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Revue française de psychanalyse (Paris) Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud

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Revue française depsychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud

Société psychanalytique de Paris. Revue française de psychanalyse (Paris). 1927.

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REVUE

FRANÇAISE DE

PSYCHANALYSE

5-6

REVUE BIMESTRIELLE

TOME XXXIV - SEPTEMBRE 1970

XXXe CONGRÈS

DES PSYCHANALYSTES

DE LANGUES ROMANES

L'INTERPRÉTATION

L'AFFECT

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSEPUBLIÉE SOUS L'ÉGIDE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS

Société constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

COMITÉ DE DIRECTION

lise Barande

Maurice Bénassy

Denise BraunschwelgJ. Chaaseguet-SmirgelRené Dlatkine

Jacques Gendrot

Jean Kestenberg

Serge Lebovici

Pierre Mâle

Jean Mallet

Pierre Marty

S. Nacht

Francis Pasche

Julien Rouart

Henri Sauguet

R. de Saussure

Marc Schlumberger

S. A. Shentoub

DIRECTEURS

Christian David Michel de M'Uzan Serge Viderman

SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION

Jacqueline Adamov

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, bd Saint-Germain, Paris VI'

ABONNEMENTS

Presses Universitaires de France, Service des Périodiques

12, rue Jean-de-Beauvais, Paris V. Tél. 033-48-63. C.C.P. Paris 1302-89

Abonnements annuels : six numéros dont un numéro spécial contenant les rapports du

Congrès des Psychanalystes de langues romanes (1971) :

France 94 F

Prix du présent numéro (volume double) 42 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la

Revue française de psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, Paris V:

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises

que dans les quinze Jours qui suivront la réception du numéro suivant.

Cliché couverture :

Torse de sphinx allé

(VI s. av. J.-C.)

Musée de l'Acropole, Athènes

(Photo Boudot-Lomotte.)

50265

XXXe Congrès des Psychanalystesde Langues Romanes

Organisé par la

SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS

avec le concours de l'Association psychanalytique de Francedes Sociétés de Psychanalyse belge, canadienne, espagnole, suisse

et du Groupe d'Etude portugaisParis, du 15 au 18 mai 1970

Allocution de Pierre MARTY, Président de la Société psychanalytiquede Paris 751

Message de Léo RANGELL, Président de l'Association psychanalytiqueinternationale 753

PREMIÈRE PARTIE

Premier rapport

Didier ANZIEU, Eléments d'une théorie de l'interprétation 755

Interventions

S. NACHT 821

Yves DALIBARD 826

Jacqueline ROUSSEAU-DUJARDIN 827

J. A. GENDROT 832Marthe BURGER 835Michel FAIN 841René MAJOR 846Pedro LUZES 850Marie-Claire BOONS 852Christian DAVID 854

Ilse BARANDE 857

Georges ABRAHAM 860

Simone DECOBERT 863

Didier ANZIEU, réponse aux interventions 873

REV. PH. PSYCHANAL. 48

750 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

DEUXIÈME PARTIE

Deuxième rapport

André GREEN, l'Affect 885

Présentation de l'Affect 1143

Interventions

Jacques MYNARD 1171Denise BRAUNSCHWEIGet Michel FAIN 1175Jean BERGERET 1183Jean-Claude SEMPÉ 1187Christian DAVID 1191Michel de M'UZAN 1197René MAJOR 1203

André GREEN, réponse aux interventions 1209Nécrologie 1217Table des matières 1219

ALLOCUTIONde Pierre MARTY

Président de la Société psychanalytique de Paris

En ouvrant ce XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues Romanes,je suis heureux de saluer la présence de Raymond de Saussure, qui assura laprésidence, en 1926, de la 1re Conférence des Psychanalystes de Languefrançaise, ainsi que celle de Mme Frances Hanet Gitelson, secrétaire généralede l'Association psychanalytique internationale.

Je remercie d'être parmi nous :Le Dr Widlöcher, représentant l'Association psychanalytique de France ;Mme Lechat, représentant la Société psychanalytique belge ;Mme Carolina Zamora de Pellicer, représentant la Société psychanalytique

espagnole ;Le Pr Nicola Perrotti, représentant la Société de Psychanalyse italienne ;Le Dr Alvim, représentant le Groupe d'Etude portugais, toutes sociétés

participant à notre organisation, ainsi que Mme Staewen, de la Société psycha-nalytique allemande.

Je remercie encore les délégués des diverses Sociétés non psychanalytiquesqui ont bien voulu répondre à notre invitation, et vous-mêmes, participantsà ce XXXe Congrès.

J'ai gardé pour les nommer en fin les deux principaux artisans de notreréunion :

Didier Anzieuet

André Green

qui, par l'importance de leur travail, le poids du thème que chacun a choiside nous présenter, le souci et la réussite de leur originalité propre dans larecherche, le style respectif enfin de leur rapport, rend difficilement égalable,en qualité, l'apport scientifique d'un Congrès et, partant, son intérêt.

Je les remercie en notre nom à tous.Notre Congrès se présente donc sous les meilleurs auspices.J'ai toujours personnellement beaucoup aimé le Congrès de Langues

Romanes. Je ne sais si mon sentiment provient de l'enrichissement scien-tifique que j'y trouve régulièrement, me forçant à remettre au point des pro-blèmes vers lesquels mon penchant naturel ne m'incline pas toujours, ou del'atmosphère relativement restreinte mais justement chaude que j'y rencontreet qui me fait revoir une fois l'an mes amis des pays frontaliers, en parlantavec eux notre langue.

J'ai gardé, bien entendu, un souvenir mémorable du premier Congrèsauquel j'assistai, le XIe, à Bruxelles, en mai 1948, où Sacha Nacht et JacquesLacan rapportèrent de l' « Agressivité en Psychanalyse » devant l'étudiantignorant, enthousiaste, ébahi et charmé que j'étais. Le soir, avec des amis departout, nous nous amusâmes longtemps dans les rues de Bruxelles. PierreMâle en parle encore de temps à autre et Shentoub s'en souvient sûrement.

752 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Rien ne menace le Congrès des Langues Romanes, malgré les quelquesdifficultés habituelles, souvent vite aplanies, qui découlent davantage desmouvements politiques généraux de nos Etats que du bon vouloir de nosSociétés de Psychanalyse.

Vous n'ignorez pas que chez nous — mais je ne doute pas qu'il en soit

déjà ou tôt ou tard de même ailleurs —, devant le développement des intérêtssuscités par la Psychanalyse et par ses applications, nombreux sont ceux quivoudraient nous faire rentrer dans les rangs traditionnels et nous embrigaderen des formes réglementées par d'autres que nous-mêmes, et qui voudraientsurtout ignorer ou minimiser nos données essentielles, notre problème debase : celui de la psychanalyse individuelle des futurs psychanalystes. Lasituation est lourde en ce que la plupart des individus et des groupements quiaimeraient nous attacher à eux ont sans doute, à la fois consciemment et

inconsciemment, d'autres visées (celles d'enseignement, de médecine, de santé

publique par exemple) que celle du bonheur individuel de l'homme, lequelne les occupe qu'en tant que rouage plus ou moins négligeable et amoviblede vastes machineries collectives et officielles.

Qu'on utilise, chaque fois qu'il en est besoin, des psychanalystes pourcertaines tâches est une chose souhaitable et qui a fait ses preuves positivesdans de nombreux domaines. Qu'on se mêle de l'analyse en elle-même lors-

qu'on demeure ignorant en la matière (et comment ne le serait-on pas sans sa

propre analyse!) est une autre chose, négative et dangereuse celle-là.Et pourtant l'évolution sociale, ici comme ailleurs, nous enserre indi-

viduellement de façon progressive dans un système apparent qui se veut de

protection générale, de diminution des risques (comme si l'on prétendaitsupprimer la mort!), mais dans lequel mieux que dans l'agression ouverteThanatos règne chaque fois davantage. Nous ne pouvons sans doute riend'autre contre ce mouvement évolutif lui-même que d'abord le reconnaître,à l'instar de la loi qui entérina récemment la carence paternelle, autre aspectdu même mouvement, et ensuite nous prémunir pour préserver jusqu'au boutl'essentiel de nous-mêmes.

C'est là une des tâches premières des organisations psychanalytiques dans

lesquelles nos plus jeunes collègues doivent avoir une place de choix parcequ'ils seront plus longtemps intéressés que les anciens à ce qui constitue un

problème vital.L'Association Psychanalytique Internationale qui demeure notre référence

sociale majeure trouve sa place en apportant aux Associations qui la composentle soutien nécessaire consistant à sauvegarder l'originalité des Sociétés psycha-nalytiques et de leurs membres, et à fournir aussi à ces Sociétés — c'est là unvoeu — les informations étendues et précises dont elle peut disposer à proposdes implications sociales actuelles de la psychanalyse dans les divers Etats.Ceci permettrait à chacun, dans son esprit propre, de mieux aborder l'aveniret de poursuivre l'oeuvre de Freud.

Mais laissons Thanatos un moment, et que notre XXXe Congrès se dérouleessentiellement sous le signe d'Eros!

MESSAGE

du Dr L. RANGELL

Président de l'Association psychanalytique internationale

aux organisateurs et aux participants du XXXe Congrèsdes Psychanalystes de Langues Romanes

A tous j'envoie mes amitiés et mes meilleurs voeux à l'occasion de cette

importante rencontre et confrontation psychanalytique. Je regrette profondé-ment de ne pouvoir être personnellement présent à ce Congrès, qui est le

premier depuis la mise en place du nouveau bureau à Rome.Il était depuis fort longtemps prévu que je devais à la même époque pro-

noncer à New York la Conférence Freud, et cela seul m'empêche de me joindreà vous. C'eût été l'occasion, aussi utile qu'agréable, de vous rencontrer tous etde participer à des échanges étroits et amicaux.

De telles rencontres entre groupes de langues communes sont très cons-tructives et leur valeur est grande. Elles apportent un complément aux autresrencontres locales et sont d'une grande utilité en tant qu'elles cimentent les

liens, promeuvent la compréhension mutuelle et favorisent le développementd'un langage commun, et le progrès scientifique de la psychanalyse.

Je suis heureux que Mme le Dr Frances H. Gitelson, secrétaire de notre

Association, ait pu se joindre à vous pour représenter l'Association inter-nationale. Comme certains d'entre vous le savent peut-être déjà, je rejoindraien Europe le Dr Gitelson dès que j'aurai honoré mes engagements à New Yorket nous rendrons ensemble visite à plusieurs centres psychanalytiques euro-

péens pendant la seconde quinzaine de mai. Je me réjouis à l'avance de cetteoccasion de rencontrer beaucoup d'entre vous personnellement et dans leursdifférents centres au cours de ce voyage. Quant à ceux que je ne verrai pas àce moment-là, j'espère pouvoir les rencontrer aussi à une très prochaine occasion.

Je vous souhaite une rencontre très réussie et très agréable, et je me réjouisà la perspective de vous voir bientôt.

Avec mes sentiments les meilleurs, bien cordialement.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIEDE L'INTERPRÉTATION

par DIDIER ANZIEU

I

L'interprétation est généralement étudiée par les psychanalystesd'un point de vue normatif : quand et comment faut-il interpréterau cours de la cure ? Que faut-il interpréter, ou ne pas interpréter ?Dans quel ordre ? Combien de fois peut-on répéter une interprétation ?L'examen de ces questions entre dans la rubrique de la technique. Les

réponses apportées se fondent d'une part sur l'expérience clinique du

psychanalyste (avec tel type de malade, telle modalité d'interprétationest habituellement suivie de tels ou tels effets, repérables dans la cureimmédiatement ou après coup), d'autre part sur la théorie psychanaly-tique à laquelle il adhère. Le psychanalyste interprète ce qu'il a compris.Or ce qu'il comprend, il le comprend non seulement par rapport àla problématique singulière du patient mais tout autant par rapportà la seconde topique freudienne, ou à la psychologie du Moi, ou au

système de Melanie Klein, etc., qu'il a fait sien partiellement ou globa-lement. L'interprétation est ainsi un art, qui trouve dans la clinique des

névroses, voire des psychoses, et dans la théorie de l'appareil psychiquesa justification. Le but final de telles études est de différencier la« bonne » interprétation de la « mauvaise ». Il apparaît ainsi, on le sait,que la « bonne » interprétation doit être exacte, opportune, mesurée,dense, claire, concise, concrète, vivante sans être séduisante, suggestiveplutôt qu'exhaustive. Sur ce sujet, beaucoup a été dit, encore qu'ilreste à chaque thérapeute de réinventer pour son propre compte la« bonne » interprétation tout au long de sa pratique. Nous n'y revien-drons pas.

Par contre, la théorie de l'interprétation n'a guère été faite par les

psychanalystes, qui en ont jusqu'ici laissé le soin aux philosophes,sous la rubrique de l'herméneutique. Ceci a pour inconvénient quel'interprétation psychanalytique y perd sa spécificité. L'exégèse biblique,la critique littéraire, le structuralisme linguistique ou ethnologique,l'analyse de contenu des entretiens individuels ou de groupe, le commen-taire historico-critique des oeuvres de pensée, sont utilisés en vue d'une

756 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

théorétique générale du sens, dont le déchiffrement psychanalytiquese trouve réduit à n'être plus qu'un cas particulier.

Le résultat est qu'après avoir été l'objet d'un intérêt passionné dela part des milieux analytiques — par exemple au moment de l'enquêtede Glover entre 1930 et 1938 (1) et plus près de nous lorsque le Psycho-analytic quarterly de 1951 (n° 1) a fait le point des problèmes de l'inter-

prétation à la lumière de l'ego-psychology — l'interprétation est tombéedans un véritable discrédit, non seulement au cours des réunions scien-

tifiques, mais même, paraît-il, au cours des cures chez les tenants decertaines écoles qui ne sont pas restées par hasard en marge de l'I.P.A.

Notre perspective vise à prendre les choses différemment. Nousconsidérons l'interprétation comme une donnée de fait plutôt que dedroit. Les deux données spécifiques de la cure psychanalytique sont,d'une part que le patient transfère, d'autre part que le psychanalysteinterprète (encore que le patient ne fasse pas que transférer ni le psycha-nalyste qu'interpréter). Peu nous importe ici que le psychanalysteinterprète peu ou prou, ou qu'il interprète plus ou moins bien. Cesdeux faits — le transfert, l'interprétation — constituent des productionsde l'appareil psychique : ils ont donc comme tels à être expliquéspar la théorie psychanalytique, puisque celle-ci est, entres autres choses,une théorie générale de cet appareil. Assigner le transfert (c'est-à-direle processus primaire) au patient et l'interprétation (c'est-à-dire le

processus secondaire) au psychanalyste relèverait encore de la pers-pective normative que nous évoquions en commençant. Le patientinterprète sans arrêt : il vient en cure avec sa propre interprétation desa névrose et la névrose de transfert se manifeste par les interprétationsqu'il donne de la conduite et des pensées exprimées ou supposées du

psychanalyste, interprétations qui d'ailleurs, tout en étant projectives,ne sont pas toujours erronées. De même le psychanalyste, dans ses

cures, transfère et plutôt contre-transfère. Il est rare qu'un analystenoue à l'égard d'un patient une véritable névrose de transfert, situation

qui requérerait le renvoi du patient à un confrère. Mais il est fréquentqu'une réaction contre-transférentielle, une fois élucidée par l'analyste,l'éclaire sur le patient et prépare une interprétation exacte et opportune.

Qu'est-ce qui, dans l'appareil psychique, rend possible au psycha-nalyste le processus de l'interprétation : telle est notre question, et, àcette question, nous ne voulons pas chercher de réponse au-dehors de

(1) E. GLOVER, Technique de la psychanalyse, éd. orig. angl., 1938 ; rééd. angl., 1955 ;tr. fr., Presses Universitaires de France, 1958.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 757

la psychanalyse. La théorie psychanalytique, ou plutôt les théories

psychanalytiques — les deux topiques freudiennes, le système kleinien,l'ego-psychology, etc. — contiennent suffisamment de concepts et demodèles pour rendre compte, sous réserve des compléments néces-

saires, de l'activité psychique non seulement du patient, mais aussidu psychanalyste. La distinction des rôles — le patient, l'analyste —

ne saurait constituer une distinction de fond. Dès la Traumdeutung,Freud le constate : c'est le patient qui effectue le travail même de la

Deutung, du dégagement du sens, de l'interprétation de ses propresrêves. Sinon, comment serait possible l'auto-analyse, que ce soit l'auto-

analyse initiale de Freud découvrant la psychanalyse, ou l'auto-analyseépisodique du psychanalyste lui-même analysé, auto-analyse par laquelleil lui arrive de découvrir l'interprétation à donner au patient ? L'analysteparticipe au travail de l'interprétation : il indique la méthode (lesassociations libres) ; il souligne les points où des inhibitions en ont

paralysé l'application ; il met sur la voie ; il désavoue les interprétations« défensives » et erronées, mais il n'assène pas des *interprétationstoutes faites.

Nous mettons entre parenthèses le problème des pouvoirs de lacure. On sait que les analystes sont depuis le début partagés sur cette

question. Pour certains, qui risquent d'avoir tendance à beaucoup,sinon à trop interpréter, le coeur du travail analytique réside dans

l'interprétation. D'autres jugent peu utile de le faire, l'interprétationétant toujours entendue par le patient dans le transfert, c'est-à-dire

toujours entendue et interprétée par lui « de travers » ; le pouvoir de lacure découle à leurs yeux de la situation analytique, des règles quila rendent opérante, du processus qui se développe dans l'appareilpsychique du patient, de l'attitude intérieure de l'analyste qui, selonl'heureuse distinction formulée par Masud Khan (1), permet au patientà la fois d'être et d'éprouver (l'analyste reconnaît le patient dans sonêtre et le patient acquiert la possibilité de comprendre et de connaîtrece qu'il a tout d'abord éprouvé). A l'interprétation qui explique enmettant les points sur les 1, ces psychanalystes préfèrent l'interventionsur un mode mineur, allusion voilée, signe d'entente ou de doute, quivise à faire s'affirmer davantage les processus en train de sourdre chezle patient.

Quelle que soit la solution donnée à cette question des pouvoirs

(1) M. MASUD R. KHAN, Les vicissitudes de l'être, du connaître et de l'éprouver dans lasituation analytique, Bulletin A.P.F., avril 1969, n° 5, 132-144.

758 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

de la cure et du style des interventions psychanalytiques, notre pro-blème subsiste inchangé : comment, pourquoi, l'éprouvé peut-il deve-nir du formulé et être, par les progrès de la formulation, connu aussibien de celui qui l'éprouve que de celui par rapport à qui il est

éprouvé ? C'est certes un vieux problème, pour les philosophes, les

psychologues, les linguistes, que celui des rapports du langage et duvécu. La psychanalyse a son apport à fournir àcette question, ne serait-ce

que parce qu'elle observe in statu nascendi certains de ces rapports,ou encore parce qu'elle met en évidence que le vécu essentiel estd'abord et toujours un vécu corporel. De plus la situation psychana-lytique n'est pas celle de l'interprète devant un texte, mais une situationentre deux interlocuteurs dont le vécu est commandé par des systèmesd'investissements différents et dont le formulé obéit à des règles dis-tinctes. La connaissance de son vécu échappe à l'intéressé dans lamesure où ce vécu est inconscient. Elle échappe aux autres dans lamesure où ce n'est pas leur vécu. Elle s'acquiert dans une relation

dialectique qui met en jeu les transferts et les interprétations du patientet du psychanalyste.

D'où vient que cette dialectique, que ce dialogue soient possibles ?Il conviendra de réexaminer dans cette perspective les premièresrelations d'objet du petit enfant avec les parties de son propre corpset du corps de samère et de voir comment les premiers échanges verbauxsegreffent sur les échangesoriginaires de soins et de sensations corporels.Auparavant, il est nécessaire de partir de Freud, de sa théorie des pro-cessus psychiques, de l'évolution de celle-ci, afin d'en tirer tout ce

qui est possible pour la compréhension de l'interprétation.Dans ce qui va suivre, nous nous référerons notamment, en plus

des textes de Freud, au Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1967)réalisé par J. Laplanche et J.-B.Pontalis, sousla direction de D. Lagache,à divers articles de D. Lagache (1) sur le modèle structural de la person-nalité (1961 et 1965), sur la conscience (1960), sur le changement (1967),et à un travail récent de Daniel Widlocher (2) qui distingue, dans lathéorie freudienne, trois conceptions successives de l'appareil psychiqueet du changement dans la cure. Ces conceptions nous semblent pouvoir

(1) D. LAGACHE, Conscience et structures, Evol. psychiat., 1960, n° 4, 491-313. —

La psychanalyse et la structure de la personnalité, La Psychanalyse, 1961, n° 6, 5-54. —

Le modèle psychanalytique de la personnalité, in Les modèles de la personnalité en psychologie.Presses Universitaires de France, 1965, 91-117. — Pour une étude du changement,Bulletin A.P.F., 1967, n° 2, ronéoté, 7-43-

(3) D. WIDLOCHER, Freud et le problème du changement, Presses Universitaires de

France, 1970.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 759

s'appliquer au psychanalyste interprétant. Parfois Freud suggère cette

transposition, parfois celle-ci reste à faire. Les trois sections suivantesdu présent travail sont consacrées à l'examen respectif de ce qui, dansces trois conceptions, peut fournir des éléments pour une théorie dutravail du psychanalyste.

II

La première conception est esquissée en commun par Breuer et

par Freud (ce qui correspond à la période de la méthode cathartique parl'hypnose), puis poursuivie par Freud seul (ce qui correspond à la

période où son auto-analyse se déroule en intrication avec ses premièrescures psychanalytiques). Cette conception repose sur cinq notions :la réversibilité des transformations psychiques, le conflit, la double

inscription, l'économie des investissements et l'après coup.La réversibilité des transformations psychiques s'exprime dans ce

que Widlocher appelle l'équation fondamentale : le symptôme est

l'équivalent du souvenir déplaisant et oublié. La névrose substitue le

symptôme au souvenir insupportable du traumatisme initial. La curedéfait le symptôme en permettant la remémoration du souvenir. Des

Etudes sur l'hystérie (1895 d) à la Traumdeutung (1900 a), la définitionde l'idée pathogène, il est vrai, se modifie : le traumatisme n'est plusforcément celui d'une séduction sexuelle réelle ; l'idée pathogène n'est

plus forcément un souvenir désagréable ; elle est conçue d'une façon

plus générale, comme une représentation rendue inconsciente parcequ'elle était la représentation insoutenable de l'objet du désir. Néan-

moins, la réversibilité fondamentale entre l'idée pathogène et l'orga-nisation pathologique qui associe le symptôme et la représentationinconsciente reste inchangée. Cette réversibilité explique l'efficacité

de la cure, mais non la nécessité de l'interprétation.Le point de vue dynamique (par lequel Freud se dégage de la théorie

mécaniste des « états hypnoïdes » de Breuer) assigne le conflit comme

origine du refoulement de la représentation désagréable et désirée,en même temps que comme origine de la résistance qui maintient la

représentation refoulée et lui interdit le retour dans la conscience.

L'investigation du conflit écologique, et non plus du seul symptôme,devient la tâche du psychanalyste. Le conflit est conflit entre le désir

et la défense. Avant de se manifester par le refoulement, la défense

intervient en transformant en déplaisir ou en angoisse la quantitéd'affect dont la décharge aurait été ressentie subjectivement comme

760 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

plaisir (dans le cas du plaisir interdit). Les processus quantitatifs sont,en effet, toujours ressentis comme qualitatifs par l'appareil psychique.

Le point de vue topique est, par contre, hérité de Breuer, auquelFreud reprend, en la complétant sur un point comme nous allons le

voir, la différenciation de deux systèmes de fonctionnement de l'appareilpsychique, le système d'énergie libre et le système d'énergie liée.La représentation consciente appartient au système lié et la représen-tation inconsciente appartient au système libre. C'est la double inscrip-tion de la représentation dans les deux systèmes qui rend possiblela névrose, c'est elle aussi qui entraîne la possibilité — et la nécessité —

de l'interprétation.Le point de vue économique reste, à ce stade de l'élaboration freu-

dienne, très sommaire, bien que, là aussi, Freud essaie de se dégagerdes vues de Breuer sur l'énergie des systèmes psychiques. Les trans-formations psychiques énoncées par l'équation fondamentale sont destransformations énergétiques : la représentation investie par le désirest désinvestie en étant rendue inconsciente, tandis que corrélativementle symptôme est surinvesti. Mais Freud n'envisage ce désinvestissementet ce surinvestissement que comme des renforcements du refoulementet des résistances à la cure. Ce n'est que dans sa deuxième théorie,lorsqu'il met l'accent sur le transfert, qu'il rattache l'investissementà la pulsion et qu'il définit la cure par le déplacement des investissements.

Le point de vue génétique enfin — le plus nouveau par rapportaux vues de Breuer — est seulement ébauché. Il se réduit à une considé-ration unique et capitale. Le Projet depsychologie scientifique (in 1950 a),à la fin de 1895, énonce que la névrose se constitue après coup à la

puberté. L'émotion sexuelle, physiologiquement rendue possible à ce

moment, a pour cause occasionnelle ou déclenchante un événement

contemporain, mais pour cause réelle, ancienne et profonde, le souvenird'un événement antérieur, par exemple celui d'une séduction sexuelle

précoce. L'adolescent rattache son émoi à l'événement contemporain,lequel n'est que second : voilà un exemple d'explication consciente.Mais c'est seulement alors — et donc après coup — que le premier évé-

nement, qui n'avait eu pour le jeune enfant nulle signification sexuelle,en prend une : voilà un exemple de processus inconscient. Ainsi laréminiscence dans la cure apparaît comme la contrepartie du tempssyncopé et désirréverbilisé de la névrose. Le Moi de l'adolescent ne

peut utiliser contre cet affect sexuel déplaisant une défense normale,par exemple l'évitement de l'attention. « L'attention est dirigée versles perceptions car ce sont elles qui d'habitude sont l'occasion d'une

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 761

libération de déplaisir. Mais ici c'est une trace mnésique et non une

perception qui, de façon imprévue, libère du déplaisir et le Moi s'en

aperçoit trop tard » (Freud, 1950 a (1895), tr. fr., p. 369 ; cité in article« Après coup » du Vocabulaire de la psychanalyse). Ainsi le souvenirrefoulé ne devient un traumatisme qu'après coup. La Traumdeutunget les textes ultérieurs sur la sexualité infantile maintiendront, aprèsun moment d'hésitation, ce processus de l'après coup, mais en ledéca ant de plus en plus vers les premières années de l'enfance. Le

fragment autobiographique contenu dans le texte intitulé Le souvenir-

écran (1899 a) fournit un exemple démonstratif d'une interprétationde l'après coup dans l'auto-analyse de Freud : le souvenir, attribué àla 3e année d'enfance, des fleurs arrachées à Pauline par Sigmund et

par son neveu John, s'avère avoir été reconstruit, à partir de traces

mnésiques anciennes, au moment du premier émoi amoureux de

Freud adolescent pour Gisela Fluss, à l'occasion de vacances passées

pour la première fois au pays natal.Le psychanalyste s'appuie sur les cinq notions que nous venons de

résumer pour guider le patient dans le travail d'interprétation, qui est

son affaire propre. Le psychothérapeute, nous disent les Etudes sur

l'hystérie (tr. fr., p. 213), a besoin de trois qualités : la compréhensiondes processus inconscients (compréhension fondée en partie sur ces

cinq notions), la conviction que l'équation fondamentale entre le motif

inconscient et le symptôme est réversible (c'est-à-dire, en termes de ladeuxième théorie, la confiance dans le processus psychanalytique),enfin la sympathie pour le malade. Symétriquement le malade doit

posséder un niveau intellectuel suffisant (la débilité mentale constitue

une contre-indication) et une confiance « absolue » envers le thérapeute,sa méthode et sa discrétion.

Le travail analytique s'effectue en deux temps, l'investigation et

l'interprétation. C'est une conduite de détour : il ne saurait être questionde pénétrer « directement » au coeur de l'organisation pathogène(ibid., p. 236).

L'investigation de la défense et celle du contenu représentatif de

l'objet de la pulsion sont complémentaires. En effet, l'articulation des

processus défensifs avec le noyau pathogène n'est pas arbitraire ou

insignifiante. Elle affecte une triple organisation, chronologique (lasérie répétitive des symptômes), concentrique (les associations par

contiguïté, par ressemblance, par assonances autour de la représentation

pathogène) et dynamique (l'équilibre entre le refoulement et le refoulé).La névrose, écrit Freud, est « un édifice à plusieurs dimensions ». La

762 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

démarche analytique, qu'il compare au déplacement du cavalier dansle jeu d'échecs (p. 234), consiste en un dévoilement progressif et

zigzagant de cette organisation pluridimensionnelle. D'où le caractère« fractionné » de l'interprétation qui scande les étapes de l'investigation

(Traumdeutung, nouv. tr. fr., p. 445). D'où aussi la nécessité pour

l'analyste de participer activement au travail d'interprétation. D'une

part, en effet, cette organisation échappe à la conscience du patient,il appartient au psychanalyste de la « reconstituer » (ébauche de lanotion à venir de « construction ») et de communiquer au patient sa

reconstitution (Etudes sur phystérie, p. 236). D'autre part, le travail

d'investigation du patient présente « immanquablement » des lacunes,des défectuosités, des fausses connexions (ibid., p. 237), et le psychana-lyste a à le soumettre à une sévère critique. Les interventions du psy-chanalyste portent également sur les résistances, par exemple le transfert

négatif, ou l'interprétation « allégorique » de son propre rêve par le

patient. Il soumet à cette même critique ses propres interprétations.Par exemple dans l'interprétation d'un rêve, la cohérence de l'expli-cation qu'il a trouvée avec tout le matériel associatif ne saurait constituer

pour lui une preuve suffisante : tout rêve, étant surdéterminé, appelleune « surinterprétation » (Traumdeutung, nouv. tr. fr., p. 445).

En raison de la complexité de l'organisation pathogène sous-

jacente et de son caractère figé, le symptôme n'est plus pour Freud,comme au temps de la méthode cathartique, immédiatement inter-

prétable, tandis que le rêve, phénomène normal, universel, quotidienet variable, offre à l'interprétation de l'inconscient une « voie royale ».

Le psychanalyste n'interprète pas les songes à la manière des oniro-

manciens antiques ; il les fait interpréter par le patient.

Investigation et interprétation ont en commun d'être des processusverbaux. La représentation refoulée est généralement associée à des

souvenirs visuels et sa réapparition dans le rêve ou dans les images quisurgissent au cours de la concentration mentale affecte le plus souventune figuration visuelle. « Lorsqu'une image a réapparu dans le souvenir,le sujet déclare parfois qu'elle s'effrite et devient indistincte à mesure

qu'il en poursuit la description. Tout se passe, quand il transposela vision en mots, comme s'il procédait à un déblaiement... L'image

disparaît à la manière d'un fantôme racheté qui trouve enfin le repos »

(Etudes sur l'hystérie, p. 226-227).Une question se pose alors : comment l'interprétation peut-elle

opérer effectivement la transformation, inverse de celle produite parla névrose, entre le symptôme et la représentation consciente ? Que

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 763

cette transformation soit théoriquement réversible est une conditionnécessaire de l'efficacité de la cure. Mais la condition suffisante résidedans la prise de conscience, pratique et concrète, d'une représentationinconsciente. Que signifie cette « prise de conscience » ? Qu'im-plique-t-elle chez le psychanalyste, chez le patient et, d'une façongénérale, dans l'appareil psychique ?

Le projet de psychologie scientifique envoyé à Fliess à la fin de 1895esquisse précisément une théorie susceptible d'expliquer le processuspsychique de l'interprétation, en même temps que sa pertinence parrapport aux processus psychiques de la névrose. Les trois types deneurones qui y sont décrits représentent une fiction, qui ne sera plusconservée par la suite, sur laquelle Freud s'appuie pour décrire troismodes de pensée (là où Breuer en avait distingué seulement deux).

Le mode primaire (qui correspond à ce que Freud appelle plustard, dans le chapitre VII de la Traumdeutung, l'inconscient) chercheà reproduire l'image de l'objet du premier plaisir (en premier lieule sein maternel). Cette reproduction est obtenue par un investis-sement de l'image sur le mode hallucinatoire. Le processus primairevise donc l'identité des perceptions. Il est régi par le principe de larecherche automatique du plaisir et de l'évitement automatique du

déplaisir. Comme l'avait indiqué Breuer, l'énergie, dans ce système,est « libre », c'est-à-dire qu'elle tend au fur et à mesure, conformémentau principe qui vient d'être énoncé, à une décharge immédiate etinconditionnelle. C'est l'échec de cette décharge qui est à l'origine dela névrose et du symptôme. En effet, seule la décharge motrice résoutla tension et apporte une véritable jouissance. En déplaçant l'énergiepsychique du pôle moteur au pôle imaginaire, quand la voie de la

décharge motrice est barrée, le processus primaire apporte à cette

énergie une issue partielle et incomplète, non la décharge libératrice.Pour satisfaire dans ce cas la pulsion, le processus primaire, mû par le

principe du plaisir, ne peut qu'élaborer un fantasme de satisfaction,lequel est incapable d'amener le sentiment de plaisir lié à l'épuisementdu désir. D'où le caractère répétitif du processus primaire : la repré-sentation de l'objet du désir et indéfiniment réinvestie car cette repré-sentation n'épuise jamais la libre énergie du désir. L'élaboration

fantasmatique est vouée à être un processus répétitif, parce qu'elle est

fantasmatique (et non en vertu de la compulsion de répétition quiapparaît seulement dans la troisième théorie de Freud). Le caractère

automatique de la domination du principe de plaisir et ce caractère

répétitif de l'investissement fantasmatique provoquent la dépendance

764 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

(nous dirions aujourd'hui l'aliénation) de l'appareil psychique toutentier par rapport au processus primaire. Cette dépendance constituela résistance majeure à la cure et un des débuts de l'interprétation est

d'enclencher, par rapport à elle, un processus de dégagement.Le mode de pensée secondaire (appelé ensuite préconscient) cherche

la reproduction de l'image agréable par le détour de la réalité, dans lamesure où celle-ci offre la possibilité d'une décharge motrice adéquate.La perception est confrontée au souvenir : quand les deux coïncident,la réalisation de la pulsion peut avoir lieu de façon satisfaisante. Le

préconscient commande l'accès à la motilité volontaire. Il disposede la possibilité de répartir une certaine énergie d'investissement mobile ;il oriente ainsi l'attention. Le processus secondaire est produit, d'un

point de vue économique, par le surinvestissement des indices de

qualité fournis par la perception. Il vise l'identité des pensées, non

plus des perceptions. Il obéit au principe de réalité, lequel reste, commetout l'appareil psychique, sous la dépendance générale du principe du

plaisir. C'est le mode de la pensée reproductive et pratique. Il a poursiège le Moi investi à un niveau constant et exerçant une action d'inhi-bition sur les autres processus de l'appareil psychique. L'inhibitionexercée par le Moi a pour conséquence de « lier » l'énergie dans ce

système. Le processus secondaire fixe, dans une sorte de modèle

mnésique, les représentations successives par lesquelles l'expériencedu sujet s'est accumulée. Il peut ainsi, au lieu de la refouler, conserverla représentation de plaisir ou de déplaisir en la liant par des articula-tions multiples à un système complexe. Du même coup se produit unecertaine usure du souvenir, en raison non pas de son effacement avecle temps, mais de sa dilution dans un réseau complexe de représen-tations. Le phénomène d'usure porte sur la représentation, comme voiede résolution de l'exigence pulsionnelle : il laisse celle-ci intacte. D'unecertaine façon, le processus secondaire, en liant la représentation,maintient constante l'exigence pulsionnelle qui tentait de se dilueret de se dissoudre dans cette représentation. Le processus secondaire

apporte donc, au niveau du pôle moteur, une possibilité de régulationde la satisfaction. Mais, au niveau du pôle imaginaire, le processussecondaire est sans prise sur la pulsion. Il ne peut que « lier » les repré-sentations, c'est-à-dire organiser les souvenirs, comparer les perceptionsnouvelles aux traces mnésiques conservées. Il permet à la pensée de

rapprocher et de différencier, c'est-à-dire de juger puis d'organiserces jugements dans des raisonnements, dont les résultats, à leur tour,anticipent les perceptions à venir, les préorientent, allant même jusqu'à

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 765

tenir tout prêt un schéma pour les « interpréter ». Il constitue des auto-matismes mentaux, plus élaborés que l'automatisme du processusprimaire. Le processus secondaire favorise ainsi l'adaptation de l'orga-nisme au monde lorsque les représentations qu'il lie sont des représen-tations de la réalité extérieure. Mais il agit de la même façon sur les

représentations émanant de la pulsion. Quand celles-ci ne sont pasrefoulées, elles sont prises dans des réseaux associatifs qui leur donnentun sens second, différent de leur sens premier par rapport à la pulsion.Les « interprétations » conscientes que, par le troisième mode de

penser — le système perception-conscience —, le patient élabore sursa réalité intérieure, suivent ces réseaux associatifs préconscients :elles sont utiles, tout en étant inexactes. Elles fournissent à l'appareilpsychique une explication de ce qui se passe en lui, mais une explicationfausse car l'économie de celle-ci obéit au principe du plaisir-déplaisir(par exemple, les représentations désagréables sont réinterprétéesautrement).

Les « interprétations » secondaires du patient sur lui-même consti-tuent une résistance supplémentaire à la cure. La méthode psychana-lytique vise à déjouer les processus secondaires en les utilisant. Le

patient est invité à formuler ses associations libres, c'est-à-dire àfonctionner au niveau préconscient. Il est en fait déterminé par lesréseaux associatifs qui ont lié les représentations, mais en les remontant,il peut parvenir à les défaire (ce qui est la définition étymologique de

l'analyse), à substituer une interprétation correcte (et libératrice) à

l'interprétation fausse (et hante). Ce n'est qu'exceptionnellement quequelqu'un peut parvenir seul, par auto-analyse, et sans une psychanalysepréalable, à cette substitution. L'interprétation correcte est le plussouvent trouvée par le psychanalyste qui, en la communiquant au

patient, aide celui-ci à la reconnaître et à la faire sienne. De toute

façon — auto-analyse ou relation psychanalytique — cette substitutionde l'interprétation correcte à l'interprétation utilitaire (utilitaire au

point de vue du principe du plaisir-déplaisir), tout en étant un processuspsychique secondaire, suppose une opération mentale libre (aux deux

sens, d'échapper à la domination automatique du principe du plaisir et

d'échapper aux réseaux de liaison de l'énergie des systèmes de repré-sentations). Freud a jugé nécessaire de décrire un troisième mode de

penser pour rendre compte de la spécificité de cette opération.Le troisième mode de penser est l'invention de Freud seul. Celui-ci

introduit à l'intérieur du processus secondaire une subdivision complé-mentaire à la distinction breuerienne du système libre et du système

REV. FR. PSYCHANAL. 49

766 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

lié. Cette subdivision résulte d'une différenciation relativement tardive

du processus secondaire. C'est le mode de l'attention. Il caractérisece que Freud appelle, à partir de 1915, le système perception-conscience.

Avant Freud, les philosophes prennent, à l'égard de la conscience (1),des positions extrêmes et excessives. Pour les rationalistes cartésiens,elle constitue l'attribut spécifique de la substance pensante : poly-valente, toute-puissante, omnisciente. Pour les pragmatistes, sensiblesà tout le travail de la pensée qui s'effectue en dehors de la conscience,celle-ci n'a plus ni réalité, ni efficacité propre : elle est un pur épiphé-nomène du fonctionnement psychique. Pour Freud, la conscience estune partie limitée de la vie psychique, mais qui a une incontestableactivité propre. A aucun moment, il ne la rattache à d'hypothétiquesstructures de l'entendement. (On soupçonne qu'il verrait dans ces

dernières des systèmes de régulation de l'énergie liée propres au pro-cessus secondaire préconscient.) La raison est un terme qui ne serencontre pas sous sa plume dans ses écrits théoriques. Freud se situe

dans une lignée empiriste : il n'y a pour lui rien dans l'esprit qui ne

soit d'abord passé par les sens. Cela est vrai du moins pour sa premièrethéorie. Plus tard il ajoute l'hypothèse d' « imagos » transmises héré-

ditairement. Comme les psychologues empiristes anglais des XVIIe et

XVIIIe siècles, il considère qu'il n'y a pas d'autres contenus de la

conscience que des « représentations ». Mais ces psychologues définis-

saient la représentation, à partir du fonctionnement des organes sen-

soriels externes, comme une représentation des qualités du monde

extérieur. Freud s'intéresse à un second type de représentations, cellesde l'objet du désir — ou représentants-représentations de la pulsion —

et à leurs combinaisons, par exemple dans le rêve, le souvenir-écran,le symptôme, avec les représentations perceptives du premier type.Maine de Biran, dont Freud ne semble pas avoir connu l'oeuvre,bien qu'il eût pu trouver en lui sur ce point un précurseur, supposaitl'existence d'un sixième sens, le sens interne. Pour l'un et pour l'autre,l'activité perceptive peut être attentive soit à la réalité extérieure, soit

à la réalité psychique intérieure.La conscience est « un organe des sens qui permet de percevoir

les qualités psychiques » (L'interprétation des rêves, S.E., V, p. 615 ;nouv. tr. fr., p. 500). En tant que perception, le troisième mode de

penser peut être excité par des qualités sensibles (c'est-à-dire par des

(1) Il s'agit évidemment ici de la conscience psychologique et non de la conscience morale.L'ambigulté n'existe pas en allemand ni en anglais, où les deux tenues sont distincts.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 767

différences qualitatives), notamment par les qualités de plaisir et de

déplaisir, mais il ne peut conserver la trace des modifications. En tant

que conscience, il finit par devenir une pensée observante pure, sans

représentation de but. La perception peut diriger un surinvestissement

d'attention, vers les voies où se propage l'excitation sensorielle d'origineexterne, c'est-à-dire sur les indices de qualité (indices de plaisir ou de

déplaisir). De même la conscience dispose de la possibilité de dirigerun surinvestissement d'attention sur les représentations organiséesdans le système lié. La conscience se développe ainsi le long de deux

surfaces, l'une tournée vers la perception sensorielle, l'autre tournéevers les processus préconscients. Par cette seconde orientation, elledevient « un organe des sens d'une partie de nos processus de pensée »

(ibid.3 p. 488). Le niveau d'investissement élevé dans le systèmeperception-conscience facilite le déplacement de faibles quantitésd'énergie, sans lesquelles l'exercice de la pensée serait impossible. Au

départ, ce réglage des investissements d'attention obéit au principedu plaisir et s'effectue de façon automatique. Mais la conscience peutparvenir à une « seconde régulation plus fine », capable de s'opposerà la première et qui dirige l'investissement de l'attention puis du travailintellectuel sur «ce qui déclenche le déplaisir ».Autrement dit, la pensée,à ce nouveau niveau de fonctionnement, peut échapper à la domination

automatique du principe d'évitement du déplaisir et infléchir le coursdes processus secondaires à l'intérieur du système lié. Elle déstructureles frayages antérieurs et permet à l'énergie psychique de circuler denouveau librement parmi les représentations, les associations, lesinvestissements.

La conscience apparaît ainsi comme l'agent du changement. C'està elle, chez le patient, que s'adresse l'interprétation du psychanalyste,le rendant « attentif» au fonctionnement de sa propre réalité psychique.Un résultat, majeur pour la cure, de son activité est la prise deconscience de la représentation pénible qui a provoqué le refoulement,prise de conscience qui entraîne l'abandon de ce dernier. C'est là la

principale différence, du point de vue phénoménologique, entre le

processus primaire, qui ne peut se représenter le désir que satisfait,et la conscience, qui peut maintenir dans son champ d'attention une

représentation, même si celle-ci est source de déplaisir.Freud, tout en conservant la distinction du conscient, du précons-

cient et de l'inconscient, cesse, à partir de 1920, d'en faire une diffé-renciation topique pour voir là trois qualités psychiques (cf. Abrégéde psychanalyse, 1940 a, chap. IV). Dans cet ouvrage, les processus

768 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

préconscients sont précisés comme étant constitués d'impressions, paropposition aux processus conscients qui restent spécifiés par la perceptionexterne. Les impressions proviennent soit des organes sensoriels (d'où

proviennent également les perceptions) — ce sont par exemple des

sensations douloureuses —, soit de l'intérieur du corps : ce sont alors

les « sentiments », qui exercent sur notre vie psychique une influence

bien plus impérieuse que les perceptions externes. Freud revient ainsi,sans le savoir, à la distinction biranienne de l'intérieur et de l'extérieur

du corps : « Il suffit de dire que, pour les organes récepteurs des sensa-

tions et des impressions, c'est le corps lui-même qui remplace le

monde extérieur » (p. 24-25). Le vécu préconscient est donc d'abord

un vécu corporel. Autrement dit le préconscient se différencierait de

l'inconscient à partir du moment où la distinction de l'intérieur et del'extérieur du corps est acquise.

Revenons à la Traumdeutung. La condition pour qu'un objet

préconscient attire l'attention de la conscience est qu'il s'offre à sa

perception comme source de plaisir ou de déplaisir, ce qui déclenche

automatiquement les investissements. Ceci constitue le système de

régulation le plus archaïque. Puis le préconscient acquiert des qualités

propres, indépendantes du plaisir et du déplaisir. A partir de l'acqui-sition du langage, il parvient en effet à attirer la conscience sur le vécu

corporel préconscient en rattachant celui-ci « au système des souvenirsdes signes du langage » (ibid., p. 488) qui se trouve pourvu de ces

qualités. Il s'agit là d'un deuxième système de signalisation, entraînant

un deuxième système de régulation. C'est l'existence de ce système

qui rend possible l'interprétation.Freud, à propos des deux premiers modes de penser, insiste sur

« le contrôle automatique du principe primaire du déplaisir et la limi-

tation de l'activité qui lui est inhérente »(Traumdeutung, S.E., V, p. 616 ;nouv. tr. fr., p. 523). La conscience, à son second niveau de fonction-

nement, représente la démarche — l'unique démarche — par laquellel'appareil psychique parvient à lever cette domination et cette restriction

et donc à échapper d'une part à l'esclavage du processus primaire,d'autre part à la fermeture du processus secondaire.

