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ANDRÉ TARDIEU ET LE RÉGIME Le 10 mars 1936, André Tardieu, député de Belfort, annonçait à ses électeurs sa résolution de ne pas faire acte de candidature aux élections législatives qui devaient avoir lieu le 26 avril suivant. Une telle décision, venant d'un parlementaire aussi éminent et dont la carrière politique avait été exceptionnellement brillante, surprit, scandalisa et fut généralement mal comprise. Il ne s'agissait pas d'un coup de tête, mais du terme d'une longue évolution dans la pensée de l'ancien Président du Conseil. Sa longue participation au pouvoir l'avait convaincu de « ce que les conditions de notre vie publique étaient directement contraires aux exigences fondamentales de notre destin national ». La réforme de nos institutions lui appa- raissait en conséquence comme une nécessité primordiale : il ne l'envi- sageait d'ailleurs que dans le cadre parlementaire, par la révision de la loi constitutionnelle. André Tardieu crut que ses espoirs allaient se réaliser avec le ministère Doumergue (1934) qui tomba, ou plus exactement se dissocia, sur un projet révisionniste. « La chute du cabinet et les conditions de cette chute ont prouvé, écrit Tardieu, que l'unanimité des partis était faite contre toute réforme de nature à troubler les habitudes et commodités des élus. » De ce four, il semble que sa décision ait été prise : « Les assemblées telles qu'elles sont ne peuvent rien, dira-t-il dix-huit mois plus tard aux électeurs de Belfort, et c'est au pays lui-même qu'il faut désormais s'adresser. Si l'on veut être entendu par le pays, la première condition est de n'être pas parlementaire... Je sors du parlement... A une forme d'action que je sais stérile j'en substitue une autre que j'espère efficace ». LA BEVUE N« 18 2

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ANDRÉ TARDIEU

ET LE RÉGIME

Le 10 mars 1936, André Tardieu, député de Belfort, annonçait à ses électeurs sa résolution de ne pas faire acte de candidature aux élections législatives qui devaient avoir lieu le 26 avril suivant.

Une telle décision, venant d'un parlementaire aussi éminent et dont la carrière politique avait été exceptionnellement brillante, surprit, scandalisa et fut généralement mal comprise. Il ne s'agissait pas d'un coup de tête, mais du terme d'une longue évolution dans la pensée de l'ancien Président du Conseil. Sa longue participation au pouvoir l'avait convaincu de « ce que les conditions de notre vie publique étaient directement contraires aux exigences fondamentales de notre destin national ». La réforme de nos institutions lui appa­raissait en conséquence comme une nécessité primordiale : il ne l'envi­sageait d'ailleurs que dans le cadre parlementaire, par la révision de la loi constitutionnelle. André Tardieu crut que ses espoirs allaient se réaliser avec le ministère Doumergue (1934) qui tomba, ou plus exactement se dissocia, sur un projet révisionniste. « La chute du cabinet et les conditions de cette chute ont prouvé, écrit Tardieu, que l'unanimité des partis était faite contre toute réforme de nature à troubler les habitudes et commodités des élus. » De ce four, il semble que sa décision ait été prise : « Les assemblées telles qu'elles sont ne peuvent rien, dira-t-il dix-huit mois plus tard aux électeurs de Belfort, et c'est au pays lui-même qu'il faut désormais s'adresser. Si l'on veut être entendu par le pays, la première condition est de n'être pas parlementaire... Je sors du parlement... A une forme d'action que je sais stérile j'en substitue une autre que j'espère efficace ».

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Il y avait — il y a encore — beaucoup à dire sur une telle option. De formation et de tradition, Tardieu était hostile au coup de force, et c'est dans le cadre du régime qu'il entendait le réformer, sous la pression d'une opinion qu'il s'efforcerait de rallier à ses vues. On peut encore se demander si la meilleure chance d'y parvenir n'eût pas été, pour cet orateur prestigieux et ce politique expérimenté, la création d'un grand parti révisionniste qui se fût imposé à des Assem­blées volontiers instables. En fait, le normalien démissionnaire et l'ancien leader du Temps limita son action à la presse et à la rédaction d'un livre demeuré inachevé. « Je crois plus que jamais, écrivait-il alors, à la puissance des idées. Un livre, s'il est bon et s'il porte, est plus fort qu'un ministère et qu'une assemblée. »

C'était une grande illusion, dans la France et dans l'Europe {le 1936-39 plus qu'à toute autre époque. Quoi qu'il en soit, du livre qui devait comporter cinq tomes ne parurent que les deux premiers, le Souverain captif,' la Progression parlementaire, la maladie qui devait l'emporter ayant arrêté là l'effort de l'auteur. Cependant les conclusions générales de l'œuvre inachevée avaient été résumées par lui dans une brochure publiée un peu auparavant sous le titre : la Réforme de l 'Etat.

Si André Tardieu s'est trompé dans le sens et sur la portée de son action, la pensée politique qui l'inspirait demeure de premier intérêt, et aujourd'hui plus que jamais. C'est ce qui ressort de l'étude qu'on va lire et qu'a bien voulu nous confier M. Alfred Pose : ses travaux personnels sur la philosophie du pouvoir et son action présente à la présidence du Cercle d'Etudes politiques et civiques confèrent à ses observations et à ses conclusions une particulière autorité.

* * *

Qui, durant ces jours de tribulation et de désespoir, où tout un peuple fuyait devant les vainqueurs, ne s'est juré de tout faire pour préserver une France libérée de ce régime incapable et veule qui avait conduit notre patrie à une défaite sans précédent ? Que ce serment ait sombré dans l'oubli et qu'ainsi la campagne révisionniste menée par André Tardieu dès 1935 reste aujourd'hui d'une criante actualité, voilà qui est à peine croyable. Tant de cécité effraie et désespère. Aurions-nous donc perdu à jamais le sentier de la vie ?

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Si des arguments peuvent convaincre les Français des maux que leur valent des institutions indéfendables, la lecture des livres d'André Tardieu leur sera salutaire. C'est pour les inciter à une telle lecture qu'est tentée cette rapide analyse des idées politiques d'André Tardieu. Encore qu'indéfendables, ces institutions n'en sont pas mojns défendues, et c'est la raison pour laquelle il est d'abord indispensable de préciser les vices du régime.

La crise, écrit Tardieu dans la Réforme de VEtat, « a son origine dans les institutions et dans les mœurs. Elle se traduit d'abord par une hypertrophie du pouvoir législatif aux dépens de l'exé­cutif. Elle s'exprime plus encore par un asservissement total du pouvoir législatif aux exigences d'oligarchies électorales qui étouffent l'intérêt général dans un réseau d'intérêts particuliers ».

« L'exécutif ne représente, en face des assemblées et des fonc­tionnaires, que précarité. Le pouvoir réel n'est plus le ministre qui part au bout d'un mois, c'est le rapporteur du budget qui.se survit souvent à lui-même d'une législature à l'autre. Le ministère des travaux publics, pour ne citer que lui, a eu depuis sept ans treize titulaires ; son budget, un seul rapporteur.

