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Etudes montaignistes dirigées par Claude Blum XII

André COMTE-SPONVILLE je ne suis pas philosophe.Etudes montaignistes

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Etudes montaignistesdirigées par Claude Blum

XII

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Dans la même collection: André COMTE-SPONVILLE

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1. Bonnet, Pierre. Bibliographie méthodique et analytique des ou-vrages et documents relatifs à Montaigne. 1983. In-8 de 586 pp., rei.

2. Defaux, Gérard. Marot, Rabelais, Montaigne: l'écriture comme pré-sence. 1987. In-8 de 227 pp., br. et rei.

3. Brousseau-Beuermann, Christine. La copie de Montaigne. Etude sur les citations dans les «Essais». 1989. In-8 de 312 pp., br. et rei.

4. Clive, H. Peter. Bibliographie annotée des ouvrages retotifs à Montaigne, publiés entre 1976 et 1985. Avec un complément de la Bibliographie de Pierre Bonnet. 1990. In-8 de 264 pp., rei.

5. Montaigne, penseur et philosophe. Actes du Congrès de Dakar (mars 1989). 1990. In-8 de 235 pp., br. et rei.

6. Montaigne, Apologie de Raimond Sebond. De la Theologia à la Théologie (C. Blum). 1990. In-8 de 368 pp., br. et rei.

7. Gray, Floyd. Montaigne bilingue: le latin des «Essais». 1991. In-8 de 168 pp., br. et rei.

8. Magnien-Simonin, Catherine. Une vie de Montaigne ou «Le som-maire discours sur la vie de Michel Seigneur de Montaigne (1608)». 1992. In-8 de 88 pp., br. et rei.

9. Tripet, A. Montaigne et l'art du prologue au XVIe siècle. 1992. In-8 de 262 pp., br. et rei.

10. Tétel, Marcel. Présences italiennes dans les «Essais» de Montaigne. 1992. In-8 de 216 pp., br. et rei.

11. Pot, Olivier. L'inquiétante étrangeté. Montaigne: la pierre, le canni-bale, la mélancolie. 1993. In-8 de 256 pp., br. et rei.

12. Comte-Sponville, André. «Je ne suis pas philosophe». Montaigne et la philosophie. 1993. In-8 de 000 pp., br.

«JE NE SUIS PAS PHILOSOPHE»

Montaigne et la philosophie

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PARIS HONORÉ

CHAMPION ÉDITEUR7, QUAI MALAQUAIS (VI<=)

Diffusion hors France: Editions Slatkine, Genève

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COMITE DE PUBLICATION

R. Aulotte (Paris); W. Bots (Leyde); J. Brody (Dekalb); G. Defaux (Baltimore); O. Lopez Fanego (Madrid); F. Garavini (Firenze); M. McKinley (Charlottesville); L. Kritzman (Hanover); E. Kushner (Toronto); E. Limbrick (Victoria); D. Ménager (Paris); G. Nakam (Paris); Fr. Rigolot (Princeton); Z. Samaras (Thessalonique); J. Supple (St. Andrews); M. Tetel (Durham); A. Tripet (Lausanne); A. Tournon (Aix-Marseille).

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9661 ζ 7-

Merci à vous de m'avoir invité devant votre

prestigieuse Société, pour parler — en ce quatrième

centenaire de sa mort — de Montaigne, notre maître et

notre ami1.

J'ai proposé comme titre : Montaigne et la

philosophie. Vous vous doutez bien que je ne

prévoyais pas d'exposer (en moins d'une heure !) la

philosophie de Montaigne, ni de montrer ce que

Montaigne emprunte ou apporte —emprunte et apporte

— à la philosophie de toujours. Mon propos est plus

modeste : je voudrais reconstituer, non la philosophie

de Montaigne, mais son rapport à la philosophie, la

conception qu'il en a, ce qu'il en dit et comment il s'en

démarque, enfin, ou peut-être d'abord, quel sens il

donne à sa formule fameuse : "Je ne suis pas

philosophe". A peine avais-je proposé ce titre,

d'ailleurs, que je réalisais qu'il était déjà pris :

Montaigne et la philosophie, c'est le titre, vous le

1 Cette conférence a été prononcée le 14 novembre 1992, en Sorbonne, à l'invitation de la Société Internationale des Amis de Montaigne.

© 1993. Editions Champion, Paris.Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

Tous droits réservés pour tous les pays.ISBN 2-85203-292-9 ISSN 0986-492-X

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savez, du second des deux livres que Marcel Conche a

consacrés à notre auteur2. Je n'ai pas jugé que ce fût

une raison pour y renoncer, au contraire : puisque cela

me permettait d'entrée de jeu de reconnaître ma dette,

une nouvelle fois, vis-à-vis de cet autre maître et de cet

autre ami, lui bien vivant, qui m'a guidé, et par sa

parole autant que par ses livres, dans la lecture du

premier... Mais c'est trop, déjà, de préliminaires.

2 Montaigne et la philosophie, Éditions de Mégare, 1987. Voir aussi, du^même auteur, Montaigne ou la conscience heureuse, Éd. Seghers, 1964, Éd. de Mégare, 1992.

Donc, "Je ne suis pas philosophe"... C'est en tout

cas ce que prétend Montaigne (III, 9, 950)3, et que

beaucoup de mes collègues lui accorderont volontiers.

Je voudrais suggérer l'inverse : non contre lui, on s'en

doute, mais contre eux, ou plutôt, car ils n'ont pas tant

d'importance, pour la philosophie et contre ce qu'ils en

ont fait, contre ce qu'ils en ont toujours fait, que

Montaigne déjà dénonçait, tous ces "ergotismes" qui la

rendent "de nul usage et de nul prix" (I, 26, 160),

toutes "ces subtilités épineuses de la dialectique, de

quoi notre vie ne se peut amender" {ibid., 163), toutes

ces "subtilités aiguës, insubstantielles, auxquelles la

philosophie s'arrête parfois" (II, 11, 429), ou qui

l'arrêtent, et dont elle doit s'arracher, perpétuellement,

pour rester vivante, que dis-je, pour rester

philosophique, si l'on entend par philosophie, comme

il convient, non le carcan des systèmes ou la poussière

de l'érudition, mais le mouvement de la pensée vivante,

3 Nos références renvoient à l'édition Villey-Saulnier (rééd. PUF, 1965 et 1978), dont nous modernisons l'orthographe et, parfois, la ponctuation.

