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Alexandre Grothendieck Allons-nous continuer la recherche scientifique ? 1972

Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique?, 1972

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Je voudrais préciser la raison pour laquelle au début j’ai interrompu mon activité de recherche : c’était parce que je me rendais compte qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure. Au moment où j’ai pris cette décision, je pensais consacrer plusieurs années à faire de la recherche, à acquérir certaines connaissances de base en biologie, avec l’idée d’appliquer et de développer des techniques mathématiques, des méthodes mathématiques pour traiter des problèmes de biologie. C’est une chose absolument fascinante pour moi et, néanmoins, à partir du moment où des amis et moi avons démarré un groupe qui s’appelle Survivre, pour précisément nous occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, l’intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s’est complètement évanoui pour moi et je n’ai jamais eu une minute de regret depuis.

Citation preview

  • Alexandre Grothendieck

    Allons-nous continuer la

    recherche scientifique ?

    1972

  • A lire sur le mme sujet :

    Rdition de la revue

    Survivre et vivre Numros 1 12, 14 16, 19.

    (on recherche les numros 13, 18 et 17)

    1970-1975

    dition part de

    Roger Godement

    Science, technologie, armement Une brve histoire du sujet

    1997

    Voir le documentaire dHerv Nisic sur la vie dAlexandre Grothendieck :

    Lespace dun homme

    Tlchargez et coutez sur le site de Radio Zinzine lmission Racine de moins un :

    Alexandre Grothendieck,

    une vie digne dtre vcue .

    Pour toute correspondance :

    Bertrand Louart - Radio Zinzine - 04 300 Limans

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    Introduction

    Alexandre Grothendieck a certainement t un des plus grand mathmaticien du XXe sicle. Mais si son nom est aujourdhui encore connu dans le cercle trs restreint des chercheurs en mathmatiques et de leurs tudiants, il lest certainement moins du public peu ou pas scientifique.

    En effet, lheure o les chercheurs dfilent dans les rues en scandant Sauvons la recherche ! afin dobtenir des crdits supplmentaires et des conditions de travail moins humiliantes sans vouloir un seul instant se poser la question de la finalit de leur travaux et de leur responsabilit dans la dgradation continue des conditions de la vie y compris la leur , les crits autres que mathmatiques de Grothendieck mriteraient dtre mieux connus.

    Dans les annes 1970, non seulement ce brillant chercheur dmissionna pour ne pas mettre ses talents au service dune institution finance en (petite) partie par lArme, mais il prit publiquement position travers ses cours de mathmatiques, des confrences donnes dans plusieurs pays et une revue dcologie radicale quil fondera avec dautres scientifiques contre la poursuite de la recherche scientifique au prtexte quelle est un des facteurs, parmi bien dautres, menaant la survie de lespce humaine en tant le principal vecteur de linnovation technologique qui permet au capitalisme industriel de tirer le meilleur parti des hommes et de la nature.

    Nous voici loin des revendications corporatistes des rats de laboratoire

    Cette brochure reproduit donc trois textes o Grothendieck expose les raisons de son dsengagement de la recherche scientifique et de son engagement militant en faveur du mouvement cologique.

    On trouvera dans ces textes un certain optimisme propre lambiance contestataire des annes 1970 et aussi un peu de navet, notamment sur la nature du rgime maoste en Chine Populaire. Il semblerait que dans les milieux scientifiques de gauche cette poque, les illusions sur ce rgime

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    soient assez partages 1, malgr le caractre extrmement grossier de la propagande chinoise qui faisait alors cho la contestation occidentale sur certains points.

    Si lon veut bien mettre cela de ct, on verra que plus de trente ans aprs, les motivations de Grothendieck restent toujours autant dactualit.

    Bertrand Louart - juin 2005

    Biographie

    Alexandre Grothendieck est n le 28 mars 1928 Berlin, de parents dorigine russe, Juifs et anarchistes. En exil, son pre est photographe et sa mre travaille de temps autre comme journaliste.

    En 1933, ils fuient l'Allemagne nazie vers Paris, puis participent la guerre civile espagnole, avant de sinstaller dans le sud-ouest de la France. Entre 1940 et 1942, Alexandre et sa mre son interns dans le camp de concentration de Rieucros, non loin de Mende, comme indsirables du fait de leur nationalit allemande. Alexandre va lcole lextrieur du camp, et cest cette poque que nat sa passion pour les mathmatiques. Son pre est intern dans le camp de Le Vernet, il sera envoy ensuite Auschwitz o il mourra en 1942. Aprs la Libration, Alexandre et sa mre s'installent Montpellier.

    En 1948, il dcide de poursuivre des tudes en mathmatiques Paris. Il est admis dans les sminaires de l'cole Normale Suprieure (ENS), en 1949 l'universit de Nancy. En six mois, il rsout quatorze problmes de mathmatiques, chacun de ces problmes tant quivalent un sujet de thse de doctorat. Il rencontre alors les grands mathmaticiens du moment, il devient aussi membre du groupe Bourbaki. En 1959, il est nomm un poste de professeur lInstitut des Hautes tudes Scientifiques (IHES) de Paris, nouvellement cr. Michel Demazure, ancien lve thsard, tmoigne :

    1 Voir, par exemple, (Auto)critique de la science (1973) ou Lidologie de/dans la science (1977) dans la collection science ouverte dirige par Jean-Marc Lvy-Leblond aux ditions du Seuil.

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    Grothendieck avait une vision trs forte qui en imposait, et un rythme infernal. Pour lui, tout tait li dans les mathmatiques, le chemin tait aussi important que le but. La dmonstration dun thorme ntait quun sous produit de la dmarche suivie qui devait, elle, rpondre une dmarche globale et harmonieuse. Sa devise tait : Pas de concessions, pas dconomie, pas de faux semblants, pas de raccourcis !.

    En 1966, il obtient la mdaille Fields, mais il refuse de se rendre Moscou pour la recevoir, en protestation contre les traitements infligs par les Sovitiques aux crivains Siniavski et Daniel . On la lui remet plus tard, mais il l'offre au Vit-nam, afin qu'il utilise son or. Il y enseigne d'ailleurs plusieurs semaines sous les bombardements amricains.

    Lorsqu'en 1970, Grothendieck dcouvre que l'IHES reoit des financements du Ministre de la Dfense, il dmissionne, arrte ses recherches et s'engage auprs du mouvement de contestation cologiste en crant le 27 juillet 1970 Montral la revue Survivre (publi au Canada et en France, qui prendra ensuite le titre de Survivre et Vivre et aura 19 numros), et en prnant l'arrt de la recherche scientifique dans ses cours et confrences 2. Il entre au Collge de France et intitule son cours Faut-il continuer la recherche scientifique ? 3 ; son contrat n'est pas renouvel et la brouille avec ses anciens collgues, qui ne veulent pas entendre parler de ses activits politiques, est consomme. En 1973, il revient Montpellier o il enseigne les mathmatiques et en 1984, il rintgre le CNRS.

    Il commence alors la rdaction dune sorte d'autobiographie, Rcoltes et semailles, Rflexions et tmoignages sur un pass de mathmaticien, pour laquelle il tentera en vain de trouver un diteur. Il faut dire quen 1986, le texte dactylographi reprsente quelques 1 500 pages dactylographies, dont une grande partie est consacre des rglements de compte avec ses anciens collgues mathmaticiens, dont il estime quils ont repris, voire pill ses travaux en omettant de le citer.

    En avril 1988, l'Acadmie Royale des Sciences de Sude lui dcerne le Prix Crafoord (quivalent du prix Nobel pour les mathmatiques), avec l'un de ses anciens lves, le belge Pierre Deligne. Mais dans une lettre, publie par le journal Le Monde 4, il donne les raisons pour lesquelles il refuse ce prix.

    2 Voir ci-dessous Comment je suis devenu militant ? 3 Voir ci-dessous la retranscription de la confrence-dbat donne lamphithtre du CERN. Dans cette dition, nous nous sommes efforcs damliorer lexpression sans modifier le contenu du discours afin dattnuer le style parl, parfois chaotique, et ainsi rendre le texte plus lisible. Nous avons reproduit uniquement la traduction franaise des questions poses en anglais. 4 Voir ci-dessous Le mathmaticien franais A. Grothendieck refuse le prix Crafoord.

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    En octobre 1988, il prend sa retraite et part vivre seul et isol Aumettes, un village du Vaucluse. Un jour, des journalistes le prennent en photo contre son gr et les publient sans son accord 5. Aussi, en 1991, il part d'Aumettes pour s'installer quelque part dans le sud, s'isoler davantage. Grothendieck est vivant , assurent ses anciens lves et amis, mais il ne veut plus recevoir de courrier et veut vivre isol .

    Source des textes : Grothendieck Circle

    Une couverture de la revue d'cologie critique

    anime notamment par Grothendieck

    5 Lune dentre elle est reprise dans Science & Vie n935, aot 1995.

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    Survivre et Vivre n6 - Janvier 1971

    Comment je suis devenu militant

    Ce qui suit reproduit approximativement la prsentation

    dAlexandre Grothendieck par lui-mme au cours de la discussion

    publique Le Travailleur Scientifique et la Machine Sociale qui a eu lieu la Facult des Sciences de Paris (Paris VI), le mardi 15 dcembre

    1970, avec la participation du comit Survivre. Un compte-rendu de cette discussion par Denis Guedj suit le prsent expos. Le cas de A.

    Grothendieck, dcrit par lui-mme dans les lignes qui suivent, nous

    parat dautant plus symptomatique dun certain mouvement

    ncessaire qui samorce depuis quelques temps, pour elle-mme.

    Lespoir de la survie nous semble en premier lieu li celui que de tels

    rveils ne restent pas des cas isols, mais finissent par former un

    courant dune puissance toujours croissante. Notre but - celui de

    Survivre - est dy contribuer dans la mesure de nos forces.

    Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du rle de leur science dans la socit. Jai mme limpression trs nette que plus ils sont haut situs dans la hirarchie sociale, et plus par consquent ils se sont identifis lestablishment, ou du moins contents de leur sort, moins ils ont tendance remettre en question cette religion qui nous a t inculque ds les bancs de lcole primaire : toute connaissance scientifique est bonne, quelque soit son contexte ; tout progrs technique est bon. Et comme corollaire : la recherche scientifique est toujours bonne. Aussi les scientifiques, y compris les plus prestigieux, ont-ils gnralement une connaissance de leur science exclusivement de lintrieur, plus ventuellement une connaissance de certains rapports administratifs de leur science avec le reste du monde. Se poser une question comme : La

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    science actuelle en gnral, ou mes recherches en particulier, sont-elles utiles, neutres ou nuisibles lensemble des hommes ? - cela narrive pratiquement jamais, la rponse tant considre comme vidente, par les habitudes de pense enracines depuis lenfance et lgues depuis des sicles. Pour ceux dentre-nous qui sommes des enseignants, la question de la finalit de lenseignement, ou mme simplement celle de son adaptation aux dbouchs, est tout aussi rarement pose.

