en avant; laposition tait terrible : le moindre retard tait la mort. Unguide de l'escorte, d'une taille leve et d'une force hercu-lenne, sauta dans la mer, prit le gnral sur ses paules, ets'attachant la queue du cheval de l'Arabe, emporta Bona"parte commeun enfant; au bout d'un instant il avait dol'eau jusqu'au-dessous des aisselles, et commenait perdre-pied; la mer croissait avec une effrayante rapidit ; cinqminutes encore, et les destinesdumondechangeaientpar lamort d'un seul homme.Tout coup l'Arabe jeta un cri; iltouchait le rivage; le guide, puis, tomba sur ses genoux;son gnral sauv, les forces lui manquaient.La caravane rentra Suezsans avoir perdu un seul hom-

    me; le chevalseul de Bonaparte se noya.Vingt-deux ans aprc, Bonaparte avait conserv de cet

    vnementun souvenir plus prsent peut-tre que de tousses autres dangers, car voicicequ'il crivait Sainte-Hlne: Profitant de la marebasse, je traversai lamer Rouge

    pied sec; au retour, je fus pris par la nuit et m'garai aumilieu de la maremontante; je courus le plus grand dan-ger; je faillis prir de la mmemanire que Pharaon, ce quin'et pas manqu de fournir tous les prdicateurs de lachrtient un texte magnifiquecontremoi. Lorsque nous nous retrouvmesau bord de la mer, la ma-

    re venait de se retirer, et le momenttait parfaitementfa-vorable. Nous fmes plier la tente, nous remonimessur nosdromadaires, et nous nous lanmesdans la mer; l'endroitJe plus profond, il n'y avait pas plus d'un pied d'eau; qua-ranteminutes nous suffirent pour cette traverse, et, deuxheures, nousmettions le piedsur la terre d'Asie; nous fran-chmesquelquesmonticulesde sable, qui bordaient la mr,et nous nous retrouvmesdans le dsert.Notre caravane, en touchant la pninsule du Sina, avait

    pris subitement un aspect militaire, qui prouvait que nousentrions dans le pays o le droit naturel remplacele droitdesgens : Araballah marchait en claireur cent cinquantepas en avant de nous, et Bchara avait t plac la mmedistance l'arrire-aarde. afinque ses conteset ses chansons

  • QUINZEJOURSAUSINAl. 137

    - ----8.

    ne pussent distraire personne. Nous avions fait une lieue peu prs ainsi, lorsqu'Araballah s'arrta tout coup entendant sa lance vers le sud, et nous montrant deux pointsnoirsqui apparaissaient l'horizon.Toualeb ordonna deuxArabes de rejoindre raballah et de se porter avec lui enavant; cet ordre fut excut l'instant et en silence; peineeurent-ils rejoint leur compagnonqu'ils partirent tous troiset disparurent bientt derrire un bouquet de palmiers quise balanait notre gauche, commeune le de verdure. Ce-pendant toute la caravane avait fait halle, et dj, tout ha-sard, nous prparions nos armes, lorsque Toualeb jeta uncri et partit au galop; nos hagins, emports par l'exemple,le suivirent toute jambe, et nous nous avanmesvers lebouquet de palmiers derrire lequel on apercevait les deuxpoints noirs, qui, depuis quelques instans taient devenusdes cavaliers, sans savoir si nous courions des amis ou des ennemis.C'taient probablement des amis, car Toualeb cessa de

    s'occuper entirement d'eux, et, arriv la petite oasis verslaquelle il avait pris sa ourse d'une manire si rapide, il selaissa glisser bas de son dromadaire; les ntres s'age-nouillrent, et nous nous trouvmes prs de cinq charman-tes fontaines ombrages par une douzaine de palmiers dontles rejetons formaient autour de leurs tiges un bosquet desplus frais et des plus gracieux. Nous tions arrivs auxsources de Mose: ce fut l que les Isralites s'arrtrent etchantrent le cantique d'action de grces, tandis que Mariela prophtesse, sur d'Aaron, prenant un tambour lamain, et suivie de toutes les femmesqui marchaient aprselle avecdes tambours et formaient des churs de musique,thantait la premire en disant: Chantons les hymnes du Seigneur, parce qu'il a signal

    agrandeur et sa gloire, et a prcipit dans la mer le chevalet son cavalier. ? -Quant nous, commenous avions autre chose faire que

    de chanter, nous plongemes immdiatementla tte et lesbras dans ces sources antiques, et nous tions tout entiersencore ce dlicieux,passe-temps, lorsque Araballah reparutavec ses compagnons; il tait suivi de deux hommesvtus de

