Andre Frossard_Dieu_en_questions

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Religião

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  • Andr FROSSARD

    Dieu en questions

    Ed. Descle de Brouwer, 1990

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    Prsentation Lauteur a reu, de la part dlves de terminale, garons et filles, plus de deux mille questions (qui se

    rptent souvent) auxquelles il a donn des rponses tires de son exprience de la foi. Afin quon ne laccuse pas dtre sourd lobjection, il a tenu le plus grand compte des arguments

    explicites ou implicites de ses interlocuteurs. En consquence, toutes les rponses commencent, sauf la premire et la troisime, par un expos entre

    guillemets, bref, mais loyal, des objections qui dcoulent de la question elle-mme. Vient ensuite un cependant , gnralement pris dans lcriture, et qui semble contredire son tour

    lobjection. La rponse proprement dite vient en dernier lieu. Les trois parties de chaque petit chapitre sont

    nettement spares, de manire viter toute confusion. Presque toutes les questions sont traites de cette mme faon, que le dsir de se montrer aussi ouvert que possible a dicte lauteur.

    Par ailleurs, on remarquera que celui-ci emploie mainte fois le mot de charit : il ne le prfre pas au mot amour , mais il dsigne plus expressment, ses yeux, lamour dsintress, primordial et crateur, qui est cause et fin de toutes choses.

    Enfin, on sera peut-tre surpris que les lves de terminale parlent si peu de politique. Lauteur la t lui-mme.

    Pourquoi vivre ? Terrible question, si lon songe votre ge, et que vous tes si nombreux poser. Je lai entendue pour

    la premire fois Mons en Belgique, la sortie dun thtre o javais parl deux heures. Trois jeunes gens me barraient le passage. Lun deux, sur ce ton comminatoire que la jeunesse prend parfois quand elle craint de ntre pas coute de lge mr, me fit savoir au nom de ses camarades quils navaient pas voulu intervenir pendant la runion qui venait de sachever, mais quils avaient tous les trois poser une question trop intime et trop grave pour tre dbattue en public, et cest alors que vint cet effrayant Monsieur, pourquoi vivre ? qui marrivait dessus comme un ultimatum et ne maccordait, pour rpondre, ni dlai, ni remise. Il ne sagissait pas desquiver, dinvoquer la fatigue et lheure tardive. En ce temps-l, une mode funbre commenait se rpandre parmi la jeunesse : celle de se suicider par le feu, aprs stre arros de ptrole, prcisment cause de cette question que la mort de Dieu, lincohrence du monde, le matrialisme obtus de la socit, lasphyxie, les idologies et les dlires inoprants des arts laissaient sans rponse. Des penseurs accrdits dans les cafs de Saint-Germain-des-Prs philosophaient sur labsurde, dnonaient linanit de lespce humaine, cette passion inutile, et tandis quils alignaient les verres et les arguments, des jeunes gens sincres, convaincus du nant de toutes choses, ratifiaient leur jugement avec une allumette. Il y avait un reste de fivre dans le regard de mes interlocuteurs, et je croyais voir, dans leur prunelle, un long corridor dombre menant une porte, qui ne pouvait donner que sur le vide. La main sur la poigne, ils attendaient une rponse, peu prs persuads quil ny en avait pas. A qui accordaient-ils une dernire chance ? A eux-mmes, ou moi ? A Dieu, peut-tre.

    Cependant... Il fallait parler, et je maperus tout dabord que je ne mtais jamais pos la question qui tourmentait si

    fort ces jeunes gens de Mons, comme elle vous poursuit vous-mmes aujourdhui jusque dans vos dlassements. Dans ma prime jeunesse socialiste, les problmes mtaphysiques taient renvoys pour partie la science, et pour partie aux nuages ; la science aurait bientt rsolu toutes les nigmes de lunivers, le reste ntait que rveries blmables, tout juste propres nous dtourner des urgences politiques. Aprs ma conversion, tout tait radieusement simple : Dieu existait, joie immense, ocan de lumire et de douceur, et lide ne me viendrait jamais plus de minterroger sur ma chtive personne qui ne prsentait dintrt que pour son infinie mansutude. Je ntais plus qumerveillement, action de grces et reconnaissance perdue envers tant de misricordieuse beaut. Dieu tait amour, et cet amour mapprenait

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    quil tait cause et fin de tout ce qui est, quaucun tre nexistait exclusivement pour soi, mais pour un autre, pour tous les autres, commencer par ltre de Dieu lui-mme, qui est effusion pure.

    Privs de Dieu depuis longtemps, mes jeunes gens de Mons avaient oubli cela, ou ils ne lavaient pas devin, si on avait omis de le leur apprendre. Je leur dis, avec toutes les prcautions dusage lorsque lon aperoit un garon debout sur le rebord dune fentre, et que lon cherche le dissuader de sauter, que le regard trop insistant que lon porte sur soi-mme ne rencontre finalement que le gouffre de nant dont quelque mystrieuse bont nous a tirs ; quautour de nous toutes les choses, de la plus petite la plus grande, de la plus infime parcelle de matire la gravitation des toiles, sattiraient et sunissaient pour composer des harmonies complmentaires de plus en plus vastes ; que cette loi fondamentale, lisible jusque dans linstinct dassociation des plus impalpables poussires datomes, rgissait tout lunivers, y compris leur propre personne prdestine aimer, et que nul ne pouvait sy soustraire, sauf glisser inexorablement vers le vide ; que cette loi resterait vidente, quand bien mme on ne croirait pas en Dieu. Je peux ajouter aujourdhui, devant la liste de vos questions, que celle-l est typiquement masculine : aucune jeune fille ne la pose. Par nature mieux disposes que nous lamour, les femmes savent sans mme avoir besoin dy rflchir quelles ne sont pas faites pour elles-mmes ; si la question leur venait tout de mme lesprit, elles la formuleraient tout autrement et ne demanderaient pas Pourquoi vivre ? , mais Pour qui vivre ? . Nous devrions bien prendre exemple sur elles.

    Je ne sais si jai convaincu les jeunes gens de Mons. En tout cas les journaux, et cest bien le plus important, ne mont jamais donn de leurs nouvelles.

    Quest-ce que la foi? On en a donn tant de dfinitions que mieux vaudrait, une fois pour toutes, la dire indfinissable. Pour les uns, cest un acquiescement la parole de Dieu, mais encore faut-il que Dieu existe, et quil

    parle, ce qui prsuppose ce que lon veut dmontrer. Pour dautres, cest une grce, de sorte quil est inutile de la chercher quand on ne la pas. La plupart des penseurs modernes voient dans la foi le fait dune intelligence qui prend acte de ses

    limites, et sen remet pour le reste une mystrieuse puissance suprieure qui rgirait le monde et mme sa propre existence. On trouve une trace de ce genre dabdication intellectuelle dans lexpression populaire : Pour croire cela, il faut vraiment avoir la foi , ce qui revient dire quil faut parfois, pour croire, faire taire sa raison.

    Pour dautres encore, la foi tablit une relation entre Dieu et ltre humain, le plus souvent par lentremise de lcriture ou dune glise; mais une relation ou un dialogue exige lexistence de deux interlocuteurs, et lon retombe dans notre premire objection.

    Pour Bernanos, la foi ntait pas autre chose que vingt-quatre heures de doute, moins une minute desprance. Selon cette belle formule, la foi serait un doute surmont de loin en loin par un sentiment irrationnel. On ne peut donc ni la dfinir, ni lexpliquer.

    Cependant, Dieu est amour, et cest par consquent dans lamour que lexplication de la foi est

    chercher. La foi ne consiste pas simplement croire que Dieu existe. Les contemporains du Christ avaient peu de

    doute cet gard, et lon voit bien quil leur demande davantage. Il leur reproche souvent leur manque de foi, ce quil naurait pas eu lieu de faire, surtout parmi des Juifs, sil ne stait agi que de reconnatre lexistence de Dieu, et encore moins si la foi tait un don accord aux uns et refus aux autres. Il dplore que la foi soit si rare, ou si faible, et quand elle parat, il sen merveille comme dune chose extraordinaire, mme pour lui. Ainsi, lorsque le centurion qui lui a demand de sauver son domestique lui dit, dclinant lhonneur de le recevoir sous son toit : Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres dans ma maison, mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guri , Jsus scrie : Jamais je nai vu une telle foi en Isral !

    Un autre pisode incite retourner le problme, et se demander ce que la foi reprsente, non pas pour lhomme, mais pour Dieu lui-mme. Le jour des Rameaux, alors que sa passion est proche, le Christ descend du mont des Oliviers vers Jrusalem sur un tapis de palmes et de manteaux dploys. Il sait quil

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    va mourir, et de quelle faon. Il sait aussi quil aura un second avnement, et que son rgne naura pas de fin. Pourtant, la vague de joie qui laccompagne ne soulve en lui que deffrayantes prophties sur la ruine de Jrusalem, et cette pense quil semble exprimer pour lui-mme haute voix : Quand le Fils de lhomme reviendra, trouvera-t-il encore la foi sur la terre ? Cette parole songeuse et comme teinte danxit, on ne peut plus rvlatrice, est rapprocher de la dernire question de lvangile laptre : Pierre, maimes-tu ? Pour le Christ, donc pour Dieu, rien dautre ne compte, et cette suprme question, la foi est la rponse. Cest elle que le Christ est venu chercher, susciter et recueillir parmi nous, et quil craint de ne plus entendre lorsquil reviendra. La foi est un phnomne daimantation rciproque entre Dieu, dont leffacement attire notre tre au-del de lui-mme, et cette gnreuse disposition du cur humain croire lamour en dpit de toutes les apparences contraires, disposition qui exerce sur la divine charit une attraction irrsistible.

    Qui es-tu, Andr? De toutes les questions que jai reues, et qui se rptent souvent, voil peut-tre la plus difficile. Je

    vais essayer dy rpondre, encourag par ce tutoiement qui me fait oublier la gnration laquelle jappartiens et me rajeunit agrablement.

    Comme je lai dj racont ailleurs, je suis le fils dun homme politique de la IIIme Rpublique,

    instituteur rvoqu pour menes rvolutionnaires et qui fut trente ans, en 1920, le premier secrtaire gnral du parti communiste franais. A treize ans, garon prcoce, il crivait dj dans un journal de Belfort, son pays natal, o lon navait pas encore vu dditorialiste en culottes courtes. Sorti de lcole normale dinstituteurs lge o les autres sefforaient dy entrer, il partageait galement son temps entre la classe et la lutte de classes, entran lui-mme par une loquence naturelle, prcise, puissante, laquelle sa voix grave donnait des sonorits denclume ou de puits. Il avait pous une jeune franc-comtoise du pays de Montbliard, blonde et belle, qui aimait la musique et le socialisme, en tout cas un socialiste, et dont les parents cultivaient avec un acharnement mritoire un lopin de cinq hectares infructueux.