Bien que Freud ne l'ait nulle part indiqué explicitement, on pourraitdévelopper davantage sa distinction du principe du plaisir (propre au

système psychique primaire) et du principe de réalité (propre au

système psychique secondaire). Le système psychique secondaire, onle sait, tente d'imposer le détour de la prise en considération de la

réalité pour répondre plus sûrement à l'exigence de satisfaction pulsion-

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 769

nelle du principe du plaisir (mais ce faisant, il ne répond plus à

l'exigence de satisfaction immédiate et inconditionnelle de ce même

principe). Pour nous, il ressort des textes de Freud que le processussecondaire à son niveau lié (le préconscient) apporte à l'appareilpsychique la prise en considération de la réalité extérieure, tandis qu'àson niveau libre (le conscient) il apporterait à cet appareil la priseen considération de la réalité intérieure. D'un côté, pour fonctionnerconformément à ce que nous appellerions le principe de la réalité

extérieure, il faut et il suffit au préconscient de refouler les représen-tations qui se trouvent après coup associées à un déplaisir intense,représentations que, pour cette raison de quantité d'affect, il n'a pumaîtriser en les liant dans le système psychique secondaire ; il n'appliquecette solution de la « liaison » qu'aux réapparitions, sous forme substi-

tutive, de la représentation refoulée. D'un autre côté, pour fonctionnerconformément à ce que nous appellerions le principe de la réalité

intérieure, la conscience a deux tâches à accomplir : premièrement,désintriquer les réseaux associatifs dans lesquels les représentationssubstitutives sont prises ; deuxièmement, supporter de percevoir soitles représentations associées à un déplaisir intense, soit les représen-tations fantasmatiques où s'hallucine l'objet du désir, une fois que,inversant l'équation fondamentale, elle les aura remémorées en lessubstituant à leurs équivalents symboliques. La première opérationporte sur le préconscient; elle rétablit une circulation plus mobiledans les réseaux de liaison du système psychique secondaire. Laseconde opération met la conscience en relation avec le processusprimaire inconscient à travers le préconscient : ce qui est pénible peutêtre perçu comme tel et non plus refoulé sous l'effet de la domination

automatique du principe du déplaisir ; mais en même temps, l'imagede l'objet du désir, investie par le processus primaire, apparaît êtreune image, c'est-à-dire un leurre, qui avait sa justification dans lasituation de prématuration et de détresse de la petite enfance, maisdont l'investissement continu ne peut apporter à l'individu qui a mûri

qu'une illusion de plaisir. Par là, la conscience interprétante remédieà l'appauvrissement « dangereux » de la vie psychique provoqué parle refoulement.

Ceci résoudrait la difficulté devant laquelle Widlocher bute dansson ouvrage : comment Freud peut-il affirmer d'une part que l'orga-nisme vivant, et l'appareil psychique qui en fait partie sont inéluc-tablement régis par le principe du plaisir-déplaisir, et d'autre partque le processus secondaire conscient échappe à ce principe ? Widlocher

770 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

ne semble pas tirer toutes les conséquences d'une phrase de Freud

qu'il cite cependant et que nous avons rapportée plus haut : le système

psychique primaire est sous la domination automatique du principe du

plaisir-déplaisir. En effet, le système psychique secondaire préconscientobéit à ce principe, mais d'une façon non automatique, précisément

par l'interposition du principe de la réalité extérieure. Semblablement,nous pensons légitime de compléter les formulations de Freud, en

disant que le système psychique secondaire conscient obéit égalementau principe du plaisir-déplaisir, d'une façon non automatique et par

l'interposition du principe de la réalité intérieure.

La prise de conscience, nous l'observons dans nos cures, est source

immédiate de plaisir pour le psychanalyste comme pour le patient,sans parler du gain ultérieur de plaisir dont sa guérison permet au

patient de bénéficier. Bien que Freud ne semble pas l'avoir expriméouvertement, le plaisir d'interpréter est chez lui manifeste. Nul analystene persévérait dans sa pratique s'il ne connaissait ce plaisir, encore

qu'une pudeur nous empêche, à l'exemple du maître, de le verbaliser

entre nous. Quant à ce qui est de la relation entre le psychanalysteet son patient, deux choses nous semblent également certaines : l'ana-

lyste qui laisserait transparaître sans pudeur son plaisir d'interpréterexercerait, auprès de son patient, une séduction contre-transférentielle

nuisible à la bonne marche de la cure; mais par ailleurs, une des

conditions pour qu'une cure progresse est que le patient ressente

inconsciemment ou préconsciemment quelque chose du plaisir que

l'analyste éprouve à comprendre son cas. Quelle explication génétiquece plaisir d'interpréter peut-il recevoir ? Nous aurons l'occasion d'yrevenir dans notre Cinquième Partie.

Ce qui nous conduit à penser qu'un tel raisonnement n'est pas

étranger à la pensée de Freud tient à son intérêt pour la psychologieanglaise (cas particulier de son intérêt pour l'Angleterre en généralet pour la branche anglaise de sa famille). Cet intérêt est allé au point

que pendant son service militaire Freud a traduit en allemand le dernier

tome des OEuvres complètes de John Stuart Mill. C'est la lecture de

Mill — venant après les cours de Brentano —qui initie Freud au

point de vue empiriste. C'est à Mill qu'il doit l'affirmation de la préva-lence biologique et psychologique du principe du plaisir. Or Mill, à

la suite de Bentham, décrit une hiérarchie naturelle des plaisirs : le

sujet pensant peut ajourner un plaisir immédiat mais aléatoire et

susceptible d'être payé d'une souffrance plus grande, pour un plaisir

plus éloigné, mais plus intense, ou plus étendu, ou plus répétable,

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 771

ou plus facilement exempt d'une contrepartie pénible ; or les plaisirsde l'esprit relèvent de cette seconde catégorie, tandis que les plaisirsdu corps appartiennent généralement à la première. « Mieux vaut êtreun Socrate malheureux qu'un pourceau ignorant », écrit J. S. Mill.

Ici, c'est donc le plaisir de savoir — lié à ce que Melanie Klein dénomme

plus tard la pulsion épistémophilique — qui est en jeu. La conscience,dans son activité propre, juge de la réalité intérieure d'après cette

réalité même, non d'après le plaisir ou le déplaisir que cette réalité

apporte à l'appareil psychique : « Les processus de pensée sont en

eux-mêmes dépourvus de qualité, le plaisir et le déplaisir qui les

accompagnent sont, en effet, freinés, parce qu'ils pourraient troubler

la pensée » (1900 a, S.E., V, p. 617 ; nouv. tr. fr., p. 524). Autrement

dit, la conscience est l'instance qui, au lieu de juger, en prenant comme

le fait le reste de l'appareil psychique ses désirs pour des réalités,

prend en considération la réalité du désir et la reconnaît comme vraie.

Néanmoins, il nous semble évident que pour Freud, formé à l'école

utilitariste, le processus psychique secondaire conscient était — dans

la théorie aussi bien que dans la pratique — une source de plaisir

après coup. Le maintien d'une représentation intensément pénibledans le champ de l'attention est un acte pénible tant que les chaînes

associatives qui relient cette représentation au symptôme ou au fantasme

ne sont pas clarifiées ; mais, à partir de cette clarification, la perceptionde ce qui a déclenché le déplaisir et le refoulement consécutif, non

seulement cessent d'être désagréables, mais le remaniement perceptif

qui s'effectue alors apporte au sujet une certaine euphorie. L'explication

économique de cette euphorie peut être aisément trouvée, mais seule-

ment dans la deuxième théorie freudienne, celle du déplacement des

investissements libidinaux.

Tout ceci montre en quoi l'activité interprétante de la conscience

satisfait à sa façon au principe de recherche du plaisir. Mais on peutaussi envisager comment cette activité reste corollairement soumise au

principe d'évitement du déplaisir. Quand il s'agit d'un désir refoulé,la distinction, dans une perspective théorique, du plaisir et du déplaisir,requiert le recours à la topique : la réalisation de ce désir est source

de plaisir pour l'inconscient, elle est source de déplaisir pour le pré-conscient. Une distinction économique serait au contraire malaisée

puisqu'une tension libidinale accumulée et non déchargée peut se

transformer en angoisse ; le quantum d'affect restant le même. Le

système préconscient, après avoir refoulé la représentation susceptibled'être source de déplaisir, s'efforce de refouler l'angoisse provoquée

772 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

par la réussite du premier refoulement et qui ne s'accompagne pasde représentation, puisque celle-ci reste inconsciente. Or l'interpré-tation ravive par sa visée même la pulsion et, de plus, elle affaiblitles défenses élaborées secondairement contre l'angoisse : ces deuxraisons font qu'elle majore l'angoisse chez le patient. Cette montéede l'angoisse lui devient intolérable, en même temps qu'il recourt demoins en moins efficacement à ses défenses jusque-là habituelles contreelle. Le principe d'évitement du déplaisir l'oblige à chercher une autre

issue, à savoir la prise de conscience de la représentation refoulée etde la pulsion qui a investi cette représentation. En quoi l'angoissefavorise-t-elle cette issue ? Bien que les textes de Freud ne le disent

pas, il nous semble possible d'inférer, à partir de l'explication du

cauchemar, le maillon théorique manquant. L'angoisse réveille lerêveur quand le contenu sexuel du rêve qui a échappé au préconscientdevient évident pour la conscience. Notons au passage que les exemplesde cauchemar analysés par Freud dans la Traumdeutung (tr. fr., p. 495-497) mettent tous en jeu l'angoisse de la scène primitive. La conscience

perçoit alors directement la représentation refoulée et elle la perçoit,ce qui est le propre de la perception, comme une scène réelle ; simul-tanément le déplaisir devient, dans le préconscient, plus fort que ledésir de dormir et le réveil a lieu. La brusquerie de celui-ci permetau sujet réveillé de continuer de percevoir l'image du rêve et généra-lement de la fixer dans sa mémoire. Il est souvent d'ailleurs, pourune bonne part, rassuré par le fait qu'il s'agissait d'un rêve et nond'une scène réelle, d'une image endopsychique et non d'une perceptionexterne. Cette esquisse d'interprétation peut suffire à lui permettre dese rendormir.

A la lumière de cette explication, le maillon théorique semble

pouvoir se formuler ainsi : il existe une réaction circulaire entre l'an-

goisse et la conscience ; celle-ci déclenche celle-là, et celle-là à son tourvient renforcer celle-ci.

D. Lagache a, le premier à notre connaissance, formulé l'hypothèsegénérale selon laquelle l'angoisse serait, au cours de la différenciation

de l'appareil psychique, à l'origine de la conscience. Anna Freudavait auparavant exprimé cette hypothèse sous forme restreinte en

remarquant qu'à l'adolescence la lutte contre l'accroissement de latension libidinale aiguise la conscience psychologique et contribue àrendre le sujet plus « intelligent ».

Ainsi, en raison du principe d'évitement du plaisir, la montée de

l'angoisse pousse le patient vers la prise de conscience. Notre expé-

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 773

rience vécue d'analyste nous confirme que ce processus est aussi àl'oeuvre en nous : la montée de l'angoisse chez le psychanalyste est -

en corrélation avec la montée de l'angoisse chez le patient ; d'une part,les fantasmes inconscients de celui-ci, entrevus par le préconscient du

psychanalyste, réveillent chez ce dernier sa psychopathologie person-nelle ; d'autre part, les exigences de l'attitude analytique, notammentde la règle d'abstinence, l'immobilité assise, l'attention flottante, font

que l'angoisse est vécue par l'analyste très immédiatement au niveaude son corps.

Cette montée d'angoisse engage le psychanalyste dans un travailintérieur susceptible d'aboutir à l'interprétation correcte qui lui a

jusqu'ici échappé. Le danger pour l'analyste est de prendre l'autre

issue, celle qu'il cherche à empêcher le patient d'utiliser, et de donnerune interprétation hâtive, partielle ou inopportune, qui fonctionnecomme une défense secondaire contre l'angoisse. Certains confrères vont

jusqu'à soutenir que toute interprétation est, de la part du psychanalyste,une défense contre l'inconscient et qu'un psychanalyste suffisammentlibéré de l'angoisse n'éprouverait jamais le besoin d'interpréter. Noussommes tentés de leur répondre qu'ils cèdent à une idéalisation elle aussidéfensive du psychanalyste. De plus, nous avons constaté chez les jeunescollègues en contrôle que l'absence d'interprétation de la part du psycha-nalyste peut être une défense contre l'angoisse tout autant que l'inter-

prétation à tout prix.Une des représentations-buts qui, dans le rapport des forces en

présence, donne un avantage à la conscience sur le refoulement est ledésir du patient de se délivrer de sa souffrance névrotique et le désircorrélatif du psychanalyste de contribuer à ce qu'il y parvienne. C'est

parce que ces représentations-buts existent que le patient peut êtreinvité à suspendre volontairement, et uniquement pendant les séances,l'obéissance de son appareil psychique perception-conscience au prin-cipe d'évitement du déplaisir : la règle de non-omission l'engage eneffet à tout, dire, même ce qui lui est désagréable,on pourrait presqueajouter : particulièrement ce qui lui est désagréable. Les représen-tations-buts du patient et du psychanalyste sont symétriques : le patientpeut laisser prédominer en lui le système psychique inconscient parceque, pendant le même temps, le psychanalyste veille à la prédominancechez lui-même du système psychique conscient.

Un autre problème que pose la théorie freudienne de la conscienceconcerne la distance mise entre la conscience et l'inconscient. Certes,quoique la chose ne soit pas toujours évidente dans les écrits freudiens

774 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

de cette époque et que la question reste ouverte pour certains commen-tateurs, il semble bien que pour Freud la conscience et l'inconscientaient en commun d'être des systèmes d'énergie libre, tandis que lepréconscient est un système d'énergie liée. Ceci veut dire que l'attentionconsciente est une attention librement flottante — c'est celle du psycha-nalyste comme celle du créateur d'une oeuvre d'art ou encore cellede l'invention scientifique — et qu'elle peut rapprocher entre ellesdes représentations qui sont prises dans des réseaux de pensées, desouvenirs, d'images, différents. Mais ce que la première théorie freu-dienne ne précise ni n'explique — et qui est bien connu pour l'artisteou le savant — c'est que les opérations mentales impliquées dans lacréativité sont les mêmes processus primaires que ceux du rêve : ledéplacement, la condensation, la figuration symbolique, complétés aprèscoup par une remise en ordre logique due au préconscient (l'élaborationsecondaire). La Traumdeutung fournissait cependant à Freud tous ceséléments, qui lui auraient permis de compléter sa première théorie de

l'interprétation, en énonçant que la genèse de l'interprétation obéitchez le psychanalyste aux mêmes mécanismes formels que ceux qu'ilrepère à l'oeuvre dans les rêves — ou les symptômes — de ses patients.Si l'appareil psychique dont Freud reconstruit le fonctionnement estbien un appareil commun à tous les hommes, on ne voit pas en effetpourquoi cet appareil fonctionnerait d'une façon différente chez lepsychanalyste et chez le patient. Mais souligner les analogies de lapensée interprétante avec la pensée du rêve, avec celle de l'artiste oudu savant créateur suppose d'appliquer au psychanalyste un conceptque Freud n'applique jusqu'à présent qu'au rêveur, celui de la régression.Le chapitre VII de la Traumdeutung montre à l'oeuvre dans le rêve larégression sous son triple aspect : topique, chronologique et formel.Si la régression est triple, son produit est évidemment le rêveou le symptôme. A notre avis, chez le psychanalyste interprétant,il y a régression formelle, sûrement; il y a peut-être régressiontopique ; il n'y a pas régression temporelle. Comprendre, le patient,n'est-ce pas, en effet, être capable de régresser momentanément aveclui, sans excès de culpabilité ni d'aveuglement, puis de se reprendrerapidement en ramenant à la conscience les représentations saisiesau cours de cette régression et en les faisant passer dans un discoursorganisé ? L'interprétation résulte, chez le psychanalyste, d'abord dutravail inconscient : sa communication au patient nécessite ensuite sonpassage par la conscience, qui achève de l'élaborer. L'institutiond'une cure psychanalytique préalable pour les futurs psychanalystes

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 775

ne découle-t-elle pas de la reconnaissance de la régression à l'oeuvrechez l'analyste ?

Une nouvelle réserve envers la première élaboration freudienneconcerne l'insuffisance de la théorie relativement aux rapports de laconscience et du Moi. Freud tend à opposer la conscience, qui constitueavec la perception le troisième mode de penser, au Moi, considérécomme le siège du second mode de penser. Le Moi opère le refou-lement au nom du principe de plaisir-déplaisir et grâce au désinves-tissement du système perception-conscience. A l'inverse la conscience

peut surinvestir des représentations sources de déplaisir.Pourquoi la conscience peut-elle l'emporter sur le Moi refoulant ?

Ceci résulte de la nature même de la conscience : elle est sensible aux

qualités, mais elle ne conserve rien des modifications qu'elle perçoit.Inversement « nos souvenirs... sont inconscients » ; ils sont conservés,mais ils n'ont pas, ou guère, cette marque qualitative sensorielle.« Si des souvenirs redeviennent conscients, ils ne témoignent d'aucune

qualité sensible, ou d'une très faible seulement, en comparaison avecles perceptions » (S.E., V, p. 540; nouv. tr. fr., p. 458). Freud estformel : perception et souvenir s'excluent l'un l'autre dans le même

système psychique (1). Le souvenir n'est pleinement agissant que dansl'inconscient ; il l'est partiellement dans le préconscient ; il ne l'est

plus dans la conscience. La qualité qui caractérise la perception et

qui est une qualité de réalité concrète, actuelle, présente, donne dansle système préconscient une plus grande crédibilité à la perceptionqu'au souvenir : celui-ci apparaît alors pour ce qu'il est dans la réalité

psychique interne, à savoir un souvenir, une trace du passé, et non une

qualité présente. L'interprétation déclenche donc d'une part la prisede conscience du souvenir comme souvenir, c'est-à-dire sa minimisationdans la réalité présente, et d'autre part oriente l'attention d'une façonprévalente vers la perception, c'est-à-dire vers la prise en considérationde la réalité psychique interne actuelle, vers la motion pulsionnelle,expression de ce « désir indestructible » qui est le dernier mot de la

Traumdeutung. Freud résout sans le savoir le problème de la compa-raison entre la perception et le souvenir de la même façon que faisaitle philosophe anglais Hume. C'est en effet une difficulté majeure pourla philosophie empiriste que de fournir des critères de distinction desétats psychiques qui soient fondés non pas sur le fonctionnement de la

(1) FREUD ne revient plus dans ses oeuvres ultérieures sur le problème de la conscience,sauf dans Au-delà du principe du plaisir (1920 g) et dans le Bloc-note magique (1925 a), où ilémet l'hypothèse que la conscience apparaît à la place de la trace mnésique.

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raison, mais sur les seules caractéristiques du vécu. Or, dans le fluxdes impressions qui se succèdent dans la conscience, Hume distinguaitcelles qui correspondent à une réalité extérieure présente (c'est-à-direles perceptions) d'après leur plus grande « vivacité ».

Freud est sensible à cette même caractéristique. Ses vues trans-crivent d'ailleurs une constatation clinique courante : la perception,à condition d'être suffisamment investie, résiste mieux que le souvenirau travail de la névrose (il n'en est évidemment plus ainsi de la psychose).Mais si le Moi préconscient et refoulant désinvestit dans une certainemesure les perceptions d'origine externe ou interne, il se met alors àles interpréter en fonction des schémas de souvenirs et de représen-tations liées qui sont déjà les siens. Autrement dit, le névrosé tend à

interpréter dans le sensde sa névrose ce qui lui arrive et ce qu'il éprouve,sans toutefois perdre de vue les grandes lignes de la réalité extérieure ;les « interprétations » de ses perceptions actuelles ne sont pas « déli-rantes ». Il en va différemment avec ses souvenirs, car le principe deréalité — du moins de la réalité extérieure — ne joue plus : il les sup-prime ou les transforme plus aisément qu'il ne fait pour les perceptions.Le travail de la conscience — celui de l'analyse — consiste à surinvestirle sens interne, à arriver à imposer à l'appareil psychique l'observancedu principe de la réalité interne ; l'attention perceptive, en se portantsur le refoulement, sur les substituts de la représentation refoulée,sur les souvenirs-écrans, permet de voir clair dans tous ces processuset du même coup de se dégager d'eux. La perception du souvenirremémoré le resitue autrement. Toutefois, malgré leur formulation

apparemment théorique, ces vues freudiennes restent au fond plusdescriptives qu'explicatives.

Une remarque de Freud met sur la voie d'autre chose. C'est lasuite d'une citation rapportée plus haut : « les processus de pensée sonten eux-mêmes dépourvus de qualité... Pour donner une qualité à ces

processus, l'homme les associe à des souvenirs de mots dont les restesde qualité suffisent à appeler l'attention de la conscience et à obtenir

par là un nouvel investissement » (1900 a, S.E., V, p. 617;nouv. tr. fr., p. 524). Mais c'est seulement dans sa deuxième théorie

que Freud donne un plein développement au rôle du langagedans les processus économiques en général et dans la cure en

particulier.Notons aussi que, chez Freud, à ce moment de la théorie, l'étude

des rapports de la conscience et du Moi ne va guère plus loin. Widlocher,anticipant sur la deuxième topique, se croit autorisé, par les textes

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 777

de Freud, à différencier deux « Moi », l'un siège du préconscient etl'autre de la conscience :

« Le Moi doit ici être entendu au sens du sujet investigant, du sujetde la conscience. Ainsi se trouve établie une distinction entre le Moi,

objet des investissements répondant au mode de pensée secondaire,« Moi investi » qui est aussi bien l'agent du refoulement que le lieu où

s'applique l'activité investigatrice de la conscience, et le Moi, agentdes investissements, siège du processus de l'attention, instrument dela prise de conscience et agent du changement » (Widlocher, p. 65).Ceci ne nous convainc pas. Nous pensons respecter davantage la

première théorie freudienne en parlant, comme Freud le fait, deconscience et non de Moi dans le second cas. Le Moi est assurément

l'agent du refoulement, de la motilité volontaire, de la conservation

des souvenirs, des automatismes mentaux, depuis ceux du langagejusqu'à ceux du raisonnement. Quant à la conscience, elle est agentdu changement, attention portée aux qualités sensibles ; elle est — nous

rejoignons nécessairement ici ce qu'il y a de meilleur dans les descrip-tions de la philosophie phénoménologique — présence au monde, aux

autres, à soi-même ; présence à tout ce qui a une réalité dans sa réalité

même, alors que le reste de l'appareil psychique est capté par l'imaginaire

(le souvenir, le fantasme) ou régi par les règles des organisations

symboliques (le préconscient).Si notre commentaire de la première théorie freudienne est juste,

la conscience apparaîtrait comme l'activité de dégagement du sujet par

rapport à un Moi aliénant. Mais cette vue serait alors simpliste. Les

rapports de la conscience et du Moi ne sont pas seulement à sens

unique. La conscience — mais ceci n'apparaît point dans la premièrethéorie de Freud — peut être, à l'inverse, captive du Moi, de la séduction

imaginaire que le Moi tend à exercer sur toute conscience. Cette

contrepartie ne devient conceptualisable qu'à partir de la théorie du

narcissisme et de l'élaboration de la seconde topique, lorsque lesrelations entre les diverses instances de l'appareil psychique sont

conçues en termes de relations d'objet. Le stade du miroir, découverten psychologie par Wallon, puis étendu par Lacan à la psychanalyse,s'inscrit dans le développement de cette idée. La formulation théoriquela plus précise nous semble avoir été donnée par Lagache (1960)lorsqu'il parle de la fascination de la conscience par le Moi. Appliquéesà la pratique de l'interprétation, ces remarques théoriques conduiraientà penser que le patient transfère aussi dans la cure cette relation :le patient se comportant alors comme une conscience fascinée par son

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analyste sur lequel il a projeté son propre Moi. Réciproquement, ilarrive au contre-transfert de se manifester soit par un désir de séduction

narcissique de l'analyste envers son patient, soit par une fascinationsubie par l'analyste face à son patient narcissiquement investi.

Concluons sur cette première théorie freudienne. Pour Freud, auterme de son auto-analyse, l'interprétation est ce qui explique, mais

qui n'a au fond pas besoin d'explication. L'interprétation est de mêmenature que ce qu'elle interprète. Elle remonte en arrière à travers lescouches successives du passé, comme fait l'archéologie ou la géologie.Elle retrouve intactes les « archives rangées en ordre » dans l'inconscientdont parlent les Etudes sur l'hystérie. Elle lève au passage les blocages,elle défait les noeuds. La condition pour qu'un psychanalyste fasseun usage correct de l'interprétation est qu'il connaisse la théorie dufonctionnement de l'appareil psychique en général et les processusspécifiques de chaque psychonévrose. Il lui suffit d'appliquer correc-tement ces connaissances aux cas particuliers dont il entreprend lacure : l'interprétation se réduit, de ce point de vue, à être un art. Ellen'a pas d'autres contenus que ce qui est contenu dans la névrose. Nousretrouvons là, chez Freud, en contradiction avec son orientationrésolument empiriste, le vieux postulat du réalisme intellectuel selon

lequel il y a conaturalité entre la connaissance et le connu. Il existeraitune correspondance biunivoque entre le déroulement de la cure et laconstitution de la névrose, le même processus se déroulant dans lesdeux cas, mais en sens inverse. Malheureusement, Freud déchantevite : cette correspondance, cette homologie, cette conaturalité ne sont

pas vérifiées par la pratique psychanalytique. Il va lui falloir penserl'interprétation non plus dans les termes impersonnalisés et rationalisésd'un rapport entre la conscience et l'inconscience à travers le pré-conscient, mais dans la perspective dialectique, ou mieux encore

stratégique, d'une joute, d'une « partie d'échecs » entre le psychanalysteet le patient.

En pensant à la psychologie intellectualiste de Herbart et à sa

mécanique des représentations, dont le système a exercé une grandeinfluence sur Freud, et à qui il doit notamment la notion d'inhibition

psychique, on pourrait être tenté de qualifier d'intellectualiste cette

première conception de l'interprétation. Pour Herbart et pour Freud,la vie psychique est faite de « représentations » et d'opérations sur ces

représentations ; les volitions et les affects en sont des aspects ou descas particuliers ; le désir cherche son accomplissement dans la repré-sentation de l'objet de sa satisfaction ; la conscience est ce qui nous

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 779

permet de devenir maître de nos représentations au lieu de les subir.Les stoïciens n'enseignaient-ils pas que la seule maîtrise possible pourl'homme est celle de ses représentations? Placé dans une situation

adéquate (celle d'un désintérêt maximum pour le monde extérieur)et à condition d'opérer avec une méthode mentale adéquate (les asso-ciations libres), le sujet arrive à remonter la chaîne des substitutions

symboliques jusqu'au point originaire où un sens personnel s'est noué

pour lui. Réveillé, le rêveur peut découvrir le sens de son rêve. Misen état de relaxation, l'hystérique peut récupérer le souvenir oubliédes traumatismes anciens, c'est-à-dire renvoyer le passé au passé etvivre son présent en étant délivré de leur surcharge affective pathogène.Rendue attentive et disponible à la réalité intérieure, la pensée cons-ciente peut arriver à connaître suffisamment le mécanisme des processusprimaires et secondaires pour se dégager de leur domination incons-ciente ou préconsciente. La découverte scientifique de ces processusest de même nature que la découverte thérapeutique individuelle quien est faite dans les cures. La théorie de Freud reste marquée par lasimultanéité et par l'interaction des trois expériences qu'il vient d'ac-

complir : son auto-analyse, ses premières cures sans hypnose, sa décou-verte de la psychanalyse.

C'est sur cette conception intellectualiste que Freud, à la fin desa vie, met l'accent dans l'Abrégé de psychanalyse (1940 a). Il y répète(p. 46 et p. 50) que le travail d'interprétation est chez le psychanalysteun travail « intellectuel », travail auquel il « invite le patient à parti-ciper ». Il fait allusion là essentiellement à l'interprétation-construction.Si la construction du psychanalyste est communiquée au patient non

pas « sauvagement », mais quand ce dernier a suffisamment mûri pourêtre prêt à la saisir, « le patient confirme immédiatement nos déduc-tions et se souvient lui-même du phénomène interne ou externe oublié »

(p. 46-47). Les rapports du psychanalyste au patient sont envisagésen terme de savoir. La communication prématurée de l'interprétationest une erreur, car « nous ne devons jamais confondre ce que nous

savons, nous, avec ce qu'il sait, lui » (p. 46). Au contraire, quand laconstruction a été acceptée du patient et confirmée par lui, « notresavoir est devenu le sien » (p. 47).

Les survivances réalistes, rationalistes et intellectualistes sontincontestables chez Freud. Mais les réserves, les critiques que nousvenons d'émettre à l'égard de sa première théorie outrepasseraientleur portée si elles nous faisaient négliger ce qui, plus que la théoriede l'appareil psychique, du rêve ou de la névrose, est alors la découverte

780 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

majeure de Freud et qui reste la découverte essentielle de la psycha-nalyse : le complexe d'OEdipe. La première théorie lui fait peu de

place et par la suite Freud ne lui consacre aucune étude d'ensemble.Pourtant le complexe d'OEdipe est le référent auquel toute son oeuvre

psychanalytique se rapporte du début jusqu'à la fin. Interpréter en

psychanalyse, c'est fondamentalement interpréter la manière singulièredont tout humain, à condition de n'être que névrosé, a abordé, vécuet partiellement résolu sa problématique oedipienne. D'où un premiercorollaire : l'organisation oedipienne est interprétable. D'où égalementun second : on ne peut se dégager pleinement de l'organisation oedi-

pienne que par l'interprétation. Le complexe d'OEdipe, s'il rend possiblele transfert, rend nécessaire l'interprétation.

Nous retiendrons, pour illustrer cette nécessité, un argument, quenous devons à Annie Anzieu. Il arrive que le choix ou le rejet que le

patient commençant vient de faire d'un homme ou d'une femme comme

analyste exprime le désir inconscient du patient de réaliser l'incesteavec l'analyste et d'exclure le parent rival de la relation analytique (1).Sans une interprétation de son attitude comme visant à trouver son

plaisir dans l'analyse, le patient y persiste indéfiniment (l'inconscientest imperméable à l'usure temporelle) et il ne fait pas véritablementson analyse. La première interprétation à donner dans la cure se

présente ainsi souvent comme un énoncé indirect et implicite de la

règle d'abstinence. On ne peut en effet parler pleinement que de ce

qu'on ne réalise pas. La pulsion, déchargée dans l'agir, n'accède pasà la parole. De ce point de vue, l'observance de la règle d'abstinenceest la condition qui rend possible la pratique de la règle de non-omis-sion. Une fois que l'interprétation dans la cure a porté sur la résistancede transfert, la névrose de transfert peut s'établir. Annie Anzieu nousfaisait remarquer, trop tardivement pour que nous puissions l'entre-

prendre, l'intérêt scientifique qu'il y aurait à procéder à l'étude systé-matique de la première interprétation (suivie d'effets) donnée dansles cures, l'hypothèse de travail étant que, contrairement à l'opinioncourante, l'interprétation précède le transfert. Ceci pour une bonneraison : c'est l'interprétation qui fait que se constitue un transfert

analytiquement utilisable. Si le désir oedipien qui cherche inévitable-

ment, n'ayant pas été satisfait dans l'enfance, à s'accomplir dans la

cure, ne subit pas une privation fondamentale, énoncée dans une des

(1) Après avoir rédigé ce passage, nous avons pris connaissance d'un article de R. BARANDE,

Remarques sur la relation analytique conçue comme « passage à l'acte incestueux (Rev. fr.Psychanal., 1968, 32, n° 5-6, 1077-1084), qui développe une idée analogue.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 781

premières paroles de l'analyste, le matériel oedipien ne trouvera pasune issue dans les associations libres du patient et son complexed'OEdipe sera « intraitable ».

Quoique certains, par modestie, ou par snobisme intellectuel, ou

par une aberration contre-transférentielle, veuillent bien en dire, il n'ya pas de psychanalyse sans interprétation. Nous sommes d'ailleurs

frappés par un fait : le candidat à une analyse, que ce soit une analyseavouée comme thérapeutique ou une analyse de formation, retournerarement voir, en vue d'un engagement définitif, l'analyste qui, au coursdes entretiens préliminaires, a gardé envers lui, au nom de la «neutra-lité », un silence de sphinx. Il ne retourne pas non plus revoir celui quia répondu par des interprétations « mitrailleuses » à la moindre donnée

personnelle qu'il lui fournissait. Au cours des entretiens préliminairesou des premières séances, c'est une interprétation à la fois discrète etdirecte sur un point essentiel qui mobilise chez le patient commençantle désir pour l'analyse. La cure ne se développe pleinement que si ledésir pour l'analyse contrebalance le désir pour l'analyste auquel nousavons fait allusion plus haut. Il arrive que des analystes, par une attitudecontre-transférentielle de captation du patient, privilégient inconsciem-ment chez lui le désir pour l'analyste au détriment du désir de faireson analyse et d'être analysé. Ne pouvant interpréter ce désir ainsi

favorisé, ils en sont réduits à le frustrer en introduisant des variantes

techniques comme le raccourcissement des séances ou un retrait mani-feste de l'attention flottante au discours du patient. Il a été observé

que, dans de telles analyses, la régression est activée et accentuée, ce

qui produit certains effets sur l'économie psychique du patient. Maisl'absence d'interprétation du noyau oedipien empêche le développementet l'élucidation du transfert négatif et permet d'éluder la nécessairedémarche du renoncement à la mère, consécutivement à la repossessionimaginaire de celle-ci.

Empruntons à la Traumdeutung une dernière remarque : « Les

pensées du rêve que l'on rencontre pendant l'interprétation n'ont en

général pas d'aboutissement, elles se ramifient en tous sens dans leréseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit (1), d'un

point plus épais de ce tissu, comme le champignon de ce mycélium »

(nouv. tr. fr., p. 446). L'élaboration de l'interprétation n'est donc

pas seulement un travail de la pensée rationnelle. Le désir en effetn'entre dans aucune organisation logique; il peut être refoulé, il ne

(1) C'est nous qui soulignons.

REV. FR. PSYCHANAL. 50

782 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

peut être transformé en processus secondaire. Son mode propre d'appa-rition est ainsi le « surgissement », là où le patient, mais souvent aussilà où le psychanalyste ne l'attendaient pas. Le treillis des associationsd'idées de l'un, l'attention flottante de l'autre constituent le dispositifqui permet d'accueillir cette manifestation. Ce texte de Freud contre-balance heureusement les passages« intellectualistes », cités plus haut.

Résumons-nous d'une phrase : pour nous, l'interprétation ouvre etclôt la névrose de transfert. Mais à parler de névrose de transfert, nous

voilà déjà dans la deuxième théorie freudienne, à l'examen de laquelleil est temps de passer.

III

La seconde conception freudienne de la cure, de l'appareil psychiqueet de l'interprétation se développe, à partir de l'observation du casde Dora, tout au long des Cinq psychanalyses et des écrits techniqueset théoriques entre 1900 et 1915. C'est la conception de l'interprétationcomme provoquant le déplacement de l'investissement libidinal.

L'équation fondamentale est modifiée : le symptôme est l'équivalentnon plus d'une, mais de plusieurs représentations refoulées. Il est

surdéterminé. De plus, il procure au patient un double bénéfice, pri-maire et secondaire, et l'attachement à ce bénéfice constitue la source

principale de la résistance au changement, du refus de la guérison. Le

symptôme sert les intérêts du malade, il n'est plus seulement le substitut

symbolique d'un souvenir caché. La résolution du symptôme supposeque les investissements du patient se déplacent, qu'ils changent d'objetet de mode de satisfaction.

La représentation inconsciente, image ou idée pathogène, nousl'avons déjà dit, correspond non plus nécessairement à un souvenirrefoulé mais à une réalisation de désir : c'est le « fantasme ». Mais lefantasme apparaît maintenant n'avoir en lui-même qu'un rôle secondaire,car il est déterminé par le jeu des investissements liés à l'économie

des pulsions chez le sujet. En réactivant les pulsions, la situation

psychanalytique mobilise et libère les investissements figés. Le transfertest le moyen spécifique par lequel s'opère cette réactivation. Il redonne

vie aux désirs et aux fantasmes dans lesquels ces désirs s'expriment.C'est lui qui opère le changement, en déplaçant l'investissement d'un

objet sur un autre, en le déplaçant sur cet objet fantasmatique qu'estl'analyste, et, à partir de là, sur d'autres objets réels extérieurs. Le

transfert est lui-même rendu possible, avec ses caractéristiques propres,

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 783

par un phénomène plus général propre à l'appareil psychique, la

tendance du refoulé — du moins chez le névrosé — à faire retour.

L'interprétation porte, par-delà l'image, la représentation, le fan-

tasme, sur la dynamique pulsionnelle sous-jacente. Far exemple, dans

le cas de Dora, elle pointe l'amour de Dora pour M. K..., son atta-

chement homosexuel à Mme K..., sa complicité à l'égard des amours

de son père avec Mme K... Le fantasme de coït buccal est mis à jour,mais c'est pour amener à la conscience les pulsions partielles qui sont

actives inconsciemment dans l'hystérie de Dora. La pulsion en questiondans la névrose et dans l'analyse n'est plus la pulsion sexuelle en

général. Les pulsions partielles prégénitales qui composent la sexualité

proprement infantile ont désormais à être prises en considération.

L'interprétation n'est plus la cause principale des transformations

qui surviennent dans la cure. Cette cause réside dans le processus

analytique, principalement dans le transfert. Le psychanalyste devientle gardien et le garant de ce processus, que la situation instaurée et

préservée par lui déclenche. Par ses interventions, il ne fait qu'aiderau développement de ce processus. Par exemple, il clarifie de quellespulsions il s'agit à travers le fantasme, il lève les contre-investissements

qui préviennent le retour du refoulé et alimentent la résistance à tout

changement dans la dynamique pulsionnelle : attachement au symptôme,traits de caractère, et même le transfert, dont la duplicité est patente,le surinvestissement de l'objet fantasmatique qu'il opère et les satis-factions qu'il apporte étant utilisés par le patient pour se défendre de

changer dans la réalité.

La conception intellectualiste de l'interprétation comme communi-cation consciente, telle qu'elle découle de la première théorie, se trouve

remise en question. L'expérience des cures en prouve les insuffisanceset les limites : « Supposons qu'ayant deviné la représentation jadisrefoulée par un de nos patients, nous la lui fassions connaître. Cette

révélation n'aura d'abord aucune répercussion sur son état psychiqueet n'abolira surtout pas le refoulement ni ses conséquences, comme

on s'y serait sans doute attendu, puisque la représentation autrefoisinconsciente est dès lors devenue consciente. Tout au contraire, on

n'obtiendra d'abord qu'un nouveau rejet de la représentation refoulée

(L'inconscient, 1915 e, S.E., XIV, p 175 ; tr. fr., p 109-110, in Métapsy-chologie). L'interprétation n'apporte au patient qu'une représentationde mot, alors que la représentation pathogène, refoulée et inconsciente,est une représentation de chose. Il reste au patient à faire coïncider

ces deux représentations, ce qui requiert tout un travail de « perlabo-

784 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

ration » : « Le refoulement n'est levé que lorsque la représentationconsciente a pu semettre en relation, une fois les résistances surmontées,avec les traces mnésiques inconscientes. Ce n'est qu'en rendant celles-ciconscientes qu'on aboutit au succès. Un examen superficiel pourraitpar suite faire croire que les représentations conscientes et inconscientessont des enregistrements différents, topiquement séparés, du mêmecontenu. Mais la réflexion montre tout de suite que l'identité de larévélation faite au patient et du souvenir refoulé par celui-ci n'est

qu'apparente. Le fait d'avoir entendu et celui d'avoir d'abord vécu

quelque chose sont de nature psychologique absolument différente,même lorsque le contenu est identique » (ibid., p 110-111).

Le travail psychanalytique n'est plus, pour le patient, seulementun travail de Deutung. Freud le considère maintenant comme un travailde durcharbeiten. Ne conviendrait-il pas d'effectuer une certaine trans-

position de tout cela au travail du psychanalyste ? L'interprétationcorrecte est rarement trouvée d'emblée ; sa communication directe au

patient risque de plus dans ce cas d'être inopportune. C'est à traversune perlaboration préconsciente que généralement le psychanalystearrive à la trouver. La deuxième théorie freudienne toutefois ne nous

renseigne pas sur la nature de cette perlaboration : il faut sur ce pointattendre la troisième théorie.

Une autre raison d'abandonner la conception intellectualiste de

l'interprétation réside dans la distinction de l'affect et de la représen-tation. Cette distinction, présente dans la première théorie, se trouve

conservée, renforcée et précisée dans les textes de 1915. La pulsionémet deux types de « représentants », l'affect d'une part, les « représen-tants-représentations » d'autre part (pour reprendre la traduction pro-posée par le Vocabulaire de la psychanalyse). Les deux types de repré-sentants connaissent dans l'appareil psychique des destins différents.En effet, le refoulement porte seulement sur les représentants-repré-sentations, tandis que le quantum d'affect peut être « réprimé » ou

déplacé sur une autre représentation, ou transformé en un autre affect,par exemple en angoisse.

L'interprétation ne saurait donc se limiter à la prise de consciencedes représentants-représentations. La cure psychanalytique concernetout autant le maniement, dans le transfert, du quantum d'affect. Ici,

l'interprétation n'est plus seule à opérer ; l'attitude du psychanalystedans la situation psychanalytique, son silence, ses interdictions, sesinterventions par rapport aux règles, aux horaires, aux honoraires, sont

également importants, souvent même décisifs. Qu'est-ce qu'interpréter

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 785

un affect, si du moins cela apparaît possible ? Freud ne nous fournit

pas de réponse à cette question. De même, il conviendrait, pour aller

plus loin vers une théorie psychanalytique du psychanalyste interpré-tant, de s'interroger sur les rôles respectifs de l'affect et de la repré-sentation dans l'élaboration de l'interprétation : problème que nouslaissons délibérément de côté puisque notre collègue Green consacreà l'affect un travail concomitant du nôtre.

A s'en tenir là, l'interprétation n'apparaîtrait plus que comme un

auxiliaire, un adjuvant, un appoint. Or, il n'en est rien. Elle répond àune nécessité foncière, laquelle découle de la nature du transfert.« L'interprétation des rêves, l'extraction d'idées et de souvenirsinconscients des associations du malade, ainsi que les autres procédésde traduction sont faciles à apprendre ; c'est le malade lui-même quien donne toujours le texte. Mais le transfert par contre doit être devinésans le concours du malade, d'après de légers signes et sans pécherpar arbitraire » (Dora, 1905 a, tr. fr., p. 87).

Le rêve peut être interprété par le rêveur. Le transfert échappeau patient et ne peut être interprété que par l'analyste. Ceci marqued'ailleurs la limite infranchissable entre l'auto-analyse et la cure psycha-nalytique. Le constat que Freud effectue entre 1900 et 1905 est juste-ment qu'il ne s'agit pas de mener les cures psychanalytiques commeil a lui-même mené son auto-analyse. L'échec de l'analyse de Dorale rappelle à l'ordre. Le transfert a à être considéré, non plus commeun obstacle, mais comme le moteur de la cure, « si l'on réussit à ledeviner chaque fois et à en traduire le sens au malade ».

Ce transfert est par nature toujours interprétable, encore quel'interprétation une fois trouvée n'ait à être communiquée qu'avecopportunité. Il est en effet la manifestation d'un désir interdit, dontl'aveu est impossible à faire à la personne qui en est l'objet. Le transfertest en quelque sorte une parole tue et il appartient à l'analyste de

prendre par l'interprétation l'initiative d'une parole parlante. L'inter-

prétation amène la pulsion à être librement parlée dans le discoursdu patient, alors qu'auparavant elle parlait malgré lui par des dégui-sements dans son corps, dans sesactes, dans sesaffects, dans sespensées,quand elle n'était pas réduite au silence et complètement nouée dansle conflit défensif.

Une double distinction, présente dans le Projet de psychologiescientifique de 1895 et reprise dans le chapitre VII de la Traumdeutung,prend son plein développement dans l'article sur l' « Inconscient »

(1915 e) : celle à laquelle nous venons de faire allusion de la repré-

786 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

sentation de mot et de la représentation de chose d'une part, celle desdeux censures d'autre part. La première censure, entre l'inconscientet le préconscient, porte sur la représentation de la chose. La seconde

censure, entre le conscient et le préconscient, porte sur la représen-tation verbale (1).

Cette distinction des deux censures a été élaborée pour rendre

compte de la formation du rêve. Grâce à la régression provoquée parle sommeil, le désir inconscient échappe à la première censure ens'unissant à des restes diurnes et à des groupes de souvenirs investisvisuellement. Ainsi, il pénètre dans le préconscient et acquiert une

possibilité de figuration sous forme d'images visuelles. Les imagesattirent ensuite l'attention de la conscience en se présentant à ellecomme des perceptions actuelles d'origine externe, ce qui permet audésir inconscient de tourner la seconde censure. La conscience procèdeà l'égard de ces images investies par la pulsion interdite comme à l'égardde tout contenu perceptif; elle opère une élaboration secondaire.