  • 138 IMPRESSIONSDEVOYAGE.noir: c'taientdes religieux du montSina; Toualebles rfaitreconnus de loin leur costume,et c'tait alors que, librede toute crainte, il avait jet son cri de joie, et nous avaitemportsau galop jusqu'aux sources deMose.Les deux moines descendirent de leurs dromadaires el

    vinrent s'asseoir prs de nous: dans le dsert tout est amiou ennemi, on partage la tente, le pain et le riz, on l'onchange des coups de lance, de carabine et de pistolet. Lesnouveaux arrivans n'avaient aucune intention hostile; denotre ct, ds que nous smesqu'ils appartenaient au cou-vent o nous allions, leur rencontre devenaitune bonnefor-tune: il en rsulta que la connaissancefut bientt faite; ilsnous salurent en latin, nous leur rpondmes commenouspmes. Abdallahtait dj la besogne.Monsieur Taylorleur offrit de partager notre repas; ils acceptrent; nousnous assmes l'ombre des palmiers, sur un sable humectpar l'innttration des eaux, et nous nous trouvmes bienttdans un tat de tranquillit et de bien-tre quenous n'avionspas encore prouvdepuis notre dpart du Caire.C'tait l'heure de l'panchement;nous en profitmespour

    demander nos deux htes l'explication d'une chose quinous paraissait des plus extraordinaires: comment deuxhommes seuls, sans escorte, sans armes, sans dfense, ap-partenant un couventriche, s'exposaient-ils seuls, dans ledsert, tre tus, vols, ou mis la ranon par les pre-miers Arabes venus?Nous savions trs bien qu'aux yeux detels hommes,ni leur ge, ni leur religion, ni leur costume,n'taient des sauvegardessuffisantes;nous exprimmesdonc nos pieux convivesnotre admirationpour leur courage, etnotre tonnementde ce qu'il n'et pas pour eux de suitesplus fcheuses.Alors le plus vieuxdes deux tira de sa poi-trine un sachetenrichi de broderies et pendu commetinsea-pulaire, l'ouvrit et nous prsenta un papier qu'il contenait :c'tait un firmansignBonaparte.Cette signature au milieu de ce dsert, sur les lieux o le

    nom de l'hommegrandissait encore par le souvenir de sesvictoires, la vnrationavec laquelleToualeb se levaet s'ap.prochaen disant: Bounabardot Bounabardo! la curiosit desArabes, qui formrent l'instant autour de nous un cercle

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 139aussi resserr que le respect le leur permettait, tout concou-rait donner cette scne un caractre plein d'intrt, pourdes Franais surtout. Nous demandmesalors au vieux c-aobite comment ce firman se trouvait entre ses mains, e!voicice qu'il nous dit : Le couvent du Sina, Isol entre les deux bras de la

    mer Rouge, plac sur la pointe mridionale de la pninsule,distant de dix journes deSuezet de douzedu Caire, se trou-vait, par sa position, dpendre entirement deces deuxvilles,dont les gouverneurs, professant une religion oppose celle de ces cnobites, taient gnralement peu disposs leur prter appui contre les dprdations des mameluks desvilles et la piraterie des Arabes du dsert. Obligs de tirerleur subsistance de l'Arabie, de la Grce et de l'Egypte, lepain qu'ils mangent se rcoltant Chio, la laine dont ilstissent leurs habits venant du Ploponse, le caf qu'ils boi-vent mrissant Moka, il en rsultait que, depuis la rvoltedes beyset la domination des mameluks, ceux-ci prlevaientun droit normesur les diffrensobjets d'approvisionnementque les moines tiraient d'Alexandrie, de Djedda ou de Suez;puis, ce droit acquitt, ce n'tait point tout encore: il fallaittraiter avec les Arabes pour le transport, payer une escorte,ce qui n'empchait pas que, de temps en temps, quelquetribu voisine, plus nombreuse ou plus brave, n'arrtt la ca-ravane, et que le couvent ne perdt, par cet accident, non-seulement ses approvisionnemens,mais encore quelques-unsde ses pres, qui, une fois prisonniers, n'taient rendus quepour une ranon ruineuse. Ainsi la vie de ces braves cno-bites tait devenueune lutte continuelle contre les premiersbesoins de la vie. De plus les Bdouins, comme une nued'oiseaux de proie, tournaient incessamment autour du mo-nastre, prts y entrer la moindre imprudence des reli-gieux, et enlevant tout ce qui s'cartait de ses murs, hommeset bestiaux. La misre des bons pres tait donc son com-ble, lorsqu'un jour ils apprirent par les Arabes eux-mmesqu'un hommetait arriv d'Occidentavec la parole d'un pro-phte et la puissance d'un dieu. Ils eurent l'ide d-aller cethomme et de lui demander sa protection. En consquence,les moines se rassemblrent, lurent deux dputs, firent