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quand elle se confronte à l'essentiel et à soi, comme fait

Montaigne, et comme nous devons fair^. On ne

philosophe pas pour passer le temps (II, 10, 413-414), ni

pour faire carrière (II, 17, 637-638), ni pour faire une

œuvre (Π, 27, 784), ni pour faire semblant (II, 37, 760) :

on philosophe pour vivre, ou pour apprendre à vivre, et

cela seul est philosopher en vérité. "La philosophie est

celle qui nous instruit à vivre", écrit Montaigne (I, 26,

163) : c'est en quoi il est philosophe, bien sûr, et l'un

des plus grands. Quel maître plus utile et plus sûr ?

Mais alors, pourquoi ce "Je ne suis pas

philosophe" ? Regardons le texte. Il s'agit d'un des plus

beaux essais de Montaigne, le neuvième du livre III :

De la vanité. Montaigne en est à évoquer les mille

soucis de l'existence ("il y a toujours quelque pièce qui

va de travers"), les mille blessures, les mille pointures,

comme il dit, d'autant plus désagréables, d'autant plus

irritantes, qu'elles sont plus vaines : "Vaines pointures,

vaines parfois, mais toujours pointures. Les plus menus

et grêles empêchements sont les plus perçants."Et c'est

contre "ces épines domestiques",

11

contre "la tourbe des menus maux", que Montaigne

s'avoue impuissant ou démuni. C'est ce qui lui fait

ajouter, sur son exemplaire personnel, ceci, que

transmettent nos éditions, et qui vise moins son rapport

à la philosophie que son rapport à la douleur, aux

soucis, aux chagrins : "Je ne suis pas philosophe : les

maux me foulent selon qu'ils pèsent ; et pèsent selon la

forme comme selon la matière, et souvent plus. J'en ai

plus de connaissance que le vulgaire, si j'ai plus de

patience. Enfin, s'ils ne me blessent, ils m'offensent"

(III, 9, 950 C). Puis le texte de 1588 (lui-même

corrigé) reprend, ou continue, merveilleusement :

"C'est chose tendre que la vie et aisée à troubler..." On

voit que si Montaigne se dit non-philosophe, ce n'est

en rien pour des raisons théoriques : ce n'est pas qu'il

refuse ou récuse la philosophie, ni même qu'il prétende

en être, en tant que penseur, incapable. Sa prise de

distance, ou son humilité, s'expliquent par des raisons

toutes pratiques, toutes sensibles, qui ont à voir, non

avec la pensée mais avec la vie, les tracas, le trouble :

non avec la philosophie, dirions-nous aujourd'hui,

mais avec la sagesse, et avec la sagesse la plus

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incarnée, la plus pratique (phronèsis, diraient les

Grecs, plutôt que sophia), qui doit plus, pour

Montaigne, au tempérament de chacun qu'au jeu en lui

des concepts ou des arguments. Ce que Montaigne

nous dit, dans ces pages, c'est qu'il n'est pas un sage,

au sens où Socrate, Epicure ou Zenon pouvaient l'être,

et c'est tant mieux, puisqu'il nous offre l'exemple d'une

autre sagesse, moins héroïque, moins forte, moins sûre

d'elle, une sagesse pour ceux qui ne sont pas sages,

justement, quand ils acceptent de ne l'être pas, une

sagesse pour les gens ordinaires, pour vous et pour

moi, une sagesse pour la vie telle qu'elle est, tendre et

aisée à troubler, en effet, une sagesse qui n'a rien à

voir avec "les hauts lieux fortifiés par la science des

sages"4, une sagesse, même, qui est tout le contraire,

une sagesse de plaine et de grands chemins, mais d'une

plaine surélevée, mais de chemins ombragés (I, 26,

161), une sagesse ouverte aux quatre vents, et vent

elle-même (III, 13, 1106-1107), une sagesse toute en

mouvement, toute en souplesse, toute

4 Contrairement à celle d'Epicure, telle que la chante Lucrèce : De rerum natura, II, 7-8.

13

en légèreté, une sagesse qui s'adapte au terrain, comme

fait le vent, une sagesse toute en miséricorde, toute en

bienveillance, avec juste ce qu'il faut d'humour et de

détachement, une sagesse souriante et humble, paisible

et douce... Bien malin qui fera la fine bouche, et bien

sot. Pascal ne s'y est pas trompé, pas plus que

Nietzsche, Alain ou Merleau-Ponty. Montaigne est un

maître, aussi grand que les plus grands, et plus

accessible que la plupart. Qui ne se sent plus proche de

Montaigne que de Socrate ou d'Epicure, ou qui ne sent

Montaigne plus proche de soi, tellement plus proche,

tellement plus fraternel, oui, bouleversant de fraternelle

proximité, plus intime que tout autre, plus éclairant,

plus utile, plus vrai ? Montaigne accepte de n'être pas

un sage, et c'est la seule sagesse peut-être qui ne mente

pas, la seule, en tout cas, que nous puissions viser,

nous, sans mentir ni rêver. Est-ce encore une sagesse ?

Ceux qui ont lu les Essais savent bien que oui, et que

c'est la plus humaine, la plus merveilleusement

humaine. Mais revenons à la philosophie.

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Montaigne en parle évidemment tout au long des

Essais : l'irremplaçable Concordance de Leake relève

117 occurrences du mot "philosophie"5, lesquelles se

répartissent à peu près également dans les trois livres

(27 pour le premier, 59 pour le deuxième, qui est aussi

le plus long, 31 pour le troisième), comme dans les

trois "couches" du texte (55 pour la couche A, celle de

1580 ou 1582, 29 pour la couche B, celle de 1588, et

33 pour la couche C, celle des additions manuscrites).