    Du ct paternel on tait juif par ma grand-mre, robuste femme tire de lAncien Testament tout tincelante de rpliques et dinjonctions interdisant le dbat. On ne relevait plus trace du catholicisme qui avait t lorigine, parat-il, celui de mon grand-pre radical-socialiste, sellier-bourrelier de son tat, et que je nai pas connu. On lappelait, je crois, le cuirassier cause de larmure quil avait porte dans une de ces batailles que les Franais perdent quand ils devraient les gagner, ou gagnent quand ils feraient mieux de les perdre.

    Ct maternel, on tait luthrien au milieu des pitistes, secte redoutable qui maniait alternativement, peu prs de la mme faon, la Bible et le flau. Comme vous le voyez, je suis le rsultat dun affectueux tlescopage de religions qui me dispose tout naturellement lcumnisme ; pour rpondre aux problmes que pose celui-ci, je nai qu me runir moi-mme en assemble gnrale.

    Il ny avait pas dglise paroissiale dans le village de mon pre, mais une grande synagogue de grs rose aujourdhui dserte, la communaut juive ayant t dporte et extermine Auschwitz o jaurai perdu, entre autres, une amie denfance, qui aurait pu schapper et ne la pas voulu : elle tenait accompagner son pre, un peu sourd, et dont elle craignait quil ne comprt pas les ordres temps pour viter les coups. Elle devait avoir votre ge, et je vnre son souvenir. Jai, par elle, une ide de la suprme beaut de ces hrones que lglise appelle saintes et martyres.

    Je suis n dans une grosse maison carre du village de ma mre, au bord dun ruisseau truites o se lavaient le linge et lhabitant. Ctait pendant la Premire Guerre mondiale, et mon premier souvenir denfance est celui dune cave de Belfort o nous avons t blesss, ma mre et moi, par lexplosion dune bombe dont un avion allemand en excursion loin des lignes de front stait dlest au-dessus de la ville. Ainsi ai-je pris conscience, deux ans, de lexistence du monde extrieur, et limage de ce local sombre soudain travers par une lueur jaune ne sest jamais efface de ma mmoire.

    Dieu nexistait pas. Nous lavions remplac par une religion du salut de lhomme par lhomme lui-mme, fonde sur la vision marxiste de lhistoire. Jai t lev encastr dans Karl Marx : le divan sur lequel je couchais dans le petit bureau de mon pre tait encadr par les oeuvres compltes du prophte, dont un portrait ornait le mur den face. Le soir, avant de mendormir, je tirais au hasard un des tomes du

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    Capital rangs au-dessus de ma tte et jen lisais quelques pages, sautant la thorie, trop ardue, et cherchant la polmique o lauteur maniait avec dextrit une ironie dvastatrice qui me rappelait ma grand-mre paternelle. Puis jabandonnai Karl Marx pour lIliade, qui se trouvait sur un rayon plus bas, et qui me tint compagnie pendant trois ans : je ne me lasse pas de ce que jaime, et je peux couter le mme disque des annes durant avec des interruptions toutefois.

    Vinrent ensuite Voltaire et Rousseau, qui ne se supportaient gure que chez moi. Rousseau jugeait Voltaire inapte aux grandes penses, et pour Voltaire, Jean-Jacques tait la philosophie ce que le douanier Rousseau serait un jour la peinture. A quinze ans, je ne mintressais qu larchitecture grecque en gnral, et larchitecture fminine en particulier. Je les ai beaucoup tudies lune et lautre, avec une gale admiration. Je dessinais inlassablement le mme angle droit du Parthnon, cherchant surprendre le secret de cette perfection auprs de laquelle tout le reste est barbare, et je retrouvais le mme mystre de la proportion chez les jeunes filles, qui avaient, en plus, la supriorit du mouvement. Pour le reste, jtais un garon absent et positivement introuvable. Rcemment, jai eu lhonneur de prsider pendant trois heures le dner des anciens lves de mon lyce : je ntais jamais rest si longtemps dans ltablissement. Mon instabilit scolaire irritait au plus haut point mon pre, qui rvait de me voir entrer lcole normale de la rue dUlm, et qui haussait les paules quand ma mre, qui avait pour moi toutes les indulgences, sefforait dattirer son attention sur toutes les qualits que je navais pas.

    Tel fut lenfant que jai t jusqu lge de vingt ans, plutt vide, assez gnralement indiffrent, mis

    part les cannelures doriques et la condensation de lumire dont les jeunes personnes me semblaient faites. Cest alors que sest produit lvnement fulgurant qui va me permettre, je lespre du moins, de rpondre plus prcisment dans le chapitre suivant la question Qui es-tu ? , que vous tes plusieurs me poser, et que vous faites suivre dune autre : Comment tes-tu converti ? formule autrement par quelques-uns de vos camarades de classe.

    Peut-on se convertir en deux minutes ? Cela semble bien improbable. On ne passe pas de lincroyance la foi sans rflexion ni dbat. Une

    conversion est le rsultat dune volution intrieure plus ou moins lente, dont les tapes ne sont souvent reprables quaprs coup, et o linconscient lui-mme joue son rle muet, mais actif. Un tribunal ne conclut pas avant davoir dlibr, et la conscience est ce tribunal, qui ne saurait se prononcer quen connaissance de cause. En outre, lexercice de libre-arbitre suppose un choix, et lon ne peut choisir entre deux penses contradictoires quaprs les avoir examines longuement lune et lautre. Les exemples de conversion instantanes sont rares, et prtent tous discussion. Nous en prendrons deux, la conversion de saint Paul et celle de Paul Claudel.

    Il est vrai que saint Paul, juif de grande culture de lcole de Gamaliel, sest converti sur la route de Damas o il entendait dissoudre et annihiler la communaut chrtienne. Il a racont lui-mme comment, lheure de midi, il sest trouv soudain environn dune lumire aveuglante, au sens propre, tandis quune voix lui demandait : Sal, Sal, pourquoi me perscutes-tu ? A la question Qui es-tu, Seigneur ? , la voix rpondit Je suis Jsus que tu perscutes. Saint Paul devint aussitt chrtien, et le perscuteur quil tait un instant auparavant commena une carrire de perscut qui devait le conduire Rome, et au martyre.

    Cest la conversion la plus clbre de lhistoire, au point que lexpression trouver son chemin de Damas est passe en proverbe. On notera toutefois quil tait midi, que le soleil tait au znith, et quen pareil cas rien nest plus commun quun blouissement, surtout dans un dsert. De plus, on croit savoir que saint Paul souffrait pisodiquement dune maladie nerveuse qui peut engendrer des phnomnes crbraux en forme dhallucination ou de halo, accompagns ou non de sensations auditives. Enfin, le lent cheminement dune troupe de Jrusalem Damas favorise la mditation, et plutt que de recourir une intervention miraculeuse, il est raisonnable de supposer que saint Paul a pris peu peu conscience de lextraordinaire beaut du message chrtien pour aboutir, aprs quelques heures de rflexion intense, ce que lon appelle un trait de lumire quand on veut faire entendre quune certitude sest impose vous avec force.

    Quant Paul Claudel, on remarquera quil tait catholique de naissance, quil avait reu une ducation

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    chrtienne, et quil est assez naturel quil ait, son gnie potique aidant, retrouv le sens de l ternelle enfance de Dieu une nuit de Nol Notre-Dame, parmi les cierges et les chants. Au surplus, Claudel a confess quil avait rsist ensuite pendant quatre ans la grce, ce qui prouve bien que sa foi na pas t instantane, mais mrie, et acquise aprs un dur combat.

    Du reste, les gens dglise ninsistent plus gure sur le caractre miraculeux de la conversion de saint Paul, et sils citent encore volontiers celle de Paul Claudel, cest parce quil est possible den donner une explication psychologique tout fait vraisemblable.

    Cependant, entr athe dans une chapelle jen suis ressorti chrtien quelques minutes plus tard, et jai

    assist ma propre conversion avec un tonnement qui dure encore. Les conversions instantanes ne sont pas si rares, et le fait que leurs bnficiaires ne les mettent

    quexceptionnellement par crit, soit par discrtion, soit par timidit ou par crainte de se faire mal comprendre ne prouve nullement quelles soient impossibles. Une messe de minuit peut, certes, susciter une grande motion chez un jeune chrtien du berceau comme Paul Claudel, mme et peut-tre surtout quand il sest tenu longtemps loign de la religion, mais une motion qui dure toute une vie et qui oriente toute une oeuvre, voil qui ne se voit pas souvent. La conversion de Paul Claudel a t, plus quune prise de conscience, une prise de contact avec une transcendance oublie par son cur et mconnue par son temps.

    Attribuer la conversion de saint Paul aux effets combins dune insolation et des dlires dune sorte de cerveau halogne a le double inconvnient daller contre le rcit de laptre lui-mme et de rendre incomprhensibles la rigueur de sa pense, lampleur de son loquence et la rectitude de sa vie : on na jamais entendu parler dun coup de soleil qui vous apprend une religion nouvelle, et un hallucin reste sujet aux hallucinations, qui ne rptent pas le mme discours pendant trente ans. A refuser de croire ce que lon tient pour impossible, on tombe dans linvraisemblable.

    Mon pre aurait voulu me voir rue dUlm. Jy suis all vingt ans, mais je me suis tromp de trottoir, et

    au lieu dentrer lcole normale suprieure, je suis entr chez les religieuses de lAdoration pour y chercher un camarade avec qui je devais dner.

    Ce que je vais vous raconter nest pas lhistoire dune dcouverte intellectuelle. Cest le rcit dune exprience de physique, presque dune exprience de laboratoire.

    Poussant le portail de fer du couvent, jtais athe. Lathisme prend bien des formes. Il y a un athisme philosophique, qui, incorporant Dieu la nature, refuse de lui accorder une personnalit spare et rsout toutes choses dans lintelligence humaine ; rien nest Dieu, tout est divin ; cet athisme-l finit en panthisme sous la forme dune idologie quelconque. Lathisme scientifique carte lhypothse de Dieu comme impropre la recherche, et semploie expliquer le monde par les seules proprits de la matire, dont on ne se demandera pas do elle vient. Plus radical encore, lathisme marxiste non seulement nie Dieu, mais lui signifierait son cong sil venait exister ; sa prsence importune entraverait le libre jeu de la volont humaine. Il existe galement un athisme des plus rpandus et que je connais bien, lathisme idiot ; ctait le mien. Lathe idiot ne se pose pas de questions. Il trouve naturel dtre pos sur une boule de feu recouverte dune mince enveloppe de boue sche, tournant sur elle-mme une vitesse supersonique et autour dune espce de bombe hydrogne entrane dans la giration de milliards de lampions dorigine nigmatique et de destination inconnue.

    Jtais encore cet athe-l en passant la porte de la chapelle, et je ltais toujours lintrieur. Lassistance contre-jour ne me proposait que des ombres, parmi lesquelles je ne pouvais distinguer mon ami, et une espce de soleil rayonnait au fond de ldifice je ne savais pas quil sagissait du saint-sacrement.