  • 140 IMPRESSIONSDEVOYAGE.

    prix avecun chef de tribu pour les conduire et les protgerjusqu' ce qu'ils eussent rencontr celui qu'ils cherchaient,et les deuxdputs se mirent en voyage,emportant aveceuxia dernire esprance de ceux qu'ils laissaient dans le cou-vent. Ils suivirent les bords de la mer Rouge pendant dix.tours, puisils arrivrent Suez, o ils virent flotter un pa-villoninconnu. Ils demandrento tait le sultan des Fran-ais, et on leur dit qu'il tait au Caire: car en dix-huit joursil avait fait la conqute de l'Egypte. Ils continurent leurroute travers le dsert, ils traversrent le Mokkatan,etarrivrent la ville d'El-Talaoun. Leurs vieux ennemis, lesmameluks, en avaient t chasss comme une poussire.Mourad-Bey, battu aux Pyramides, avait fui dans la hauteEgypte; Ibrahim, vaincu El-Arish, s'tait enfoncdans laSyrie, et le mmedrapeau qu'ils avaient dj vu Suezflot-tait sur les minarets du Caire. Ils entrrent dans la ville,qu'il trouvrent calme et tranquille. Ils arrivrent sur laplace d'El-Bkir, ils demandrent parler au sultan. Onleur Montra la maison qu'il habitait ; ils s'y prsentrent.Un aide de camples fit passer dans les jardins et les condui-sit une tente o Bonaparte se tenait habituellement, dsque les premiresheures du soir permettaient de quitter leschambres intrieures, rafrachies pendant le jour par lescourans d'air et par les fontaines,Bonaparte tait assis une table, une carte de l'Egypte

    tait droule sous ses yeux. Il avait prs de lui Caffarelli,Fourrier et un interprte. Les dputs lui adressrent la pa-role en italien, et lui exposrent le but de leur voyage.Bonaparte sourit ; ils venaient de le flatter mieux que le

    plus habile courtisan ne l'aurait pu faire. Sa renommetaitparvenue en Asie, et par l'Yemen allait le prcder dansfInde, Il ignorait encore la puissancede sonnom; deuxpau-vresmoines venaientde faire cent lieues dans ledsert pourlui en donner la mesure. Il fit asseoir les envoys,et tandisqu'on leur prsentait le cafil dicta l'interprte un firman.C'tait celui que les religieux nous prsentaient, et qui as-surait leurs voyageset le transport de leurs provisionstravers le dsert et dans les villes.Depuis ce jour, les moines avaient t respects: un jour,

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 141le Nil et la Mditerraneremportant la flotte franaise com-me ils l'avaient apporte, les Turcs recouvrrent leur puis-sance; les mameluks reprirent les villes, les Arabes gar-drent le dsert; et ni les Turcs, ni les mameluks, ni lesArabes, n'osrent violer le firman donn par leur ennemi;de sorte qu'aujourd'hui encore, les moines du Sina, objetde vnration des tribus qui les entourent, peuvent parcou-rir le dsert, seuls et sans escorte, sous la sauvegarde decette signature magique de Bonaparte, moiti effaceparles baisers religieux des descendans d'Ismal, qui, quelquesjours auparavant, avaient pill la grande caravane qui reve-nait de la Mecque, et enlev la fille d'un bey pour en fairela concubine de quelque chef de tribu.Ce soir-l, Bcbara avait cout, contre son habitude,

    quoiqu'il ne comprt du rcit du vieux cnobite que ce queses gestes lui en indiquaient ; mais il avait remarqu l'at-tention que nous lui prtmes tout le temps qu'il avait dur.Jugeant donc qu' l'heure avance o nous tions arrivs, ilfaudrait une histoire trop blouissante pour effacerl'impres-sion que ce rcit avait produite, il reconnut son insuffisance,et, dissimulant la honte de sa dfaite sous un gracieux sou-rire d'adieu, il prit cong de nous, et s'tendit sur le sable la porte de notre tente.