A quoi il faut ajouter 128 occurrences pour

"philosophe", au singulier ou au pluriel, 11 pour le

verbe "philosopher", et 23 pour l'adjectif

"philosophique(s)"... Ces différentes occurrences, vous

vous en doutez bien, sont d'inégale importance, et,

surtout, restent dispersées : la philosophie est toujours

présente, chez Montaigne, et très souvent explicitement

; mais elle n'est que rarement l'objet d'un

développement suivi, et jamais, pour ainsi dire,

5 Concordance des Essais de Montaigne, préparée par Roy E. Leake, Genève, Droz, 1981. Il y a bien 117 occurrences, même si l'on ne trouve chez Leake que 116 références : l'une d'entre elles (I, 39, 248 A) comporte le mot "philosophie" deux fois.

15

d'un développement propre ou exclusif. Quand

Montaigne parle de philosophie, c'est presque toujours

en passant et à propos d'autre chose. On pourrait faire

la même remarque, certes, sur bien des sujets :

Montaigne, on le sait, aime l'allure poétique, qui va "à

sauts et à gambades" (III, 9, 994)... Mais, s'agissant de

philosophie, il y a davantage. La philosophie, pour

Montaigne, n'est pas un monde à part, un objet

autonome ou suffisant : elle n'est qu'une certaine

manière d'être au monde et à soi, et pour cela toujours

présente, certes, mais aussi toujours confrontée à autre

chose et trouvant, dans cette confrontation, l'objet qui

lui résiste et la nourrit. Il est bien rare que Montaigne

philosophe à propos de la philosophie, et quand il le

fait c'est plutôt pour lui reprocher de l'avoir fait,

j'entends d'avoir perdu tout rapport avec quelque objet

réel, de s'être égarée en soi, et d'avoir oublié en chemin

le monde ou la vie : les subtilités de la philosophie sont

alors "insubstantielles" en effet (II, 11, 429), c'est-à-

dire vides, sans contenu parce que sans objet, ou sans

autre objet qu'elles-mêmes et pour cela aussi inutiles

qu'intarissables... Contestation purement "verbale",

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comme dit Montaigne, et c'est ce qu'il déplore : "Je

demande que c'est que nature, volupté, cercle et

substitution. La question est de paroles, et se paie de

même. Une pierre, c'est un corps. Mais qui presserait :

Et corps, qu'est-ce ? — Substance, — Et substance,

quoi ? ainsi de suite, acculerait enfin le répondant au

bout de son calepin. On échange un mot pour un autre

mot, et souvent plus inconnu. Je sais mieux que c'est

qu'homme que je ne sais que c'est animal, ou mortel,

ou raisonnable" (III, 13, 1069). Montaigne se méfie de

la métaphilosophie comme du métalangage : "Tant de

paroles pour les paroles seules !" (III, 9, 946)... Il n'a

guère de goût non plus pour les gloses ou les

commentaires : "Il y a plus affaire à interpréter les

interprétations qu'à interpréter les choses, et plus de

livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons

que nous entregloser. Tout fourmille de

commentaires ; d'auteurs, il en est grande cherté" (III,

13, 1069). Non, certes, que Montaigne ne parle jamais

des livres, tant s'en faut : les Essais sont écrits dans sa

librairie, et à partir d'elle. Mais c'est pour y chercher la

vie, et revenir à soi. On remarquera

17

d'ailleurs que Montaigne n'a consacré aucun de ses

essais à la philosophie en tant que telle (le vingtième du

livre I porte, non sur la philosophie, mais sur la mort),

et qu'il n'en est que mieux philosophe en tous. La

philosophie, pour Montaigne, est toujours philosophie

appliquée : à la mort, à l'amour, à l'amitié, à

l'éducation des enfants, à la solitude, à l'expérience... Il

n'y a pas de philosophie pure : on ne peut philosopher

qu'à propos d'autre chose, et c'est la philosophie vraie,

ou à propos de la philosophie, et c'est la philosophie

des écoles ou des cuistres.

Quant aux lectures philosophiques de Montaigne,

il s'en est suffisamment expliqué. Il aime surtout

Plutarque et Sénèque, parce que la discontinuité de leur

propos se prête à celle de ses humeurs, mais aussi

parce qu'il en apprécie la richesse et la profondeur :

"Leur instruction est de la crème de la philosophie, et

présentée d'une simple façon et pertinente" (II, 10,

413). A travers eux, comme à travers Lucrèce, Sextus

Empiricus ou Diogene Laërce, il a accès à la grande

philosophie hellénique (épicurisme, stoïcisme,

ipyrrhonisme...), dont il se sent si proche. Et à travers

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Platon, qu'il admire tout en s'y ennuyant parfois (II, 10,

414), comme à travers Xénophon, qu'il goûte fort6, il a

accès à Socrate, qui est "le maître des maîtres" (III, 13,

1076), celui qui "ramena du ciel, où elle perdait son

temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme, où

est sa plus juste et plus laborieuse besogne, et plus

utile" (III, 12, 1038), enfin le philosophe selon son

cœur, chez qui l'on trouve "le vrai tempérament" (III,

13, 1107) entre l'âme et le corps, entre la vie et la

pensée, bref son modèle, et peut-être bien, dans

l'histoire de la philosophie, du moins si l'on se fie à ce

que la tradition en a transmis ou conservé, son seul égal

— ce que lui-même n'aurait jamais dit, bien sûr, et que

je ne peux m'empêcher de penser.

6 Rappelons que Montaigne lisait couramment le latin, et que c'est à travers des traductions latines (ou, plus rarement, françaises) qu'il a lu les Grecs. Voir à ce propos P. Villey, Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, deuxième éd., Paris, Hachette, 1933, tome 1, p. 288-290. Sur les lectures philosophiques de Montaigne, voir aussi, ibid, la "Table alphabétique des lectures de Montaigne" (tome 1, p. 59 à 271) ainsi que les remarques plus synthétiques du tome II (spécialement les p. 517 à 526).

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Quant aux philosophes qu'il n'aime pas, on

pourrait songer à Aristote, "monarque de la doctrine

moderne" (I, 26, 146), "prince des dogmatistes" (II, 12,

507) et "Dieu de la science scolastique" (ibid., p. 539).

