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ANALYSE SECONDAIRE ET SONDAGES SOCIOLOGIQUES Author(s): Raymond Boudon Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 47 (Juillet-décembre 1969), pp. 5-34 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689508 . Accessed: 14/06/2014 07:08 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.108 on Sat, 14 Jun 2014 07:08:25 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

ANALYSE SECONDAIRE ET SONDAGES SOCIOLOGIQUES

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ANALYSE SECONDAIRE ET SONDAGES SOCIOLOGIQUESAuthor(s): Raymond BoudonSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 47 (Juillet-décembre1969), pp. 5-34Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689508 .

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ANALYSE SECONDAIRE ET SONDAGES SOCIOLOGIQUES <x>

par Raymond Boudon

Les sociologues attachent depuis ces dernières années une attention de plus en plus grande aux possibilités de l'analyse secondaire. L'expression désigne, comme on sait, les recherches sociologiques utilisant des données de seconde main, c'est-à-dire des données non spécifiquement recueillies par le chercheur lui-même. Le caractère distinctif de l'analyse secondaire appar- tient donc à l'ordre du contingent : il ne semble pas à première vue important de savoir si les données recueillies par A sont analysées par A, auquel cas on a affaire à une analyse primaire ou par Br auquel cas on a affaire à une analyse secondaire.

L'analyse secondaire n'est donc pas une forme particulière d'analyse, se distinguant par une méthodologie propre, comme l'analyse causale ou l'analyse factorielle, ou par un objet propre, comme l'analyse de contenu ou l'analyse écologique. Il résulte au contraire de sa définition qu'elle peut porter sur des objets très différents et utiliser des données de nature et de composition très diverses (statistiques administratives, ensembles de sondages, ensembles mixtes de matériaux quantitatifs et qualitatifs, etc.).

Pourquoi donc cet intérêt pour l'analyse secondaire ? Il dérive à notre sens - ceci est presque une tautologie -

d'une insatisfaction croissante du sociologue pour l'analyse primaire. En effet, analyse primaire et analyse secondaire ne se distinguent pas seulement par le fait que les données recueillies par A sont analysées par A ou par B. Plus exactement, il est nécessaire de préciser les « rôles » concrets que peuvent sous - tendre ces symboles. Selon que A ou B représentent par exemple un institut de sociologie ou un institut administratif de statis- tique sociale, il en résultera des contraintes différentes quant à la forme, à la quantité et à la nature des données qu'ils pourront recueillir. Si A représente non plus un institut de sociologie ou

(1) Avec la collaboration de J. Padioleau.

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un observatoire administratif mais, par exemple, un institut de sondages d'opinion, il en résultera d'autres contraintes et d'autres possibilités quant à la nature des données.

On peut donc gager que la redécouverte par le sociologue de l'analyse secondaire correspond à une prise de conscience de l'inadéquation, à l'égard des problèmes qu'il est amené à se poser, des données que - dans l'état actuel de la discipline - son « rôle » scientifique le met en mesure de recueillir.

Nous disons bien « redécouverte ». En effet dans la première phase de la sociologie « empirique », les sociologues recourent rare- ment à l'analyse « primaire ». En d'autres termes, ils recueillent rarement eux-mêmes les données qu'ils utilisent pour démontrer leurs théories. Ni Quételet, ni Durkheim, ni Thomas et Znaniecki n'ont cherché à recueillir des données originales, spécialement conçues pour répondre aux questions qu'ils se posaient. Dans les deux premiers cas les données utilisées sont des données statistiques d'origine administrative. Dans le troisième cas, il s'agit de données brutes recueillies avant toute élaboration. Mais, ici et là, l'intervention du sociologue est purement passive et se borne à une opération de sélection. L'intervention active, qui consiste à provoquer des données nouvelles est entièrement absente de la Physique sociale comme du Suicide ou du Polish peasant. (A noter toutefois une distinction : dans les deux pre- miers cas, mais non dans le troisième, les données ont reçu une première élaboration.)

Dès le xixe siècle, cette attitude passive a été critiquée par les sociologues. Tarde souligne par exemple, dans La croyance et le désir, combien la sociologie pourrait accomplir de progrès si elle était capable d'enregistrer régulièrement les croyances et les désirs, c'est-à-dire à peu près, dans notre langage, les opinions et les attitudes, comme les économistes enregistrent régulièrement les mouvements des prix ou l'évolution des inves- tissements (1). Il serait alors possible, affirmait Tarde, d'analyser scientifiquement les mouvements sociaux ou politiques.

Cette anticipation de Tarde a été réalisée par la suite, comme on sait. L'observation systématique de l'opinion est devenue monnaie courante. On a appris à mesurer les attitudes.

De façon générale, après la seconde guerre mondiale, l'analyse secondaire a été de plus en plus reléguée et dominée par les sondages réalisés par les sociologues eux-mêmes (survey research).

Pourquoi donc ce renouveau d'intérêt pour l'analyse secon-

(1) Gabriel Tarde, La croyance et le désir, dans Essais et mélanges, Paris, Masson ; Lyon, Storck, 1895 ; voir aussi Raymond Boudon, La « statistique psychologique * de Tarde, Annales internationales de crimino- logie, 1964, 2« semestre, 342-357.

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daire ? Notre hypothèse est que le sociologue a dû payer un certain prix pour obtenir l'avantage et la liberté de recueillir lui-même ses données et que l'extension des sondages sociologiques (nous traduisons ici Tangíais survey research) a entraîné certaines dysfonctions ou plus simplement certaines insuffisances dans la recherche sociologique. Nous essaierons de le montrer par un petit nombre d'exemples empruntés surtout à la sociologie de l'éducation et à la théorie de la mobilité sociale. Précisons toutefois dès maintenant que ces dysfonctions ne proviennent pas des sondages eux-mêmes, mais de l'usage qui eii est fait.

*

La technique des sondages sociologiques s'est développée à l'origine pour répondre à certaines difficultés de méthode qu'on rencontrait inévitablement lorsqu'on cherchait à appuyer une théorie sur des données qu'on n'avait pas recueillies soi-même.

La première de ces difficultés est évidemment qu'on peut ne pas trouver dans les données existantes les renseignements qu'on y cherche. Durkheim eût été heureux de pouvoir vérifier empi- riquement que, toutes choses égales d'ailleurs, les taux de suicides décroissaient avec la dimension de la famille. N'ayant pu trouver des données correspondant à cette hypothèse, il dut en laisser la vérification à Halbwachs (1).

D'autre part, comme le soulignait déjà Tarde, certaines catégories de variables sont absentes - ou du moins étaient absentes - de la comptabilité sociale d'origine administrative : notamment les variables psychologiques, comme les opinions ou les attitudes. Depuis, leur observation a été institutionnalisée et les centres de sondage d'opinion se vulgarisent de par le monde.

Enfin, les observations administratives avaient l'inconvénient de prendre pour unité de base des unités géographiques, qu'il s'agisse du département, du canton ou de la circonscription électorale. Il en résulte des difficultés que l'analyse écologique connaît bien.

La technique des sondages sociologiques permettait d'éviter ces divers inconvénients, tout en conservant l'avantage principal des données d'origine administrative que Durkheim avait démontré avec éclat dans Le suicide : celui de la démonstration statistique.

Mais le fait que les sociologues se soient mis à recueillir eux- mêmes leurs données n'a pas eu seulement pour effet de leur donner plus d'indépendance ; le cadre institutionnel dans lequel

(1) Les causes du suicide, Paris, Alean, 1931.

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ils travaillent, à savoir les universités et laboratoires de recherche, devait aussi influer sur la nature des données recueillies. Par opposition aux organismes administratifs de statistique sociale et aux instituts de sondage, les sociologues universitaires dis- posent rarement d'un réseau d'enquêteurs et plus généralement d'un réseau d'observatoires leur permettant de réaliser des enquêtes représentatives sur le plan national. Par opposition aux instituts de sondage qui réalisent des enquêtes représentatives et aux organismes administratifs, qui réalisent des enquêtes soit représentatives (comme certaines enquêtes de l'I.N.S.E.E. en France) soit exhaustives (comme le Compte général de la justice criminelle établi en France par les services statistiques du ministère de la Justice, ou comme les recensements de l'I.N.S.E.E.), les instituts universitaires de sociologie réalisent le plus souvent des enquêtes localement représentatives. Il faut entendre par là que la population mère sur laquelle est défini l'échantillon est rarement nationale, et représente le plus souvent une sous-population définie institutionnellement (les élèves du secondaire, comme dans les enquêtes de mobilité sociale dirigées par Alain Girard) (1) ou géographiquement (comme dans les études de sociologie électorale, par exemple The People's Choice ou Voting).

En ce qui concerne les enquêtes localement représentatives définies sur des bases institutionnelles, leur signification se comprend d'elle-même. Plus contestables apparaissent à pre- mière vue les enquêtes localement représentatives définies sur des bases géographiques : pourquoi choisir le canton d'Elmira (Voting) ou telle commune particulière comme base d'échan- tillonnage lorsqu'il s'agit d'étudier les mécanismes de la par- ticipation électorale par exemple ? N'y a-t-il pas là quelque arbitraire ? A cette question, les sociologues ont répondu - impli- citement ou explicitement - en opposant, comme le fait par exemple Hyman, sondages explicatifs et sondages descriptifs (2). Les sondages descriptifs, comme ceux que réalisent classiquement les instituts de sondage d'opinion, doivent être représentatifs. Les sondages explicatifs, qui sont le fait de la sociologie uni- versitaire, peuvent être non représentatifs (c'est-à-dire en fait localement représentatifs sur une base géographique). La dis- tinction se comprend aisément. Ainsi, si on veut estimer la

(1) Alain Girard, Les diverses classes sociales devant l'enseignement, Population, mars-avril 1965, n° 2, 206-232. Nouvelles données sur l'orien- tation scolaire au moment de l'entrée en sixième, Population, 1964, octobre- décembre, n° 5, 829-871.