Bien que Freud n'ait point fait la transposition, il est aisé de décrirele même cheminement pour le processus analytique. La régressionprovoquée par la situation analytique abaisse le niveau de vigilancede la première censure pendant que le transfert ravive le désir refoulé.Le désir peut ainsi faire pénétrer dans le préconscient des représentants-représentations, qui sont par exemple des remémorations de rêvesrécents ou de souvenirs anciens, mais qui peuvent également êtred'une autre nature que visuelle. Dans le préconscient, ces représentants-représentations du désir s'unissent « au système de souvenir des signesdu langage » (Traumdeutung, nouv. tr. fr., p. 488, déjà cité plus haut).Ils acquièrent ainsi la possibilité de passer dans le discours du patient.Par ailleurs, ils échappent à la seconde censure en se présentant commedes impressions sensorielles actuelles, dont l'origine est rapportée àcette réalité extérieure qu'est le psychanalyste, son comportement, son

entourage, ses pensées supposées. La conscience du patient adoptel'une ou l'autre des deux attitudes suivantes face à ces impressionsprêtes pour une verbalisation : ou bien elle flaire une ruse de l'incons-cient et cherche à les écarter du discours ; elle met alors en avant

que ces impressions sont sans importance, sans intérêt, absurdes et neméritent pas d'être formulées ; ou bien elle les traite comme elle lefait de toute perception, elle les élabore à l'aide desprocessus secondaires,

(1) La distinction de la représentation de chose et de la représentation de mot ne recouvrepas exactement la différence entre le vu et l'entendu. Freud montre que le rêve ou la schizo-phrénie traitent des représentations des mots comme si c'étaient des représentations de choses.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 787

elles les rend cohérentes, réalistes, rationnellement et raisonnablement

explicables, et, du coup, elle en altère le sens latent.

Les tâches de l'interprétation découlent de ce processus. Elle défait

d'abord les élaborations secondaires de la conscience, puis les réseaux

d'associations verbales dans lesquels les représentants-représentationsde la pulsion sont pris. Elle amène la conscience à les percevoir tels

qu'ils émergent dans le préconscient avant ces élaborations et ces asso-

ciations. Ceci est la première tâche. La seconde tâche de l'interprétationvise à opérer dans la conscience du patient un retournement d'attitude— un changement d'intentionalité, dirait la philosophie phénoméno-

logique. D'une part, elle fait en sorte que ce que la conscience prenait

pour une perception d'origine externe lui apparaisse pour ce que celle-ci

est vraiment, c'est-à-dire la perception d'une réalité interne. D'autre

part, une impression qui se donnait comme actuelle, l'interprétationla révèle appartenir à une scène ancienne, imaginaire ou réelle, scène

dans laquelle s'est noué le conflit défensif. Cette seconde tâche a ainsi

pour effet la reconnaissance et l'élucidation du transfert. Les formu-

lations de la première théorie restent sur ce point valables, à condition

d'y introduire la considération du transfert; sous l'effet de l'inter-

prétation, la conscience s'aperçoit que ce qu'elle prenait pour une

perception est en fait un souvenir. « C'est là que doit agir la psycho-

thérapie. La tâche est d'apporter aux phénomènes inconscients la

libération et l'oubli » (Traumdeutung, nouv. tr. fr., p. 491). La libé-

ration, car, comme le rêve, la psychanalyse « ramène l'excitation incons-

ciente demeurée libre sous le contrôle du préconscient », c'est-à-dire

du principe de réalité qui lui assurera une décharge différée mais satis-

faisante. L'oubli, car ce qui faisait conflit pour un enfant dépendantde ses parents et exposé à la détresse physiologique et psychique ne

le fait plus pour le même personnage dont les capacités ont mûri.

Comment l'interprétation arrive-t-elle à lever la seconde censure ?

Selon Freud, la prise de conscience de la représentation verbale répriméeest un acte de surinvestissement, ce qui n'est pas sans rappeler l' « atten-

tion » qu'il a privilégiée dans la conception précédente. « Dans les

névroses de transfert, ce que le refoulement refuse à la représentation

repoussée c'est la traduction en mots destinés à rester liés à l'objet.La représentation qui n'a pas été traduite en mots, l'acte psychique

qui n'a pas été surinvesti, demeurent alors à l'état de refoulé dans

l'inconscient » (L'inconscient, 1915 e, S.E., 14 ; tr. fr., p. 157, in Méta-

psychologie). Et encore : « La représentation consciente englobe la

représentation de chose plus la représentation de mot correspondante,

788 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

tandis que la représentation inconsciente est la représentation de choseseule » (ibid., p. 156).

Freud suit là une conception qui a son origine chez Locke, le fonda-

teur de l'empirisme (1), qui est courante dans la psychologie associa-

tionniste du XIXe siècle et qui figure dans son ouvrage sur l'aphasie :

la pensée cognitive est étroitement associée aux « images » (c'est-à-direaux traces mnésiques) auditives, elles-mêmes articulées aux imagesverbales motrices. L'évocation d'une pensée entraîne l'ébauche de la

décharge motrice qui, jadis, a été liée à cette pensée lors de l'émission

d'une parole. «Nous avons ainsi découvert ce qui caractérise le processusde la pensée cognitive, le fait que l'attention s'applique originellementaux annonces de la décharge de la pensée, c'est-à-dire aux signes du

langage » (Projet de psychologie scientifique, 1950 a ; tr. fr., p. 377in La naissance de la psychanalyse).

Le travail de l'interprétation vise également la levée de la premièrecensure. Dans l'inconscient du moins, la représentation de la satis-

faction devient l'objet de la pulsion. Le fantasme est le produit de

l'introversion de la libido. Ceci veut dire que si au niveau de la repré-sentation verbale, le fantasme engendre des effets de sens, repérableset manipulables (et dont le déchiffrement a été privilégié par l'école

lacanienne), au niveau de la représentation de la chose (c'est-à-direde la représentation inconsciente privée de sa transcription verbale),il existe un lien fondamental entre cette aernière représentation et

l'investissement libidinal, un lien d'ordre énergétique. La tension dialec-

tique entre ces deux niveaux du fonctionnement de l'appareil psychique,tension qui s'exprime aussi bien dans la pratique que dans la théorie,a été particulièrement mise en évidence par le philosophe Ricoeur

dans son livre De l'interprétation. Essai sur Freud (Seuil, 1965),où il oppose continuellement, dans sa lecture de Freud, et chez

Freud lui-même, une perspective sémiotique et une perspective

dynamique.Au niveau de la première censure, le transfert, scandé par l'inter-

prétation, déplace la charge énergétique libidinale investie dans la

représentation de l'objet du désir, surmonte les contre-investissements

(1) Locke distingue trois niveaux dans la conscience : celui des idées, c'est-à-dire des sensa-tions ; celui des idées d'idées, c'est-à-dire des généralisations empiriques ; enfin celui des conceptsétayés sur des mots. En replaçant Freud dans une lignée rigoureusement empiriste, nous nousécartons des commentaires faits sur ces mêmes textes de Freud dans le Vocabulaire de la

psychanalyse par LAPLANCHE et PONTALB, lorsqu'ils introduisent, selon nous artificiellement,le structuralisme linguistique pour éclairer la conception freudienne de la représentation et de lamémoire.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 789

qui maintiennent inconsciente cette représentation et fait passer celle-cide l'inconscient dans le préconscient.

Cette seconde théorie freudienne de l'interprétation repose sur le

concept de la libido, inventé par Freud dans sa correspondance avec

Fliess, oublié ensuite par lui et finalement réintroduit vers 1915-1916.La libido possède plusieurs caractéristiques qui rendent compte à la

fois de la constitution de la névrose et du processus de la cure.

Tout d'abord elle ne peut jamais être satisfaite en permanence ;elle subit la privation; celle-ci est d'autant plus vivement ressentie

chez le jeune enfant que la satisfaction de ses désirs passe par son

entourage. Le symptôme remplace la satisfaction libidinale refusée ; «

au lieu d'une modification du monde extérieur, il apporte une satis-

faction auto-érotique (modification du corps chez l'hystérique, modifi-

cation de la vie intérieure chez l'obsessionnel). Du point de vue écono-

mique, lequel gagne désormais en importance chez Freud, le fantasme

est l'objet de l'investissement libidinal quand la libido a accompli la

régression provoquée par la privation. La libido tend toujours en effet

à susciter une forme qui la représente comme satisfaite, mais la pulsion

réprimée ne trouve dans l'investissement du fantasme aucune possi-bilité de décharge et elle est conduite à chercher d'autres issues.

Une seconde caractéristique de la libido est sa viscosité : elle reste

attachée à l'objet fantasmatique investi à l'issue du mouvement régressif;cette viscosité est une des causes principales de la résistance au change-ment. En troisième lieu, la libido comprend des pulsions partielles

prégénitales : le symptôme, du point de vue génétique cette fois-ci,est une formation substitutive qui permet à ces pulsions de trouver le

mode de satisfaction qui leur est propre, c'est-à-dire une satisfaction« perverse ». Une dernière caractéristique de la libido est sa plasticité :

les pulsions sont éminemment transformables quant à leurs objets et

quant à leurs buts. Le processus de déplacement dans le choix des

objets et des buts se poursuit pendant toute la vie. Après la levée du

refoulement dans la cure, ces choix et ces buts ne peuvent plus être

les mêmes qu'au moment de la névrose infantile. La fixation aux objetsinfantiles, après avoir été réactivée par la cure, est ainsi tout naturel-

lement abandonnée par le patient.Ce sont donc les propriétés de la libido qui déterminent les pro-

cessus de transformation des pulsions, que ce soit dans la névrose ou

dans la cure. Par là même, les propriétés de la cure découlent du pro-cessus psychanalytique, non d'une action ou d'un pouvoir propres au

psychanalyste. Cette seconde conception de la névrose et de la cure

790 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

est un excellent garde-fou contre la tentation pour l'analyste de croire

qu'il exerce une certaine puissance dans ses cures : les résultats éven-tuellement heureux de l'analyse sont dus plus au processus analytiquequ'au psychanalyste. Cette leçon semble avoir été méconnue des dissi-

dents, Stekel, Adler et Jung, qui abandonnent la communauté psycha-nalytique au moment où cette seconde théorie s'impose à Freud.

Pour reprendre à Widlocher sa distinction, si la cause du change-ment dans la cure réside dans la pulsion réprimée, en état de stase libi-dinale dans l'inconscient, et réactivée par le transfert, l'agent de ce

changement est le psychanalyste qui interprète c'est-à-dire qui élucide,la névrose de transfert.

La conception de l'interprétation la plus cohérente avec la secondethéorie freudienne a été formulée par Strachey : c'est l'interprétationmutative. Ses caractéristiques correspondent en effet exactement aux

points focaux de cette théorie. L'interprétation mutative porte sur letransfert : en démasquant la répétition inconsciente par le patient deson passé dans le présent de l'analyse, elle lui permet de se dégagerde cette forme d'occurrence et de pression de son passé. Elle est mutativeen ce sens que se trouve libérée l'énergie pulsionnelle qui s'épuisaità chercher satisfaction dans l'investissement du fantasme et suscitaitde ce fait des contre-investissements défensifs appauvrissants. Lamobilité du déplacement des investissements libidinaux est rendueau patient.

La seconde théorie freudienne permet de réaliser un progrès décisifdans la technique de l'interprétation. De cette époque datent d'ailleursles principaux écrits techniques de Freud. Mais elle est beaucoupmoins riche en ce qui concerne la genèse du processus interprétatifchez le psychanalyste. On lui doit néanmoins quatre apports nou-veaux à cette question.

C'est tout d'abord la découverte du contre-transfert (et de la néces-sité corrélative de l'analyse didactique). Cela veut dire que le psycha-nalyste ne fonctionne pas seulement au niveau de la conscience, commele supposait la première théorie, mais que l'enchevêtrement, propreà l'appareil psychique, des processus inconscients, préconscients etconscients est présent tout autant chez lui que chez le patient.

Vient ensuite la théorie du symbolisme, telle qu'elle est exposéepar Freud vers 1916 (cf. chap. X de l'Introduction à la psychanalyse(1916-1917)), et dans l'article de Jones de la même année. Freudsemble avoir abandonné l'hypothèse, dont il ne parle plus, d'un organedu sens psychique (dont la conscience serait la principale activité).

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 791

Par contre, il précise quels processus permettent à l'appareil psychiqued'élaborer des représentants-représentations de la pulsion et donc

d'avoir une vie intérieure. Ce sont les processus de la symbolisation.Les premiers symboles chez le petit enfant sont des représentationsdu corps propre, ou du corps de la mère, ou du corps des frères et

soeurs. Lorsque l'enfant est parvenu à différencier le monde extérieur

du monde intérieur, ce sont ces représentations-symboles qui lui

servent pour élaborer les sensations d'origine externe, c'est-à-dire

pour percevoir et penser la réalité. Les exemples que donnent Freud

montrent que la relation entre la représentation figurative corporelleet les sensations externes sont comme dans le rêve nocturne, soit la

condensation, soit le déplacement, processus que le linguiste Jakobson

rapprochera ultérieurement de la métonymie et de la métaphore. Bien

que Freud n'indique pas cette conséquence, on peut, à la lumière de

la théorie du symbolisme, envisager l'élaboration de l'interprétationcomme un processus de symbolisation, rapprochant, dans l'appareil

psychique du psychanalyste, par métaphore ou par métonymie, le vécu

corporel et fantasmatique de l'analyste pendant la séance, des percep-tions qu'il a du discours et de la manière d'être de son patient. L'école

kleinienne qui a poussé encore plus loin la théorie de la symbolisation,

pourrait apporter à cette perspective des arguments supplémentaires.Troisième apport enfin : l'économie du mot d'esprit et le concept

d'épargne psychique. Freud s'aperçoit que le mot d'esprit produitun double plaisir : d'une part il satisfait une pulsion inconsciente,d'autre part il épargne un effort de pensée : le déplacement du sens

s'effectue en effet par des associations verbales rapides, immédiates,sans passer par un travail de rapprochement des pensées et de recherche

d'une identité éventuelle entre elles. Contrairement à la pratique

langagière ordinaire, la représentation auditive des mots est alors

surinvestie ; la représentation de la chose, c'est-à-dire le sens habituel

des mots, est désinvesti et un effet sémantique imprévu se produit à

partir d'un pur enchaînement phonématique. La médiation du pré-conscient entre l'inconscient et le conscient se trouve court-circuitée,

preuve que cette médiation, tout en représentant le cas le plus général,n'est pas intangible. En tant qu'il est satisfaction directe d'une pulsion,le mot d'esprit repose sur un processus primaire ; son siège est l'incons-

cient. Widlocher compare, à notre avis très judicieusement, la levée

(passagère) de l'inhibition provoquée par le mot d'esprit au retour

du refoulé après la levée (durable) du refoulement dans la cure. Le

plaisir obtenu par le patient, après une interprétation réussie (levée de

792 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

l'inhibition, accès direct au processus primaire, libre décharge de la

pulsion), lui semble de même nature économique que le plaisir dumot d'esprit. Il oppose le principe de réduction des tensions, qui està la base de l'économie du système lié, au principe de l'épargne psychique,qui serait à la base du système libre dans le registre perception-cons-cience. Par la mobilité de ses investissements, la conscience permet à

l'énergie de se déplacer sur des représentations qui assurent à la pulsionun effet de libération. Il y aurait donc, de la part de la conscience, unerecherche active du plaisir et non plus l'evitement automatique du

déplaisir propre au préconscient. « La perception interne ou externe,

quand elle nous permet de retrouver un objet et de lever les investis-sements défensifs qui nous empêchaient d'y reconnaître le répondantdu fantasme inconscient, offre ainsi une prime de plaisir qui peutconstituer le facteur énergétique propre à l'activité de la conscience.Dans la cure, il ne peut s'agir que de perceptions internes liées autravail analytique lui-même, du moins si on prend garde de réduireles issues latérales (acting out dans et hors la situation analytique) »

(Widlocher, p. 205). On pourrait compléter, comme nous le ferons

plus loin, la perspective économique dans laquelle se place Widlocher

par une perspective génétique : le plaisir apporté par l'interprétationcorrecte reproduisant le plaisir (illustré par le jeu du Fort-Da) qu'éprouvel'enfant à retrouver, par une opération symbolique, l'objet perdu.

Même si l'interprétation n'est pas donnée par l'analyste avec un

certain humour, encore que l'humour soit sans doute, de tous les

styles décrits par l'esthétique, le plus approprié à l'interprétation (1),même si le contenu de l'interprétation n'est pas un jeu de mots ou

un trait d'esprit, encore que cela se produise assez souvent et avec un

certain bonheur dans les effets, le travail psychique qui préside à la

trouvaille d'une interprétation par l'analyse affecte assez souvent la

même démarche que celle du trait d'esprit : rapidité de ce travail

(quasi-instantanéité), court-circuitage de la pensée consciente et précons-ciente, caractère inattendu du résultat (au point que l'analyste est le

premier surpris de s'entendre dire au patient l'interprétation qui a

jailli avant qu'il n'ait eu le temps de la peser). Cette interprétation-

surprise est métapsychologiquement différente de l'interprétation-construction à laquelle Freud consacre l'article plus tardif que l'on

sait (1937 d).

(1) Cf. G. FAVEZ, Le complexe d'OEdipe et l'ironie, Rev. fr. Psychanal., 1967, 31, n° 5-6,1069-1075.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 793

Le quatrième apport, enfin, concerne la théorie de l'angoisse, quieffectue un progrès décisif. Celui-ci apparaît pour la première foisdans une note de 1909 à une réédition de la Traumdeutung (nouv. éd. fr.,p. 344) et se trouve développé au chapitre XXV de l'Introduction àla psychanalyse (1916-1917, p. 424) : l'état d'angoisse répète, en le

reproduisant, l'état de détresse du nourrisson à la naissance. Cettedétresse a deux aspects, biologique (l'interruption du renouvellementdu sang et le passage brutal à la respiration externe), et psychologique(la séparation de la mère et de l'enfant) : elle est le prototype de toutesles angoisses ultérieures. Les premières angoisses manifestes de l'enfant— angoisse devant l'obscurité, la solitude, un visage étranger —

répètent la caractéristique psychologique essentielle de l'angoisse origi-nelle : la séparation de la mère.

Il est aisé, bien que Freud ne le fasse pas, d'appliquer cette consi-dération à la cure. La situation psychanalytique ravive une telle angoisse :le patient est maintenu allongé, comme l'est le nourrisson, dans unedemi-obscurité ; il ne peut voir l'analyste à qui il tourne le dos ; ilne l'entend que rarement parler. D'où la reviviscence chez le patientde toutes les angoisses qui ont marqué son histoire personnelle, d'oùsa régression à la névrose infantile, d'où son transfert sur le psycha-nalyste non seulement des images parentales, mais d'une demandeinfinie d'aide, de soins et d'amour. Dans une telle situation, l'interpré-tation est pour le patient d'abord une voix entendue avant d'être parolesignifiante. Freud cite (ibid., p. 436), un mot d'enfant inquiet dansl'obscurité et qui s'adresse à sa tante qui se trouve dans une piècevoisine : «Tante, parle-moi, j'ai peur. — A quoi cela te servirait puisquetu ne me vois pas ? — Il fait plus clair lorsqu'on parle. » Généralisonscet exemple. L'interprétation, indépendamment de son contenu, etde façon générale toute intervention verbale de l'analyste, peut êtreentendue par le patient comme le signe d'une présence familière,comme une preuve d'attention, comme un don de lumière dansl'obscurité (ou inversement comme un bruit parasite, voire comme unemenace effrayante et destructrice). Nous développerons plus loin cet

aspect. Qu'il nous suffise ici de noter que, dans cette perspective, lediscours libre et interminable du patient est analogue aux lallationsdu petit enfant alors que le discours rare, bref et construit de l'analystes'apparente aux messages de la mère. La maîtrise des phonèmes,c'est-à-dire des sons signifiants, par l'enfant n'est possible qu'à l'exemplede la voix maternelle et que par l'incitation à parler émanant de la mère.La réussite dans l'acquisition de cette maîtrise, qui lui permet l'échange

794 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

vocal avec la mère, constitue pour l'enfant un des remèdes les plusimportants à l'angoisse de séparation de celle-ci. De même que l'angoissede la naissance a paru être à Freud le prototype des angoissesultérieures,de même cette acquisition vocale nous parait constituer un prototypedont l'efficacité et la nécessité se répètent dans l'interprétation.

C'est à partir de cette expérience prototype que selon nous prendégalement son sens une remarque que Freud fait à la même époque :

l'interprétation, en anticipant la découverte par le patient des fantasmesinconscients liés à son conflit défensif, lui fournit une « représentationd'attente » qui lui facilite cette découverte (Introduction à la psycha-nalyse, 1916-1917, chap. dernier, tr. fr. p. 484). Or la première repré-sentation d'attente que l'enfant reçoit de sa mère dans le domaine de

l'expression ne concerne-t-elle pas la différenciation des phonèmes ?Résumons la deuxième théorie de Freud. L'énergie libre n'est

qu'une très faible partie de l'énergie libidinale. Pour provoquer leremaniement de l'économie libidinale, deux conditions sont requises :

premièrement réactiver l'énergie pulsionnelle bloquée dans le jeu desinvestissements fantasmatiques et des contre-investissements défensifs

(ceci est l'oeuvre du processus analytique qui rend l'énergie pulsionnellemobilisable, c'est-à-dire qui lui donne une possibilité de mobilité) ;deuxièmement employer l'énergie libre à déclencher effectivement le

déplacement, devenu économiquement possible, des investissementslibidinaux (ceci est le fruit de l'interprétation en tant qu'elle rétablit lelien entre une représentation de l'objet du désir et des investissements

qui se sont portés sur des représentations substitutives).Quels que soient les compléments et les remaniements apportés

par le moment théorique suivant, chaque moment théorique freudiensaisit une vérité qui constitue une part inaliénable de la psychanalyse.Les développements théoriques qui se sont produits depuis la mortde Freud, au sein ou à la périphérie du mouvement psychanalytique,ont eu tendance à privilégier telle de ces vérités au détriment de telleautre. Ainsi l'ego-psychology américaine, issue de la seconde théorie,donne au « Moi » constitué le sens d'un appareil de maîtrise qui s'allieau psychanalyste pour modifier les mécanismes de régulation de l'appa-reil psychique, mais sans toucher au principe d'homéostase ; elleméconnaît le pouvoir de déstructuration de la conscience, apportessentiel de la première théorie freudienne. A l'inverse, la théorie

d'inspiration structuraliste et linguistique de Jacques Lacan s'appuyantsur les premiers et sur les derniers écrits de Freud, réduit l'interpré-tation à sa portée sémantique et méconnaît le point de vue quantitatif,

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L' INTERPRÉTATION 795

fondamental dans la deuxième théorie, c'est-à-dire le lien entre l'activitéde la conscience et le système énergétique des investissements et descontre-investissements.

IV

La troisième théorie de Freud qu'il développe à partir de 1920,tantôt complète, tantôt modifie d'une façon notable certaines vuesantérieures sur l'interprétation. De la richesse considérable, mais ausside la très grande complexité de cette théorie, nous retiendrons ici pournotre sujet deux thèmes principaux : l'automatisme de répétition,en tant qu'il débouche sur le dualisme pulsionnel, et les systèmesd'identification qui entrent en jeu dans la différenciation structuralede l'appareil psychique.

La prise en considération de la compulsion de répétition remeten question la réactivation de l'énergie pulsionnelle comme moteurdes transformations psychiques dans la cure. En effet, la motion

pulsionnelle tend finalement à rétablir le statu quo ante. Les changementsne sont que « des détours sur le chemin qui mène à la mort » (Au-delàdu principe du plaisir, 1920 g, tr. fr., p. 43). Le refoulement, en barrantla route à la satisfaction complète de la pulsion, qui vise à retrouver lasatisfaction primaire, oblige la pulsion à répéter inlassablement ses

exigences, dans une sorte de « fuite en avant », selon l'expression deWidlocher, vers toutes les issues possibles. Là, la pensée de Freudbascule en quelque sorte : ce sont les circonstances extérieures et non

plus la pulsion qui mettent en mouvement l'organisme et qui déclenchentle changement. La pulsion est maintenant conçue comme résolumentconservatrice : les changements qu'elle met en oeuvre sont le biais

par lesquels elle apporte à la tension qui émerge une résolution, réta-blissant ainsi, du point de vue dynamique, l'équilibre antérieur. Aprèsquelques hésitations dans la conceptualisation, cette définition du butde la pulsion sera finalement assignée par Freud aux pulsions de mort.

L'existence, la nature et la visée de ces pulsions marquent unelimite infranchissable aux possibilités de modifications apportées parla cure. C'est là, à partir de 1920, un des thèmes constamment déve-

loppés dans l'oeuvre de Freud. Au-delà du principe du plaisir (1920 g)découvre le caractère inéluctable de l'automatisme de répétition dansce qui sera appelé le Ça. Inhibition, symptôme, angoisse(1926 a) montrecette même compulsion à l'oeuvre dans le Moi, sous la forme de la

répétition continuelle du mécanisme défensif. Analyse finie, analyse

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infinie (1937 c) souligne, parmi les obstacles insurmontables pour la

cure, la puissance de la pulsion de mort, qui s'exprime notamment parla réaction thérapeutique négative, et qui se trouve accrue par ladésunion des pulsions.

Est-ce à dire que l'interprétation serait sans prise sur la compulsionde répétition ? Une première remarque s'impose : si la répétition està l'oeuvre dans le Ça, dans le Moi, dans tout l'appareil psychique, ellese retrouve aussi dans l'interprétation. D'où la nécessité pour le psycha-nalyste de répéter l'interprétation; d'où la nécessité pour le patientde la perlaboration. Ceci nous amène à une seconde remarque. Si cetravail répétitif du psychanalyste et du patient obtient des effets théra-

peutiques, c'est que la répétition n'est pas seulement une compulsionaveugle à la décharge. A l'occasion du débat qui s'est instauré au seindu mouvement psychanalytique sur la pulsion de mort, E. Bibringa distingué, de la tendance répétitive propre au Ça, une tendance

restitutive, par laquelle le Moi s'efforce de rétablir la situation antérieureau traumatisme, en maîtrisant et en abréagissant la tension excessive ;le mécanisme répétitif est ici utilisé au bénéfice du Moi. Les exemples,fournis par Freud dans Au-delà du principe du plaisir, de rêves ou derituels post-traumatiques se laissent lire non seulement comme des

répétitions mais aussi comme des tentatives de restitution. L'inter-

prétation prend alors un sens nouveau par rapport à cette bivalencede l'automatisme de répétition : elle vise à réaliser la restitution.

Les travaux de Freud sur les mythes grecs éclairent le mieux cettevisée restitutive.

Dans Au-delà du principe du plaisir, Freud, se référant au discours

d'Aristophane dans le Banquet, évoque le mythe platonicien de l'amour

(ce qui le conduit par ailleurs à dénommer du nom d'Eros les pulsionsde vie) : l'amour vise à réunifier les deux êtres issus de la bipartitiond'un androgyne originaire. Sur ce modèle mythique, Freud conçoitla pulsion de vie comme visant la création d'ensembles plus vastes.

Quelle signification psychanalytique peut avoir le mythe platoni-cien ? Considéré sous l'angle des rapports de la pulsion à l'objet, le

mythe fait écho aux deux bipartitions qui scandent la maturation

biologique et psychologique : la séparation du petit enfant et de samère (confondue au début avec le sein), puis la séparation du sujetet de son image spéculaire (confondue au début avec un autre). La

répétition pulsionnelle vise dans les deux cas le retour à l'état antérieur,la repossession de l'objet perdu : fusion du nourrisson avec le sein

maternel, réunification narcissique du sujet avec son Moi imaginaire.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 797

Dans un article rédigé en 1922 mais publié après sa mort (1940 c,S.E., 18), Freud propose l'interprétation psychanalytique d'une repré-sentation plastique appartenant au mythe des trois Gorgones. Il s'agitde la tête de Méduse décapitée, avec ses cheveux-serpents dressés.Sa vision provoquait l'épouvante chez le spectateur, le rendant si raidede terreur qu'il se trouvait changé en pierre. « Freud décompose cette

représentation en deux éléments : le visage encadré de cheveux repré-sente les organes génitaux entourés de poils pubiens ; l'horreur quis'en dégage est due à l'angoisse de castration qu'évoquent les serpentsdressés et la tête décapitée... Ce n'est pas par hasard que la tête deMéduse était placée au centre de la cuirasse d'Athéna : pour écarter.de cette vierge les désirs, dit Freud. Quant à l'effet de raideur produitsur le spectateur, il y voit le signe d'une rassurante érection. Ainsi lediscours du mythe contient-il... deux phases ou plutôt deux phrases :l'énoncé du fantasme sous-jacent à une angoisse (c'est-à-dire une sorte

d'interprétation à la cantonade) puis le constat de récupération dela fonction bloquée par le fantasme angoissant » (1).

Le même type d'interprétation est utilisé par Freud à propos du

mythe de Prométhée (Zur Gewinnung des Feuers, 1932 a, S.E., 22,

187-193). Les deux procédés en jeu dans ce mythe pour la transpositiondes pensées latentes dans le texte manifeste, sont, comme souvent dans les

rêves, la figuration symbolique et le renversement en son contraire.

Prométhée, on le sait, dérobe le feu aux dieux pour l'apporter auxhommes ; puis il est attaché à un rocher et un rapace lui ronge sanscesse le foie au fur et à mesure que celui-ci repousse. L'idée directricede Freud est que ce mythe enseigne aux hommes à renoncer au plaisirurétral et homosexuel d'éteindre, en urinant collectivement dessus,le feu qui couve, pour accéder au plaisir phallique de l'érection, condi-tion de l'éjaculation, symbolisé par le feu conservé dans le roseau.

Le renversement en son contraire intervient par deux fois dans laconclusion du mythe. Apparemment Prométhée est puni pour avoirdérobé le feu. Or, tout d'abord, les dieux grecs représentent non leSurmoi mais la pulsion. C'est donc le Ça (le désir urétral et homosexuel)qui se trouve fraudé quand l'homme renonce à éteindre le feu. Aucontraire d'OEdipe, Prométhée n'est donc pas puni par le Surmoi :il n'éprouve point de sentiments de culpabilité pour avoir rivalisé avecles dieux et s'être approprié un insigne de leur supériorité. Prométhée

(1) D. ANZIEU, Freud et la mythologie, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1970, n° I:« Inci-dences de la psychanalyse ».

REV. FR. PSYCHANAL. 51

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est victime de l'agressivité des hommes en réponse au renoncement

désagréable qu'il a exigé d'eux. Deuxièmement, le vautour ou le

phénix — animal qui renaît de sescendres — est une figuration symbo-lique du pénis en érection. Il dévore le foie lui-même sans cesse renais-sant de Prométhée. Or, le foie est pour les anciens le siège des désirs.Le sens rassurant de ce mythème terminal est donc que le désir renaît

toujours ; tant que l'homme vit et quels que soient ses renoncements

libidinaux, l'érection fait sans cesse retour ; avec elle, revient le feudu plaisir. Citons la conclusion de Freud : « Dans les deux exemplesexaminés (le foie toujours renaissant de Prométhée et le phénix qui ledévore sans cesse), il est aisé de reconnaître un même contenu et par làun but précis. Chacun des deux décrit la reviviscence des désirs libidi-naux après que, satisfaction leur ayant été apportée, ils aient été éteints.Chacun témoigne ainsi de l'indestructibilité de ses désirs. Une telleinsistance est particulièrement appropriée à fournir une consolation

quand le noyau historique du mythe concerne une défaite de la vie

pulsionnelle, la nécessité de renoncer à satisfaire ces pulsions. Il estbien compréhensible que l'homme primitif ait cette seconde réaction,

quand il a souffert une blessure dans sa vie pulsionnelle; après lechâtiment du fautif, il a l'assurance qu'après tout, au fond de lui,il n'a subi aucun dommage » (p. 191).

De tels textes de Freud nous semblent faire un trait d'union avecla notion de réparation due à Melanie Klein (1). A première vue lesdifférences sont importantes. Pour Freud, la restitution est restitutionde l'énergie pulsionnelle refoulée; pour Melanie Klein, la réparationest réparation du bon objet détruit par l'agressivité. La question deFreud concerne comment interpréter l'angoisse de castration chezle garçon : le renoncement au premier objet du désir n'est pas, commele névrosé le croit, un renoncement à désirer : la plénitude et la libertédu désir sont au contraire acquises quand la différence des sexes estreconnue et que le détachement oedipien a eu lieu. La réflexion deMelanie Klein est, par contre, attirée sur la relation précoce de la mèreet de l'enfant, notamment sur certaines particularités du sadisme oral

(1) Le mécanisme de la restauration est exposé par cet auteur pour la première fois d'une

façon systématisée en 1929 dans " Les situations d'angoisse de l'enfant et leur reflet dans uneoeuvre d'art et dans l'élan créateur " (tr. fr. in Essais de psychanalyse, chap. X, Fayot, 1967).On trouve dans des textes antérieurs des allusions au besoin, chez l'enfant en cure, de réparerles objets symboliquement cassés au cours des séances. En raison du peu d'avancement des tra-vaux d'histoire de la psychanalyse sur cette période, nous sommes dans l'impossibilité d'établirsi l'évolution qui s'esquisse chez Freud entre 1920 et 1930 en ce qui concerne l'interprétationa exercé une influence sur cette découverte de Melanie Klein ou si, comme nous serions tentésde le penser, il s'agit de deux cheminements parallèles et indépendants.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 799

qu'Abraham a découvert. Dans la position persécutive prédominentles fantasmes de dévoration, de destruction, de morcellement émanantdu mauvais objet partiel interne ; la projection de cet objet persécuteurétant un des principaux moyens d'échapper au risque de destruction.La position dépressive survient avec l'établissement de la relation à

l'objet total : cette relation est ambivalente, la mère étant à la fois lebon et le mauvais objet ; les fantasmes sadiques attaquent alors le bon

objet introjecté. L'enfant a l'impression de détruire l'objet aimé. Lesmécanismes de réparation permettent le dépassement de la positiondépressive : ils assurent la restauration fantasmatique de l'intégritédu corps maternel, l'effacement des dommages qu'il a subis, la possessionenfin stable d'un bon objet introjecté. Cette possession est nécessaireau renforcement du Moi ; c'est elle qui lui permet désormais de sup-porter les frustrations sans perdre entièrement le bon objet. Le processusde la réparation rend possible l'union des pulsions, tandis que le

processus plus primitif du clivage du bon et du mauvais objet facilitaitla désunion des pulsions.

Dans la perspective kleinienne, l'interprétation est commandée

par le repérage de ces positions dans le transfert : elle verbalise lesfantasmes de persécution ; elle amène la prise de conscience de l'ambi-valence et surtout elle favorise les mécanismes de réparation. Il semblemême qu'il y ait plus — et ici, nous retrouvons une certaine convergenceavec Freud : le fait, pour le patient, que le psychanalyste lui parle desa relation à ses objets internes comme d'une donnée explicable et quià son tour en explique d'autres, non seulement dédramatise et désan-

goisse cette relation, mais le conduit à se défendre d'une façon pluséconomique de ses pulsions agressives et à retrouver en lui un bon

objet solide et aimant dans lequel il puise la force de vivre et une plusgrande capacité de bonheur. L'interprétation réussie aun effet réparateur.

Le problème qui se pose est de savoir si elle doit avoir une intention

réparatrice. On connaît les critiques suscitées par la technique deMelanie Klein et les vues simplifiées et simplistes qui en ont été pro-pagées : dans leurs cures, les kleiniens s'efforceraient par tous les moyensde s'offrir au patient comme un bon objet à introjecter. De même,l'histoire des dissidences au sein de l'école kleinienne est souvent

expliquée — de bouche à oreille — comme la recherche, par les dis-

ciples, en un premier temps, d'une bonne mère qui les rassure contreleurs angoisses persécutives, recherche suivie ensuite du retour enforce de ces angoisses, qui sont alors retournées et projetées sur lathéorie kleinienne et sur ses tenants.

800 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Les rapports du psychanalyste avec les processus de réparation

appellent de notre part plusieurs remarques :

1° La réparation n'est jamais effectuée une fois pour toutes, pas

plus chez le psychanalyste que chez le psychanalysé. Dans les cas

heureux, la cure a suffisamment libéré et renforcé ces processus pour

que l'auto-analyse ultérieure et la relation à des objets d'amour réels

les remobilisent spontanément, en cas de régression momentanée aux

positions persécutive et dépressive.2° Dans les analyses de formation se fait souvent jour, comme

motivation à devenir psychanalyste, le désir de réparer les êtres endom-

magés ; un tel désir est sous-tendu par une identification à la victime,identification qui demande à être analysée. La précipitation avec laquellecertains analystes en début de formation se lancent dans une pratiqueabondante des psychothérapies constitue de ce point de vue une mesure

défensive contre leur propre analyse : ils réparent les autres d'abondance

pour masquer à eux-mêmes et à leur analyste les dommages fantasma-

tiques qu'ils ont eux-même subi : l'interprétation a dans ce cas à mettre

en évidence le sophisme sous-jacent à leur conduite : moi, je n'ai pasbesoin d'être réparé, puisque je répare les autres. Enfin, chez les patients

marqués par une perturbation précoce de la relation à la mère, la demande

de réparation, mise au premier plan dans les débuts de l'analyse, consti-

tue en fait une défense contre l'abord de la problématique oedipienne.

3° La théorie kleinienne risque de favoriser ou de justifier le

contre-transfert positif; à l'inverse, il arrive souvent que le recours

à une théorie et à une technique comme la théorie et la technique

lacaniennes, serve à alimenter un contre-transfert négatif : le patientest considéré comme un texte à décrypter, non comme un être humain

se débattant avec des objets internes ; la notion du Moi est discréditée,alors que le développement et le renforcement du Moi constituent

la seule voie d'accès à un dégagement de l'appareil psychique par

rapport aux fantasmes destructeurs ; la «bonté »éventuelle du psychana-

lyste est dénoncée avec véhémence, comme si le psychanalyste ne devait

pas tolérer la projection sur lui, par le patient, du bon objet. Le fantasme

inconscient auquel la technique des séances courtes et du silence

systématique sert d'alibi dans ce cas chez l'analyste semble être celui

de détruire les autres enfants — ses patients — dans le ventre de la

mère — la psychanalyse. Ceci transparaît dans le but conscient assignéà la technique : mettre le nez du patient dans ses propres dommages ;

puis lui montrer que ces dommages sont imaginaires, ce qui est censé

démystifier toute demande de réparation.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 801

4° Entre ces deux types de contre-transfert : d'une part, enclencherle plus vite possible les processus de réparation en court-circuitant les

défenses, leur analyse et leur perlaboration ; d'autre part, ne jamaisdonner une interprétation qui risque de rassurer, de restituer ou de

réparer, les psychanalystes trouvent habituellement le juste milieudans la mesure où, au cours de leur analyse personnelle, ils ont vécula position dépressive, reconnu les dommages causés par la pulsionagressive au premier objet d'amour, retrouvé cet objet dans sa totalitéet dans sa dualité donnante et frustrante, enfin accepté d'y renoncer.Dans une conférence de 1964, restée inédite, G. Favez montrait quesous l'effet de la cure, le désir et la possibilité de donner se trouvaientlibérés chez le patient après un assez long travail analytique, mais

qu'il fallait un travail encore plus long pour libérer le désir et la possi-bilité de recevoir. C'est pourquoi, il se passe beaucoup de temps avant

que le patient ne puisse recevoir pleinement les interprétations qui luisont données par l'analyste. Selon nous, les mêmes distinctions

conviennent autant à l'analyste qu'à l'analysé. Etre analyste, c'est

non pas tant « prendre » au patient ni lui « donner », mais essentiellement« recevoir » de lui. Dans cette perspective, l'interprétation est une

façon pour le psychanalyste de faire entendre au patient ce qu'il reçoitde lui. Mais, il ne peut recevoir ainsi que s'il a lui-même, au cours desa psychanalyse, accepté d'être réparé au sens strictement kleinien.

Parmi les sens multiples que prend le terme d'interprétation dansla langue française, celui qui nous semble le plus approprié aux inter-ventions du psychanalyste est le sens artistique. Assurer l'interprétationd'une oeuvre, pour un acteur, pour un musicien « n'est pas expliquer,c'est jouer, en même temps que jouer sur la corde sensible. L'interprètegarde la note, respecte la mélodie, le texte, mais il les entend à sa façon,il les reproduit à sa façon et il cherche à les faire entendre à sa façon.Il met l'accent différemment.

« Le psychanalyste qui dirait à son patient : raisonnons ensemble,ressemblerait à un musicien qui proposerait au public d'un concert

d'apprendre le solfège. La connaissance du solfège est aussi nécessaireau musicien que celle de la technique au psychanalyste pour éviterles fausses notes. Mais il reste à l'un et à l'autre l'essentiel à faire,

qui est de jouer leur partition. L'acteur, le musicien, le psychanalysteinterprètent avec leur personnalité. C'est par défense contre le transfert

que le patient conçoit le psychanalyste comme un robot et qu'il ressentla neutralité de celui-ci comme une « chose » impersonnelle. Le psycha-nalyste devient un interprète quand le fantasme du patient est entré en

802 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

correspondance avec sa vie fantasmatique personnelle, et qu'il a puà la fois faire sien le fantasme du patient et ne pas le confondre avec

ses propres fantasmes. C'est la différence entre ce que ce fantasme

est chez le psychanalyste et ce qu'il est chez le patient qui fait qu'il ya interprétation. Jusqu'à l'interprétation, le fantasme est univoque pourle patient. L'interprétation lui fait entendre comment le psychanalysteressent ce fantasme et elle lui permet de l'envisager autrement »

(D. Anzieu, Bulletin A.P.F., 1969, n° 5, p. 24).Il y a l'interprétation qui prend au patient ses illusions, ses défenses,

son leurre de toute-puissance narcissique. Il y a l'interprétation quidonne au patient des explications sur ses processus inconscients, quilui apporte la lumière, c'est-à-dire la parole qui nomme, classe, ordonne

en même temps qu'elle aime. Il y a enfin l'interprétation qui reçoitet qui, analogue au processus physique de la résonance, parle au patientde son fantasme de telle façon que, pour la première fois, il peut le

connaître au lieu d'être uniquement capté par lui. Le travail de réso-

nance relève chez le psychanalyste plus de la création artistique quede la rigueur et de l'exactitude scientifiques. De là découle d'ailleurs

une des difficultés majeures à laquelle nous nous sommes heurtés tout

au long de l'élaboration de ce Rapport : traiter, selon un mode de penser

scientifique, d'une activité qui s'apparente davantage à la représentationd'une pièce ou à l'exécution d'une composition.

La solution — partielle — de cette difficulté est à chercher dans

une étude de l'identification. L'interprétation, chez l'artiste, chez

l'analyste, met en jeu la capacité de régresser aux identifications

précoces, et de les mobiliser chez le spectateur, l'auditeur, le patient.Cette notion d'identification est précisément une des pièces maîtresses

de la troisième théorie de Freud, marquée par la conception structurale

de l'appareil psychique.Au chapitre VII de Psychologie collective et analyse du Moi (1921 c),

Freud distingue trois sortes d'identifications.

L'identification «primaire » concerne la relation primitive de l'enfant

à la mère, avant même la différenciation du Moi et du non-Moi. L'inves-

tissement de l'objet, son incorporation et l'identification primaire

apparaissent à ce niveau comme trois aspects d'un même processus.C'est une identification « fusionnelle ».

Les identifications secondaires supposent la constitution de l'objettotal. Si l'objet libidinalement investi est perdu ou abandonné, l'iden-

tification fonctionne comme une défense contre cette perte ou cet

abandon, par régression à la relation d'objet orale et incorporative :

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 803

le sujet devient l'objet aimé introjecté, qu'il ne risque plus ainsi de

perdre ou de quitter. Si l'objet est agressivement investi, c'est-à-dire

quand se développe la relation duelle à la mère sous forme sado-maso-

chiste, c'est alors, comme le découvre un peu plus tard Anna Freud,l'identification à l'agresseur qui fonctionne. Melanie Klein, de son

côté, décrit, dans le cas de l'investissement sadique, un mécanisme

symétrique et inverse, celui de l'identification projective, où le sujets'introduit fantasmatiquement dans le corps de la mère pour détruire

les rivaux ou pour s'en assurer la domination.

Enfin, selon Sigmund Freud, l'identification du sujet à l'autre peutsurvenir en dehors de tout investissement pulsionnel de celui-ci, si

le sujet et l'autre possèdent plusieurs éléments qui leur soient communs,à la limite un seul. Par exemple, pour les membres d'un groupe, deux

types différents d'identification fonctionnent : une identification de

chacun au chef, libidinalement et agressivement investi ; et une identi-

fication, non nécessairement accompagnée d'investissement pulsionnel,de chacun à chacun en tant qu'ayant en commun ce chef comme idéal

du Moi.