    LA VALLE DE L'GAREMENT.

    Le lendemain, avant de nous quitter, les moines du Sina-

    nous demandrent si nous avions quelques lettres de recom-mandation pour leur couvent. Nous leur racontmes alorsque, le jour de notre dpart du Caire, nous allions nousadresser, dans ce but, aux moines du couventgrec, lorsque

  • 1
  • QUINZEJOURSAUSINA1. UScan. Bchara pensa que c'tait le moment de frapper ungrand coup; il vint se mettre entre Mayeret moi, et com-mena, pour nous distraire, une chanson arabe : c'tait l'-loge du haghin. En voici la strophe la plus remarquable: Ce coursier est si fringant que l'on croirait que le vif-

    argent coule dans ses veines. A la vue de ses formes lgan-tes et sveltes, l'antilope confuse baisse modestement lesyeux; le courageux lopard voudrait changer contre sespieds les griffes redoutables dont il est arm. Semblable la terre, toujours en quilibre dans ses mouvemens,nonmoins rapide que l'eau des torrens dbords, il gale le feuen ardeur et le vent en lgret. Malheureusement le chanteur, qui ne pouvait deviner ce

    qui se passait en nous, faisait l'loge du bourreau devantles patiens, de sorte qu'il eut un mdiocre succs. Lepangyrique du haghin, dans une circonstance pareille,ne pouvait que nous exasprer, et, en nous exasprant, nousrendre injustes envers lui. Rien ne porte nier les bonnesqualits d'une chose comme la souffrance que causent lesmauvaises. Autant aurait valu chanter l'ardeur du soleil quipesait sur nos ttes, la finesse de la poussire dans laquellenous nagions, et la brlante monotonie du paysage qui nousenvironnait. En effet, nous tions engags dans une desouaddis les plus fatalement clbre de la pninsule; on lanomme la valle de l'Egarement cause des sables mouvansqui en formentle soj, et dont les dplacemensternels, soumisaux caprices du vent, enlvent la caravane toute certitudesur sa route. Nous tions entours de petits monticules dusommet desquelsle vent dtachait commeune gaze de pous-sire dont le rseau brlant s'tendait sur nos ttes, et quinous faisait des horizons de cent pas, de sorte que noustouffions dans ces tourbillons de sable comme dans descreusets naturels. Enfin, l'heure de la premire halte, nosArabes plantrent notre tente, et nous esprmes un instantde repos; mais le vent, cre et continuel, qui soufflait depuisle matin, emporta la tente au bout de cinq minutes. Une se-conde tentative fut faite sans rsultat meilleur: le sable,agit sans cesse, ne pouvait retenir les piquets, et l'et-il pu,les cordes taient trop faibles pour la tente; il nous fallut

  • Ml IMPRESSIONSDEVOYAGE.donc, commenos Arabes, prendre pour abri l'ombre de nosdromadaires. Je venais de me coucher ct du mim, lors-que Abdallah, qui avait affaire moi pour tout ce qui re-gardait la cuisine, vint medclarer qu'il lui tait absolumentimpossible de faire le feu. La nouvellen'tait pas, au fond,si mauvaiseque le croyait le pauvre diable; nous n'avionsnon-seulementaucuneenvie,maisencoreaucunbesoindeman.ger; un verre d'eau douce et frache tait, pour le moment,l'objet de toute notre ambition; malheureusementcelle dontnous nous tions approvisionns aux sources deMosetaitun peu saumtre; ce dfaut, joint l'odeur que lui avaientcommuniqueles outres, et la chaleur insupportablequ'elleavait acquise pendant le voyage,la rendait compltementim-potable. Nous voulmesen boire, mais ledgotnousarrta.Cependant le soleil continuait de monter l'horizon, et se