Mais ces expressions disent assez que c'est moins le

philosophe qui est visé que ses disciples modernes, qui

dominaient alors les universités et la pensée

occidentales. Contre eux et leur dogmatisme,

Montaigne réintègre Aristote dans la multiplicité

irréductible et conflictuelle des philosophies :

"Le Dieu de la science scolastique, c'est Aristote ; c'est religion de débattre de ses ordonnances comme de celles de Lycurgue à Sparte. Sa doctrine nous sert de loi magistrale, qui est à l'aventure autant fausse qu'une autre. Je ne sais pas pourquoi je n'acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d'Epicure, ou le plein et le vide de Leucippe et Démocrite, ou l'eau de Thaïes, ou l'infinité de nature d'Anaximandre, ou l'air de Diogene, ou les nombres et symétrie de Pythagore, ou l'infini de Parmenide, ou l'un de Musée, ou l'eau et le feu d'Apollodore, ou les parties similaires d'Anaxagore, ou la discorde et amitié

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d'Empedocle, ou le feu de Heraclite, ou toute autre opinion de cette confusion infinie d'avis et de sentences que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance en tout ce de quoi elle se mêle, que je ferais l'opinion d'Aristote, sur ce sujet des principes des choses naturelles" (II, 12, 539-540).

Sous ses dehors débonnaires ou triviaux (mais la

vérité est souvent triviale et la philosophie devrait

toujours être débonnaire), l'objection est très forte : ce

que Montaigne voit bien, et qui est si rarement compris

ou pris en compte, ce n'est pas seulement que toute

philosophie est virtuellement réfutée (au moins dans ses

prétentions à l'apodicticité) par toutes les autres, c'est

aussi, et peut-être surtout, qu'elle est réfutée par elle-

même, en tant qu'elle est la philosophie, non de

n'importe qui, mais de quelqu'un — ou de quelques-uns

— en particulier, quand bien même cette particularité

serait celle, très large, d'une école ou, même, d'une

civilisation. La principale objection qu'on puisse faire à

l'aristotélisme, et la seule peut-être à laquelle il ne

puisse échapper, c'est qu'il est la

philosophie... d'Aristote et des aristotéliciens !

Objection absolument dirimante (car pourquoi

privilégier Aristote plutôt que tel ou tel ?) et

parfaitement irréfutable (puisque toute philosophie, par

définition et par essence, est toujours la philosophie

d'un ou de plusieurs individus en particulier). C'est ce

qu'explique fort bien l'Apologie de Raymond Sebond.

Tout jugement, étant soumis à telle ou telle qualité de

celui qui juge, est aussi prisonnier de ces même limites

qui le rendent possible : si bien que pour juger

légitimement des différences entre les jugements (par

exemple entre les philosophies), "il nous faudrait

quelqu'un exempt de toutes ces qualités, afin que, sans

préoccupation de jugement, il jugeât de ces

propositions comme à lui indifférentes ; et à ce compte

il nous faudrait un juge qui ne fût pas" (II, 12, 600).

C'est évidemment impossible, et c'est en quoi la réalité

même d'Aristote ou des aristotéliciens est, contre

l'aristotélisme, la plus forte et plus radicale objection :

Aristote, comme tout autre philosophe dogmatique, est

renvoyé à la factualité toujours singulière (et d'ailleurs

légitimement singulière) de son point de vue, mais

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débouté par là de ses prétentions (elles toujours

illégitimes) à l'universalité ou à l'apodicticité.

L'aristotélisme n'est donc qu'une philosophie parmi

d'autres, et c'est pourquoi Montaigne n'est pas

aristotélicien (pas plus qu'il n'est épicurien, ou

stoïcien, ou même pyrrhonien) : il lui suffit d'être

Montaigne, ou plutôt cela ne lui suffit pas (pourquoi

lirait-il autrement les philosophes ?), mais il ne prétend

pas être autre chose...

Il va de soi que cette objection qu'il lui adresse,

l'École est hors d'état de l'entendre ou de la recevoir.

Montaigne le sait bien, ce qui ne fait qu'accentuer ses

réticences. C'est ainsi qu'après avoir critiqué un point

particulier de la pensée d'Aristote (sa théorie de la

privation), Montaigne reprend : "Cela toutefois ne

s'oserait ébranler, que pour l'exercice de la Logique.

On n'y débat rien pour le mettre en doute, mais pour

défendre l'auteur de l'école des objections étrangères :

son autorité, c'est le but au-delà duquel il n'est pas

permis de s'enquérir" (II, 12, 540). Bref, les

aristotéliciens ont remplacé l'amour de la vérité par

l'amour de l'aristotélisme, et c'est ce que Montaigne

23

(fidèle en cela d'ailleurs, et plus qu'il ne le croit, à

l'esprit d'Aristote) ne saurait accepter.

Cela dit, et même s'il en veut surtout à la scolastique,

Montaigne ne ressent guère, pour Aristote, d'intérêt

particulier : il le trouve obscur, et refuse, comme il dit,

de s'y ronger les ongles (I, 26, 146). Il le lit pourtant

(surtout l'Éthique à Nicomaque), et plutôt de plus en

plus. Il ne semble pas que cela ait levé, ni augmenté,

ses réticences. Le vrai est qu'il n'a, vis-à-vis d'Aristote,

ni sympathie ni animosité particulières. Il le cite

souvent, mais de manière plutôt superficielle ou

anecdotique. Il ne le connaît pas très bien, d'évidence,

et ne s'en préoccupe guère. Il le critique davantage qu'il

ne le loue, certes, mais cherche plutôt à l'excuser qu'à

l'accabler, ou ne l'accable, là encore, qu'au milieu

d'autres : "Pourquoi non Aristote seulement, mais la

plupart des philosophes ont affecté [recherché] la

difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du sujet

et amuser la curiosité de notre esprit, lui donnant où se

paître, à ronger cet os creux et décharné ? Clitomaque

affirmait n'avoir jamais su par les écrits de Camèade

entendre de quelle opinion il

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était. Pourquoi a évité aux siens Epicure la facilité et

Heraclite en a été surnommé σκοτεινός [l'obscur]. La

difficulté est une monnaie que les savants emploient,

comme les joueurs de passe-passe, pour ne découvrir

la vanité de leur art, et de laquelle l'humaine bêtise se

paye aisément" (II, 12, 508).