(2) Herbert Hyman, Survey design and survey analysis, Glencoe, 111., The Free Press, 1955.

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proportion des immigrés qui sont dans une situation de chô- mage, il est nécessaire de prélever un échantillon représentatif de la population des immigrés. Dans ce cas, on se pose une question appartenant à l'ordre de la description. En revanche, si on veujb vérifier l'hypothèse selon laquelle l'intégration de l'immigré à la société d'accueil est facilitée par le soutien émo- tionnel qu'il retire du groupe primaire, on peut choisir une population particulière d'émigrés. Si le mécanisme postulé est effectivement vérifié, il n'y a aucune raison pour qu'il ne le soit pas dans d'autres sous-populations culturellement proches. Il est donc souvent possible de répondre à une question relevant de l'ordre de l'explication à partir d'une population mère parti- culière. Les études classiques de la sociologie électorale améri- caine fournissent une preuve particulièrement pertinente de cette proposition (1).

Il est par conséquent hors de doute que les sondages loca- lement représentatifs utilisés par les sociologues représentent une innovation logique, à la fois justifiée et féconde (2).

Il est superflu de souligner que ces sondages à représentativité locale, non seulement apportent une réponse méthodologique- ment pertinente à certains des problèmes d'explication que se posent les sociologues, mais qu'ils sont aussi adaptés au cadre institutionnel dans lequel ces derniers sont insérés. En effet, étant donné la diversité des programmes de recherche qui caractérise tout institut universitaire de recherche sociologique, étant donné les ressources relativement restreintes dont ils disposent, même dans les pays les mieux pourvus à cet égard, il leur est le plus souvent interdit de procéder à des enquêtes supposant un système d'observatoires dispersés sur le territoire national. Réciproquement, s'il est possible aux instituts de sondage de disposer de réseaux d'enquêteurs, c'est précisément qu'ils sont spécialisés dans un type d'enquêtes particulier ou au plus dans quelques types d'enquêtes.

Cette harmonie préétablie entre la nature des instituts de recherche universitaires et la méthodologie des sondages sociolo- giques (survey research) a eu, à notre avis, un certain nombre de conséquences importantes sur le développement de la recherche sociologique, en même temps que sur le rapport entre théorie et empirie dans notre discipline. La description de ces consé- quences supposerait une véritable recherche de sociologie des sciences sociales (étude de l'évolution de la production sociolo-

(1) Naturellement, il existe en sociologie électorale des sondages expli- catifs et non locaux. Voir par exemple : Campbell, The American Voter.

(2) Cf. G. Glock, Survey research and the social sciences, New York, Rüssel Sage Fd, 1967,

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gique, de l'extension du champ d'application des sondages sociologiques, étude systématique des raisons et motivations qui ont conduit et conduisent tel ou tel chercheur à proposer tel ou tel projet de recherche appuyé sur telle ou telle méthodo- logie). N'ayant pas eu le loisir de réaliser cette étude, nous nous contenterons de présenter ici un certain nombre de suggestions théoriques.

De façon générale, la complémentarité entre la structure des instituts de recherche universitaires et la nature des sondages sociologiques me semble avoir conduit à deux propositions implicitement admises et pourtant contestables. La première de ces propositions consiste à porter à l'absolu - de manière plus ou moins implicite - la distinction de Hyman et à admettre que le sociologue, à partir du moment où il se propose, non de décrire mais d'expliquer, peut toujours recourir à un sondage localement représentatif. La seconde proposition consiste à faire du sondage sociologique (survey research) l'instrument par excellence de la « sociologie empirique », c'est-à-dire - l'expres- sion étant, il faut le reconnaître, assez malheureuse - de la sociologie préoccupée d'apporter une preuve logiquement suffi- sante des propositions qu'elle avance.

En réalité, la prééminence de la technique des sondages sociologiques me semble avoir été acquise à un prix relativement élevé. Ce prix a consisté à laisser disparaître du champ de l'analyse quantitative un certain nombre d'objets sociologiques. En caricaturant un peu la situation, on pourrait dire que les sociologues ont démontré la prééminence technique du sondage sociologique en abandonnant - sans toujours s'en rendre clairement compte - ce qui ne pouvait pas être traité par cette méthode.

Considérons par exemple la sociologie de la mobilité sociale. Nous possédons aujourd'hui une quantité considérable d'enquêtes sur la mobilité intrascolaire. En Suisse, en France, aux Etats- Unis et ailleurs, des enquêtes ont analysé aveè un luxe consi- dérable de détails les facteurs familiaux, scolaires et sociaux qui permettent à l'enfant de s'élever dans la hiérarchie du système scolaire ou qui au contraire constituent des barrages à cette ascension (1). La sociologie industrielle de son côté peut faire état de nombreuses enquêtes relatives à la mobilité à l'intérieur de l'entreprise. Par ces aspects, la sociologie a fourni d'importants apports à notre connaissance des mécanismes de la mobilité. Les études de Girard en France, de Popitz en Suisse, de Kahl,

(1) Voir références ci-dessous et L. V. Friedeburg, Jugend in der modernen Gesellschaft, Cologne-Berlin, Kiepenheuer, 1965.

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Krauss, Elder, etc., aux Etats-Unis, permettent par exemple d'émettre une véritable théorie psychosociologique de l'ambition et de la réussite scolaire (1). Lipset, dans un des plus intéressants chapitres de Social mobility in industrial societies, a tenté de dégager la théorie sous-jacente à l'ensemble des enquêtes portant sur la mobilité intrascolaire (2).

D'un autre côté, on doit avouer que dans ce même domaine de la mobilité sociale, la sociologie est aujourd'hui incapable de répondre à certaines questions à la fois fondamentales et élémen- taires. Un des textes des plus stimulants d'un point de vue épistémologique est à cet égard l'article de C. A. Anderson intitulé A skeptical note on education and mobility (3). Nous en rappel- lerons d'un mot le contenu.

Toutes les études sociologiques concernant la mobilité dans les sociétés industrielles modernes partaient d'un postulat : celui selon lequel l'instruction serait un facteur fondamental de la mobilité. Ainsi, le célèbre texte de Hyman sur Le système de valeurs de différentes classes sociales montre que la valorisation de l'instruction, en décroissant avec l'origine sociale, explique en grande partie les restrictions imposées par les sociétés indus- trielles au modèle de la mobilité parfaite (4). En réalité, Anderson, s'appuyant sur trois enquêtes, une enquête effectuée par Centers aux Etats-Unis, une enquête suédoise de G. Carlsson et une enquête britannique, montre que la mobilité intergénéra tionnelle paraît beaucoup moins dépendante du niveau d'instruction qu'on ne le croit en général (5). Ainsi, il constate dans l'enquête anglaise que 50 % des individus de son échantillon qui se sont élevés aux professions supérieures (professions libérales, cadres supérieurs), n'ont pas atteint la fin des études secondaires et que l'instruction paraît protéger de la mobilité descendante plutôt que favoriser la mobilité ascendante. De façon générale, Anderson a construit deux modèles de mobilité théoriques, le premier correspondant à une influence maximale de l'instruction

(1) A. Girard, op. cit.; H. Popitz, Die Ungleichheit der Chancen im Zugang zur höheren Schulbildung, in L. V. Friedeburg, Jugend in der modernen Gesellschaft, Cologne, Kiepenheuer, 1965 ; J. Kahl, « Common man » boys, in A. H. Halsey et coll., Education, economy and society, New York, The Free Press, 1961 ; I. Krauss, Educational aspirations among working-class youth, American sociological review, 1964, dec, n° 6, 867-879.

(2) Berkeley, University of California Press, 1959, chap. 9. (3) In A. H. Halsey, Jean Floud and C. Arnold Anderson, Education,

economy and society, New York, The Free Press, Londres, Mac Millan, 1961. (4) In R. Bendix et S. M. Lipset, Class, status and power, Glencoe,

111., The Free Press. (5) H. Centers, Education and occupational mobility, American Socio-

logical Review, XIV (févr. 1949), 143-144. G. Carlsson, Social mobility and class structure, Lund, Gleerup, 1958.

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sur la mobilité verticale, le second correspondant à une absence d'influence de l'instruction. Dans tous les cas envisagés, les données observées paraissent plus proches du second modèle que du premier.

Les remarques d'Anderson n'ont pas seulement l'intérêt de révoquer en doute une proposition de la « sociologie spontanée ». Elles indiquent aussi du doigt un certain nombre de propositions sociologiques fondamentales pour une théorie macrosociologique de la mobilité. En effet, ne peut-on supposer que la relation relativement faible qui semble s'établir entre niveau d'instruction et chances de mobilité verticale intergénéra tionnelle ascendante est la conséquence d'un certain nombre de traits caractéristiques des sociétés industrielles modernes : déplacement de la répar- tition de la population d'une génération à l'autre plus rapide par rapport au niveau d'instruction que par rapport à la hiérarchie professionnelle (d'où résulterait une valorisation sociale de moins en moins automatique des diplômes), développement d'emplois tertiaires bien rémunérés ne supposant pas nécessairement un niveau d'instruction élevé, etc.