« Le législatif, inventé par nos grands-pères pour contrôler et freiner les dépenses, en est devenu l'accélérateur. Car il dépend,-pour son élection, des bénéficiaires de ses dépensée. C'est ainsi qu'en moins de vingt ans, le nombre des fonctionnaires s'est aug­menté de près de 200.000 et que les charges de personnel repré­sentent une énorme part des charges budgétaires totales. Le mal étant chronique... on devrait être unanime pour y porter remède. Ce n'est point le cas... J'ai, pour avoir suggéré... le vote strictement conforme à la règle constitutionnelle de quelques lois... été repré­senté comme un ennemi du peuple et un ennemi de la liberté, comme un boulangiste et comme un condottiere... Cependant, que propose-t-on d'autre ? L'inertie dans le statu quo. Un de mes distingués successeurs m'opposait naguère comme un idéal suffisant la tradition de 1871 à 1914... Je préfère n'en pas revoir le terme qui fut la guerre. »

Il faut espérer qu'un André Tardieu, foudroyé par une attaque, n'en a pas éprouvé toute l'amertume. Mais cette « tradition de 1871 à 1914 » est bien restée ce qu'elle était avec, à la clé, une nouvelle guerre, désastreuse celle-ci, alors que l'autre avait laissé notre patrie exsangue, mais du moins glorieuse. Rien donc ne saurait nous attacher à cette tradition. Les mêmes aveugles n'en

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restent pas moins rivés à ce régime qui a fait du plus beau royaume sous le ciel, l'ilote des démocraties. Il n'est, pour s'en persuader, que de lire la presse étrangère à chacune de nos crises ministérielles.

Mais revenons au texte de Tardieu, si douloureusement prémo­nitoire. « Nous sommes, écrit-il, au pied du mur où se connaît l'ouvrier, ne rien faire et ne rien tenter, c'est se livrer pour demain au hasard de la force... Nous ne pouvons pas rester où nous en sommes et le choix qui s'impose à nous va dominer notre destinée... En plus des risques internes, il y a des circonstances extérieures qui ne permettront pas les longues hésitations... Sous la diversité des phénomènes, la cause est unique. Et cette cause, comme à toutes les époques semblables de notre histoire, c'est la décadence du pouvoir central. Ce trouble s'est aggravé jusqu'à ce qu'on revînt à l'unité ordonnée. L'instrument de ce retour, s'est appelé, de siècle en siècle, Louis XI, Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Bona­parte, Clemenceau... Quand un moteur devient capricieux parce qu'il a trop tourné, on envoie la voiture à l'usine pour révision... La France en est là. Pour en sortir, on devra, c'est entendu, réunir à cet effet les deux Chambre en Assemblée nationale comme le prévoit la Constitution. Et après ?... Le monde entier se transforme. Pas un citoyen, pas une société, pas un Etat n'a pu se soustraire, depuis quinze, ans, à cette loi commune. Seule l'institution parle­mentaire, alourdie de soixante-douze années de fonctionnement et d'usure, prétendra-t-elle s'y dérober, à l'abri des négations hargneuses d'hommes qui s'en croient les bénéficiaires et qui en sont les victimes ? Ou la réforme qui remettra de l'ordre dans le désordre ; ou le désordre et la démission de la France. Il faut choisir. »

Ainsi s'exprimait, en 1934, André Tardieu. Ainsi s'exprimerait-il aujourd'hui, rien n'ayant changé dans notre régime malgré les graves revers essuyés par la France depuis les vingt-trois ans qui nous séparent de l'époque où Tardieu publiait ces pages si bril­lantes et si profondément vraies. Aujourd'hui, comme en 1934, nous nous heurtons à un Parlement qui, boulant tous les pouvoirs, crée dans l'Etat un désordre endémique.' Malgré les désastres causés par cet état de choses, l'Assemblée ne veut aucunement se discipliner ni changer la Constitution. On peut se demander si ce que refusent de faire la raison et l'intelligence, une réaction violente du corps social ne le fera pas. Mais cette réaction quasi viscérale d'un organisme qui ne veut pas mourir, risque fort de

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nous lancer dans l'aventure révolutionnaire avec ce qu'elle comporte de violence brutale et de destruction absurde.

Ou la réforme, disait donc André Tardieu, ou la démission de la France. Jamais ce dilemme n'a été plus vrai. M. Paul Reynaud n'a-t-il pas dit de la France, il n'y a guère, qu'elle est devenue l'homme malade de l'Europe ? Même si l'on trouve ce jugement trop pessimiste, la France restant très jeune et faisant preuve de grandes facultés créatrices aussi bien dans les arts que dans l'industrie, il faut bien reconnaître que notre pays apparaît au monde comme dangereusement affaibli. C'est dire qu'une réforme de nos institutions politiques ranimerait les espoirs de nos amis.

Mais, comme l'écrivait Tardieu, il ne faudrait pas se limiter « à des combinaisons de majorités ni à des amendements de pro­cédure parlementaire... C'est dans la Constitution qu'il faut intro­duire les règles neuves que l'expérience requiert ». Nous voici donc devant le plan de réformes conçu par André Tardieu et que nous allons exposer, puis commenter.

Dès l'abord, Tardieu tient à énoncer le but principal de la réforme : il s'agit, déclare-t-il, de « restaurer, contre l'abusive omnipotence du Législatif, l'indépendance de l'Executif ». Et à cette fin il demande aussitôt la mesure la plus importante de tout son programme, à savoir l'octroi à l'Exécutif, et à lui seul, du droit de dissoudre la Chambre des députés. Ce droit, l'Exécutif, chez nous et rien que chez nous, le partage avec la Chambre Haute.

La Constitution de 1875 porte, en effet : le président de la Répu­blique peut, sur Vavis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés, avant Vexpiration légale de son mandat. La consé­quence de ce partage est que, depuis 1877, la dissolution n'a jamais joué. Il n'en va pas de même en Angleterre et, d'après André Tardieu, cela tient au fait que le pouvoir exécutif en dispose seul. « En Angleterre, écrit-il, point de partage, et c'est pourquoi la dissolution y est d'usage courant. Car l'Angleterre sait ce qu'exige le régime parlementaire. La première, elle a conçu l'utilité du contrôle des assemblées ; la première, elle en a prévu le danger... et c'est pourquoi elle a réservé au pouvoir exécutif le droit de dis­solution... En face de la responsabilité ministérielle qui garantit aux élus le dernier mot, elle assure aux ministres un recours contre l'abus du pouvoir législatif... Si le premier ministre le demande au Souverain présentant simultanément à sa signature l'acte qui convoque les électeurs, jamais le Souverain ne le refuse... Le juge

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d'unique et dernier ressort qu'est le suffrage populaire, applique ainsi son verdict au.conflit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. »

Que penser du remède que préconise André Tardieu pour mettre fin à la tare du système français qui est la débilité congénitale d'un Exécutif écrasé par le Législatif ? Sans aucun doute, c'est là que doit être le « maître-but », comme dit Tardieu, de toute réforme constitutionnelle. M. Poincaré lui-même, moins d'un an avant sa mort, n'afïirniait-il pas qu'« il est nécessaire d'arracher la politique aux politiciens et de revoir énergiquement la Constitution » ? Mais il reste à savoir si l'attribution au président du Conseil du droit de dissoudre la Chambre mettra fin à cet état de choses. Si l'on en croit André Tardieu, le précédent anglais permet de l'affirmer. On peut en douter, car la dissolution se fait en Angle­terre, à des fins très différentes de celles que vise André Tardieu. La dissolution est demandée en France pour être une arme de l'Exécutif contre un Législatif abusant de SBS pouvoirs. Mais elle n'a pas un tel rôle en Angleterre. C'est parce que la lutte conti­

nuelle entre gouvernement et parlement, qui est le propre du système français, n'a pas prévalu en Angleterre.