    Je navais ni chagrin damour, ni inquitude, ni curiosit. La religion tait une vieille chimre, les

    chrtiens une espce attarde sur le chemin de lvolution : lhistoire stait prononce pour nous, la gauche, et le problme de Dieu tait rsolu par la ngative depuis deux ou trois sicles au moins. Dans mon milieu, la religion semblait si dpasse que lon ntait mme plus anticlrical, si ce nest les jours dlections.

    Cest alors que linattendu est arriv. Par la suite, on a voulu tout prix me faire reconnatre que la foi

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    me travaillait en sous-uvre, que jy tais prpar mon insu, que ma conversion n a t quune prise de conscience brusque dun tat desprit qui me disposait depuis longtemps croire.

    Erreur. Si jtais dispos quelque chose, ctait lironie lgard de la religion, et si mon tat desprit pouvait tre rsum en un mot, ce mot serait celui dindiffrence.

    Je le vois encore aujourdhui, ce garon de vingt ans que jtais alors, je nai pas oubli la stupeur qui fut la sienne lorsque se leva tout coup devant lui, du fond de cette mdiocre chapelle, un monde, un autre monde dun clat insoutenable, dune densit folle, et dont la lumire rvlait et masquait en mme temps la prsence de Dieu, de ce mme Dieu dont il et, un instant auparavant, jur quil navait jamais exist que dans limagination des hommes; en mme temps lui arrivait dessus une onde, une vague dferlante de douceur et de joie mles, dune puissance briser le cur et dont il na jamais perdu le souvenir, mme dans les pires moments dune vie plus dune fois traverse par lhorreur et par le malheur ; il na pas dautre tche, depuis, que de rendre tmoignage cette douceur et cette dchirante puret de Dieu qui lui a montr par contraste, ce jour-l, de quelle boue il tait fait.

    Vous me demandez qui je suis ? Je peux vous rpondre je suis un assez trouble compos de nant, de tnbres et de pch ; il y aurait une forme insinuante de vanit et sattribuer plus de tnbres quon nen peut contenir, et plus de pchs quon nen pourrait commettre ; en revanche, ma part de nant est indiscutable, je sais quelle est ma seule richesse, et comme un vide inpuisable offert linfinie gnrosit de Dieu.

    Cette lumire, que je nai pas vue avec les yeux du corps, ntait pas celle qui nous claire, ou qui nous bronze ; ctait une lumire spirituelle, cest--dire, une lumire enseignante et comme lincandescence de la vrit. Elle a dfinitivement invers lordre ordinaire des choses. Depuis que je lai entrevue, je pourrais presque dire que pour moi Dieu seul existe, et que le reste nest quhypothse.

    On ma dit souvent : Et votre libre-arbitre ? On fait dcidment de vous tout ce que lon veut. Votre

    pre est socialiste, vous tes socialiste. Vous entrez dans une chapelle, vous voil chrtien. Si vous tiez entr dans une pagode, vous seriez bouddhiste ; dans une mosque, vous seriez musulman. A quoi je me permets parfois de rpondre quil marrive de sortir dune gare sans tre un train.

    Quant mon libre-arbitre, je nen ai vraiment dispos quaprs ma conversion, lorsque jai compris que Dieu seul pouvait nous sauver de toutes les dpendances auxquelles, sans lui, nous serions inexorablement enchans.

    Jinsiste. Ce fut une exprience objective, quasiment de lordre de la physique, et je nai rien de plus

    prcieux vous transmettre que ceci au-del, ou plus exactement travers le monde qui nous environne et nous intgre, il est une autre ralit, infiniment plus concrte que celle laquelle nous faisons gnralement crdit, et qui est lultime ralit, devant laquelle il ny a plus de questions.

    Le christianisme a chou Nest-ce pas un fait ? Lvangile nest pas connu partout, et il nest appliqu nulle part. Aucun peuple

    ne sest donn une constitution sinspirant de lvangile, et si les dirigeants de quelques pays riches invoquent volontiers Dieu dans les crmonies officielles, cest moins par dvotion que par habitude, et comme pour attirer sur leur nation un supplment de prosprits. Les chrtiens eux-mmes coutent lvangile le dimanche, quand ils arrivent assez tt loffice, et ils loublient toute la semaine. Du reste leurs glises leur fournissent obligeamment deux morales. Lune est cense rgir leur vie prive, lautre pose les principes de la vie en socit, et elle en rabat beaucoup sur la prcdente. Si par exemple les chrtiens reconnaissent quil leur est demand, pour atteindre la perfection, de tendre la joue gauche quand on les a frapps sur la joue droite , aucune de leurs glises na jamais invit ltat faire de ce conseil quelque peu impratif une obligation lgale, ce qui prouve bien que lEvangile est socialement impraticable, et na pas defficacit temporelle. Inutile de rappeler les croisades, lInquisition, les guerres de religions, etc., o lon ne relve, en vrit, aucune trace de christianisme. Autrement dit, cest un chec sur tous les plans.

    Cependant, le Christ dit ses aptres : LEsprit convaincra le monde au sujet du pch.

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    Cette prophtie sest accomplie, avec une vidence qui passe curieusement inaperue. Car si lidal

    chrtien est souvent considr comme inaccessible, nul ne conteste sa beaut, et si ses exigences morales passent pour dcourageantes, ou peu adaptes ltat des esprits selon certains critiques, ces mmes critiques nhsitent gure confesser un certain manque dapptit pour la perfection, et sils allaient au bout de leur pense, ils reprocheraient Dieu de se faire une trop haute ide de sa crature. Le monde entier sait aujourdhui quil y a un bien et un mal, que ce bien est li lamour du prochain, du pauvre, de lexil, la compassion pour les malades, les opprims, au respect des personnes, commencer par les plus humbles, toutes choses que le Lvitique a apprises aux juifs, lEvangile au reste des hommes.

    Il y a si peu de doute sur le pch , cest--dire sur le mal, que tous les systmes totalitaires eux-mmes, sauf un, ont toujours tent de couvrir leurs infamies judiciaires dun voile juridique emprunt au vestiaire du droit : Staline accusait ses victimes de toutes sortes de crimes pour lesquels ils eussent t condamns ailleurs, sils les avaient commis ; son mensonge volait son vocabulaire la justice. Le seul rgime qui ait rompu ouvertement avec la morale judo-chrtienne est le nazisme, paganisme intgral et cynique, adorateur de la force, champion dune race suprieure imaginaire, et contre qui tmoignera ternellement la fume immobile dAuschwitz.

    Quant aux exemples que lon donne des checs du christianisme, ils tiennent, les uns la faiblesse humaine, et il faudrait beaucoup dorgueil pour la condamner, les autres, soit une volont de puissance dplace dans lordre spirituel, soit une erreur de lEglise, que daucuns lincitent encore aujourdhui commettre celle de participer au pouvoir temporel et dessayer dinflchir le cours du sicle, par dautres moyens que ceux de la foi et de lamour. Si la morale religieuse semble diverger, et ntre pas tout fait la mme pour les personnes et pour les socits, cest parce que lEglise a t amene durant certaines priodes de lhistoire, par exemple aux temps des invasions barbares, prendre des responsabilits civiles qui ne lui reviennent pas normalement. Seule institution valide parmi les dcombres de lempire romain et dernier refuge des populations menaces, elle a d dicter des rgles de vie commune qui tenaient compte charitablement du fait que le grand nombre ne va pas dun mme lan vers la saintet. Elle ne pouvait fonder ces rgles sur lvangile pris dans ses exigences intgrales, car et ceci rpond la dernire objection lvangile ne se lit pas la troisime personne du pluriel, mais la deuxime du singulier : il tablit un rapport personnel entre Dieu et chaque tre humain, qui pour la divine charit a autant dimportance que tous les autres runis. Il est impossible de tirer une constitution politique de lvangile pour la raison vidente que si nimporte lequel dentre nous peut toujours tendre sa joue gauche quand on la frapp sur la droite, il est exclu que lon puisse faire, de ce conseil, une loi, sauf en rdiger immdiatement une autre pour prciser qui a le droit de vous souffleter. LEvangile nest pas une doctrine collectiviste. Dieu ne compte pas les tres humains par masses, comme les idologues ou les chefs de bataillon ; il ne les met pas en caques comme des harengs ; il ne sait compter que jusqu un.

    Les dogmes, quoi bon? Les dogmes sont des contraintes imposes lintelligence par une autorit qui sattribue la gestion des

    vrits de foi, et les dfinit sa guise en des termes la plupart du temps incomprhensibles, ou dans un langage que lon ne parle plus depuis des sicles. Ainsi, lorsque le credo nous invite croire en Dieu, crateur du ciel et de la terre, et en Jsus-Christ, son fils unique, descendu du ciel pour notre salut, n du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, etc., il est vident quil demande beaucoup trop la raison moderne et quil y aurait lieu, pour le moins, de prsenter les choses, dans un autre langage, dune manire moins incompatible avec ltat de nos connaissances, voire avec le reste de la doctrine. Car le principe de Dieu crateur implique une subordination de fait de la crature, ce qui va contre la doctrine du libre-arbitre. En outre, le dogme exclut le dbat et par consquent le pluralisme des opinions, pourtant indispensable une exploitation aussi largie que possible des virtualits de la pense religieuse. Enfin, il est patent que les dogmes sont lorigine non seulement des guerres de religion, mais de toutes les autres guerres, qui deviennent invitables quand un gouvernement ou un peuple fait passer son nationalisme ou son idologie ltat dogmatique.

    Cependant, on imagine mal une Eglise sans articles de foi.

  • 8

    Contrairement ce que lon prtend, les dogmes ne fixent pas lintelligence des limites quil lui serait

    interdit de franchir, ils lattirent au-del des frontires du visible ; ce ne sont pas des murs, ce sont des fentres dans notre prison. Mais si le dogme est une vrit, le dogmatisme est une erreur, car si les vrits de foi nous ouvrent un ordre de ralits qui nous demeurerait inconnu si nous tions laisss nos propres forces, le dogmatisme svertue constituer ces vrits en systme, autrement dit les ramener la mesure de notre faible entendement. Rien nest plus contraire la vie de lesprit que le dogmatisme, et cest lui qui porte la responsabilit des guerres de religion, encore que celles-ci aient souvent pris la foi pour prtexte alors quelles avaient la politique pour mobile, et cette infernale volont de puissance qui est cause de la plupart des maux dont souffrent les socits humaines. Il est bien injuste dincriminer les dogmes, quand ce sont les hommes qui sont coupables; et sil est vrai que certains fanatiques sont tout prts massacrer leurs voisins au nom du premier commandement, ce nest quen oubliant le second, qui enjoint daimer son prochain comme soi-mme, quelles que soient son origine et sa manire de concevoir la religion.

