Sociologie

Alexis de Tocqueville (1805-1859) en contexte

Contexte de recomposition de la société. Comment Alexis de Tocqueville produit-il son œuvre dans le 19ème ? Peut-il être rangé aux côtés des sociologues ou plutôt un précurseur de la sociologie ?

I. Tocqueville : père ou précurseur du discours sociologique ?

Dilemme : peut-il être rangé du côté des sociologues ?

Tocqueville partage avec ces-deniers une vraie préoccupation pour le travail empirique sur les données, enquêtes, un regard critique sur les phénomènes, ainsi qu’un souci de déconstruction. D’un autre côté, Tocqueville adopte des pratiques et méthodes, un projet scientifique qui le place plus du côté des philosophes, écrivains, pères fondateurs de la discipline. Sa méthode est assez peu rigoureuse. Il lui arrive très souvent de juger les phénomènes et de mettre un point de vue subjectif, commentaires de valeur (éléments évacués par des sociologues comme Durkheim et Weber).

Pourquoi Tocqueville se rapproche-t-il plus d’un écrivain ?

Notamment parce que certes, il a recours à des explications sociologiques, mais sa principale préoccupation est de mettre en place des politiques de redressement, d’accompagnement de la réalité. Il écrit dans le but de se lancer dans une carrière politique. La discipline sociologique se construit sur une rupture avec le discours moral et l’action politique. Les analyses de Tocqueville sont remplies de cette préoccupation d’action politique. Il tente à influencer les politiques de son temps.

Raymond Aron : « Tocqueville est un sociologue qui ne cesse de juger en même temps qu’il décrit. En ce sens, il appartient à la tradition des philosophes politiques classiques, qui n’auraient pas conçu d’analyser les régimes sans les juger. »

Tocqueville n’a jamais souhaité contribuer à la construction d’une science nouvelle et à défendre sa place par rapport au reste des disciplines. Il n’a jamais utilisé le mot sociologie et s’est inséré dans des traditions académiques préexistantes. Durkheim et Weber vont réellement chercher à asseoir la sociologie parmi les sciences.

- D : modèle de la nature, des sciences expérimentales- W : pas du tout le même modèle. Soutient que la sociologie peut être une science en étant une discipline

comme l’histoire, qui doit tenir compte du fait que les gens qui travaillent donnent un sens à leurs actions. (Science de la nature VS Science de la culture)

La carrière intellectuelle de Tocqueville est profondément marquée par son désir de rentrer dans la politique en se servant de sa réputation d’écrivain comme d’un tremplin.

II. Tocqueville et la tradition d’analyse sociologique de la modernité

Tocqueville n’est pas un fondateur de la discipline sociologique. Il fait carrière au début du 19ème, à un moment où le discours sociologique est plutôt en germe. Tout un tas de penseurs de l’époque peuvent être malgré tout associés à l’histoire intellectuelle qui a mené à la fondation d’une discipline sociologique et à D et W.

Johan Heilbron : Naissance de la sociologie : on peut opérer une division dans le temps à partir de la période disciplinaire. De Durkheim jusqu’à aujourd’hui, la sociologie est une science qui a une place dans les universités : stade post-disciplinaire. Le stade pré-disciplinaire : discours rigoureux et pertinents mais qui évoluent dans un univers sans une discipline solidifiée.

Constitution d’une discipline : phénomène très lent. En France, Durkheim n’est pas un sociologue de formation, même pas professeur de sociologie. Au moment de sa mort, il n’y avait pas de professeurs ou de chercheurs de sociologie. La première licence de socio en France date des années 50. L’agrégation des sciences sociales (concours des profs) date des années 1970-1980. La distinction de Heilbron est donc assez floue.

Auguste Comte : invente le terme de sociologie. Philosophe du début du 19ème ; il avait une réelle ambition de produire une analyse réellement scientifique des phénomènes sociaux. Il met à disposition le mot avant l’arrivée de T, mais qui n’en fait pas usage.

T n’est pas qu’un simple philosophe. Par bien des aspects, il a développé des manières de faire qui le rapprochent de la sociologie telle qu’elle va se développer.

1. Une analyse du processus de modernisation

T, D et W vivent à une époque de transition. Tout le 19ème siècle représente un moment de rupture avec des traditions pluriséculaires. Transition vers une modernité mais sans savoir à quoi elle va ressembler.

Tocqueville : vers où se dirige-t-on ?

Il constate que l’ancienne société part en lambeaux. Ce qui est très particulier c’est que pour comprendre cette transition, les auteurs vont être conduits spontanément vers une méthode comparative (la nouvelle société se peint sur un fond qui est l’ancienne société). Pour T, on ne peut comprendre la société démocratique qu’il observe dans les années 1830 qu’en la comparant au fond duquel elle se détache : la société aristocratique (Ancien Régime). D et W ont aussi recours à la méthode comparative.