Montaigne est plus sévère avec Cicéron, qui peut

servir d'emblème à tout ce qui, dans la philosophie,

l'ennuie ou l'irrite. Ce qu'il en dit est assez rude, et

assez révélateur, pour être cité un peu longuement. On

verra que c'est bien le Cicéron philosophe qui

l'intéresse, non l'orateur ou l'écrivain, et qu'il lui

reproche plutôt de philosopher mal que de philosopher

trop :

Quant à Cicéron, les ouvrages qui me peuvent servir chez lui à mon dessein, ce sont ceux qui traitent de la philosophie, signamment morale. Mais, à confesser hardiment la vérité (car, puisqu'on a franchi les barrières de l'impudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'écrire me semble ennuyeuse, et toute autre pareille façon. Car ses préfaces, définitions, partitions, etymologies, consument la plupart de

son ouvrage ; ce qu'il y a de vif et de moelle, est étouffé par ses longueries d'apprêts. Si j'ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moi, et que je ramentoive [me rappelle] ce que j'en ai tiré de suc et de substance, la plupart du temps je n'y trouve que du vent : car il n'est pas encore venu aux arguments qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le nœud que je cherche. Pour moi, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus savant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et aristotéliques ne sont pas à propos : je veux qu'on commence par le dernier point ; j'entends assez que c'est que mort et volupté ; qu'on ne s'amuse pas à les anatomiser : je cherche des raisons bonnes et fermes d'arrivée [dès l'abord], qui m'instruisent à en soutenir l'effort. Ni les subtilités grammairiennes, ni l'ingénieuse contexture de paroles et d'argumentations n'y servent ; je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doute : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'école, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encore, un quart d'heure après, assez à temps pour rencontrer le fil du propos (II, 10, 413-414).

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Les Cicéron d'aujourd'hui, qui sont légion, se

reconnaîtront — ou s'ils ne se reconnaissent pas, ce qui

est possible, nous ne les en reconnaîtrons que mieux...

Ajoutons pourtant que Montaigne, malgré ces

réticences, lira beaucoup, et de plus en plus, les livres

philosophiques de Cicéron (c'est d'ailleurs une

constante de son évolution : son intérêt pour les

philosophes ne cesse de croître). Cela ne signifie pas

qu'il ait changé d'avis. Les Académiques, le De Finibus

ou les Tusculanes sont pour lui une source précieuse

d'informations sur la philosophie ancienne, mais ne

sont sans doute que cela : Montaigne n'a jamais

considéré Cicéron comme un vrai philosophe (cf. par

exemple II, 31, 716 ou I, 39, 248) ; c'est dire aussi que

ses réticences, le concernant, atteignent moins la

philosophie en tant que telle que ses retombées erudites

ou livresques.

On aura remarqué, dans le long passage que nous

venons de citer, l'expression qu'utilise Montaigne : "la

philosophie, signamment [spécialement] morale"...

Cela suppose qu'il en existe une autre, ou plusieurs ;

mais lesquelles ? Montaigne, sur ce point, n'est guère

27

explicite : il évoque une seconde fois "la philosophie

morale" (III, 2, 805), une fois "la philosophie politique"

(III, 9, 952), et c'est tout. On est surtout frappé par

l'absence, dans les Essais, de toute mention d'une

quelconque philosophie première ou, aussi bien, d'une

quelconque philosophie naturelle. Ce n'est bien sûr pas un

hasard. Montaigne ne croit guère à l'une ni à l'autre. Il leur

préfère la connaissance de soi : "Je m'étudie plus qu'autre

sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique" (III, 13,

1072). Mais quel sens donne-t-il alors au mot de

"philosophie" ? Son sens restreint (l'amour de la sagesse,

la vie raisonnable), ou son sens large ("philosophie"

pouvant alors désigner, et jusqu'au XVIIIe siècle, toute

connaissance rationnelle, autrement dit l'ensemble des

sciences naturelles et humaines) ? Faute d'une définition

expresse, on ne peut se fonder que sur l'usage du mot.

Nulle mention d'une quelconque "philosophie

naturelle", je l'ai dit, et c'est un premier indice : le mot de

"philosophie", chez Montaigne, ne remplace pas celui de

"science" (qui est d'ailleurs beaucoup plus fréquent : 293

occurrences au singulier ou au pluriel), ni celui de

"savoir" (43 occurrences pour le seul

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28 29

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substantif), et c'est en quoi l'expression "la

philosophie et sciences humaines" (II, 12, 559) n'est pas

pléonastique. Ces "sciences", certes, n'ont pas grand

chose de scientifique, au sens moderne du terme : elles

relèvent plutôt des humanités. Mais cela n'en donne que

plus de relief à la singularité, chez Montaigne, de la

philosophie. Il peut sans doute arriver que le mot soit

utilisé en son sens le plus général, par exemple quand

Montaigne écrit que "l'admiration est fondement de toute

philosophie, l'inquisition le progrès, l'ignorance le bout"

(III, 11, 1030). Mais ces cas sont rares. Le plus souvent,

la philosophie désigne tout autre chose, qui correspond

bien davantage à ce que j'ai appelé le sens restreint du

mot ou, puisque c'est le même, à son sens

étymologique : la philosophie, pour Montaigne, est

avant tout l'amour, la quête ou l'apprentissage de la

sagesse, laquelle ne saurait se confondre avec la science

(puisque, "quand bien nous pourrions être savants du

savoir d'autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que

de notre propre sagesse", I, 25, 138), ni se réduire à elle.