    Pas plus que mes collgues, je nai fait exception la rgle. Pendant prs de vingt-cinq ans, jai consacr la totalit de mon nergie intellectuelle la recherche mathmatique, tout en restant dans une ignorance peu prs totale sur le rle des mathmatiques dans la socit, id est pour lensemble des hommes, sans mme mapercevoir quil y avait l une question qui mritait quon se la pose ! La recherche avait exerc sur moi une grande fascination, et je my tais lanc ds que jtais tudiant, malgr lavenir incertain que je prvoyais comme mathmaticien, alors que jtais tranger en France. Les choses se sont aplanies par la suite : jai dcouvert lexistence du CNRS et jy ai pass huit annes de ma vie, de 1950 1958, toujours merveill lide que lexercice de mon activit favorite massurait en mme temps la scurit matrielle, plus gnreusement dailleurs danne en anne. Depuis 1959, jai t professeur lInstitut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) qui est un petit institut de recherche pure cr ce moment, subventionn lorigine uniquement par des fonds privs (industries). Avec mes quelques collgues, jy jouissais de conditions de travail exceptionnellement favorables, comme on en trouve gure ailleurs qu lInstitute for Advanced Study, Princeton, qui avait dailleurs servi de modle lIHES. Mes relations avec les autres mathmaticiens (comme, dans une large mesure, celles des mathmaticiens entre-eux) se bornaient des discussions mathmatiques sur des questions dintrts commun, qui fournissaient un sujet inpuisable. Nayant eu dautre enseignement donner quau niveau de la recherche, avec des lves prparant des thses, je navais gure eu loccasion dtre directement confront aux problmes de lenseignement ; dailleurs, comme la plupart de mes collgues, je considrais que lenseignement au niveau lmentaire tait une diversion regrettable dans lactivit de recherche, et jtais heureux den tre dispens.

    Heureusement, il commence y avoir une petite minorit de scientifiques qui se rveillent plus ou moins brutalement de ltat de quitude parfaite que je viens de dcrire. En France, le mois de Mai 1968 a t dans ce sens un puissant stimulant sur beaucoup de scientifiques ou duniversitaires. Le cas de C. Chevalley est ce sujet particulirement loquent. Pour moi, ces vnements mont fait prendre conscience de limportance de la question de lenseignement universitaire et de ses relations avec la recherche, et jai

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    fait partie dune commission de travail la Facult des Sciences dOrsay, charge de mettre au point des projets de structure (nos conclusions tendant une distinction assez nette entre le mtier denseignant et celui de chercheur ont t dailleurs battues en brche avec une rare unanimit par les assistants et les professeurs, et les rares tudiants qui se sont mls aux dbats). Cependant, ntant pas enseignant, ma vie professionnelle na t en rien modifie par le grand brassage idologique de Mai 68.

    Nanmoins, depuis environ une anne, jai commenc prendre conscience progressivement de lurgence dun certain nombre de problmes, et depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de mon temps en militant pour le mouvement Survivre, fond en juillet Montral. Son but est la lutte pour la survie de lespce humaine, et mme de la vie tout court, menace par le dsquilibre cologique croissant caus par une utilisation indiscrimine de la science et de la technologie et par des mcanismes sociaux suicidaires, et menace galement par des conflits militaires lis la prolifration des appareils militaires et des industries darmement. Les questions souleves dans le petit tract qui a annonc la runion daujourdhui font partie de la sphre dintrt de Survivre, car ils nous semblent lies de faon essentielle la question de notre survie. On ma suggr de raconter ici comment sest faite la prise de conscience qui a abouti un bouleversement important de ma vie professionnelle et de la nature de mes activits.

    Pour ceci, je devrais prciser que dans mes relations avec la plupart de mes collgues mathmaticiens, il y avait un certain malaise. Il provenait de la lgret avec laquelle ils acceptaient des contrats avec larme (amricaine le plus souvent), ou acceptaient de participer des rencontres scientifiques finances par des fonds militaires. En fait, ma connaissance, aucun des collgues que je frquentais ne participait des recherches de nature militaire, soit quils jugent une telle participation comme rprhensible, soit que leur intrt exclusif pour la recherche pure les rendent indiffrents aux avantages et au prestige qui est attach la recherche militaire. Ainsi, la collaboration des collgues que je connais avec larme leur fournit un surplus de ressources ou des commodits de travail supplmentaires, sans contre partie apparente sauf la caution implicite quils donnent larme.

    Cela ne les empche dailleurs pas de professer des ides de gauche ou de sindigner des guerres coloniales (Indochine, Algrie, Vietnam) menes par cette mme arme dont ils recueillent volontiers la manne bienfaisante. Ils donnent gnralement cette attitude comme justification de leur collaboration avec larme, puisque daprs eux cette collaboration ne limitait en rien leur indpendance par rapport larme, ni leur libert

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    dopinion. Ils se refusent voir quelle contribue donner une aurole de respectabilit et de libralisme cet appareil dasservissement, de destruction et davilissement de lhomme quest larme.

    Il y avait l une contradiction qui me choquait. Cependant, habitu depuis mon enfance aux difficults quil y a convaincre autrui sur des questions morales qui me semblent videntes, javais le tord dviter les discussions sur cette question importante, et je me cantonnais dans le domaine des problmes purement mathmatiques, qui ont ce grand avantage de faire aisment laccord des esprits.

    Cette situation a continu jusquau mois de dcembre 1969, o jappris fortuitement que lIHES tait depuis trois ans financ partiellement par des fonds militaires. Ces subventions dailleurs ntaient assorties daucune condition ou entrave dans le fonctionnement scientifiques de IHES, et navaient pas t portes la connaissance des professeurs par la direction, ce qui explique mon ignorance leur sujet pendant si longtemps. Je ralise maintenant quil y avait eu ngligence de ma part, et que vu ma ferme dtermination ne pas travailler dans une institution subventionne pas larme, il mappartenait de me tenir inform sur les sources de financement de linstitution o je travaillais.

    Quoi quil en soit, je fis aussitt mon possible pour obtenir la suppression des subventions militaires de lIHES. De mes quatre collgues, deux taient en principe favorables au maintien de ces subventions, un autre tait indiffrent, un autre hsitant sur la question de principe.

    Tout compte fait, tous quatre auraient prfr la suppression des subventions militaires plutt que mon dpart. Ils firent mme une dmarche en ce sens auprs du directeur de lIHES, contredites peu aprs par des dmarches contraires de deux de ces collgues. Aucun deux ntait dispos appuyer fond mon action, ce qui aurait certainement suffit obtenir gain de cause. Il est inutile dentrer ici dans le dtail des pripties qui ont abouti me convaincre quil tait impossible dobtenir une quelconque garantie que lIHES ne serait pas subventionne par des fonds militaires lavenir. Cela ma conduit quitter cet institut au mois de septembre 1970. Pour lanne acadmique 1970/71, je suis professeur associ au Collge de France.

    Aprs quelques semaines damertume et de dception, jai ralis quil est prfrable pour moi que lissue ait t telle que je lai dcrite. En effet, lorsquil semblait un moment donn que la situation allait sarranger, je me disposais dj retourner entirement des efforts purement scientifiques. Cest de mtre vu dans une situation o jai d abandonner une institution dans laquelle javais donn le meilleur de mon uvre

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    mathmatique (et dont javais t le premier, avec J. Dieudonn, fonder la rputation scientifique), qui ma donn un choc dune force suffisante pour marracher mes intrts purement spculatifs et scientifiques, et pour mobliger, aprs des discussions avec de nombreux collgues, prendre conscience du principal problme de notre temps, celui de la survie, dont larme et les armements ne sont quun des nombreux aspects. Ce dernier mapparat encore comme le plus flagrant du point de vue moral, mais non comme le plus fondamental pour lanalyse objective des mcanismes qui sont en train dentraner lhumanit vers sa propre destruction.

    Alexandre Grothendieck

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    Allons-nous continuer la recherche scientifique ?

    Retranscription de la confrence-dbat donne lamphithtre du CERN,

    le 27 janvier 1972. (Transcrit de lenregistrement magntique par Jacqueline Picard)

    Dekkers :

    Mesdames et messieurs, bonsoir.

    Dans nos cycles de confrences, depuis dix ans que nous les organisons, nous avons priodiquement demand des scientifiques de venir nous faire des rflexions sur la science, sur la responsabilit du savant et je crois que cest particulirement ncessaire de le faire parce que nous avons un peu tendance au CERN nous prendre pour des gens extraordinaires qui font des choses thoriques pas dangereuses du tout, au sein dune collaboration europenne exceptionnelle. Alors, toujours pris par ces belles ides, on a un peu trop tendance peut-tre sen satisfaire et ne pas se poser de questions plus profondes. Cest justement pour aller un peu plus loin quil est utile davoir des confrenciers comme Monsieur Grothendieck que nous avons ce soir et auquel je cde immdiatement la parole.

    Alexandre Grothendieck :

    Je suis trs content davoir loccasion de parler au CERN. Pour beaucoup de personnes, dont jtais, le CERN est une des quelques citadelles, si lon peut dire, dune certaine science, en fait dune science de pointe : la recherche nuclaire. On ma dtromp. Il parat quau CERN le Centre Europen de Recherches Nuclaires , on ne fait pas de recherches

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    nuclaires. Quoiquil en soit, je crois que dans lesprit de beaucoup de gens, le CERN en fait.