Qu'en est-il pour le psychanalyste dans ses cures ? Quels modes

d'identification au patient sont à l'oeuvre dans l'interprétation ? Il

s'agit principalement du dernier mode, l'identification aux éléments

communs, sans investissement pulsionnel. Cela suppose chez l'analysteune expérience suffisante de la vie pour ressentir en lui-même, tout en

restant adulte et autonome, des vécus corporels fantasmatiques infantiles

et des processus défensifs et élaboratifs, analogues à ceux de ses patients.De ce point de vue, une demande, de la part de jeunes étudiants,

de faire une analyse didactique en lieu et place d'affronter la vie en

adulte est une mauvaise indication pour la formation psychanalytique.Nul psychanalyste n'est certes à l'abri d'identifications engageant un

investissement pulsionnel sur le patient, mais il se trouve presque

toujours invité à procéder à l'élucidation de son contre-transfert par un

événement qui l'alerte et qui relève soit du domaine de la psycho-

pathologie de la vie quotidienne : lapsus, oublis, actes manques, soit

du domaine de la psychologie normale, par exemple un rêve. Rien

n'est plus instructif pour le patient, encore plus s'il s'agit d'un patient

qui vise à devenir analyste, que d'être le témoin d'une bévue de son

psychanalyste et de voir comment l'analyste, auto-analysant son contre-

transfert, se dégage d'une identification imaginaire au patient, la rem-

place par une identification symbolique et parvient à une analysecorrecte de certaines identifications imaginaires du patient lui-même.

804 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

C'est là une des voies par lesquelles peut être mise en questionl'idéalisation du psychanalyste par le patient. En effet, comme le chef

pour un groupe, il arrive que le psychanalyste prenne la place de l'idéaldu Moi pour le patient. Il peut être à tort tenté, s'il ne s'en tient qu'àl'équilibre ainsi apporté au patient, de mettre fin à l'analyse. Le pro-cessus de terminaison, par renforcement de l'identification introjectiveà l'imago bonne, protectrice et toute-puissante, tend d'ailleurs à êtreencore plus usité dans les groupes de formation par le groupe, où leterme de l'expérience est généralement fixé d'avance.

La cure psychanalytique permet le déploiement des identifications

imaginaires du patient, qui sont des identifications de dépendance. Letravail d'interprétation porte sur les identifications imaginaires, que cesoient les identifications fondamentales du patient ou les identifications

passagères de l'analyste. Le patient accède par là à l'identification

symbolique, qui est une identification d'autonomie et qui est celle dont

l'analyste a fait preuve à son égard pendant le déroulement de la cure.Le patient est, par ses fixations infantiles et par les conditions de la

cure, voué à la dépendance envers l'analyste, tandis que l'analysteinterprète parce qu'il reste autonome par rapport au patient. L'identi-

fication, sans investissement pulsionnel dominant, à l'analyste auto-

analysant son contre-transfert et interprétant les fantasmes du patienten étant compréhensif mais autonome par rapport à eux, constitue undes critères majeurs, encore que difficile à établir, de la terminaisondes cures à visée formatrice.

Le moment où survient la projection sur l'analyste des identifica-tions imaginaires du patient n'est par ailleurs pas indifférent. Cette

projection est souvent défensive. L'identification est en effet un des

premiers, un des plus constants, un des plus sûrs mécanismes dedéfense contre l'angoisse de la perte de l'objet. Les imagos du pèredévorateur, de la mère castratrice, etc., sont mises en avant par le

patient quand il lui faut masquer l'abord d'un problème angoissant,essentiellement l'abord de la problématique oedipienne. L'identificationest affirmation de l'attachement à la relation duelle. C'est pourquoil'analyse des identifications ne peut efficacement survenir qu'aprèsl'analyse du complexe d'OEdipe. Réciproquement, une analyse qui secantonnerait au complexe d'OEdipe sans décomposer les systèmesd'identifications que sont les instances de l'appareil psychique seraitune analyse inachevée. Seule l'analyse des identifications, c'est-à-diredes formes concrètes et singulières dans lesquelles s'inscrivent les

charges pulsionnelles, permet de réaliser pratiquement le but que la

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 805

seconde théorie freudienne assigne à l'analyse, à savoir la mutation desinvestissements d'objet.

Mais il devient urgent de prendre en considération l'oppositiondes investissements narcissiques et des investissements d'objet. Cette

opposition, qui fait son apparition dès les articles : Contribution à la

psychologie de la vie amoureuse(1910 h) et Pour introduire le narcissisme

(1914 c), prend une importance capitale, quand le dualisme despulsionslibidinales et des pulsions du Moi est remplacé par le dualisme des

pulsions de vie et des pulsions de mort. Sans qu'il soit possible ni

peut-être même utile de développer ici cette opposition, rappelons que,dans la théorie structurale de l'appareil psychique, le Moi est décritcomme un conciliateur négociant des compromis non seulement entreles exigences du Ça et celles du Surmoi, mais aussi entre les investis-sements narcissiques et les investissements d'objet et, par là même,maintenant inchangé l'équilibre d'ensemble. C'est donc également en

dégageant le sujet des positions libidinales fondées sur des investisse-ments narcissiques que le transfert et l'interprétation rendent possiblele déplacement des investissements d'objet.

De ce point de vue, son propre narcissisme constitue, pour le

psychanalyste, le principal obstacle inconscient au travail de l'inter-

prétation. Les manifestations en sont protéiformes : pendant les

séances, le psychanalyste peut être plus présent à lui-même qu'aupatient ; il peut chercher, par des interprétations brillantes, l'admirationde son analysé, ou, en s'abstenant d'interpréter, le maintien indéfinide sa dépendance. La blessure narcissique que les règles de neutralitéet d'abstinence infligent inévitablement à l'analyste trouve une compen-sation assez naturelle dans le monologue collectif des réunions scienti-

fiques, où chacun de ceux qui parlent vise plus à être pour les autresun centre d'intérêt ou un tyran qu'à échanger son expérience avec ses

pairs. Les réunions de psychanalystes remplissent ainsi une fonction

cathartique : il est en effet préférable pour notre pratique que nous

soyons narcissiques avec nos confrères qu'avec nos patients.Appliquons à nous-même cette remarque. Le moment est venu

pour nous de quitter Freud et d'exposer des réflexions plus subjectives.

V

Nous avons élaboré les éléments théoriques qui suivent avec lacollaboration occasionnelle d'Annie Anzieu, qui nous a communiquéplusieurs hypothèses personnelles concernant le matériel clinique

806 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

recueilli par elle à l'occasion de psychothérapies effectuées dans ledomaine des troubles du langage et de l'orthodontie.

Le traumatisme de la naissance peut, sans que cela soit nécessai-rement grave, introduire dans le psychisme qui émerge le contrecoupde la détresse biologique consécutive à cet événement exceptionnel. SelonAnnie Anzieu et nous-même, la première angoisse purement psychiqueest liée à un événement ordinaire et quotidien : la séparation de labouche de l'enfant et du sein maternel. Ceci nous semble une formu-lation plus précise et plus exacte que l'énoncé freudien sur la séparation,à caractère général, de la mère et de l'enfant.

La réussite de la tétée dépend du mouvement de succion des lèvreset des gencives et de la position correcte de la langue : avancée entreles gencives, placée sous le mamelon et exécutant un mouvementd'avant en arrière. Les difficultés de succion (langue mal placée, mou-vements mal adaptés, indolence à téter) sont, nous le savons, toujoursliées aux difficultés névrotiques de la mère à accepter son enfant età lui donner avec plaisir quelque chose d'elle-même. La tétée réussiefournit à l'enfant un premier plaisir, celui du contact de la langue avecles lèvres, les gencives et le sein, suivi d'un second, consécutif à l'entréedu lait dans l'estomac, le plaisir d'avoir le ventre plein. La succion du

pouce, ou d'un hochet, voire la tétée à vide sont le support des premièresrêveries, où le plaisir de retrouver le sein est halluciné. Quant au

remplissage du ventre, il lui arrive d'être un plaisir mélangé de souf-frances : aérophagie source de rots, douleurs viscérales au cours dela digestion. Les cris de douleur du nourrisson sont généralementprovoqués par la pression des gaz intestinaux. La première satisfactionest donc vécue dans la bouche en même temps que le nourrisson établitun lien associatif entre ce plaisir et les effets le plus souvent agréablesqui se passent dans son ventre.

Le plaisir oral primitif se détache sur un fond de nature olfactivo-tactile et sur un autre fond de nature sonore, qui se trouvent associésà ce plaisir. Le nourrisson vit sa relation à sa mère dans un « senti »du contact immédiat et dans un bain de paroles. Cette double expériencese retrouve dans la situation psychanalytique, notamment dans l'ambi-

guïté du niveau de fonctionnement du psychanalyste : tantôt le psycha-nalyste « entend », tantôt il « sent » son patient.

Par le « senti », nous désignons ce que Spitz a dénommé l'univers

cénesthésique et qui nous semble caractérisé par le contact direct du

corps de l'enfant avec le corps de la mère : l'enfant se sent tenu dansses bras ; il sent le contact de sesmains pendant les soins ; il sent l'odeur

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 807

de la peau de sa mère, de son lait, de son parfum ; il sent sa tiédeur.Il convient d'ailleurs de noter qu'en français le verbe «sentir »s'appliqueà toute sensibilité de contact : odorat, goût, sensations cutanées (tact,pression, chaleur, douleur), sensations interoceptives, par oppositionaux sens à distance, la vue et l'ouïe. Sentir désigne une saisie globale,fusionnelle, immédiate et diffuse, mixte de l'odorat et du toucher;la même idée se retrouve dans des expressions comme « avoir le contactavec quelqu'un », « flairer ce qui se passe en lui ». L'intuition fournitune compréhension directe d'autrui qui n'a pas besoin de passer parle détour du parlé et de l'entendu. Elle est, à la différence du messagearticulé, réceptive et involontaire.

Dans un article antérieur (1), nous avons mis l'accent sur deuxmoments de la vie du nourrisson, qui s'avèrent privilégiés pour la

compréhension théorique ultérieure de l'interprétation. Le premier se

produit vers le troisième mois : le nourrisson qui tète avec plaisirregarde en même temps sa mère qui lui parle avec tendresse. Spitz avérifié que l'enfant regarde sans cesse le visage de sa mère pendantqu'elle lui donne la tétée ou les soins. Il a précisé que l'enfant voit

presque toujours ce visage de face et qu'il est saisi d'angoisse quandil le voit de profil, parce qu'il ne le reconnaît plus (Picasso représentedans ses tableaux la tentative pour maîtriser cette angoisse en peignantle même visage vu en même temps de face et de profil).

Le tout-petit ne sait pas encore qu'il entend par les oreilles. Bien

qu'il semble, d'après des travaux américains récents, que l'ouïe soitchez lui le premier organe perceptif fonctionnant à plein, lui permettantpar là le repérage des personnes et des objets dans l'espace, il n'estnullement prouvé qu'il localise d'emblée l'ouïe dans l'oreille. Selon

nous, cette localisation requiert l'acquisition du langage. La preuve deson instauration est apportée quand l'enfant, après un an, se boucheles oreilles pour ne pas entendre ce qu'on lui dit. C'est la mère qui,en approchant de son oreille un objet qui émet un bruit, en nommantet en montrant les oreilles, rend possible cette localisation.

L'oreille interne en effet n'est pas entourée d'un sphincter, commele sont l'oeil avec les paupières et la cavité bucco-pharyngée avec les

lèvres. Pour ne pas voir, pour ne pas parler, il suffit de fermer les yeuxou la bouche. Il est par contre impossible au petit enfant de se protégerdes stimulations sonores. Il est envahi par elles à distance, de la même

(1) D. ANZIEU, Difficulté d'une étude psychanalytique de l'interprétation, Bull. A.P.F., 1969,n° 5, 12-32.

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façon que, dans le contact, il est envahi par les sensations cutanées.Revenons à l'expérience du troisième mois. Le nourrisson, tenu

dans les bras de sa mère, blotti dans sa douceur, sa tiédeur, son odeur,voit le mouvement de la bouche parlante de sa mère en même tempsqu'il vit le mouvement de sa propre bouche avalante. Les métaphoresdu langage courant illustrent bien ce rapprochement : il boit, dit-on,ses paroles ; ou encore, il boit le lait de sa tendresse. Les sons entendussont source de plaisir, non par leurs structures sémantique ou phoné-matique, lesquelles échappent encore à l'enfant, ni même par leurtimbre (il distinguera seulement vers 6 mois les personnes qui parlent,spécialement les familiers et les étrangers, d'après leur timbre), mais

par leur mélodie (1). La voix chantée de la mère le berce et le prépareau plaisir du sommeil. La voix articulée de la mère exerce sur luison « incantation » (chère ensuite aux poètes), redoublant le plaisirde la tétée. Mieux que « bain de paroles », une expression plus exacteserait « bain de prosodie ».

Le plaisir d' « être parlé » (cf. to be spoken en anglais, langue où ilest heureux que ce verbe ait une forme passive) suit les cheminsassociatifs du plaisir de la succion : les tendres paroles entendues

passent par la bouche de l'enfant et elles descendent dans son ventreoù elles lui font du bien. Si ce sont des paroles dures, c'est à ce mêmeventre qu'elles lui font mal. Quand à son tour l'enfant parlera, il parleraà partir des lieux du corps où il a reçu la parole verbale maternelle.Le génie de Platon éclate une fois de plus ici : sa distinction des trois

parties de l'âme correspond au système imaginaire de localisation dela parole élaboré par le petit enfant. Il reçoit dans son ventre la mélodie

(ou la gronderie) maternelle. Il est touché dans son coeur par la voixarticulée, car — nous allons le voir —, à partir de huit mois, l'arti-culation phonématique renouvelle pour lui le plaisir de la succion,qu'elle lui fait découvrir comme plaisir indistinct d'aimer un objetdistinct de lui et d'être aimé de cet objet. Enfin, il accueille dans sa têtele sens que donne aux paroles l'organisation lexicale et sémantique,quand, au cours de la deuxième année, spécialement à partir de l'acqui-sition du « non », il commence à percevoir cette organisation.

Le patient en psychanalyse reproduit ces processus. Dans les débuts

(1) Il semblerait, d'après certaines observations, que les tout-petits soient sourds à la nais-sance puis qu'ils perçoivent les intensités, ensuite les hauteurs, enfin les timbres. Nous ne saurionspréciser à quel âge est acquise la distinction entre les bruits et les sons, c'est-à-dire la reconnais-sance de la voix humaine comme voix. Des études sérieuses sur ces questions sont en cours. Ellesn'ont pas encore produit en France les résultats escomptés. Elles sont plus avancées enAllemagne et aux Etats-Unis.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 809

de la cure, l'interprétation est souvent pour lui non pas un discours

organisé, mais une voix mélodique, consonante ou dissonante, dans

laquelle il entend l'amour ou la méchanceté. Nous savons tous que

jusque vers la fin des cures, plus exactement jusqu'au moment où

nos patients deviennent capables de nous parler de nous avec une

certaine vérité à partir des interprétations que nous leur avons données,l'intonation de l'interprétation reste pour le patient au moins aussi

importante que son contenu. Certaines interprétations mettent le

patient dans une situation conflictuelle analogue à la névrose expérimen-tale du chien, quand nous pensons être un bon objet pour lui par le

contenu de notre interprétation et que par le ton nous nous présentons— inconsciemment — comme un mauvais objet, ou inversement.

De même, le patient applique la règle de non-omission en se confor-

mant spontanément au schéma platonicien. En général, il dit d'abord

ce qui lui passe par la tête — pensées intellectuelles, représentationsséparées de leurs affects, récits impersonnels ; il s'exprime au niveau

de ses défenses. Puis les émotions affluent : il parle avec son coeur;il parle de ce qui lui est resté sur le coeur. Le plus difficile pour lui

est d'arriver, comme dit le langage populaire, à mettre ses tripes sur la

table, à dire ce qu'il a dans le ventre (l'enfant, le pénis, les excréments)et ce qu'il n'y a pas (la castration). Cette dernière parole à venir est la

réciproque de la première question que pose l'enfant à sa mère, la

question sur l'origine des enfants (ce qui implique le fantasme de la

scène primitive) : par cette question, que j'ai proposé d'appeler le

niveau zéro de la question, il l'interroge sur ce qu'elle a dans le ventre

(le phallus, les enfants à naître). Dès les Trois essaissur la théorie de

la sexualité (1905), Freud indique avec précision la nature de cette

question originaire.La parole exprimée ou entendue ne peut être libératrice que si

elle pèse son poids de chair. Le vécu corporel se reconnaît alors en elle

et réciproquement elle est profondément ressentie dans le corps.Une telle parole retrouve l'origine corporelle imaginaire de toute parolechez l'enfant. En passant par le corps habité, elle y acquiert densité et

énergie. Par contraste, la communication désincarnée apparaît longue,verbeuse et vide. Une parole vraie est une parole qui parle à partird'un lieu corporel. Déchiffrer les paroles du patient, c'est pour l'analyste,d'une part repérer à partir de quel lieu de l'image du corps le patient

parle; c'est d'autre part rendre explicites les règles non conscientesau nom desquelles ce même patient parle implicitement, c'est-à-dire

son codage inconscient. Interpréter seulement à partir de l'image du

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corps, ou interpréter seulement en termes de structure symbolique,c'est faire une moitié du travail.

Avant le troisième mois, le nourrisson ne distingue pas les sons qu'illui arrive d'émettre spontanément des sons volontairement émis parsa mère. A partir du troisième mois, il prête attention, pendant la tétée

ou les soins, aux sons que sa mère émet. Il s'essaie à les répéter et à les

varier en d'interminables jeux de vocalises ; pour la première fois,il sait qu'il produit quelque chose par lui-même, quelque chose qu'ils'efforce de reproduire volontairement. Il commence à varier les

positions de la langue, mais d'une façon incoordonnée et hasardeuse.

Chacun des deux processus — fixer le visage de sa mère, émettre

des lallations — a son plaisir propre. Dans le premier, le plaisir de la

tétée est renforcé par le plaisir de voir et d'entendre sa mère lui parlertendrement. Dans le second, il s'agit d'un plaisir de toute-puissance

narcissique, qui répète vraisemblablement, sur un mode plus actif,le plaisir auto-érotique de la succion du pouce, de la rêverie hallucinant

le sein perdu. L'ensemble constitue les plaisirs de la bouche.

Cette phase possède plusieurs caractéristiques :

1° Les vocalises ne sont pas un fait spécifiquement humain. Elles

existent chez les oiseaux et les primates. Il est à noter toutefois qu'il

s'agit d'espèces donnant des soins poussés aux petits.2° Le jeu alterné (ou simultané) de la prosodie maternelle et du

gazouillis enfantin ne constitue pas un mode de communication. Des

communications fonctionnent par ailleurs entre la mère et l'enfant :

elle communique par ses actions, par ses postures, par ses mimiques ;il communique volontairement par ses cris, par ses appels, involontai-

rement par toutes ses manifestations expressives ; tout ceci développeentre eux un système assez poussé d'échanges d'information au niveau

postural et kinesthésique, ainsi que par des signaux sensori-moteurs.

Toutes ces communications sont préverbales. Elles suffisent à assurer

les modalités de la prise en charge des besoins de l'enfant par la mère.

Elles constituent un système différent à la fois de l'échange vocal et

de la fusion symbiotique et cénesthésique.

3° Le flot vocal du tout-petit remplit une fonction d'expressionnon de communication. Il ne lui sert pas à faire connaître un besoin,il est la pure expression d'un plaisir. Il tend à en être de même chez

la mère ; à côté de la voix articulée et de la voix chantée, elle utilise

des séquences improvisées de sons dépourvues de toute organisation

sémantique ou même phonologique. A ce stade, la voix de la mère ne

commande ni n'interdit. Elle exprime son plaisir d'aimer son enfant,

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 8ll

de l'allaiter, de lui prodiguer des soins corporels. Comme le dit Spitz« de telles conversations... créent un climat. Elles sont pour ainsi dire

l'expression gazouillante d'un plaisir réciproque » (De la naissance àla parole, P.U.F., 1968, p. 137). Le climat effectif que connote le

gazouillis correspond à la communication immédiate et réciproquedu « senti » entre la mère et l'enfant. Une autre expression de plaisircontemporaine du gazouillis est le sourire en réponse à la présenced'un visage humain. Nous pensons qu'il conviendrait de parler defusion vocale, par analogie avec la fusion amoureuse et la fusion cor-

porelle qui caractérisent ce premier stade oral passif et incorporatif.Le désir n'y est pas dit. Il n'a pas à être dit, puisque la mère satisfaittous les besoins de l'enfant, entretenant du même coup chez celui-cil'illusion de la toute-puissance. Mais, l'enfant qui tète en regardantsourire le visage de la mère et lui parler ses lèvres, comprend d'une

façon syncrétique que sa mère sait le plaisir qu'il éprouve et qu'elletrouve plaisir à lui donner ce plaisir. Nous avons déjà soutenu que« cette relation princeps entre le vécu corporel et l'entendu fonde la

possibilité même d'une attente et d'une écoute de l'interprétation »

(D. Anzieu, ibid., p. 27).

4° Le plaisir vocal nous apparaît être la répétition du plaisir primitifde la succion, en raison de l'excitation des muqueuses buccales par la

langue. La différence tient en l'introduction du mamelon dans un caset en l'émission sonore dans l'autre cas : le mamelon est remplacé parles sons sortant de la bouche maternelle au moment de la tétée, quandl'enfant devient capable de les distinguer des sonsproduits par lui-même.Les enfants nourris au sein par leur mère, et à qui cette mère parle beau-

coup et avectendresse acquièrent plusvite la parole et l'investissent davan-

tage. Certains patients font d'eux-mêmes ce rapprochement au cours deleur psychanalyse. Dans la cure, le plaisir de la psychanalyse est pour le

patient, quand il l'éprouve, la répétition de cette phase où, par la voix etsesvariations, l'enfant exprimait son plaisir : plaisir de l'amour fusionnelde sa mère, plaisir de se sentir passif et tout-puissant (quelques signauxde sa part suffisent, en effet, pour qu'autrui pourvoie à sesbesoins).

Le plaisir proprement vocal réside, à notre avis, dans deux choses :

— dans son association à l'introjection du sein maternel ;— dans l'exercice d'une puissance narcissique : produire la même

chose que ce que sa mère produit et s'imiter soi-même. Par rapportà l'angoisse première de la séparation du mamelon et de la bouche,l'activité vocale constitue ainsi la première sublimation réparatrice.

8l2 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

La seconde phase commence vers huit mois. Ce n'est pas par hasard,nous semble-t-il, si son début coïncide avec l'angoisse, décrite parSpitz à cet âge, devant un visage étranger : la maîtrise de la voix arti-culée, et le plaisir afférent, vient s'inscrire comme sublimation répara-trice de l'angoisse devant la perte du visage maternel. Par rapport à latétée, au gazouillis et aux premières lallations, l'articulation des pho-nèmes requiert deux changements essentiels dans la mécanique mus-culaire buccale : la langue ne doit plus passer entre les lèvres (sauf pourquelques phonèmes particuliers, tel le th anglais) ; le mouvement dela langue doit s'effectuer non plus d'avant en arrière, mais du hautvers le bas (du palais vers le plancher). L'automatisme de ce derniermouvement est normalement acquis vers un an et il coïncide avec

l'apparition des premiers mots.La conquête de ce que Martinet appelle la seconde articulation de

la parole (le sens ne peut être appréhendé que par des combinaisonsde phonèmes constituées en signifiants), s'effectue sur la stimulation età l'imitation de la mère. Dans tous les pays du monde, c'est la mère quiapprend à parler à l'enfant. La mère aide l'enfant, placé en face à face,à trouver les diverses positions relatives des pièces buccales entre elles,en prononçant, d'une façon ralentie et grossissante, les phonèmescorrespondants à ces positions. Le jeu du gazouillis s'apprend seul,même si le gazouillis enfantin fait écho à la mélodie maternelle. Le jeude la voix articulée se joue à deux, même si l'enfant s'exerce ensuiteseul à en consolider l'acquis. Il s'agit entre les deux partenaires non

plus d'un écho redondant, mais d'un feed-back régulateur.Ici l'enfant humain se différencie de l'animal. A la liberté, au plaisir

fusionnel du gazouillis s'opposent les règles rigoureuses et différen-ciatrices de l'articulation. Il ne s'agit pas seulement pour l'enfant deretenir et de fixer, parmi les sons qu'il émet par hasard au cours de seslallations, ceux qui entrent en jeu dans la constitution des signifiants.L'acquisition de la pratique phonématique ne se réduit pas à une

discipline fondée sur un tri sélectif, comme les autres disciplinessensori-motrices, dont beaucoup sont déjà acquises à cet âge (1).

L'école de Prague a fondé la phonologie comme science expéri-mentale en découvrant que, dans une langue parlée donnée, les pho-

(1) L'enfant a également découvert les conduites d' " appel " dont le cri glottal est unexemple. L'usage de la parole articulée répond à la même intentionalité d'efficacité que cesconduites : obtenir de l'autre la satisfaction du désir. Mais la structure de la parole articuléedonne seule un développement considérable au maniement de la relation de cause à effet,dont l'instauration lui est antérieure.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 813

nèmes utilisés existent en nombre limité, que ces phonèmes s'organisenten un système particulier, à partir de couples en opposition pertinenteoù l'un des deux termes est « marqué » et l'autre non, qu'ainsi chaquephonème ne joue son rôle que par sa place dans la structure d'ensemble,enfin que des règles précises régissent la combinaison de ces phonèmesen unités sonores signifiantes.

Des psychanalystes américains (1) ont fait récemment et justementremarquer que l'apprentissage des règles par l'enfant commence avec

l'apprentissage du langage. Mais, il conviendrait d'étendre leur consta-tation de la pratique sémantique à la pratique phonématique et de

préciser que ces règles concernent non pas le permis et le défendu,mais les types de combinaison d'éléments au sein d'un système structuré.

Le petit enfant n'est évidemment pas conscient de ces règles nidu caractère structural du système, mais ces règles, cette structuredeviennent présentes et actives dans son préconscient ; nous soutien-drions même volontiers l'hypothèse que le préconscient s'organisecomme système psychique lors de cette phase. Nous ne partageonspas sur ce point l'opinion de Spitz, qui lie l'émergence du processussecondaire à l'acquisition du « non » et de la symbolique sémantiquevers le 15emois. L'apprentissage de la voix articulée est l'apprentissageprinceps d'un clavier, d'un code. A partir de là les acquisitions de la

compréhension de la parole et de la musique sont possibles, acquisitionsqui à leur tour vont servir de prototypes à celles des autres organi-sations symboliques.

Cette expérience du 8e mois est en même temps pour l'enfant une

expérience d'amour de la mère. Comme le fait remarquer Spitz,l'angoisse du 8e mois prouve que la mère est désormais constituée pourl'enfant comme objet distinct des autres et sur le modèle duquel il vaconstituer d'autres objets. Or, ajoute-t-il, on ne peut parler d'amour

que si l'être aimé est distingué des autres, ce qui est alors le cas. A lafusion amoureuse se substitue ainsi un dialogue amoureux. Le dialogueest phonématique, point encore sémantique; l'échange amoureux est

échange de phonèmes. Le don d'amour prend ici la forme du don du

signifiant, prélude indispensable au don ultérieur du sens. Nous avons

déjà décrit cet échange amoureux ainsi : « Le plaisir que l'enfant a de

parler avec sa mère, évoquant, en filigrane de leurs échanges verbaux,l'amour qu'elle lui porte et qu'il lui rend, vient redoubler le premier

(1) Cf. le panel «Langage et psychanalyse " au dernier Congrès International de Psychanalyseà Rome en juillet 1969 et le texte introductif de V. H. ROSEN, Language and psycho-analysis,Internat. J. Psycho-analysis, 1969, 50, n° 3, 113-116.

REV. FR. PSYCHANAL. 52

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plaisir charnel échangé dans la tétée, les soins et les caresses. Le plaisirpeut désormais se mouvoir sur deux plans. L'allusion (vocale) au plaisirdevient plaisir et plaisir d'une autre nature » (D. Anzieu, 1964, p. 28).Nous préciserions maintenant, à la suite d'échanges de vues avecAnnie Anzieu, que ce second plaisir est la source de la pulsion épisté-mophilique : plaisir d'un savoir qui, comme le sein et le lait, passepar la bouche. Cette hypothèse nous semble un complément nécessaireaux vues de Melanie Klein sur les débuts de la symbolisation chez le

petit enfant. A la lumière de ses expériences psychanalytiques sur desenfants nautiques ou d'âge préverbal, Melanie Klein, on le sait, a

poussé dans ses ultimes développements la vue de Freud selon laquellela symbolique inconsciente est toujours une symbolique du corps.Elle a décrit la genèse de la symbolisation comme l'introjection des

parties du corps de la mère et leur constitution en objet interne, symbo-lisation qui porte corrélativement sur les parties du corps de l'enfanten relation au corps de la mère. Pour elle, le jeu est la preuve du débutde la symbolisation et le moyen du développement de celle-ci. Les

premiers jeux entre la mère et l'enfant, portent en effet sur des partiesdu corps de la mère et de l'enfant.

Les jeux, que Melanie Klein utilise précisément dans ses cures,développent le premier langage symbolique, celui des simulacres

corporels, sans lequel l'acquisition du langage verbal syntaxique est

mpossible. Melanie Klein, selon nous, n'a vu qu'une des deux condi-tions nécessaires, peut-être parce qu'elle s'est beaucoup occupéed'enfants mutiques ; l'autre condition, la maîtrise des mouvementset des positions de la langue selon le clavier d'émission des phonèmes,lui a échappé. Or, la relation entre le signifiant et le signifié, parcequ'elle s'inscrit dans un système structural, est d'un autre ordre quela relation entre le simulacre et le symbolisé corporel. Le processuspsychique sous-jacent reste assurément celui décrit par MelanieKlein : chez l'enfant qui imite la voix articulée de sa mère, il s'agiten effet d'identification introjective. Mais ici, l'introjection porte surl'intérieur de la bouche de la mère, c'est-à-dire que la bouche del'enfant introjecte la bouche de la mère, ce qui rend possible à la bouchede devenir l'organe de la connaissance au moment où progressivement,avec la poussée des dents et le passage à l'alimentation solide, ellecesse d'être l'organe de la succion. Le plaisir de la tétée se trouve ainsitransféré au plaisir vocal de la maîtrise des signifiants. Un nouveau

plaisir s'ajoute : celui de la morsure agressive, à partir duquel se déve-

loppe une relation sado-masochiste à la mère.

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 815

Les modifications introduites dans l'organisation psychique nais-sante par la poussée des dents ont été depuis longtemps soulignéespar les psychanalystes. Mais le rapprochement n'a pas été suffisammentfait entre les deux conséquences de l'apparition des dents, qui sontla possibilité de mordre et aussi la possibilité de prononcer enfindistinctement les phonèmes, la langue restant désormais en retraitderrière des dents et la barrière dentaire facilitant les variationscontrôlées de l'écoulement sonore.

Les troubles de l'articulation (zézaiement, chlintement) et certaines

perturbations orthodontiques (pro-alvéolies : dents qui avancent sousla poussée répétée de la langue ; infra-alvéolies : dents qui n'ont pu,sous cette même pression, pousser complètement et qui laissent unebéance au milieu de la denture) proviennent de conflits oraux contem-

porains de cette phase ; on peut supposer que l'angoisse de castrationorale trop forte a bloqué partiellement le transfert du plaisir de lasuccion au plaisir de l'émission de la voix articulée ; d'où une fixationau plaisir de la succion, avec le maintien corrélatif pendant l'émissionsonore, d'une part de la position de la langue qui avance entre les dents ou

qui bute obstinément contre elles, d'autre part du mouvement de la déglu-tition infantile. On aurait là une illustration de la domination de l'auto-matisme de répétition sur le principe du plaisir-déplaisir proprement dit.

L'enfant qui parle mal manifeste de façon défensive sa castration,en témoignant de son impuissance à se servir de son « organe » aussibien que les adultes. Semblablement, quand le patient n'arrive pasà parler et que l'analyste parle à sa place, le patient l'entend comme lui

exprimant sa castration. D'une façon générale, le patient intègre l'inter-

prétation au niveau où il en est par rapport à la castration.Il se peut aussi que l'angoisse de castration de la période phallique

provoque après coup une régression aux conflits oraux antérieurs, avecréactivation du plaisir de la succion et du redoublement phonématiquequi, pour des raisons de myélinisation inachevée, est la règle chezl'enfant entre 8 et 12 mois (1). C'est ce qui se produit chez le bègue,dont les troubles de l'émission vocale et dont l'exigence avide à l'égardde l'entourage sont signe de conflits contemporains de la pousséedentaire (2).

(1) Le langage bébé, qui est un langage surtout parlé par les adultes, est construit sur leschéma du redoublement phonématique, mais limité aux consonnes que l'enfant est capable deprononcer. On pourrait en établir un tableau systématique ; par exemple papa, pépé, pipi,popo ; etc.

(2) Cf. A. ANZIEU, Sur quelques traits de la personnalité du bègue, Bull, psychol., 1968,21, n° 15-19, 1022-1028.

8l6 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

La situation psychanalytique, comme toute situation de déprivationsensorielle (jeûne, obscurité, solitude, silence, abstinence), provoqueune régression aux angoisses primitives et aussi aux plaisirs les plusanciens. Le plaisir de parler librement, le refus d'entendre les parolesde l'analyste en tant qu'articulées selon des règles marquent une

régression au plaisir de la lallation, lui-même fusionné avec le plaisirde la tétée. L'écoute compréhensive de l'interprétation requiert le

renoncement au double plaisir de la fusion avec la mère et de la toute-

puissance narcissique. Elle requiert également l'acceptation et l'obser-

vance de la double règle de l'analyse (règle d'abstinence de tout plaisir

corporel avec l'analyste et règle de lui dire le vécu corporel). Cette

écoute requiert enfin la découverte, par imitation identificatrice de

l'analyste, du code — analogue au système structuré des phonèmes —

qui préside aux transformations psychiques inconscientes.

L'acquisition de l'organisation phonématique a une conséquenceimmédiate, qui est du registre lexical : les premiers monèmes, d'abord

compris, peuvent être prononcés. Désormais, l'objet du désir peutêtre dit : papa, mamma, lolo, etc. Les premiers mots, en effet, désignentnon pas des choses, mais des corps familiers ou des parties du corpsou des objets en relation avec les désirs localisés imaginairement dans

ces parties du corps.

L'acquisition par l'enfant, au cours de la deuxième année, des

bases de l'organisation sémantique reproduit en la renforçant l'opération

que nous avons ci-dessus décrite et analysée quant à l'acquisition des

éléments de l'organisation phonématique.« Nous proposons de l'appeler la double articulation du plaisir,

désignant par là son articulation au corps en tant que signifié du plaisiret son articulation aux mots en tant que signifiants de celui-ci. La

fusion de la bouche et du sein, celle du corps enfantin dans le corpsmaternel — souvenirs du plaisir originel et buts que l'hallucination

vise à retrouver —, le sevrage les a éloignées à jamais : première castra-

tion que l'enfant peut croire irréparable. Cette fusion symbiotique et

fantasmique qu'il a perdue, il la retrouve, transposée au plan symbo-

lique, et par là même transformée avec l'échange des phrases entre

sa mère et lui » (D. Anzieu, ibid., p. 28).« Le plaisir de se comprendre soi-même en étant compris, voilà

qui répare la cassure de la séparation d'avec le corps de la mère »

(ibid., p. 29). L'enfant a fait depuis longtemps l'expérience que la

mère, si elle est présente, alors qu'il ne la voit pas, accourt quand il

l'appelle. Puis il a expérimenté qu'elle lui répondait vocalement sans

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 817

nécessairement venir. Maintenant il peut parler d'elle quand elle estabsente, en parler aux autres familiers ou en parler à mi-voix pourlui-même, et recréer ainsi sa présence, c'est-à-dire retrouver en lui,dans l'ébauche d'une parole intérieure, sa mère intériorisée commebon objet. C'est ce dont témoigne le jeu du Fort-Da décrit par Freud.L'absence n'est plus cette perte irréparable, où le tout-petit ne trouvait

que détresse et destruction. L'absence prend son sens comme un destermes d'une opposition pertinente — sémantique cette fois-ci et non

plus phonématique — dont l'autre terme est la présence. Cette maîtrise,par la symbolisation de l'absence ressentie comme perte, est consé-cutive à l'acquisition de la marche. L'enfant ne subit plus les absencesde la mère ; il peut s'éloigner d'elle. Mais il n'a pu marcher, c'est-à-dire

s'éloigner, qu'en étant assuré de garder le contact par le dialoguephonématique. L'organisation symbolique sémantique — la paroleverbale — « échappe à l'abolition par le temps, qui détruit au fur età mesure les instants du plaisir sensuel et qui voue ce dernier à unevaine et indéfinie répétition. Ce même plaisir du discours juste — oùcelui qui l'entend reconnaît sespenséeset ses émotions et voit son désirreconnu par celui qui lui parle — permet à l'enfant en grandissantd'échapper à sa mère en tant que premier objet d'amour... Dans lavie génitale ultérieure, le plaisir parlé, s'il précède et suit l'orgasme,ajoute à ce dernier une dimension de plénitude psychique qui enaccroît la jouissance » (ibid., p. 28-29). On sait l'insistance mise parles structuralistes sur l'intemporalité des structures, leur indépendancepar rapport à l'événement, à l'histoire dont elles constitueraient parailleurs le sens. Le point de vue structuraliste traduit la position del'enfant vers quinze mois, quand l'appropriation de la structure séman-

tique, qu'il commence à comprendre sans encore s'en servir dans son

expression verbale, l'introduit à un univers mental dont la stabilitéle protège, avant le stade du miroir, des fantasmes de morcellement etde destruction et qui rend les désirs communicables aux autres dansla réciprocité. L'identification jointe à la symbolisation est le moyen de

préserver la permanence de l'objet à travers les va-et-vient de sesabsences.

Dans un ouvrage récent sur la Psychologiede Platon (P.U.F., 1968),Y. Brès, commentant le Banquet et le Phèdre, exprime une idée analogueen des termes philosophiques. Il montre que, pour Platon, l'amour ne« sert » à rien d'autre qu'à faire des discours : il apprend à parler et àraisonner. « Si l'amour est, comme le dit Aristophane, conscience de la

privation d'une autre moitié, l'univers du discours est la réalisation de

8l8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

cette autre moitié de soi-même. » Le Logos est le point d'aboutissement

de l'Eros.

Notre propos risque de donner au lecteur l'impression que nous

prenons en considération seulement les avatars de la libido et que nous

négligeons dans notre exposé de la problématique orale le rôle de la

pulsion de mort. Outre que le rôle a été fort bien mis en lumière parles travaux de Melanie Klein (certains disent même qu'elle l'a accentué

avec excès), nous rappelons que notre but est, non pas de retracer le

plus exhaustivement possible la genèse de l'appareil psychique, mais

de chercher, dans cette genèse et dans les processus et les structures

qui s'y mettent en place, les fondements de possibilité et de nécessité

de l'interprétation dans la cure psychanalytique. Les fondements sont

à trouver, selon notre hypothèse, dans l'évolution de la relation libidinale

entre la mère et l'enfant. La pulsion de mort, pour reprendre l'expres-sion de Freud, est muette. La conquête de la voix articulée, puis dela parole verbale est un succès d'Eros sur Thanatos. Les troubles

graves du langage, et plus évidemment encore le mutisme psychogène,sont liés aux positions persécutive ou dépressive, c'est-à-dire à l'angoissed'être détruit par l'objet haï ou d'avoir détruit l'objet aimé.

Un dernier point est ici nécessaire pour compléter ces éléments

d'une théorie de l'interprétation. L'inconscient ne possède pas la

négation ; ni le langage préverbal des simulacres corporels, ni l'échangevocal mélodique ne la possèdent non plus. Elle est propre à la structure

sémantique. Spitz a constaté que l'acquisition du non s'effectue vers

15 mois, quand l'enfant marche, qu'il fait encourir à lui-même et aux

objets des dangers, et que la mère multiplie, par le geste associé à la

voix, les interdictions. Spitz a photographié la réaction de stupeur triste

qui se lit sur le visage de l'enfant à ce moment. Il ne s'agit plus de

privation, mais de frustration : l'objet du désir est présent mais défendu.

Selon Spitz, l'enfant entre dans le langage et dans les processussecondaires quand il a acquis la possibilité d'utiliser lui-même le non

comme premier symbole sémantique ; cette acquisition repose sur

l'identification à l'agresseur. La parole verbale surmonte, par sa struc-

ture même, le clivage précoce du bon et du mauvais objet. Parler c'est

à la fois, dire le désir et l'interdire. D'où, dans la cure analytique,, la

place et le rôle de la règle d'abstinence. D'où, en opposition à l'inter-

prétation entendue ou quêtée par le patient comme un plaisir renvoyantà l'amour, l'interprétation reçue par lui comme un non opposé à ses

illusions, à ses demandes, à ses fausses interprétations.Un examen plus complet de la genèse des rapports entre le dire

ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 819

et le vécu et de leurs incidences sur l'interprétation comporterait

plusieurs autres études psychanalytiques, celle du passage de la séman-

tique à la syntaxe pendant la troisième année, celle des acquisitions

plus tardives : le style et les figures de rhétorique, l'écriture, etc.

Nous n'en sommes pas au point de pouvoir faire état, sur ces

questions, de travaux existants ou de réflexions personnelles suffisam-

ment avancés. Mieux vaut donc nous arrêter. De toute façon, les

théories ne réduisent jamais complètement la réalité; le formulé

n'épuise jamais le vécu ; le symbole ne remplace pas la vie, même s'il

permet un nouveau type d'appropriation du corps de la mère ; et on

n'arrêterait jamais une cure psychanalytique si, pour le faire, il fallait

être sûr qu'il n'y ait plus d'interprétation à trouver. La même raison

qui fait que les langues évoluent fait aussi que le processus psychana-lytique est interminable, ou mieux, infini. Néanmoins, en actualisant

les structures de la langue, la parole essaie de totaliser l'expérience queles hommes ont du monde et d'eux-mêmes. Aux yeux du psychanalyste,le discours a même pour référent premier l'inconscient. Les hommes

comprennent en rapportant leur expériences des choses à leur vécu

corporel fantasmatique, mais ensuite ils croient que leur expérience des

choses provient uniquement des choses. Interpréter en psychanalyse,c'est rapporter l'expérience des vécus corporels fantasmatiques à

d'autres vécus corporels fantasmatiques, en rendant claires certaines

parties du code régissant les processus par lesquels ces vécus se

combinent — code universel aux combinaisons indéfinies, aux innom-

brables variantes singulières, code dont la saisie totale sera toujours

impossible à un seul.Didier ANZIEU.

INTERVENTIONSSUR LES ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE

DE L'INTERPRÉTATION

Rapport DIDIER ANZIEU

S. NACHT

Didier Anzieu a raison de nous dire que la théorie de l'interprétation n'a

guère été faite par les psychanalystes, qui en ont jusqu'ici laissé le soin aux

philosophes. Le livre très important de Ricoeur, qu'il cite : De l'interprétation.Essai sur Freud, est plus qu'intéressant, mais demeure justement pour nousl'oeuvre d'un philosophe. Il y manque cette « expérience vécue d'analyste »dont parle Anzieu, que rien ne peut remplacer. Nous remercions donc Anzieud'avoir fait oeuvre nouvelle, avec intelligence et compétence.

Il prend nettement position sur l'importance accordée à l'interprétationdans le traitement psychanalytique et affirme sans ambiguïté : « Il n'y a pasde psychanalyse sans interprétation », et ailleurs : « Pour nous l'interprétationouvre et clôt la névrose de transfert. » Voilà qui est clair, et je ne doute pasque nous soyons tous d'accord avec lui là-dessus. On se demande mêmecomment ceux pour qui l'interprétation est tombée dans un «véritable discrédit »,comme nous le dit Anzieu, ont pu mener à bien un traitement psychanalytique,ou seulement le commencer...

Il est vrai que les surprises ne manquent pas lorsqu'on parcourt la littérature

psychanalytique. L'enquête menée par Glover auprès d'un nombre considé-rable de psychanalystes — enquête dont il rend compte dans le livre cité parAnzieu, intitulé : Technique de la psychanalyse — nous livre quelques opinionsdont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont... étonnantes ! Par exemple,peu d'analystes reconnaissent que l'hostilité transférentielle ou contre-transfé-rentielle constitue une difficulté d'importance dans le traitement des anxieux.

Je me limite à cet unique exemple, il y en aurait trop !Mais revenons à l'interprétation, qui, pour être « bonne », le remarque

Anzieu, doit être « exacte, opportune, mesurée, dense, claire, concise... ».

Je m'arrête à ce terme : «concise » pour constater que cette qualité, qui m'appa-raît comme nécessaire, n'emporte pas toujours l'adhésion des psychanalystes.Beaucoup d'entre eux préfèrent — et donnent — des interprétations longues,bien « étoffées » destinées à mener le malade à penser davantage, à réfléchir,à examiner. Ainsi le malade prend tout doucement le chemin du débat rationnel,intellectuel, qui le maintient sur le plan des mots, et non des choses. Carc'est bien là que réside l'une des difficultés majeures de l'interprétation : le

patient nous livre un matériel dont la signification profonde se situe dans

l'inconscient, c'est-à-dire dans l'irrationnel, et nous essayons de lui traduire

822 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

ce sens en termes rationnels. Je dis « traduire », car c'est bien une traduction

que nous tentons de faire : celle du langage de l'inconscient en termes duconscient. Or, nous savons bien, pour reprendre un lieu commun, que traduireest toujours un peu trahir, puisque celui qui traduit ne peut faire autrement quemettre en oeuvre non seulement son savoir, mais aussi sa personnalité, sonaffectivité propres avec leur éclairage particulier. Ainsi s'opère un certain

glissement de l'un à l'autre, glissement impossible à éviter. L'interprétationporte donc en elle-même le germe d'une contradiction : elle a pour but d'aiderle patient à réussir une « prise de conscience » salutaire, mais sa formulation

peut parfois, au contraire, permettre à celui-ci d'escamoter le sens profondde certaines pulsions inconscientes, lesquelles fuient la lumière des projecteurs.