Si on se demande maintenant pourquoi la relation entre instruction et mobilité qui fait l'objet de l'analyse d'Anderson n'a pas plus tôt et plus intensément attiré l'attention du socio- logue, la raison n'en est évidemment pas en ce que cette question est secondaire. Au contraire, elle touche à un aspect essentiel de la théorie de la mobilité dans les sociétés industrielles modernes et conduit peut-être à opposer une phase préliminaire du déve- loppement de ces sociétés caractérisée par une forte liaison entre instruction et mobilité à une phase de maturité, caractérisée par une généralisation de l'instruction, ^entraînant l'affaiblissement de sa relation avec la mobilité. Si la sociologie n'est aujourd'hui capable de fournir sur ces points importants que des réponses incertaines, la cause doit à notre avis en être imputée à la technologie sociologique dominante. En effet, si les études de mobilité intrascolaire sont beaucoup plus nombreuses que les études de mobilité sociale proprement dites, c'est que les pre- mières peuvent être effectuées à l'aide de sondages localement représentatifs, tandis que les secondes supposent des enquêtes représentatives au niveau national. Les enquêtes effectuées dans les établissements d'enseignement secondaire américains pour étudier les aspirations scolaires, universitaires et profes- sionnelles des élèves ne se comptent plus, car ces études rentrent parfaitement dans le cadre institutionnel de la sociologie univer- sitaire. En revanche, lorsqu'il s'agit d'étudier les conséquences du niveau d'instruction sur la mobilité sociale effective, il n'est guère d'autre moyen que de procéder à une enquête représen-

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tative au niveau national. Dans le premier cas, la population-mère peut être assimilée à l'ensemble des élèves d'un établissement particulier. Dans le second cas, lorsque la population scolaire a éclaté dans l'éventail des catégories professionnelles et s'est dispersée géographiquement, il devient impossible de réaliser un survey (sondage localement représentatif).

Cet exemple illustre à notre sens la chaîne causale dans laquelle le sociologue se trouve emprisonné : le cadre institutionnel imposant d'une certaine manière la technologie, celle-ci guide à son tour la problématique et même, éventuellement, la théorie. Car, nous insisterons sur ce point plus bas, il est évident que la technique des sondages sociologiques, de par son caractère local, est peu accueillante à l'égard des problèmes macrosociologiques. Il est intéressant à cet égard de relire l'excellent livre de Lipset auquel nous nous référons plus haut (1).

On y constate à l'évidence que les progrès de la recherche empirique en matière de mobilité sociale ont principalement affecté la microsociologie. En ce qui concerne la macrosociologie, Lipset apporte sans doute des données intéressantes, notamment sur la comparaison internationale de la mobilité (on sait en particulier le succès qu'a rencontré la démonstration d'une homogénéité relative des taux de mobilité en Europe et aux Etats-Unis) ; mais on n'y voit pas la preuve que la recherche empirique ait beaucoup fait progresser la théorie de ce point de vue.

Il ne s'agit pas évidemment ici de proclamer que la préémi- nence de la technologie des sondages sociologiques a été nuisible, mais seulement de souligner les conséquences de cette techno- logie sur la problématique sociologique et d'attirer l'attention sur les origines institutionnelles du phénomène.

L'exemple utilisé indique qu'une manière d'éliminer ce biais technologique consisterait à intensifier les rapports entre les diverses catégories d'institutions chargées de recueillir des informations sur le fonctionnement des systèmes sociaux. Il semble difficile en effet que les instituts de sociologie universi- taires puissent recevoir un équipement analogue à celui des instituts de statistique ou des instituts de sondage. Un tel équipement paraît incompatible avec la vocation multifonction - nelle qui les caractérise. En revanche, il est dès maintenant concevable qu'une collaboration très étroite s'établisse entre les instituts de statistique ou de sondage d'une part, les instituts de sociologie universitaires d'autre part. Les sociologues pour- raient ainsi atténuer les effets de ce que nous appelons plus haut

(1) Social mobility in industrial societies.

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le biais technologique. Pour cela, dans certains cas, il serait évidemment souhaitable qu'ils puissent intervenir au niveau de la fabrication des instruments d'observation utilisés par ces instituts, de manière à recueillir des informations essentielles du point de vue sociologique.

Mais Tétape préliminaire à l'intensification de ces rapports suppose que l'attention du sociologue soit attirée sur l'existence de ce biais technologique et que se multiplient, au niveau de la recherche comme à celui de la formation des étudiants, des exercices d'analyse secondaire analogues à celui d'Anderson, qui apparaît comme un modèle par sa fécondité méthodologique et théorique.

*

Dans un réquisitoire resté classique, Blumer (1) reprochait aux sondages d'opinion leur caractère profondément asociólo - gique. Les sondages d'opinion, disait-il à peu près, ne sauraient être considérés comme la source privilégiée de l'information sociologique, car leur objet d'observation - l'individu - est en fait une abstraction. Certes, il a une profession, affiche un certain niveau de revenus, et a, comme on a pris l'habitude de dire dans le jargon sociologique, un statut socio-économique, des attitudes et des opinions. Mais les premières de ces variables ne peuvent à elles seules expliquer les secondes. Les attitudes, les opinions, les comportements individuels ne peuvent être expliqués seulement par d'autres variables individuelles. Sociolo- giquement, un individu n'est pas seulement un complexe de variables individuelles, il appartient aussi à un certain milieu et ce sont souvent les caractéristiques de ce milieu qui expliquent son comportement plutôt que ses caractéristiques proprement individuelles. Gela ne veut pas dire que l'abstraction que repré- sente V individu qu'explorent les sondages d'opinion soit inutile : cet homo psychosociologicus n'est ni plus ni moins condamnable que l'homo economicus. Mais il importe de comprendre qu'il s'agit là d'une abstraction et d'une abstraction que le sociologue ne peut accepter sans critique ni précaution puisqu'elle consiste à ignorer l'environnement social, c'est-à-dire l'objet propre de la sociologie.

On connaît la réponse que la sociologie a donné aux objections de Blumer et qui rendent ces objections en grande partie péri- mées : c'est celle de V analyse contextuelle. L'idée fondamentale de l'analyse contextuelle consiste à étendre la logique des

(1) H. Blumer, Public opinion and public opinion polling, in D. Katz et al., Public opinion and propaganda, New York, Henry Holt, 1954.

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sondages sociologiques à des unités autres que l'individu. Rien n'oblige, en effet, dans un plan d'échantillonnage, à considérer exclusivement une population mère d'individus. Les unités de base peuvent être des institutions (hôpitaux, écoles, prisons, etc.), des unités géographiques ou administratives ou, de façon géné- rale, toute autre sorte de « collectifs ». Il est alors possible de disposer d'un ensemble de variables caractéristiques du milieu dans lequel est inséré l'individu.

Il existe aujourd'hui des exemples classiques d'analyse contextuelle, comme Y Union democracy de Lipset et de ses collaborateurs, qui donne un bon exemple de l'utilité de ce type de technique. On y voit en effet que le comportement syndical des ouvriers typographes sur lesquels porte l'analyse varie considérablement, toutes choses égales d'ailleurs, avec le climat social, la composition politique, et avec la plupart des caracté- ristiques de la section d'entreprise à laquelle ils appartiennent. Toutes choses égales d'ailleurs, c'est-à-dire en particulier pour des valeurs semblables des variables individuelles. La technique permet donc de saisir l'effet du milieu social, des composantes de ce milieu social en particulier, et du complexe qu'elles constituent - bref de la structure sociale - sur le comportement individuel.

En théorie, la notion d'analyse contextuelle fournit bien une réponse à un problème fondamental pour la sociologie, à savoir celui de la relation entre structure sociale et compor- tement individuel. Mais en théorie seulement, car en pratique, on constate que cette technique n'a guère été utilisée dans les pays européens et qu'aux Etats-Unis, les exemples de son application restent relativement peu nombreux. La raison s'en comprend aisément : un plan d'observation supposant un échantillonnage à plusieurs niveaux, dont au moins un niveau d'unités collectives, est extrêmement coûteux. De plus, il suppose généralement un appareil d'observation dont disposent rarement les instituts de sociologie universitaires. En général, l'information doit être recueillie en des points différents du territoire. De plus, la multiplicité des niveaux d'échantillonnage suppose que le nombre des individus observés soit au total très élevé (envi- ron 7 500 par exemple dans le cas de The Academic mind). Bref, l'enquête contextuelle soulève pour des instituts de sociologie universitaires le même genre de difficultés que les enquêtes représentatives au niveau national. Cela explique qu'elles soient relativement rares et que les quelques études contextuelles classiques qu'on peut citer n'aient guère fait tache d'huile, malgré l'importance méthodologique de cette technique, et gardent plutôt valeur d'exemples.

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RAYMOND BOUDON

Le résultat, c'est que les sociologues sont, par une sorte de paradoxe, souvent très ignorants en ce qui concerne la relation entre comportements individuels et structures sociales. Là aussi, il est facile de mesurer cette ignorance sur un exemple précis.