    trouvait si parfaitement au-dessus de nos ttes, que noschameauxne portaient plus d'ombre: je m'loignaidonc dequelques pas de mon haghin pour chapper cette odeur debte fauveque la chaleur rendait plus ftide encore; puis jeme couchai sur le sable, me couvrant entirement du man-teau de Bchara. Au bout de dix minutes, je sentis que lect expos au soleil nepouvaitplus supporter la chaleur, etje me retournai sur l'autre; j'esprais que, lorsque je seraiscuit, je ne souffriraisiplus: pendant deux heures que durala halte, je ne dormis pas une minute, et ne fisque me tour-ner et meretourner sous ma couverture. Quant mes com-pagnons, j'ignorais compltementce qu'ils devenaient,je neles voyais pas, et c'et t pour moi une fatigue trop grandeque de leur demander de leurs nouvelles: tout ce que jesais, c'est que, sous mon manteau,je me faisais moi-mmel'effet d'une tortue qu'on fait bouillir dans son caille.Enfin notre supplice changea de nature; c'tait presque

    un soulagement: Mohammedvint nous avertir qu'il taittemps de nous remettre en route; je me levai. Le sable quim'avaitservide lit tait mouill commesi on y avait rpanduune outre.Nous remontmes sur nos dromadaires commedes con-

    damns inertes et sans volont, ne nous inquitantpasmmede quel ct nous allions, moralementconvaincusqu'il fai-

  • QUINZEJOURSAUSINAI. 145

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    lait marcher en avant, et voil tout : seulement je m'infor-mai si nous aurions de l'eau frache le soir ; Araballah, quise trouvait le plus prs de moi, me rpondit que nous cou-cherions prs d'un puits : c'tait tout ce que je voulaissavoir.Cependant l'insomnie de la nuit prcdente, le dfaut de

    nourriture, cet tat de fusion perptuelle dans laquelle noustions entrs depuis le Mokkatan, me donnaient une somno-lence irrsistible. Je la combattis d'abord par l'ide du dan-ger : une chute de quinze pieds de hauteur, ft-ce sur le sa.ble, n'avait rien de bien attrayant; mais bientt l'ide de cedanger devint purement instinctive. Une hallucination pa-reille celle que j'avais dj prouves'empara de moi; j'a-vais les yeux ferms, et cependant je voyais le soleil, le sa-ble, et mmel'air : seulement ils changeaient de couleur etprenaient des teintes tranges. Puis je me figurais quej'taissur un vaisseau, et que la mer tournait en oscillant autourde nous. Tout coup je rvais que je m'veillais et que jetombais du haut de mon dromadaire, qui continuait sonchemin; je voulais crier pour appeler mes compagnons, lavoix manquait ma poitrine; je les voyais s'loigner. J'es-sayais de me lever et de courir ; mais je ne pouvaisme tenirdebout sur ces vagues de sable, qui s'enfonaient sous moicommede l'eau et me submergeaient. Alors j'essayais denager; mais j'avais oubli les mouvemens l'aide desquelsje pouvaisme soutenir. Aumilieu de cette folie passaient,rapides commedes clairs, de ravissans souvenirs d'enfanceque depuis vingt ans j'avais oublis. J'entendais lemurmured'une source dlicieuse qui coulait dans le jardin de monpre; je me couchais l'ombre du marronnier qu'il plantale jour de ma naissance. J'prouvais alors deux sensationstout fait opposes, et que je n'aurais jamais cru que l'onpt ressentir en mme temps: l'une factice, et c'tait cellede l'eau et de l'ombre, l'autre relle, et c'tait celle de la fa-tigue et de la soif, et cependantmes ides taient tellementobscurcies que je ne savais laquelle des deux tait un songe.Tout coup une violente douleur dans la poitrine ou dansles reins me rveillait ; c'tait un coup de pommeau ou dudossier de la selle qui me prvenait que je commenaisrel-