Le bi-partisme qui est à la base des institutions d'outre-Manche, assure au Royaume-Uni un parlement dont la majorité est stable et un gouvernement homogène avec un chef. Celui-ci n'a nul besoin d'agiter la menace de la dissolution pour se faire obéir. En vérité-la Constitution d'Angleterre, purement eoutumière, est beaucoup plus subtile et profonde que nos constitutions écrites qui, ne connaissant que la lettre, violent sans cesse l'esprit. Pour les Anglais, il y a ce qui est fair et ce qui ne l'est pas ; par là ils distinguent ce qui se fait de ce qui ne se fait pas. En France, il y a ce que dit la lettre de la Constitution, et tout ce qu'elle ne pro­hibe pas est permis, même si l'on va contre l'esprit du texte.

Cela dit, la dissolution intervient, dans le Royaume-Uni, d'abord pour mettre fin à la législature, la durée de celle-ci n'étant pas rigoureusement fixée, mais ne devant guère, selon la coutume excéder quatre ans. Outre cette dissolution qui est, à proprement parler, une clôture, il arrive que le Premier Ministre dissolve une Chambre qui ne reste pas telle que le corps électoral l'avait élue. Par exemple, lorsque le premier ministère Ramsay Mac Donald qui, après les élections de 1924, avait pris le pouvoir avec le soutien des libéraux, fut abandonné par ceux-ci et mis en minorité, la

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Chambre fut dissoute. En France, une coalition des libéraux et des conservateurs ou des conservateurs et des travaillistes aurait succédé à celle qui venait de se rompre. Une telle solution aurait choqué l'Angleterre qui y aurait vu une violation du régime démo­cratique. Il en serait de même si le parti qui est au pouvoir s'effritait. Dans de tels cas, les Anglais estiment* qu'il convient de rendre la parole aux électeurs, et ils jugent sévèrement la conception parle­mentaire française qui va souvent à l'encontre des volontés le plus clairement exprimées par le corps électoral.

Il résulte de là que, dans le Royaume-Uni, la dissolution n'est nullement un moyen de châtier la Chambre ainsi qu'André Tardieu le donnait à entendre. Le cas de fin de la législature mis à part, l'Exécutif dissout quand le parlement s'écarte de l'état de choses voulu par le corps électoral. Quel que soit, en effet, le pouvoir de la Chambre des Communes, celle-ci ne saurait agir en tenant pour nul ce qu'a décidé le peuple souverain. Le mandat législatif en Angleterre n'est pas un blanc-seing comme il l'est en France. Et l'avantage que donne à l'Angleterre le caractèçe coutumier de sa Constitution est mis ici en pleine lumière. La lettre, on l'a dit est ce qu'elle est ; il n'est que de l'interpréter. La coutume est une tradition, un legs de multiples succès et revers, d'où se sont dégagées certaines attitudes et certaines manières d'agir devant les faits.

Cette coutume, qui est vie et par là même s'attache à l'esprit, ne ratiocine pas devant la lettre. Les textes, au contraire, per­mettent toutes les sollicitations. Répétons-le : ce qu'ils ne défendent pas est censé permis, d'où la lettre qui tue l'esprit et permet en fait la violation de la Constitution. Ainsi s'explique comment le régime parlementaire anglais est si différent du régime parlemen­taire français. Le premier est resté dans l'esprit du régime, qui est la séparation des pouvoirs, comme l'avait déjà noté Montesquieu dans l'Esprit des lois. Le second, au contraire, s'attachant à la lettre des textes constitutionnels, a empiété sans paix ni cesse sur le gouvernement jusqu'à faire dégénérer le régime parlemen­taire en régime d'assemblée.

Quand donc André Tardieu préconise l'octroi du droit de disso­lution à l'Exécutif, afin de donner à celui-ci le moyen de faire pression sur le Législatif, il attend de la dissolution ce que la cou­tume anglaise ne lui demande pas. Ce régime, avec l'organisation traditionnelle de la Chambre et la discipline des députés, ne doit

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pas comporter une dissolution qui serait une riposte du gouverne­ment à la majorité. Or, c'est uniquement une telle dissolution que prévoit Tardieu. Il s'ensuit que, si l'on veut donner à l'Exécutif français la liberté de dissolution dont jouit l'Exécutif anglais, ce n'est pas à des fins identiques...

André Tardieu l'expose crûment : « Si, écrit-il, un ministère bien assis est l'objet d'une de ces intrigues de couloir où se plaisent maints élus, ne voit-on pas que le droit de dissoudre le dispensera de dissoudre ? Les praticiens de cette intrigue, exposés par ce droit même aux frais et risques d'une campagne électorale, se tiendront tranquilles. Montrer la force, disait le maréehal Lyautey, pour n'avoir pas à s'en servir ; c'est vrai avec les députés comme avec les Berbères. Cet équilibre est le seul but que je vise. Il s'agit de rétablir entre l'Exécutif et le Législatif une égalité que le second a rompue à son profit. »

Il résulte de là que le véritable but de la réforme du droit de dissolution demandée par Tardieu est de faire obstacle à cette instabilité gouvernementale qui est la plaie de notre régime. On ne saurait le dire assez : ces ombres de gouvernement qui se suc­cèdent sans trêve ne peuvent qu'expédier les affaires courantes. Il leur, est impossible de procéder à des réformes profondes et, si elles s'y essaient, elles ne peuvent, faute de temps, dépasser la phase de désordre que comporte toute innovation. Mais s'ils ne peuvent faire de bien, ces ministres-fantômes font, en général, du mal, ne serait-ce qu'en cherchant à caser les membres de leur cabinet. Ceux-ci font le plus souvent partie de l'Administration et ils profitent de leur présence auprès de ministre pour assurer leur avancement. Ainsi l'Administration est à son tour gagnée par l'instabilité. Alors qu'on savait autrefois qui remplacerait le direc­teur de tel ou tel service, on ne le sait plus guère aujourd'hui. La cooptation de fait par les grands directeurs n'est plus que l'excep­tion, le ministre prétendant agir à sa guise et désignant en général, nous l'avons dit, un des membres de son cabinet.

La qualité de nos hauts fonctionnaires fait que les suites de ce choix ne sont pas aussi malheureuses qu'on pourrait le croire. Mais il n'en reste pas moins que le haut fonctionnaire est débiteur de celui qui l'a promu. Et voilà qui n'est pas de nature à nous donner de bonnes finances. Ce budget si lourd et qui reste si loin des besoins de la collectivité française, est bien celui qu'on peut. attendre d'un régime où la ronde des gouvernements éphémères

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dilue toutes les responsabilités et justifie toutes les carences. C'est donc à bon droit qu'on veut mettre fin à cette anomalie d'un pays légal, donc d'un pays réel sans gouvernement. Une telle nation n'est plus viable et les faits l'ont prouvé sans aucune équivoque.