    La recherche nuclaire est indissolublement associe, pour beaucoup de gens galement, la recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, une chose dont les inconvnients commencent seulement apparatre : la prolifration des centrales nuclaires. En fait, linquitude qua provoqu depuis la fin de la dernire guerre mondiale la recherche nuclaire sest un peu efface mesure que lexplosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki sloignait dans le pass. Bien entendu, il y a eu laccumulation darmes destructives du type A et H qui maintenait pas mal de personnes dans linquitude. Un phnomne plus rcent, cest la prolifration des centrales nuclaires qui prtend rpondre aux besoins croissants en nergie de la socit industrielle. Or, on sest aperu que cette prolifration avait un certain nombre dinconvnients, pour employer un euphmisme, extrmement srieux et que cela posait des problmes trs graves. Quune recherche de pointe soit associe une vritable menace la survie de lhumanit, une menace mme la vie tout court sur la plante, ce nest pas une situation exceptionnelle, cest une situation qui est de rgle. Depuis un ou deux ans que je commence me poser des questions ce sujet, je me suis aperu que, finalement, dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la survie de lespce humaine, ces questions ne se poseraient pas sous la forme actuelle, la menace la survie ne se poserait pas, si ltat de notre science tait celle de lan 1900, par exemple. Je ne veux pas dire par l que la seule cause de tous ces maux, de tous ces dangers, ce soit la science. Il y a bien entendu, une conjonction de plusieurs choses ; mais la science, ltat actuel de la recherche scientifique, joue certainement un rle important.

    Tout dabord, je pourrais peut-tre dire quelques mots personnels. Je suis un mathmaticien. Jai consacr la plus grande partie de mon existence faire de la recherche mathmatique. En ce qui concerne la recherche mathmatique, celle que jai faite et celle quon fait les collgues avec lesquels jai t en contact, elle me semblait trs loigne de toute espce dapplication pratique. Pour cette raison, je me suis senti pendant longtemps particulirement peu enclin me poser des questions sur les tenants et les aboutissants, en particulier sur limpact social, de cette recherche scientifique. Ce nest qu une date assez rcente, depuis deux ans que jai commenc comme cela, progressivement, me poser des questions ce sujet. Je suis arriv ainsi une position o, depuis un an et demi en fait, jai abandonn toute espce de recherche scientifique. lavenir, je nen ferai que le strict ncessaire pour pouvoir subvenir mes besoins puisque, jusqu preuve du contraire, je nai pas dautre mtier que mathmaticien. Je sais bien que je ne suis pas le seul mtre pos ce genre

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    de question. Depuis une anne ou deux, et mme depuis les derniers mois, de plus en plus de personnes se posent des questions cls ce sujet. Je suis tout fait persuad quau CERN galement beaucoup de scientifiques et de techniciens commencent se les poser. En fait, jen ai rencontr. En outre, moi-mme et dautres connaissons des personnes, au CERN par exemple, qui se font des ides extrmement srieuses au sujet des applications dites pacifiques de lnergie nuclaire ; mais qui nosent pas les exprimer publiquement de crainte de perdre leur place. Bien entendu, il ne sagit pas dune atmosphre qui serait spciale au CERN. Je crois que cest une atmosphre qui prvaut dans la plupart des organismes universitaires ou de recherche, en France, en Europe, et mme, dans une certaine mesure, aux tats-Unis o les personnes qui prennent le risque dexprimer ouvertement leurs rserves, mme sur un terrain strictement scientifique, sur certains dveloppements scientifiques, sont quand mme une infime minorit.

    Ainsi, depuis un an ou deux, je me pose des questions. Je ne les pose pas seulement moi-mme. Je les pose aussi des collgues et, tout particulirement depuis plusieurs mois, six mois peut-tre, je profite de toutes les occasions pour rencontrer des scientifiques, que ce soit dans les discussions publiques comme celle-ci ou en priv, pour soulever ces questions. En particulier : Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? . Une question qui est pratiquement la mme peut-tre, longue chance du moins, que la question : Allons-nous continuer la recherche scientifique ? . La chose extraordinaire est de voir quel point mes collgues sont incapables de rpondre cette question. En fait, pour la plupart dentre eux, cette question est simplement si trange, si extraordinaire, quils se refusent mme des lenvisager. En tout cas, ils hsitent normment donner une rponse quelle quelle soit. Lorsquon parvient arracher une rponse dans les discussions publiques ou prives, ce quon entend gnralement cest, par ordre de frquence des rponses : La recherche scientifique ? Jen fais parce que a me fait bien plaisir, parce que jy trouve certaines satisfactions intellectuelles. Parfois, les gens disent : Je fais de la recherche scientifique parce quil faut bien vivre, parce que je suis pay pour cela.

    En ce qui concerne la premire motivation, je peux dire que ctait ma motivation principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posait gure de questions au del. En fait, si cela me faisait plaisir, ctait en grande partie parce que le consensus social me disait que ctait une activit noble, positive, une activit qui valait la peine dtre entreprise ; sans du tout dailleurs, dtailler en quoi elle tait positive, noble, etc. videment, lexprience directe me disait que, avec mes collgues, nous construisions

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    quelque chose, un certain difice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait une certaine sensation dachievement de plnitude disons et, en mme temps, une certaine fascination dans les problmes qui se posaient.

    Mais tout ceci, finalement, ne rpond pas la question : quoi sert socialement la recherche scientifique ? Parce que, si elle navait comme but que de procurer du plaisir, disons, une poigne de mathmaticiens ou dautres scientifiques, sans doute la socit hsiterait y investir des fonds considrables en mathmatiques ils ne sont pas trs considrables ; mais dans les autres sciences, ils peuvent ltre. La socit hsiterait aussi sans doute, payer tribut ce type dactivit ; tandis quelle est assez muette sur des activits qui demandent peut-tre autant defforts, mais dun autre type, comme de jouer aux billes ou des choses de ce got-l. On peut dvelopper lextrme certaines facilits, certaines facults techniques, quelles soient intellectuelles, manuelles ou autres, mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? Cest une question qui mrite dtre pose.

    En parlant avec beaucoup de mes collgues, je me suis aperu au cours de lanne dernire quen fait cette satisfaction que les scientifiques sont censs retirer de lexercice de leur profession chrie, cest un plaisir qui nest pas un plaisir pour tout le monde ! Je me suis aperu avec stupfaction que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique tait ressentie comme une contrainte, comme une servitude. Faire de la recherche scientifique, cest une question de vie ou de mort en tant que membre considr de la communaut scientifique. La recherche scientifique est un impratif pour obtenir un emploi, lorsquon sest engag dans cette voie sans savoir dailleurs trs bien quoi elle correspondait. Une fois quon a son boulot, cest un impratif pour arriver monter en grade. Une fois quon est mont en grade, supposer mme quon soit arriv au grade suprieur, cest un impratif pour tre considr comme tant dans la course. On sattend ce que vous produisiez. La production scientifique, comme nimporte quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considre comme un impratif en soi. Dans tout ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche passe entirement au second plan. Il sagit de produire un certain nombre de papiers. Dans les cas extrmes, on va jusqu mesurer la productivit des scientifiques au nombre de pages publies. Dans ces conditions, pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour lcrasante majorit, lexception vritablement de quelques uns qui ont la chance davoir, disons, un don exceptionnel ou dtre dans une position sociale et une disposition desprit qui leur permette de saffranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une vritable contrainte qui tue le plaisir que lon peut avoir leffectuer.

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    Cest une chose que jai dcouvert avec stupfaction parce quon en parle pas. Entre mes lves et moi, je pensais quil y avait des relations spontanes et galitaires. En fait, cest une illusion dans laquelle jtais enferm ; sans mme que je men aperoive, il y avait une vritable relation hirarchique. Les mathmaticiens qui taient mes lves ou qui se considraient comme moins bien situs que moi et qui ressentaient, disons, une alination dans leur travail, nauraient absolument pas eu lide de men parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le ghetto scientifique dans lequel jtais enferm et que jessaie de parler avec des gens qui ntaient pas de mon milieu ; ce milieu de savants sotriques qui faisaient de la haute mathmatique.

    Pour illustrer ce point, jaimerais donner ici un exemple trs concret. Je suis all, il y a deux semaines, faire un tour en Bretagne. Jai eu loccasion, entre autres, de passer Nantes o jai vu des amis, o jai parl dans une Maison de Jeunes et de la Culture (MJC) sur le genre de problmes que nous abordons aujourdhui. Jy tais le lundi. Comme les collgues de lUniversit de Nantes taient avertis de ma venue, ils avaient demand in extremis que je vienne, le lendemain aprs-midi, pour faire une causerie sur des sujets mathmatiques avec eux. Or il sest trouv que, le jour mme de ma venue, un des mathmaticiens de Nantes, M. Molinaro, sest suicid. Donc, cause de cet incident malheureux, la causerie mathmatique qui tait prvue a t annule. Au lieu de ceci, jai alors contact un certain nombre de collgues pour demander sil tait possible que lon se runisse pour parler un peu de la vie mathmatique lintrieur du dpartement de mathmatiques lUniversit et pour parler galement un peu de ce suicide. Il y a eu une sance extrmement rvlatrice du malaise gnral, cette aprs-midi l Nantes, o manifestement tout le monde prsent avec une exception je dirais sentait bien clairement que ce suicide tait li de trs trs prs au genre de choses que, prcisment, on discutait la veille au soir la MJC.

    En fait, je donnerai peut-tre un ou deux dtails. Il sest trouv que Molinaro avait deux thsards auxquels il faisait faire des thses de troisime cycle je crois que ce ntait pas des thses dtat. Or, ces thses furent considres comme ntant pas de valeur scientifique suffisante. Elles furent juges trs svrement par Dieudonn qui est un bon collgue moi et avec lequel jai crit un gros trait de gomtrie algbrique. Je le connais donc trs bien, cest un homme qui a un jugement scientifique trs sr, qui est trs exigeant sur la qualit dun travail scientifique. Ainsi, alors que ces thses taient discutes par la Commission pour linscription sur la liste daptitude aux fonctions de lEnseignement Suprieur, il les a saqus et linscription a t refuse. Ceci, bien entendu, a t ressenti comme une sorte daffront personnel par Molinaro qui avait dj eu des difficults auparavant et il sest suicid sur ces circonstances. En fait, jai eu un ami

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    mathmaticien, qui sappelait Terenhfel qui sest galement suicid. Je connais un certain nombre de mathmaticiens je parle surtout ici de mathmaticiens puisque cest le milieu que jai le mieux connu qui sont devenus fous.

    Je ne pense pas que cela soit une chose propre aux mathmatiques. Je pense que le genre, disons, datmosphre qui prvaut dans le monde scientifique, quil soit mathmatique ou non, une sorte datmosphre lair extrmement rarfi, et la pression qui sexerce sur les chercheurs sont pour beaucoup dans lvolution de ces cas malheureux.

    Ceci concernant le plaisir que nous prenons faire de la recherche scientifique. Je crois quil peut y avoir plaisir, mais je suis arriv la conclusion que le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placs, le plaisir des brillants, se fait aux dpends dune rpression vritable vis--vis du scientifique moyen.