Cette société du 19ème peut être qualifiée d’impure: restent imbriqués des éléments de l’AR qui coexistent avec le nouveau. Les matériaux empiriques sont disponibles autour de T. Il ne doit pas chercher loin les traces de l’AR. Il les trouve dans la Restauration. Il peut comparer la Fr à l’Angleterre, pays dans lequel le processus de démocratisation est allé plus lentement et dans lequel le système aristocratique reste très ancré. La phase de modernisation que connaissent T et D et W offre deux avantages majeurs :

1. La coprésence de l’ancien et du nouveau dans une même société pendant un temps suffisamment long pour permettre l’observation

2. Le processus de modernisation se déroule à des rythmes différents selon les pays, ce qui fait qu’il suffit de tourner les yeux vers un autre pays pour comparer son régime au notre et trouver des configurations sociales qui correspondent soit à notre passé (Royaume-Uni) ou avenir (USA).

La marche des sociétés ne suit pas un fil, n’est pas uniforme. Toutes les sciences sociales du 19ème sont empêtrées dans un évolutionnisme qui voit les sociétés allant du simple au complexe (industrialisation et modèle américain). On essaie de rompre avec cette conception de chemin uniforme.

En cette période de reconstructions, T parvient à lire des choses illisibles en Fr (car trop conflictuelle), en regardant les EU. T observe à quoi ressemble la démocratie et comment ça marche.

2. Une approche moderne de phénomènes sociaux .

- Posture novatrice de Tocqueville : contrairement à ses prédécesseurs qui réfléchissent à la société (Rousseau, Montesquieu), T emmène l’enquête. Il ne fait pas que lire. Il est convaincu qu’analyser la société c’est aller voir ce qui s’y passe.

- ELEMENT CRUCIAL : Réussir à affirmer qu’on doit observer la société et recourir à des sources pour produire du savoir.

- Traces de ce conflit de nos jours : des analyses journalistiques du monde social, des analyses par de penseurs sans enquêtes. C’est important de savoir qu’il ne s’agit pas d’analyses scientifiques !

Enquête menée :

Tocqueville part aux EU (1831-1832). Il est né dans une grande famille aristocratique française, famille noble et légitime. Son grand-père est assez connu pour avoir été ministre de Louis XVI, avocat au moment de son arrestation et guillotiné pour cela. Tocqueville est donc un personnage marqué par les remous de ce passage AR-« démocratie ». Ses parents ont fui la Terreur. Tocqueville hérite aussi d’une allégeance à une lignée monarchique des Bourbons (contexte Bourbons VS Valois est ANACHRONIQUE ; Louis Philippe est un descendant de cette dynastie) lors de l’arrivée au trône d’un Valois, Louis-Philippe. Il s’agit d’un élément problématique pour son ambition de carrière politique. Il est obligé de prêter serment pour commencer sa carrière de juriste. Le problème de conscience le pousse à partir aux EU. Ça lui permet de s’écarter du contexte politique et du régime qu’il rejette mais il s’en sert comme prétexte pour plus tard s’intégrer dans la classe politique française, dans le contexte de l’émergence des experts en problèmes sociaux. Tocqueville part pour y étudier le système carcéral. La prison est l’image de la façon de gérer les problèmes sociaux par une société. Compagnon de voyage : Gustave de Beaumont. T prétend partir avec la volonté de s’inspirer du système américain pour humaniser le système carcéral français. Ça lui sert à se construire une importante réputation d’intellectuel et d’expert qui lui servira de socle politique.

- La remise en cause de la division traditionnelle des objets d’étude : la hiérarchisation des objets plus ou moins dignes. Pour lui, la modernisation vient frapper toutes les strates et domaines de la société et potentiellement tous les objets, pas seulement la politique et la philosophie (considérées comme sujets nobles). Il observe l’ensemble des faits, peu importe leur taille ou prestige. (rapports parents/enfants, évolution des salaires, goûts littéraires, etc.)

Quelle est cette chose nouvelle qui l’oblige à adopter une méthode d’analyse ?

La rupture que connaissent les sociétés occidentales consiste dans le passage aristocratie-démocratie, phénomène ancien (racines plus profondes que 1789), durable et nécessaire pour Tocqueville. Il est assez ambivalent et montre une certaine nostalgie face à l’AR. Il est résigné face à un phénomène inévitable. La démocratisation n’est pas un changement de régime politique uniquement, mais une révolution sociale majeure dont le moteur est l’égalisation progressive des conditions :

- l’égalité civile et juridique : Fin des barrières entre les classes ; avant, on appartenait de droit à une classe ; les ambitions sociales étaient cadrées par la loi.

- Apparait la possibilité de prétendre à n’importe quelle position dans la société : on souhaite une position plus élevée pour soi-même. Accroissement de la mobilité sociale qui favorise une hybridation des pratiques culturelles qui progressivement s’égalisent.

- Le nivellement des conditions de vie : dans la démocratie il n’y aura plus de grands hommes par opposition au reste du peuple, mais seulement des hommes moyens. Cette moyennisation n’est pas observée, mais il s’agit d’une intuition de T. Aplatissement de la société. Plus de grands hommes et grandes œuvres.

En réalité, la stratification forte et durable de la société émane des en tendances naturelles, et non pas du droit.