Reste à savoir si un droit de dissolution donné au seul Exécutif serait de nature à mettee fin à cette instabilité. Il s'agit, écrit Tardieu, de montrer sa force pour n'avoir pas à s'en servir, la me­nacé de la dissolution devant empêcher le renversement du gouver­nement. Mais si l'on se borne à la menace, il arrivera un moment où il faudra dissoudre, pour qu'on croie à la détermination de l'Exécutif. Il n'est pas donc possible que la seule menace de disso­lution puisse toujours maintenir, le parlement dans la sagesse! Sans aucun doute, il faudra dissoudre et il le faudra plusieurs fois pour que l'assemblée fasse entrer cette éventualité dans ses déter­minations.

Cela étant établi, on élève une critique apparemment grave sontre la dissolution. Pour mettre fin à l'instabilité de l'Exécutif, dit-on, vous créez une nouvelle instabilité qui est au moins aussi redoutable que celle que vous voulez supprimer, puisque c'est celle du Législatif. Pensez-vous que le pays va y gagner ? A cette objec­tion Tardieu répond en ces termes : « L'argument serait soutenable, peut-être, si l'on proposait — mais qui le propose ? — de nouer un lien d'automatisme entre l'ouverture des crises ministérielles et la convocation des électeurs. On serait alors obligé de dissoudre chaque fois que tomberait un cabinet. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. »

L'objection et la réponse de Tardieu sont fort discutables et, si l'on veut remédier à l'instabilité ministérielle par la dissolution, il faut, nous semble-t-il, prévoir la dissolution automatique qui, étant le fait de l'Assemblée, ne risque nullement de créer l'insta­bilité législative. Aujourd'hui, le député ne risque rien à provoquer une crise ministérielle qui peut le faire entrer dans le cabinet à venir. S'il lui faut, pour cela, mettre en jeu son mandat de député, il y regardera à deux fois.

A ces conditions générales viennent s'ajouter les conditions particulières dans lesquelles la dissolution ne peut pas ne pas se faire en France. Etant donné que, dans notre régime, le ministère doit se défendre sitôt constitué, qu'il vit dans la précarité, la majo­rité qui le soutient étant essentiellement instable, la chute du gouvernement peut survenir à tout moment. La dissolution, dans

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un tel état de choses, ne peut donc être que la riposte du gouver­nement à ceux qui l'ont renversé, et c'est dans une atmosphère de lutte, de duel que la dissolution, a lieu. Autant dire que c'est toujours une opération à chaud. Cette brutale mise à la porte, encore que légale, a les apparences d'un coup de force, et elle peut créer à tout le moins une équivoque ou un malaise. Il est certain qu'une dissolution automatique serait beaucoup mieux acceptée. En définitive, les conjurés savent ce qui les attend et nul ne les contraint à renverser le ministère. Ainsi, quand ils optent pour la mise en minorité du gouvernement, ils choisissent eux-mêmes la dissolution. Ils ne peuvent donc s'en prendre qi/à eux, et l'élé­ment irritant qu'est cette espèce de congédiement disparaît puisque le départ n'est pas dû à un licenciement de la Chambre, mais à une démission des députés.

L'automatisme aurait eu un autre avantage • sous l'empire des lois constitutionnelles de 1875, c'est-à-dire au temps où vivait Tar-dieu. La Constitution de cette époque donnait le droit de disso­lution au président de la République, et non au président du Conseil qu'elle ne connaissait d'ailleurs pas. Tardieu, dans son amendement de la Constitution, fait bien mention du président du Conseil mais sans lui donner nommément le droit de dissolution. Il s'exprime en ces termes : le président de la République peut, sur la demande du président du Conseil, dissoudre la chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat. »

De ce texte il résultait que le droit de dissolution était au pré­sident de la République qui pouvait paralyser l'exercice de ce droit, si bien qu'en réalité la dissolution était le fait des deux présidents.

Il est certain que, dans le tumulte d'une dissolution qui ne serait pas automatique, l'Assemblée, menacée, ferait une pression sur le président de la République. Cette pression, on l'a déjà sentie, fin 1955, dans la seule dissolution que la France ait connue depuis Mac-Manon. Mais, comme dans la IVe République le président du Conseil est officiellement reconnu, que le président de la Répu­blique n'a pas, au moins dans les textes, les mêmes prérogatives qu'au temps de la IIIe, la tentative d'intimidation n'a pas abouti.

Ne doutons pas qu'il en eût été tout autrement sous la III8

et que le président de la République, menacé par la Chambre, se serait abstenu. Car si la majorité de la Chambre dissoute était revenue, le président de la République aurait été renvoyé. Ou

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n'en veut pour preuve que la mésaventure de M. Alexandre Mille-jand en 1924. Il avait prononcé un discours qui ne plut pas à une formation électorale dénommée Cartel des Gauches. Il n'en fallut pas plus pour qu'il fût mis dans l'obligation de s'en aller.

Si, au lieu d'une assemblée qu'il avait choquée par un discours, M. Millerand s'était, après les élections, retrouvé dans la majorité de la Chambre dissoute, on se demande à quelles vengeances il aurait été livré. Il faut bien le dire : en France, la Constitution est constamment débordée, sinon dans sa lettre, du moins dans son esprit, et la comparaison de nos réactions avec celles des autres démocraties dans des cas semblables le montre à l'évidence. L'affaire Millerand, par exemple; est typique. Jamais, aux Etats-Unis d'Amérique, on n'aurait acculé à la démission le président en exercice, motif pris du fait que le renouvellement du Congrès avais mis en échec le parti dont le président est le chef. Elu pour quatre ans, le président reste en place jusqu'au terme fixé pour son mandat.

Ce qui a été fait en France en 1924 pour un président dont les pouvoirs ne sauraient se comparer à ceux du président des Etats-Unis d'Amérique, révèle le sectarisme des Français et la difficulté qu'ils ont à jouer honnêtement le jeu du régime. Etant donné cet état d'esprit, il est délicat de laisser les antagonistes s'affronter jusqu'à ce qu'ils aient trouvé, leur sagesse aidant, le modus vivendi qui deviendra une coutume. La sagesse dans la politique intérieure est, chez nous, beaucoup plus rare que la volonté de puissance. C'est dire que la dissolution, pour revenir à elle, sera beaucoup plus efficace et beaucoup moins tumultueuse si elle est automatique.

Il faut néanmoins reconnaître que cette recherche de la stabilité « par la bande », comme diraient les joueurs de billard, est compli­quée. Il serait beaucoup plus simple, si nous voulons conserver le régime parlementaire, d'imiter l'Angleterre. Mais il est impossible de copier le bi-partisme et autres institutions que les circonstances ainsi que le génie anglo-saxon ont progressivement créées. Ce que l'histoire a fait en Angleterre et grâce à quoi le régime du Royaume-Uni a pu éviter la dictature de l'Assemblée élue, nous ne pouvons en assimiler les finesses qui assurent l'équilibre de l'ensemble. Notre version du régime parlementaire est aujourd'hui telle qu'au lieu de rappeler le Parlement de Westminster, elle évoque plutôt une Convention nationale sans guillotine. Ce ne sont pas les têtes qui tombent, mais les gouvernements, de plus en plus asservis

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à une assemblée dont ils sont devenus une sorte de commission executive.

Tous les Français qui se retournent vers leur passé, peuvent mesurer l'affaiblissement que ce système nous a valu. La chute est telle qu'on peut se demander avec angoisse s'il nous sera pos­sible d'en appeler. Il» est difficile de l'espérer si nous ne brisons pas avec cette parodie de régime parlementaire qui, en dépit de tout, est resté le nôtre. Trop de mauvaises habitudes dégradent ce système pour qu'il ne retombe pas sous la coupe de l'Assemblée. C'est dire qu'en face de l'Assemblée, un magistrat doit être désigné pour un temps suffisant et avec les pouvoirs voulus pour agir au nom de la nation. • , .