    Un autre aspect de ce problme qui dpasse les limites de la communaut scientifique, de lensemble des scientifiques, cest le fait que ces hautes voltiges de la pense humaine se font au dpends de lensemble de la population qui est dpossde de tout savoir. En ce sens que, dans lidologie dominante de notre socit, le seul savoir vritable est le savoir scientifique, la connaissance scientifique, qui est lapanage sur la plante de quelques millions de personnes, peut-tre une personne sur mille. Tous les autres sont censs ne pas connatre et, en fait, quand on parle avec eux, ils ont bien limpression de ne pas connatre. Ceux qui connaissent sont ceux qui sont l-haut, dans les hautes sciences : les mathmaticiens, les scientifiques, les trs cals, etc.

    Donc, je pense quil y a pas mal de commentaires critiques faire sur ce plaisir que nous retourne la science et sur ses -cts. Ce plaisir est une sorte de justification idologique dun certain cours que la socit humaine est en train de prendre et, ce titre, je pense mme que la science la plus dsintresse qui se fait dans le contexte actuel, et mme la plus loigne de lapplication pratique, a un impact extrmement ngatif.

    Cest pour cette raison que, personnellement, je mabstiens actuellement, dans toute la mesure du possible, de participer ce genre dactivits. Je voudrais prciser la raison pour laquelle au dbut jai interrompu mon activit de recherche : ctait parce que je me rendais compte quil y avait des problmes si urgents rsoudre concernant la crise de la survie que a me semblait de la folie de gaspiller des forces faire de la recherche scientifique pure. Au moment o jai pris cette dcision, je pensais consacrer plusieurs annes faire de la recherche, acqurir certaines connaissances de base en biologie, avec lide dappliquer et de dvelopper

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    des techniques mathmatiques, des mthodes mathmatiques, pour traiter des problmes de biologie. Cest une chose absolument fascinante pour moi et, nanmoins, partir du moment o des amis et moi avons dmarr un groupe qui sappelle Survivre, pour prcisment nous occuper des questions de la survie, partir de ce moment, du jour au lendemain, lintrt pour une recherche scientifique dsintresse sest compltement vanoui pour moi et je nai jamais eu une minute de regrets depuis.

    Il reste la deuxime motivation : la science, lactivit scientifique, nous permet davoir un salaire, nous permet de vivre. Cest en fait la motivation principale pour la plupart des scientifiques, daprs les conversations que jai pu avoir avec un grand nombre dentre-eux. Il y aurait aussi pas mal de choses dire sur ce sujet. En particulier, pour les jeunes qui sengagent actuellement dans la carrire scientifique, ceux qui font des tudes de sciences en simaginant quils vont trouver un mtier tout prt qui leur procurera la scurit. Je crois quil est gnralement assez bien connu quil y a l une grande illusion. force de produire des gens hautement qualifis, on en a produit vraiment de trop depuis le grand boom dans la production de jeunes savants, depuis le Spoutnik il y a une quinzaine dannes, et il y a de plus en plus de chmage dans les carrires scientifiques. Cest un problme qui se pose de faon de plus en plus aige pour un nombre croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux tats-Unis, on doit fabriquer chaque anne quelque chose comme 1000 ou 1500 thses rien quen mathmatiques et le nombre de dbouchs est peu prs de lordre du tiers de cela *.

    Dautre part, il nen reste pas moins que lorsque la science nous permet davoir un salaire et de subvenir nos besoins, les liens entre notre travail et la satisfaction de nos besoins sont pratiquement tranchs, ce sont des liens extrmement abstraits. Le lien est pratiquement form par le salaire, mais nos besoins ne sont pas directement relis lactivit que nous exerons. En fait, cest cela la chose remarquable, quand on pose la question : quoi sert socialement la science ? , pratiquement personne nest capable de rpondre. Les activits scientifiques que nous faisons ne servent remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connatre. Il y a alination parfaite entre nous-mme et notre travail.

    Ce nest pas un phnomne qui soit propre lactivit scientifique, je pense que cest une situation propre presque toutes les activits professionnelles lintrieur de la civilisation industrielle. Cest un des trs grand vice de cette civilisation industrielle.

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    En ce qui concerne les mathmatiques plus particulirement, depuis quelques mois, jessaie vraiment de dcouvrir une faon dont la recherche mathmatique, celle qui sest faite depuis quelques sicles je ne parle pas ncessairement de la recherche mathmatique la plus rcente, celle dans laquelle jtais encore impliqu moi-mme date assez rcente pourrait servir du point de vue de la satisfaction de nos besoins. Jen ai parl avec toute sorte de mathmaticiens depuis trois mois. Personne na t capable de me donner une rponse. Dans des auditoires comme celui-ci ou des groupes de collgues plus petits, personne ne sait. Je ne dirais pas quaucune de ces connaissances ne soit capable, dune faon ou dune autre, de sappliquer pour nous rendre heureux, pour nous permettre un meilleur panouissement, pour satisfaire certains dsirs vritables, mais jusqu maintenant je ne lai pas trouv. Si je lavais trouv, jaurais t beaucoup plus heureux, beaucoup plus content certains gards, du moins jusqu une date rcente. Aprs tout, je suis mathmaticien moi-mme et cela maurait fait plaisir de savoir que mes connaissances mathmatiques pouvaient servir quelque chose de socialement positif. Or, depuis deux ans que jessaie de comprendre un petit peu le cours que la socit est en train de prendre, les possibilits que nous avons pour agir favorablement sur ce cours, en particulier les possibilits que nous avons pour permettre la survie de lespce humaine et pour permettre une volution de la vie qui soit digne dtre vcue, que la survie en vaille la peine, mes connaissances de scientifique ne mont pas servi une seule fois.

    Le seul point sur lequel ma formation de mathmaticien mait servi, ce nest pas tellement par ma formation de mathmaticien en tant que telle ni mon nom de mathmaticien, ctait que, puisque jtais un mathmaticien connu, javais la possibilit de me faire inviter par pas mal duniversits un peu partout. Ceci ma donn la possibilit de parler avec beaucoup de collgues, dtudiants, de gens un peu partout. Cela sest produit pour la premire fois au printemps dernier o jai fait un tour au Canada et aux tats-Unis. En lespace de trois semaines, jai visit une vingtaine de campus. Jai retir un bnfice norme de ces contacts ; mes ides, ma vision des choses ont normment volus depuis ce moment l. Mais cest donc de faon tout--fait incidente que ma qualit de mathmaticien ma servi ; en tous cas, mes connaissances de mathmaticiens y taient vraiment pour rien.

    Je pourrais ajouter que jai pris lhabitude, depuis le printemps dernier, lorsque je reois une invitation pour faire des exposs mathmatiques quelque part, et lorsque je laccepte, cest en explicitant que cela ne mintresse que dans la mesure o un tel expos me donne loccasion de dbattre de problmes plus importants, tels que celui dont on est en train de parler maintenant ici. En gnral, cela me donne aussi loccasion de

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    parler avec des non-mathmaticiens, avec des scientifiques des autres disciplines, et galement avec des non-scientifiques. Cest pourquoi je demande mes collgues mathmaticiens quau moins une personne du dpartement soccupe de lorganisation de tels dbats. Cela a t le cas, par exemple, pour toutes les confrences que jai faites au Canada et aux tats-Unis. Jusqu maintenant, personne na refus une seule fois cette proposition dorganiser des dbats non-techniques, non purement mathmatiques, en marge de linvitation mathmatique au sens traditionnel. Dailleurs, depuis ce moment l, jai galement modifi un peu ma pratique en introduisant galement des commentaires, disons, prliminaires, dans les exposs mathmatiques eux-mmes pour quil ny ait pas une coupure trop nette entre la partie mathmatique de mon sjour et lautre.

    Donc, non seulement jannonce le dbat public plus gnral qui a lieu ensuite, mais galement je prend mes distances vis--vis de la pratique mme dinviter des confrenciers tranger pour accomplir un certain rituel savoir, faire une confrence de haute vole sur un grand sujet sotrique devant un public de cinquante ou cent personnes dont peut-tre deux ou trois peuvent pniblement y comprendre quelque chose, tandis que les autres se sentent vritablement humilis parce que, effectivement, ils sentent une contrainte sociale pose sur eux pour y aller. La premire fois que jai pos la question clairement, ctait Toulouse, il y a quelques mois, et jai senti effectivement une espce de soulagement du fait que ces choses l soient une fois dites. Pour la premire fois depuis que je faisais ce genre de confrence, spontanment, sans que rien nait t entendu lavance, aprs la confrence mathmatique qui tait effectivement trs sotrique et qui, en elle-mme tait trs pnible et pesante jai eu mexcuser plusieurs fois au cours de la confrence parce que, vraiment, ctait assez intolrable ; eh bien, immdiatement aprs, sest instaur une discussion extrmement intressante et prcisment sur le thme : quoi sert ce genre de mathmatiques ? et quoi sert ce genre de rituel qui consiste faire des confrences devant des gens qui ne sy intressent rigoureusement pas ? .

    Mon intention ntait pas de faire une sorte de thorie de lanti-science. Je vois bien que jai peine effleur quelques-uns des problmes qui sont lis la question Allons-nous continuer la recherche scientifique ? , mme parmi ceux qui taient indiqus sur ce tract dont jai vu une copie. Par exemple, sur les possibilits de dvelopper une pratique scientifique entirement diffrente de la pratique scientifique actuelle et sur une critique plus dtaille de cette pratique.

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    Jai parl plutt en termes assez concrets de mon exprience personnelle, de ce qui mas t transmis directement par dautres, pendant une demi-heure. Cest probablement suffisant ; peut-tre sera-t-il prfrable que dautres points soient traits un peu plus en profondeur au cours dune discussion gnrale.

    Je voudrais simplement indiquer, avant de terminer mon petit laus introductif, que jai ramen ici quelques exemplaires dun journal que nous ditons qui sappelle Survivre et Vivre. Il sagit du groupe dont jai parl au dbut et qui a chang de nom depuis quelques mois. Au lieu de Survivre, aprs un certain changement doptique assez important, assez caractristique, il est devenu Survivre et Vivre. Au dbut, nous avions dmarr sous la hantise dune possible fin du monde o limpratif essentiel, pour nous, tait limpratif de la survie. Depuis lors, par un cheminement parallle chez beaucoup dentre-nous et dautres ailleurs hors du groupe, nous sommes parvenus une autre conclusion. Au dbut, nous tions si lon peut dire overwhelm, crass, par la multiplicit des problmes extrmement enchevtrs, de telle faon quil semblait impossible de toucher aucun deux sans, en mme temps, amener tous les autres. Finalement, on se serait laiss aller une sorte de dsespoir, de pessimisme noir, si on navait pas fait le changement doptique suivant : lintrieur du systme de rfrence habituel o nous vivons, lintrieur du type de civilisation donn, appelons-l civilisation occidentale ou civilisation industrielle, il ny a pas de solution possible ; limbrication des problmes conomiques, politiques, idologiques et scientifiques, si vous voulez, est telle quil ny a pas dissues possibles.