Le grand problème, c'est que le patient parvienne à faire sienne une inter-prétation qui est nôtre. Comme entre lui et nous il y a toujours ce prismedéformant du transfert, ce qu'il reçoit de nous, ayant passé par ce prisme, n'est

plus exactement ce que nous avons voulu ou cru lui communiquer. C'est

pourquoi j'ai souvent indiqué l'importance que j'attache quant à moi au climatdans lequel est donnée une interprétation : si ce climat est « bon » — fait deconfiance et de réceptivité de la part du patient, d'ouverture et de sympathieprofonde de la part du thérapeute, allant de pair avec une authentique tran-

quillité intérieure, une interprétation moyenne, dépourvue de brio ou de grandséclairs intuitifs, peut cependant porter d'excellents fruits. Par contre, la tension,la méfiance, la lutte sourde du transfert et du contre-transfert réduisent ànéant la plus savante interprétation. Bref, tout se passe comme si le contenulittéral d'une interprétation passait par une sorte d'alchimie, variable selon leclimat dans lequel elle est donnée.

Ici, je me sépare — avec regret — d'Anzieu. Il nous dit que l'interprétation« majore l'angoisse chez le patient », et que cette montée de l'angoisse « poussele patient vers la prise de conscience ». Anzieu nous donne ce fait comme étantconfirmé par son expérience d'analyste. Il ajoute même que ce processus " estaussi à l'oeuvre en nous : la montée de l'angoisse chez le psychanalyste est encorrélation avec la montée de l'angoisse chez le patient ». Mieux encore : lesfantasmes inconscients du patient réveillent dans le préconscient de l'analyste« sa psychopathologie personnelle ». La conclusion de ce passage est que c'est

précisément cette montée d'angoisse... (je cite Anzieu) « qui engage le psycha-nalyste dans un travail intérieur susceptible d'aboutir à l'interprétation correcte

qui lui a jusqu'ici échappé... ».Si authentique que soit l'expérience de tel ou tel d'entre nous, il est rare

que l'expérience d'un autre, tout aussi authentique, ne vienne la contredire.La mienne aboutit à des conclusions très différentes de celles d'Anzieu. Je n'ai

jamais vu la montée de l'angoisse pousser le patient vers une prise de conscience,je l'ai vue souvent l'en détourner immédiatement. Quant à l'angoisse conco-mitante du psychanalyste, et à sa plongée involontaire dans sa psychopatho-logie personnelle, je les crois pour ma part néfastes au patient, qui les perçoitfatalement, et à l'interprétation elle-même qui ne peut qu'en être affectée,voire déformée. Certes, comme le dit Anzieu, l'interprétation résulte, chez le

psychanalyste, d'abord du travail inconscient. Mais si cet inconscient n'était

pas envahi par une «angoisse montante », il me semble que la justesse de l'inter-

prétation, et sa portée immédiate, auraient tout à y gagner. Je ne prétends pas

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 823

qu'un psychanalyste doive toujours voguer, imperturbable, sur la mer de laSérénité — nous savons qu'elle n'existe que sur la Lune — mais, enfin, s'il estune chose à l'abri de laquelle devrait se trouver un psychanalyste, il me semble

que c'est d'abord l'angoisse, quand ce ne serait que parce que son pouvoir de

contagion est très grand, et presque instantané. Cette communication d'incons-cient à inconscient, qui s'établit souvent dans la situation analytique, me paraitrendre d'autant plus dangereuse l'angoisse de l'analyste. Car si ce dernier est,en principe — ou devrait être — bien armé contre l'angoisse projetée par le

patient, il n'en est pas de même dans le sens contraire, où toute angoisseperçue par le patient décuple la sienne propre et le fait partir à la dérive.

Anzieu nous rappelle très justement que le transfert sur le psychanalysten'est pas seulement un transfert des images parentales, mais « d'une demandeinfinie d'aide, de soins et d'amour ». Il ajoute : « Dans une telle situation, l'inter-

prétation est pour le patient d'abord une voix entendue, avant d'être parolesignifiante. » Observation combien juste ! Mais cette voix entendue, répondantà une telle demande d'aide et d'amour, ne se doit-elle pas d'être une voix quirassure, une voix qui diffuse la paix, la stabilité et où le patient ne décèle juste-ment nulle résonance d'angoisse ?

Finalement, l'effet de résonance qu'a l'interprétation dans le psychisme du

patient me parait revêtir une grande importance dans le processus de la cure.« Le travail de résonance, nous dit Anzieu, relève chez le psychanalyste, plusde la création artistique que de la rigueur et de l'exactitude scientifique. »

Je veux bien, mais ce n'est peut-être ni la rigueur ni l'exactitude scientifiquequi ont le plus d'efficacité lorsqu'il s'agit de faire affleurer à la conscience ce

que la sensibilité du patient a enfoui si profondément pour ne pas avoir à ensouffrir.

Il m'a semblé quant à moi, au cours d'une expérience déjà longue, que cettecommunication non verbale qui s'établit entre thérapeute et patient au coursd'un traitement, et qui peut être si fructueuse, devenait d'autant plus fine,exacte, véridique qu'on lui permettait de prendre des forces durant des momentsde silence profond. Mais justement, pour que ce silence soit bénéfique, ilfaut à mon sens qu'il ne suscite ni nervosité, ni malaise (si discret soit-il),ni angoisse d'aucune sorte chez le psychanalyste. Il faut d'abord que ce dernier

l'accepte et renonce à y voir inévitablement une " résistance au traitement ».Il y a sans doute des silences qui sont résistance, et il y en a d'autres, de qualitédifférente, qui ne le sont pas — qui sont même le contraire : aide précieuseau traitement, identification presque fusionnelle avec le psychanalyste, dispo-nibilité paisible qui permettra tout à l'heure d'accueillir l'interprétationdonnée comme un apport bénéfique, de l'accepter, de l'assimiler, de l'intégrerenfin en la faisant sienne. C'est à ce niveau-là que se situe la possibilité d'une« Conaturalité entre la connaissance et le connu » dont parle Anzieu commed'un " vieux postulat du réalisme intellectuel » cher à Freud. J'en demande

pardon à Freud et à Anzieu, mais ce vieux postulat du réalisme intellectuelest aussi un postulat du mysticisme de tous les temps, bien éloigné pourtantde nos spéculations actuelles.

Fermons cette parenthèse pour revenir à l'interprétation, car il est bienentendu que patient et psychanalyste ne vont pas s'attarder outre mesure danscette zone de silence où règne, cependant, une paix ressentie souvent par le

824 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

malade comme félicité. (Plusieurs d'entre eux l'expriment d'ailleurs nettement.)Le psychanalyste doit veiller ici à ne pas lâcher la bride à un imaginaire quipourrait devenir dangereux pour le patient. Une certaine densité paisible dusilence l'avertit que le patient a peut-être pénétré dans ce que d'autres avant moiont appelé la « zone non conflictuelle du psychisme ». C'est dans cette partiedu psychisme située, si l'on peut dire, au delà de la zone conflictuelle, queHartmann, Kris et Loewenstein ont situé ce qu'ils ont appelé le « Moi auto-nome ». Ce n'est pas ici le lieu de nous étendre sur cette théorie qui leur est

chère, que j'ai d'abord rejetée, mais dont justement l'expérience m'a apprisle bien-fondé. Je dirai seulement que cette zone non conflictuelle qui échappepar sa définition même au tumulte des conflits, recèle comme un noyau centralde paix profonde, de stabilité, de silence. Certes, le malade ne peut d'abord

que l'entrevoir, ou ne s'y arrêter que furtivement. Mais elle lui permet de

comprendre — ou, mieux, de sentir — qu'il n'est pas seulement un enclos oùs'affrontent tant de douloureux conflits. Il peut, si on l'y aide, éprouver quecette « autre chose », où il a puisé de façon fugitive une sorte de félicité tran-

quille, c'est lui, aussi. Loin de n'être pour lui que rêverie ou voyage imaginaire,ce « lieu » de son psychisme peut devenir une terre plus riche où s'opère uneréactivation et en même temps une transformation de ses énergies pulsionnelles,ce qui lui permet de mieux assumer ses conflits, de prendre vis-à-vis d'euxune distance salutaire. Il a fait un pas vers la désaliénation, pour reprendreun terme dont on use beaucoup aujourd'hui — plus simplement disons qu'il aamorcé une libération intérieure qui peut devenir durable.

La répétition de cette expérience vécue dans la relation analytique peutamener le sujet à chercher — et à trouver — ce « goût » nouveau en dehorsde l'analyse, à établir volontairement un contact avec cette part paisible et

permanente qu'il porte en lui. La distance prise, passagèrement encore, vis-à-vis de ses conflits, n'élimine certes pas la souffrance : du moins lui retire-t-ellesa valeur d'absolu. C'est alors qu'une interprétation, juste et concise, peutavoir une portée très grande.

Une prise de conscience met toujours en lumière une tendance ignorée,et le patient, en même temps qu'il en prend conscience, voit aussi qu'il estfait d'une mosaïque de tendances différentes, souvent contradictoires. Il

comprend que c'est parce qu'il est ainsi divisé contre lui-même qu'il est un« animal malade » — ainsi que l'écrivait Nietzsche —, et qu'il ne peut trouverla paix. Comment n'éprouverait-il pas alors, quand il est repris par le tumultedes conflits, qu'il est non seulement comme séparé de lui-même, mais ausside tous les autres ?

Je schématise volontairement afin de ne pas être trop long et de tenterd'être clair, mais je dirai que pour moi la « zone conflictuelle » est celle de la

séparation — celle où le cloisonnement des diverses tendances inconscientes

empêche en quelque sorte « le courant de passer ». Par opposition, la « zonenon conflictuelle » serait celle où l'homme se trouve enfin, et trouve aussi les

autres, dont il ne se sent plus séparé. Or, ce besoin de se trouver, et de trouverles autres, tous les autres, n'est-il pas devenu l'un des besoins les plus poignantsde notre temps ?

Ces quelques détours, qui semblent vagabonder loin du sujet qui nous

occupe, s'en écartent pourtant moins qu'il n'y parait. Car nous voilà revenus

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 825

à l'interprétation psychanalytique et à sa fonction, qui est d'aider l'individudans son processus de maturation et de libération. Or, lorsqu'elle ne fait passa large part à la communication non verbale qui ne s'épanouit que dans unecertaine qualité de silence, elle risque non seulement d'entraîner le psychanalysteet le patient dans ces « joutes » ou ces « parties d'échecs » dont parle Anzieu et

auxquelles ils peuvent prendre goût, l'un et l'autre, plus que de raison — maissurtout de maintenir l'attention du patient sur ses conflits plus qu'il n'est

nécessaire, en les analysant, les commentant, les remettant sur le métierencore et encore.

Laisser en cours de traitement (et surtout au début) le patient s'installerau niveau du rationnel, de la « parole signifiante », c'est l'inciter à persévérerdans une attitude de défense qu'il a toujours pratiquée avant l'analyse et qui lepousse à éviter d'aborder (donc à plus forte raison de résoudre) ses conflitsinconscients. La «raison raisonnante », si elle ne pousse pas de racines profondesdans le riche humus de l'irrationnel, du non-formulé et non-formulable, peutdevenir piège pour le patient comme pour le psychanalyste. S'il y a parmivous des militants du rationalisme, qu'ils me pardonnent cette hérésie. Jem'abriterai derrière ce qu'Anzieu dit à propos de Freud : « La raison est unterme qui ne se rencontre pas sous sa plume dans ses écrits théoriques. » EtAnzieu dit ailleurs : « Les théories ne réduisent jamais complètement la réalité »,« Le formulé n'épuise jamais le vécu » — terrain où je le suis d'autant plusaisément que je donne volontiers, pour ma part, le pas à l'intuition sur la

raison, en ce qu'elle « fournit une compréhension directe d'autrui qui n'a pasbesoin de passer par le détour du parlé et de l'entendu ». C'est sur cette citationd'Anzieu que je terminerai ma propre intervention...

BIBLIOGRAPHIE

GLOVER, The technique of psycho-analysis, London, Baillière, 1955.HARTMANN (Heinz), KRIS (Ernest) et LOEWENSTEIN (Rudolph M.), Papers

on psychoanalytic psychology, Psychological issues, Vol. IV, n° 2, Mono-graph 14, New York, International Universities Press, Inc. 1964, 206 p.

NACHT (S.), La relation non verbale dans le traitement psychanalytique,Revue française de psychanalyse, t. XXVII, 1963, n° 6 ; Le silence facteurd'intégration, Revue française de psychanalyse, t. XXIX, 1965, n° 2-3 ;Rôle du Moi autonome dans l'épanouissement de l'être humain, Revuefrançaise de psychanalyse, t. XXXI, 1967, n° 3 ; L'automatisme de répé-tition, Colloque organisé par la Société psychanalytique de Paris, des 25,26 et 27 juin 1969 (Revue française de psychanalyse, t. XXXIV, 1970, n° 3).

RlCOEUR(Paul), De l'interprétation. Essai sur Freud, Editions du Seuil, 1965.

YVES DALIBARD

INTERPRÉTATION SUR LE RAPPORT D'ANZIEU

Dans ce Congrès le rapport sur « l'interprétation » est suivi d'un rapportsur «

l'affect » comme s'il ne pouvait pas exister d'interprétation sans affect.C'est en tout cas bien le sens du rapport d'Anzieu qui montre que son « inter-prétation » part bien d'un lieu corporel, en tout cas sûrement du coeur...

Quand il fait largement allusion comme fondement de l'interprétation auxrelations de la mère à l'enfant et aux gazouillis inlassablement entendus, jecrois comprendre qu'il nous montre que l'analyse non seulement n'est frus-tration que jusqu'à un certain point, mais qu'elle est même séduction. L'analyseest en partie reprise de la séduction maternelle qui « entend tout » ce qui per-mettra ultérieurement le déroulement indéfini des fantasmes.

Mais dans cet OEdipe reconstitué il me semble que le père est la théorieelle-même, absente et présente à la fois en tout cas en tiers et qui existe detoute façon quels que soient les mots employés (on est le Père d'une théorie,son créateur, ce qui met l'interprète même au sens musical sous un autreregistre sémantique).

On pourrait peut-être dire à la limite que les analystes peuvent interprétertant que la théorie est vivante et présente en quelque lieu que ce soit.

Est-ce à dire que l'analyste est complètement identifié à la Mère ? Non —mais il y a probablement de cela... et le besoin de théoriser, mais aussi de gou-verner, de faire fonctionner les sociétés ou les congrès !... témoignent bien d'unbesoin d'activités probablement en réponse à cette passivité, à cette castration(ou à ce que Anzieu appelle blessure narcissique). Encore que ce soit uneaffaire de tempérament et que chaque analyste aménage son OEdipe à sa façon.

JACQUELINE ROUSSEAU-DUJARDIN

Ces quelques réflexions sont nées de la rencontre de deux préoccupationssituées dans des registres différents : l'une rejoint la problématique de l'être

analytique : où, quand, est-on analyste ? Cette question même a-t-elle un sens ?L'autre retrouve une interrogation du « faire » analytique : si l'on admet quele processus analytique n'a pas de limite dans le temps en tout cas (ce n'est

pas ici ce que je veux démontrer), étant admis donc que l'interprétation desautres et de nous-mêmes, une fois découvert son mouvement, continue à

circuler, que pouvons-nous, de nous-mêmes et des autres, y soumettre ?Qu'est-ce qui lui échappe ? Ce sont là deux questions qui, bien évidemment,se recouvrent souvent. Mais nous entendons souvent la première en dehorsdu champ analytique alors que la seconde vient du divan ou du fauteuil.On voit l'étendue du problème posé ; on voit aussi, et moi la première, que jene le résoudrai pas. Mais, dans la mesure où il me semble à l'heure actuelle

plus brûlant — en ce qu'il concerne la place de l'être analyste dans la sociétéen général, et dans la société analytique en particulier — et plus précis àmes yeux, dans la mesure où ma propre question concernant le " faire » ana-

lytique se trouve maintenant reprise dans les cures de mes patients, je voudrais

essayer de le mieux poser.Je ne pense pas qu'on puisse le faire sans recourir à quelques considérations

sur la mort et l'angoisse de mort d'une part, la castration et l'angoisse decastration d'autre part. Remarquons d'emblée la dissymétrie de ces deuxtermes : d'un côté la mort qui se réalise toujours et l'angoisse qu'elle semble

provoquer, de l'autre la castration qui n'est pour ainsi dire jamais réalisée et

l'angoisse qui lui est attachée. (Naturellement il faut pour admettre cetteformulation tenir pour castration la suppression réelle des organes génitauxmasculins ou féminins, ce qui oblige à une position de départ non interpré-tative, sans déguisement symbolique.) Le travail analytique, sa raison d'êtreet son résultat c'est, apparemment, l'alignement du premier terme sur lesecond : en ce sens l'on peut dire que l'angoisse de mort n'est que le masquede l'angoisse de castration. C'est une thèse classique et souvent reprise et ilest vrai qu'elle desssine parfaitement la direction du trajet analytique : à savoircelui selon lequel le sujet, convaincu d'une juste angoisse (puisqu'elle est liéeà la mort arbitraire qui le frappe), s'aperçoit peu à peu qu'il ne s'agit là que d'un

déguisement de la peur liée à la menace qui plane sur son désir de réaliser sonamour oedipien et, par extension, sur la sexualité ; ce qui l'empêche de vivre,ça n'est pas que, limitée par une mort qui ne dépendrait pas de lui, sa vie n'estalors que dérision, mais que cette dévalorisation de sa vie à ses propres yeuxest le moyen de conserver les interdits liés à la prohibition de l'inceste. Ceci

apparaît à l'évidence lors de l'utilisation des mécanismes de défense obsession-nels dans la mesure où le voeu de mort dirigé vers l'autre se double immédiate-

ment, dans l'esclavage de l'obsession et de la conjuration, d'une mise en périlde soi-même. C'est dans ces cas qu'une impossible vie, minée par les rites

d'évitement, se déroule dans l'attente d'une mort détestée d'autant plus qu'ellesignifie une perpétuation de la vie des autres ; perspective insoutenable puis-qu'elle ramène à la scène primitive devant laquelle est érigé le mur de l'angoissede mort. Moins spectaculairement chez d'autres patients, il n'est pas de cure

qui se déroule sans qu'à un moment ou à un autre, cette insupportable inca-

828 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

pacité à maîtriser la mort ne dévoile notre incapacité à maîtriser la vie, c'est-à-dire notre propre naissance ; il y a une chose à quoi nous ne saurions nous

résigner : être né du plaisir de nos parents, sans notre consentement. L'analyses'achève, ou, si l'on veut, est assurée de se poursuivre lorsqu'est établie lanécessité d'assumer la scène primitive en tant que génératrice et en tant queplaisir des parents (peu importe si, en réalité, le plaisir a manqué). Ce qui le

permet, c'est, centré sur la sexualité et le complexe d'OEdipe, le travail de

désignation du désir dans le voeu oedipien, son barrage par la prohibition del'inceste que scelle l'angoisse de castration. Mais celle-ci est trop proche du

sexe, trop révélatrice du conflit oedipien pour être reconnue d'emblée ; mieuxvaut la déguiser, la dissoudre et l'étendre dans l'idée de la mort qui, peut-être,berce autant qu'elle fait peur. C'est, me semble-t-il, la découverte géniale del'homme de science que pensait être Freud d'avoir montré ce qui tirait lesficelles de cette dramatique de la vie et de la mort que nous jouons, que nousnous jouons les uns aux autres. D'avoir révélé que l'effroi que nous inspire lafin, nous le tirons de la vie elle-même. Les images, les symboles qu'apportentles analysants sont assez clairs pour que nous puissions les lire en ce sens.Aussi longtemps qu'ainsi nous procédons, nous sommes psychanalystes, nous

interprétons ; nous saisissons aussi, même si parfois nous n'y pouvons rien,que la mort peut être un symptôme. En somme, nous la remettons à sa place.En ce sens, il me semble que l'on peut parler d'un optimisme de la théorie etde la pratique freudiennes.

Mais peut-on s'arrêter là ? Peut-on ne pas voir que ce travail une fois

entrepris — je ne dis pas achevé puisqu'il demande à être poursuivi indéfini-ment — la mort a toujours sa place, a-symptomatique, a-symbolisable, inscriteelle aussi dans tous les moments de notre vie dont chaque heure est en même

temps raccourcissement, dont chaque instant est, certes, plein d'une signifi-cation que nous pouvons saisir dans la clarté du complexe d'OEdipe et de sesinterdictions mais porteur aussi d'un sens en quelque sorte vectoriel qui nous

porte au terme de notre segment vital. C'est cela finalement qu'il s'agit d'accep-ter par l'analyse, après avoir reconnu la scène primitive, cela qui est renoncementà la toute-puissance en même temps que révélation que nous ne sommes paschâtrés ; cela qui est l'au-delà de l'interprétation, cela que Freud refused'affronter par des spéculations philosophiques, mais à quoi il répond par la

pulsion de mort. Il me semble qu'on ne trahit point la pensée de Freud lors-

qu'on définit ainsi un champ pulsionnel, du ressort de la métapsychologie, quidéborde le champ de l'interprétation. Je crois que l'on comprend mieux enmême temps la non-représentation de la mort dans l'Inconscient ; étant entendu

que les images de la mort, nées dans l'angoisse et qui dérivent, comme je l'ai

dit, de celles de la castration, sont, en fait, liées à l'événement qui donnera lamort plus qu'à l'état de mort lui-même. Ce qui est peut-être plus difficile à

saisir, c'est que la mort, dans ce registre, n'est que le signe le plus exemplairede l'inéluctable, inéluctable que l'on retrouve, en deçà d'elle et dans la vie,sous différentes formes : le donné biologique bien sûr (on sait la fidélité deFreud sur ce point) ; le donné historique ou social ; les rejaillissements surnous des mouvements des autres, tout cela sur quoi l'interprétation n'a qu'uneprise partielle. Cet inéluctable, tout autant que le symbolique pleinement atteint

par l'interprétation, nous engage dans l'acte ; acte nécessaire quoique nous en

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 829

ayons, manifestation de vie et facteur d'usure, héritier de la décharge motrice,à partir de laquelle se démarque, historiquement, ouvrant la voie à la pensée,par son échec même, la réalisation hallucinatoire du désir, mais qui conservera

sa place depuis notre premier battement de coeur jusqu'à ce que ce coeur,cessant de battre, nous prive du même coup des ressources de l'interprétation.Ainsi pourrons-nous voir dans l'acte se projeter les éclairages, croisés autant

qu'on voudra, des significations rapportées à la structure oedipienne. Ainsi

contiendra-t-il, en outre, une part d'inaccessible à l'interprétation. Ceci, soit

dit en passant, réduit à une question de degré la définition de l'acting in ou out :actes plus ou moins signifiants que d'autres dans l'analyse mais qui, au plusprès du transfert, possèdent encore deux versants dont l'un ne nous est pasabordable.

La question de l'inanalysable a été plus d'une fois posée, d'une façonou d'une autre : on le situe parfois au plus profond de l'organisation topique,ailleurs au temps le plus reculé de l'histoire individuelle vécue ; certains l'ontrencontré et désigné sous le nom de reste ; d'autres le rejettent au delà d'une

ligne de clivage ; il me parait plus saisissable comme dérivé de la pulsion de

mort, repérable autant dans la synchronie que dans la diachronie.Le caractère mythique de l'analyse pure tout aussi bien qu'entière est du

même coup mis en lumière. L'analyse des analystes n'a pas sur ce point destatut particulier; nous ne saurions nous étonner dès lors d'y retrouver ledouble versant, sous la forme d'un affrontement entre la visée analytique,d'une part, l'intervention de la société analytique d'autre part, affrontementdont les modes de compréhension et les essais de solution rythment l'histoiredes institutions analytiques.

A partir de cette même notion, on peut peut-être voir s'ébaucher les réponsesà des questions qui sont autant de leitmotive dans notre réflexion et notreexistence d'analystes, questions que je posais en commençant et que je refor-mulerai ainsi : que nous est-il donné d'interpréter ? Je suggérerai : toutes

choses, mais en sachant que nous n'en épuiserons aucune et que, de surcroît,seule la situation analytique telle qu'elle est définie dans la cure donne à l'inter-

prétation son effet (qui, bien entendu, ne coïncide pas avec le guérir mais quiest autre chose et plus que le comprendre). Le psychanalyste prend-il le mondeentier pour patient, sous l'aspect par exemple des faits historiques ou sociaux,comme on l'a parfois et récemment tenté, il ne peut qu'exercer une réduction

qui, par un effet de boomerang, se retourne contre la psychanalyse, apparaissantalors trop « petite », trop pauvre pour rendre compte de la totalité du fait en

question, contre l'analyste lui-même, aveugle dès qu'il ne s'en tient plus aux

règles de son exercice et donne dans le fantasme de toute-puissance.Prétendons-nous recourir exclusivement à l'interprétation pour régler les

problèmes des analystes entre eux, et même si nous le faisons chacun pour soiselon le cheminement en nous du processus analytique, nous méconnaissonsl'autre versant qui revient par le biais de ce qu'on appelle faussement le réalismeet plus justement la politique (politique de la société d'analyse, s'entend).Ainsi apparaît, devant des actes posés, comme tout acte, dans le double registreque j'ai essayé de définir, l'insuffisance du renvoi à une analyse personnelle,renvoi proposé comme le nec plus ultra de l'attitude analytique et qui n'est

qu'un exemple de la collusion souvent dénoncée entre savoir et pouvoir.

REV. FR. PSYCHANAL. 53

830 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Finalement, ce qu'on appelle l'engagement de l'analyste peut peut-êtrelui aussi s'envisager sous un jour nouveau selon la perspective que je voudrais

tracer : le psychanalyste, il le sait bien, est atteint par l'acte et qui plus est, il

en vit. Doit-il alors, retombant dans un système proche d'une morale qui,suivant les cas, oscille entre Epictète et Epicure, tracer en lui une nécessaire

parenthèse de l'acte, ce qu'il semble faire, soit à regret, soit selon une sélection,

guidée, dit-on par l'analyse du masochisme, et qui débouche tout droit sur

les plus plates manifestations de l'adaptativité ? Ne peut-il, au contraire,

prendre en considération les deux faces de lui-même, sans isoler l'une de

l'autre, sachant que, vis-à-vis de son patient, par exemple, l'interprétation,venant cette fois de l'autre dans la séance, redonnera, quoi qu'il fasse, matière à

un déchiffrage possible là où il croyait avoir introduit malencontreusement

du «réel ». Je sais qu'il y aurait beaucoup à dire sur l'importance et les modalités

de préservation du transfert ; je ne peux m'attarder ici longuement sur ce point,mais je pense qu'on n'y contribue pas lorsque, doutant du pouvoir de l'inter-

prétation dans la cure, on en force, en quelque sorte, le talent à l'extérieur.

J'espère ne pas retomber ici dans un dualisme hérité, mi de la vieille

séparation médicale du biologique et du psychique, mi de l'opposition philo-

sophique entre libre arbitre et déterminisme. Le modèle de compréhension

que je propose est assorti, bien sûr, d'un dynamisme constant de l'un à l'autre

versant qui exclut aussi bien la résignation à une part d'inentamable, envahis-

sante dès que l'on consent à n'y plus toucher, que l'assurance, tenant lieu de

solution, dans une analyse à visée totalisante. Ce n'est pas là, me semble-t-il,convention verbale mais bien référence aux notions de l'économie psychique

que nous enseigne la métapsychologie, économie régie par le jeu conjuguédes pulsions de vie et de mort.

J'aimerais condenser ce que je viens de dire en reprenant une formule

utilisée par O. Mannoni et qui a justement fait fortune : « Je sais bien mais

quand même... », mais en en retournant en quelque sorte le sens : à savoir qu'aulieu de partir de la réalité pour aboutir à son déguisement, on prend connais-

sance de toute l'interprétation possible pour apercevoir « l'autre versant ».

Voilà qui risque de choquer : n'est-ce pas mettre l'interprétation en danger ?

Cette phrase n'est-elle pas le type même de ce que répondent les patientsrétifs à nos interventions ? N'est-elle pas le lieu de refuge exemplaire des

résistances que nous avons éprouvées et que nous éprouvons encore pour notre

propre compte ? En effet, elle est assurément cela, elle l'est même plus habi-

tuellement dans notre exercice quotidien. Mais elle peut être aussi constatationde la puissance de l'interprétation et renoncement à sa toute-puissance. Il

est vrai qu'elle ne peut s'entendre ainsi que si l'on fait en sorte de « bien savoir »

et, partant, de bien chercher. Autrement dit, que si l'on aperçoit la poursuite,le redoublement possibles à l'infini des significations du registre psychanalytique,

qui ne s'épuisent jamais mais qui n'épuisent jamais non plus une totalité à

laquelle elles restent asymptotiques.Le propre de l'analyste est certes de prendre le parti de l'interprétable

(c'est son jardin à lui et le mieux qu'il ait à faire est probablement de le cultiver),mais en assumant à mon sens l'ininterprétable. Qu'il se sente mal à l'aise dans

cet « au-delà » pour ainsi dire anticipé, menacé de mort, rien d'étonnant puisquec'est effectivement la présence de la mort qu'il y retrouve. C'est bien à cela

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 831

que je dois le malaise que j'ai plusieurs fois ressenti en écrivant ces quelquespages, malaise qui, au surplus et si je m'applique à l'interpréter, me paraitclairement lié à des processus de deuil (je peux toujours interpréter et, commeon dit, introjecter, ils sont morts quand même). Il n'empêche que si je lis ces

pages ici, je pense qu'elles ont un contenu au delà des significations de cemalaise. Je n'ai pas manqué non plus de m'interroger sur mes raisons de trans-mettre ce malaise. J'en ai trouvé, multiples et complexes. Elles ne m'ont pasparu suffisantes pour épuiser la signification de ma conduite et m'obliger à metaire (à la limite, en effet, lorsqu'un analyste parle ou écrit sur l'analyse, ilsort de l'interprétation ; c'est ainsi qu'on peut comprendre la question souvent

posée : l'élaboration théorique est-elle une résistance à l'analyse ? Et la tenta-tive de réponse que constituent les textes auto-analytiques). Et je persiste àmettre en question, pour terminer, l'image de l'analyste, assis dans le confor-table compartiment de l'interprétation, les yeux fixés sur le petit écriteau quidit, en plusieurs langues afin que nul n'en ignore : « Il est dangereux de se

pencher au dehors. »

J.-A. GENDROT

Je suis personnellement très reconnaissant à Didier Anzieu de nous avoir

proposé des « Eléments d'une théorie de l'interprétation » psychanalytiquequi nous permettent d'évoquer constamment notre expérience cliniquequotidienne.

Ce qu'il apporte de plus original, à mon sens, c'est ce qu'il dit de l'angoissequi aiguise la conscience psychologique et participe à la prise de conscience— chez le patient comme chez l'analyste. Je suis entièrement d'accord aveclui quand il nous propose de reconnaître que, parallèlement au patient chez

lequel la montée de l'angoisse permet la prise de conscience, une « angoisse »

corrélative — réveillant la psychopathologie personnelle de l'analyste et sesfantasmes inconscients — permet un travail d'élaboration profonde de l'inter-

prétation.Je pense même qu'un analyste qui ne se permettrait pas de vivre son travail

d'analyste à ce niveau de plongée en lui-même, ou qui n'en reconnaîtrait pasl'existence et la nécessité, serait amené à construire un système protectifde défense contre-transférentiel contre cette réalité psychique profonde.

Je ne suis cependant pas d'accord avec D. Anzieu s'il pense que ce processusest un moteur permanent du travail d'interprétation des névroses.

Dans le même sens, D. Anzieu nous dit que le « vécu essentiel du patientà interpréter est d'abord et toujours le vécu corporel », et que «l'angoisse vécue

par l'analyste en situation d'interpréter est vécue aussi, immédiatement, auniveau de son corps ».

Pour moi, tout analyste doit être capable de vivre ses patients jusqu'à ceniveau profond, et tout élève analyste doit pouvoir accéder à ce niveau de

régression acceptée et reconnue afin de pouvoir affronter par la suite l'angoissecorporelle du vécu de ses patients, en connaissance de cause.

C'est particulièrement nécessaire chez les analystes qui traitent les psychoses,afin que le patient puisse trouver dans une telle disponibilité identificatoire laréassurance fondamentale qu'il n'est pas seul en ce lieu profond, puisque l'ana-

lyste peut l'accompagner jusqu'à ce niveau angoissant sans s'y perdre lui-même.Mais il me semble que dans l'analyse des névroses, et dans celle des futurs

analystes, il n'est pas du tout évident que le but du travail d'interprétationse cantonne à ce niveau de profondeur.

Je crois, pour ma part, que l'angoisse dont parle Anzieu est spécifique des

problèmes de la relation à deux, d'une relation à deux qui s'oriente plus vers larégression que vers la triangulation de la relation d'objet, structurante pourle Moi.

D. Anzieu nous dit également que l'analyste a pour fonction d'entendre enlui-même le langage intérieur qui se forme dans la situation analytique, etqu'il a pour mission de le communiquer à dessein. Et il insiste sur la naturematernelle de ce langage : mais si le langage de l'analyste se réduisait à celuide la mère qui parle à l'enfant, ne risquerait-on pas de voir l'analyse se réduiredu même coup à l'interprétation sans fin des vicissitudes de l'identificationprojective ?

Le travail constructif de l'interprétation, à mon avis, doit s'ouvrir surl'identification réciproque. Anzieu rappelle à juste titre que ce type d'identi-fication d'un sujet à l'autre — survenant en dehors de tout investissement

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 833

pulsionnel — a été proposé par Freud comme niveau du vécu adulte et auto-nome : n'est-ce pas à ce mode de relation avec le patient que nous devons,en définitive, nous tenir ? Ce niveau de relation nous permet, par définition,aussi bien d'accéder à la régression des vécus infantiles les plus profonds qu'àl'intercommunication sans angoisse de part ni d'autre. A ce niveau du travail

d'interprétation, la structure de la relation analyste-analyse est ternaire.

Anzieu, toutefois, ne semble pas se référer, dans cette relation à trois, à lasituation oedipienne, mais — se fondant sur l'identification des membres dugroupe au chef, telle que Freud la décrit dans Psychologie collective et analysedu Moi — il nous propose le groupe comme moyen d'interpréter le matérielpersistant « après l'analyse du complexe d'OEdipe ».

Pour « sortir » de l'impasse de la relation duelle, et pour que la situation

analytique offre toutes ses ressources sans — d'une part — s'en tenir à l'analysede la régression à deux, et sans — d'autre part — recourir à l'artifice de l'ana-lyse de groupe qui viendrait au secours des insuffisances supposées de la tech-

nique analytique classique, il est nécessaire que l'interprétation soit fondée surla reconnaissance permanente d'un troisième personnage, c'est-à-dire sur

l'assomption de la personne du père, qu'il s'agit précisément de mettre enévidence à tout moment dans le matériel psychologique à interpréter.

Le langage intérieur profond, de nature maternelle, que l'analyste doitlaisser parler en lui, qu'il exprime et que le patient entend et répète comme de« l'extérieur », se transforme alors en un autre langage, qui n'est pas non plusle langage du père, mais le langage propre de chaque analysé.

C'est ce langage que l'analyste doit respecter de plus en plus par son silence,car il correspond à l'accession du sujet à la réalité psychique complète, ternaire,celle qui nous est proposée par Freud comme concept de base de l'interpré-tation analytique, et qui n'est autre que la réalité oedipienne.

Tant que le patient ne peut pas reconnaître dans une parole claire que le

père existe aussi et parle son propre langage, et tant que l'analyste ne le lui

permet pas, il ne peut pas parler son langage authentique personnel, ce langagequi nous appartient en propre et qui correspond à l'intégration et à la résolutiondu complexe d'OEdipe.

Partant de ces distinctions de niveau du vécu analytique, on peut peut-êtreparler d'un mouvement de l'interprétation au cours de la cure comme fonde-ment de la découverte ou de l'intégration, par le patient, de son langage intérieurau cours du processus analytique. C'est ainsi qu'on pourrait opposer le langagephonétique, que la science des sons et des phonèmes étudie et qui s'origine dansle vécu prégénital, au langage sémantique, qui est celui de la vie des mots entant que signes linguistiques investis de leur signification génitale. Le premierserait, dans cette hypothèse, un langage extérieur opposé au second : le langageintérieur, propre à chaque sujet.

On pourrait dès lors distinguer deux sortes de formulation de l'interprétation :au début de la cure analytique, ou dans ses phases régressivantes, nous

employons une formulation de type « maternel » qui — à sa limite inférieure —

se réduit à l'utilisation de sons, voire de présence sonore, à une sorte de bruitageanalytique, primaire et informel, source des phonèmes universels, et qui — à salimite supérieure — devient langage articulé, mais reste spécifique d'unerelation « affective » de présence et de proximité permanentes et indiscontinues.

834 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Ce type de formulation interprétative, soulageant l'angoisse du patient, estlié aux identifications primaires de l'analyste au patient. Sa tâche constanteconsiste à se garder à tout instant de devenir une formulation pulsionnellede l'interprétation.

Dans l'interprétation structurante, au contraire, celle qui s'emploie auniveau global de l'OEdipe, ce n'est plus le langage maternel qui est utilisable,mais un langage sexué : cette formulation du langage interprétatif enracine lacommunication verbale entre analyste et analysé dans la sémantique adulted'un langage clair où les silences, le rythme, le sens des mots prennent touteleur valeur génitale. A ce niveau, l'accord parfait des phonèmes où les silences

angoissants du manque à parler, véritable manque à être (spécifiques desvicissitudes de la relation primitive mère-enfant) sont remplacés par le timbredes sons proférés par l'organe vocal articulant des mots significatifs d'un

échange entre adultes élevé au stade d'un langage utilisable par tous, véhiculantun sens clairement compréhensible non seulement par les deux partenairesde l'analyse, mais transmissible en dehors d'eux seuls.

Cet avènement du verbe, structuré en langage adulte, n'est possible, onle sait, que par le renoncement — sous l'effet de l'interprétation correctede l'angoisse de castration liée aux pulsions orales primitives — à une relation

permanente avec la mère à travers le bruit des mots.Ce renoncement se fait au bénéfice de la promotion des silences et — grâce

à l'élaboration du Moi qui s'y fortifie — au bénéfice de l'acquisition d'une

syntaxe, d'une grammaire, et d'une sémantisation du langage, c'est-à-dired'une véritable « vie des mots », de plus en plus exigeante en mots propres,qui constitue la communication maîtrisée du langage intérieur.

Au cours de l'analyse, il existerait ainsi un mouvement allant de l'interpré-tation par identification archaïque — se traduisant par un « langage extérieur »

assumant le besoin pulsionnel de relation permanente — interprétation d'ordre

prégénital, à l'interprétation par identification réciproque d'une relation génita-lisée, qui suppose suffisamment guérie l'angoisse de castration liée à la sépa-ration d'avec la mère : le silence de l'analyste apparaît là comme un exercice

spécifique de cette séparation progressive.C'est dans ce silence que l'analyste « entend en lui-même le langage inté-

rieur qui se forme dans la situation analytique » (Anzieu). Je propose d'ajouterque c'est dans ce silence lentement accepté par le patient que s'élabore chezce dernier son langage intérieur, qui devient progressivement aussi riche quecelui de l'analyste dans la mesure même où le patient peut reconnaître laréalité du thérapeute grâce à la distintion désangoissée des deux protagonistesd'une cure réussie, réussie si elle débouche sur la communication à plusieurs.

MARTHE BURGER (Genève)

L'INTERPRÉTATION CHEZ UNE SUICIDAIRE

J'ai été souvent préoccupée par la situation spécialement difficile qu'appor-tent à l'analyste les impulsions au suicide d'un patient. Je pense qu'il n'y a

que peu d'analyses où le patient ne dise un jour : « Je voudrais en finir une bonne

fois, je voudrais mourir. » Il s'agit bien souvent de moments passagers de

dépression, ou bien le malade essaie d'inquiéter son objet parental, l'analyste,pour obtenir de lui une sollicitude accrue. Et des interprétations dans ce senssuffisent parfois pour avoir raison de ces velléités. Mais toute autre est unevéritable fascination du suicide, sortie d'un état de régression profonde parlaquelle l'inconscient de l'analyste est immédiatement alerté, recevant l'angoissede mort qui se dégage de l'inconscient du patient. Je pense que l'analysteréagit dans son contre-transfert en se faisant aussitôt plus proche, et en inter-

prétant plus souvent, quitte à reprendre une autre attitude une fois le dangerpassé. Car le silence prolongé serait ressenti par le suicidaire comme l'absenceou la mort de son objet, ce qui équivaut à sa mort à lui.

Les aspects variables que revêtent les impulsions au suicide me semblentse présenter le plus souvent en deux modes bien distincts. Dans le premier, le

malade, ne pouvant supporter l'angoisse de sa relation avec son objet, l'a tota-lement idéalisé. Il vit alors dans la nostalgie de cet objet désirable, dont lamauvaise partie est niée et absente du conscient. Et il rêve de s'approprier cet

objet idéalisé par une fusion dans la mort qui apparaît alors comme l'étatenviable par excellence. « L'état d'après la mort, dit Marie Bonaparte, estalors calqué sur l'état d'avant la naissance, la survie tombale sur le mode dela prévie natale » (Edgar Poë, p. 711). Et Nacht et Racamier, dans le rapportsur les états dépressifs, 1959 : « Celui qui rêve de se tuer, ou même celui quise tue, se représente ainsi le retour à un amour entier, sans ombre, sans barrière,sans limites avec la mère idéale. Il se tue pour aimer et être aimé. »

Dans l'autre mode, l'impulsion au suicide se vit sous le signe de la révoltecontre l'objet frustrant. Chez ces malades, c'est la bonne partie de l'objet quiest projetée au dehors et ils ne peuvent plus la récupérer. Il se produit uneidentification introjective avec ce mauvais objet persécuteur qui empêche toutevalorisation. Aussi la vie entière se dévalorise et devient mauvaise ; ne pouvantrien recevoir ni posséder de bon, ils agressent et frappent cet objet mauvais

pour faire cesser la persécution et se détruisent en même temps.Je voudrais vous présenter le cas d'une jeune fille de 19 ans, qui avait

à 12 ans déjà fait un tentamen, ce qui je crois n'est pas chose très fréquente,et qui vivait depuis quatre ans sous le signe presque constant des désirs desuicide. Elle me l'avait d'ailleurs caché soigneusement lors des entretiens

préliminaires, instruite par de nombreuses lectures psychanalytiques, tantétait grande sa peur que je ne la prenne pas en traitement, ce qu'elle considéraitcomme sa dernière chance. Je m'excuse auprès de mes amis suisses qui connais-sent déjà ce cas, mais je l'ai choisi tout de même parce qu'il a été pour moicelui où le danger de suicide a duré le plus gravement, durant plusieurs mois ;

836 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

d'autre part, parce qu'il a illustré successivement les deux modes dont jeparlais, enfin parce qu'il m'a fait vivre avec une intensité toute particulièrele rôle du contre-transfert.

Il s'agit d'une jeune fille très typiquement hystérique chez laquelle l'undes traits les plus frappants est la violence des décharges agressives. Elle est

poussée à les agir, car la persécution est telle que le danger le plus redouté est

qu'elle reste à l'intérieur. Aussi explose-t-elle en crises de rage, en injures, en

protestations véhémentes. Le contrôle de l'agressivité est si mauvais qu'ellea autrefois battu son père, beaucoup plus forte que lui en état de fureur, et

qu'elle a sauté sur sa soeur et a failli l'étrangler. Que de fois ne m'a-t-elle pasdit : « J'ai peur de tuer quelqu'un. » Tout ceci fait d'elle un caractère épilep-toïde, ou plus encore peut-être, ce que Henri Ey appelle « pervers impulsif ».En effet, l'élément de perversion est très important, plaisir de détruire, plaisirde nuire, plaisir, selon son mot, d'emmerder. Pendant toute la première annéeelle ne manquait pas un film sadique contenant des histoires sanglantes de

guerre, de monstres ou de vampires, qui lui provoquaient de fortes jouis-sances. Elle éprouvait aussi de la jouissance à propos de catastrophes, tremble-ments de terre, inondations, incendies, ou lors d'accidents individuels specta-culaires. De même la décharge agressive est très érotisée. Par ailleurs, elleaime les belles choses, porte des jugements lucides et nuancés, et a de trèsréelles aspirations altruistes — mélange des traits opposés, si hystériques :sincère et comédienne, incroyablement rouée et naïve, modeste et prenant tousles autres pour des imbéciles. Mais le cynisme et l'esprit de bravade qu'elleaffiche recouvrent la dépression, le désespoir et une écrasante culpabilité, et

lorsque cette façade protectrice se mit à craquer, nous nous sommes trouvés,on le devine, dans des situations difficiles et extrêmement dangereuses. Unetelle agressivité ne pouvait s'extérioriser que dans une faible proportion, et lereste retombait sur elle en comportements masochiques — elle s'est parfoisfrappé la tête contre les murs des heures durant — ou en impulsions au suicide :tuer quelqu'un ou se tuer elle. Dès les toutes premières séances, elle m'a dit :« Je voudrais vous transpercer avec un long couteau », me faisant penser aumot de Freud : « La représentation obsédante : je voudrais te tuer... signifieau fond ceci : je voudrais jouir de toi en amour. » De même elle a sorti avec unefacilité toute maniaque : " Je voudrais enfoncer ma langue en vous. » Ceséléments jetés ainsi de façon isolée seront revécus péniblement pour aboutir àune recherche désespérée d'union avec la mère. Bien sûr le pénis était valorisécomme moyen par excellence de l'atteindre. Elle se l'imagine, l'hallucine,croit le sentir entre ses jambes. Mais elle doit en faire le deuil. Voici un rêvesur ce thème : « J'étais chez une amie et il fallait rejoindre sa mère de toute

urgence, très important, mais elle était assez loin, quel moyen de locomotiontrouver ? Il y avait là un vieux vélomoteur inutilisable. J'ai dit : « Tant pis,moi j'y vais. » J'étais dans un état d'angoisse épouvantable. Le guidon fichaitle camp tout le temps, et il y avait des voitures qui filaient, j'avais peur de mefaire écraser. A un carrefour, il y a un personnage vêtu de bleu ciel. C'est lafête de la Vierge. Il me montre la route, m'explique le maniement du vélosolex,on essaie tous les deux de le rafistoler, je repars, mais pas plus rassurée. Ce

guidon qui partait, c'était moche, un machin épouvantable. De toute manière

j'étais très angoissée hier, je n'ai pas envie d'avancer, c'est affreux. Je viens

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 837

de voir devant mes yeux une charogne de poisson crevé, tout pourri. » Danscette dépression de son impuissance, apparaît le fantasme de rentrer en moi.