Un tel régime est celui des Etats-Unis d'Amérique et de la plupart des républiques du continent américain. Constitution anglaise et constitution américaine sont les deux types qui ont servi de modèle au monde. Nous avons, après bien des secousses opté pour un système qui, à le considérer superficiellement, s'appa­rentait à celui de l'Angleterre, mais a dégénéré jusqu'à devenir un régime d'assemblée. Pour nous réhabituer à un gouvernement qui gouverne, il est indispensable que nous nous donnions un système tout nouveau. Et c'est vers la formule américaine qui, en pratique, n'a jamais joué normalement chez nous, que nous devons nous tourner. On la déclare incompatible avec notre génie pour la raison que la IIe République lui aurait dû la brièveté de sa carrière. Mais comment avoir laissé briguer la présidence à un homme qu'on savait être un conspirateur puiqu'il avait été arrêté et mis en forteresse pour tentative de coup d'Etat !

Cette carence des dirigeants a été d'autant plus fâcheuse que poètes et prosateurs, créant la « légende de l'Aigle », laissaient croire à une masse sans aucune maturité politique qu'un retour à l'Empire rendrait à la France la maîtrise de l'Europe.

,Ce sont donc des circonstances de temps, et non une façon d'être des Français, qui ont fait dévier le seul essai de régime présidentiel en France. Rien ne saurait mieux le prouver que la carrière des présidents de la IIIe République. En dépit de scandales spectaculaires qui ont secoué à diverses reprises l'opinion publique, aucun de ces présidents n'a tenté de coup d'Etat. Il y a eu aussi des mésententes entre le président de la République et le gouver­nement, mais jamais le président n'a fait la moindre tentative afin d'imposer son avis. M. Casimir-Perier, mécontent, s'est démis.

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M. Millerand, ayant été l'objet d'une manœuvre de la Chambre n'a rien fait pour se maintenir par la force et a quitté l'Elysée alors que c'était la Chambre qui n'observait pas la Constitution.

La France n'est nullement portée à la dictature et, dans sa longue histoire, elle n'a connu qu'une tyrannie, celle de Bonaparte qu'appelait d'ailleurs une révolution incapable de rentrer dans une légitimité. Ce que la France a été au cours des siècles, elle le reste. Et il n'y a aucune raison d'affirmer qu'un président, agissant à l'américaine, deviendrait chez nous un conspirateur.

Cela dit, on peut discuter sur les modalités possibles d'un régime présidentiel. Le principe est que le chef du gouvernement soit instauré pour un temps déterminé, qu'il soit libre de constituer comme il lui plaît son ministère et qu'il puisse avoir la liberté d'action voulue pour résoudre les problèmes qui se posent à lui. On peut trouver vague cette « liberté d'action » et, de fait, le domaine de la loi, qui appartient aux assemblées, suffit à réduire cette liberté. Mais, même élargi à l'excès par les empiétements du législatif, ce domaine de la loi laisse au chef du gouvernement une tâche im­portante.

Considéré sous cet angle, le Premier Ministre anglais et le Pré­sident américain ne sont pas aussi éloignés que le donnerait à croire la différence existant entre le régime parlementaire et le régime présidentiel. Le Premier Ministre est, en principe, révo­cable à tout moment, mais en fait, il n'est pas révoqué, sauf cas très exceptionnels. Il doit donc, en principe, rester en place durant la législature. Cela, parce que les mœurs anglaises l'imposent. Ajoutons que le Premier Ministre peut se séparer, comme le Pré­sident des Etats-Unis, de tels ministres qui ne lui agréent plus. Notons encore le bi-partisme commun aux deux pays, l'empreinte anglaise restée très forte en Amérique, et l'on comprendra que Laski ait trouvé les régimes anglais et américain beaucoup plus proches qu'ils ne paraissent. L'un et l'autre savent concilier les exigences de la liberté avec celles de l'efficace que notre époque demande de plus en plus à un Etat obligé de se mêler toujours davantage des problèmes économiques et sociaux de la nation.

Un chef de gouvernement désigné pour une durée suffisante et doté de larges pouvoirs, une assemblée qui vote les lois et suit la politique du gouvernement sans entraver celui-ci dans son action, voilà ce que de bonnes traditions, suivies scrupuleusement par le Parlement, assurent au Royaume-Uni. Aux Etats-Unis d'Amérique,

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c'est la loi constitutionnelle qui donne ce que l'Angleterre obtient de la tradition.

En France, nous n'avons ni la saine tradition ni la loi organique qui arment le gouvernement pour l'action. Le droit de dissolution préconisé par Tardieu, c'est-à-dire la menace du bâton, peut-il faire ce que la tradition et la loi font ailleurs, on peut en douter. La crainte est, dit-on, le commencement de la sagesse. Mais ce que la crainte impose est toujours entaché d'illégitimité et n'est donc pas admis. Loin de créer la détente, ce qui a été fait par peur avive le ressentiment. Il vaudrait mieux qu'une bonne Constitu­tion cantonnât chacun dans son rôle et obligeât chaque pouvoir à la convivance. Le système qui cherche l'équilibre dans la mutuelle possibilité de s'abattre, ne saurait être fécond. Il est sans doute meilleur que celui qui condamne à la précarité et à l'instabilité le gouvernement de la nation. Mais c'est le mieux qu'il faut vouloir, et non le moindre mal.

Les autres propositions faites par Tardieu pour réformer l'Etat français sont beaucoup moins importantes, en ce sens qu'elles ne mettent pas en cause la structure même de notre régime.

Il s'agit d'abord d'enlever aux parlementaires « le droit de proposer des dépenses et de le réserver au gouvernement ». Tardieu rappelle que l'origine des premières assemblées politiques a été « la volonté de freiner les dépenses des gouvernements et de. les obliger à solliciter les subsides nécessaires à leur existence... Nommés pour consentir des taxes, ils se fussent gardés d'offrir ce qu'ils avaient pour mission de concéder... l'Angleterre fut la première à s'aviser que les députés, après avoir correctement rempli leur fonction initiale de défendre les payeurs contre le prince... s'habituaient, pour acheter la fidélité de leurs électeurs, à puiser dans le budget sur lequel ils devaient veiller... Le contribuable était tondu deux fois... Le danger parut si grave que, dès le début du xvme siècle, les Communes, par une décision de 1706 que ren­forcèrent plusieurs autres textes... privèrent leurs membres de l'initiative des dépenses et réservèrent ce droit aux ministres, représentants de la Couronne... Cette limitation, sous des gou­vernements divers et par des majorités contraires, sera, deux siècles durant, maintenue... Les députés anglais ne peuvent proposer ni création, ni augmentation de dépenses... Gladstone, dans un discours, souvent cité, de 1886, a résumé la philoso­phie du système en disant : « Le rôle constitutionnel de la

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Chambre des Communes n'est pas d'augmenter les dépenses, mais de les diminuer. »