En France comme dans la plupart des pays, la démocratisa- tion de renseignement est perçue comme une valeur fondamentale et, parfois, comme un objectif primordial de la politique scolaire. Toutes les enquêtes réalisées montrent cependant que l'inégalité des chances scolaires en fonction des origines sociales est très grande et ne s'amenuise que très faiblement en dépit des mesures institutionnelles visant à la démocratisation (gratuité de l'en- seignement, bourses, multiplication des établissements, etc.). Cette situation s'explique en grande partie, semble-t-il, par le rôle d'orientation implicite ou explicite assumé par la famille. Mais elle s'explique aussi par l'action du système scolaire.

Sur ce point, il faut introduire une distinction importante. Le système scolaire renforce les inégalités sociales, pour une part parce que les aptitudes qu'il requiert des élèves sont inéga- lement transmises ou renforcées par la famille selon l'origine sociale. La famille prépare mieux l'enfant aux exercices requis par l'école lorsque l'origine sociale de ce dernier est élevée. Cette proposition, qui a été montrée à grand renfort de chiffres et d'enquêtes, notamment en France, est naturellement impor- tante (1). Elle permet d'insister sur un aspect de la politique scolaire qui consiste à essayer de rendre la pédagogie aussi socialement neutre que possible.

Mais la pédagogie n'est certainement pas le seul facteur responsable du maintien des inégalités sociales à l'intérieur du système scolaire. Ce dernier est aussi un sous-système social, une sorte de microcosme que reproduit le macrocosme constitué par l'ensemble du système sociaL Cela a été admirablement montré par exemple par Hollingshead (2).

Les quelques études contextuelles dont nous disposons à cet égard en même temps que les enquêtes locales qu'il est possible de rapprocher de manière à obtenir par analyse secondaire une pseudo -analyse contextuelle montrent à l'évidence que le sous-système social que constituent un établissement scolaire ou une classe de cet établissement joue un rôle déterminant dans l'explication des aspirations, attitudes et comportements indi- viduels. Ainsi, l'étude de Coleman, The adolescent society (3) , met en lumière un ensemble de propositions dont l'enchaînement

(1) Voir par exemple P. Bourdieu, Les héritiers, Paris, Ed. de Minuit, 1965.

(2) In Elmtown's Youth. New York. Wilev. 1949. (3) New York, Free Press; Londres, Mac Millan, 1961.

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V ANALYSE SECONDAIRE

fait apparaître que la composition sociale des établissements et, par conséquent, leur implantation jouent un rôle décisif dans la réussite scolaire et dans la détermination du niveau d'aspiration en fonction de l'origine sociale. La première de ces propositions montre ou du moins laisse pressentir que l'intégration scolaire d'un individu d'une origine sociale déterminée dépend de la composition sociale de la classe. Si la classe est de recrutement social élevé, les élèves les mieux intégrés seront plus que pro- portionnellement d'origine sociale élevée. Si la classe est de composition sociale basse, les mieux intégrés appartiendront plus que proportionnellement, semble-t-il, aux catégories sociales basses. La deuxième proposition montre d'autre part que la réussite et le niveau d'aspiration scolaire, mesurés par l'inten- tion de faire des études supérieures, dépendent de l'intégration scolaire. Plus l'élève est accepté par ses condisciples, plus il y a de chances pour qu'il désire poursuivre ses études au-delà du secondaire.

D'autres études montrent également l'influence de la compo- sition sociale du groupe scolaire sur les attitudes individuelles. Mais les résultats sont parfois opposés à ceux de Coleman. Ainsi, selon une enquête de Wilson (1), lorsque la composition sociale est basse, tout le monde, y compris les élèves d'origine sociale élevée, tend à adopter un système de valeurs caractéristiques des classes défavorisées, en particulier un scepticisme à l'égard de l'importance des études pour la mobilité sociale. Lorsque la composition sociale est élevée, les effets inverses ont été observés : tout le monde, y compris les élèves d'origine sociale basse, tend à adopter un système de valeurs caractéristiques des classes élevées.

De façon générale, il se dégage donc des études contextuelles et pseudo -contextuelles concernant les effets du contexte scolaire sur le comportement individuel, d'une part l'évidence de l'impor- tance de ces effets, d'autre part une grande incertitude quant à leur nature. Il est intéressant de se reporter dans cette perspec- tive à l'article de Nathalie Rogoff, Local social structure and educational selection, qui montre l'importance fondamentale de l'environnement social sur le comportement scolaire des individus, tout en reconnaissant qu'il est difficile de décrire les mécanismes par lesquels cet environnement exerce son influence, et même la direction de cette influence (2).

Pour autant qu'on puisse en juger, ces propositions paraissent

(1) A. B. Wilson, Residential segregation of social class and aspirations of high school boys, American sociological review, vol. 24, dec. 59, 836-845.

(2) In A. H. Halsey, J. Floud et C. A. Anderson, op. cit.

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CAHIERS INTERN. DE SOCIOLOGIE 2

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valables pour d'autres pays que les Etats-Unis et en particulier pour la France. Ainsi, une comparaison entre une étude de N. Bisseret sur les taux de réussite des étudiants à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris (1) et une enquête de C. Delage (2) sur la réussite à l'Université d'Orléans fait appa- raître que les étudiants des classes sociales basses sont beaucoup plus défavorisés à Paris qu'à Orléans. Faut-il interpréter ce fait à partir de la différence de composition sociale entre les deux universités (le recrutement social étant beaucoup plus élevé à Paris qu'à Orléans) ? Dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible de donner une réponse fondée. Cette question est pourtant décisive à la fois du point de vue théorique et du point de vue pratique. Du point de vue théorique, elle suggère une interprétation de l'inégalité de la démocratisation selon les pays. Ainsi, si les universités américaines apparaissent comme nettement plus démocratisées que les universités françaises, cela est peut-être (tous autres facteurs mis à part) le résultat de la multiplication et de la diversification des établissements d'enseignement supérieur. Du point de vue pratique, il en découle que la politique de développement des établissements d'ensei- gnement peut accélérer ou freiner la démocratisation en fonction des options retenues quant à l'implantation, à la multiplication et à la diversification de ces établissements. Malheureusement, notre connaissance des effets de l'environnement social et des structures institutionnelles est trop limitée pour que le sociologue puisse apparaître comme un expert en ces matières. Symptoma- tiques de cette incertitude sont par exemple les débats qui opposent en France les sociologues de l'éducation sur la question de savoir si les Instituts Universitaires de Technologie doivent accélérer ou freiner le processus de démocratisation. Les deux thèses sont soutenues avec passion et tendent à se recouper avec les options politiques fondamentales. Les sociologues de gauche sont généralement partisans de l'absence de différen- ciation, de l'enseignement unique et commun pour tous. Ils s'appuient pour fonder leur position sur le fait que la différen- ciation a pour effet d'attirer les étudiants d'origine sociale basse vers les établissements du moindre prestige. Cependant, il n'y a logiquement aucune relation entre la prémisse et la conclusion, car on peut soutenir que les établissements de moindre prestige attirent des étudiants qui autrement n'auraient pas accédé du tout à l'enseignement supérieur. Il suffit pour

(1) La sélection à l'université : étude des rapports de dominance, Revue française de sociologie, oct.-déc. 1968, 463-496.

{"¿) These de 3« cycle, Fans-JNanterre, 1967.

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s'en rendre compte de remarquer que les universités anglaises, qui paraissent plus démocratiques que les universités françaises, si on définit la démocratisation soit à partir du pourcentage de fils d'ouvriers qui accèdent à l'enseignement supérieur (démo- cratisation absolue) soit à partir de la comparaison entre ce pourcentage et le pourcentage correspondant aux catégories sociales élevées (démocratisation relative), sont aussi plus diffé- renciées au sens où la variation de la composition sociale d'un établissement à l'autre est plus grande en Angleterre qu'en France. Ainsi, la proportion des fils d'ouvriers, qui est de 10 % à Oxford et Cambridge atteint 60 % dans certaines redbrick uni- versities (1). Bref, il semble qu'il n'y ait aucune relation entre la démocratisation et la différenciation fonctionnelle des établis- sements, bien que cette dernière entraîne à coup sûr une diffé- renciation sociale. Lorsque certains affirment que la différen- ciation constitue un frein à la démocratisation, ils font donc un raisonnement qui, loin de reposer sur une base positive, apparaît au contraire comme une déduction de nature nominaliste assi- milant deux sens tout à fait distincts du mot démocratisa- tion (chances d'accès à l'enseignement des classes basses, d'une part, homogénéité de la composition sociale des établissements, d'autre part) pour déduire ensuite de la similarité des concepts l'implication empirique des deux variables.

Le fait que les débats soient à ce point chargés d'idéologie et que les discours de certains sociologues sur le problème de la politique universitaire se fondent plutôt sur des thèmes rhéto- riques traditionnels (il est intéressant par exemple de voir combien certaines déclarations actuelles sont proches des discours que V. Hugo (2) avait envisagé de prononcer à la Chambre des Pairs sur le problème de la démocratisation de l'Université) que sur des connaissances positives, ce fait, disions-nous, indique assez bien l'insuffisance de nos connaissances positives.

Si nous avons insisté avec quelque prolixité sur cet exemple, c'est qu'il fournit une illustration éclatante de la proposition que nous cherchons à démontrer : bien que la question de la démocratisation du système scolaire soit une des préoccupations essentielles de la sociologie actuelle, aussi bien aux Etats-Unis qu'en France ou en Allemagne (3) par exemple, bien que la

(1) Voir R. Poignant, L'enseignement dans les pays du Marché commun, Paris, Institut pédagogique national, 1965 ; A. H. Halsey, British univer- sities, Archives européennes de sociologie, 2, 1962, n° 1, 85-101.