    Les articles de la foi chrtienne, qui ne sont pas des aperus philosophiques, ne sont pas plus sujets la rvision qu lamendement, et lon ne voit pas comment, avec laide de quel vocabulaire nouveau, on pourrait dire autrement que Jsus-Christ est le Fils de Dieu . Ce nest pas le langage, cest le contenu du credo qui demande un acte de foi, et l homme daujourdhui na pas plus de peine le produire que lhomme davant-hier : ds les dbuts du christianisme, lide dun Dieu en trois personnes rvulsait bien des esprits. Ceux que lon appelait les Ariens , du nom de leur matre Arius, niaient la divinit du Christ, et ils furent bien prs, au IVme sicle, de stablir en matres absolus dans lglise. En face, dautres niaient lhumanit de Jsus, qui navait que les apparences dun mortel. Contre ces tentatives de simplification, lglise a fini par faire triompher, non sans mal, lide de la filiation divine et de lhumanit du Christ, si difficile que cette conjonction ft concevoir, et cette obstination qui pouvait passer pour absurde tait en fait une preuve de sa prdestination, et que la vrit ne venait pas delle.

    Les dogmes chrtiens, qui se ramnent tous un seul, savoir lIncarnation de Jsus-Christ Fils du Dieu vivant , ne sont nullement incompatibles avec la libert. Cest linverse. Cest Dieu, et lui seul, qui peut nous sauver du dterminisme, et lacte de foi est lacte le plus libre quun tre humain puisse accomplir, car rien ne ly oblige.

    Les vrits de foi ne sont pas des instructions dictes par une autorit suprieure, ce sont des messages de lamour infini, qui contiennent toute esprance. Il y a bien des faons de les recevoir ou de les lire, et ils ont la proprit de faire de chacun de leurs destinataires conscients une personne distincte, unique et irremplaable. La premire chose faire est de les accueillir comme autant de promesses, et la dernire, de les dchirer.

    Enfin, un dogme est la prsentation thologique dun mystre, et le mystre est la nourriture naturelle de lintelligence la science elle-mme va de mystre en mystre, cherchant la raison dtre des choses, quelle approche toujours, et ne rejoint jamais. Cest cette attraction qui fait du mystre, beaucoup plus quune nigme dchiffrer, une source de vie spirituelle.

    Lhomme na-t-il pas invent des dieux pour se rassurer? On peut le penser. Aux prises avec les forces dmesures de la nature, lhomme des premiers temps

    de lhistoire a imagin de leur assigner des divinits de tutelle que lon pouvait esprer se concilier en leur immolant des animaux, et assez souvent des tres humains. Cette sorte dimpt sur le revenu de la cration, vers aux puissances den-haut ou den-bas, tait cens pargner aux pauvres mortels la contrainte par corps des flaux naturels. Les idoles, pour le mme prix, remplissaient un autre rle extrmement important : leur masse de pierre ou de bronze pesait sur le dcor et assurait en principe la stabilit du monde en mme temps que celle de la socit. On peut donc affirmer que tous les dieux ont t invents par la crainte, alors que la fable tenait encore lieu de connaissance aux esprits primitifs.

    Cependant, il faut distinguer entre les dieux et Dieu, qui ne montre aucun got pour la viande de bouc et

    le sang de tourterelle, comme il lui arrive, dans lAncien Testament, de le rappeler ses adorateurs, peut-tre influencs par les coutumes environnantes.

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    On a rsum plus haut en quelques mots lopinion des philosophes des Lumires qui, dans leur aversion pour la foi, se plaisaient donner au sentiment religieux une origine aussi basse que possible. Ils se reprsentaient nos anctres comme des tres perptuellement apeurs, svertuant conjurer les forces hostiles du ciel et de la terre par des pratiques irrationnelles, et ne retrouvant la paix intrieure quaprs avoir sacrifi des cratures nes de leur imagination. On pourrait aussi bien prendre le parti contraire, et considrer la figure hideuse de certaines idoles conues ailleurs quen Grce ou Rome, soutenir que les dieux taient faits pour faire peur, plutt que pour rassurer, et pour contenir la violence des hommes plutt que celle des lments : il y avait donc en cela quelque chose de raisonnable dans les anciennes pratiques religieuses ; condition, bien entendu, den exclure limmolation de pauvres animaux inoffensifs, et ces effrayants sacrifices humains que le XXme sicle a rpts sans mme sen apercevoir dans les camps de concentration du totalitarisme.

    Pourquoi y a-t-il tant de religions ? Pascal nous dit que les hommes mettent plus de temps choisir leur cravate que leur femme, et leur

    femme que leur religion : ils vivent celle qui leur a t donne par leur entourage, qui la tient lui-mme de ses origines sociales et du pass culturel de son pays. Et cest mieux ainsi, car les religions sont en effet si nombreuses sur la terre que sil fallait les tudier toutes avant den adopter une, la vie ny suffirait pas. Pour ne prendre que les trois religions issues de la Bible, le judasme, le christianisme et lislam, leur histoire est si longue, leur vision de la ralit si diffrente et leurs spiritualits si riches que nul ne peut se targuer de les connatre assez toutes les trois pour pouvoir se prononcer entre elles en pleine connaissance de cause. Sil y a beaucoup de religions, il y a beaucoup de vrits entre lesquelles il est impossible de choisir.

    Cependant si Dieu est un, il ne peut y avoir quune vrit divine. La vrit de Dieu ne se reflte pas de la mme faon dans tous les esprits, de mme que son gnie

    crateur se manifeste de manire diffrente dans linfinie varit des espces. Elle nen est pas moins toujours une et identique.

    En ralit, les religions ne sont pas aussi nombreuses quon le prtend. Lorsquon les dpouille des ornements culturels dont elles sont revtues, et des formes plus ou moins labores de superstition qui leur donnent lapparence de la diversit, il nen reste plus que deux : le monothisme, et le panthisme ; la religion qui reconnat lexistence dun Dieu personnel ; les religions explicites ou larves qui nient ce Dieu, ou qui lignorent, et qui vont toutes, aprs les dtours et arabesques dune pense parfois trs subtile, vers un seul et mme panthisme o se rejoignent les paganismes dintrt local, certaines spiritualits suicidaires, si gniales soient-elles, et les philosophies dites modernes qui intgrent les attributs divins la nature, voire tel athisme scientiste qui les incorpore sans mme sen apercevoir la matire premire, dont nul ne sait de quoi elle est faite. On peut nier Dieu, mais il est impossible de sen dfaire.

    Il est bien difficile dchapper au monothisme sans tomber dans le panthisme, son Grand Tout, son nergie fondamentale, ou le nimporte quoi dans lequel la pense svertue dissoudre lide de Dieu pour la mler au flux des choses.

    Pour sen tenir au monothisme qui nous tient de plus prs, et qui est celui de la Bible, il a donn lieu en effet trois religions au lieu dune, le judasme, le christianisme et lislam. Mais ces trois branches du monothisme divergent en quelque manire au ras du sol pour des raisons historiques, culturelles, climatiques et psychologiques qui les rendent comme trangres entre elles, mais plus elles chappent lobsession du quotidien pour slever dans lordre de leur spiritualit propre, plus elles tiennent le mme discours, qui est celui de la louange de Dieu. Au sommet du judasme, du christianisme et de lislam, les mystiques parlent la mme langue. Cest lorsquils natteignent pas cette hauteur, ou quils en descendent pour mieux succomber aux tentations du pouvoir, de lesprit de conqute ou de quelque autre forme dillusion, que les hommes saffrontent et donnent limpression de servir des religions incompatibles entre elles. La paix ne rgne que sur les sommets.

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    Qui est le Christ ? De lavis gnral, sinon unanime, le plus grand homme qui ait jamais exist ; grand par la puissance

    de sa pense, violemment contraire celle de son temps, et mme celle du ntre, mais surtout grand par le cur, comme le montre notamment limmense gnrosit avec laquelle, supplici sans motif, il pardonne ceux qui lont mis en croix. Parmi les athes eux-mmes, nombreux sont ceux qui tmoignent envers lui dune certaine tendresse, qui ne va certes pas jusqu ladoration mais qui se plat voir en lui une victime des prtres. A ces raisons de vnrer sa personne, le credo des premiers chrtiens en tout cas ceux du IIIme ou du IVme sicle ajoutait toute une srie de mystres selon lesquels il tait le Fils unique de Dieu, descendu du ciel pour nous les hommes et pour notre salut. Ce texte en quelque sorte statutaire de la foi chrtienne prcisait que le Christ avait pris chair de la Vierge Marie et stait fait homme, quil avait souffert sous Ponce-Pilate (procurateur de la Jude sous le rgne de Tibre), quaprs sa mort il tait ressuscit le troisime jour ; mont aux cieux , il tait assis la droite de Dieu, do il reviendrait juger les vivants et les morts. Ainsi parlait le credo, que lon chante toujours dans les glises un peu la manire de la Marseillaise dans les crmonies officielles o nul na la moindre envie den dcoudre avec les froces soldats qui mugissent dans nos campagnes . Il faut dire que lunion dune nature divine et dune nature humaine dans un tre dpourvu de signes distinctifs permettant didentifier lune et lautre posait lintelligence un de ces problmes dont on ne peut sortir que par la foi, exercice intrpide, mais peu rationnel, ou par le dlire mystique.

    Depuis quelque temps, il semble que les thologiens avertis se fassent de Jsus-Christ une ide beaucoup plus confortable, comme on peut le constater avec soulagement grce aux lignes suivantes, extraites dune sorte dencyclopdie de la religion catholique : Les thologiens aujourdhui acceptent donc, la lumire de lvangile, de reconnatre que Jsus tait vraiment homme, ne savait pas tout sur tout et mme que sa connaissance de Dieu tait de lordre de la foi. Il ne voyait pas Dieu. Mais il croyait. Pourtant, ils affirment en mme temps que Jsus avait une conscience diffuse, mais profonde de son lien trs spcifique avec le Pre. Cette conscience de lordre du sentiment dappartenance a d tre prsente tout au long de sa vie mais grandir en lui et sexpliciter petit petit au fur et mesure quil analysait sa propre vie et bientt sa propre marche la mort, laide de lcriture et de la Tradition [...] Ainsi aujourdhui les thologiens professent que Jsus a d vivre une exprience humaine totalement originale marque par un sentiment constant mais pas forcment explicite dunion Dieu.

    Tel est le langage de la thologie raisonnable, enfin revenue des extravagances du credo pour nous donner limage apaisante et bourgeoise dun Jsus sur canap psychanalytique, ne sachant pas trs bien lui-mme ce quil tait, de sorte que nous serions bien empchs de le savoir nous-mmes, et prenant petit petit, sans nulle exagration dplaisante, conscience dune certaine appartenance culminant toujours petit pas dans un vague sentiment dunion Dieu, ce qui peut arriver fort heureusement nimporte qui. Il est certain quun tel Jsus, dgag de ses superstructures mtaphysiques, peut tre accept comme un bon compagnon de route sur tous les chemins de lincertitude par les agnostiques les plus mfiants. La grande et salutaire dcouverte de lapostolat moderne est quil est tout de mme plus facile de croire, quand il ny a rien croire.