C'est ce qu'indique fort clairement le plus long

développement, sauf oubli de ma part, que Montaigne ait

jamais

consacré à la philosophie en tant que telle (I, 26, 158

sq.). Il s'agit, et à nouveau ce n'est bien sûr pas un

hasard, de l'essai sur "l'institution des enfants". De

toutes les disciplines, "la philosophie est celle qui nous

instruit à vivre", explique Montaigne (p. 163) ; c'est

donc l'activité la plus urgente : "On nous apprend à

vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la

vérole avant que d'être arrivés à leur leçon d'Aristote,

de la tempérance. Cicéron disait que, quand il vivrait la

vie de deux hommes, il ne prendrait pas le loisir

d'étudier les poètes lyriques. Et je trouve ces ergotistes

plus tristement encore inutiles. Notre enfant est bien

plus pressé : il ne doit au pédagisme que les premiers

quinze ou seize ans de sa vie : le demeurant est dû à

l'action. Employons un temps si court aux instructions

nécessaires" (ibid.). La philosophie en fait éminemment

partie : c'est à elle que "se doivent toucher les actions

humaines comme à leur règle" (p. 158), c'est elle qui,

"comme formatrice des jugements et des mœurs, sera

(la) principale leçon" de notre écolier (p. 164), et

spécialement "en la partie où elle traite de l'homme et

de ses devoirs et offices" (ibid.). Cette dernière

expression atteste que Montaigne ne réduit pas la

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30

philosophie à ce qu'il appelait ailleurs "la philosophie

morale" (II, 10, 413 et III, 2, 805) : c'est là sa partie

principale, certes, mais ce n'est pas son tout. La

philosophie politique, la métaphysique, ce que nous

appelons aujourd'hui l'epistemologie ou la théorie de la

connaissance en font tout aussi incontestablement partie,

et Montaigne d'ailleurs les pratique parfois (comme on le

voit par exemple dans l'Apologie de Raymond Sebond).

La philosophie se mêle "de tout" (1,30,198). Sans se

confondre avec la science, elle ne saurait donc être

indifférente au savoir, ni à ses limites. D'ailleurs,

Montaigne observe que "toute la philosophie est

départie en trois genres", ou "en trois générales sectes",

qui sont les dogmatiques, les Académiciens (au sens de

la Nouvelle Académie : celle de Clitomaque et Camèade)

et les pyrrhoniens (II, 12, 502 et 506). C'est dire assez

que la question gnoséologique est cruciale. Comment

autrement ? La philosophie concerne le tout de notre

existence, en tant qu'il se réfléchit dans notre jugement :

elle n'est pas autre chose que cette réflexion même.

Évoquant "tous les plus profitables discours de la

philosophie", Montaigne, toujours pensant à notre

écolier, ajoute

31

ceci : "On lui dira que c'est que savoir et ignorer, qui

doit être le but de l'étude ; que c'est que vaillance,

tempérance et justice ; ce qu'il y a à dire entre

l'ambition et l'avarice, la servitude et la sujétion, la

licence et la liberté ; à quelles marques on connaît le

vrai et solide contentement ; jusques où il faut craindre

la mort, la douleur et la honte, quels ressorts nous

meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous.

Car il me semble que les premiers discours de quoi on

lui doit abreuver l'entendement, ce doivent être ceux

qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront

à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre.

Entre les arts libéraux, commençons par l'art qui nous

fait libres" (I, 26, 158-159 A). Parvenu à ce point,

Montaigne cite le "sapere aude" d'Horace, dont Kant

fera la devise des Lumières7 (p. 159). Mais tous

savoirs ne se valent pas : "C'est une grande simplesse

d'apprendre à nos enfants la science des astres et le

mouvement de la huitième sphère, avant que les leurs

7 Cf Kant, "Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?", trad. S. Piobetta, La philosophie de l'histoire, Médiations-Denoè'l, réimpr. 1984, p. 46 : "Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. "

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32 33

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propres" (ibid.). Puis Montaigne ajoute : "Après qu'on

lui aura dit ce qui sert à le faire plus sage et meilleur

[autrement dit après qu'on l'aura entretenu de

philosophie], on l'entretiendra que c'est que Logique,

Physique, Géométrie, Rhétorique ; et la science qu'il

choisira, ayant déjà le jugement formé, il en viendra

bientôt à bout" (p. 160). On voit ce que c'est que

philosopher, pour Montaigne : c'est former son

jugement et sa vie, et je ne sais guère de grands

philosophes qui aient dit le contraire. Or, parvenu à ce

point, Montaigne se laisse quelque peu emporter, pour

notre bonheur, et se lance, contre les cuistres, dans le

plus bel éloge de la philosophie peut-être qu'on ait

jamais écrit. A nouveau, et bien que le texte soit un peu

long et que j'en aie déjà évoqué tel ou tel point, je ne

résiste pas au plaisir de vous en lire d'assez larges

extraits :

"C'est grand cas que les choses en soient là, en notre siècle, que la philosophie, ce soit, jusques aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se trouve de nul usage et de nul prix, et par opinion et par effet. Je crois que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses

avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d'un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pâle et hideux ? Il n'est rien plus gai, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise folâtre. Elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n'est pas là son gîte. Démétrius le Grammairien, rencontrant dans le temple de Delphes une troupe de philosophes assis ensemble, il leur dit : Ou je me trompe, ou, à vous voir la contenance si paisible et si gaie, vous n'êtes pas en grand discours entre vous. A quoi l'un d'eux, Heracléon le Mégarien, répondit : C'est à faire à ceux qui cherchent si le futur du verbe βάλλω a double λ, ou qui cherchent la dérivation des comparatifs χείρον et βέλτιον, et des superlatifs χείριστον et βέλτιστον, qu'il faut rider le front, s'entretenant de leur science. Mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoutumé d'égayer et réjouir ceux qui les traitent, non les renfrogner et contrister. (...) L'âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise ; doit former à son moule le port extérieur, et l'armer par conséquent d'une

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34

gracieuse fierté, d'un maintien actif et allègre, et d'une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la lune : toujours serein. C'est "Barroco" et "Baralipton" qui rendent leurs suppôts ainsi crottés et enfumés, ce n'est pas elle ; ils ne la connaissent que par ouï-dire. Comment ? elle fait état de sereiner les tempêtes de l'âme, et d'apprendre la faim et les fièvres à rire, non par quelques epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a pour son but la vertu, qui n'est pas, comme dit l'école, plantée à la tête d'un mont coupé, raboteux et inaccessible. Ceux qui l'ont approchée, la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle voit bien sous soi toutes choses ; mais si peut-on y arriver, qui en sait l'adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie comme est celle des voûtes célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d'aigreur, de déplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature,

35

fortune et volupté pour compagnes, ils sont allés, selon leur faiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher à l'écart, emmi des ronces, fantôme à étonner les gens" (I, 26, 160-161).