Voici encore un rêve : « Mon père était allé en Espagne et me racontait son

étrange aventure. Sur le port l'attend une vieille femme qui lui fait cette propo-sition : serait-il intéressé à se rendre au centre de la terre où il verrait le Paradisterrestre et Eve qui s'y promène nue. Mais il y a un ennui, c'est qu'il fautdescendre dans une grotte par une entrée étroite, et des esprits infernaux veulentnous en empêcher. C'est mon père dans le rêve, mais j'avais l'impression quec'est moi qui faisais le voyage. » Et un autre plus archaïque : « Je me trouve

suspendue au-dessus de la terre, je flotte et au-dessus de moi il y a un grandoeuf. Je m'y introduis, et avec la matière qu'il y avait dedans, je m'enduistout mon corps et il brille. Je me sens en sécurité là-dedans, et puissante.Je deviens tellement immense que je prends la terre dans mes bras. Bizarre,hein ? C'était drôlement angoissant de pénétrer dans cet oeuf. » On voit làcomme elle et moi finissons par nous confondre, c'est évidemment moi,totalement idéalisée, qui suis immense et qui la prends dans mes bras, en moi.

Mais elle se trouve au contraire dans des états extrêmement pénibles :« Je vis comme dans un cauchemar, j'ai envie de me pincer pour être sûre

que j'existe, je marche comme une somnambule, je ne suis pas vivante, je suiscomme un cadavre vivant. J'en ai marre de n'être rien, d'être moins qu'infan-tile, et de me sentir toujours en parasite. » Ce terme de parasite est revenudans tous ses états. Je l'ai compris comme l'équivalent de «moins qu'infantile »,foetus, et j'ai interprété : « Vous me dites : j'en ai marre d'être en vous, pasencore née, je veux sortir de là, être moi, je veux vivre. » Elle étouffe et m'accusede l'empêcher d'en sortir. La situation tant désirée devient insupportable et

persécutoire. Mouvement typique de la régression : après avoir retrouvé et

regoûté les jouissances connues, la situation perd son confort et il est urgentde la quitter. Elle dit : « Je me sens emprisonnée comme l'homme qui estenfermé dans le poumon d'acier et ne peut plus respirer. » Les moyens desuicide évoqués sont pour elle : avaler une dose massive de somnifère (retrouverla bonne mère par voie orale), ou se jeter du pont de l'Ile (la rejoindre active-

ment), ou recourir au revolver (ce pénis, moyen de l'atteindre). Elle ne supportepas que je ne sois pas à elle seule. « Hier pendant toute la séance, j'avais enviede vous égorger. Quand mes parents sont rentrés, j'avais une véritable dégoû-tation rien qu'à les regarder. Ma mère me faisait une telle répulsion comme une

araignée toute gonflée, je prendrais une pierre et lui écraserais le ventre.

Je pensais tout le temps à ce revolver. Hier soir je l'ai tenu une heure contrema tempe. En ce moment, mon moi est fait de pures ruines... » Il s'agit biende mon ventre, car son fantasme est que pendant le week-end je l'ai abandonnéeet suis allée faire un autre enfant. Il faut savoir que sa mère a eu sa petite soeur

moins d'un an après sa propre naissance, situation, comme on le sait, très

difficile pour un bébé, étant donné le repli vers l'intérieur qui se produit chez

une femme enceinte dès le début de sa grossesse.Durant toute cette période elle fait donc une oscillation dans ses fantasmes

entre l'état foetal et l'état de nourrisson — tantôt elle perd son paradis, tantôtelle le retrouve, étant divisée dans ses désirs. Mais le déroulement analytiqueétait rarement confus grâce à des mots qui n'avaient l'air de rien mais rendaientun son tout spécial et renseignaient sur sa position : " Je me sens tout à fait

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flottante aujourd'hui, comme dans un brouillard, je nage dans un magma de

je ne sais pas quoi », ou : « je me sens moins que rien, vague, à peine vivante »,expressions de sa sensation d'être un foetus. Par contre, voici un passage qui sesitue de lui-même : « J'ai rêvé du Paradis terrestre. Adam et Eve sont trèsbeaux. Ce sont des gens de l'heure actuelle. Ils sont chassés du Paradis, ets'enfoncent dans un paysage ténébreux, il y a des orages et des éruptions volca-

niques. Puis on voit leur descendance, c'est un tas de personnes horribles quise détestent. Affreux déluge, ils sont sur un bateau qui s'appelle le Titanic,sur une mer noire au milieu des tornades. Je me souviens maintenant, c'est la

rage des gens qui alourdissait le bateau jusqu'à ce qu'il s'enfonce dans l'eaunoire. »

Les journaux sont pleins de récits de guerre et elle ne parle que de bombar-dements et de déchaînements sadiques et sexuels. J'ai pu lui interpréter parfoisà coup sûr ses peurs de guerre comme la peur du coït de ses parents, de monmari et moi, alors qu'elle serait enfermée en moi, à cause de tout un contextetrès clair : « Cela doit faire mal à l'enfant quand on couche ; en tout cas, moi

je ne ferais jamais une chose pareille. Quand je vois des couples qui s'embrassentsur des bancs, j'ai tout de suite une angoisse, je me demande s'il y a déjà un

enfant, s'ils cessent de coucher ou s'ils pensent seulement à eux. » Ou encore :« J'ai entendu parler de femmes qui ne désirent pas leur enfant, alors ellesfont exprès de beaucoup coucher pour s'en débarrasser. »

Dans ses désirs de suicide, sujet et objet sont mêlés et confondus. Elle dittrès souvent : « Je me sens comme si j'avais un cancer qui me ronge », ou « Jevais en attraper un » ; ce qui m'a paru dire : «Mon objet me tourmente en moi,me ronge et va me dévorer. » Ou bien c'est : « Je veux me frapper parce que jeme fais horreur et que je dois payer mes destructions. Je veux le frapper et

je mérite d'être frappée. »

On se doute bien qu'avec cette patiente mon contre-transfert s'est manifestéde façon très intense. J'ai eu constamment le sentiment qu'il était mon meilleur

moyen de connaissance sur l'état de gravité où elle se trouvait et le dangerqu'elle courait. A part une ou deux séances qui ont été pour moi extrêmement

pénibles, j'étais étonnée moi-même de n'être pas plus inquiète. Certes le senti-ment de ma totale responsabilité était quelque chose de lourd qui pesaitcontinuellement plus ou moins, mais pas du tout de manière accaparante.J'ai été étonnée aussi de n'avoir pas réfléchi à la possibilité de l'envoyer en

clinique, ce que je n'avais pas hésité à faire pour une autre malade. Mais jel'aurais vu surtout comme une grande perturbation de l'analyse, que j'espéraisbien pouvoir éviter ; comme une rupture du transfert car j'étais sûre qu'elleaurait ressenti le fait que d'autres soient aussi responsables d'elle comme un

dramatique abandon de ma part. D'autre part et surtout, elle m'avait dit

plusieurs fois : « En tout cas, moi, jamais on ne m'emmènera à Bel-Air ninulle part, je me supprimerai avant, je saurai bien trouver un truc. » Je pensaisque c'était malheureusement probable. Pour ce qui était de mes vacances, bien

qu'elles aient suscité chaque fois angoisse et rancune, j'avais cette étrangeimpression : si elle voulait se suicider, elle ne le ferait pas sans moi, elle m'atten-drait. Quant aux menaces de suicide par rage et par besoin de frapper le mauvais

objet, j'avais toujours réussi à lui faire reprendre conscience du bon objetqui existait comme l'autre, et de l'amour qui sous-tendait sa haine — et je

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 839

sentais alors le danger de suicide se dissoudre peu à peu. Mais ce qui s'est

produit lors des deux séances que j'ai vécues moi-même si péniblement, c'est

que ce danger ne s'est pas dissous, que je voyais l'heure passer sans que j'aietrouvé les interprétations qui pouvaient l'atteindre, bref, que j'avais échoué.La première de ces situations était celle de la tension au paroxysme. Elle me

dit d'un ton violent : « Cette fois, c'est fini, je ne supporte plus, j'en finirai

aujourd'hui même, la rage s'est accumulée en moi de telle sorte que cela se

fera tout seul. » Je la sentais capable de se jeter sous un camion sans même

savoir la seconde d'avant qu'elle le ferait. Tout ce que je lui disais était repousséviolemment, ce qui n'avait jamais été le cas. L'heure s'approchant de sa fin,elle est partie d'un bond ; j'étais en alerte et aussi rapide qu'elle, et pendant

qu'elle a attrapé son manteau, je me suis trouvée devant la porte, lui barrant

la sortie. Je n'avais certes pas le moindre souci de ce que peut faire ou ne peutpas faire une bonne analyste. Je lui ai dit : « Je ne vous retiens que quelquessecondes, pas plus, mais pendant ces quelques secondes vous m'entendrez. »

Une seule phrase en effet, sur un ton à la fois calme et énergique, dont le sens

était qu'elle-même savait parfaitement bien qu'il y avait un meilleur chemin

pour sortir de ses conflits, mais qu'il était long et non rapide comme elle

l'aurait voulu; qu'elle était piaffante d'impatience; mais lorsqu'elle aurait

retrouvé de la patience, elle reviendrait le chercher avec moi. Puis je lui ai

ouvert la porte toute grande, lui faisant bien sentir que maintenant j'étais

tranquille sur son sort. Peut-être qu'en lui montrant que j'avais compris à

quel degré en était arrivée sa destructivité et que je faisais confiance à sa

capacité d'y mettre des limites, lui avais-je permis de retrouver sa partieraisonnable.

Le second souvenir d'une séance inquiétante était celui d'une dépressionqu'elle-même ressentait comme bien pire que la fureur, disant un jour : « J'ai

gardé ma rage cette nuit parce que j'avais peur de l'état qui vient après qu'elletombe. » Elle m'avait frappée dès l'entrée par un air lointain et comme coupéde tout, hors du monde. Elle me dit : « Je suis au bout, je ne peux pas supporterdavantage ces états, c'est fini. Je ne peux plus parler. » J'avais le sentiment

aigu qu'il ne fallait pas la laisser ainsi, coupée du réel, isolée, mais qu'il fallaittrouver le moyen de lui rendre à nouveau sensible son lien avec moi. Mais tousmes essais me faisaient l'effet de ne pas parvenir jusqu'à elle. Elle me dit :« Vous pouvez parler, je ne vous entends déjà plus. » Ce « déjà plus » mit lecomble à mon angoisse et me replongea exactement dans une situation quej'avais vécue bien des années auparavant. Ma fille, alors âgée de 8 ans, étaitatteinte d'un paratyphus, et j'avais eu pendant une dizaine de jours l'impressionde la disputer à la mort. Les sulfamidés prescrits faisaient tomber la fièvre ;mais dès qu'on diminuait la dose, elle remontait de façon alarmante. Vint unmoment où l'enfant était épuisée et ne supportait plus ces sulfamidés. Mon

angoisse s'était exprimée sous cette forme : si elle ne peut plus prendre en

elle la seule chose qui puisse la sauver, qu'arrivera-t-il ? Et pour la patiente, lamême question : si elle ne peut plus prendre en elle les interprétations quipeuvent la sortir de son état, qu'arrivera-t-il ? Je savais que je tenterais quelquechose au moment de lui dire au revoir, sans du tout savoir quoi, me laissant

guider totalement par tout autre chose que l'effort conscient — et devant la

porte il m'est sorti ceci : « Vous savez que si vous avez besoin de moi, vous

84O REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

pouvez m'appeler à n'importe quel moment du jour ou de la nuit. » Et je vis

que cette parole si inattendue lui faisait l'effet d'un choc, véritablement commesi elle la rendait de nouveau vivante. Elle dit avec vivacité : « Oh ça alors, jen'oserais jamais ! » J'ai répété : « Je suis toujours là après minuit et demi, vous

pouvez m'appeler à n'importe quel moment. »

J'ajoute qu'elle n'a pas abusé de la permission. Elle m'appela une seulefois à minuit et demi, pour quelques minutes d'entretien. Par contre, elles'est levée plusieurs fois dans l'angoisse, vers la fin de la nuit, est allée jusqu'àun automatique, a formé mon numéro, et refermé le téléphone, le geste ayantsuffi. Je suis très consciente qu'une telle attitude de ma part, si elle s'était

répétée souvent, aurait risqué de maintenir ma patiente dans la régression aulieu de la conduire à la progression ; j'avais paré au plus pressé, le danger desuicide ces deux jours-là — mais je tiens à dire que cela n'empêcha nullement

l'analyse de retrouver sa rigueur antérieure. La situation que j'ai exposée se

poursuivit encore quelque temps. Huit mois plus tard *elle me faisait cette

remarque : « Savez-vous qu'il y a six mois que je n'ai plus jamais eu de penséesde suicide ? Cela ne m'était pas arrivé depuis mes quinze ans. » Il est apparudans les séances beaucoup de désirs de réparer ses objets si malmenés — quise sont exprimés par un rêve, que chose curieuse, elle n'avait pas compristoute seule malgré son évidence : « Je suis dans une église devant une fresque,j'ai des pinceaux et des couleurs et je suis occupée à des travaux de restauration ;je suis en train de réparer un couple qui était dégradé, et qui avait des attitudes

hiératiques. C'était très laborieux et j'étais soucieuse parce qu'un personnage,ou une commission, devait venir inspecter mon travail et dire si c'était sérieuse-ment fait. Ils ont dit : « Oui, cela peut aller, c'est sérieux. » Ce rêve a marqué untournant dans cette analyse. C'était en tout cas la résolution de l'élément perversde l'agressivité — et la mise en train d'une évolution qui s'est poursuiviejusqu'au terme, non pas facilement certes, mais relativement vite étant donnéla détérioration qu'elle avait présentée.

MICHEL FAIN

Je remercie vivement D. Anzieu du don qu'il nous a fait en écrivant ce

rapport et du plaisir que j'ai pris en le lisant, en l'écoutant.

Ce matin le rapporteur a précisé que les points de vue génétiques développésdans la dernière partie s'inscrivaient dans une polémique contre les opinionsdes auteurs s'inspirant soit de J. Lacan, soit de Melanie Klein. Je pense quantà moi que les constatations apportées par la génétique sont d'une extrême

importance bien que difficilement utilisables dans le champ de la psychanalyse.Mon propos d'aujourd'hui va porter sur les difficultés que comporte l'utilisation

historique de la pensée de S. Freud. A première vue, cette utilisation semble

pourtant s'imposer. Il est de fait qu'une lecture anarchique de l'oeuvre de

S. Freud conduit à des idées non moins anarchiques. Cependant, la lecture

faite, est-il sans embûches de vouloir calquer le développement de nos opinionssuivant le chemin défriché par S. Freud ? je pense que le risque d'embûches

est important quand il s'agit de l'interprétation. Suivre le développement des

opinions de S. Freud fait partie de l'enseignement classique de la psychanalyseet en ce sens le rapport de D. Anzieu restera un remarquable document comme

l'est aussi le dernier livre de Widlöcher centré sur le changement dans l'oeuvre

de S. Freud. Une fois de tels écrits assimilés ne s'opère-t-il pas alors des opé-rations subjectives susceptibles de nous écarter de la vérité ? L'erreur la plus

marquée serait, par exemple, de considérer les derniers écrits comme l'abou-

tissement d'un long chemin débouchant sur la lumière d'une éclatante vérité.

Elle me paraîtrait lourde en ce qui concerne l'interprétation. Je me sens soutenu

dans cette opinion par la remarque du rapporteur montrant la reprise parS. Freud dans l'un de ses derniers écrits d'une définition parue précocementdans son oeuvre et qualifiée d'intellectualiste par Anzieu. Pourtant, et le rapportnous l'a rappelé, combien la technique de l'interprétation dut compter avec

des obstacles de plus en plus nombreux : en particulier, l'observation aiguëdes difficultés liées à la mise en place d'un facteur déstructurant au sein même

de la personnalité, observation certainement liée à l'auto-analyse continue de

Freud vieillissant. Cette reprise, à la fin de sa vie, d'une définition précoce

n'encourage-t-elle pas, en effet, à rechercher dans l'élan fougueux qui pritson départ aux alentours de 1895 les moyens de venir à bout des obstacles

découverts par Freud vieillissant ?

C'est pourquoi je me propose de signaler les difficultés implicites quiexistent dans ce passage, si clairement exprimé par le rapporteur, entre la

deutung et le durcharbeiten. Cette évolution est marquée par la découverte

du transfert, au sens « névrose de transfert ». S. Freud découvre qu'il ne suffit

pas de lever les résistances s'opposant à la remémoration des souvenirs trau-

matiques, et que ces souvenirs réapparaissent sous forme d'une activité agiedans le transfert. Il s'agit donc de manifestations névrotiques obéissant quantà leur constitution aux règles qui régissent le travail du rêve transformant un

sens latent en un sens manifeste. Cependant, la différence essentielle avec le

rêve se situe au niveau de l'élaboration secondaire. Cette dernière, d'organisa-tion complexe, écrase, réduit ce que nous pourrions appeler l'élaboration

primaire du transfert suivant un degré et un mode qui n'a plus que de loin-

taines correspondances avec l'élaboration secondaire du rêve. Sans pouvoir

épuiser les possibilités de description de cette élaboration secondaire du

842 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

transfert, signalons qu'elle fait largement appel à une réalité dérivée du senscommun s'opposant implicitement à la réalité définie par le protocole de lacure psychanalytique. Ainsi, une certaine élaboration qui refuse le processuspsychanalytique écrase une autre élaboration, celle qui, à l'instar de ce qui se

passe dans le rêve, constituerait le travail du transfert — étant bien entendu

que ni le rêve, ni le transfert ne sont des arbeiters. Pour le psychanalyste qui,lui, ne se laisse pas entraîner dans ce système il résulte que les manifestationsde transfert deviennent plus simples, plus répétitives, leurs possibilités exten-sives se trouvant bloquées par l'élaboration secondaire en question. Ainsi,dans une perspective théorique, le durcharbeiten a pour but la libération du«travail » du transfert, ce qui permettrait alors de revenir à la deutung. En fait,les choses se compliquent lorsque nous nous replaçons dans une perspectivehistorique concernant le mouvement psychanalytique, notamment, dans la

partie qui couvre les dernières années. Lorsqu'il découvre le transfert S. Freud

y voit avant tout une sérieuse complication, au point qu'il ne manifeste guèrede plaisir à cette découverte. Four quelles raisons les psychanalystes vont-ils,dans leur grande majorité, voir au contraire le transfert, au sens névrose de

transfert, comme un véritable sauveur, le levier de la cure, le centre de larecommandation : « N'interprétez que dans le transfert » ? Tout simplementparce que la simplicité pathologique du transfert due, comme nous l'avons dit

plus haut, à l'écrasement des possibilités primaires d'élaboration dudit trans-

fert, va le rendre plus accessible à la compréhension, car c'est là le point où

je voulais en venir, aucun psychanalyste ne sait pratiquer la deutung commesavait le faire S. Freud. Il va en résulter que le durcharbeiten sera placé en

exergue, masquant une deutung très médiocre. L'éclat du transfert apparaîtainsi quelque peu marqué de fétichisme. Placé devant le vide qui se produitdans sa tête lorsque le psychanalyste moyen, dont je suis, se trouve confrontéavec l'extraordinaire art d'interprétation des rêves dont Freud était doué, ila tendance à favoriser, voire à systématiser, l'étude des manifestations de trans-fert. Le rêve n'est plus alors un matériel à privilégier, il est à interpréter « dansle transfert ». Mais alors qu'est ce durcharbeiten construit sur une deutungmédiocre ? Dans l'ensemble il consiste à substituer à l'élaboration secondairedu patient celle du psychanalyste. Ce procédé libère partiellement le « travail »

du transfert sur un mode particulier à chaque psychanalyste. Nous savons, ilsuffit d'écouter nos discussions, combien le mode particulier du psychanalysteest marqué par ses opinions scientifiques, quelquefois personnelles, le plussouvent de groupe. Il s'ensuit que ce durcharbeiten se fait en partie au détri-ment de la symbolique personnelle du patient. A sa place, se substitue une

symbolique ayant un caractère beaucoup plus général en même temps que desbuts précis tendent à se substituer à la découverte du sens latent à partir descontenus manifestes. Il ne s'agit pas là d'une critique mais d'un fait : nous nesommes pas Freud et d'ailleurs, qui oserait prétendre qu'il serait en ce jourpsychanalyste si Freud n'avait pas existé ? L'insistance croissante des analystesà définir des critères de fin d'analyse, à souligner la nécessité du développementdes fonctions du Moi grâce à une expérience correctrice, en particulier des

capacités d'insight, à étudier des mécanismes primitifs qui ne sont pas de

plus en plus complexes mais au contraire infiniment plus simples que la mise à

jour d'un sens latent, cette insistance se fait au détriment de la notion de la

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 843

levée de l'amnésie infantile et place en tant que résultats premiers ce qui n'est,en fait, que secondaire. Ce fait n'avait pas échappé à S. Freud, à cette différence

qu'il n'avait nullement valorisé les résultats secondaires aux dépens de lalevée de l'amnésie infantile. Je le cite : « Au fond si l'on voulait être rigoureux— et pourquoi ne pas l'être dans la mesure du possible ? — il ne faudraitreconnaître une psychanalyse comme correcte que quand elle aurait réussi àlever le voile d'amnésie qui cache à l'adulte les années de son enfance, de deuxà cinq ans environ. C'est là une règle que l'on ne proclamera jamais assez

souvent, ni assez haut aux analystes. Mais on comprend pourquoi l'on ne peuttoujours se conformer à cette règle : c'est que l'on désire obtenir des succès

pratiques dans un temps moins long et au prix de moins d'efforts ! » (On batun enfant.) En fait les choses se sont donc compliquées de cette façon : désird'obtenir des succès pratiques au prix de beaucoup plus de temps et de beau-

coup plus d'efforts, et, par ce beaucoup plus d'efforts, nous retombons sur la

prédominance du durcharbeiten sur la deutung. Je pense, quant à moi, que toutesles subtilités discursives auxquelles a donné lieu la traduction de termesutilisés par S. Freud et dont le terme durcharbeiten n'est qu'un exemple estaussi un des résultats de cette faille qui existe chez les psychanalystes enmatière de deutung. Je suis d'ailleurs persuadé que personne n'aurait osé

entreprendre de telles discussions du vivant de Freud par crainte de ses réac-tions. Il suffit pour cela de voir, dans la correspondance de Freud, ses réactionsen de telles occurrences, pour en être persuadé. Pour en revenir à notre proposconcernant la prééminence au cours d'une cure de la levée de l'amnésie infan-

tile, nous comprenons bien l'attachement que manifeste S. Freud en 1938,ainsi que le signale Anzieu, à la conception que le rapporteur a qualifiée d'intel-lectualiste en raison de la particularité signalée par Freud d'une certaine orien-tation psychique à supporter le déplaisir. Je pense, en effet, qu'un travail

d'interprétation qui fait sentir sans équivoque la défaillance du refoulement eten conséquence l'existence d'un refoulé reste effectivement la clé du travail

psychanalytique. Ce travail a en principe une orientation théorique : il partde la lacune du discours construite à partir du retrait de pensées latentes,mode de fonctionnement encore dominé par le processus secondaire, del'attraction subie par ces pensées latentes vers l'inconscient d'où elles ne pour-ront revenir que sous forme de manifestations de transfert, au sens névrosede transfert. Autrement dit, s'effectue au cours de la cure et à propos des pen-sées latentes la reproduction des mécanismes aboutissant à la constitutiondu matériel refoulé. C'est dire, que nous retombons à ce propos sur le désé-

quilibre dont nous avons parlé entre le durcharbeiten et la deutung, car onretrouve chez Freud, quant à la détection des pensées latentes en particulierà travers un rêve, cet art incomparable. En un mot, l'absence chez le psychana-lyste moyen de cet art que Freud possédait avec une telle maîtrise, le condamneà être un « besogneux » voué au durcharbeiten.

Afin de préciser ma pensée je vais montrer quelque réticence sur le modèle

d'interprétation proposé par Anzieu, à la suite de Widlöcher, modèle utilisantla description que fit Freud des mécanismes mentaux qui aboutissent à ce

type de relation d'objet qu'est le mot d'esprit. Un tel type d'interprétationaboutit, nous dit le rapporteur, au plaisir du patient devant la révélation,plaisir partagé par le psychanalyste. Le résultat en est une intégration des

844 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

pulsions dans le discours qui, en l'occurrence et en raison du plaisir partagé,est devenu franchement un dialogue. A quoi peut aboutir un tel mode d'inté-

gration pulsionnelle qui rompt quelque peu avec la frustration libidinale ?Si cela était possible, ce que je ne crois pas, de telles interprétations, qui ne

peuvent mener qu'à une intégration pulsionnelle inhibée quant au but, abou-tiraient à la sublimation du discours analytique. Je sais qu'il s'agit là d'une

exagération, fruit d'une théorisation trop poussée. En fait de telles interpré-tations, si elles ne sont pas systématiques, ont incontestablement un caractère

dynamique. Mais l'interprétation « intellectualiste », par son aspect sérieux,voire peu plaisant, ne contient-elle pas aussi une organisation qui, par sonessence même, éveille un écho dans les souvenirs refoulés ? Il ne s'agit plusalors d'utiliser les modes de fonctionnement mental agissant dans le rêve etle mot d'esprit mais de montrer qu'on les perçoit et que grâce à cette perceptionle discours du patient se révèle porteur d'un sens latent. Le résultat d'une telledémarche aboutit au franchissement de la méconnaissance qui avait pourune grande part servi à l'édification des défenses et de la censure. Déjà au

précédent Congrès des Langues romanes, lors d'une intervention concernantle rapport de P. Luzès, j'avais postulé que toute interprétation explicativebâtie sur le mode logique le plus classique contenait dans son organisation unfacteur venant renforcer le refoulement, l'audition d'un tel raisonnement étantactivateur des défenses. Symétriquement une interprétation bâtie à partir dela connaissance des mécanismes mentaux qui régissent la pensée inconscienteéveille un écho brisant la solitude des contenus refoulés : c'est comme cela

qu'enfant le patient eût voulu être compris, c'est pour cela qu'il tend alors àlever le voile qui couvrait son amnésie infantile.

Ceci dit, il n'en reste pas moins que les arguments que je viens de développerne couvrent qu'une très petite partie de la question étudiée par le rapporteuret qu'au fond ils ne lui avaient guère échappé.

Je le remercie une fois encore de nous avoir apporté une telle somme deconnaissances sur un sujet qui est, à plus d'un titre, notre pain quotidien.

Post-scriptum. — Il m'est apparu intéressant de signaler et d'étudier,dans la mesure de mes moyens bien entendu, une réaction de plusieurscollègues, du rapporteur également dans sa réponse à mon intervention.Cette réaction fut sentie par moi comme injuste car je pensais avoir pris des

précautions pour l'éviter et ce sont justement ces précautions qui attirèrentmon attention sur le phénomène en question. Il me fut dit qu'au cours des

analyses il n'était pas question d'interpréter un rêve complètement, au-delàdes éléments permettant d'éclairer la névrose de transfert. Seuls les rêves per-sonnels pouvaient faire l'objet d'une étude approfondie. Il y avait dans cesaffirmations une certaine véhémence et je me défendis avec non moins d'affectd'avoir préconisé l'analyse intensive des rêves, répétant que j'avais avant toutvoulu montrer que le durcharbeiten du psychanalyste moyen n'avait pas,comme c'était le cas pour Freud, été édifié après une deutung d'aussi bonne

qualité. Réfléchissant à ces échanges, il m'est revenu une phrase de S. Freud

signalant qu'il avait observé chez un délirant paranoïaque, qu'à chaque épisodeaigu succédait régulièrement un rêve rétablissant la réalité. Le psychotique a,en effet, la plupart du temps un délire dont le contenu est pauvre et ce n'est

pas le Président Schreber qui me démentira. Opposé à ces thèmes répétitifs,

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 845

le délirant montre, quand il les communique, une variété de thèmes oniriquesinfiniment plus riches. Autrement dit, la répétition est plus un fait de veille

que de sommeil et tout comme le délire les manifestations de transfert sont

répétitives et souvent peu nuancées. C'est pourquoi je pense qu'il serait inté-ressant de porter l'investigation sur cette attitude générale des psychanalystesface au matériel onirique de leurs patients. Pouvons-nous être certains quecette attitude implicite ne modifie pas le courant associatif ? L'expressionmanifeste de cette appréhension est souvent ainsi formulée : si on s'intéressemanifestement aux rêves les patients ne tardent pas à submerger les séancesde la relation de leurs rêves. Cette raison avancée est intéressante à plus d'un

titre, d'une part parce qu'elle est absolument inexacte, en fait il s'agit d'uneforme clinique de défense qu'on observe effectivement quelquefois, d'autre

part en tant que fantasme collectif des psychanalystes, fantasme d'envahisse-ment. Autrement dit, un fantasme collectif vient altérer une étude sérieuse du

phénomène lorsqu'il se produit et il se dégage une tendance à inculper l'ana-

lyste s'il survient. C'est, dit-on, l'attention particulière du praticien privilégiantce type de matériel qui déclenche ce phénomène. C'est possible, et même pro-bable, cependant on pourrait faire remarquer que privilégier un autre typede matériel aboutit tout autant à des impasses. En fait, la théorie psychanaly-tique du rêve ne permet en aucune façon d'expliquer pourquoi un individuse mettrait à rêver abondamment pour faire obstacle au déroulement de lacure. Par contre, on peut effectivement constater qu'un psychanalyste est, lui,débordé par le matériel onirique sans qu'il puisse à ce sujet donner une inter-

prétation valable. Attirer l'attention sur ce fait est une interdiction, une intru-sion dans le courant associatif. Je n'ai personnellement jamais entendu un

analyste placé devant cette situation formuler une hypothèse rigoureuse (pasplus que je ne me la suis formulée à moi-même) qui serait celle-ci : tout patientse trouve placé vis-à-vis de l'analyste dans une position telle qu'il n'est pasune seule pensée latente qui ne se trouve en relation avec son analyste. S'ilrêve beaucoup c'est que l'analyste est devenu un reste diurne permanent et

que très probablement quelque chose dans son attitude déborde le patient.Ce dernier lui retourne ce débordement sous forme de rêves. Il n'est donc pasquestion d'interpréter comme défensive une surproduction onirique mais

d'y détecter les pensées latentes trop abondantes induites par l'analyste. Ilest bien évident, par exemple, que des séances écourtées, des retards fréquentsde l'analyste constituent des sources de pensées latentes qui ne s'intègrent pasau courant naturel du processus psychanalytique. Ce sont là des exemplesgrossiers. Plus subtile est la pensée latente qui tend à s'élaborer à partir d'uncontre-transfert inconscient. Ceci nous amène à mieux comprendre en consé-

quence le fantasme collectif de débordement vécu par les psychanalystes faceà un afflux de matériel onirique puisque finalement il s'agit du retour sur euxd'un autre débordement, mais alors, par le biais des pensées latentes, n'enrevient-on pas à accorder à nouveau une place prédominante à l'interprétationde transfert ? Certes, mais nous retombons alors dans la difficulté de la deutungtout en admettant que le durcharbeiten est finalement difficilement séparabledu travail du rêve, car jusqu'à preuve du contraire et en dehors de quelquesexceptions l'élaboration du transfert se fait par d'autres moyens que ceux quiparcourent la voie royale si difficile d'accès.

REV. FR. PSYCHANAL. 54

RENÉ MAJOR

L'INTERPRÉTATION COMME LIEN SYMBOLIQUE

Il est un exemple de travail analytique de Freud qui fut l'objet d'une atten-tion particulière dans la littérature de la part des premiers disciples qui s'inté-ressèrent au problème de l'interprétation. C'est celui connu sous le nom d'Ali-

quis et consigné dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, Bleuler a même

tenté, en se fondant sur cet exemple, de déterminer mathématiquement lacrédibilité des interprétations psychanalytiques.

Sans reprendre une telle démarche, je voudrais tenter de caractériser lemodèle selon lequel les tenants et aboutissants d'une interprétation peuventêtre retracés dans une analyse en suivant un enchaînement d'une logiquerigoureuse. Logique d'un type particulier que je qualifierais volontiers de« symbolique " en vertu de la nature du lien qui relie alors les représentationsdans leurs divers cheminements. De ce point de vue pourrait être aussi arti-culée la différence entre construction et interprétation.

On se souvient qu'un jeune compagnon de voyage de Freud voulut, auterme d'un discours passionné sur le statut social de la race juive, citer le versde Virgile Exoriar (e) aliquis nostris ex ossibus ultor, mais il ne put se souvenirdu mot aliquis. Voulant connaître la raison de son oubli (la présence de Freuddont il connaissait les travaux lui en fournissait l'occasion rêvée), il soumit doncses pensées à la libre association. Dès le départ se présente l'idée qu'il jugeridicule de diviser le mot en deux parties : a - liquis. On imagine sans peinequ'en l'absence de nouvelles associations Freud aurait pu déjà, par une cons-

truction, mettre son interlocuteur sur la voie de la solution. Mais en le laissant

poursuivre nous découvrons la rigoureuse convergence des associations— saint Simon, l'enfant sacrifié, les écrits de saint Augustin à propos desfemmes, le miracle de la liquéfaction du sang de saint Janvier... — vers la

pensée, livrée dans l'embarras et sous la réserve habituelle qu'elle est dépourvuede lien avec celles qui précèdent, de son attente angoissée d'une lettre d'unefemme pouvant apporter une bien malencontreuse nouvelle... « Que ses mens-truations sont interrompues », poursuit Freud à l'étonnement de son inter-locuteur.

C'est à cette dernière démarche que Freud accorde plus volontiers lanotion d'interprétation qui s'applique selon ses propres termes à un élément

singulier du matériel analytique comme une association, un oubli, un lapsus,alors qu'une construction, comme une pièce rapportée, vient combler unelacune de l'histoire ou une faille importante du processus associatif. Uneconstruction comporte nécessairement une référence à la théorie et si, comme*le délire auquel Freud la compare, elle rejoint toujours une part de vérité

historique, l'économie du cheminement singulier qu'elle opère ne se portepas nécessairement au crédit de l'analyse. Mais il est vrai qu'elle peut toutaussi bien paver la voie à l'interprétation, cette dernière pouvant d'ailleursvenir de l'analysé comme de l'analyste. Peut-être est-ce en ce sens que pourraitêtre compris ce que dit Freud de la construction comme travail préliminaire.

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 847

Ce serait alors privilégier dans l'analyse l'interprétation au sens strict où

semble l'entendre Freud en 1937 et dont il nous a donné de nombreux exemplesdans ses analyses.

Cette question parait rester ouverte pour Didier Anzieu dans son rapport.Tout en affirmant la différence du point de vue métapsychologique entre

l'interprétation-surprise et l'interprétation-construction, cette seule façon de

les dénommer inclinerait à penser qu'il leur accorde une égale valeur «mutative »,pour reprendre l'expression de Strachey. L'usage veut, par ailleurs, qu'onqualifie d'interprétation ce qui serait à proprement parler une construction.

Dans un récent travail, Rosolato a pour sa part, en reprenant la distinction

freudienne, opposé comme formes paradigmatiques, l'interprétation « pure »

à la construction systématique. Selon lui, l'interprétation « pure » s'attacherait

plus volontiers au langage, choix qui se ferait au détriment de l'analyse dufantasme ou du transfert alors que la construction concernerait avant tout lefantasme inconscient.

Je voudrais soumettre ces dernières propositions à la confrontation d'un

court fragment d'analyse que j'ai déjà eu l'occasion de citer. Il s'agit d'une

jeune patiente qui présentait des crises tonico-cloniques. Son discours se

trouvait ce jour-là interrompu comme souvent par certaines choses qu'ellene pouvait me dire tout comme elle ne pouvait prononcer en présence del'homme dont elle était éprise les mots « je t'aime ». Assez curieusement son

silence se ponctue des mots « je me tais » et dans l'intervalle silencieux qui suit,

rempli d'angoisse, elle ne peut qu'évoquer le non que je pourrais prononceret qui traduirait le refus que mon propre silence vient à son avis lui opposer.Je lui demandai de quel nom son père l'appelait. Elle put se souvenir avec

émotion que dès son plus jeune âge c'est au prénom de « Maïté » qu'elle

répondait en accourant dans ses bras. Les mots d'amour qu'elle ne pouvaitexprimer se révélaient ainsi former l'anagramme de ce prénom tout comme

ils venaient composer l'énigmatique « je me tais ».En prenant appui sur l'ambiguïté du mot « non » ma question à la patiente

lui désignait aussi son souhait de m'entendre prononcer son nom avec une

signification analogue à celle qu'elle conférait à l'appel paternel. Ainsi setrouvait dévoilé, sans qu'il fût pour autant explicité davantage, le fantasme deséduction et le désir oedipien remis en scène dans le transfert. Seule se trouvaitfournie la liaison préconsciente et, sans qu'il fût construit, se trouvait quandmême rejoint le fantasme de scène primitive traduit en son corps par les crises

tonico-cloniques et que le parcours du frayage en sens inverse vers la consciencetransforme en une sorte d'onomatopée dont la séduction conserve la trace :« Maïté t'aime. »

Dans la suite immédiate de l'analyse, Maïté élabore toute une série de

représentations auxquelles elle n'avait pu jusqu'alors que faire allusion. Une

simple question portant sur l'ambiguïté d'une image auditive peut donc à lalimite réaliser le destin véritable d'une interprétation au sens strict, et tenir

compte, comme nous l'avons vu, du transfert et du fantasme inconscient.

Certes, on ne peut exclure qu'une construction, même informulée, sous-tendema question, mais ce qu'il importe de souligner c'est que le travail de la cons-truction n'est précisément que préliminaire et que même s'il se trouve quecelle-ci doive être communiquée comme telle, l'entier du travail analytique

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parait nécessiter l'interprétation au sens strict, tant elle correspond à l'inscrip-tion singulière dans l'histoire du sujet des thèmes plus universels des construc-tions. A cet égard on sait que dans le cas d'une « réaction thérapeutique néga-tive » une construction juste peut entraîner une aggravation des symptômes,ce qui ne semble pas être le cas de l'interprétation. Je me demande si ce n'est

pas parce que l'interprétation restitue au sujet sa propre création d'un lienentre sa parole, son fantasme et son symptôme, et offre ainsi l'occasion d'uneretrouvaille narcissique.

L'analogie de modèle de l'interprétation et du mot d'esprit a été soulignéepar Anzieu. De cette analogie témoignent l'ambiguïté du " non » de Maïté,comme celle des mois du calendrier et du miracle du sang qu'évoquait dansses associations le compagnon de Freud. Dans aucun de ces deux cas, cepen-dant, n'a vraiment été réalisé un mot d'esprit. Ce qui à vrai dire me paraitcapital dans cette analogie c'est que dans le moment du devenir conscient la

pensée préconsciente se trouve soumise à la révision de l'inconscient. Alors

qu'une construction comme telle nécessite un désinvestissement temporairedu système les, une rupture de la libre circulation de l'énergie et de sa liaisonà des représentations d'appartenance topique différente, l'interprétation tented'établir ou de rétablir un lien intersystémique. Surtout si elle prend son

point d'appui sur la voie transférentielle, l'interprétation dégage du même

coup l'énergie appliquée au transfert comme contre-investissement et fournitau quantum d'affect de l'énergie pulsionnelle l'occasion de nouvelles liaisons

qualitatives.Plutôt que de traduire un contenu conscient en un contenu inconscient,

ce qui risque d'entraver le processus de symbolisation, l'interprétation tendraità l'établissement d'un lien intersystémique, lien de nature symbolique au sensoù Freud entend que c'est la relation entre une représentation de mot pré-consciente et une représentation de chose inconsciente qui mérite d'être décritecomme symbolique. L'effet du rétablissement d'un tel lien symbolique estde rendre viable la voie de nouvelles liaisons de l'énergie libidinale.

En concevant ainsi l'interprétation comme un lien symbolique, nous pou-vons décrire trois modalités de résistance à l'établissement de ce lien. L'une

qui par le refoulement refuse à la représentation sa traduction en mots, maisdans ce cas une image visuelle vient évoquer la représentation refoulée qui est

symbolisée sur un mode non verbal. Une autre qui par le désaveu de la repré-sentation soumet cette dernière à de continuels déplacements dans des imagesverbales qui masquent la chose tout en l'évoquant dans une symbolisation non

figurative. Ces deux modes de résistance fournissent néanmoins une tête de

pont au rétablissement du lien symbolique, alors qu'une troisième résistancetente d'abolir toute distance entre le mot et la chose, de dissocier totalement leséléments de symbolisation qui semblent perdre toute liaison avec les résidusde perceptions de mots nécessaires au devenir conscient.

C'est peut-être dans cette troisième conjoncture que les constructions

peuvent s'avérer, en un premier temps du moins, indispensables. Les construc-tions kleiniennes sont célèbres. On se souvient du cas du petit Dick qui nes'intéressait à aucun jouet à l'exception des trains, des portes et des poignéesde portes. Dès la première séance Melanie Klein place à côté de Dick un grandtrain qu'elle appelle le «train papa » et un petit qu'elle appelle le « train Dick ».

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 849

Le moindre jeu du jeune patient, chez qui il nous est dit que la formation

symbolique paraissait au départ pratiquement inexistante, donne lieu dès lorsà plusieurs constructions de fantasmes, communiquées à l'occasion à Dick,et selon lesquelles l'intérêt pour les trains et les portes concernait l'intérêt

pour la pénétration du pénis dans le corps maternel et la peur de ce qu'ilaurait à subir (surtout de la part du pénis paternel) après avoir pénétré dansle corps de sa mère. Mais ce qui à mon avis marque l'entrée en fonction de la

symbolisation chez Dick c'est, lorsqu'il porte à sa bouche une petite poupéeet dit en grinçant des dents « Tea Daddy » (thé papa), la mise en circulationdans le courant intersystémique du mot tea qui, par les possibilités symboliquesqu'il offre en laissant s'opérer le jeu du processus primaire, vient reconstituerle mouvement pulsionnel oral de « Eat daddy » (manger papa).

Les constructions qui précèdent l'interprétation pourraient être différentesmais l'interprétation elle-même, s'appuyant sur la représentation verbale

préconsciente sans perdre de vue les contenus inconscients qui l'étoffent,est unique et elle réalise son véritable destin en opérant une ouverture dans le

champ de la symbolisation. La continuité psychique qui va du fantasmeinconscient à la parole et qu'établit le lien symbolique offrirait ainsi les critèresde crédibilité de l'interprétation selon la logique propre à la méthode psy-chanalytique.

PEDRO LUZES (Lisbonne)

LA VALEUR DE L'INTERPRÉTATION

Je voudrais faire porter mon intervention sur un sujet qui n'a pas étéabordé dans l'intéressant rapport de Didier Anzieu : « la vérité » de l'inter-

prétation.Quel est l'élément qui guérit dans la cure psychanalytique ? Est-ce la

neutralité qui permet au malade d'exprimer ce qui n'avait jamais été dit aupa-ravant ? Est-ce le contre-transfert qui lui donne la possibilité de bonifier ses

objets internes ? Est-ce la connaissance ou l'insight acquis par l'interprétationdu transfert ?

Mon opinion est que ce dernier point est un des facteurs dynamiques les

plus importants de la cure. L'insight communiqué par l'interprétation dutransfert est une vérité ici et maintenant. Cette vérité n'a pas dans la plupartdes cas un effet immédiat. Il s'agit plutôt de connaissances à effet cumulatif.

Chaque interprétation juste prépare celle qui suit. La convergence des inter-

prétations données sur le vécu de l'individu, la considération de ce vécu à

partir d'une multiplicité de points de vue, a finalement un poids certain.

L'analysé est, à partir d'un moment déterminé, conduit à concevoir sa vie etsa personnalité d'une façon tout à fait différente de celle qu'il avait eue

jusque-là.Le patient estime, à partir de ce moment, que l'analyse est valable, qu'elle

lui permet de remplacer une illusion par un vrai savoir. Il acquiert un vraicontact avec lui-même là où avant il ne sentait que confusion.

Habituellement dans une analyse réussie, ces moments critiques, où apparaîtun réarrangement de toute la perception de soi-même, se reproduisent à plu-sieurs reprises. Par accumulation, plusieurs de ces phases critiques conduisentfinalement à des modifications qui sont vraiment irréversibles. Le patientne peut plus jamais considérer les choses sous le même angle qu'auparavant.Sa conduite en analyse et son attitude dans la vie ainsi que son évolution dansl'avenir sont profondément changées par cette vision nouvelle. Il est alors

capable de distinguer dans sa vie une période avant et après l'analyse, entière-ment différentes l'une par rapport à l'autre.