    Cependant, Jsus qui demandait : Et vous, qui dites-vous que je suis ? , laptre Pierre rpondit :

    Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant. Aprs ma conversion, o le Christ ntait prsent que sous la forme nigmatique du Saint-Sacrement,

    on me fit savoir que lon ntait chrtien que par le baptme, et quil y avait lieu de lire lvangile dont je ne savais que ce que lon peut en lire chez les auteurs anticlricaux. Si lexistence de Dieu le Pre tait pour moi de lordre de la plus douce et de la plus brillante vidence, il nen allait pas de mme de la divinit du Christ, de qui jignorais presque tout. Je nai pas gard un souvenir trs prcis de ma premire lecture, mais je crois me rappeler que le puissant lan qui mavait libr de la pesanteur dans la chapelle de la rue dUlm me fit survoler les paysages de lvangile avec une joie qui sajoutait ma joie. Plus tard, lorsque je fus ramen pour mon bien au sort commun des fidles, quelques difficults surgirent, mais je maperus bientt quelles venaient de ma seule mdiocrit, et que ce livre ne souffre pas dtre lu dun cur avare : la foi quil inspire est la mesure terriblement exacte de notre gnrosit.

    On entre dans lvangile par deux portes, celle de lhistoire (cest--dire de la critique), et celle de la

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    foi. Celui qui entre dans lvangile par la porte de la critique historique en ressortira avec un cadavre sur les bras, aprs avoir rencontr lobjection chaque ligne, et le doute chaque mot ; compos longtemps aprs coup lintention des simples, ml de mythologie et de ce merveilleux qui fait galement horreur au thologien dans le vent et lexpert-comptable, le texte lui paratra peu crdible au premier degr, discutable au second et il nen tirera gure quune morale ardue et assez neuve, encore quon en trouve des anticipations chez les Essniens, les Msopotamiens, les Chinois, les gyptiens ou les Grecs ; il aura parcouru la Galile, la Samarie, la Jude la suite dun exalt gnial, certes, mais troubl, inquiet, ne connaissant Dieu que par la foi, sinterrogeant sans succs sur lui-mme et qui, faute de pouvoir changer le monde, finit par choisir devant le Sanhdrin et devant Ponce-Pilate lissue coteuse de la provocation suicidaire. Cette vision de lvangile ne met pas seulement fin nos perplexits, comme on le disait plus haut, elle met fin au christianisme ; le Christ, n dans lhistoire, meurt dans lhistoire, et tout est dit, le reste est spculations vaines, approximations douteuses et recherche inutile, car on ne trouve rien quand on ne cherche finalement que soi-mme.

    Au contraire, celui qui entre par la porte de la foi sait, ou devine, quil ny a pas de limite la grandeur de Dieu, ce qui est bien la chose essentielle garder lesprit quand on sapprte vivre durant quelques pages dans la familiarit du Christ. Il smerveillera que linfiniment grand ait log quelque temps avec nous dans linfiniment petit, pour partager notre pain, et notre insignifiance. Plutt je dis bien plutt quun homme tourment en qute dune ventuelle identit divine, fuyante et au bout du compte improbable, celui qui entre dans lvangile par la bonne porte verra tout linverse dans le Christ un tre ternel prenant peu peu une connaissance exprimentale de la condition humaine, jusqu cette agonie sur la croix, et ce cri dchirant Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m as-tu abandonn ? qui marque, si jose dire, la fin de la leon, le moment prcis o lincarnation, toute parcelle de lumire surnaturelle abolie, se parachve dans le dnuement. Et celui qui aura pressenti lampleur de ce don sentira monter en lui un sentiment inconnu, ce pur amour de lamour qui est la dfinition mme de lEsprit Saint, et qui ne peut natre en nous que de la divinit du Christ, humblement enclose dans son humanit.

    Quest-ce que la vrit? Lvangile rapporte que le Christ comparaissant devant Ponce-Pilate lui dit : Je suis venu rendre

    tmoignage la vrit, et qu ce moment, Pilate, comme s interrogeant lui-mme, murmure : Quest-ce que la vrit ? avant de sortir du prtoire. Cest la dernire grande question du paganisme qui tait bien fond la poser aprs avoir tant interrog le ciel pendant des sicles, avec une admirable et vaine acuit desprit. Les penseurs grecs et quelques autres ont tout dit, mais ils nont pas tous dit la mme chose, et comme leurs thories sont dune logique irrprochable, nous pouvons considrer quelles sont toutes vraies ce qui revient dire quil ny a pas une vrit, mais plusieurs, et mme autant que dintelligences en tat de raisonner correctement.

    Cependant, le Christ nous dit : Je suis la vrit. Pour nous, la vrit nest ni une ide, ni un mystre, ni une philosophie, mais une personne, qui ne peut

    tre videmment que la personne de Jsus-Christ. Car sil est vrai que les Grecs ont explor la pense humaine dans toutes les directions, que lon retrouve Monod chez Dmocrite, Darwin chez Hraclite, et en cherchant bien, Hegel chez Platon, il est vrai aussi que depuis le dbut de lhistoire et jusqu ce jour, le Christ est seul nous avoir dit quelque chose de la pense divine. Il sensuit que la vrit, pour nous, nest pas autre chose que le rayonnement de sa personne dans notre vie, dans le monde, et dans la pense.

    A quoi reconnat-on quune chose est vraie ? Nous navons aucun moyen de le savoir. Les anciens dfinissaient le vrai comme ladquation

    cest--dire la conformit, ou si vous prfrez la concidence du rel et de lintelligence. Mais Emmanuel Kant a dmontr depuis longtemps que nous ne pouvions pas connatre la chose en soi, mais

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    seulement ce quelle est pour nous, si bien que laccord du rel et de lintelligence nest rien de plus que laccord de lintelligence avec elle-mme. La physique ultra-moderne a confirm pleinement le diagnostic dEmmanuel Kant en nous montrant que le rel est perptuellement en fuite, quil y a toujours des particules au-del des particules jusqu ce quil ny ait plus rien quun mystrieux flux dnergie. Il est donc impossible de parler d adquation du rel et de lintelligence , faute dune ralit saisissable. Par consquent, il ny a pas de rponse votre question.

    Cependant, Thomas dAquin nous dit : Le beau est la splendeur du vrai. On reconnat quune chose est vraie tout simplement ceci quelle est belle. Prenez un ouvrage dart

    moderne, larche dun pont, la courbe dun barrage : leur lgance est lexpression matrielle et visible dun calcul exact. Le beau et le vrai sont toujours associs, et donnent ce que lon appelle le style, qui sest rfugi depuis un certain temps dans les mathmatiques ou la physique. Contrle, hlas, Hiroshima et Nagasaki, donc vraie, lquation dEinstein est dans sa simplicit dune beaut telle quon la lirait sans trop de surprise dans le rcit de la Gense : Que lnergie soit gale la masse par le carr de la vitesse de la lumire ! .

    Ainsi le style est li au vrai, le talent lartifice, quand ce nest pas au mensonge. Pascal a du style, parce que son esprit scientifique lui permet de serrer la vrit de plus prs. La philosophie moderne nest pas vraie, parce quelle nest pas belle, et inversement. Lorsque vous lisez une phrase de Jean-Paul Sartre comme celle-ci : Le nant est un trou dtre, une chute de len-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi , il est exclu que vous trouviez la moindre parcelle de vrit dans cette indigeste terrine de mots.

    Les objections tires de Kant et de la physique ultramoderne sont rejeter. Kant est un penseur puissant, mais il se sert de lintelligence contre elle-mme et il en mconnat laptitude essentielle le pouvoir qui est le sien de seffacer totalement devant ce qui est. La physique ultra-moderne ne nie pas le rel, et elle ne renonce nullement le connatre.

    On entend souvent, parmi les banalits de la conversation, ce lieu-commun de lincrdulit gnrale : Cest trop beau pour tre vrai. Erreur dtestable. Si Dieu existe, et il existe, rien au contraire nest assez beau pour tre tout fait vrai.

    Peut-on dire dune chose quelle est belle ? Comment le pourrait-on ? Le beau, disait judicieusement Aristote, est ce qui plat lil. Il sagit

    donc dun simple rapport de convenance entre un objet quelconque et celui qui le regarde, et qui ne le verra pas de la mme faon, ou si lon prfre dun mme oeil sil est Europen, Esquimau ou Papou, sil a t form ou sil est inculte, sil a appris marcher sur des tapis persans ou sur la terre battue dune chaumire, sil a, ou sil na pas assez tudi pour pouvoir tablir entre les oeuvres qui soffrent sa vue de ces comparaisons qui sont la base de tout jugement ; encore celui-ci restera-t-il subjectif. Tel Africain du sud-ouest sextasiera devant la Vnus hottentote, qui nous parat difforme, et reculera horrifi devant la Diane chasseresse, le Chinois trouvera que le Parthnon manque de cornes, et le musulman que nos campaniles sont des minarets trop grossirement taills pour que lon puisse crire avec eux quelque chose dans le ciel. Ces vidences-l ne sont plus dmontrer.

    Cependant, ces vidences-l sont la ruine de la morale, de lintelligence et du cur, car ce que lon

    vient de dire du beau, on pourrait aussi bien le dire du vrai et du bien, qui ne seraient quune affaire dopinion ou dapptit : une telle assertion ne peut que provoquer la rupture de toute communication entre les intelligences et de toute communion entre les curs.

    Les exemples cits sont fautifs. Cest nous qui avons dcor du nom de Vnus la pauvre femme

    empaille que lun de nos muses propose lbahissement des foules. Les Hottentots nont jamais eu de relations affiches avec les desses grecques. Le Parthnon domine lart, et les Grecs ne sont pas seuls ladmirer. Rien ne prouve quun Chinois ne puisse lapprcier tout autant quun descendant des Vikings ou des Gaulois, capable lui-mme de trouver des beauts dans une pagode, dont les angles relevs voquent larmure frontale de quelque animal sacr, ou lappel dun index invitant le ciel visiter ldifice.

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    Dailleurs le Parthnon ne tire pas sa beaut de ses seules proportions : cest une superbe cage a divin , le plus bel effort de lintelligence paenne pour enfermer la dmesure menaante des dieux dans les limites de la raison humaine. Tel est le principe implicite de son architecture, la cause premire, immatrielle de ladmiration que dinstinct, chacun lui porte.

    Bien entendu, le matrialiste persistera soutenir que toutes ces beauts prtendues du temple, de la pagode, du lys ou de la rose ne sont que dheureuses rencontres avec notre globe oculaire, que sa conformation dispose laborer des harmonies gomtriques qui nexistent dans la ralit qu ltat virtuel. Le matrialiste pourrait stonner de ce pouvoir confr son regard, mais voil ce quil ne fait pas, crainte davoir remercier quelquun de ce don. Il ne rendra grces qu lui-mme, il dira avec Paul Valry que le Parthnon est dabord un tas de pierres , ou que le lys est dabord un vgtal, auquel son oeil attribuera des lgances que le voisin trouvera plutt dans la tulipe ou le chiendent. Affaire de got. Il ne se rendra pas compte que cette manire de penser a dj caus deffrayants ravages parmi nous. Car si les choses ne sont par elles-mmes ni belles ni laides, ni bonnes ni mauvaises, si nous seuls en dcidons, sans pouvoir dcider pour un autre, bref sil y a sur ce point autant davis que de juges, alors il ny a plus pour les intelligences de rfrences communes, et comme il faut bien vivre en socit, cest le pouvoir politique qui tranchera pour tout le monde, plus ou moins brutalement. On commence par ne pas couter le discours de la rose, et lon se voit contraint dcouter celui du bton.