Pardon de citer Montaigne si longuement ; mais que

peut-on faire de mieux, devant un tel texte ? Tant de

beauté, tant de vivacité découragent et le commentaire

et l'imitation ! Je ne m'arrête pas, sauf pour mémoire, sur

l'hédonisme ou l'eudémonisme latents de ce passage, ou,

pour mieux dire, sur son alacrité philosophante. Pour

Montaigne comme pour Epicure, "il faut étendre la joie,

mais retrancher autant qu'on peut la tristesse" (III, 9,

979) : la philosophie y contribue, ou plutôt elle est cela

même dès lors que la raison et la lucidité, non l'illusion

ou la foi, sont ses moyens. Philosopher c'est apprendre à

vivre, non à mourir (I, 26, 163, III, 12, 1051-1052). Ou

si c'est apprendre à mourir (1,20), c'est en ceci

seulement que la mort fait partie de la vie, et qu'on ne

peut, sans accepter celle-là, vivre joyeusement celle-ci :

"De vrai,

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36

ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu'à notre

contentement, et tout son travail tendre en somme à nous

faire bien vivre, et à notre aise" (I, 20, 81). C'est la

philosophie même. De là ce qu'on a appelé "l'épicurisme"

de Montaigne8, épicurisme certes hétérodoxe, puisque

non dogmatique, mais dont on sait qu'il ne fera que

s'accentuer avec le temps. A nouveau, cela suppose une

certaine conception de la philosophie, ou du philosopher :

"C'est ce que dit Epicure au commencement de sa lettre à

Ménécée : Ni le plus jeune refuie à philosopher, ni le plus

vieil s'y lasse. Qui fait autrement, il semble dire, ou qu'il

n'est pas encore saison d'heureusement vivre, ou qu'il n'en

est plus saison" (I, 26, 164 C). Cela, qui traduit mot pour

mot le texte d'Epicure (que Montaigne connaissait par

Diogene Laërce, lui-même traduit en latin), vaut comme

définition : philosopher c'est vivre heureusement, ou le

plus heureusement possible. Comme Epicure encore,

8 Epicurisme sur lequel je ne puis m'arrêter ici, mais dont j'ai traité longuement ailleurs : voir mon article "Montaigne cynique ? (Valeur et vérité dans les Essais)", dans Montaigne philosophe, n° 181 de la Revue internationale de philosophie, Bruxelles, 1992 (diffusion PUF).

37

Montaigne juge que c'est "une très douce médecine que

la philosophie : car des autres on n'en sent le plaisir

qu'après la guérison, cette-ci plaît et guérit ensemble"

(II, 25, 690). Peut-être Montaigne avait-il lu dans

Sextus Empiricus la belle définition que donnait

Epicure ? "La philosophie est une activité qui, par des

discours et des raisonnements, nous procure la vie

heureuse"9... Cette définition, en tout cas, ou une du

même genre, est implicite chez Montaigne, à ceci près

que ce dernier se fait moins d'illusions qu'Epicure sur

la solidité de ces discours ou la validité de ces

raisonnements. La raison, pour Montaigne, n'est

qu'une "apparence de discours que chacun forge en

soi, (...) un instrument de plomb et de cire,

allongeable, ployable et accommodable à tous biais et à

toutes mesures" (II, 12, 565 ; voir aussi p. 539). Une

telle fragilité intrinsèque ne saurait évidemment laisser

9 Epicure, cité par Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, XI, 169. Mais Villey observe que Montaigne, qui cite souvent les Hypotyposes pyrrhoniennes, semble ignorer YAdversus mathematicos {op. cit., tome I, p. 243), et j'ai moi-même tendance à penser que, s'il avait connu cette définition d'Epicure, il l'aurait (tant elle est proche de sa pensée) vraisemblablement citée dans les Essais.

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38

la philosophie indemne, et Montaigne l'assume

joyeusement : il cherche, non la certitude mais le

repos, et le trouve dans le mouvement et l'incertitude.

Sur sa propre pensée, sa propre évolution, il a cette

phrase, qui sonne comme un aveu de faiblesse et qui

donne une idée de sa force : "C'est un mouvement

d'ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des joncs

que l'air manie casuellement selon soi" (III, 9, 964).

Montaigne est un philosophe sceptique, c'est ce qui lui

interdit de croire absolument à la philosophie. Comme

Pascal, il est convaincu qu'on n'en philosophe que

mieux (I, 12, 511), au point qu'il n'arrive pas à croire

que d'autres aient pu se fier totalement à leurs propres

conceptions : "Je ne me persuade pas aisément

qu'Epicure, Platon et Pythagore nous aient donné pour

argent comptant leurs Atomes, leurs Idées et leurs

Nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs

articles de foi de chose si incertaine et débattable"

{ibid.). Philosophe "imprémédité et fortuit", comme il

dit si bien (II, 12, 546), Montaigne est aussi un

philosophe lucide, ce qui est plus rare qu'on ne

pourrait le croire, et un philosophe généreux, qui prête

39

aux autres, et jusqu'à l'excès, sa propre lucidité : "la

philosophie nous présente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle

croit [puisque, on l'a vu, Pythagore, Platon ou Epicure ne

pouvaient croire vraiment à leurs systèmes !], mais ce

qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse" (II,

12, 537). Montaigne voit bien qu'il en est pour une part de

même de la science, laquelle "nous donne en paiement et

en présupposition les choses qu'elle-même nous apprend

être inventées" (ibid.) ; il n'en reste pas moins que sa

conception de la philosophie la rapproche de ce que nous

appelons aujourd'hui une œuvre d'art (qui n'atteint à la

vérité qu'au travers d'une subjectivité singulière) davantage

que de nos modernes sciences de la nature ou de l'homme

(dans lesquelles la vérité ne s'obtient qu'à partir d'une

démarche objective, ou sans autre subjectivité

qu'impersonnelle ou interchangeable avec toute autre).