Mon intention n'est nullement de prétendre que cette distinction entre unavant et un après radicalement différents ne peut se produire qu'en psychana-lyse. On la recontre dans l'existence d'individus qui n'ont jamais été analysés,sous l'action d'une relation objectale nouvelle, à la faveur d'une méditation

approfondie sur eux-mêmes, d'une expérience vitale (surtout aux momentscruciaux de changement biologique : puberté, fige adulte, crise des quaranteans, etc.).

Comme exemple d'un de ces moments critiques en analyse où le patientchange d'une façon perceptible, je pourrai citer un de mes cas. Il s'agit d'unhomme qui avait peu de contact avec moi, dont les associations consistaienttrès souvent en remarques faites sur le confort de mon bureau, sur des objetsde la pièce qu'il appréciait d'une façon superficielle. A partir du moment où

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 851

il commença à aller mieux, il établit un contact beaucoup plus grand avec les

interprétations et avec moi. A ma surprise ses associations concernant les objetsde mon bureau se sont soudain déplacées, d'une manière plus stable, sur ma

bibliothèque et sur son désir d'en acquérir une semblable. Le changement des

associations m'a montré que pour lui l'analyste comme source de connaissanceet vérité (l'analyste semblable à une bonne bibliothèque) était devenu beaucoupplus important que l'analyste pouvant seulement offrir du confort (l'analystebourgeois).

Pour arriver à la vérité en psychanalyse je crois à la nécessité d'interpréta-tions fréquentes, d'un dialogue entre patient et analyste. Il ne m'est pas possiblede concevoir l'association libre comme moyen pouvant conduire à lui seul,d'une façon mécanique, à un réarrangement de la personnalité du patient.

A la recherche quelquefois passionnée du malade, il faut ajouter une

recherche également intense de la part de l'analyste, pour arriver à la vérité.

Là où nous rencontrons un analyste silencieux qui écoute son patient d'une

façon permissive et rassurante sans aucune autre activité, nous nous trouvonsà mon avis en face d'une psychothérapie et non d'une analyse.

Devant les analystes qui défendent le silence comme arme thérapeutiquefondamentale, je suis arrivé à me demander à quoi servent alors les discussions

théoriques, la connaissance approfondie des textes et même les Congrès ?Si l'analyste n'a pendant les séances, rien ou presque rien à dire, pourquoifaut-il tant de savoir, à moins que ce ne soit pour se rassurer lui-même ?

André Green dans son excellent rapport sur l'affect nous dit, à la suitede Bion, qu'en analyse la connaissance (K) est un élément aussi importantque l'amour ou la haine (L et H). Je pense que les analystes qui n'interprètentpas sont loin de cette valorisation de la connaissance.

Pour terminer, je voudrais citer le prototype le plus ancien de l'expérienceanalytique — OEdipe roi de Sophocle. OEdipe roi n'est pas seulement la tragédiede l'inceste et du parricide, c'est aussi la tragédie de l'illusion. Tiresias et

OEdipe préfigurent très clairement le couple analyste-analysé. C'est Tiresias,aidé par le désir angoissé d'OEdipe de connaître finalement la vérité, qui percele masque de l'illusion, le non-savoir du roi. Sans Tiresias, sans ses divinations

(insights), jamais OEdipe ne serait conduit de l'ignorance présomptueuseà la vérité, en passant par la souffrance.

MARIE-GLAIRE BOONS

Voici quelques réflexions qui ne sont pas le fruit d'un travail préalable,longuement mûri, mais qui ont surgi ce matin, spontanément, en écoutant

parler Anzieu.Restons à l'intérieur des catégories — défense, plaisir (double) — proposées

par Anzieu pour caractériser l'interprétation, encore que pour nous, le pointde vue le plus général — et de structure — pour aborder l'interprétation setrouve directement lié au problème de l'acte en tant qu'il « exécute » par la

parole un ou des représentants pulsionnels fixés aux traces mnésiques (ce queLacan nomme les « signifiants », tissu de la chaîne inconsciente), soit en tant

que l'acte d'interpréter coupe, en un moment spécifique du discours, certainsliens entre ses blocs, et ce faisant crée des liens nouveaux. Opération-noyau, quidoit toujours avoir pour effet principal une redistribution, un remaniementde l'énergie libidinale, et qui se déploie à plusieurs niveaux structuralementliés : nouvelle coupure, nouveaux liens :

— analyste-analysant ;— à l'intérieur de chacun de ces deux termes :

— images et affects projetés ;

— entre les blocs associatifs du discours.

Acte donc contradictoire que celui d'interpréter ! Très grossièrement on

peut dire ici : la parole interprétante en tant qu'elle sépare, clive, met en scène,ouvre et ordonne, peut s'indexer sur la fonction paternelle, mais est aussi

opération de la mère s'il est vrai qu'elle donne en se donnant, qu'elle crée un

lien, qu'elle réunit.L'ensemble se solde, ou devrait se solder — à la longue — par un déplace-

ment général et une redistribution des sigifiants inconscients qui « fixent »le sujet et le jouent.

Mais revenons aux propos d'Anzieu. Selon lui, l'interprétation explicite-ment théorique, induisant une rationalisation, l'interprétation dite « intellec-tuelle » ne produit d'autre effet que « défensif » : elle ne « passe » pas. Ceci ànotre avis n'est pas toujours vrai. Spécialement dans une conjoncture — àdéterminer — qui n'est certes pas au début de la cure, mais dans son second

temps, où l'interprétation théorique que l'analysé peut élaborer, loin de ren-forcer la défense constitue la mise en exercice actif d'une part des pulsionsanales : celle qui abstrait, donne forme à un matériau flou, réalise positi-vement la pulsion de saisir... Par ailleurs, il se produit un mouvement d'iden-tification à l'analyste censé détenir le savoir théorique. On sait bien que cen'est pas là le mot de la fin mais nous pensons que ce « mot " est une piècedu jeu.

Voici une troisième et dernière réflexion.

Qu'est-ce qu'une interprétation juste ? C'est notamment une interprétation« juste-un-peu-déplacée », « juste-un-peu-à-côté » du point qu'elle vise :caractérisation principale de son efficacité potentielle.

L'interprétation pour être juste doit, en tout cas, être maniée par l'analysteau plus proche de ce qui constitue sa structure formelle de base : une formu-lation à mi-chemin, dite à demi, incomplète en ceci que ce qu'elle porte de

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 853

vide appelle à être rempli par de nouvelles associations de l'analysant, ouvrantà ce dernier un trajet qu'il a à parcourir, seul.

Bien entendu ceci n'est pas le tout de ce que l'on peut dire à propos dela question : " Qu'est-ce que l'interprétation juste », qui renvoie à la parolede l'analyste comme énigme et comme pivot, rien ne pouvant jamais se direfrontalement ni exhaustivement, en fin de compte.

CHRISTIAN DAVID

INTERPRÉTATION ET AFFECT

Je tiens d'abord à joindre mes remerciements à ceux qui ont déjà été

adressés à D. Anzieu pour son dense et très intéressant rapport. Bien que

l'inspiration empiriste de celui-ci l'oppose à la monographie d'A. Green sur

l'Affect, d'orientation « intellectualiste », il existe maint point de convergenceentre les deux travaux dont le principal est certainement de montrer le carac-

tère inéliminable et la situation centrale des affects en psychanalyse. Aussi

bien D. Anzieu rappelle-t-il clairement que, dès les Cinq psychanalyses, l'inter-

prétation ne saurait pour Freud se limiter à la prise de conscience des repré-

sentations, au sens strict du terme.« La cure psychanalytique concerne tout autant le maniement, dans le

transfert, du quantum d'affect. Ici l'interprétation n'est plus seule à opérer ;l'attitude du psychanalyste dans la situation analytique, son silence, ses inter-

dictions, ses interventions par rapport aux règles, aux horaires, aux honoraires,sont également importants, souvent même décisifs. Qu'est-ce qu'interpréterun affect, si du moins cela apparaît possible ? Freud ne nous fournit pas de

réponse à cette question. De même il conviendrait, pour aller plus loin vers

une théorie psychanalytique du psychanalyste interprétant, de s'interrogersur les rôles respectifs de l'affect et de la représentation dans l'élaboration de

l'interprétation » (pp. 32-33 du Rapport).Par ces deux questions, difficiles autant qu'importantes, et qui sont à elles

seules tout un programme (qui n'est pas entré dans le cadre du Rapport de

Green) on voit donc indiquée la jonction entre les problèmes de l'Interprétationet ceux de l'Affect. C'est à cette jonction que je me propose de situer cette

brève intervention qui n'a d'autre but que de contribuer à en souligner l'intérêt

et la fécondité heuristique.Dès le moment où l'on ne se contente pas d'envisager les relations du

psychanalyste au patient en termes de savoir, c'est-à-dire où l'on abandonne la

première conception de Freud, dès que l'on reconnaît l'importance de la partnon intellectuelle — voire non intellectualisable — tant du processus de l'Inter-

prétation que de l'objet sur quoi elle porte, il est manifeste qu'à côté du rôle

des représentations et de leurs associations intervient, et avec quelle puissance

parfois, le rôle des affects. D'où la découverte du transfert et du contre-transfert.

Ceux-ci reconnus, l'interprétation change d'essence et de portée : c'est une

opération qui n'engage pas seulement la connaissance de l'inconscient, chez

autrui comme chez soi-même, mais son expérience. Autrement dit, c'est désor-

mais une opération mixte, complexe, où l'affectivité a autant de part, sinon

davantage, que l'activité représentative. Ceci sera ma première remarque.Sans vouloir empiéter sur la problématique de l'Affect mais pour les besoins

de mon propos, je noterai en second lieu, avec André Green, que Freud,

après mainte hésitation, en est venu à admettre, assez tardivement semble-t-il,l'irréductibilité de la qualité à la quantité dans la définition de l'Affect.

Dès lors qu'on fait droit à la réalité qualitative de l'Affect (c'est sa part

INTERVENTIONS SUR UNE THEORIE DE L'INTERPRÉTATION 855

subjective seulement dira-t-on peut-être ? Mais qu'est-ce à dire puisque laréalité psychique est l'élément où se meut la psychanalyse), il s'ensuit — etceci est de conséquence pour les questions ici en jeu —, que l'affect peutrevêtir pour son propre compte une valeur de signification et de signalisation,en même temps qu'une valeur cognitive éventuelle.

Relier ces deux remarques permet alors de progresser dans l'élaborationdu problème des rapports entre interprétation et affect, avec tous les aspects

qu'il comporte. En effet, si d'une part on reconnaît l'existence d'une compo-sante non intellectuelle, non logique, de l'interprétation, quant à son élabo-ration et quant à son objet, et si d'autre part on pose comme irréductiblel'élément qualitatif de l'affect, il en résulte la possibilité de principe d'unemise en relation de l'interprétation avec l'affect, conclusion non dénuée d'inté-rêt dans le cadre d'une théorie de l'interprétation qui est le motif du Rapportde Didier Anzieu, mais qui pourrait aussi porter ses fruits au niveau de lathéorie de la technique.

Tant que l'interprétation est conçue selon un modèle " intellectualiste »,et l'affect selon des références « physicistes » — c'est-à-dire comme, en finde compte, uniquement quantitatif — il est évidemment précaire d'envisagerune quelconque interprétation de l'affect puisqu'elle se donne alors comme

conceptuellement impossible. En revanche, si l'on rejette de tels repères au

profit de la double reconnaissance sur quoi j'ai insisté, on voit aussitôt qu'unehomogénéité, une congruence suffisantes sont introduites pour que la questionde l'interprétation de l'affect prenne sens et viabilité. Si les affects doiventêtre l'objet d'une interprétation psychanalytique il faut, en effet, qu'ils aient,une signification cachée ; et par ailleurs, pour que la démarche interprétativepuisse les atteindre il faut qu'elle permette autre chose qu'un travail intellectuel,à savoir une identification à la totalité du psychisme et aussi au vécu corporelde l'analysé.

Cette correspondance entre affect et interprétation étant considérée comme

acquise, il devient loisible de se demander en quoi consiste l'interprétationd'un affect. Il me semble fort utile de se servir de la distinction, dès longtempsconnue mais nouvellement formulée par A. Green à travers l'opposition qu'ilétablit entre langage et discours du patient. Ce que le discours nous donne àentendre et à observer ne se limite pas à toute la part expressive associée aufait de parler (le langage consistant exclusivement dans les représentations demots communiquées à l'analyste) mais comprend aussi la mimique, la posture,la gestuelle, les acting in et out, les sensations diverses, etc., bref tout ce quiautorise à faire état d'une hétérogénéité fondamentale du matériel, ou si l'on

préfère le terme, du signifiant. De plus, cette distinction peut, doit même,être appliquée à l'analyste, chez lequel, parallèlement à ses interprétationsproprement dites, explicitées ou non, se déroule un « discours » conscient et

inconscient, en partie attribuable au contre-transfert et qui a une incidenceinévitable sur le processus interprétatif lui-même.

L'interprétation de l'affect va donc engager le « discours » de l'analysteaussi bien que celui du patient et non pas seulement les associations verbaliséesde l'un et les mécanismes intellectuels et techniques de l'autre. La consciencede la possibilité et de l'opportunité d'interpréter tel affect ou telle constructiond'affects suppose que le matériel des séances soit appréhendé non comme un

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texte à déchiffrer mais comme un ensemble animé à comprendre. Il s'agiraalors, sur la double base d'une identification étroite et d'un savoir peu à peuaccumulé, de tenter de faire apparaître l'affect latent derrière l'affect manifeste,de décomposer le donné émotionnel ou thymique immédiat en y dégageantdes éléments inaperçus bien que présents, de faire sentir tantôt l'inhibition,tantôt le déguisement, presque toujours la complexité insoupçonnée de l'expé-rience affective vécue dans le cadre même des séances. Certes, la plupart du

temps l'analyste a le loisir d'étayer ce qu'il communique à son patient sur des

représentations, de mots et de choses, liées à leurs affects, mais il peut se faire

qu'il n'en aille pas ainsi, ou bien que l'intervention soit perçue par lui commed'emblée promise à l'inefficacité si elle emprunte cette voie au lieu de porterdirectement sur l'affectif.

Ainsi l'analyste va-t-il se trouver conduit soit à indiquer le caractère para-doxal d'une absence d'affect en raison du contexte associatif, soit à pointerl'émergence d'une angoisse en tant qu'elle parait destinée à empêcher la prisede conscience ou à tenir lieu de représentation, bref leurrant le sujet tout

accaparé par l'intensité de ce qu'il éprouve ; soit à montrer l'insistance d'unecertaine polarité sentimentale dans la mesure où cette insistance est révélatricede l'influence d'un refoulement ou d'un contre-investissement importants ;soit encore à déjouer « une ruse de l'inconscient » consistant par exemple àisoler ostensiblement un affect donné du réseau complexe auquel il appartientcomme pour offrir à l'analyste une manière de gage censé le dissuader d'une

investigation plus poussée ou d'une attitude de soupçon. L'inventaire pourraitse poursuivre ainsi presque indéfiniment, mais quoi qu'il en soit, interpréterles affects c'est, de toute évidence et au premier chef, opérer des « réductionstransférentielles » en utilisant la mémoire affective du patient grâce à laquelleil est en mesure d'effectuer des comparaisons vécues, ressenties avant qued'être pensées. Parallèlement l'élaboration de l'interprétation chez l'analystepeut s'accomplir de façon parfois fulgurante, sans doute en fonction de lamise en jeu d'une sorte d'intuition a-représentative, sans que l'on soit, certes,autorisé à exclure le rôle d'une préparation inconsciente progressive dansl'ordre des représentations, des liaisons associatives.

C'est donc dans le cadre de ce que D. Anzieu, probablement inspiré parJ. Strachey, a désigné fort heureusement comme l' interprétation-surprise quevient s'inscrire l'interprétation de l'affect. Celle-ci flatte moins le narcissismede l'analyste que l'interprétation-construction, dont il se sent davantage l'auteuret le responsable, et ce doit être là une des raisons qui expliquent le privilègesouvent accordé au symbolique par rapport à l'économique, au souci de

l'intelligibilité par rapport à celui de l'efficacité, et qui rende compte, enfin,du peu de travaux consacrés à l'affect et à son interprétation. Il semble bien,cependant, que l'interprétation de l'affect soit possible, utile, et qu'elle puisserevêtir quantité de formes. J'irai plus loin, sans interprétations de l'affecton risquerait de pratiquer ou bien, à certains moments, une psychanalysesans tête, en se contentant du mal nommé «contact d'inconscient à inconscient »

ou bien, en se limitant à une combinatoire des représentations, une psychanalyse— pour reprendre la métaphore du rapporteur — sans ventre ni coeur.

ILSE BARANDE

LES PRÉAMBULES

A L' « INTERPRÉTATION-SURPRISE »

Je voudrais contribuer à répondre à la question que Didier Anzieu poseau début de son travail : « Qu'est-ce qui rend possible au psychanalyste le

processus d'interprétation, en quoi la formulation apporte-t-elle quelque chose,et comment, alors que le vécu transférentiel est corporel ?» Je voudrais donc

m'insérer, après le « Vu et l'entendu dans la cure » (1), dans ce creux de la

théorie, cet écart volontiers appelé le préverbal, qui me parait abusivement

souligné mais peu inventorié.Au cours des années je suis devenue de plus en plus attentive à un déroule-

ment dont la satisfaction qu'il nous procure retarde peut-être l'investigation :

je veux parler de ce jaillissement dont traite le rapporteur lorsqu'il est

retenu, association implicite de l'analyste ayant une valeur très précise, récapi-tulative et significative et que... le patient, lui, exprime comme un seul homme.

Analysé et analyste s'avèrent donc jusque dans le moindre détail dans lamême foulée associative interprétative jusqu'à atteindre à une identité del'énoncé retenu par l'un, proféré par l'autre.

M'étant déjà attachée aux indices sonores, mélodiques, préludant à de

pareilles coïncidences, je voudrais apporter cette fois quelques brèves illus-trations permettant d'appréhender en quoi la redondance de la même séquence,la surabondance aboutissent à un résultat qui pourrait paraître inespéré. C'està dessein qu'il ne s'agira pas d'interprétations énoncées mais de ce qui lesrend possibles et peut assurer leur adéquation.

1. Au sortir de cette consultation qui m'a permis non seulement de ressen-tir comme dépressive une fillette présentée par sa mère (c'était aisé), maissurtout d'obtenir de la jeune femme une part essentielle de la vérité de larelation mère-fille, je m'interroge : comment cela est-il devenu possible ?Il s'était agi pour cette mère de tout mettre sur le dos de la jalousie fraternellevis-à-vis d'un puîné, elle dénonçait sans le nommer le chantage de la petite.Sur un mode objectif, surmonté d'un regard anxieux, la belle-mère me fut

longuement décrite dans ses agissements, mais non qualifiée comme froide,

personnelle, incapable d'un élan, sinon allusivement par le biais de la description.Par quel contage subtil — la revoyant après la fillette — suis-je parvenue à

offrir à cette femme le moule calqué sur elle qui lui permit de me faire l'aveude l'incompatibilité, voire de l'antipathie anciennes qui avaient compromisdepuis le début sa relation à sa fille, alors que le garçon, peu d'années après,jouit d'une mère autre ? Contrevenant à ce qui s'élabore dans le temps d'une

cure, j'ai composé (identification hystérique ? introjection d'un échantillon ?),comme en reflet de cette femme, l'attitude qui condense et endigue ses conflits.

(1) Revue française de Psychanalyse, t. XXXII, n° 1.

858 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Une complaisance quasi somatique informée par son regard, sa voix, maisencore... Cette femme s'est décrite à travers sa fille, à travers sa belle-mère,elle était avec moi selon sa distance anxieuse ; je disposais de trois versions

pour faire l'apprentissage accéléré de sa personnalité; trois versions sans

compter l'apport dû à la fillette. Le lit de mes « intuitions » à venir n'a-t-il

pas été soigneusement creusé ?2. Une séance : il m'apprend que cet acte sexuel ce soir-là, avec cette femme,

la sienne, et des plus satisfaisants, a été purgé par des ennuis intestinaux, desmalaises de la nuit et du lendemain. Au cours de la séance le récit de l'acte est

bref, et comme écarté aussitôt dit. Le récit des maux est très long et riched'évocations jusqu'à aboutir à cette place dans le lit des parents autoriséeseulement à l'enfant malade. Il choisit le côté du creux maternel dont le souvenirest lié à la mère enceinte. La voix qui porte ce discours s'est étiolée, plaintiveelle réédite dans le présent transférentiel l'invocation contenue dans le vécurécent et dans le souvenir.

Comment oublierais-je ce fil rouge de trois brins solidement tressés quiprépare ce que j'éprouverai dans quelque temps comme le bonheur d'une

adéquation, la communication des inconscients, etc., pour avoir épousé, sans

plus le savoir, un mouvement si éloquent.Un mouvement : je voudrais souligner qu'à insister sur le caractère régres-

sivant ou frustrant, ou les deux, d'une situation analytique d'où, dit-on, lamotricité est exclue, on risque de négliger l'activité considérable qui s'ydéploie dans le verbe, activité telle que ce que nous entendons par actingout ou in peut s'y résorber pour une large part si avec J. Rouart (1) nous

quittons là-dessus une vue sommaire.

3. D'entrée de jeu du transfert de cette analysée l'objet maternel fut biparti.Je me retrouvais, certes, avec la bonne part de la lune de miel et de la mère,mais sans savoir reconnaître d'emblée comme mon autre moitié l'homme quise trouvait relégué à la place de mère exécrée. Il me fallut les recoupementsd'autres bipartitions toutes agies pour parvenir à estimer à leur prix ces " auto-

symbolisations » plutôt qu'à taxer ces comportements de fuite, de résistancede transfert.

La question subsidiaire : " Qu'autosymbolise l'analysé ? » n'est certes pasune découverte mais me semble un auxiliaire bien utile dans des situationsdifficiles à déchiffrer ou à supporter, car reprenant le matériel dans son mou-vement le plus ample sur le modèle de ce que fit Freud pour l'activité onirique.Je la dois au Ferenczi des années 30 (2), essayant de mieux saisir les maté-rialisations hystériques, les états de transe et les céphalées en cours de cure.Dans ces manifestations, Ferenczi reconnaît le négatif suggestif, la figurationautosymbolique d'un vécu en quête d'auteur.

Lors de la survenue brusque de tels états il s'interroge sur le sens de cesfluctuations : fuite devant une douleur excessive, désignation par le patientd'une brusque modification de sa vie par un choc, ou bien encore s'agit-il,

(1) J. ROUART, " Agir " et processus psychanalytique, Rev. fr. de psychan., t. XXXII,1968, n° 5-6.

(2) S. FERENCZI, Bausteine, vol. IV (30-7-1931), p. 252-254.

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 859

conformément à son histoire vécue, d'une blessure provoquée par l'analyste ?« Le rythme aussi, la lenteur ou la brusquerie du changement de la résistanceet du transfert peut figurer quelque chose de l'histoire du patient. »

Il n'est guère besoin d'ajouter que tous ces aspects sont incarnés, corporels,en tant que tels directement accessibles à une sensibilité commune et de façonplus différée au surinvestissement des mots. Leur genèse fantastique estsédimentée dans le ici et maintenant à la façon même dont Freud le décrit

pour le caractère (1923) (1).Aussi, lorsque le rapporteur adopte un point de vue résolument génétique,

ses vues, les thèmes qu'il choisit nourrissent certes d'imaginations créatricesnotre perception toujours en retard sur la richesse des vécus, mais à mon sens,ni plus ni moins que s'il nous proposait de méditer sur le soufflet de muscles

qui fait parcourir à l'air inspiré le défilé mobile des cordes vocales (2),ou encore nous rappelait parmi tant d'autres découvertes éthologiques le

comportement de ces dindes inexpérimentées pour lesquelles le maternagede leurs petits et l'acuité auditive sont étroitement liés. Les Schleidt (1960) (3),en les étudiant, ont en effet constaté que la dinde sourde tue à leur éclosionses petits dindonneaux qu'elle n'entend pas.

Tout ceci conduit à postuler une « conaturalité » (Anzieu) en admettant

que le fond commun, et toujours présent, de nature biologique, le sens partagéde la langue et de la culture unissent l'interprétation énoncée à ce qu'elleinterprète. De là ce « plaisir que provoquent la prise de conscience et l'inter-

prétation tant pour le psychanalyste que pour le patient » (Anzieu). Que DidierAnzieu soit félicité et remercié d'avoir su l'évoquer dans son beau rapport.

(1) S. FREUD, Le Moi et le Ça, chap. III (1923), G.W., vol. XIII.

(2) I. FONAGY, Die Metaphern in der Phonetik (Les métaphores en phonétique), Mouton, 1963.(3) W. et M. SCHLEIDT, Troubles de la relation mère-enfant chez les dindes atteintes de

surdité, Behaviour, 16, 3-4.

GEORGES ABRAHAM (Genève)

HYPOTHÈSES POUR UNE RECHERCHE

DU « BON MOMENT » DE L'INTERPRÉTATION

La lecture du beau rapport de M. Anzieu se fait d'une traite et sa clartéle rend particulièrement saisissant. Qu'il puisse nous fournir une panoramique

de toute la démarche freudienne en la faisant pivoter sur l'interprétationdémontre, à mon avis, l'importance fondamentale et incontestable de l'inter-

prétation elle-même dans la théorie et la pratique psychanalytiques, à l'encontrede ceux qui voudraient lui attribuer un rôle plus modeste.

Cependant, dans ses conclusions, M. Anzieu met davantage l'accent sur lecôté artistique de la fonction interprétative de l'analyste plutôt que sur soncôté scientifique.

L'activité interprétative qui se configure comme une oeuvre d'art donne

plus de relief à l'aspect humain relationnel sur quoi se tisse la cure et à lacommunication entre inconscients. Néanmoins, il ne faut pas oublier que ledésir d'obtenir un statut scientifique, rigoureux le plus possible à toute acti-vité analytique, est toujours vivant dans chaque analyste, comme il le fut

déjà en Freud. A vrai dire, nous savons bien, scientifiquement parlant, pour-

quoi nous interprétons et aussi comment nous devons nous y prendre. Par

contre, peut-être sentons-nous seulement quand nous devons interpréter etc'est donc davantage pour le moment choisi pour l'interprétation que nousavons l'impression d'être des artistes.

Demandons-nous comment toute interprétation est-elle possible : person-nellement, je pense qu'elle est tout d'abord possible parce qu'un décalageentre analysé et analyste existe d'emblée. L'analyste est sensé être libéré de sa

névrose alors que l'analysé y est enraciné ; l'analyste se cache dans la pénombred'une demi-réalité alors que l'analysé est obligé d'étaler toute sa réalité inté-

rieure et extérieure. L'analyste parle peu et sa parole est le résultat d'une

réflexion, alors que l'analysé dit tout en essayant de bannir le contrôle et laréflexion. M. Anzieu compare à juste titre le langage de l'analysé aux lallationsdu petit enfant et celui de l'analyste aux messages de la mère. L'on pourraitaussi comparer le décalage entre l'analysé et son analyste à celui entre un pointdépolarisé électriquement et un autre point polarisé. Du côté de l'analysé, il ya, en définitive, une situation de manque, d'indétermination, de réceptivité,de refoulement. Quand l'analyste parle, interprète, son discours se constitue

pour remplir, coordonner, offrir, dévoiler. Il en résulte une distance opération-nelle qui ne doit pas être trop mince ou trop grande.

Trop grande, il n'y aurait plus de dialogue possible, comme si la liberté

associative de l'analysé devenait incoordination délirante, ou sa fantasmatisation

croyance hallucinatoire, ou l'attention flottante de l'analyste distraction. Trop

grande encore si devant un analyste qui n'agit pas, qui ne bouge pas, il yavait un analysé qui passe d'un acting à l'autre ; ou devant un analyste qui ne

peut que peu parler, un analysé qui parle beaucoup trop et pour lequel la liberté

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 861

associative devient acting verbal ; ou alors un analysé qui ne parle pas du toutet pour lequel également, l'inhibition à la verbalisation ressemble à un acting.

Une distance trop mince, au contraire, transformerait l'analyse en une

psychothérapie de soutien, en une relation où l'urgence pragmatique l'empor-terait sur la nécessité de la compréhension.

Le décalage et la distance entre analysé et analyste ne sont pas que des élé-ments provoqués par l'architectonique analytique, mais correspondent à desstructures psychodynamiques différentes dont ici je ne veux que soulignerun des aspects qui les opposent : l'aspect temporel.

L'analyste a pu obtenir une mobilité intérieure qui lui permet un passageharmonique du passé au présent, qui lui permet de régresser s'il le faut sansque cela entraîne une fixation à des positions révolues de son développement.Qui lui permet enfin d'employer des défenses pour les abandonner lors d'un

changement des circonstances qui les avaient requises. L'analysé à l'opposé,de par sa névrose et de par aussi la situation analytique qui le pousse et lemaintient dans la régression, est enfermé dans la répétition et s'accroche auxmêmes défenses, aux mêmes réactions, aux mêmes compromis. Si le temps de

l'analyste pouvait être représenté par une ligne, celui de l'analysé pourraitl'être par un cercle. Les deux structures psychodynamiques, celle de l'analyséet celle de l'analyste, vont interférer tout le long de la cure ; leur différence ena permis le démarrage mais la réduction progressive de cette différence va

permettre le déroulement positif du processus analytique. Il se peut que lespremières transformations de l'analysé soient plutôt dues aux facteurs non

interprétatifs de l'analyse tels que la neutralité de l'analyste, l'amorce spontanéedu transfert, etc., mais vite un circuit dialectique s'établit entre l'action muta-tive non interprétative de l'analyse et celle induite par l'interprétation. Sitous nous sommes d'accord que l'interprétation doit être donnée au bon.moment, nous devons nous inquiéter pour savoir quel est ce bon moment où

l'interprétation risque d'être plus efficace et si son choix doit être laissé enexclusive au sens «artistique » de l'analyste ou bien lui trouver une justificationplus méthodique. Or, il me semble que le moment d'efficacité maximale de

l'interprétation, ce qui ne veut pas dire que l'on ne puisse pas interpréter àd'autres moments, se situe quand des changements, tout microscopiquessoient-ils, se font entrevoir dans la structure psychodynamique rigidifiée del'analysé, quand sa structure, par ces changements, se rapproche ne serait-ce

que pour un instant, de celle de l'analyste ; quand une fêlure se produit dansle cercle de son temps répétitif et qu'une tendance à la progression se dessine.C'est, en somme, quand l'analysé opère un brin de mouvement d'un type dedéfense à un autre, d'une position par exemple de style oral à une de styleanal ; que la régression se mobilise, que l'analysé se montre en un éclair unpeu moins répétitif dans sa répétition, c'est alors que l'interprétation s'intro-duit dans une brèche du système résistentiel. Puisque la compulsion à larépétition est justement refus du temps qui passe et partant, refus de la vie,l'ouverture momentanée au temps permet la pénétration de la parole qui donneun sens, stimule la progression, réactive le développement. Ce qui veut direaussi un passage de l'inconscient dépourvu de temps au conscient temporalisé.Ceci se réalise en pratique surtout quand l'analyste s'aperçoit que quelquechose de nouveau apparaît dans la monotonie du réseau associatif. Et telle

REV. FR. PSYCHANAL» 55

862 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

perception d'ailleurs ne se borne pas du côté de l'analyste puisque la surprisede l'interprétation efficace n'en est pas entièrement une pour l'analysé dans lesens que, comme nous l'avait enseigné Freud, il faut révéler à l'analysé ce à

quoi il était presque parvenu lui-même. Les modifications dont je parle ne sebornent pas, d'ailleurs, à la thématique associative mais peuvent se révélerà travers d'autres variations, telles qu'un accroissement ou une réductiondu débit associatif ou de l'apport onirique, un changement dans la tonalitéde voix de l'analysé ou dans sa maîtrise du langage, etc.

Si le décalage initial entre analysé et analyste avait fourni l'énergétiquenécessaire à la pénétration interprétative, il avait aussi représenté une limitationà l'interprétativité. Plus le décalage diminue au long de la cure, plus la possi-bilité interprétative pourrait aussi augmenter, jusqu'à devenir, cet accroisse-ment des perspectives d'interprétation, un des critères éventuels de fin d'analyse.

SIMONE DECOBERT

Dans la perspective, proposée par Didier Anzieu, de situer les fondements

« de la nécessité et de la possibilité de l'interprétation à l'intérieur de l'inévitable

déroulement de la relation libidinale mère-enfant », j'ai tenté l'essai d'une

recherche concernant l'existence d'activités mentales archaïques qui pourraientêtre considérées comme les prémisses ou comme les prototypes de l'interpré-tation et qui témoigneraient de la constance de l'activité interprétante.

J'utiliserai dans ce but quelques considérations préalables sur la notion

de lien et sur la notion de contrainte.

Toutes les études de la dynamique de la relation mère-enfant, qu'ellessoient effectuées dans la visée de Freud, ou dans celle de Spitz, ou dans celle

de Melanie Klein, mettent en relief certains caractères permanents qui sont :

1. La notion de lien avec les vicissitudes de la cohésion du Moi ;2. Le caractère inéluctable de l'évolution de la relation;

3. L'élan intégratif et de dépassement du Moi (1), l'idée de contrainte étant

commune aux trois propositions.

Sans en constituer la totalité, ces éléments font également partie des carac-

tères de l'interprétation dans la cure et de sa dynamique.

J'essaierai de montrer dans quelle mesure la contrainte à interpréter peutêtre le fondement métapsychologique du fonctionnement du Moi et comment

le fonctionnement du Moi peut être, par contre, en lui-même, une interpré-tation qui assure la régulation de la contrainte à interpréter.

Je relèverai d'abord dans l'oeuvre de Freud la présence de ces notions et

de leurs interférences.Pour Freud la signification de lien donnée à l'interprétation est explicite-

ment formulée tant à propos de la relation entre l'analyste et l'analysé qu'à

propos du fonctionnement spontané de l'appareil psychique.Dans l'article de 1937 intitulé « Construction en analyse », Freud définit

cette dernière interprétation comme le lien entre les deux parties du travail de

la cure : celle de l'analyste (construction) et celle du patient (remémoration),

lequel patient devra, à l'aide du transfert, introjecter les deux mécanismes et

leur relation.Nous dirions peut-être aujourd'hui, sous une autre forme, que l'interpré-

tation constitue le lien entre la névrose infantile et la névrose de transfert.

C'est en ces termes que les études récentes sur le processus analytique ont

décrit l'interprétation, au précédent Congrès des Langues romanes de 1968.Un auteur comme W. R. Bion ajouterait que, de ce lien, dépendent la

fécondité et la créativité du processus analytique (2).Dans les textes plus anciens, celui qui concerne « Analyse dite sauvage »

(1910), par exemple, Freud établit l'une des différences entre l'interprétationvraie et l'agression « sauvage » du patient, dans le fait qu'il n'est pas, dans ce

dernier cas, tenu compte de la résistance, mais aussi de la prise de relais quedoit représenter l'interprétation de l'analyste par rapport à la fonction inter-

(1) Cf. F. LUQUET, Processus analytique de l'élan intégratif du Moi, Rev. fr. de Psychanal.,XXXIII, 1969, n° 5-6, p. 973-979-

(2) W. R. BION, Attacks on linking, Int. Journ. Psych., 40, 1959, 308-315.

864 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

prétante permanente du psychisme du patient. Cette notion de fonctionne-ment spontané irréductible doit sans nul doute être prolongée dans la notionfreudienne d'élaboration psychique où nous trouvons décrit le fonctionnementde la contrainte à l'élaboration et ses vicissitudes.

En effet, c'est à partir de la notion d'élaboration psychique que Freud amontré comment les entraves au fonctionnement spontané de l'appareil psy-chique occasionnent une stase libidinale à laquelle il fait jouer un rôle importantdans la constitution des névroses et des psychoses (Du narcissisme, une intro-

duction, 1914).

Laplanche et Pontalis considèrent que cette notion de contrainte à l'éla-boration constitue une « charnière entre le régime économique et le régimesymbolique du freudisme ».

Elle nous intéresse en ce qu'elle est à rapprocher de l'élaboration interpré-tative, de la perlaboration, et donc ici, parce qu'elle nous aide à saisir l'originedes analogies entre le travail dans la cure et le mode de fonctionnement spontanéde l'appareil psychique, en ce qui concerne l'obligation de l'interprétation.

Déjà dans La science des rêves, en 1900, Freud avait montré le fonctionne-ment de l'un des mécanismes de l'inconscient, sous une forme peut-être proto-typique de l'interprétation, dans la permanence de l'effort du psychisme pourassurer le processus secondaire et éviter la rechute dans le processus primaire.Cette ébauche d'interprétation inconsciente, obligation à dépasser le refoule-

ment, se situerait donc au niveau de ce qui relie le processus primaire et le

processus secondaire en une contraignante cohésion.Plus tardivement, dans l'article intitulé « La dénégation » (1925), Freud,

étudiant l'origine de la fonction de jugement, a montré une autre contrainte,la contrainte du psychisme à affirmer ou à dénier le contenu de la penséeexprimée par une mise en rapport dont il fait la tâche essentielle de la fonctionde jugement.

Nous constatons donc l'interférence permanente du lien et de la contrainteet nous savons comment cette notion de contrainte a rejoint celle de répé-tition qui caractérise l'oeuvre de Freud à partir de Au delà du principe de

plaisir (1920).Dans cette même perspective Melanie Klein s'est placée directement sur le

plan de la lutte de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, donc du problèmede la survie, du dépassement, du changement qui est aussi le problème de lanécessité de l'interprétation de la fonction de liens.

C'est Hanna Segal qui a exprimé la conception kleinienne de la fonctionde liens en définissant ceux-ci par la formule : " Toute fonction, tout organe,perçus comme unissant ensemble les objets ou leurs formes partielles. »

En ce qui concerne les liens entre le Soi et l'Objet interne ou externe,elle remarque qu'ils sont immédiatement sexualisés, soumis à la destructionet au renouvellement (reprenant là, dans Psychopathologie de la fonction schizo-

paranoïde, l'étude faite par Bion dans Attacks on linking).Dans différents travaux récents, divers auteurs ont semblé s'intéresser

à retrouver les traces de liens et les traces de la contrainte primitive à interpréter,sous des formes parfois un peu différentes ou situées à des niveaux différents.C'est ainsi que H. Sauguet, par exemple, relevant dans les Etudes sur l'hystériele fait de la continuité entre les concepts d'élaboration psychique névrotique

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 865

et de perlaboration, a été conduit à remarquer l'existence d'une « compulsion àl'association » contre laquelle lutte le refoulement.

A. Green, dans La contrainte interprétative étudiée au niveau de l'OEdipe,nous dit :

« L'oeil en trop, c'est ce qui, en l'homme, le condamne à l'interprétation...L'interprétation n'est pas seulement champ du possible, mais aussi nécessité,obligation... La relation du sujet à son géniteur fonde le champ de la contrainte

interprétative. » Selon Green, la double contrainte interprétative et déforma-trice serait l'origine de la contrainte de répétition.

R. Barande, dans son travail intitulé A la recherche du processus analytique (1),nous montre que «l'interprétation est le tiers », «le tiers situé à la fois à la sourceet à l'horizon de la répétition ».

Et récemment, dans Ebauche d'une recherche concernant l'existence d'acti-vités mentales pouvant être considérées comme prototypiques du processus ana-

lytique (2) (1969), M. Fain place à un niveau tout à fait archaïque, entre le

premier et le deuxième organisateurs de Spitz, une activité prototypiquecontraignante qui est caractérisée par la nécessité de refuser la régression àl'intimité narcissique, refus qui impliquera la recherche d'objets substitutifs,par l'intermédiaire de mécanismes de défense. C'est à propos de ceux-ci, préci-sément, que j'essaierai d'étudier certains caractères prototypiques de deuxfonctionnements précoces, le clivage et le symbolisme. Je les considéreraicomme conséquences de la rencontre des deux narcissismes mère-enfant avecla réalité intérieure et avec la réalité extérieure, dans leurs mouvements defusion et de dégagement, de lutte contre l'angoisse de séparation et contrel'angoisse dépressive de perte de l'objet total, ces dernières obligations impli-quant l'appel aux mécanismes de défense, à la fonction de lien, au tiers, au

père, à l'interprétation.Il m'a semblé possible de déceler les fonctionnements prototypiques de

l'interprétation au sein de la relation mère-enfant dans le jeu d'interaction

réciproque de deux contraintes contradictoires mais inséparables :

1. La contrainte à sortir d'une union qui risque de devenir léthale, donc lacontrainte à séparer, ce qui se réalise dans le clivage ou dans la symbo-lisation ;

2. La contrainte à maintenir ou à recréer un lien en dépassant la situation

précédente, et en établissant au delà du partage une cohésion qui empêcheratoute déperdition de la potentialité initiale du psychisme.

C'est sans doute dans le jeu de ces deux contraintes et dans la fonction delien de ce jeu, que s'inscrivent les bases de l'interprétation, laquelle doit dèsl'origine assurer la continuité de l'économie de l'Inconscient, c'est-à-dire,pour reprendre les termes mêmes de Freud, assurer « la coexistence de lasatisfaction de l'exigence de la pulsion et de la prise en considération du dangerque constitue la réalité extérieure ».

En cette mesure, le jeu réciproque des contraintes est déjà une interpré-tation qui favorise la cohésion du Moi.

(1) Interprétation, vol. 2, n° 4, octobre-décembre 1968, p. 5-45.(2) Rev. fr. de Psychan., XXIII, n° 5-6, p. 727-840.

866 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Le lien, une fois assuré, sera d'ailleurs lui-même soumis à des attaquesspécifiques dans une perspective de dépassement, qui remet sans cesse en causela cohésion (point dialectique précurseur de l'insight).

L'intégration, elle, peut être considérée comme la fonction cumulative de

l'acquis (lequel peut être un deuil). Mémoire et prévision, elle accumule lesbénéfices du dépassement de la répétition, et elle actionne la capacité synthé-tique du Moi.

Sublimation et réparation participent à l'intégration.On voit que je me réfère à la définition du Moi donnée par Freud dans

Inhibition, symptôme, angoisse (1926) :« Le Moi est une organisation, il est fondé sur la libre circulation et sur la

possibilité pour toutes les parties qui le composent, d'une influence réciproque.« Son énergie désexualisée révèle encore son origine, dans l'aspiration à la

liaison et à l'unification, et cette compulsion à la synthèse, va en augmentantà mesure que le Moi se développant devient plus fort. »

Point de vue qui n'exclut pas celui de la première conception de Freud,selon laquelle le Moi serait le produit d'une différenciation progressive du

Ça résultant de l'influence de la réalité extérieure.Il serait sans doute intéressant aussi de rapprocher les sources de la désexua-

lisation de celles de l'interprétation.Mais je reviens aux prototypes de l'interprétation étudiés dans la récipro-

cité des mécanismes de défense les plus archaïques.Freud nous a familiarisés avec la notion de clivage du Moi à partir des

psychoses. Dans Le fétichisme (1927), il envisage l'interprétation comme uneissue au conflit interne et décrit le premier processus de défense à l'oeuvre,par la notion de clivage du Moi, au même titre qu'il avait décrit le clivage dela conscience dans l'hystérie (clivage affect-représentation, clivage réalitéextérieure - réalité intérieure) douze ans après, dans l'Abrégé de psycha-nalyse (1938).

Dans Le clivage du Moi dans le processus défensif (1939), il dépasserala description pour aboutir à une hypothèse sur le fonctionnement mental etmontrer « l'existence au sein d'un même sujet de deux attitudes psychiquesdifférentes opposées et indépendantes l'une de l'autre " mais reliées cependantpar le désaveu de la réalité, par exemple par le déni, dont le prototype est ledéni de la castration du fétichiste.

Dans Le clivage du Moi dans le processus défensif, en même temps qu'ilmontre dans le clivage une atteinte à la fonction synthétique du Moi, il souligneaussi le fait que, non seulement le clivage n'est pas un appauvrissement ou une

impasse, mais qu'une fonction transactionnelle s'exerce, que la solution trouvée

par le Moi est « une solution habile », une solution qui ajoute quelque chose,car le Moi ne renonce à rien, ni à la satisfaction de la pulsion, ni à la prise enconsidération du danger existant.

« La solution habile », « la manipulation astucieuse de la réalité » (Freud)comporte donc un apport nouveau : celui de la satisfaction à la fois de

— la pulsion, en repoussant la réalité et en refusant l'interdiction ; et— la prise de conscience du danger de la réalité, tout en cherchant les moyens

de s'en défendre.

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 867

C'est cet « à la fois » qui nous intéresse ici pour la compréhension de la fonc-tion de lien. Il semble que Freud insiste là sur la présence simultanée

— du mécanisme de clivage aboutissant à la coexistence de deux fonctionne-ments contradictoires ;

— mais aussi d'une fonction de cohésion qui assure, au delà du clivage, le

plaisir de fonctionnement du Moi (terminologie récente de E. et J. Kestem-

berg). Fonction qui est donc un lien dynamique, fonction qui ne réduit pasle clivage, mais qui maintient la cohésion au delà de la coexistence desdeux parties résultant du clivage.

L'utilisation par le Moi de ce double fonctionnement semble être déjàune interprétation. C'est ce que montre A. Green à propos de l'étude du mêmearticle de Freud dans son rapport sur l'affect, quand il cite la recherche de

compromis du Moi entre les effets des deux autres instances et la réalité.

Quand Melanie Klein reprend cette notion de coexistence de « deux aspectsdifférents du Moi », par exemple dans Notes sur quelques mécanismes schizoïdes,elle pose le problème

— de leur fonctionnement parallèle avec risque de fuite narcissique ;— de leurs rapports dans un but d' « unification », compte tenu du jeu des

projections et introjections des parties clivées.