    Au dbut, nous pensions quavec des connaissances scientifiques, en les mettant la disposition de suffisamment de monde, on arriverait mieux apprhender une solution des problmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas dun supplment de connaissances scientifiques, dun supplment de techniques, mais quelle proviendra dun changement de civilisation. Cest en cela que consiste le changement doptique extrmement important. Pour nous, la civilisation dominante, la civilisation industrielle, est condamne disparatre en un temps relativement court, dans peut-tre dix, vingt ou trente ans une ou deux gnrations, dans cet ordre de grandeur ; parce que les problmes que posent actuellement cette civilisation sont des problmes effectivement insolubles.

    Nous voyons maintenant notre rle dans la direction suivante : tre nous-mmes partie intgrante dun processus de transformations, de ferments de transformations dun type de civilisation un autre, que nous pouvons commencer dvelopper ds maintenant. Dans ce sens, le problme de la

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    survie pour nous a t, si lon peut dire, dpass, il est devenu celui du problme de la vie, de la transformation de notre vie dans limmdiat ; de telle faon quil sagisse de modes de vie et de relations humaines qui soient dignes dtre vcues et qui, dautre part, soient viables longue chance et puissent servir comme point de dpart pour ltablissement de civilisations post-industrielles, de cultures nouvelles.

    Pour les abonnements, on peut crire mon adresse : 21, avenue Kennedy, 91 Massy ; les conditions sont indiques dans le journal.

    DiscussionDiscussionDiscussionDiscussion

    Question :

    Jaimerais beaucoup savoir ce qui, selon vous, rend la vie digne dtre vcue.

    Rponse :

    En fait, jusqu prsent, lactivit, la vie que jai eue, je la considrais tout fait digne dtre vcue. Javais le sentiment dun certain type dpanouissement personnel qui me satisfaisait. Maintenant, avec le recul, jenvisage ma vie passe sous un jour trs diffrent ; en ce sens que je me rends compte que cet panouissement tait en mme temps une mutilation. En effet, il sagit dune activit extrmement intense, mais dans une direction excessivement troite. De telle faon que toutes les autres possibilits dpanouissement de la personne ne sont pas touches. Pour moi, il ny a absolument plus de doute possible ce sujet. Le genre dactivit que jai actuellement est infiniment plus satisfaisant, plus enrichissant, que celui que jai eu pendant vingt ou vingt-cinq annes de mon travail de chercheur mathmatique. Ceci est un point tout--fait personnel, en ce qui concerne ma propre vie.

    Mais, dautre part, quand je parle dune vie qui est digne dtre vcue, il ne sagit pas seulement de ma vie moi, il sagit de la vie de tous. Et je me rends compte que lpanouissement que jai pu raliser dans une direction trs limite se faisait au dpends des possibilits dpanouissement dautres personnes. Si certaines personnes se sont trouves sous une pression psychologique si forte quelles en sont parfois venues au suicide, cest bien cause dun consensus dominant qui faisait que la valeur de la personne tait juge, par exemple, daprs sa virtuosit technique dmontrer des thormes, cest--dire effectuer des oprations excessivement spcialises alors que, prcisment, tout le reste de la personne tait compltement laisse dans lombre. Cest une chose que jai

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    expriment maintes fois. Quand on parle dune certaine personne et que je demande Qui est-ce ? , on me rpond Cest un con. En voulant dire par l, entre mathmaticiens, que cest un type qui soit dmontre des thormes qui ne sont pas trs intressants, soit dmontre des thormes qui sont faux, ou bien ne dmontre pas de thormes du tout.

    Donc, l, jai dfini un peu ngativement ce que jentends par une vie qui soit digne dtre vcue. Je pense que, pour tout le monde, il y a possibilit dpanouissement sans que nous soyons jugs par les autres, par des critres aussi troits, aussi triqus. En fait, je pense que cette chelle de valeurs a un effet directement mutilant sur les possibilits dpanouissement. Enfin, cest un des aspects, je ne prtends pas rpondre ici la question souleve qui est trs vaste ; mais dans loptique o nous nous plaons ici, en partant de la pratique scientifique, cest ce que je vois de plus immdiat rpondre.

    Question :

    Quelles sont vos opinions sur la structure de la recherche scientifique dans la Rpublique Populaire de Chine ?

    Rponse :

    Jusqu une date assez rcente, disons jusqu' il y a environ trois mois, jtais assez ferm toutes les informations qui nous venaient de Chine parce quelles senveloppaient dans un jargon tel quon avait envie, a priori, de les mettre en doute on navait pas envie de les prendre au srieux. Le jargon, disons, dun culte effrn de la personnalit de Mao Ts Toung, une sorte de hagiographie qui laccompagnait, faisait que je lisais ces publications assez souvent, mais quelles me tombaient des mains de dcouragement : a ne passait pas. Alors, il y a trois mois, jai rencontr les Nouveaux Alchimistes 6 qui mont fait comprendre la possibilit dune pratique scientifique entirement diffrente de celle qui prvaut actuellement dans toutes les sciences qui sont professes luniversit et dans les instituts de recherche. partir de ce moment l, effectivement, jai attach un intrt renouvel ce qui se passe en Chine et jai eu la motivation ncessaire pour dpasser, disons, les fioritures du style et pour essayer de voir le fond des choses. Ainsi, je me suis convaincu quil y a des choses extrmement intressantes qui se passent galement en Chine, prcisment en direction du dveloppement dune science nouvelle. En tout cas, la Chine est le seul pays dans lequel le mythe de lexpert soit officiellement battu en brche, dans lequel on dit aux gens ne vous fiez 6 NdE : Le New Alchemy Institute est un groupe de chercheurs en agrobiologie fond par le Dr. John Todd et le Dr. William McLarney situ a Woods Hole, Massachusetts, tats-Unis (Nancy Todd, The Book of the new alchemists, d. Dutton, New York 1977).

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    pas aux experts , nattendez pas que le gouvernement vous envoie des types comptents pour les rsoudre vous-mme , rsolvez-les vous-mme avec les moyens du bord, avec les moyens que vous trouvez sur place .

    Que nous soyons des professeurs duniversit, des ouvriers ou des paysans, nous sommes tous capables dinitiatives cratrices, nous sommes tous capables dinventer quelque chose. Je crois que la faon la plus frappante dont ces appelons-les mots dordre ou ce mouvement nouveau se soient matrialiss, cest dans le dveloppement de la mdecine chinoise. Tout particulirement depuis la Rvolution Culturelle. Cest un exemple o, prcisment, la science sort des mains dune certaine caste pour devenir la science de tous et ce nest quen devenant la science de tous quelle peut devenir la science pour tous. En fait, pratiquement nimporte qui peut devenir mdecin, quelle que soit sa formation culturelle. Ce vaste mouvement de mdecins aux pieds nus a mobilis un nombre impressionnant de gens mais je suis mauvais en statistiques et je ne saurai pas dire combien qui parcourent les campagnes pour toutes sortes dinterventions mdicales simples qui ne seraient admises quaprs des annes et des annes dtudes mdicales dans un contexte social comme le ntre. Alors que l-bas, aprs quelques mois de prparation, on peut exercer certaines activits mdicales.

    On remarque tout particulirement le dveloppement sensationnel de lacupuncture chinoise, qui a permis de gurir certaines affections dans des cas tout--fait insouponns jusqu maintenant, ou dtre, par exemple, auxiliaire de certaines techniques mdicales. On connat le rle que joue actuellement lacupuncture chinoise dans lanesthsie. Lacupuncture permet galement de gurir toutes sortes daffections, y compris des affections aussi banales que les rhumes, mais aussi, par exemple, des affections trs srieuses comme des descentes de matrice des tats trs avancs. Jai eu rcemment la traduction dun article dun journal chinois ce sujet qui nous claire bien sur les diffrences entre, disons, la pratique scientifique et en particulier la pratique mdicale dans les pays occidentaux comme la France ou la Suisse et la pratique en Chine o une technique entirement nouvelle de gurison dune descente de matrice trs avance a t trouve par une jeune femme mdecin qui avait trs peu dtudes derrire elle, mais qui tait fortement motive pour gurir un cas prcis. Dautre part, elle se trouvait dans un climat culturel o il nest pas considr comme inadmissible, comme impensable, quune personne ayant peu de connaissances, nayant pratiquement pas de diplmes, puisse dvelopper des techniques nouvelles. Elle a fait des essais sur elle-mme en faisant des piqres sur ses propres vertbres infrieures puisquelle savait, daprs le peu de choses lmentaires quelle avait apprises, quil y avait

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    des liens nerveux directs entre la matrice et ces vertbres et force dexprimentation sur elle-mme, elle a fini par trouver un point qui lui a caus une raction extrmement forte qui lui a fait remonter la matrice lintrieur de son ventre. Sur ce, ayant la conviction quelle avait trouv le point correct, elle a fait la mme opration sur la malade quelle avait en vue et cette malade a t gurie. Depuis lors, daprs ce journal, une cinquantaine dautres cas auraient t traits avec quarante cinq cas de gurison.

    On peut voir ici la diffrence fondamentale entre cette sorte de pratique et de dcouvertes scientifiques et celle qui prvalent dans les pays occidentaux. Tout dabord le malade nest plus un objet entre les mains du mdecin ; ce nest plus le mdecin qui est le sujet qui sait et qui applique son savoir sur lobjet malade. Ici, dans linvestigation scientifique, le mdecin est en mme temps lobjet de lexprimentation, ce qui, en mme temps, lui permet de surmonter cette relation intolrable pour le malade dtre prcisment un objet sans volont, sans personnalit, entre les mains du mdecin et, en mme temps, qui permet, je crois, une connaissance beaucoup plus directe, beaucoup plus intense de ce qui se passe.

    Lorsquon ressent la recherche scientifique dans sa propre chair, lorsquon ressent soi-mme les ractions du corps, cest une connaissance tout--fait diffrente que si lon fait quelque chose sur un objet malade et que quelques aiguilles, ou autres, enregistrent des ractions de faon purement quantitative. Je pense quil y a l un ensemble de facteurs o les facults rationnelles de la personne ne sont plus spares les unes des autres, o elles ne sont plus spares, par exemple, de lexprience sensorielle directe, ou des motivations affectives, idologiques, appelez-les comme vous voudrez.