    Le chrtien ne se laisse pas capturer par cette logique. Il se souvient que le Christ, de qui nous vient toute vrit, a dit ses disciples : Soyez parfaits comme votre Pre cleste est parfait. Il y a donc, pour lui, une perfection suprme qui enveloppe ncessairement le beau, le bien, le vrai, faute de quoi cette perfection serait imparfaite. Il sensuit que toutes les choses cres, procdant de cette perfection absolue, en dtiennent quelque degr une parcelle ou un reflet qui nous permet de dire avec pleine assurance quelles sont belles, quand nous nous effaons assez pour percevoir ce quelles disent de Dieu car elles ne parlent, finalement, que de lui.

    Il faut que Dieu existe pour que nous puissions dire quune rose est belle, mme quand nous fermons les yeux. Car la beaut des choses tient au souvenir quelles conservent de lui, et elles sont laides dans la mesure o elles lont oubli.

    Et cela est galement vrai dans lordre de la morale.

    Peut-on tre objectif ? La question est pose de temps en temps aux candidats bacheliers, qui ont en gnral la prudence de

    rpondre que si lobjectivit est souhaitable, elle est malheureusement impossible. Immergs dans un monde dont la nature profonde nous chappe, tributaires de nos sens, qui nous fournissent parfois des informations douteuses, comme Descartes lavait dj observ en citant lexemple du bton qui semble se briser lorsquon le plonge dans leau, ou celui des maisons parallles qui paraissent se rejoindre lextrmit dune rue ; prisonniers de la structure de notre cerveau et des catgories de notre intelligence ; forms ou dforms par le milieu, lducation, les influences diverses qui sexercent le plus souvent notre insu sur notre jugement, quoi sajoute notre propension peindre les choses aux couleurs qui nous conviennent et ne voir en elles que ce quil nous plat dy voir, tout dmontre que lobjectivit est un idal inaccessible ou, plus prosaquement, une illusion de plus.

    Bref, il nous est aussi impossible davoir une vision objective du monde qu un poisson de sortir de leau pour prendre une vue gnrale de locan.

    Cependant, il y a des poissons volants. Plus srieusement, cest dj se montrer remarquablement

    objectif que de reconnatre quon ne lest pas. Depuis que nous avons oubli ou reni notre origine nous commettons bien des erreurs sur

    lintelligence, que nous souponnons tantt de dformer ce quelle regarde, tantt de nous donner croire quelle connat les choses alors, dit-on, quelle ne connat finalement quelle-mme, et dont le nom sert dsigner aussi bien le gnie de Pascal que lastuce du politicien de banlieue, lingniosit du chercheur de laboratoire et lesprit de repartie de la gamine mal leve.

    Or, lintelligence, comme le reste, vient de lamour, et lon peut dire delle ce que saint Paul dit de la

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    charit, savoir quelle est patiente, quelle est attentive, quelle ne se complat pas en elle-mme, quelle est toute tous, que sa gloire est la mesure de son effacement. Ne en nous dun dsir de la Parole, elle est faite pour dialoguer avec la lumire, et cest ce dialogue quelle cherche renouer quand elle interroge le ciel et la terre, les mystres de la vie, de lespace et du temps. Elle a comme toute science lobjectivit pour principe, le dtachement de soi pour rgle, et lon peut dire sans nul paradoxe quelle existe pleinement quand elle nexiste plus, quelle est un pur miroir de lautre, car telle est sa faon daimer.

    Elle nignore aucun des handicaps numrs plus haut et qui peuvent entraver lexercice de sa libert, mais ltonnante facult dmergence qui est la sienne lui permet de les reconnatre, et par consquent de les surmonter. Elle sait que ses faibles sens puisent bien peu dlments dans limmense mer dnergie qui nous environne, mais elle sait aussi quils suffisent largement lui indiquer la voie qui mne la lumire incre, principe et fin de sa recherche, qui ne trouvera de repos quen Dieu, et non ailleurs. Elle sait galement quelle est incarne, quelle est lie la poussire qui nous compose, quelle peut souffrir avec ce corps dont elle dpend, et passer par les tnbres quand il passe par la croix. Raison de plus pour ne pas lentnbrer soi-mme en lempchant daller du ct o elle est attendue, pour lincarcrer dans la morne cellule du subjectivisme et arracher du mme coup ltrange esprance dternit que porte en lui ltre phmre que nous sommes.

    Certes, lobjectivit est difficile, comme la contemplation est difficile, et le dpouillement, et lhumilit. Mais si quelquun vous dit quelle est impossible, soyez assur que ce quelquun-l ne sera jamais capable que de tisser des rseaux de relations entre des objets pour lesquels il sera sans amour, comme laraigne tend ses fils dans un angle de charpente, et laissez-le ses mouches.

    La science et la foi sont-elles compatibles ? Lhistoire parat dmontrer quelles ne le sont pas. On connat la clbre repartie du savant marquis de

    Laplace, thoricien du dterminisme intgral : Dieu ? Cest une hypothse dont je nai pas besoin. Il en va de mme pour lensemble des sciences, qui avancent sur des donnes sres et reconnues, vrifies par lexprience et excluant toute intervention extrieure la nature. Ce nest pas le cas de la foi, qui utilise les donnes invrifiables de la Rvlation, constitue en dogmes des mystres dconcertants pour la raison, et invite croire en dpit de tout ce qui peut inciter douter, comme le mal, la souffrance, la mort et ce que lon pourrait appeler lvidente absence de Dieu. En outre, lhistoire montre que les progrs de la connaissance restreignent inexorablement le domaine religieux, rduit aujourdhui au territoire imprcis du sentiment et de la morale. Chaque fois que lon dcouvre un secret de la vie, la religion perd un argument. On peut donc estimer que la science et la foi sont incompatibles.

    Cependant, les choses ont beaucoup chang depuis le dbut du sicle. Nombre de scientifiques

    nhsitent pas aujourdhui se dire croyants, et la foi ne leur semble en rien contraire lexercice de leur vocation. Einstein lui-mme se refusait penser que Dieu jouait aux ds avec lunivers , et on lui doit cette curieuse formule, moins connue que sa fameuse quation, moins rigoureusement construite aussi, mais rvlatrice : La religion sans la science serait aveugle, la science sans la religion serait boiteuse. La science et la foi ne sont donc nullement incompatibles, et elles peuvent trs bien coexister dans un mme esprit.

    Plutt que la science , mieux vaudrait dire dsormais les sciences , car elles ont pris chacune dans

    son ordre un dveloppement qui les loigne de plus en plus les unes des autres, comme les rayons dune roue. Elles communiquent de moins en moins aisment entre elles, et nul ne parat en mesure de les unifier dans une pense globale. Oppenheimer, lun des inventeurs de la bombe atomique comparait un jour limmense difice des connaissances modernes une sorte de prison aux cloisons si paisses que le dialogue tait devenu impossible dune cellule lautre. Il y a toutefois un point commun entre toutes les sciences : elles cherchent toutes la vrit, en remontant de cause en cause, sous le contrle des mathmatiques, jusqu lorigine des phnomnes qui se prsentent son examen. La premire de leurs vertus est lhumilit, faute de quoi elles ne dcouvriraient jamais rien. La religion, elle, sintresse moins lorigine des tres qu leur destination, il lui importe moins de savoir comment lhomme est constitu, que de savoir quelle est sa vocation.

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    Aprs stre demand : Qui sommes-nous ? , question laquelle Dieu seul pourrait rpondre, Paul Gauguin ajoutait : Do venons-nous ? O allons-nous ? Les sciences, ou si lon veut pour plus de commodit la science rpondrait plutt la premire interrogation, la religion la deuxime. Mais ce sont les deux ailes dune mme connaissance, qui ne volerait pas trs loin si elle se privait de lune delles. Non seulement la science et la religion ne sont pas incompatibles en droit, mais elles devraient tre troitement associes dans lintelligence humaine, afin de ne priver celle-ci daucune des deux questions fondamentales qui se posent elle, ce comment qui laisse assez souvent la religion hsitante, et ce pourquoi que certains scientifiques persistent liminer de leur vocabulaire avant de passer le reste de leur vie tenter dy rpondre.

    Il est remarquer, incidemment, que plus on avance dans linvestigation des choses, plus leur mystre grandit. Une femme qui tricote est toujours mystrieuse par la combinaison de prsence et dabsence qui caractrise ce genre doccupation. Mais quand on sait quil sagit en ralit dun conglomrat de particules lmentaires associes en atomes constitus en molcules en train de faire du tricot, le mystre prend des proportions cosmiques.

    Cest lorsque les choses sont scientifiquement expliques quelles ont le plus besoin dune explication religieuse.

    La foi et le Big-Bang Comme le prouve le dcalage vers le rouge du spectre des galaxies, lunivers est en expansion, un peu

    comme une gerbe de feu dartifice. Pour que les galaxies soient en fuite, il faut quelles aient eu un point de dpart. On suppose donc quau commencement, toute la masse de lunivers se trouvait condense en un point imperceptible, beaucoup plus petit quune pointe dpingle, o rgnait une chaleur effrayante. A un moment donn, il y a dix ou quinze milliards dannes, sest produit ce qui ne fut pas proprement parler une explosion, mais plutt une dilatation brusque, accompagne dune norme libration dnergie dans le vide. Cest cette nergie qui sest change en matire au cours de la dilatation du point physique initial, jusqu former par une srie de mtamorphoses (le mot est impropre, mais tout autre le serait aussi) lunivers en expansion continue dont limmensit dfie la porte de nos tlescopes.

    Cette thorie, tire il y a une soixantaine dannes des observations de lastronome belge Lematre, et mise au net plus rcemment par le physicien Gamow, qui la vulgarise sous le nom expressif de Big Bang ou Grand Boum primordial, est adopte aujourdhui par la plupart des astrophysiciens. Comme elle assigne un commencement lunivers, elle na rien de contraire la doctrine judo-chrtienne de la Cration, et lglise pourrait sans inconvnient sappuyer sur elle pour donner, enfin, une base scientifique sa prdication.

    Cependant, sil est vrai que le rcit de la cration souvre dans la Bible par lvocation dun Tohu-

    bohu voquant vaguement linforme soupe de particules (plus exactement de quarks ), qui aurait suivi le Big-Bang, il est vrai aussi que lvangile nous dit : Au commencement tait le Verbe , ou la Parole, et non pas autre chose.

    LEglise na aucun intrt sattacher un quelconque systme scientifique. Elle sest fie longtemps

    au systme de Ptolme, qui plaait la terre au centre du monde, puis Copernic et Galile sont venus, qui ont lanc la terre dans le malstrom des toiles, et elle a bien t oblige de faire le voyage avec eux, aprs une vaine tentative de rsistance. Les thories scientifiques ont le grand avantage dtre sujettes rvision, et il est possible qu la thorie du Big-Bang en succde une autre, qui au lieu de parler dexpansion montrera que les galaxies ne dcrivent des courbes majestueuses que pour rejoindre un point dattraction irrsistible et inconnu. Qui sait ? Les travaux des physiciens et des astrophysiciens sont du plus grand intrt, mais il ny a pas lieu driger leurs hypothses en doctrine, ce quils ne font pas eux-mmes, tant ils tiennent, et avec raison, leur libert dexamen.