Ce principe qui s'impose d'autant plus aux assemblées qu'il procède des soucis dont elles sont issues, ne souffre aucune discus­sion. Il n'empêche qu'en France, l'Assemblée excipant de sa souve­raineté, l'a écarté. En agissant ainsi, elle se considère non comme un moyen, mais comme une fin en soi. Cette curieuse déité se veut toute-puissante parce qu'elle se considère comme détenant la vérité. Et c'est un sacrilège que de vouloir s'opposer à elle. Moyen­nant quoi « les députés, écrit Tardieu, peuvent, sans restriction ni réserves, proposer des crédits nouveaux, des élévations de cré­dits ou des réductions de recettes ». Il en est résulté une déplorable gestion financière ; au point que M. Gaston Jèze, homme de gauche et savant professeur de finances publiques, a dû faire la constata­tion que voici : « Les assemblées sont gaspilleuses, incompétentes, irresponsables. L'initiative des dépenses doit être réservée au gouvernement. »

Encore que parfaitement fondé, le retrait de l'initiative parle­mentaire en matière de dépenses ne saurait faire à lui seul l'objet d'une revision constitutionnelle. Il n'est qu'un des abus que se permet un Législatif qui n'en est pas à un abus près. C'est ici qu'il convient de rappeler le mot trop connu du baron Louis : « Faites-moi de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances. » Qu'on remette le Législatif à sa place et automatiquement l'initiative fâcheuse prise par l'Assemblée disparaîtra.

Il ne semble pas non plus qu'il convienne de constitutionnaliser le problème posé par la grève des fonctionnaires, ainsi qu'André Tardieu le proposait. Ce problème n'existe que par la faiblesse du gouvernement. La grève est la guerre. On s'est ingénié, dans les nations policées, à substituer le droit à la force. On a donc interdit à chacun de se faire droit à soi-même et l'on a créé des tribunaux pour trancher les litiges. Il est difficile de comprendre que l'arbi­trage obligatoire n'ait pas été instauré pour juger les conflits sociaux et particulièrement lorsqu'il s'agit d'un conflit entre l'Etat et ses fonctionnaires. En arrêtant les Services publics, ceux-ci lèsent gravement une masse qui ne leur a rien fait. Une telle pres­sion, si elle s'exerçait d'individu à individu, pourrait être sanctionnée par les tribunaux.

Que penser d'un régime dans lequel les exécutants de l'Etat . — et parmi eux le bras séculier — ont le droit d'agir de la sorte,

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ce droit étant même déclaré sacré par la Constitution ! Dans un système où ceux qui ne réclament pas sont oubliés et délaissés, il est possible que des demandes d'augmentations de salaire soient fondées. Mais, répétons-le, on peut, pour étudier ces réclamations et faire justice, créer des commissions arbitrales. Un gouverne­ment capable de gouverner trouverait sans difficulté le moyen de régler ces questions matérielles. Les Anglais nous en ont donné la preuve.

André Tardieu avait inscrit dans sa réforme de l'Etat l'octroi du droit de vote aux femmes. C'est aujourd'hui chose faite et qui nous paraît toute naturelle. Quand on pense aux débats multiples que cette question a suscités, on mesure combien vaines étaient les objections développées contre une telle extension du droit de vote. Rarement la cuisine électorale a fait autant d'efforts pour se cacher sous des affirmations de principe. Les faits ont controuvé toute la littérature qui prétendait justifier le refus du droit de vote aux femmes.

A ces diverses propositions de réformes André Tardieu ajoute enfin l'introduction du référendum dans nos institutions politiques. Il s'agit, en définitive, de ne pas limiter l'action du peuple souverain à se donner tous les cinq ans de nouveaux maîtres.

Rousseau, dans son Contrat social, s'est élevé avec véhémence contre le régime représentatif qui substitue à la volonté générale — selon lui infaillible — des volontés particulières viciées par des intérêts individuels. Et il y avait beaucoup de vrai dans ces cri­tiques. Les mandataires ne sont pas toujours transformés par leur mandat et ils ne sauraient, sans être des surhommes, oublier leurs propres affaires, faire taire leurs appétits. Aussi bien cette servante subtile qu'est l'intelligence excelle-t-elle à faire coïncider appétits et devoirs. Le régime représentatif est donc vicié par l'infidélité du mandataire. Mais cela ne signifie nullement que le peuple, rassemblé sur la place publique et y statuant sur les mesures à prendre, ferait mieux. Outre qu'un tel rassemblement est physique­ment impossible dans un vaste pays, la masse sait rarement ce qui est réalisable et ce qui ne l'est pas ; bien plus, elle ignore fré­quemment où est son intérêt. Enfin, au lieu de cette vérité qu'annon­çait Rousseau, c'est très souvent une véritable démence, un état second qui gagne la foule, fût-elle composée d'hommes de bon sens.

Les études sur la psychologie des foules sont, sur ce point, très

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probantes. Chacun de nous sait, d'ailleurs, que, pour raison garder, il doit le plus souvent revenir sur un entraînement collectif. Ainsi le régime représentatif, en dépit de ses faiblesses, semble bien le seul pratiquement possible. Mais on ne saurait, pour autant,-faire abstraction du peuple et ne jamais l'interroger sur les pro­blèmes qu'il est capable de connaître et sur lesquels une prise de position très claire est possible.*

André Tardieu a été à même de constater combien les préven­tions de Rousseau contre les députés étaient justifiées, et il a vive­ment critiqué l'évolution qui fait du mandat un métier, c'est-à-dire un gagne-pain, avec tout ce que cela comporte d'oubli de l'inté­rêt général. On ne saurait donc s'étonner que Tardieu ait tenté de limiter les pouvoirs déjà excessifs de représentants toujours plus envahissants. Le référendum, qui fait intervenir le peuple dans le domaine législatif, est un de ces moyens. On ne peut que louer une intervention qui permet au peuple de s'exprimer sur des problèmes précis, alors que les élections législatives sont essentiel­lement un choix d'hommes qu'on connaît à peine et auxquels il faut se remettre complètement. On ne saurait prétendre que cet abandon soit un véritable mandat.

C'est dire combien justifié est le référendum qui précisément / met le citoyen non plus devant la « paille des mots », mais devant

« le grain des choses ». Dans la mesure où l'on se dit démocrate, on ne peut d'ailleurs que le désirer. Car le propre de la démocratie étant la souveraineté du peuple, c'est aller contre la démocratie que de transférer systématiquement cette souveraineté à l'oli­garchie que constituent les élus du peuple.

Il reste néanmoins que la démocratie pure est irréalisable et il s'ensuit qu'un régime mixte s'impose. Comme l'écrivait Montes­quieu, « il faut que le peuple fasse par des représentants ce qu'il ne peut faire lui-même. » Encore faut-il qu'il fasse ce qu'il peut faire lui-même, et le référendum est un moyen de l'y aider.

Se penchant sur le référendum, Tardieu distingue ses diverses formes. La plus ancienne, écrit-il, est le veto. Par là on entend l'opposition d'un nombre minimum de citoyens à la mise en appli­cation d'une loi votée par les Chambres, les opposants demandant le vote de ladite loi par le peuple.

A cette intervention s'apparente de près le référendum facul­tatif. La loi, une fois votée, est soumise au référendum si un nombre de citoyens fixé par les textes institutionnels le demande. Ce réfé-

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rendum est prévu dans la Constitution fédérale suisse de 1874 et dans les Constitutions cantonales.