    Donc, je pense quil y a l vritablement intgration de nos diffrentes facults cognitives, de nos facults de connaissance, qui fait vritablement dfaut dans la pratique scientifique dominante, occidentale. Ici, au contraire, nous faisons tout pour sparer cote que cote les facults purement rationnelles et tout le reste de nos possibilits de connaissance. Ceci est, entre autre, un des facteurs qui a abouti cette espce de dlire technologique qui fait que les savants sont capables de fasciner sur des problmes techniques, comme ceux poss par la construction de missiles intercontinentaux ou dautres choses analogues, sans du tout se poser la question des implications atroces de lutilisation ventuelle de ce quils sont en train de construire.

    Question :

    Daprs vous, il faudrait changer la socit en une socit post-industrielle dans dix ou vingt ans. Je vous accorde mme cinquante ans. Je

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    vous demande la chose suivante : supposez quune fe vous accorde un pouvoir illimit de persuader tout le monde de faire ce que vous pensez quil faille faire. Que ferez vous sans provoquer une grande catastrophe, disons, de famine, etc. ?

    Rponse :

    Je crois quil y a dj un malentendu de base. Je nai pas dit quil faut que qui que ce soit, de particulier, ou quelquun dautre, moi par exemple, transforme la socit industrielle, comme a, dans les dix, vingt ou trente annes qui viennent dans une autre forme de socit prdtermine. Si une fe minvestissait de pouvoirs discrtionnaires, je lui dirais que je nen ai pas envie. Effectivement, je suis bien persuad que ce que je pourrais faire, ce ne serait gure autre chose que de mettre encore plus de mess, de bordel, que celui qui y est dj. En fait, je suis entirement convaincu que absolument personne nest capable, disons, de programmer, de prvoir les changements qui vont avoir lieu. Je pense que la complexit des problmes plantaires est si grande quelle dfie absolument les capacits danalyse mathmatique ou exprimentale. Nous sommes dans une situation o les mthodes des sciences exprimentales ne nous servent pratiquement rien. Parce que, finalement, une plante Terre, il y en a une seule et une situation comme une situation de crise o nous sommes maintenant na lieu quune seule fois dans lhistoire de lvolution. Nous navons donc pas l une exprience que nous puissions rpter volont pour voir quelles vont tre les consquences de telle ou telle opration, de faon ensuite optimiser nos modes oprationnels. Il nest absolument pas question de ceci. Il sagit dune situation unique, dune complexit qui dpasse infiniment nos possibilits danalyse et de prdiction dtaille.

    Tout ce que nous pouvons faire, jen suis persuad, cest que, chacun dans notre propre sphre dactivits, dans notre propre milieu, nous essayions dtre un ferment de transformation dans la direction qui, au jug, intuitivement, nous semble la plus indique, en commenant par les rapports humains avec nos proches, les membres de notre famille, nos enfants, notre femme, nos amis, galement nos collgues de travail. Je suis persuad que cest une premire transformation qui a lavantage dtre communicative, de se communiquer des uns aux autres.

    Parmi les transformations effectuer, il y a plus particulirement : le dpassement de lattitude de comptitivit entre personnes, le dpassement de lattitude ou du dsir de domination des uns par rapport aux autres qui engendre dautre part le dsir de soumission lautorit on a dailleurs l deux aspects de la mme tendance et surtout ltablissement de la communication entre les personnes qui est devenue

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    extrmement pauvre dans notre civilisation. Jai fait, assez rcemment, le bilan de ma propre vie et des relations humaines que jai eues, et jai t frapp de constater quel point la vritable communication tait pauvre. Par exemple, en milieu mathmatique, entre collgues, les conversations roulent essentiellement sur des sujets techniques concernant la mathmatique. Jai eu un certain nombre de relations amoureuses dans ma vie, comme sans doute la plupart dentre vous, et, l galement, je me suis aperu quel point la communication vritable, la connaissance lun de lautre tait pauvre. Je suis tout--fait convaincu quil ne sagit pas dune particularit lie ma personne parce que je serais personnellement moins dou pour la communication que dautres. En fait, il sagit l dun phnomne gnral dans notre culture et effectivement en parlant avec beaucoup dautres personnes, jai fait des constatations tout--fait analogues. Pour ma part, par exemple, jai pris cette dcision gnrale de ne poursuivre des relations amoureuses avec une femme que dans la mesure o elles me sembleraient tre un moyen pour tablir une communication plus profonde. Si vous voulez, cest juste un exemple particulier dune faon dans laquelle chacun de nous peut dans limmdiat transformer la faon dont il aborde les autres. De mme, je peux vous dire que mes relations avec de mes enfants ont changs ; dans le sens o jai compris que, dans beaucoup doccasions, jai exerc sur eux une autorit assez arbitraire disons, sur des choses qui, en bonne conscience, taient de leur propre ressort. Ce sont donc l des choses quon peut modifier.

    On peut se demander, premire vue, en quoi ce type de changement est-il li, disons, aux problmes globaux de la survie. Jen suis convaincu, mais je ne peux pas le prouver parce que rien dimportant ne peut tre prouv ; on peut simplement le ressentir, le deviner. Mais je suis convaincu queffectivement ces changements dans les relations humaines vont tre un facteur tout--fait dterminant, peut-tre le plus important, dans les changements qui vont se faire dun mode de civilisation vers un autre. Encore une fois, il est maintenant devenu tout--fait clair pour moi que ces changements ne se feront pas par la vertu dinnovations techniques, de changements de structures. Le changement vritablement profond qui va se faire, cest un changement dans les mentalits et les relations humaines.

    Question :

    Je voudrais revenir la recherche scientifique. Vous parlez, en fait, des dviations de la recherche scientifique. Je suis en partie daccord avec certains de vos diagnostics : le fait que nous recherchons trop la gloire personnelle, lasservissement la mode, les prtentions abusives de certains scientifiques, etc. Mais ceci est-il inhrent la science ? La science,

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    mon avis, voudrait construire une nouvelle vision du monde. Quel but donneriez-vous une autre pratique scientifique ?

    Rponse :

    Quand on dit inhrent la science, inhrent quelle science ? Je pense que cest inhrent la science telle quelle est dfinie par la pratique des derniers sicles, telle quelle sest dveloppe depuis le dbut des sciences exactes. Je pense quelle est inhrente la mthode mme de ces sciences. Parmi les traits distinctifs de cette pratique scientifique, il y a un premier point qui est la sparation stricte de nos facults rationnelles et des autres modes de connaissance. Donc une mfiance instinctive de tout ce qui est, disons motivit, de tout ce qui est connaissance philosophique, religieuse, de tout ce qui est considration thique, de tout ce qui est ressenti, sensoriel, direct. En ce sens nous avons plus confiance dans les indications dune aiguille sur un cadran, quen ce que nous ressentons immdiatement, directement.

    Lexemple suivant mesure trs bien cette mfiance vis--vis du vcu immdiat ; je pourrais en citer bien dautres, mais celui-ci me semble particulirement frappant. Cest le cas de parents qui vont voir avec leur enfant un mdecin en lui disant : Nous sommes bien malheureux, notre enfant devient de plus en plus impossible en classe, il est kleptomane, il se bagarre avec tout le monde, chez nous il reste bouder des journes entires, il fait pipi au lit, etc. Et ils posent la question : Est-ce que notre enfant est malade ? On demande donc au spcialiste, la personne qui sait, de prononcer une formule rituelle : Votre enfant est malade ou Votre enfant nest pas malade . Dans le cas Votre enfant est malade , on sattend ce quil prescrive un mdicament, une mthode de traitement, quelque chose qui le fera revenir dans lautre tat, le cas Votre enfant nest pas malade et un point ce sera tout. Mais si, par hasard, il dit : Votre enfant nest pas malade , les parents, un peu consols, sen iront chez eux et auront limpression quil ny a pas de problme qui se pose rellement. Cest, je crois, une des faons dillustrer cet tat desprit dans la science, de vouloir faire abstraction du vcu et tout noncer en termes de normes purement rationnelles qui sexpriment, qui sont incarnes par des spcialistes.

    Nous en arrivons ainsi au deuxime point, au deuxime vice de mthode, qui est inhrent la mthode scientifique. Cest lattitude analytique qui, bien entendu je le sais bien a t ncessaire pour le dveloppement de ce type de connaissance. Le fait de diviser chaque parcelle de la ralit, chaque problme en des composantes simples pour mieux les rsoudre et cette tendance la spcialisation, comme on sait, est devenue de plus en

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    plus grande. Chacun de nous ne saisit quune parcelle infime de la ralit. Ce qui fait que chacun de nous est parfaitement impuissant pour saisir, pour comprendre et pour prendre des options dans nimporte quelle question importante de sa vie, de la vie de la communaut ou de la vie du monde. Parce que nimporte quelle question importante a une infinit daspects diffrents, son dcoupage en petites tranches de spcialits est parfaitement arbitraire, et ce quun spcialiste tout seul ne peut pas faire, un colloque de cent spcialistes de spcialits diffrentes ny parviendra pas non plus.

    Finalement, de par sa propre logique interne, par lvolution de la mthode analytique, on est arriv un point o, je crois quindpendamment de la question de la crise cologique, il y a une crise de la connaissance. En ce sens je crois que, sil ny avait pas eu la crise cologique, dici dix ou vingt ans on se serait tous aperu quil y a une profonde crise de la connaissance, mme au sens de la connaissance scientifique. En ce sens quon arrive plus intgrer en une image cohrente une vision du monde puisque aprs tout cest cela que nous voulons arriver , une vision de la ralit qui nous permette dinteragir de faon favorable avec elle partir de nos petites tranches de spcialits. Cest un deuxime aspect qui me semble tre devenu nfaste.

    Il y en a un troisime li celui-ci. Cest que les spcialits sordonnent spontanment les unes par rapport aux autres, daprs des critres objectifs de subordination des unes aux autres ; de telle faon que nous voyons apparatre une stratification de la socit en commenant, disons par une stratification de la science, daprs des soi-disant critres objectifs de subordination des spcialits les unes aux autres. En ce sens, la science, dans sa pratique actuelle telle quelle sest dveloppe depuis trois cent ou quatre cent ans, me semble tre le principal support idologique de la stratification de la socit avec toutes les alinations que cela implique. Je crois que, en ce sens, la communaut scientifique est une sorte de microcosme qui reflte assez fidlement les tendances lintrieur de la socit globale.