    Du reste, la thorie du Big-Bang prsente bien des obscurits. Lorsque lon nous dit par exemple que la brutale dilatation du point physique originel libre une norme quantit dnergie dans le vide, il est vident que le problme passe du point physique (la pointe dpingle o se trouve concentre la masse de lunivers) au vide lui-mme, vide absolu et primordial, aussi difficile dfinir que nimporte quel

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    mystre chrtien. Et la thorie nest pas si nouvelle. On trouve dj la mme intuition dans ltonnant chef-duvre

    dEdgar Poe intitul Eurka publi en 1848. La thorie dEdgar Poe est de pure logique, et ltat des connaissances de son temps ne permettait pas lauteur de lappuyer sur lanalyse du spectre des galaxies ou sur le cycle des ractions thermonuclaires, mais le rsultat est dune analogie frappante : lunivers est en expansion, il est tout entier sorti dun point. Il peut arriver que le gnie, dpourvu des moyens dinvestigation exceptionnels qui sont les ntres aujourdhui, obtienne les mmes rsultats.

    Quant au parallle entre la Gense et le Big-Bang, il est fautif au moins en ceci que la gense nous parle du commencement du monde visible, et non des secrets de fabrication de la matire.

    Et noublions pas que nous croyons, nous chrtiens, juifs ou musulmans, lantriorit de lesprit sur toutes choses, visibles ou invisibles.

    Et si la science dmontrait que Dieu nexiste pas ? Vous exprimez l une crainte fort rpandue chez les croyants depuis lessor des sciences naturelles,

    qui contredisent la religion sur bien des points, en mme temps quune esprance priodiquement ranime par lathisme militant. Cest cette crainte qui a conduit lEglise a condamner Galile, non pas au bcher, certes, mais l assignation rsidence , punition assez humoristique pour un homme qui tournait autour du soleil. Pour lglise, la terre devait occuper le centre du monde, et prtendre le contraire tait infliger lcriture sainte un dmenti proche du blasphme. Il lui fallut un bon sicle pour revenir de cette erreur, et comprendre que limportance de la terre nest pas une affaire de localisation dans lespace. Au XIXme sicle, les croyants ont beaucoup souffert dentendre Marcelin Berthelot dclarer que 1 univers dsormais, ne prsentait plus de mystre pour les savants . On peut raisonnablement penser que la science nous fera faire un jour prochain lconomie de l hypothse de Dieu forme dans les sicles dignorance.

    Cependant, il nest de science que de lobservable et du mesurable, et Dieu nest ni lun ni lautre. Pour dmontrer que Dieu nexiste pas, il faudrait que ce que vous appelez la science dcouvrt un

    lment premier qui ft sans cause, qui existt par lui-mme, dont la prsence expliqut tout le reste en abolissant toute question, et cest justement cet lment-l que nous appelons Dieu.

    Est-ce rpondre que dire Dieu ? Dieu est un mot que les religions utilisent chaque fois quelles sont court dexplications, comme

    les joueurs emploient leur joker pour complter une tierce ou une squence. Lorsque lon nous demande par exemple pourquoi existons-nous ? , rpondre parce que Dieu la voulu ne fait que suspendre le problme sans le rsoudre et mettre arbitrairement un terme au dbat, un peu la manire de ces enfants en rcration qui crient pouce lorsquils sont serrs de trop prs par leurs camarades de jeu. Grce ce mot magique, lesprit religieux croit avoir rponse tout, et finalement ne rpond rien.

    Cependant, Dieu dit : Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu , ce qui signifie

    la fois quil faut se garder des serments inconsidrs, et que le mot Dieu nest pas vide de sens. De toutes les ides fausses, la plus fausse est celle qui consiste simaginer que lesprit religieux

    rpond Dieu pour chapper la question Pourquoi existons-nous ? , alors quil a t le premier et quil est toujours le seul la poser. Elle manifeste lveil de cet esprit qui est en nous une pure et exclusive aptitude labsolu et lternel, qui lui fera nier tout le reste jusqu ce quil ait enfin trouv ou retrouv son lieu naturel, Dieu mme, en qui toute question se rsout dans lvidence, et toute inquitude dans la joie. Notre esprit, notre pauvre esprit errant et fugace sait bien que le secret de la nature nest pas dans la nature, mais dans cet tre qui nest pas la rponse, mais bel et bien la cause des questions quil se pose.

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    Que peut-on dire de Dieu ? Rien, ou peu de chose, parat-il. La Bible ne cesse de rpter que ses penses sont au-del de nos

    penses, que nul ne la jamais vu, ni ne saurait le voir, et sil en est ainsi, comment parler de lui ? Les meilleurs esprits religieux daujourdhui vous diront quil est inconnaissable, quil est le Tout Autre, avec des majuscules de courtoisie exprimant la fois lhommage, limpuissance et le regret. Sa nature est si diffrente de la ntre quelle dfie notre entendement, et dailleurs les anciens Pres remarquaient dj que nous ne disposions daucun mot qui ft digne de Le qualifier, que nous ne pouvions le dire beau ou bon, tant sa beaut et sa bont surpassent ce que ces vocables dsignent dans le domaine de nos mdiocres penses. Lun deux est mme all jusqu soutenir, et lglise ne lui a pas donn tort, quil tait indiffrent de Le dire beau ou laid, ces mots perdant toute signification devant Lui, faute de comparaison possible. Dans ces conditions, tout ce que lon peut dire de Dieu est la rigueur quil existe, du moins selon la foi. Le reste est imagination pure ou spculations chimriques.

    Cependant, de mme quun inconnu peut se nommer, linconnaissable peut se faire connatre, et cest ce

    que nous appelons la Rvlation. Lorsque lon soutient que Dieu est inconnaissable on dit vrai, si lon entend par l que nous ne saurions

    linscrire dans les limites de notre comprhension, quil excde de toutes parts. Malheureusement, ce nest pas ainsi que le mot inconnaissable est gnralement compris. Pour la plupart dentre nous, il signifie que nous ne pouvons rien savoir de Dieu, et les curs simples, qui sont les meilleurs, en dduiront quil est bien inutile de sintresser la religion puisquelle est la premire reconnatre quelle ne sait pas de qui elle parle.

    Quant lobservation des Pres de lglise sur notre impuissance dire de Dieu quoi que ce soit dadquat, si bien quil serait impropre et par consquent indiffrent de dire quoi que ce soit de lui, elle fait depuis toujours les dlices des philosophes religieux, mais elle a linconvnient de rendre la prire bien difficile. Vous imaginez-vous dans une glise pour dire Dieu : vous qui ntes ni beau ni laid, ni bon ni mauvais, qui tes inconnaissable et Tout Autre, ayez piti de moi, que vous avez fait votre image, et qui pour cette raison dois vous tre inconnaissable aussi ?

    Je crois quen vrit le mot de beaut ne sapplique en rigueur de terme qu Dieu et lui seul, et que toutes les beauts du monde ne sont que des reflets amoindris de la sienne. Il est besoin de fort peu de mots pour dire que lon aime, et ils sont tous adquats, les potes et les mystiques savent cela. Dautre part, on ne voit pas comment lon pourrait persister appeler Dieu le Tout Autre , et continuer enseigner que le Christ, que lon a pu approcher, entendre et toucher, est la deuxime Personne de la Trinit. Qui me voit, voit le Pre , a-t-il dit. Et comment nous demanderait-il de prier sans cesse , sil savait que nous navons aucun mot pour le faire, et comment lui adresserions-nous la plus belle de toutes les prires, qui consiste surtout le remercier dtre ce quil est ?

    Sappuyer sur lcriture pour affirmer que lon ne peut rien dire de Dieu nest quun mchant paradoxe, quand on soutient par ailleurs quelle nous a presque tout appris de ce que nous savons de lui. En ralit, nous pouvons dire de Dieu tout ce que nous suggrent notre cur, quand il est pur, et notre esprit, quand il soublie enfin lui-mme, et que linfranchissable abme que lon veut bien nous signaler entre sa personne et la ntre ne nous donne plus dautre forme de vertige que celle que produit la rvlation dun amour incroyable.

    Et Dieu, qui la cr ? On tentait autrefois de prouver lexistence de Dieu par lenchanement des effets et des causes, et

    comme il faut bien que cette chane ait eu un commencement, on appelait celui-ci la cause premire, que lon assimilait Dieu. Mais la raison ne se laisse pas arrter en si bon chemin, et quand on lui dit que la suite des causes exige une cause premire, ou, ce qui revient au mme, que les choses cres veulent un

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    crateur, elle est fonde demander quelle est la cause de cette cause, et comment a surgi ce crateur. La question et vous tes plusieurs la poser est donc parfaitement justifie. Du reste, comme elle est insoluble, on a fini par renoncer au raisonnement qui y conduit. Cette preuve traditionnelle de lexistence de Dieu a t abandonne. On sait aujourdhui que Dieu est indmontrable.

    Cependant, demander qui a cr Dieu revient faire de lui une crature comme les autres, ce quil

    nest pas par dfinition. La succession des causes a ncessairement lieu dans le temps, et Dieu est ternel ; par consquent, il

    nentre pas dans lenchanement observ par la raison dans la nature. Lintelligence, qui nous mne poser lexistence dune cause premire faute de quoi ou bien rien

    naurait commenc, ou bien tout serait successivement cause premire, ce qui est contradictoire ne peut apprhender cette cause premire , en raison mme du cheminement naturel qui la conduite cette exigence.

    Quant aux preuves traditionnelles ou non, de lexistence de Dieu, elles font lobjet du chapitre suivant.

    Prouvez-moi lexistence de Dieu Dmontrer Dieu est impossible, et cela ne pourrait dailleurs se faire quau dtriment de la foi. Les

    anciens parvenaient Dieu par cinq voies : la preuve par les causes, que lon vient dexaminer ; la preuve par le mouvement, car tout ce qui se meut est mu par un autre, ou encore, tout mouvement est prcd par un autre mouvement, ce qui nous ramne lexigence dune impulsion initiale quivalant la cause premire ; la preuve par le possible et le ncessaire : nous voyons bien que les choses ne sont pas absolument ncessaires, puisquelles pourraient ne pas tre, et quelles meurent (comme elles existent cependant, il faut bien qu un moment donn une certaine ncessit leur ait t confre, et lon retrouve une fois de plus lide de cause premire) ; la preuve par les degrs daccomplissement des tres, qui supposent une perfection suprme par rapport laquelle on puisse les dire plus ou moins bons ou plus ou moins vrais ; enfin la preuve par le gouvernement des choses prives de connaissance et qui pourtant agissent toujours en vue dune fin et de manire raliser le meilleur, ce qui suppose une volont directrice (on notera en passant avec intrt que les anciens avaient dj quelque pressentiment de la thorie darwinienne de la survivance du plus apte lorsquils parlaient de la tendance des choses raliser le meilleur ).