["¿) Avant l'exil. {à) voir par exemple, H. Dahrendorf, treseuscnaft und Demokratie in

Deutschland, Munich, Piper, 1967. R. Gastel, J.-C. Passeron, Education, développement et démocratie, Paris, Mouton, 1967. R. Bell, The Sociology of education, Homewood, Dorsey, 111., 1962.

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preuve de l'importance des facteurs contextuels et institutionnels ait été abondamment administrée, bien que la sociologie dispose enfin en théorie d'un instrument pour analyser l'action de ces facteurs - à savoir l'analyse contextuelle - , malgré cela, notre ignorance à cet égard est presque entière comme le montre le caractère passionné des débats des sociologues français sur la politique universitaire. Pourtant, les études sur la mobilité scolaire ont été particulièrement nombreuses depuis une dizaine d'années.

Gela montre que, si l'analyse contextuelle peut étendre considérablement notre connaissance sociologique théorique et pratique, il est peu raisonnable de s'attendre à ce qu'elle doive connaître une grande extension tant que la recherche sociologique des instituts universitaires de sociologie ne pourra pas profi- ter d'une liaison organique avec des instituts obéissant à d'au- tres contraintes fonctionnelles. En ce qui concerne l'analyse contextuelle du fonctionnement du système scolaire en parti- culier, elle ne sera vraiment possible que du jour où existera une comptabilité sociale au niveau des établissements. Cette compta- bilité sociale est loin d'être irréalisable et des bases ont déjà été jetées en ce sens en France. Aux Etats-Unis, le Talent project (1) représente un équivalent fonctionnel, adapté à la structure de la société américaine, des initiatives de l'adminis- tration française. La solution à l'impasse décrite précédemment consiste donc dans l'établissement, soit d'un système de compta- bilité sociale spécialisé d'origine administrative, soit d'une banque spécialisée de données.

Ce qui vient d'être dit à propos des établissements scolaires pourrait être repris point par point à propos d'autres types d'institutions. Le problème de l'efficacité des traitements péni- tentiaires, qui constitue aujourd'hui un des problèmes-vedettes de la sociologie criminelle, est à peu près aussi mal exploré que le problème que nous mentionnons plus haut. Dans ce cas, la corrélation impliquée par la nature des institutions judiciaires entre le traitement et le type de déviance (entre l'infraction et la peine) rend la formulation d'une enquête contextuelle locale particulièrement malaisée.

Bref, il apparaît par ces exemples que le progrès de la socio- logie et la mise en œuvre effective d'instruments puissants comme l'analyse contextuelle dépendent largement de facteurs institutionnels. Si la plupart des pays européens n'avaient pas mis sur pied, dès le début du xixe siècle, un système de compta-

il) Voir L. Schoenfeldt, The Project Talent Data Bank, Informations dans les sciences sociales, août 1967, 161-174.

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bilité judiciaire, une partie essentielle de la théorie et de la recherche sociologique n'aurait pu exister ; plusieurs livres de Durkheim, de Tarde, de Halbwachs en France, de Lexis (1) en Allemagne n'auraient pu être écrits. Mais il est important de voir que les systèmes comptables sont largement dépendants des préoccupations caractéristiques d'une époque. Lorsque Tarde présida à la confection du Compte général de la justice criminelle, il avait en tête les préoccupations de son époque : la criminalité globale a-t-elle tendance à croître ou à décroître ? Comment la structure de la criminalité évolue-t-elle ? Gomment expliquer les variétés géographiques de la structure des infractions ? Aujourd'hui se sont ajoutés à ces problèmes d'autres problèmes. Cela impose que soit repensé l'appareil comptable. Il en va de même de la comptabilité scolaire qui, cela est digne de remarque, a été mise en place dans la plupart des pays plus d'un siècle après la comptabilité judiciaire.

Aujourd'hui, le progrès de la recherche et de la théorie socio- logique dépend aussi étroitement de la création ou, selon les cas, de la modernisation des systèmes de comptabilité sociale.

*

Dans les deux premières parties de cet article, nous avons essayé de montrer comment des problèmes relevant évidemment de la recherche empirique et quantitative étaient difficilement traitables par la technologie de la survey research telle qu'elle est généralement utilisée.

Dans cette dernière partie, nous poserons de façon générale le problème des incidences de cette technologie sur le rapport théorie-empirie tel qu'il apparaît dans la sociologie moderne. Il s'agit d'un problème si complexe et aux dimensions si nom- breuses que nous nous contenterons dans le cadre de cet article de remarques indicatives, sans entrer dans le détail des questions de logique ou de sociologie de la connaissance qu'il soulève.

J. Cuisenier (2) a montré comment un système d'accumula- tion des données peut faire progresser la théorie sociologique, en s'appuyant notamment sur les exemples de Durkheim et de Murdock. Il est remarquable en effet que l'existence des Archives de Yale (Human Relations Area Files) ait permis à Murdock de traiter empiriquement de problèmes macrosociologiques. Le problème central de Social structure c'est en effet, transposé aux

(1) Par exemple W. Lexis, Zur Theorie der Massenerscheinungen. (2) Progrès de la théorie dans les sciences sociales et données quantitatives ,

Paris, ronéo, mars 1967.

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sociétés archaïques, celui de la cohérence des institutions sociales, de la « structure sociale » ou, comme aurait dit Montesquieu, de P « esprit des lois ». Pour résoudre ce problème d'analyse fonctionnelle, Murdock a utilisé une méthode familière aux socio- logues : Panalyse multivariée (1).

On a parfois prétendu que Parsenal méthodologique utilisé par les sociologues entraînait des distorsions théoriques et, par une sorte de rousseauisme méthodologique, proposé d'aban- donner les ambitions scientifiques que le sociologue avait pris Phabitude de partager avec Pensemble de la communauté scientifique, à savoir essentiellement Pambition de la preuve (2).

Les seuls exemples de Murdock ou de Durkheim suffisent à prouver que Parsenal logique utilisé notamment par la métho- dologie quantitative est théoriquement neutre : il n'implique en lui-même ni l'abstraction de l'homo psychosociologicus, ni le privi- lège du microsociologique par rapport au macrosociologique.

Il est de fait cependant que ce qu'on appelle aujourd'hui « sociologie empirique » paraît dominé par la microsociologie et, généralement, par des préoccupations psychosociologiques. En outre, il paraît s'être instauré un divorce entre « théorie » et recherche empirique plus profond aujourd'hui qu'autrefois.

Les raisons de cet état de choses ont été partiellement énoncées plus haut. Elles tiennent non à la méthodologie utilisée par les sociologues, mais à la nature des instituts de sociologie uni- versitaires qui fait de la survey research le modèle scientifique dominant de la recherche sociologique. En elle-même, la techno- logie de la survey research paraît entraîner une sorte de paresse théorique. Quiconque a réalisé un sondage sociologique sait bien que les hypothèses qui président à la fabrication d'un question- naire sont souvent d'une grande pauvreté syntaxique. Formel- lement, elles consistent fréquemment dans V enumeration d'une série de variables explicatives, dont on présume qu'elles sont en relation avec V explicandum. Mais bien rares sont les cas où la nature de ces relations est explicitée et où les hypothèses peuvent être présentées sous la forme d'un système de propo- sitions logiquement articulées. Pour reprendre une distinction due à Merton (3), le mode d'explication qui paraît associé de façon privilégiée à la technologie de la survey research est l'inter- prétation post factum.

La situation me semble être psychologiquement et logi-

(1) Sur la méthodologie de Murdock, voir R. Boudon, Les méthodes en sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1969.

(2) Voir par exemple C. W . Mills, The sociological imagination ; F. üour- DiEu et al.. Le métier de sociologue. Paris, Mouton, 1968,

(3) Social theory and social structure.

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quement tout à fait différente lorsque le sociologue doit par exemple pratiquer une analyse secondaire de matériaux statis- tiques hétéroclites pour répondre aux questions qu'il se pose. Dans ce cas, les données ne se présentent pas sous la forme d'une matrice de données (data matrix) pour reprendre une notion de J. Galtung (1). Il en résulte qu'elles ne peuvent faire l'objet d'une analyse mécanique ou quasi mécanique. Ici, la technologie impose au contraire la formulation préalable d'un corps d'hypo- thèses articulées. Cela me semble expliquer l'impression très intuitive de richesse théorique que donne par exemple Le suicide de Durkheim lorsqu'on le compare à des recherches modernes utilisant la technique des sondages sociologiques. On a eu raison d'insister sur le fait que Le suicide utilise des procédures statis- tiques qui ne se 'distinguent pas de celles de la survey research (2). Mais il faut voir aussi que la structure logique du Suicide est très différente de celle d'un classique de la survey research comme le Conformity, Communism and civil Liberties de Stouffer. Il faudrait naturellement préciser cette notion de « structure logique ». Elle supposerait que soit formellement définie l'oppo- sition entre théorie et interprétation post factum, que soit précisée la notion d' « articulation logique » des hypothèses, etc.

En outre, le caractère généralement local et atomique des sondages sociologiques a pour conséquence de conduire le sociologue à étudier principalement des relations abstraites entre attitudes ou entre attitudes et comportements.