    En outre, quatrime point, cest la sparation dans la science entre connaissance dune part et dsirs et besoins dautres part. La connaissance scientifique se dveloppe daprs, soi-disant, une logique interne la connaissance, daprs, soi-disant, des critres objectifs pour la poursuite de la connaissance. Mais en fait, en sloignant de plus en plus de nos besoins et de nos dsirs vritables. La chose la plus frappante cet gard me semble tre ltat de stagnation relative dans laquelle se trouve lagriculture, depuis quatre cent ans que les sciences exactes se dveloppent, quand on la compare avec des branches en plein essor comme les mathmatiques, la

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    physique, la chimie ou plus rcemment la biologie. Lagriculture aprs tout, est la base de nos socits dites civilises depuis dix mille ans. Cest vritablement lactivit de base de la socit, cest de l que nous tirons lessentiel des ressources pour satisfaire nos besoins matriels. On aurait pu penser quavec le dveloppement de mthodes de connaissance nouvelle, elles seraient appliques en priorit lagriculture pour nous permettre de nous librer, dans une certaine mesure, de cette obligation dun travail dmesur pour satisfaire nos besoins lmentaires. Il nen a rien t. Encore actuellement, je crois que pour la plupart dentre-nous, lagriculture nest pas considre comme une science. Cela semblerait indigne dun esprit brillant de soccuper dagriculture. Or, prcisment, avec des techniques scientifiques nouvelles, la premire chose se demander cest : quoi peut servir la science, le contenu de la science que nous dveloppons ? Je pense que parmi les thmes les plus importants qui seront tudis par une science nouvelle, il y aura prcisment le dveloppement de techniques agricoles nouvelles beaucoup plus efficientes et surtout beaucoup plus viables longue chance que les techniques qui ont t utiliss jusqu prsent.

    Voici donc quelques critiques de la pratique scientifique actuellement. Daprs ce que jai entendu dire de certaines tentatives dans un sens novateur, je suis convaincu quon peut surmonter ces limitations de la science actuelle, quon peut donc dvelopper une science qui soit directement et constamment subordonne nos besoins et nos dsirs ; dans laquelle il ny ait plus de sparation arbitraire entre lactivit scientifique et lensemble de nos modes de connaissance, o il ny aurait plus de sparation arbitraire entre la science et notre vie. Du mme coup aussi, les relations humaines qui sont promues par lactivit scientifique changeraient du tout au tout. La science ne serait plus la proprit dune caste de scientifiques, la science serait la science de tous. Elle se ferait non pas dans des laboratoires par certaines personnes hautement considres lexclusion de limmense majorit de la population, elle se ferait dans les champs, dans les jardins, au chevet des malades, par tous ceux qui participent la production dans la socit, cest--dire la satisfaction de nos besoins vritables, cest--dire en fait par tout le monde.

    Donc, la science devient vritablement la science de tous. Pour les Nouveaux Alchimistes, ce groupe auquel jai dj fait allusion, cest mme une ncessit du point de vue technique. En effet, leur intention, leur thme de dpart, ctait de dvelopper des biotechniques qui permettent, avec des moyens extrmement rudimentaires ne faisant pas appel lhyperstructure industrielle et technologique, de crer des cosystmes artificiels trs productifs en nourriture. Les moyens technologiques au sens ordinaire, par exemple lintroduction dune source continue dnergie (llectricit), ou

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    lapprovisionnement en aliments par des industries chimiques (les engrais ou les aliments quon donnerait au btail, aux poissons), peuvent tre remplacs par une connaissance sophistique et globale des phnomnes naturels lintrieur de ces cosystmes artificiels. Pour ce faire, ils se sont convaincus quil ntait pas pensable de la faire lintrieur des structures acadmiques existantes ; en fait, ce ntait pas possible mme de le faire lintrieur de laboratoires ferms ; on ne pouvait le faire que sur le terrain, parce quil fallait tenir compte dans le dveloppement de ces techniques de facteurs cologiques subtils qui varient normment dun microsystme cologique un autre et il y en a des milliers et des dizaines de milliers dans un pays tels que les tats-Unis o il poursuivent leurs activits.

    Donc, pour arriver dvelopper ces mthodes, cest sur le terrain quil faut les dvelopper et que tous doivent sy associer virtuellement. Les Nouveaux Alchimistes sont en relation avec des millions damricains intresss par lagrobiologie, Organic gardening and farming , lagriculture et le jardinage biologique, par lintermdiaire de leur magazine Organic gardening and farming magazine. Parmi ceux-ci, il y a dj des milliers de petites gens, de petits paysans, de petits jardiniers, qui leur ont crit pour sassocier leurs recherches concernant le dveloppement de tels cosystmes. Donc, actuellement, il ne sagit pas seulement dides dans lair, mais de choses qui sont en train dtre faites dans un pays aussi radicalement oppos ce genre desprit que les tats-Unis. Encore une fois, par des dtails concrets dont mas parl John Todd, lun des fondateurs des Nouveaux Alchimistes, il nest absolument pas possible de promouvoir ce genre de recherches lintrieur des structures acadmiques existantes. Ils ont essay, mais cest impossible.

    Question :

    Bien que 99% de la population nait pas accs la science, il faut remarquer quelle a un respect plus grand de la science que vous et cest bas sur un fait qui nest pas simplement d son ignorance. Par exemple, on peut se poser la question : combien de gens dans cette salle doivent la vie au fait quil y a eu cette science que vous dcriez ? Quil y a eu des retombes en mdecine, par exemple, qui ne sont pas lacuponcture, qui ne sont pas le remonte des matrices, mais qui sont simplement la pnicilline et un certain nombre de choses dcisives qui ont fait que la population du globe a augment. Un certain nombre dentre-nous, nous vivons, votre groupe sappelle vivre, nous vivons parce quil y a eu cette science maudite.

    Il est vrai que nous risquons la destruction et il est naturel quil y ait une rflexion sur ce quest la science aujourdhui entre les mains de types qui

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    semblent surgir du fond des ges, parce que ce sont des barbares qui sont prts lutiliser pour dtruire lhumanit. Cest vrai. Mais je trouve chez vous quune partie de cette rflexion est dtruite par lespce de nihilisme absolu, de ngation absolue, que vous professez lgard de la science.

    Jai relev dans votre expos un certain nombre daffirmations premptoires qui enlvent une partie du poids votre position :

    Vous avez mis le doute, il est bas sur les relations que vous avez avec certaines gens du CERN, que la recherche que nous pouvons faire, nous par exemple, na pas dapplication militaire. Cest quelque chose que lon peut parfaitement mettre en doute. On doit tre, peut-tre, tous compltement idiots 7, mais je ne crois pas. Vraiment, je ne crois pas que des collgues prendraient le moindre risque venir nous dire : En quoi ce que nous faisons risque davoir des applications militaires ? Et a me fait venir quelque chose qui me parat essentiel.

    Nous avons pos la question : quoi servent les mathmatiques ? Il faut continuer : quoi sert la musique ? quoi servent un certain nombre dactivits que les gens font simplement pour leur plaisir ?

    Enfin quel est votre conception de lhomme ? Il est vrai quun certain nombre de gens ont des activits auxquelles la masse na pas accs, mais je ne pense pas que cest en dcidant que M. Einstein ne doit pas faire de la recherche ou que M. Evariste Gallois ne doit pas faire de la recherche que vous arriverez enrichir la vie des gens qui ne sont ni Gallois ni Einstein. Il y a des problmes qui sont poss pour des gens qui ne sont ni Gallois ni Einstein et qui sont dans des grandes institutions dans lesquelles lorganisation de la recherche de faon industrielle pose des problmes considrables, des angoisses considrables.

    Mais je trouve quavec votre faon de rejeter totalement la science vous rejoignez Plante, vous rejoignez un certain nombre de, vous voyez quoi je pense, vous rejoignez un certain nombre dobscurantistes. Je mexcuse, comme je vous reois dans lestomac pour la premire fois, je ne peux pas critiquer vos positions, mais il y a beaucoup de choses chez vous qui mriteraient un dbat.

    Rponse :

    Si vous me permettez, je vais dire quelques mots propos de votre intervention.

    7 Hlas ! Ni plus ni moins que le Prix Nobel E. Rutherford qui ne voyait en 1932 aucune espce dapplication pratique aux recherches sur latome . [NdE : Note sans indication dorigine.]

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    Donc, vous me reprochez un nihilisme anti-science. En fait, cest vrai que dans la mesure o par science on entend lactivit scientifique telle quelle est exerce actuellement, je suis arriv la conclusion que, par beaucoup daspects, cest une des principales forces ngatives luvre dans la socit actuelle. Ce ntait sans doute pas le cas il y a deux cent ans et peut-tre mme pas le cas il y a cent ans. Actuellement je crois que la situation beaucoup chang. Mais encore une fois, comme je lai dit tout lheure, je pense que lactivit scientifique actuelle est susceptible de se modifier trs trs profondment ; je pense que ceci ne se fera pas sans que la plupart des secteurs scientifiques actuels dprissent purement et simplement. Je suis tout fait convaincu que les recherches actuelles o lon se met cataloguer des particules lmentaires correspondant tels ou tels oprateurs dans lespace de Hilbert, ou les recherches mathmatiques dans lesquelles jai t impliqu jusqu maintenant vont dprir, non pas par un dcret autoritaire de moi ou de personne dautre, mais spontanment. Et ce lorsque les structures actuelles de la socit vont scrouler, lorsque les rouages ne marcheront plus, parce que les mcanismes de la socit industrielle, par son fonctionnement normal mme, sont autodestructeur ; ils dtruisent lenvironnement et heureusement pour nous je dirais. De telle sorte quils ne peuvent pas continuer fonctionner indfiniment, ils mettent en marche des processus irrversibles. Alors il y aura croulement de nos modes de vie actuels. Lorsque nos cits, par exemple, scrouleront, lorsque personne ne payera plus les salaires qui nous permettent, grce une activit scientifique sotrique, daller acheter les provisions dont nous avons besoin dans les magasins, dacheter des habits, de payer nos loyers, etc. et alors mme que nous aurions largent, cet argent ne nous servirait rien parce que la nourriture, il nous faudra larracher de la terre par nos propres moyens, parce quil ny en aura plus assez , ce moment l, les motivations pour tudier les particules lmentaires disparatront entirement.