Encore que le référendum soit le plus souvent fait à la demande ,des citoyens, il arrive qu'eu égard à l'importance de la matière, ce soit la loi qui le prescrive. Il en est ainsi en Suisse pour les textes constitutionnels qu'ils soient ceux des cantons ou ceux de la Confé­dération.

Nous n'avons jusqu'ici vu fonctionner le référendum qu'en. réaction des initiatives du législateur. Il arrive que le peuple, au lieu de s'opposer à un texte, demande à l'Assemblée législative soit de se saisir de telle question, soit de la résoudre dans tel ou tel sens. Si cette initiative est prise par le nombre minimum de citoyens qu'exige la Constitution, les députés sont obligés d'examiner le cas exposé ou le texte élaboré par les citoyens assemblés. Cette action du peuple qui se substitue au législateur défaillant et le contraint à agir, est la forme la plus hardie de la reprise par le peuple de sa souveraineté. On l'a appelée le vote d'Initiative.

Enfin, André Tardieu signale un cinquième mode d'intervention du peuple, mais cette fois à l'initiative du gouvernement et qui est le référendum de consultation. Ce référendum, d'usage courant aux, Etats-Unis d'Amérique, a pour objet de donner au gouverne­ment le point de vue du peuple quant à une loi que les pouvoirs publics se proposent de mettre en discussion. La réponse du peuple permet au gouvernement et aux assemblées d'orienter leur action.

Telles sont les formes sous lesquelles le référendum a lieu. Nous avons dit l'intérêt qu'a cette consultation du peuple. On ne saurait pourtant affirmer que la voix du peuple soit celle' de Dieu et qu'il faille la suivre aveuglément. La majorité n'a pas toujours raison et il faut souvent au peuple un ou quelques chefs pour l'orienter vers les voies neuves qui se révèlent les plus propres à mener les hommes au bien commun.

Ce référendum, la France, qui l'a utilisé jusqu'à l'abus y a complètement renoncé. Tardieu le regrette parce qu'il pourrait, écrit-il, « remédier à deux de nos maux : le dessaisissement de l'Exé­cutif et le dessaisissement du peuple au profit d'une aristocratie parlementaire, elle-même asservie à des intérêts particuliers. Voilà près de deux tiers de siècle, poursuit André Tardieu, que deux blocs soudés de profiteurs électoraux et de prébendiers adminis­tratifs se sont exercés à dominer le peuple en vue <du recrutement d'assemblées dont ils gardent le contrôle... Depuis 1875, la France

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a voté, à intervalles réguliers de quatre années, dans plus de six cents circonscriptions soigneusement cloisonnées, pour choisir, au petit bonheur, entre quelques milliers de candidats, dont la plu­part, la veille encore, étaient, pour elle, des inconnus. Conviez-la, par le référendum, à voter d'un seul tenant, sans distinction de circonscription et sans interposition d'individus, sur une ques­tion simple à quoi elle répondra oui ou non : la machine oppressive sera, du coup, déréglée, et la liberté de l'électeur marquera un point ».

Les espoirs ainsi mis dans le référendum par André Tardieu semblent quelque peu excessifs. Il est vrai que le gouvernement peut, par le référendum, tourner le Parlement et avoir le contact direct avec le Souverain, mais à quelles fins précises ? Le mal qui nous ronge est l'instabilité du gouvernement qui rend impossible toute continuité dans l'effort et par conséquent tout grand dessein. S'agira-t-il d'en appeler au peuple en cas de renversement du ministère ? Tardieu répondrait que, le droit de dissolution parant à l'instabilité, le référendum n'aurait pas à être utilisé pour remé­dier à ce vice. Ainsi le référendum serait limité à des questions importantes sur lesquelles gouvernement et parlement seraient en désaccord. Mais on voit difficilement une assemblée restant passive devant un gouvernement qui tenterait de forcer le Parle­ment en posant la question devant le peuple.

André Tardieu a prévu cette difficulté, et c'est la raison poui laquelle il préconise la forme de référendum la moins désagréable au Parlement. « Il serait absurde, écrit-il, d'aller trop vite — par exemple de prétendre appliquer d'un seul coup à quarante millions de Français, dans un pays centralisé...,; le régime qui convient à trois millions de Suisses, dans un Etat fédéral... Nul ne proposera donc d'introduire globalement chez nous les quatre formes que la Suisse pratique toutes ensemble : veto, référendum obligatoire, référendum facultatif, initiative législative. Il faut choisir en fonction duNbut qu'on désire atteindre. Ce but, Herbert Spencer l'avait prophétiquement discerné, il y a bien des années, quand il écrivait : La fonction du libéralisme dans le passé a été de mettre une limite au pouvoir -des rois. La fonction du libéralisme dans l'avenir sera de limiter le pouvoir des parlements. »

C'est le référendum dit de consultation, dont le gouvernement est seul à disposer et qui fonctionne depuis cent cinquante ans dans les Etats de l'Union américaine; qui, selon Tardieu, répond aux- besoins de notre pays. Une addition de trois lignes aux lois

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constitutionnelles le donnerait, en France, au chef de l'Etat, celui-ci n'en pouvant user qu'à la demande du chef du gouverne­ment qui serait responsable à la fois du choix de la question à poser et de la façon de la poser.

Mais, à supposer même que ce référendum eût été accepté par les assemblées et inscrit dans la Constitution, le problème se serait posé de savoir si le gouvernement aurait osé s'en servir.

Tardieu oublie que l'Exécutif est aux mains des parlementaires qui n'ont cessé d'affaiblir le gouvernement. Comment ces loups, lorsqu'ils seront au ministère, deviendront-ils bergers et redonne­ront-ils au gouvernement le prestige, l'autorité et la force qu'ils se sont évertués de lui enlever? L'homme se persuadant que ce qu'il désire est le vrai, les parlementaires-ministres ne peuvent sans mauvaise conscience rabaisser le Parlement devant le gouver­nement. C'est dire que, même réduit à la consultation, le référendum aurait été difficilement utilisé par un gouvernement intuitivement persuadé de la souveraineté de l'Assemblée et de la subordination de l'Exécutif. Ainsi ce référendum, à le supposer inscrit par les Chambres dans la Constitution, y serait fort probablement resté lettre morte, tout comme le texte sur la dissolution.

Les chances du référendum étant ainsi précisées, il semble bien que, pour en obtenir les avantages possibles, à savoir le moyen d'opposer au monde politicien ce que Tardieu appelait « la profonde France » et Maurras « le pays réal », il ne faille pas en limiter l'exer­cice au seul gouvernement. Outre le référendum d'information, le veto et le vote d'initiative sont indispensables. Le peuple français est bien assez évolué pour que ces formes de référendum lui donnent les bienfaits qu'en tire la Confédération helvétique, au dire d'un de ses citoyens éminents,, l'historien et homme politique Curti. « Pendant vingt ans, écrit-il, j'ai siégé au Conseil national. Je suis convaincu que le référendum n'a empêché que très peu du bien que nous voulions faire et qu'il nous a gardé de beaucoup de mal par le seul fait qu'il se dressait devant nous comme un avertissement. Et je crois pouvoir dire que, malgré la possibilité de quelques mouvements rétrogrades, loin de conduire la démocfatie à la sta­gnation, il rend le progrès lui-même stable et continu. »

Reste, comme le rappelle Tardieu, que « les Français n'aiment pas qu'on les fasse trop voter ». Mais il n'est pas dit qu'ils ne s'inté­resseraient pas beaucoup plus à des questions précises et qui les

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touchent de près qu'au choix d'hommes dont la plupart ne savent rien, ou de philosophies dont ils savent moins encore.