  • U6 IMPRESSIONSDEVOYAGE.lement perdre l'quilibre. Alorsj'ouvrais les yeux avecuntressaillement d'effroi : le jardin, la source, le marronnieret son ombre disparaissaient comme des fantmes; il nerestait que le soleil, le vent, le sable, le dsert enfin.Plusieurs heures s'coulrent ainsi sans que je pusse cal-

    culer le temps; je sentis que le mouvementcessait, je sortis l'instant de ma somnolence,et je vis toute la caravanear-rte et groupe autour de Toualeb; nous trois seulementtions rests o il avaitplu nos chameaux de faire halte.Je jetai les yeux sur Taylor et sur Mayer, ils taient cour-bs et anantis commemoi sous cette chaleur; je fis signe Mohammedde venir moi, car je n'avais pas la forced'ailer lui, et je lui demandaice que faisaientnos Arabes,et pour-quoi ils regardaient ainsi autour d'eux et d'un air indcis.La vallede l'garement n'avait pas menti son nom: ilsn'avaient pu, cause du vent et de l'horizon mouvant queformaient les sables, s'orienter srement, de sorte que noustions perdus, et que notre Palinure, doutant de ses lu-mires, en appelait celles deses camarades: enfinles avisfurent peu prs unanimes sur la direction qu'il y avait suivre; nous inclinmesun peu droite, et nos chameauxprirent le plus magnifiquedes galops. Un danger rel, celuid'tre gars et de manquer d'eau, avait chass d'une ma.nire magique, et par une force de raction merveilleuse,tous les rves fantastiques qui m'agitaient depuis notre d-part ; peut-tre aussi la dcroissancede la chaleur tait-ellepour quelquechosedans cette rsurrection. Cependantcettedcroissancemmetait la sourced'une inquitudenouvelle:le soleil s'abaissait sur l'horizon, et une fois la nuit venue,notre cheminme paraissait devoirtre plus difficile retrou-ver encore. Il y avait bien les toiles; mais si le vent con-tinuait, il n'y avait pas moyende les apercevoir travers lenuagede sablequ'il roulait au-dessus de nos ttes.Aprs une heure de silence, je me hasardai demander

    si nous tions bien loin du campement. L, me dit, entendant la main vers l'horizon, l'Arabe qui galopait prs demoi. Cette parole me rendit la vie; il me semblaque je tou-chais au puits; d'ailleurs, la manire dont nos haghinsnous emportaient, ft-il une distance fort raisonnable,

  • QUINZEJOURSAUSINAL 147nous ne pouvions larder le trouver. Au bout d'une autreheure, je fis la mmedemande un autre Arabe,qui mefil lammerponse. Quant cette fois, j'tais convaincuqu'il di-sait la vrit, car nous devions bien avoir fait six ou septlieues pendant ces deux heures. Enfin une autre heure s'-coula encore, le soleil disparut aveccette rapidit saisissantedes climats orientaux. Alors monsieurTaylor demanda sontour si nous tions encore loin du puits, et Araballah, aprss'tre orient, dclara que nous avions pour deux grandesheures de route avant d'y arriver. Il tait nuit close; noustombions de fatigue plus encore que de soif; nous dclar-mes que le genre de mort nous tait indiffrent, mais quenous ne comptions pas aller mourir plus loin. AussittToualeb gloussa les dromadaires; ils s'agenouillrent, etnous nous laissmestomber plutt que nous ne descendmessur le sable.Cependant le mme inconvnient qui s'tait prsent la

    premire halte s'offrit la seconde: peine notre tente fut-elle pose, qu'une rafale de vent l'arracha du sol, et qu'ilfallut courir aprs elle commeon court sur les ponts dePa-ris aprs son chapeau. On devine que c'taient les Arabesqui se livraient cet exercice: quant nous, nous aurionslaiss la tente retourner Suez sans faire un mouvementpour l'arrter. Au reste, cet accident tait moins douloureuxcette fois que la premire. La nuit avait amen, sinon lafracheur, du moins la cessation de cette chaleur ardentequi avait failli de me rendre fou. Abdallah, plus heureux quele matin, avait trouv un fragment de roche l'abri duquelil avait tabli sa cuisine. Il nous apporta notre riz; nous enavalmesquelques grains, peu prs ce qu'aurait pu man-ger un merle ou une grive; nous essaymes, sans pouvoir yrussir, de les faire suivre d'une gorge d'eau j puis nousnous mouillmes la figureet les mains, et nous nOusendor-mmes.J'tais au plus profond de monsommeil, et ayant perdu

    toute consciencede notre position, lorsque je sentis qu'onmesecouait par le bras : je me rveillai aussitt