    Jtais moi-mme assez fanatique, si lon peut dire, de la recherche. Jtais vraiment trs captiv, il y a de nobles passions. Mais supposer mme quil reste de physiciens malgr une pression extrmement forte des ncessits matrielles pour la survie qui rveraient de continuer la recherche, il ne faut pas oublier quand mme quun acclrateur de particules ne se fabrique pas avec quelques morceaux de bois ; cest quelque chose qui implique un effort social considrable et je doute fort que les autres membres de la socit soient disposs distraire des activits vritablement ncessaires pour tablir un monde viable, digne dtre vcu, pour rebtir des acclrateurs de particules et des choses analogues. En tout cas, je crois que, pour les acclrateurs et autres engins de ce genre, le large public na jamais t consult. Dailleurs, jajoute que

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    sil lavait t, probablement quil laurait t de telle faon quil aurait dit Amen ! .

    Aprs les leons que chacun de nous qui survivra pourra tirer des vnements qui accompagneront lcroulement de la socit industrielle, je pense que les mentalits auront trs profondment changes. Cest pour cette raison que la recherche scientifique cessera, ce ne sera pas parce que tel ou tel aura dcid autoritairement que nous ne feront plus de recherches scientifiques partir daujourdhui. Elle cessera simplement, comme quelque chose qui, daprs un consensus gnral, sera devenu entirement inintressant. On naura plus envie, simplement, jen suis persuad, den faire. a ne signifie pas que lon aura plus envie de faire de la recherche tout court. La recherche, nos activits cratrices, se dirigeront dans des directions tout fait diffrentes.

    Je pense, par exemple, au genre de recherche que sont en train de poursuivre les Nouveaux Alchimistes avec des milliers de petites gens qui nont pas de formation universitaire. Ce sont des choses fascinantes qui mettront en jeu la crativit de chacun de nous de faon aussi profonde et peut-tre aussi satisfaisante quactuellement les travaux ultra-spcialiss en laboratoire.

    Nous avons t levs dans une certaine culture ambiante, dans un certain systme de rfrence. Pour beaucoup dentre nous, daprs les conditionnements reus ds lcole primaire en fait, nous considrons que la socit telle que nous la connaissons est laboutissement ultime de lvolution, le nec plus ultra. Enfin, cest le cas pour la majorit des scientifiques. Mais nous oublions quil y a eu des centaines et des milliers de civilisations avant la ntre, avec des cultures diffrentes, qui sont nes, qui ont vcu, qui ont fleuri et qui se sont teintes. Notre civilisation, ou la civilisation industrielle parce que je ne la considre plus comme la mienne , ny fera pas exception.

    Une chose qui va au del de cette remarque, mon sens, cest de raliser quil sagit dun processus qui est vraiment devant nous, dans lequel nous sommes dj engags maintenant. En fait, la crise cologique, la crise de civilisation, ce nest pas quelque chose pour dans dix ans ou dans vingt ans : nous somme en plein dedans. Je crois mme quil y a de plus en plus de personnes qui sen aperoivent ; cest une chose qui me frappe de plus en plus tout au long de ces derniers mois et de ces dernires semaines, quel point des gens chez qui on sy attendait le moins commencent le ressentir. On gratte un tout petit peu en-dessous des choses superficielles quils disent et on saperoit quil y a un vritable dsarroi concernant, disons, le sens global de la culture ambiante.

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    Voici donc concernant laccusation de nihilisme. Donc, il y a du vrai dedans si on lapplique une certaine forme dactivit scientifique. Jai quelque peu oubli les autres objections que vous faisiez ?

    Question :

    On doit la vie la science !

    Rponse :

    Je crois quil y a des choses utiles dire ce sujet. A supposer que certains ici doivent la vie la science, on peut dire quil y a des centaines de milliers de gens au Vit-Nam qui doivent galement leur mort, et leur mort sous des conditions atroces, cette mme science. Cest l un argument un peu facile parce quil y a beaucoup de gens qui disent : La science a t mal employe, le remde est de faire toujours la mme espce de science, mais de la mettre maintenant entre les mains de gens qui vont lemployer bien. On nous dira, par exemple, que la mdecine, les recherches biologiques, etc., cest le type de science qui est utilise surtout de faon bnfique. Alors, l encore, il y a une faon facile dy rpondre en disant : le mme genre de recherche fondamentale en biologie qui par un travail dengineering va, par exemple, servir dvelopper des vaccins anti-poliomylite ou contre dautres maladies, ce mme genre de recherche fondamentale, par un autre travail dengineering, va servir produire des souches de microbes trs pathognes, trs rsistants tous les agents anti-biotiques et qui seront utiliss pour la guerre bactriologique. Donc, finalement, la recherche na pas dodeur et quelles que soient les intentions de celui qui promeut un certain type de recherches tout au moins le type de recherches qui est actuellement promu lintrieur de notre science traditionnelle lexprience a montr quelle est toujours dtournable et dtourne.

    Comme jai donn ici lexemple de la guerre bactriologique, on pourrait dire que les deux exemples sont un peu de mme type. En ce sens quon peut les considrer comme lis un accident, savoir : lexistence dappareils militaires, lexistence de nations antagonistes. Mais supposons que ces difficults soient limines, que le rve des citoyens du monde soit ralis, quil y ait un gouvernement mondial. Ou bien supposons que les tats-Unis, la Russie ou la Chine, au choix, ait absorb lensemble de la plante, quil ny ait plus quun seul pays. Ou supposons que la plante soit plus petite quelle nest et quelle ne soit constitue que par les tats-Unis, ou bien supposons que les tats-Unis, par une politique isolationniste extrme arrivent vivre en vase clos, et regardons ce qui se passe l-bas. Je prtends quen fait les problmes sont plus profonds que cela, que les

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    problmes essentiels se posent encore ds lors mme quil ny aurait plus de problmes militaires.

    Prenons par exemple, les antibiotiques dont vous avez parl, prcisment parce quils sauvent effectivement des vies humaines. Que voyons-nous, pour lusage des antibiotiques ? Nous voyons que, lorsque nous avons le moindre rhume, nimporte quelle affection quelle quelle soit, nous allons au mdecin. Quest-ce quil nous prescrit ? Il nous prescrit des antibiotiques. En fait, pour une simple fatigue, trs souvent, il nous prescrit des antibiotiques. Il semble tre pris sous une sorte de pression sociale. savoir, son client attend de lui quil prescrive chaque fois le remde qui est susceptible, le plus rapidement possible dapporter une amlioration. Ceci sans prjudice de ce qui va se passer longue chance. Or, nimporte quel biologiste vous le dira, il ny a pas besoin dtre un grand gnie pour a et mme moi je le sais bien que je ne soit pas biologiste, le fait dutiliser titre routinier des antibiotiques est un vritable contresens. En effet, par cette pratique, nous contribuons la formation de souches de microbes dans notre organisme qui vont dvelopper une rsistance, prcisment aux antibiotiques que nous prenons. De sorte que, dans les cas vritablement graves o une intervention urgente par antibiotiques serait susceptible de nous sauver la vie, nous risquons de rester sur le carreau [NdE: Laugmentation des rsistances est seulement maintenant reconnue par les pouvoirs publics, campagne publicitaire les antibiotiques, cest pas automatique fin 2004]. Maintenant, nous sommes dans une situation o il est malais dvaluer les bnfices ou les avantages quil y a eu dans lemploi des antibiotiques. Quest-ce qui lemporte sur lautre : est-ce que les dizaines de milliers de vies qui ont t sauves par lemploi des antibiotiques psent plus lourd dans la balance que, disons, les millions dorganismes qui ont t affaiblis dans leur rsistance naturelle aux agents microbiens par lusage inconsidr des antibiotiques ?

    Je ne trancherai pas ce problme, mais je dirais simplement quici la question nest pas une question technologique, ce nest pas une question de connaissances. Il est bien clair que les biologistes ont les connaissances ncessaires pour dcider, ds maintenant, que lusage quen font les mdecins, en clinique et dans leur pratique journalire, est insens. Cest une question de mode de vie. Cest une question de civilisation. En fait, je ne dis pas quil faut bannir ncessairement les antibiotiques dans une socit idale future. Les antibiotiques sont des champignons qui peuvent tre produits avec des moyens extrmement rudimentaires, sans utiliser les grandes hyperstructures de lindustrie lourde. On peut donc fort bien utiliser les antibiotiques dans une socit trs dcentralise dans laquelle des communes de quelques centaines ou quelques milliers dhabitants vivraient en autarcie relative. Il est tout--fait possible et probable que les

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    antibiotiques continueront tre utiliss dans des socits post-industrielles, dans certaines du moins. Ce nest pas parce quils ont t produits dans notre culture scientifique occidentale actuelle quil faudrait mettre linterdit gnral contre ce genre de procd. Je crois quil y a lieu de juger sur pices et que ce nest pas un travail thorique faire maintenant, savoir : de sparer le bon grain de livraie dans lensemble de nos connaissances scientifiques et des techniques actuellement disponibles. Cest, je crois, un travail qui se fera au jour le jour, suivant les ncessits de lheure. Cest--dire que cest un travail qui ne se fera pas par quelques spcialistes, biologistes, mdecins, psychiatres, physiciens, etc. Il se fera par tout le monde au fur et mesure des besoins. On verra bien de quoi on a besoin dans le grand amas de connaissances scientifiques dont je suis convaincu que la plus grande partie est parfaitement inutilisable et va dprir compltement.

    Question :

    Quen est-il des relations entre le CERN et les militaires ?

    Rponse :

    Je nai pas dinformations secrtes ce sujet. Je ne prtendais pas parler, disons, de relations relles, officielles ou occultes, entre le CERN et les appareils militaires. Je nai pas connaissance de telles choses. Je voulais parler de limage que le nom du CERN a sur une large partie du public plus ou moins cultiv, par exemple moi-mme. Le nom dj : Centre Europen de Recherches Nuclaires. Le fait quil soit un organisme qui regroupe un certain nombre de pays, le prestige qui lui est attach et que vous ne nierez sans doute pas ; le fait galement quil sagisse de recherches concernant tout au moins latome, mme si ce ne sont pas des recherches nuclaires et ceci, li la proccupation, aux soucis grandissants dans le public vis--vis, prcisment, de latome, y compris de latome pacifique, tout ceci cre une certaine rsonance concernant le CERN quon ne peut pas nier. A cela prs que, en ce qui me concerne, de toute faon, le genre de recherches, le genre de pratique scientifique qui est poursuivi dans le CERN, comme dans nimporte quelle autre institution scientifique actuelle mais encore plus cause, malgr tout, des connotations gnrales de la recherche atomique avec les prils lis notre survie , tout ceci a comme ef