Telles étaient, sommairement exposées, les idées politiques d'André Tardieu. Avec le recul du temps, on ne peut qu'admirer la lucidité, le courage, la force de ce grand parlementaire. Né dans une famille républicaine et profondément libérale, formé par ces demi-dieux de la République qu'étaient Waldeck-Rousseau et Hébrard, animateur du Temps, il a joué avec conviction le jeu parlementaire, le seul possible selon lui et, somme toute, le meilleur qui fût pour les hommes épris d'indépendance et de libre discus­sion. Il ne s'est laissé entamer ni par le conformisme ni par le goût des honneurs, au point que, parvenu au crépuscule de sa vie, il n'a pas hésité, lui grand bourgeois, entre ce qu'il jugeait être la vérité et ces valeurs bourgeoises, ce capital de prestige et d'honneurs que lui valait sa brillante carrière.

Au grand scandale du monde politicien qui ne veut rien voir ni rien savoir au-delà de ses médiocres ambitions, il crie la nécessité urgente pour la République de se réncrver si elle ne veut pas mener la France à l'abîme. Allant droit au but, ce libéral proclame qu' « un Exécutif fort est la condition technique d'une démocratie libre ». Or, « le président du Conseil est irrémédiablement livré aux abus de pouvoir du Parlement... C'est la Chambre qui gouverne. » Mais celle-ci est à son tour dominée par les intérêts particuliers et spé­cialement par ceux des fonctionnaires dont l'action ruine la hié­rarchie et le droit public. D'où il résulte qu'un pays sans gouverne­ment digne de ce nom est voué à la destruction ou à l'asservisse­ment — cela pour n'avoir pas accepté le minimum d'autorité qui est indispensable à toute collectivité.

Jusqu'à la chute de M. Gaston Doumergue, appelé par le Parle­ment et le pays au lendemain des incidents du 6 février 1934, André Tardieu a cru à la possibilité d'une révision constitutionnelle. Mais il dut se rendre à la réalité qui était le refus, par la majeure partie du Parlement, de toute réforme des institutions.

Qu'aurait donné cette réforme si on l'avait votée ? Le projet de M. Doumergue n'était pas aussi vaste que celui qu'avait mûri André Tardieu, mais il comportait la modification de beaucoup la plus importante, qui était l'octroi au seul exécutif du droit de dissolution. Il faut être, il est vrai, bien optimiste pour penser que ce droit de dissolution aurait pu détourner de nous le désastre qui nous a accablés. On ne voit pas, à priori, comment il aurait

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pu dissiper les illusions du Front populaire, vouant les dictateurs aux gémonies et ne faisant rien pour se mettre en défense contre la guerre qu'ils préparaient au vu et au su de tous.

Il suffisait, au demeurant, de lire Tardieu pour saisir la dispro­portion entre les dangers qui nous menaçaient et les possibilités que la dissolution nous aurait données de conjurer la montée des périls. « Nous avons dû naguère des biens précieux au régime électif, écrivait Tardieu, mais il lui est arrivé, comme à d'autres, de devenir nocif en vieillissant... Combien de régimes ont pareillement évolué, rendant d'abord des services, pour faire après plus de mal que de bien ! Telle fut la féodalité. Telle fut la monarchie absolue. Nous sommes dans le même mauvais cas : ni pour la gestion des finances, ni pour la direction de l'esprit public, ni pour la conduite de l'action extérieure, le régime électif, dans sa forme présente, ne suffit à la tâche et pourrait être emporté. Pour le sauver, des corrections profondes s'imposent... En face d'un Parlement qui tend natu­rellement, selon la loi de l'histoire, à devenir une caste et à se fermer comme toutes les castes, en courtisant le corps électoral, une réforme organique est nécessaire qui rééquilibre les pouvoirs (1) ».

Mais à mesure que s'affirme cette évolution vers la caste et vers la puissance absolue, il se crée dans l'Etat une situation qui ne peut qu'empirer. L'Exécutif, vivant au jour le jour, ne pense plus qu'à durer et remplit de moins en moins les tâches qui sont théoriquement les siennes ; le Législatif, interférant toujours davantage dans l'Exécutif, y crée le désordre, du seul fait qu'étant multiple, il est organiquement divisé contre lui-même. Ainsi, des pouvoirs mal définis, au lieu de faire ce pour quoi ils sont institués, s'affrontent sans cesse et par là même mettent la collectivité nationale, dangereusement affaiblie, à la merci d'un voisin mieux organisé. André Tardieu l'avait déjà prévu et ses prévisions ont été plusieurs fois évoquées au cours de cette étude.

Les choses se présentant ainsi, il est très important de savoir où en est le pays dans son glissement. A cet égard, André Tardieu était, en 1934, bien trop optimiste : la rapidité avec laquelle l'écrou­lement s'est produit, a clairement montré que la période durant laquelle la réforme du droit de dissolution aurait pu être opérante, était dépassée depuis longtemps. Pour échapper à la catastrophe, la France n'avait d'autre issue que de se donner une équipe de

(1) La Réforme de l'État, pp. 12 et 13.

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qualité ayant à sa tête un chef digne de ce nom et nantie de. pleins pouvoirs. Elle n'en a même pas perçu la nécessité.

Chose curieuse, les revers les plus cuisants n'ont pas dessillé nos yeux et, dans le nouveau monde issu de la guerre, nous nous obstinons à garder des institutions que chacun critique, mais que le « conservatisme obtus » de l'Assemblée, dénoncé déjà par Tardièu, maintient contre les intérêts les plus évidents de la France. Alors qu'il nous faut moins que jamais nous abandonner, nous conti­nuons à vivre paradoxalement dans la confusion des pouvoirs, dans l'instabilité ministérielle, dans un déficit budgétaire croissant, dans ce manque d'efficace qui impose aux contribuables des charges hors de proportion avec les avantages qu'en retire la collectivité nationale. Cet Etat, incapable de s'organiser alors que nos entre­prises industrielles ne cessent d'accroître leur productivité et que nos paysans font un magnifique effort pour s'assimiler les techniques nouvelles, ce monstre vétusté, paperassier, prodigue et si mal assorti à notre peuple laborieux, économe et rangé, n'est pas seule­ment une ruine, mais un objet de discrédit dans le monde qui veut voir en lui l'image de la France.

Dans les inévitables regroupements que connaîtra un univers en transformation, seules auront un rôle directeur les nations qui s'imposent non seulement par leur passé et leur rayonnement intel­lectuel, mais aussi par leur puissance, leur sagesse, leur ordre, leur stabilité. Si l'on veut arrêter la décadence, il est temps que domi­nant leur médiocres calculs, nos dirigeants donnent à la collectivité française un gouvernement digne d'elle.

Déjà Littré disait de la France que «tout y est actif et puissant : le travail, la production, le savoir. Il n'est aucune force sociale qui ne fasse son office. Mais la politique, directrice supérieure de la conduite et de la destinée des nations, ne fait plus le sien ».

Ce que constatait Littré, André Tardieu l'a répété à tous échos et il a prédit aux Français les' désastres qui se sont produits. On n'ose penser aux conséquences qu'aurait leur persévérance dans l'erreur.

ALFRED POSE.