    Toutes ces preuves traditionnelles se rattachent lide de cause combattue depuis le XVIIme et le XVIIIme sicle par les philosophes (Locke, Kant, et dautres) pour qui le duo cause-effet nest quun jeu de rciprocit dialectique (chacun des deux lments impliquant lautre) tranger la nature, o lon ne peut observer que des rptitions de phnomnes sans ce lien de cause effet qui nexiste que dans notre entendement. Dautre part, depuis la mme poque il est reconnu que notre raison qui est lintelligence dans sa phase de recherche contrle ne saurait atteindre la ralit de ce quEmmanuel Kant appelait la chose en soi .

    Bref, la raison ne peut atteindre Dieu. Elle na mme pas le droit de poser lexistence dun tre tel que lui, qui par dfinition la dpasse et contredit les donnes matrielles sur lesquelles elle fonde ses oprations.

    Cependant Dieu, dit saint Paul, se rend manifeste par ses oeuvres toute intelligence. Tout dabord, expdions les objections. La notion de cause nest nullement une fabrication de notre

    raison. Elle vient de lexprience, et du reste la science ne cesse dy faire appel. Si japerois des enfants, lexprience me dira quils ne se sont pas faits tout seuls. Il pourra bien se trouver un philosophe pour me dire que je ne peux pas le prouver, mais il sera bien en peine de prouver son tour que je suis dans lerreur, si je lui dis que je les ai vus apparatre dans des choux. Les philosophes de cette sorte refusent le principe de causalit pour ne pas tre conduits comme par la main cette cause premire qui les forcerait suivre saint Paul, et reconnatre Dieu dans ses oeuvres. Cest pour le mme motif quils ont

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    mis la raison la torture, aprs lavoir magnifie. Car on a commenc par la choisir contre la foi, que lon accusait de brider les intelligences en les

    comprimant entre des dogmes improbables, et comme la raison persistait parler de Dieu, en tout cas attirer lattention sur lui, on a mis en doute ses capacits conclure, prouver quoi que ce soit, connatre autre chose quelle-mme : au moment o lon levait une statue la desse Raison, celle-ci avait dj perdu les attributs divins que lon stait empress de lui dcerner lorsque lon esprait encore quelle affranchirait les esprits de la religion.

    Destitue de ses grandeurs, rduite la condition de servante des sciences exactes ou approximatives, elle se voyait refuser lautorisation dpouser le rel. Nous ne pouvons connatre la chose en soi , disait Kant, sans nous dire par quelle rvlation miraculeuse lintelligence, si elle ne pouvait en aucun cas sortir delle-mme, avait appris lexistence dune chose en soi . Jai restreint le pouvoir de la raison, disait encore ce mme philosophe, pour tendre celui de la foi. Mais comme cette foi nest pas ncessairement la foi chrtienne, elle pourra tre, un jour, raciste ou stalinienne. Et quelle vrit lui opposera-t-on, si le monde nest quun vaste cabinet des mirages o lintelligence naperoit jamais quelle-mme, indfiniment multiplie par ses reflets ?

    En fait, le christianisme est seul faire totalement confiance la raison dont il ne fait jamais le procs, mme lorsquelle semble opiner contre lui. Il ne la met pas en accusation, comme le rationaliste nhsite pas le faire lorsquelle lui murmure ce quil ne veut pas entendre. Chez le croyant elle est insparable de la foi, et il la respecte comme un don de Dieu. Il ne se permet pas de douter delle lorsquelle tarde lui livrer la solution dun problme, et il na pas la colossale perversit de se servir delle, non pour lui reconnatre, mais pour lui fixer des limites ; il ne se permet pas de la taxer ddaigneusement d anthropomorphisme ou de dnoncer son impuissance radicale quand elle se trouve place par lobservation scientifique devant une difficult provisoirement dconcertante, comme la double nature corpusculaire et ondulatoire de la lumire.

    Le christianisme est la religion de la raison. Il diffre du rationalisme en ceci quil ne se bouche pas les oreilles quand elle dit Dieu .

    Prouver Dieu ne saurait signifier le rendre vident . La raison peut runir ce quen justice on appelle des indices concordants , mais si elle atteint le terme de sa logique quand elle nous dit quil est, elle ne peut nous dire qui il est : cette connaissance-l est du domaine de la rvlation.

    En dehors des voies traditionnelles, qui sont toujours en bon tat mais que lon nemprunte plus gure, mme le dimanche, il y a des approches qui mnent la raison au-del des indices concordants , tout prs du flagrant dlit divin.

    Je vais en donner quelques exemples. Je rpte quil ne sagit-l que dapproches, mais qui peuvent contribuer la rflexion de lincroyant et aider le croyant sortir de ses doutes.

    Dans son avant-propos un tonnant ouvrage de David Bohm, prix Nobel de physique, le professeur Grof rsume ainsi, et fort bien, la pense matrialiste : La science traditionnelle occidentale voit lhistoire de lUnivers comme lhistoire du dveloppement de la matire dans lequel la vie, la conscience et lintelligence cratrice reprsentent les sous-produits accidentels, dpourvus de sens, dune matire basiquement passive et inerte. Lorigine de la vie et de lvolution des organismes vivants est alors considre simplement comme un piphnomne ayant merg lorsque le dveloppement de la substance matrielle a atteint une certain degr de complexit.

    Cette thorie a toujours eu pour but affich, inavou, ou inconscient, dliminer Dieu du discours de lintelligence humaine, entreprise qui mne aprs des dtours plus ou moins longs limpossible ou labsurde. Le monde ne serait quune affaire de gomtrie. Mais on aura beau compliquer les figures, elles ne produiront jamais une pense capable de les comprendre, pas plus pour caricaturer un peu que lon ne verra jamais un triangle se rendre compte tout coup, avec ravissement, que la somme de ses angles est gale deux droits.

    La difficult tait telle que Descartes, lun des pres fondateurs de ce systme qui fut longtemps moderne, et qui ne lest plus, faisait appel Dieu pour la rsoudre. Mais ctait encore trop concder la thologie, et lon en vint cette ide, nonce plus haut, que la pense ntait quun piphnomne, quelque chose comme la vapeur dune locomotive dautrefois. Ce petit train mcaniste a circul longtemps, mais il na plus beaucoup de voyageurs, surtout depuis que la vapeur a conu le train lectrique. Le problme restait intact : comment un piphnomne saperoit-il quil est un piphnomne ? On dlgua la solution aux diverses sciences de lme ou du cerveau, et lon changea

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    dunivers. Le monde ntait plus fait de petits lments stables sassociant en architectures de plus en plus compliques pour offrir le spectacle tonnant que nous avons devant les yeux. En ralit, nous dit-on, tout dans la nature tait ondes, frquences, vibrations, corpuscules, ceux-ci ayant dailleurs la proprit de se manifester sous des formes aussi diffrentes que londe ou le grain de matire. Mais alors, pourquoi la nature navait-elle pas fait de nous de simples rcepteurs et metteurs dondes et de corpuscules, pourquoi stait-elle acharne produire un tre capable, laide dun quipement sensoriel et crbral extrmement raffin certes, mais de trs faible puissance, de capter une petite partie de ses missions et de les laborer en images et en concepts pour parler un autre langage que le sien ? Pour simplifier gentiment les choses, comment notre mre la nature, qui ne sexprime que par gestes, nous a-t-elle appris le chinois ?

    Jai pos un jour la question un professeur amricain de physique thorique, prix Nobel, qui paraissait sennuyer table dans un djeuner restreint de scientifiques auquel javais t invit par mgarde. Je mattendais un haussement dpaules. Jeus la surprise dentendre mon vis--vis me dire, sans la moindre trace dironie : Cest une question. Le mme savant lesprit accueillant minvitait un mois plus tard une runion de physiciens qui se tenait Versailles et o, disait-il, nous pourrions reprendre la question . Je me reproche encore aujourdhui de navoir pas retard le voyage qui mempchait de renouer une conversation dont javais beaucoup esprer, les physiciens tant en gnral, de tous les hommes, les plus attentifs et les plus libres de prjugs. Mais que ma question ft une question pour lun deux tait dj, pour moi, une rponse : il y a une volont luvre dans la nature, et lingniosit ttue que celle-ci met nous enseigner une langue quelle ignore, voil ce que jappelle un flagrant dlit dintention et une approche de Dieu.

    On peut en proposer une autre. La physique moderne va de rvolution en rvolution, mais ses grands rvolutionnaires nont pas tous la mme vision du monde, et il peut mme arriver quils nous en fournissent des images contradictoires. Ainsi la Relativit dEinstein impose lide dun mouvement continu (le mouvement commence avec lexistence) dtermin causalement et bien dfini, alors que selon le mcanisme quantique de Max Planck, qui a galement force de loi chez les physiciens, ce mme mouvement nest ni dtermin, ni continu, ni dfini. Les deux thories ayant des champs dapplication diffrents, lune dans lordre de grandeur du monde stellaire, lautre dans linfiniment petit, ont t adoptes ensemble malgr leurs contradictions apparentes.

    Pourtant, lesprit humain ayant soif dunit, et cherchant inlassablement une explication qui soit valable du haut en bas de lchelle de Jacob de la connaissance, ou qui en tout cas ne change pas brusquement dun barreau lautre, sans que dailleurs lon puisse dire lequel, un troisime grand rvolutionnaire est survenu, David Bohm, qui nous offre une nouvelle vision de lunivers o les deux thories prcdentes trouvent conjointement leur place titre de formes abstraites ou drives dune ralit plus profonde. Daprs lui (je tire ces lignes de la prface de son livre le plus riche de pense1) chaque centimtre cube despace vide contient plus dnergie que ce que lon pourrait trouver dans lunivers connu. Lunivers entier, tel que nous le connaissons, nest quune simple petite trace dexcitation quantique en forme de vague, une ride sur cet ocan dnergie cosmique. Cest cet arrire-plan nergtique cach qui engendre les projections tridimensionnelles constituant le monde des phnomnes que nous percevons dans notre vie de tous les jours... Nimporte quel vnement, objet ou entit, observable et descriptible, quel quil soit, est abstrait dun flux, ou indfinissable ou inconnu...

    On peut imaginer un fleuve sous-jacent, ou encore une coule de lave la surface de laquelle on peut observer des bulles, des tourbillons, voire des tours ou des constructions phmres qui ne nous paraissent stables que parce que notre temps est encore plus bref que le leur. Pour parler en images, la Relativit concernerait la gomtrie curviligne des vagues, la mcanique quantique la nature dissocie des gouttelettes, qui leur permet justement de sassocier ; mais la ralit, ce serait cette immense nergie en mouvement dont notre monde visible ne serait quune expression colore. David Bohm plonge hardiment dans ce gouffre, vient reprendre sa respiration la surface, et se retrouve nez nez avec le Sphinx qui dvore lun aprs lautre tous les aventuriers de la connai