C'est d'ailleurs ce que confirme la comparaison insistante

que fait Montaigne de la philosophie avec la poésie : "la

philosophie n'est qu'une poésie sophistiquée", écrit-il

(ibid.), "les mystères de la philosophie (ont) beaucoup

d'étrangetés

Page 26: André COMTE-SPONVILLE je ne suis pas philosophe.Etudes montaignistes

40

communes avec celles de la poésie" (II, 12, 556), et

d'ailleurs Platon lui-même "est tout poétique, et la

vieille théologie poésie, disent les savants, et la

première philosophie" (III, 9, 995). Il faut entendre que

les premiers philosophes (les présocratiques ?) étaient

poètes au sens littéral, quand les philosophes plus tardifs

ne sont plus poètes que par métaphore (ou ne font plus

de poésie que "sophistiquée" !). L'essentiel demeure :

philosophie et poésie sont liées, et légitimement

comparables. Certes, il n'y a là aucune condamnation

(Montaigne aime beaucoup la poésie, et cite les poètes,

surtout latins, aussi volontiers que les philosophes) ;

mais il en découle quelque chose comme une humilité

obligée : la poésie dit la vérité du poète, non celle du

monde, et c'est ce que doit faire aussi — puisqu'il ne

peut faire autrement — le philosophe. "Ce que j'en

opine, écrit Montaigne, c'est aussi pour déclarer la

mesure de ma vue, non la mesure des choses" (II,

10,410). Et ailleurs : "Ce sont ici mes humeurs et

opinions ; je les donne pour ce qui est en ma créance,

non pour ce qui est à croire. Je ne vise ici qu'à découvrir

moi-même, qui serai par aventure autre

41

demain, si nouveau apprentissage me change. Je n'ai

point l'autorité d'être cru, ni ne le désire, me sentant

trop mal instruit pour instruire autrui" (I, 26, 148). La

multiplicité des philosophies, si scandaleuse pour les

dogmatiques, devient plutôt, pour Montaigne, une

chance supplémentaire, grâce à quoi toute pensée

pourra toujours trouver quelque philosophe pour

s'autoriser, se défendre ou s'approfondir. A preuve ce

passage piquant de l'Apologie :

"Je conseillais, en Italie, à quelqu'un qui était en peine de parler Italien, que, pourvu qu'il ne cherchât qu'à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu'il employât seulement les premiers mots qui lui viendraient à la bouche, Latins, Français, Espagnols ou Gascons, et qu'en y ajoutant la terminaison italienne, il ne faudrait jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Toscan, ou Romain, ou Vénitien, ou Piémontais, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu'une de tant de formes. Je dis de même de la Philosophie : elle a tant de visages et de variété, et a tant dit, que tous nos songes et rêveries s'y trouvent. L'humaine fantaisie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n'y soit. Nihil tarn absurde dici potest quod non dicatur ab

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l'essentiel de la pédagogie. Éduquer un enfant, c'est

d'abord lui apprendre à aimer la vérité : "Qu'on

l'instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la

vérité, tout aussi tôt qu'il l'apercevra : soit qu'elle

naisse es mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en

lui-même par quelque ravisement [action de se

raviser]" (I, 26, 155). De même que le relativisme de

Montaigne, dans l'ordre pratique, nous préserve du

fanatisme autant que du nihilisme, de même son

scepticisme, dans l'ordre théorique, nous préserve du

dogmatisme autant que de la sophistique : qu'il n'y ait

pas de bien absolu, ou que nous n'y ayons pas accès,

cela n'empêche pas de chercher le sien, ni d'aider les

autres, et "par routes diverses", à trouver le leur (III,

12, 1052) ; qu'il n'y ait pas de certitude absolue, ou

qu'elle soit pour nous hors d'atteinte, cela n'interdit pas

de se soumettre à la norme d'une vérité au moins

possible, et d'ailleurs, même incertaine, nécessaire11.

11 Sur tout cela, sur quoi je ne puis m'étendre, voir mon article "Montaigne cynique ? (Valeur et vérité dans les Essais)", dans le n° déjà cité de la R e v u e internationale de philosophie.

45

Du temps de Montaigne, fanatisme et dogmatisme

étaient sans doute les ennemis principaux, et c'est eux

surtout que les Essais combattent ou critiquent. Il se

peut qu'aujourd'hui, du moins en Occident, le

nihilisme et la sophistique menacent davantage. Peu

importe ici : Montaigne nous aide à combattre et les

uns et les autres. Ce n'est pas la moindre raison de son

étonnante et pérenne actualité. La philosophie est quête

du bonheur, mais dans la vérité et dans la tolérance.

C'est en quoi la lecture des Essais, pour un

philosophe, est leçon à la fois d'humilité et

d'authenticité : "A quoi faire ces pointes élevées de la

philosophie sur lesquelles aucun être humain ne se peut

rasseoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre

force ? Je vois souvent qu'on nous propose des

images de vie, lesquelles ni le proposant ni les

auditeurs n'ont aucune espérance de suivre ni, qui plus

est, envie" (III, 9, 989). Montaigne, s'il vise moins

haut, nous atteint davantage. Ce qu'il aime, ce sont les

conseils "de la vraie et naïve philosophie [celle, par

exemple, d'Epicure ou de Sénèque], non d'une

philosophie ostentatrice et parliere, comme est celle [de

Pline ou Cicéron]" (I, 39, 248). Et comme il nous

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46

paraît, à nous, plus vrai et plus naïf (au meilleur sens

du terme : plus naturel, plus spontané, plus sincère)

que ceux même qu'il offre en modèle ! Peut-être eût-il

aimé qu'on donne, pour finir, la parole à une

courtisane ? "Je ne sais quels livres, disait la

courtisane Lais, quelle sapience, quelle philosophie,

mais ces gens-là battent aussi souvent à ma porte que

aucuns autres" (III, 9, 990). Ce n'est pas une objection

qu'on puisse faire à Montaigne : le plaisir de

philosopher, chez lui, fait partie des plaisirs de la vie,

et ne les condamne pas. C'est ce qui explique le plaisir

que nous avons à le lire, qui augmente en retour notre

plaisir de vivre et de penser, et c'est sans doute le plus

bel éloge, et le plus philosophique, et le plus juste,

qu'on puisse lui faire. C'est d'ailleurs un philosophe, et

non des moindres, qui l'a dit : "Qu'un tel homme ait

écrit, disait Nietzsche à propos de Montaigne, en vérité

le plaisir de vivre sur cette terre en est augmenté !"

Quel dommage que les philosophes, qui ont tant lu

Nietzsche ces dernières décennies, aient si peu lu

Montaigne : cela nous aurait évité bien des impasses et

bien des ridicules !