Par voie de conséquence, disparaissent de la problématique de la « sociologie empirique » un certain nombre d'objets qui appartiennent pourtant traditionnellement à la recherche socio- logique : le changement social, les processus longs, les crises sociales par exemple. C'est une autre raison pour laquelle on assiste à un divorce croissant entre la « sociologie empirique », d'une part, et la théorie sociologique, d'autre part. En effet, les objets qui ne peuvent être appréhendés par la technologie dominante sont rejetés vers la théorie qui, à son tour, a tendance à renforcer son caractère spéculatif. Pour se rendre compte du caractère relativement récent de ce divorce, il suffit de rappeler à nouveau un exemple comme celui du Suicide de Durkheim ou de la Social mobility de Sorokin. Chez l'un et chez l'autre, on trouve des théories au sens propre du terme, c'est-à-dire des

(1) Theory and methods of social research, Oslo, Universitets Forlaget, 1967. (2) Voir par exemple H. Selvin, Durkheim' s Suicide and problems of

empirical research, American Journal of Sociology, 1958, 63, 607-619. Voir aussi R. Boudon, L'analyse mathématique des faits sociaux. Paris. Pion. 1967, chap. 2.

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ensembles de propositions logiquement articulées, soumises à la réfutation par les faits ou du moins pouvant être soumises à cette réfutation. Bien souvent, la sociologie moderne est au contraire caractérisée par la coexistence, d'une part, de recherches « empiriques » qui vérifient des propositions particulières plutôt que des théories, d'autre part, de théories invérifiables ou non refutables.

Il est également frappant que se soit introduite une division du travail opposant non seulement les théoriciens aux « empi- ristes », mais les empiristes entre eux, certains se spécialisant dans la survey research, d'autres dans l'analyse de communautés ou l'analyse institutionnelle. La spécialisation « instrumentale » a atteint un tel degré qu'il serait difficile de concevoir qu'un même sociologue puisse écrire à la fois Le suicide et L'évolution pédagogique en France. A notre sens, cette spécialisation ne provient pas de la technicisation de la sociologie comme on le prétend parfois : en effet, les techniques de la survey research elles-mêmes ne supposent pas une préparation méthodologique qui soit, même de loin, comparable à celle que supposent les sciences de la nature ou même la psychologie expérimentale.

Afin d'illustrer le divorce entre théorie et empirie en même temps que le désarroi des sociologues devant certains objets sociaux, considérons un exemple actuel : celui des récentes crises universitaires. Dans la Social mobility de Sorokin, on trouve une théorie, d'une certaine manière prophétique, dont il resterait à savoir si elle est vraie, mais qui en tout cas est refutable, donc scientifique, du développement des crises universitaires. La théorie se compose à peu près des propositions suivantes :

1) Les sociétés modernes suscitent chez l'individu un désir de mobilité ascendante ;

2) Elles ne peuvent tolérer une mobilité incompatible avec leur structure, notamment la structure de l'emploi ;

3) En conséquence, une série d'institutions sociales, principa- lement la famille et l'école, doivent effectuer une sélection des individus ;

4) Lorsque le rôle de sélection de la famille tend à décroître, comme cela est le cas, l'école doit renforcer sa sélection ;

5) Sinon on doit s'attendre à assister au développement du radicalisme politique de la part des jeunes. Laissons pour un moment de côté la question de savoir si

cette théorie peut être utilisée pour analyser les crises récentes et examinons quelques recherches sociologiques modernes sur ce sujet, qui illustrent parfaitement le divorce entre théorie et recherche « empirique » dont nous parlons plus haut.

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V ANALYSE SECONDAIRE

Parmi les travaux théoriques concernant la crise française, on trouve par exemple le livre d'A. Touraine, Le mouvement de mai ou le communisme utopique (1), certainement une des contri- butions les plus remarquables parues à ce sujet.

La théorie de Touraine peut être exposée schématiquement à l'aide des propositions suivantes : les sociétés industrielles en se développant opposent de nouvelles classes sociales, la classe des experts, des « professionnels », des techniciens, d'une part, détenteurs du savoir-faire et des compétences nécessaires au fonctionnement des sociétés « programmées » ; la classe des technocrates, d'autre part, détentrice du pouvoir de « décider, d'influencer, de manipuler ». Quant à la révolte des étudiants, elle s'explique par le fait que l'Université, à mesure qu'elle se « massifìe », doit de plus en plus être soumise au contrôle de l'appareil de production. C'est donc contre leur future situation d'experts, de techniciens, de « professionnels », c'est-à-dire contre leur future condition d' « exploités » que les étudiants se seraient révoltés. « Si les étudiants ont joué, non comme intelligentsia mais comme base sociale, un rôle déterminant, c'est d'abord parce que l'Université ne peut plus avoir dans cette société le même rôle que dans la société libérale. Elle n'est pas avant tout le conservatoire des valeurs sociales et culturelles ; en se massi- fiant, elle se lie de plus en plus aux besoins de l'appareil de pro- duction et forme, en particulier par les sciences sociales, ceux qui assureront les fonctions d'intégration et de manipulation sans lesquelles le système économique et social ne peut se développer. »

Ce qui frappe dans cette « théorie », c'est d'abord sa référence par transposition aux grands systèmes du xixe siècle. Ensuite, c'est son caractère non refutable.

Touraine se rend compte en effet que cette théorie, si elle explique bien certains traits particuliers de la crise française, comme la révolte des cadres et des experts, explique mal la révolte des étudiants. En effet, les étudiants les plus tumultueux ont été de loin les étudiants des Facultés des Lettres. Or ce sont ceux qui sont les moins exposés aux problèmes de la société pro- grammée. La plupart sont destinés à devenir professeurs de lycée, c'est-à-dire à occuper un emploi traditionnel plutôt que carac- téristique du développement avancé des sociétés industrielles. Les autres ne sont généralement pas en mesure de prévoir leur avenir professionnel, les débouchés des étudiants de lettres ne se destinant pas à l'enseignement étant faiblement institution- nalisés. Quant aux étudiants de sociologie, ils ne sont guère menacés par les méfaits de la société programmée dans la mesure

(1) Paris, Seuil, 1968.

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où cette discipline est actuellement encore très peu profession- nalisée en France et encore très imparfaitement détachée de renseignement philosophique. D'une façon générale, l'Univer- sité française de 1968 était, par sa structure, aussi éloignée que possible des grandes « organisations ». D'autre part, elle formait des étudiants dont une très faible partie seulement était appelée à exercer son activité dans ces « organisations ».

Touraine reconnaît ces difficultés. Les étudiants, dit-il « sont encore très éloignés par leur expérience universitaire du type de société où se situent les problèmes que leur action révèle ». Pour résoudre cette contradiction, il énonce alors une nouvelle proposition qui consiste à admettre que leur (des étudiants) conscience et leur action sont dissociées ou encore, que le mou- vement étudiant présente un double aspect.

Arrêtons-nous un instant sur la structure logique de cette théorie. Elle peut être formalisée à l'aide des propositions suivantes :

1) La société moderne, société programmée, engendre des conflits d'un type nouveau (conflits entre « professionnels » et technocrates, entre « experts » et agents de décision) ;

2) Toute crise sociale sérieuse est explicable par ce nouveau type de conflit ;

3) En particulier les mouvements étudiants sont révélateurs de ce type de conflit ;

4) Pourtant, l'Université française était aussi éloignée que possible des grandes « organisations » modernes et peu d'étu- diants avaient un avenir d'expert ou de « professionnel ». Par ailleurs, l'agitation des étudiants a été maximum dans les Facultés les moins « professionnelles » et dans les disciplines les moins professionnalisées ;

5) II en résulte que le sens réel du mouvement étudiant ne pouvait apparaître aux étudiants eux-mêmes ; en d'autres termes, il n'y a aucune relation entre les raisons subjectives de la révolte étudiante et ses causes réelles ; aucune relation nécessaire entre la situation sociale des étudiants et leur comportement. Ce qui nous paraît important du point de vue de la sociologie

de la science qui nous intéresse ici, c'est qu'une théorie de ce type soit possible. Formellement, il s'agit d'une théorie de type rhétorique, c'est-à-dire que les démonstrations y sont nominales plutôt qu'empiriques : Touraine suppose que ses trois premiers axiomes sont inconditionnellement vrais. Comme ils entraînent des contradictions avec les faits, il introduit un nouvel axiome (le cinquième) dont la fonction réside en ce qu'il lui permet de

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L'ANALYSE SECONDAIRE

déduire des propositions contradictoires. Ainsi, on déduit des propositions 1) à 5) que les étudiants de sciences sociales ont été plus tumultueux parce qu'ils sont davantage préintégrés à la société programmée que les historiens par exemple et que les historiens ont été plus tumultueux que les juristes bien qu'ils soient moins intégrés à la société programmée.

Que ce mode de pensée a prioriste puisse être utilisé nous apparaît comme un produit indirect de l'incapacité de V « empi- risme » tel qu'il est souvent conçu à traiter de certains objets, comme les crises sociales. En effet, cette incapacité est patente en ce qui concerne les crises universitaires récentes. Il devient déjà difficile de faire un recensement des études empiriques relatives à ce sujet. Cependant, ce qui frappe à première vue, c'est d'une part la fréquence avec laquelle les sociologues ont essayé de saisir la signification de ces crises à l'aide de sondages sociologiques, d'autre part, l'échec de cette tehnique à atteindre l'objectif fixé. Certes, les sondages nous apportent une masse considérable d'informations précieuses, comme le fait que les étudiants les plus radicaux apparaissent un peu partout comme généralement issus de familles aisées et libérales ; mais pris isolément, ils sont incapables d'infirmer ou de confirmer une véritable théorie des crises universitaires. Une des raisons de cet état de choses est qu'une théorie de ce genre ne peut proba- blement pas prendre la forme d'un ensemble de propositions énonçant des relations entre attitudes ou entre attitudes et comportements. Cette insuffisance de 1' « empirisme » courant en face de l'objet social considéré explique en grande partie, à mon sens, que les « théories » qui lui sont opposées puissent prendre la forme de systèmes de propositions empiriquement invérifiables.

La solution au défi opposé au sociologue par ce type (J'objet social me semble consister dans le recours à une analyse secondaire des données existantes. C'est-à-dire qu'il s'agit de considérer non pas un seul sondage mais un ensemble de sondages auquel il sera sans doute nécessaire d'ajouter d'autres types de données. Nous avons nous-même tenté une analyse de ce genre à propos de la crise universitaire française (1). Nous nous sommes servi d'un ensemble varié d'observations (entretiens d'étudiants, enquêtes sur les taux de réussite aux examens en fonction de diverses variables, données globales sur le fonctionnement de l'Université, .sur l'évolution des caractéristiques sociales de la

(1) Quelques causes de la révolte estudiantine, in Analyse d'un vertige, La table ronde, 169-183, et La crise universitaire française, essai de diagnostic, les annales, 1969, 3, 738-764.

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population étudiante, données qualitatives diverses, etc.). Grosso modo, la théorie proposée, qui peut être considérée comme située dans le prolongement de la théorie de Sorokin, est la suivante (1) : 1) Le système universitaire français (comparable sur ce point

au système allemand, hollandais ou italien) est caractérisé par le libéralisme de l'orientation ;

2) Ce système était solidaire d'une société où l'Université aban- donnait dans une large mesure à la famille la fonction de sélection des élites : l'entrée à l'université était un signe plutôt qu'un facteur du rang social. L'enseignement était plus culturel que professionnel. L'orientation découlait dans une large mesure du statut familial et rendait inutile l'inter- vention de l'université qui pouvait se contenter sans dom- mage de la sanction des examens que la plupart des étudiants finissaient par obtenir ;

3) La croissance du nombre d'étudiants, la mutation de la composition sociale du corps étudiant, le fait que la profession soit devenue le facteur déterminant du rang social, tout cela a rendu le système universitaire français dysfonctionnel : l'Université a continué à offrir aux étudiants la culture, alors que la plupart viennent y chercher une profession et un rang social, qu'elle ne peut leur donner (surtout dans les Facultés des Lettres et des Sciences). De façon générale, la persistance du système libéral d'orientation a entraîné : a) Un déséquilibre profond entre l'offre et la demande sur le marché de l'emploi ; b) Un désarroi des étudiants des classes moyennes qui ne peuvent s'appuyer ni sur la famille ni sur l'université pour choisir leur avenir et à qui l'université ne garantit ni la compétence professionnelle ni le rang social ; c) Des risques de régression sociale importants pour les étudiants d'origine sociale élevée ; d) Une disparition de la socialisation anticipée des étudiants dans le monde des adultes. Il ne nous est pas possible d'entrer dans le détail de la

démonstration qui ne nous intéresse pas ici. Disons seulement, d'un mot, qu'elle a consisté formellement à montrer : 1) Qu'un ensemble de phénomènes différentiels (variations dans le style et l'intensité de la révolte en fonction des disciplines, des établis- sements, etc. ; variations dans la représentation de l'avenir professionnel en fonction des disciplines, etc. ; variations dans les taux de participation électorale) apparaissent comme pouvant être correctement déduits de la théorie ; 2) Que les thèmes de

(1) Et aussi d'autres essais théoriques macrosociologiques comme ceux de H. Schelsky (voir notamment Schule und Erziehung in der industriellen Gesellschaft, Würzburg, Werkbund Verlag, 1957).

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la révolte, en même temps que revaluation subjective de leur situation par les étudiants pouvaient être déduits de la théorie ; 3) Que l'analyse institutionnelle pouvait à première vue expliquer les différences et les similitudes entre les mouvements étudiants des différents pays.

Les recherches historiques et comparatives de Lipset sur les mouvements étudiants fournissent un autre exemple - qui paraît devoir être d'après les premiers résultats, d'une extrême fécondité - d'application de l'analyse secondaire aux crises et mouvements sociaux (1). Un utile exercice de méthodologie consisterait à analyser les procédures logiques de vérification utilisées dans ce type de recherches.

Les « crises sociales » ne sont d'ailleurs pas le seul objet à propos duquel la sociologie apparaisse comme écartelée entre des théories d'essence spéculative et des recherches empiriques dominées par des contraintes technologiques. Ainsi, la controverse célèbre en sociologie politique entre les adeptes d'une vision pluraliste du pouvoir et les partisans d'une élite du pouvoir (power elite) illustre par certains de ses aspects l'enlisement de l'empirisme dans les études locales et sa défaillance à promouvoir des analyses de type macrosociologique. L'une des critiques fondamentales que l'on peut adresser au Power Elite de G. Wright Mills concerne la formulation de ses propositions (2) : il est difficile d'en extraire un jeu d'hypothèses se prêtant à une validation empirique. Ce trait de l'exposé de Mills a été souligné avec force par R. Dahl dans son article : A critique of the Ruling Elite Model (3). Néanmoins, quand Dahl cherche à réfuter la thèse de Mills et de ses disciples au moyen d'études de décision, d'in- terviews d'élites, de sondages, il n'est pas sûr que les « preuves » qu'il apporte ne soient pas en fait, comme le remarque G. Lavau, « illusoires » (4). Pour rejeter la thèse de Mills, R. Dahl devait démontrer l'inexistence d'une élite du pouvoir, non pas dans le cadre d'une ville bien particulière des Etats-Unis mais au niveau national (5). Ainsi, en dépit d'une floraison d'études monographiques (6), il n'y a guère eu de progrès depuis la publication de l'ouvrage de G. Wright Mills : si l'école du Power

(1) Voir par exemple, S. M. Lipset, The possible political effects of student activism. Conseil international des Sciences sociales, Paris, 1968, ronéogr.

(2) G. Wright Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956.

(3) R. A. Dahl, in American Political Science Review, vol. 52, juin 1958, pp. 463-469.

(4) G. E. Lavau, Note sur les élites politiques, Actes du IVe Congrès mondial de Sociologie, Stresa, 1959.

Ï5) R. A. Dahl, Who Gouverns ?, Yale University Press, 1961. (6) J. Walton, American Journal of Sociology, 21, 1966, pp. 430-449.

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Elite n'a pas prouvé l'existence d'une élite du Pouvoir, personne n'a jusqu'à présent pu démontrer empiriquement son inexistence. Le fait de privilégier l'étude empirique de collectivités faciles à observer dans l'état actuel de notre technologie a eu pour conséquence de faire de l'analyse du pouvoir dans la société globale le terrain de prédilection des idéologies et des polé- miques (1).

Ces évocations visent à montrer que les problèmes sociolo- giques complexes comme l'analyse des crises, des mouvements sociaux, du « pouvoir » peuvent relever de 1' « empirisme », c'est-à-dire faire l'objet de théories vérifiables et que l'éclate- ment qu'on observe actuellement entre « théorie » et « empirie » est, dans une large mesure, la conséquence de biais technolo- giques qui ne paraissent en aucune manière insurmontables. De façon générale, il me semble nécessaire de souligner que, contrairement à une croyance répandue mais fausse, il peut y avoir une macrosociologie empirique à base d'analyse secondaire, comme le démontrent Le suicide de Durkheim, la Social mobility de Sorokin, ou, pour prendre un exemple plus récent, la Skeptische Generation de Schelsky.

Naturellement, il resterait à faire la théorie des procédures de vérification utilisées dans l'analyse secondaire, car ces pro- cédures sont de nature différente des procédures statistiques utilisées dans l'analyse des sondages sociologiques : de nature différente et logiquement beaucoup plus complexes. Lorsqu'on analyse un sondage unique, on peut fréquemment vérifier une hypothèse en observant par exemple la corrélation entre deux variables. Lorsque, pour vérifier une hypothèse, on est amené à utiliser plusieurs sondages (et a fortiori quand on a recours à des données de forme hétéroclite), il est beaucoup plus difficile de décrire formellement la nature logique de la preuve qu'on utilise alors. On dira par exemple que les résultats sont convergents ou concordants. Mais il s'agit là de concepts vagues, dont le statut logique est tout à fait différent du concept statistique de corrélation par exemple. Ce qu'il importe de voir, c'est donc que la preuve statistique n'est pas la seule forme de preuve possible, qu'elle n'est pas en pratique la seule utilisée (même une étude quantitative comme Le suicide utilise des procédures de vérification de nature statistique, mais aussi des procédures qu'on ne peut probablement pas formaliser dans le langage statistique) et que, par conséquent, les recherches empiriques et positives ne se limitent pas à l'ensemble des recherches justi-

(1) P. Birnbaum, La stratification du pouvoir aux Etats-Unis, thèse de 3e cycle, Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Paris, 1966.

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V ANALYSE SECONDAIRE

ciables de procédures de vérification statistique élémentaire' (1). Il ne nous est pas possible d'aborder ici dans son étendue le

problème de la vérification dans l'analyse secondaire. Ce problème est en effet d'une très grande complexité et met jen fin de compte en question la définition de la notion de théorie en sociologie, notion obscure entre toutes.

Réservant ces problèmes pour une prochaine publication, nous nous contenterons ici d'une liste purement indicative des problèmes logiques préalables qui me paraissent se poser en relation avec l'analyse secondaire :

1) Problème de la différence entre théorie et interprétation post fadum ;

2) Sur un plan très général, que peut-on appeler « théorie » ? Types de théories ;

3) Problème de la vérification. Les types et les niveaux de véri- fication d'une théorie. Il ne me paraît pas possible, en parti- culier, de conserver la formalisation que K. Popper a donnée de la notion de vérification en la réduisant simplement au modus tollens (2). D'une part, parce qu'il me semble nécessaire d'introduire en sociologie la notion ordinale de niveau de vérifi- cation (3). D'autre part, parce que, même si on assimile la vérification au modus tollens, à savoir (p => q) a q => p, il n'est pas indifférent de connaître les caractéristiques de p et de q. Ainsi, si d'une théorie p, on déduit un ensemble de consé- quences q en nombre élevé et si aucune de ces conséquences n'est en contradiction avec l'observation, même si la démons- tration de la congruence entre q et la réalité est qualitative (non statistique), p sera une théorie convaincante. En revanche, si q est unique, même si sa congruence avec la réalité est démontrée statistiquement, la théorie p pourra être peu convaincante ;

4) La logique de la démonstration dans la comparaison infra- statistique (lorsque les unités comparées ne sont pas suffi- samment nombreuses pour que l'induction statistique puisse être employée).

(1) Je suis ici en désaccord avec Gattung (op. cit.) lorsqu'il écrit (Theory and method of social research, op. cit., p. 129) : « The survey method, if conceived in very general terms, is nothing but the general method of filling data matrices (...) It makes the survey coextensional with social research. »

Dans l'analyse secondaire, les données ne se présentent pas sous la forme d'une data matrix : l'analyse de leur structure n'est donc pas purement statistique.

(2) Die Logik der Forschung, Vienne, îydo. [ô) yueiques suggestions sont proposées a cet égara dans H. üoudon,

A quoi sert la notion de structure ?, Paris, Gallimard, 1968.

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Mais ce qu'il nous importait surtout de montrer ici, c'est que l'analyse secondaire peut apporter une solution au problème de la construction de théories empiriquement vérifiables à propos de phénomènes d'ordre macrosociologique qui ne peuvent mani- festement être analysés à l'aide de surveys, ni d'ailleurs d'aucune autre forme d'observation microsociologique (observation par- ticipante, études de communautés, etc.). Entendons-nous bien : il ne s'agit pas d'affirmer que les surveys sont inutiles pour la macrosociologie, au contraire. Tout ce que nous voulons dire, c'est que pour expliquer par exemple une crise sociale, un sondage unique, aussi riche et coûteuse que soit sa conception, aussi élaboré que soit le plan d'observation, sera toujours insuffisant. Il faudra, pour aboutir à une véritable explication de la crise et ne pas se contenter d'en saisir des aspects parti- culiers, considérer simultanément plusieurs sondages et proba- blement des données d'autre nature.

De façon générale, l'incapacité des sondages sociologiques pris isolément à analyser certains phénomènes sociaux complexes et à échapper à une psychosociologie un peu académique et abstraite, en même temps que la rupture entre théorie et « recherche empirique » qui s'est accentuée plutôt qu'effacée depuis la seconde guerre mondiale, lorsque la recherche sociolo- gique prit de plus en plus fréquemment la forme de sondages isolés, tous ces facteurs contribuent sans doute largement à expliquer le regain d'intérêt pour l'analyse secondaire qu'on constate aujourd'hui.

En résumé, nous nous sommes davantage intéressé à un problème de sociologie de la science (en essayant de répondre à la question : pourquoi ce renouveau de l'analyse secondaire ?) qu'aux problèmes méthodologiques soulevés par l'analyse secondaire. Ces problèmes sont d'une importance considérable et qui sera probablement de mieux en mieux perçue à mesure que se développeront les analyses secondaires et les infrastruc- tures organisationnelles qui les rendent possibles (banques de données notamment). Mais ils dépassent le cadre du présent article.

Il nous paraît clair que l'intérêt qu'on observe actuellement pour l'analyse secondaire dérive en partie d'une prise de conscience du dirigisme théorique et épistémologique que la prééminence des sondages sociologiques ou, plus exactement, de la pratique scientifique consistant à tenter de répondre à toute question par un survey (ou à ne poser que les questions auxquelles il est possible de répondre par un survey), a fait

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L'ANALYSE SECONDAIRE

subir à la recherche sociologique. Ce dirigisme se manifeste de plusieurs manières : certains types de problèmes, difficilement traitables par cette méthode, ont été implicitement rejetés vers la « théorie » sociologique (crises, changements, piocessus longs, etc.). D'une façon générale, on a eu tendance à traiter de préférence ce qui pouvait l'être à l'aide de sondages locaux. Ce qui explique des déséquilibres injustifiables du point de vue théorique (comme l'opposition entre la pléthore d'études sur les mécanismes de la mobilité scolaire et la rareté des études macrosociologiques de mobilité sociale). D'autre part, les perspec- tives théoriques ouvertes aux sondages sociologiques, notamment par la notion d'analyse contextuelle n'ont pas été et ne paraissent pas pour des raisons pratiques devoir être développées dans le cadre des instituts de sociologie universitaires.

La difficulté de pratiquer l'analyse contextuelle, le caractère local des sondages sociologiques contribuent à introduire un biais théorique important, la recherche sociologique prenant souvent la forme de la mise en évidence de mécanismes généraux et abstraits d'ordre psychosociologique. Sur un plan plus général, il est probable que ces tendances ont contribué à creuser entre théorie et empirie un fossé qui n'existait nullement chez des auteurs comme Durkheim ou Sorokin.

Ces considérations suggèrent que deux tâches fondamentales sont proposées à la recherche méthodologique pour l'avenir immédiat.

La première consiste à constituer la méthodologie de l'analyse secondaire, peu développée actuellement. Cela n'est naturellement pas une tâche facile, car ses formes sont très variées. Elles peuvent aller de l'analyse d'un ensemble de matériaux homo- gènes (comme dans Le suicide de Durkheim, dans Public opinion and Democracy in America de V. 0. Key ou dans Die skeptische Generation de H. Schelsky), à celle de matériaux mixtes (par exemple sondages et expériences de laboratoire, comme dans The value system of different classes de H. Hyman) ou franchement hétérogène (comme dans la Social mobility in industrial societies de S. M. Lipset).

La meilleure manière de procéder consisterait sans doute à utiliser une méthode dont l'école de Columbia a montré l'efficacité dans le domaine de la méthodologie quantitative. Cette méthode consisterait à explorer les analyses secondaires existantes de manière à mettre en évidence les problèmes logiques de l'analyse et de la démonstration. Comme nous le disions plus haut, une telle recherche conduirait à des problèmes complexes qui n'ont pas jusqu'ici été clairement posés : qu'appelle-t-on au juste théorie en sociologie ? Quand peut-on considérer qu'une

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théorie est prouvée ?, etc. En effet, la prééminence des surveys dans la recherche sociologique a fait que les sociologues tendent aujourd'hui à considérer la preuve statistique non seulement comme la preuve par excellence, ce qui est à la rigueur admis- sible, mais aussi comme la forme unique de preuve, ce qui contredit l'observation la plus sommaire de la pratique sociolo- gique. En effet, il est trop clair qu'une grande partie des démons- trations sociologiques ne relève pas de la seule technologie statistique. Même lorsque des données statistiques sont utilisées dans une analyse secondaire, le schéma logique de la démons- tration se ramène rarement de façon exclusive aux principes de la théorie de la décision statistique.

La deuxième tâche essentielle consiste naturellement à faire progresser l'accumulation systématique des données, notamment par la création et le développement des banques de données sociologiques. Mais il est également nécessaire, nous l'avons vu, de promouvoir des innovations institutionnelles dans le domaine de la comptabilité sociale, en même temps que la collaboration entre les différents types d'instituts amenés à collecter, gérer et analyser des informations sociales.

Sur un autre plan, il est indispensable de développer une sociologie des sciences sociales, c'est-à-dire une analyse du conditionnement social et institutionnel de la recherche sociolo- gique. Une telle recherche aurait une vertu critique majeure. Elle permettrait de mettre en évidence les biais technologiques déterminés par ce conditionnement social, biais qui conduisent parfois à privilégier l'instrument par rapport à l'objet. Gomme on Ta vu par les exemples donnés plus haut, certains biais technologiques peuvent avoir des conséquences importantes sur le développement de la recherche, sur les possibilités d'appli- cation de la sociologie et sur les rapports entre la macrosociologie et la microsociologie. Une analyse critique de ce genre est d'autant plus indispensable que la sociologie est, dans la plupart des pays, beaucoup plus indépendante à la fois des besoins extérieurs et de la logique interne de son développement que d'autres disciplines.

Moins extrodéterminée que l'économie, moins introdéter- minée que la biologie, la sociologie court davantage le risque de la routine. C'est pourquoi il est indispensable d'institutionnaliser une réflexion critique sur ses produits.

Faculté des Lettres et Sciences humaines, Sorbonne

Centre d'Etudes Sociologiques (C.N.R.S.)

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