Le mécanisme de clivage, qu'elle décrit comme la défense la plus primitive,porte à la fois sur les émotions, sur les affects, sur les qualités de l'Objet etdu Moi, clivés en Bons et en Mauvais, et il explique le rôle fondamental de

l'ambivalence, ainsi que celui de la discrimination (la faculté de discriminationa son origine dans la différenciation initiale entre Bon et Mauvais). Le clivagefonde également le refoulement et le symbolisme.

Pour Melanie Klein, en dehors de la psychose, il y a sauvegarde de l'Objetet du Moi car le splitting n'entraîne pas de déperdition, si un système deconnaissance du partage assure la conservation des rapports entre les fragments.

Par exemple, ce sera par le jeu du clivage et de l'identification projectiveque la totalité potentielle des éléments de la relation mère-enfant et du premierMoi continuera à exister, quelle qu'en soit la répartition dans les parties du Moiet de l'Objet clivées en fonction de la réalité.

On voit que j'essaie de situer les prototypes de l'interprétation dans le fait

que, issue du principe de plaisir, la contrainte à maintenir un lien avec l'objetmalgré la réalité conduit, sous l'influence du processus primaire et de la

répétition :

1. A cliver l'Objet et le Moi ;2. A trouver un second mécanisme qui récupère l'investissement et le potentiel

des fragments clivés, projetés ou introjectés, donc qui soit un lien faisantconnaître le fait du morcellement et l'utilisant (c'est-à-dire peut-êtrel' « interprétant ») pour maintenir au delà de lui le Moi et l'Objet, dans leurtotalité et dans leur relation réciproque, même s'ils sont répartis entre lemonde intérieur et le monde extérieur, eux-mêmes clivés en leurs aspectsBons et Mauvais. La fantasmatisation est le vecteur de ce lien.

868 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Pour Bion, non seulement le jeu du clivage et de l'identification projectiveet introjective constitue une fonction de lien, mais encore, ces liens sont spéci-fiquement attaqués, et, dans les psychoses en particulier, l'identification pro-jective est un mécanisme employé par le psychisme pour disposer des frag-ments du Moi produits par la destruction de tout ce qui a fonction de lien,et recréer des liens nouveaux, qu'on pourrait appeler de « récupération ».

Dans son rapport sur l'affect, A. Green a étudié ce « retour de l'exclu dansla psyché », en particulier dans l'exemple des phénomènes persécutifs de la

psychose, où il reprend les termes de Bion sur le retour des particules et des

fragments de l'Objet et du Moi.La fonction de la symbolisation que je dirai secondaire pour la distinguer

du clivage (Green propose, lui, les expressions de splitting originaire et de

splitting après coup), plus influencée que le clivage par la réalité et par le

processus secondaire, est contemporaine de la phase dépressive, mais conduit àdes considérations assez voisines de celles relatives au clivage. Là aussi, eneffet, il y a partage entre un objet (ou une situation) primaire et un objet(ou une situation) substitué.

Il y a également même nécessité de sauvegarder le lien avec l'objet parl'interprétation inconsciente du mécanisme, et d'assurer la libre circulationdes charges affectives de l'investissement de l'Objet primaire, au contre-inves-tissement de l'objet secondaire et réciproquement (Freud, Le Moi et le Ça,1923).

Le moule de l'interprétation serait donc ici la capacité inconsciente àtenir compte du rapport entre l'investissement du premier objet et le contre-investissement de l'objet substitué. Compte tenu de l'importance du refoule-ment secondaire, sans lequel il n'y a pas de connaissance.

Dans l'Introduction à la psychanalyse (1915), Freud a envisagé l'interpré-tation comme un processus de symbolisation qui aboutirait à la possessionstable d'un bon objet introjecté.

Melanie Klein, dans l'Importance de la formation du symbole dans le déve-

loppement du Moi (Essais, 1930), montre que, au delà de la pulsion épisté-mophilique concernant le corps de la mère, « l'enfant est contraint à établirsans cesse des équations nouvelles qui constituent le fondement de son intérêt

pour les objets nouveaux, et du symbolisme lui-même », ceci en fonction de ladualité de l'instinct de vie et de l'instinct de mort.

C'est justement la réunion de ces deux pulsions sur un même objet qui est,pour Melanie Klein comme pour D. W. Winnicott, la cause de la dépressiondu nourrisson, dépression qui survient comme si, en ces circonstances, lafonction de lien triomphait du clivage, au lieu de maintenir un équilibredynamique avec lui, conduisant là à une impasse dans les introjections. Enl'absence de possibilité d'interprétation, cette situation entraine obligatoirementl'utilisation du symbolisme comme mécanisme contre-dépressif ainsi que lerecours aux défenses maniaques.

Il apparaît là que la maîtrise du jeu réciproque des mécanismes de défenseet de leurs liens, dans leur valeur contre-dépressive, permet d'échapper à

l'introjection mélancolique de la mère, mouvement qui sera dès lors, puis danstoute la vie psychique et dans la situation particulière de la cure analytique,l'une des caractéristiques de base de l'efficacité de l'interprétation.

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 869

La fonction de lien que j'essaie de décrire en tant que participant aux

prémisses de l'interprétation se situerait donc entre les deux pôles du processusprimaire et du processus secondaire, faisant le « pont » de la « connaissance »entre ces deux méconnaissances, assurant le besoin de relier entre eux les

processus contradictoires et le besoin du libre passage de l'un à l'autre pôled'investissement, par exemple : de l'objet au symbole et réciproquement.

Avant même d'être située au niveau de la scène primitive et de l'OEdipe,l'idée de contrainte à l'interprétation s'inscrit dans la nécessité de voir ce quecontient la relation. Le fait de n'y voir que son propre fantasme conduit le Moi

— soit à échouer dans sa tentative et à subir la contrainte de répétition ;— soit à dépasser l'obstacle et donc à interpréter.

C'est-à-dire que le problème de la connaissance ou de la méconnaissancecontraint le Moi

— soit à donner un sens qui renvoie à la même situation (répétition) ;— soit à donner un sens qui renvoie à une contradiction, laquelle contraint à

une discrimination, renvoie donc à un dépassement, et donc à une inter-

prétation.

R. Diatkine a montré dans Agressivité et fantasmes d'agression (1) que l'intro-duction de ce système binaire détermine l'évolution spécifique du psychismehumain.

J'essaierai de mettre en évidence le jeu réciproque de l'interprétation etde la contrainte à interpréter, par un exemple clinique qui me semble illustrerle résultat des « agressions contre les liens » au sens de Bion.

Cet exemple montrera la possibilité de clivage entre la conservation desmécanismes de défense et la destruction de la fonction de lien ainsi que lerôle de l'interprétation dans la cure par rapport au délire d'interprétation.

J'écarterai volontairement les diverses autres implications théoriques.Il s'agit d'un adolescent psychotique, pseudomutique, longuement suivi

dans le service du Dr Lebovici. Il est fils unique de professeurs. Il a toujoursfait l'objet d'un investissement tout à fait particulier de la part d'une mère

aimante, hystérophobique et dépressive. Cette dernière a établi entre euxdès l'origine un lien pathologique, avec minimisation de tous les aspectslibidinaux des autres relations de l'enfant, en particulier des aspects homosexuels.

Couple parental très particulier, séparé après curieuse dégradation quandl'enfant avait douze ans.

A l'origine de la relation : rationalisations éducatives, préoccupationsd'asepsie et gavage. Troubles du sevrage. Retard de la posture. Retard dela motricité.

Mais c'est surtout l'évolution du langage qui a été très particulière, en effet :

— à 10 mois l'enfant prononce ses premières phrases ;— à 15 mois il dispose de 150 mots ;— à 18 mois il nomme tous les objets et toutes les actions habituels et connaît

les lettres de l'alphabet ;

(1) Rev. fr. de Psychan., 1966, n° 2 spécial, p. 15-134.

87O REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

— à 26 mois il déchiffre seul les mots formés de syllabes simples ;— à 3 ans et 2 mois il possède entièrement la lecture courante.

La mère stimule cette précocité et obtient parallèlement les résultatssuivants :

— à 30 mois il retient tous les airs de chansons et les retrouve sur le piano ;— à 3 ans il fait des dictées musicales avec accords et donne la note corres-

pondant à un bruit entendu.

L'obtention d'une telle précocité dans le domaine de la communicationverbale et musicale semble n'avoir pu se faire qu'au prix d'un clivage massifdes affects du Moi et de l'Objet, pour lutter contre le forcing angoissant de la

connaissance, forcing qui mène à celui de la connaissance angoissante de lascène primitive. D'ailleurs, sitôt acquis, le langage ne sert plus à la communi-

cation, il est agressé en tant que lien, et devient une jonglerie qui le clive deson sens et de sa fonction.

Entre 2 ans et 4 ans et demi, tous les essais d'adaptation : nourrice, école

maternelle, grands-parents, échouent. L'évolution motrice est mauvaise. Il

n'y a (et n'y aura par la suite) aucune adaptation scolaire, bien que le

quotient intellectuel soit élevé (135) et les acquisitions culturelles importantes.Les autres symptômes psychotiques sont nombreux : phobies, idées

obsédantes, tics, préoccupations sexuelles affichées. Par ailleurs, asthme etstrabisme apparus à l'âge de 12 mois.

Les troubles s'aggravent au moment du départ du père : lenteur incompa-tible avec l'activité scolaire, présentation catatonique, mutisme. L'activitémusicale reste brillante.

Des fantaisies délirantes sont exprimées et rédigées en abondance, bientolérées par la mère, avec interprétation des bruits corporels ou d'ambiance,des odeurs, de certains épisodes de la vie de musiciens célèbres qui serventde point d'appel et de fixation à la contrainte délirante à interpréter.

C'est à cet âge de quatorze ans, après le refus de l'hôpital de jour, qu'il est

pris en charge pour un traitement par le psychodrame analytique individuel,ce qu'il ressent d'emblée comme une proposition d'aide à trouver sa propreréalité, c'est-à-dire à perdre la réalité de sa mère — en passant par celle du

thérapeute.Il ne s'exprime alors en public que par des grognements.Sa présentation est quasiment catatonique et il a le comportement de ce que

dans la rue on appellerait un « gentil fou ".

Cependant, il participe au jeu thérapeutique émotionnellement et intellec-tuellement de façon très intense.

Le contenu de l'évolution de la cure étant paradoxalement assez classique,je développerai de préférence certaines remarques sur le caractère de l'évolutiondu langage, rejoignant les hypothèses d'Anzieu.

Pendant une première période, bien que la participation soit donc très

bonne, au delà du mutisme et de la catatonie, il n'énonce que des grognementset des soupirs, supports d'une expression manifestement mélodique maisdifficile à traduire, et dont nous pouvons lui montrer, cependant, qu'ils servent,dans leur non-sens, à attaquer par la méconnaissance la relation très vive

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 871

instaurée entre le thérapeute et lui-même, ou entre les diverses parties de luiclivées entre lui et les différents thérapeutes qui interprètent ses fantasmes enles jouant.

Sur le plan moteur, il ne participe que par des ébauches de gestes, symbo-liques et économes, qui sont cependant une sortie de la catatonie.

Il reste mutique, jusqu'à l'incident fortuit d'un examen neurologique et

psychiatrique effectué par le Dr A. de passage dans le service, qui romptmomentanément la relation habituelle, provoque une atmosphère de retrou-vailles paternelles et déclenche le retour de la voix articulée. Cette voix arti-culée est alors toutefois dépouillée de toute modulation tonale coutumièreà nos échanges verbaux.

Le décalage entre la mélodie et l'articulation ne sera d'ailleurs jamaisentièrement récupéré.

Il persiste aussi, tout au long de la cure, une difficulté très particulière au

patient, difficulté à se définir par rapport à l'affirmation et à la négation.L'emploi du mot « oui » lui-même est difficultueux : il est une émission de

son, forcée, prolongée de plusieurs secondes pour cette seule syllabe, émissiondésincarnée de toute tonalité de discours, mais agressive, plus proche du

symbolisme affectif qu'il réserve à la musique, et donnant lieu à une mimiqued'effort en même temps qu'à une mobilisation globale de tout le corps qui se

crispe.L'emploi du " non » ne peut être atteint à cette période : le patient attend

que le thérapeute renverse sa proposition positive en proposition négativepour pouvoir alors affirmer la négation par l'émission de ce " oui " ambigu,ci-dessus décrit.

Ce « oui » extraordinaire, il deviendra cependant capable de le modifiersur ordre, après plusieurs années de cure, dans une relation de transfert dontla qualité permet cette demande.

L'évolution se fait vers un chantonnement accompagnant la voix articulée,chantonnement de plus en plus souvent entrecoupé de courtes expressions toutà fait normales, et de rires, fous rires motivés, mais à la fois infantiles et orgas-tiques. Puis une rationalisation du discours, progressive bien qu'incomplète,s'installe.

Des formulations négatives s'ébauchent, mais le « non » lui-même n'est

prononcé que beaucoup plus tardivement (il a actuellement 21 ans).Dans un important secteur, il y a une évolution favorable du traitement :

meilleure adaptation sociale, succès au baccalauréat, à l'Ecole Normale de

Musique, affectivité fine et nuancée, etc.La destruction semble localisée à la fonction de lien qui ne peut plus pré-

parer le rôle de l'interprétation, et ceci d'autant plus fortement qu'elle a ététrès fortement surinvestie.

Un secteur d'interprétation délirante des bruits et des odeurs persiste.Si on réfléchit au fonctionnement du Moi on constate donc que : les défenses

par le mécanisme de séparation, clivage et symbolisation, sont conservées.

Ainsi, il utilise pleinement le clivage du Moi. Par exemple :

— il maintient la pulsion en refusant de s'interdire la recherche de sa réalité

propre ;

872 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

— et il désavoue la réalité extérieure, c'est-à-dire il tente de refouler la réalitéde la mère.

De même il peut séparer :

— la symbolisation intellectuelle ;— et la symbolisation affective-artistique (séparation illustrée par la discor-

dance entre l'articulation et la mélodie du langage).

Mais la disparition des liens laisse le champ libre à la contrainte déliranteà interpréter les bruits, l'ambiance, les odeurs, délire constructeur d'une solu-tion pour échapper au processus primaire et pour limiter la réalité de la mèreet l'absence du père.

Les bruits et les odeurs restent encore actuellement directement significatifsde la scène primitive dont le contenu ne parvient pas à être sublimé, sauf dansles moments où l'interprétation dans la cure, relayant l'interprétation incons-ciente défaillante, maîtrise la contrainte à l'interprétation délirante en offrantla réalité acceptable de l'analyste et une certaine désexualisation de l'énergielibidinale de la relation mère-fils.

On peut donc dire alors :

— que la contrainte délirante à interpréter vise à sauvegarder le Moi dumorcellement ;

— et que l'interprétation dans la cure l'aide à y parvenir en rétablissant larégulation de cette même contrainte à interpréter.

Je pense que cet exemple clinique illustre le jeu réciproque de la contrainteet de la fonction de lien, et peut montrer le rôle des prototypes de l'interprétationdans le fondement métapsychologique du Moi en éclairant le fait que, en mêmetemps que le Moi est condamné à survivre, il est condamné à interpréter.

RÉPONSES DE DIDIER ANZIEU

RÉPONSE A S. NACHT

S. Nacht m'a reproché de majorer l'angoisse comme facteur poussantà la prise de conscience et il préfère décrire le « climat » de l'interprétation enmettant l'accent sur la " sympathie » et la tranquillité intérieure de l'analyste.Je maintiens ce que j'ai dit sans écarter ce que lui-même dit. En effet, l'expé-rience princeps qui fonde selon moi la possibilité ultérieure de l'interprétationet que j'ai exposée dans la dernière partie de mon Rapport est la relation

d'échange verbal entre la mère et l'enfant. Or, cette relation comporte biendeux aspects : la bonne parole de la mère émane assurément d'un fond de

sympathie et de tranquillité intérieure, mais la sublimation réparatrice queconstitue l'acquisition de la parole chez l'enfant opère le dépassement des

angoisses, notamment persécutive et dépressive, liées aux représentationsfantasmatiques de la mauvaise mère. D'ailleurs tout au long de mon travail,j'ai sans cesse articulé les deux faces de l'interprétation, son avers de plaisiret son revers de défense contre l'angoisse.

S. Nacht soutient l'existence d'une sphère non-conflictuelle du Moi.

Je dois dire que j'ai commencé ma pratique psychanalytique sans opinionpréalable sur cette question si controversée. L'expérience que j'ai maintenant

acquise m'oblige à constater, à travers la diversité des patients, qu'aucunefonction du Moi ne saurait rester exempte des infiltrations du processusprimaire. Chez tel patient, telle fonction peut être plus intacte qu'une autre ;chez tel autre patient, telle autre fonction. Par contre, le désir des patients

d'entretenir en eux une sphère non-conflictuelle, un havre de grâce, un douillet

jardin intérieur existe et il mobilise l'identification introjective à la bouchede la mère parlante en même temps que nourrissante.

Je suis d'accord avec S. Nacht lorsqu'il assigne comme tâche à l'inter-

prétation de traduire l'irrationnel en rationnel. Mais il ne me semble pas plusnécessaire pour cela d'affirmer l'existence d'une raison autonome que d'une

sphère autonome du Moi. Pierre Luquet, au moment où j'affirmai dans mon

exposé que le mot de raison ne se rencontre guère sous la plume de Freud,m'a fait malicieusement passer un petit mot avec une courte citation extraitede Le Moi et le Ça : « Le Moi est ce que nous nommons raison » (Freud). Jemaintiens là aussi ma position : je nie non pas l'existence de la raison, mais soninnéité supposée par les rationalistes classiques ou par les structuralistesmodernes. Ma thèse est une thèse rigoureusement empiriste, comme le fut

Locke, comme le fut, j'en reste persuadé, Freud. La rareté du mot raison soussa plume en est une preuve parmi des dizaines d'autres.

En deux mots, la raison c'est la parole intérieure, intériorisation de la

parole, non seulement bonne, mais articulée selon un code par la mère ; c'est

874 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

aussi une parole qui sert à et qui ne sert qu'à élaborer les impressions, senso-rielles et fantasmatiques, de notre propre corps dans ses relations avec lui-même et avec d'autres corps.

RÉPONSE A Y. DALIBARD

Je remercie Dalibard pour l'intervention écrite qu'il m'a fait tenir ens'excusant de ne pouvoir rester parmi nous pour la discussion. Il soulignejustement que, pour moi, à la lumière de la relation d'échange sonore puisverbal entre la mère et l'enfant, l'interprétation se joue entre la frustration

(la blessure narcissique) et une certaine reprise de la séduction maternelle

(la mère qui " entend » tout).Je suis d'accord avec lui lorsqu'il explicite quelque chose qui est en effet

resté implicite dans mon Rapport, à savoir que, si, dans l'interprétation psycha-nalytique, la relation mère-enfant est reproduite, elle l'est non pas dans une

perspective duelle mais en référence à la théorie psychanalytique comme tiersmédiateur et comme présence-absence du père. D'où il découle que l'analysten'interprète que si la théorie reste pour lui vivante en quelque lieu, de même

que l'enfant n'arrive à grandir en réorganisant ses activités physiques et

psychiques que si la mère en l'aimant et en lui parlant se réfère dans son coeuret dans son discours au père.

RÉPONSE A Mme J. ROUSSEAU-DUJARDIN

J'ai beaucoup apprécié, pour son ton et son contenu, l'intervention deMme Rousseau. Par exemple lorsqu'elle dit que l'interprétation une fois donnéese met à circuler ou qu'elle articule, en les différenciant, l'angoisse de mortet l'angoisse de castration.

Sur deux points, néanmoins, je suis en désaccord avec elle. Resterait-il,comme Freud, encore psychanalyste débutant, l'écrit dans Die Traumdeutung,comme Mme Rousseau l'affirme, un « inanalysable »? La pulsion de mort

échappe-t-elle au champ de l'interprétation, en constituerait-elle un en deçàaussi inaccessible que l'est l'au-delà après la mort réelle ? La pulsion de mortest un concept dont l'élaboration s'est avérée nécessaire à la fois pour rendre

compte de certains aspects de la réalité clinique, et pour instaurer un nouvel

équilibre théorique. Mais, Freud ne cesse de le répéter, ni l'expérience denous l'enseigner, les pulsions de mort sont indissociables des pulsions de vie

auxquelles elles sont, selon la traduction adoptée, imbriquées, ou fusionnées,ou unies. L'interprétation porte non pas sur telle pulsion prise isolément (cecifaisant l'objet de l'interprétation dite préparatoire) mais sur les processusspécifiques, dans chaque cas, par lesquels ces deux types de pulsions se com-binent dans l'organisation oedipienne et dans les organisations archaïques,sadiques-orales, décrites par Melanie Klein comme stades précoces du complexed'OEdipe. Parmi ces processus spécifiques, l'identification à l'agresseur etl'identification à la victime rendent compte d'une bonne partie de ce qu'on metsous la rubrique hâtive de l'inanalysable, mais leur nécessaire interprétationrequiert une longue, active et intraitable patience... Je réaffirme avec force

que tout l'inconscient est, en psychanalyse, interprétable (peut-être pas au

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 875

cours d'une seule cure, ni certainement pas une fois pour toutes), que le

complexe d'OEdipe, ses précurseurs, ses avatars, ses contrecoups ultérieurs etles identifications qui se sont constituées à toutes ces occasions peuvent etdoivent être interprétés ; que penser autrement c'est, pour un psychanalyste,manquer de confiance dans le processus analytique chez le patient et dans la

compréhension analytique chez lui-même.

Un second point de désaccord concerne les applications de la psychanalyseà l'interprétation des faits sociaux. Mme Rousseau a certes raison de demandercomment il pourrait y avoir interprétation correcte sans qu'il y ait une situationdéclenchant le transfert et la résistance, et de dénoncer chez l'analyste opéranten dehors de cette situation un fantasme de toute-puissance. Je pense, pouren avoir moi-même une expérience assez poussée depuis des années, que letravail psychanalytique sur les groupes et les organisations sociales est possiblesi l'analyste sait créer une situation déclenchant le transfert et la résistance, ets'il travaille sur le même problème collectif en interaction avec d'autres ana-

lystes avec lesquels il procède à une constante interanalyse contre-transfé-rentielle.

La résistance à l'inconscient est un phénomène universel et éternel, donton ne voit pas pourquoi les analystes seraient exempts. Freud a levé cetterésistance dans un domaine exemplaire mais restreint, auquel se cantonnentencore la majorité des analystes, celui du traitement individuel de l'adultenévrosé. L'histoire de la psychanalyse est l'histoire du déplacement de cetterésistance qui vient contre-investir d'autres formes, d'autres domaines demanifestations de l'inconscient, et l'histoire des efforts, des trouvailles parlesquels la résistance est débusquée et l'inconscient cerné dans ses modalités

spécifiques tenant à tel lieu de surgissement, tandis que le psychanalyste,auteur de cette découverte, est méconnu, haï, rejeté pendant assez longtemps.Maintenant que les découvertes de Melanie Klein sur les particularités del'inconscient chez l'enfant avant le langage ont fini par être admises d'un assez

grand nombre d'analystes, que la psychosomatique, la relaxation ont permisd'appliquer au corps une compréhension psychanalytique de l'inconscient

qui se trouve y oeuvrer, la résistance des analystes semble se concentrer sur

l'application de la psychanalyse à la vie collective. Cette résistance est sansdoute liée au fait que les analystes vivent dans des sociétés d'analystes, enraison apparemment des nécessités de la formation et de l'échange scientifique ;les raisons relèvent du processus secondaire ; elles masquent les processusprimaires, oedipiens et plus archaïques, dont les réunions d'analystes consti-tuent un «précipité » qui a défié jusqu'ici l'interprétation et qui, faute de celle-ci,trouve son issue dans les manifestations spécifiquement groupales de l'incons-cient, c'est-à-dire dans les prises de pouvoir, les coteries, les scissions, l'inertie

passive, la résistance au changement, l'idéalisation collective, etc.

RÉPONSE A J. A. GENDROT

Gendrot me demande si l'angoisse, dont j'ai souligné l'impulsion qu'ellepeut donner à la prise de conscience, couvre toute le processus analytique.

Je réponds non : elle n'est pas le seul facteur d'impulsion. Il me demande si

876 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

l'angoisse est toujours corporelle, comme je l'ai indiqué pour certaines de sesmanifestations chez l'analyste lui-même.

Là aussi je réponds non : l'angoisse est à l'origine toujours corporelle ;elle se déplace ensuite sur les phénomènes psychiques, jusques et y comprissur les processus de pensée.

Gendrot s'inquiète, avec raison, de savoir si la relation à deux, sur le modèle

que j'évoque dans mon Rapport entre la mère et l'enfant, peut suffire àrendre compte du processus analytique et à le mener à son terme. Je répondsqu'elle fournit selon moi le point de départ, mais qu'elle est loin de suffire.Mon rapport s'intitule Eléments d'une théorie. Une théorie complète exi-

gerait d'autres études qui intégreraient la parole et le silence du père et, plusgénéralement, la relation au langage comme réalité tierce possédant ses lois etses ressources propres. Je partage également une autre opinion de Gendrot,mais sous la forme suivante : l'analyste interprétant s'efforce de parler au patientson langage, c'est-à-dire de parler au patient avec le langage de celui-ci maisaussi d'amener le patient à reconnaître son propre langage comme un langagequi tout en lui étant propre le différencie et le sépare des autres.

Gendrot a raison de souligner que l'interprétation du matériel oedipienest incomplète si elle ne s'étend pas aux fixations prégénitales primitives. C'est

pourquoi j'ai distingué dans mon Rapport le niveau phonologique et le niveau

sémantique du langage.Le langage phonologique (la mélodie, l'incantation) est prégénital et

universel (le nombre des phonèmes est limité ; le tout-petit les prononcetous dans ses lallations et chaque langue n'en fixe que certains). Le langagesémantique est différencié (chaque langue a son lexique et sa syntaxe propres)et oedipien. C'est parce que l'interprétation psychanalytique joue sur cesdeux registres, phonologique et sémantique, qu'elle peut jouer sur les deuxniveaux, génital et prégénital.

De même que Freud a distingué deux types de choix d'objet amoureux,narcissique et anaclitique, je dirai volontiers que l'interprétation est tantôt

anaclitique (c'est, par exemple, l'interprétation « mutative » selon Strachey)tantôt narcissique (elle provient de notre identification narcissique au patient,elle lui inflige la blessure narcissique).

Je fais mienne l'excellente formule de Gendrot selon laquelle l'interpréta-tion du psychanalyste est pour le patient achèvement de son langage intérieur.Un échange adulte de la parole requiert chez les interlocuteurs non seulementl'existence d'un langage intérieur (existence qui, je le répète, tire son originede l'identification introjective à la mère parlante) mais aussi l'élargissement, lerenforcement de ce langage intérieur (renforcement qui suppose l'individusuffisamment « guéri » de son angoisse devant la castration émanant d'abord dela mère, ensuite du père).

RÉPONSE A Mme M. BURGER

Je remercie Mme Burger pour son exposé sur les impulsions au suicidechez les patients. Mon expérience personnelle confirme entièrement les deux

processus à l'oeuvre dans ces impulsions : l'appropriation de l'objet idéalisé

par fusion dans la mort, et la révolte contre l'objet frustrant. Elle confirme

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRETATION 877

également que l'interprétation « classique » n'est dans ces cas pas plus de miseque le silence et qu'une remarque de l'analyste faite sur le pas de la porte etsoulignant la persistance du lien qui existe aux yeux même de l'analysteavec son patient constitue l'intervention efficace. Efficace car elle mobiliseun processus de restauration de l'objet malmené.

RÉPONSE A M. FAIN

J'apprécie l'humour provocateur de Fain quand il dénonce le « fétichisme »du transfert ou les embarras du psychanalyste dont les élaborations secondairesl'empêchent de trouver l'interprétation correcte.

Il me permettra de lui rendre sous forme de raisonnement par l'absurdela monnaie de sa pièce. La méconnaissance du transfert rend les analyses inter-minables, ou les interrompt prématurément : témoin le cas Dora. Une intuitiondirecte de l'interprétation qui permettrait à l'analyste de court-circuiter régu-lièrement le travail de perlaboration, chez lui et chez son patient, établiraitentre eux une relation fusionnelle préverbale dont on voit mal quelle dynamiquepsychologique elle laisserait se développer.

Je proteste également lorsque Fain cite un passage de l'Abrégé de psycha-nalyse, qui répète, à propos de l'interprétation, les premiers écrits de Freud etqu'il en tire argument pour laisser entendre que Freud n'a pas évolué sur cettequestion. L'avant-dernière partie de mon Rapport a, je crois, nettement préciséqu'une analyse ne saurait s'achever sans que tout un travail d'interprétationn'ait porté sur les identifications : point essentiel que Freud n'a pu mettre enévidence qu'avec la seconde topique.

RÉPONSE A R. MAJOR

J'approuve la plupart des remarques qu'a bien voulu faire Major : uneseule question de l'analyste peut remplir une fonction d'interprétation ; letravail de construction n'est qu'un préliminaire au travail d'interprétation ;le refoulement refuse la traduction en mots mais laisse passer la représentationvisuelle ; le désaveu, qui abolit la distance entre le mot et la chose pour mieux

masquer celle-ci, est une construction indirecte. L'opposition qu'il établitentre le processus du trait d'esprit et celui de la construction éclaire, en lacomplétant, une des idées directrices de mon Rapport : l'interprétation oscilleentre deux styles, le style trait d'esprit ou interprétation « surprise » et le styleconstruction. Major a raison de montrer que ces deux styles correspondent àdeux démarches différentes du préconscient par rapport à l'inconscient.

RÉPONSE A P. LUZES

La vérité de l'interprétation réside en effet dans ce qu'elle lève les surdéter-minations. Aussi Freud parlait-il, je l'ai cité dans mon Rapport, de « surinter-prétation ».

La tragédie d'OEdipe est, en effet, exemplaire du cours de l'analyse : c'estpar la souffrance qu'on atteint la vérité. Ceci suppose, j'en donne acte à Luzes,un désir de savoir plus fort que la tendance à l'évitement de la souffrance etdont Melanie Klein et Bion ont commencé l'étude.

REV. FR. PSYCHANAL. 56

878 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

RÉPONSE A Mme M.-C. BOONS

L'interprétation juste n'est, en effet, pas forcément celle qui va droit aubut : l'accès à la vérité est une démarche oblique. Freud, je le cite dans mon

Rapport, la comparait à celle du cavalier au jeu d'échecs. Mais certaines fois,à la surprise des deux protagonistes, l'interprétation va droit au but.

L'interprétation intellectuelle, en effet, n'est cas forcément inutile : une

analyse qui s'effectuerait toute en interprétations-surprises serait aussi bancale

que si elle procédait toute en interprétations intellectuelles.

J'approuve la description dialectique que Mme Boons fait de l'interpré-tation, qui tantôt coupe et sépare, tantôt lie et unifie. J'ai essayé de le dire à ma

façon, en énonçant que tantôt l'interprétation accueille et accepte, tantôt elle

prend et arrache, par exemple, les illusions.

RÉPONSE A CH. DAVID

Je n'ai pas abordé dans mon Rapport l'interprétation de l'affect, laissantcette question à mon co-rapporteur Green. Je remercie Christian David pourtout ce qu'il en dit et qui complète heureusement mon travail en restant dansla même ligne. Oui, l'affectivité joue un rôle dans l'interprétation, c'est ce

qui fait que l'interprétation pour le patient, et pour nous, analystes, la théorie

psychanalytique sont vivantes.

Oui, l'affect est interprétable parce que la différenciation des deux repré-sentants de la pulsion, l'affect et le représentant-représentation, n'est jamaiscomplète ni irrémédiable. Du moins le constatons-nous. Il reste toutefois àen trouver la justification théorique précise.

RÉPONSEA Mme I. BARANDE

A Mme Barande, comme à beaucoup d'autres, je ne puis que dire mareconnaissance et mon plaisir de voir que ces éléments d'une théorie que j'aiébauchés et proposés rencontrent un écho qui les renforce, les amplifie, les

développe en les ramifiant et en les étayant. Ceci me confirme que, maintenant

que Freud est mort, l'élaboration théorique peut et doit être l'objet d'un travail

collectif, et que la démarche d'un tel travail n'est pas différente de la démarcheassociative chez le patient ni de la démarche interprétative chez l'analyste.Mme Barande a fort justement parlé de «miracle " pour connoter non seulementla convergence mais la simultanéité de ces deux dernières démarches dans lecours d'une analyse. Elle dénonce fort justement les deux excès possibleset parfois hélas réels chez le psychanalyste : accentuer le silence et la frustration ;surinvestir le « verbe ». La notion d'autosymbolisation qu'elle emprunte àFerenczi et que je ne connaissais pas me semble recouper heureusement lanotion de contrainte inconsciente à interpréter que Simone Decobert a déve-

loppée dans son remarquable exposé. Freud l'a constaté dès Die Traumdeutung :

l'appareil psychique a besoin de se représenter son histoire, son fonction-

nement, son organisation. Sinon comme se connaîtrait-il ? Comment le connaî-trions-nous ? La remarque éthologique finale de Mme Barande m'est précieuse :une dinde, rendue sourde, tue ses dindonneaux. Tout comme le maître «sourd »

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 879

(ou « chauve ») de la Leçon de Ionesco tue ses élèves. Notre plaisir d'analysteinterprétant est bien celui d'une conaturalité biologique. Et ce plaisir contri-bue pour moitié à rendre à nos patients la vie que la névrose a étouffée en eux.

RÉPONSEA G. ABRAHAM

Abraham a raison de souligner le statut scientifique sous-jacent, au mêmetitre que l'aspect artistique, à l'activité analytique. Il n'empêche que la théorie

susceptible de fonder rigoureusement ce statut reste pour le moment incomplète.C'est à une telle théorie que j'ai tenté de faire un apport. On voit bien qu'unethéorie de l'activité analytique a à rendre compte de l'expérience vécue dansla cure par les deux protagonistes, de l'affect, de l'interprétation, de la possibi-lité pour l'appareil psychique d'élaborer des théories sur lui-même : tâcheimmense et qui suit son cours depuis la découverte freudienne.

Abraham décrit judicieusement la dissymétrie entre l'analyste et l'analysantet la distance entre eux ni trop grande ni trop courte, dissymétrie et distance

qui sous-tendent le travail analytique. Je pense aux travaux de Vernant surla mythologie grecque, quand il montre à l'oeuvre, dans toute cette mythologie,la recherche de la bonne distance entre les hommes et les dieux, entre les géné-rations, entre les animaux, les plantes, les choses et les humains. La tragédieéclate quand la distance convenable est outrepassée.

Les remarques d'Abraham sur le temps circulaire de l'analysé et de l'enfant

comparé au temps linéaire de l'analyste et de la mère m'ont intéressé car les

analystes répètent trop facilement que l'inconscient ne possède ni espace ni

temps. Il ne possède pas l'espace euclidien ni le temps chronologique, mais

il possède un espace imaginaire, qui est le corps déréalisé, et un temps qui est

celui de la répétition et de l'après coup. Il y a là un secteur qui commence de

s'ouvrir à la recherche psychanalytique.

RÉPONSE A Mme S. DECOBERT

Simone Decobert a complété mon Rapport par un travail dont la qualitéet le volume auraient mérité qu'il soit présenté lui aussi comme Rapportprincipal. C'est pour cette raison que je lui réponds en un rang pénultièmealors qu'elle avait pris la parole parmi les tout premiers intervenants.

Elle et moi aboutissons, chacun de notre côté, sans nous être consultés,à la même conclusion : l'interprétation ne se peut comprendre qu'à la lumièredes activités mentales archaïques. J'ai mis l'accent sur l'une de ces activités

mentales, le rapport du tout-petit à la bouche parlante de sa mère, parce qu'ellem'a semblé centrale. Simone Decobert, au contraire, a voulu faire systémati-quement le point des recherches actuelles sur ces activités. Elle y est parvenueet son travail sera d'une très grande utilité ; mais elle nous a dit si vite tant

de choses que c'est seulement après avoir relu son texte écrit que nous pourrons

l'argumenter d'une façon solide. Mes remarques immédiates seront donc aléa-toires et décousues. Les voici néanmoins.

Le lien libidinal entre la mère et l'enfant, puis entre l'enfant et les objetspartiels, enfin entre l'enfant et la parole, ce lien constaté par Freud, examiné

dans ses détails, notamment par les tenants de l'école kleinienne mais parbeaucoup d'autres aussi, ce lien nous est apparu à Simone Decobert et à moi

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comme fondateur de l'interprétation. Autrement dit, si ce lien est acquis,l'analyste s'appuie sur lui pour rendre opérant le travail de l'interprétationchez le patient. Si ce lien n'a pas été suffisamment acquis, le travail analytique(par exemple avec les tout-petits, avec les psychotiques) a pour première tâchede l'établir (ce qui commande une autre technique de l'intervention). De ce

lien, selon Bion (Simone Decobert nous l'a judicieusement rappelé) dépend lacréativité du processus psychanalytique.

L'interprétation est propre à l'activité inconsciente du patient (et de l'ana-

lyste) : cela aussi, Simone Decobert et moi l'avons dit chacun à notre façon.Le travail de l'interprétation, indissociable de la perlaboration, consiste, pourle système perception-conscience, à se dégager, par le biais du déplacementtransférentiel, de l'interprétation sub-délirante ou rationalisante ou surcom-

pensatoire infiltrée du processus primaire, pour accéder à l'interprétationvraie, s'appuyant sur l'épreuve de la réalité intérieure. Un point théoriquetoutefois reste à débattre : Si on se place dans la première topique, l'interpré-tation « spontanée » relève-t-elle de l'inconscient (ce qu'affirme Simone Deco-bert) ou du préconscient (ce que j'ai soutenu dans mon Rapport) ? De toute

façon la cure psychanalytique ne crée rien de nouveau dans l'appareil psychique :elle utilise les processus psychiques existants mais de façon que ceux-ci puissentse réformer ; elle ne crée pas une fonction nouvelle d'interprétation ; elle sesert de cette fonction préexistante pour soumettre son fonctionnement à

l'épreuve de réalité.La contrainte à interpréter, la contrainte à l'élaboration, le passage de

l'économique au symbolique ont été articulés avec plus de force par SimoneDecobert que je ne l'ai fait dans mon Rapport. Elle a notamment fort bienmontré que cette contrainte permet l'assomption du processus secondaire et

évite la retombée complète dans le processus primaire. Néanmoins, elle laisseen suspens la réponse à la question de savoir pourquoi cela se passe ainsi, de

savoir, autrement dit, quelles sont l'origine et la nature de cette contrainte à

interpréter. En rédigeant mon Rapport, je n'avais point cette question à l'esprit,mais j'y ai noté un fait essentiel à partir duquel je peux maintenant proposerune réponse à cette question. L'acquisition de la parole constitue le premierapprentissage, par l'enfant, d'un code, c'est-à-dire d'un système symboliquede règles opératoires. Seule la possession de ce code permet de comprendre etde fabriquer un nombre indéfini d'énoncés, permettant eux-mêmes à chacunde rendre compte à autrui du ressenti externe et interne. La contrainte à passerau niveau du code est conjointement exercée par la mère, lorsque, par exemple,elle réclame que son enfant s'exprime par des mots ou des phrases, non pluspar des cris ou des gestes, et par l'enfant désireux d'accéder au mode spécifi-quement « adulte » de « commerce » entre les êtres humains. Ceci suppose quela mère ne préfère pas conserver avec l'enfant un échange, mimique, posturalet intuitif, de nature préverbale, ou qu'à l'inverse, elle ne soit pas psychotisantedans sa façon d'exiger de l'enfant la communication verbale à la place de l'élande tendresse charnelle qu'elle lui refuse. Ceci suppose aussi que l'enfant ait

pu surmonter suffisamment l'angoisse de la scène primitive. Le besoin de

comprendre cher à Bion, le mythe prométhéen de dérober aux dieux (c'est-à-dire aux grandes personnes) un outil qui leur est propre, représentent desfacettes de ce même processus.

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 881

Simone Decobert distingue à juste raison et plus minutieusement que jene l'ai fait, la symbolisation primaire, qu'elle articule au clivage, et la symbo-lisation secondaire, plus tardive, contemporaine de la position dépressive, etque j'ai moi-même articulée aux premières sublimations réparatrices.

Le dernier point retenu par Simone Decobert est l'élan intégratif du Moi.C'est là, pour moi, une notion assez nouvelle et dont je ne saisis pas pour lemoment la nécessité. Je m'abstiendrai donc de trop le commenter. Que le Moimette en oeuvre des mécanismes de défense contre le morcellement, que lasaisie du sens — rendue possible par l'acquisition du code linguistique —

constitue un des plus sûrs mécanismes de défense, je l'entends bien, j'entendségalement que la cure soit envisagée comme exerçant une régulation sur lacontrainte à interpréter. La célèbre formule freudienne pourrait même serécrire sous une nouvelle variante, assignant comme but à la cure de faire adve-nir le sujet là où le ça est habité par cette contrainte. Tout cela ne me convainc

pas de la nécessité de postuler un élan intégratif du Moi. Mon hypothèse detravail me pousse plutôt, pour le moment, à voir si tout cela ne peut pass'expliquer par les avatars de l'imago du corps d'une part, par l'acquisition ducode linguistique d'autre part.

RÉPONSE A A. GREEN

Je réponds en dernier à Green, mon corapporteur. Il a souligné dans son

intervention, comme je l'avais fait moi-même en présentant oralement mon

Rapport, la parenté de nos démarches, parenté d'autant plus frappante quenous nous sommes abstenus non seulement de nous rencontrer mais même de

prendre contact avant ce Congrès.Lui et moi, dans notre itinéraire analytique, avons traversé une phase

d'intérêt pour l'enseignement de Lacan. Les mêmes raisons — l'espoir durenouvellement de la pensée analytique — ont suscité chez tous deux cetintérêt ; les mêmes raisons — la reconnaissance des erreurs théoriques et

techniques de Lacan — nous ont fait quitter, après un certain temps déjà,sans nous concerter, chacun selon son rythme, l'orbite lacanienne.

Le XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, en nousconfiant les deux Rapports principaux, manifeste le dépassement de la criseouverte par le lacanisme au sein de la communauté psychanalytique françaiseet la reconstruction de cette communauté au moment où par ailleurs l'écolelacanienne est minée par ses dissensions internes. Les thèmes respectifs denos Rapports : l'affect, l'interprétation, soulignent des points faibles, ou absents,de la théorie et de la technique lacaniennes. Inversement, s'il fut un temps oùdans nos assemblées le nom de Lacan était tabou et où la conspiration dusilence et de l'ignorance interdisait d'évoquer ses idées et d'en discuter, il estclair, aujourd'hui, par nos deux Rapports, que cette période est périmée et que,conformément au génie même de la psychanalyse, la liberté de la pensée etde la parole s'affirme derechef.

Toute réflexion psychanalytique a à partir de Freud autant qu'à éviterde le paraphraser scholastiquement. Nos deux Rapports, dans leurs premièresparties, dressent un bilan approfondi de l'apport freudien, et un bilan rapide

882 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

des apports péri- ou post-freudiens. Dans leurs dernières parties, ils ébauchentun apport personnel.

C'est ici que Green et moi divergeons. Si nous refusons tous deux de

prendre parti dans le débat intellectuel contemporain qui oppose la structureet l'histoire, parce que nous sommes tous deux persuadés de leur complémen-tarité, il n'empêche que Green conserve pour le structuralisme et pour lamise en graphe de l'appareil psychique un attachement qui m'apparait, à moi

qui ne l'ai plus du tout, comme assez nostalgique. Je pense, à tort ou à raison,être plus fidèle à Freud en développant ma façon de comprendre l'inconscientet la psychanalyse dans une perspective résolument empiriste.

Green, dans son intervention, a bien situé la différence d'accent entrenous : je prends position contre les modèles structuraux de la psychanalyse,mais je ne nie pas que l'appareil psychique au cours de son développementrencontre ou construise divers types d'organisations structurées ; Greenaffirme la nécessité des modèles structuraux pour penser la psychanalyse, maisil parle de structures ouvertes, en devenir, produites par l'histoire personnelleet la produisant ensuite. La genèse, nous en convenons tous les deux, rencontreles structures, les traverse, les crée, les transforme. Mais je m'attache plus à cemouvement qu'aux formes qu'il rencontre. C'est le passage, toujours répété,de l'économique au symbolique qui sollicite ma curiosité et non pas, commecela me paraît être le cas pour Green ou déjà pour Ricoeur, l'exacte contrepartieque chacun de ces deux « ordres » rencontre dans l'autre.

Ma réserve à l'égard de la notion de structure se trouve liée uniquement à

l'expérience psychanalytique et non à quelque présupposé psychologique ou

scientifique. En effet, lorsque nous parlons de la « structure » d'un patient,nous évoquons quelque chose qui se situerait chez lui à la limite de l'analysa-bilité, voire au delà. Nous entrons ainsi dans le jeu de la résistance du patient,qui protège son fantasme fondamental et cherche à le tenir hors du circuit de

l'analyse. Dans mon Rapport, j'ai affirmé et je le répète, que tout ce qui se

produit dans l'appareil psychique est en droit interprétable tant que celarelève d'une identification, qu'il n'est pas de « structure »névrotique qui ne soit,sous réserve des variantes requises, analytiquement maniable. Mettre en avantles structures est souvent une façon de laisser cachés le jeu des identifications,la résistance à donner et à recevoir, la fixation à l'objet perdu. La confiance de

l'analyste dans le processus analytique et dans la possibilité de comprendre, en

y menant le temps, l'inconscient, me semble mal compatible avec le fait de

penser en termes de structures. La notion freudienne de « systèmes » (leÇa, le Moi, le Surmoi) ou celle des « organisateurs » de Spitz me conviennentmieux pour expliquer, en raison de leur pluralisme.

L'argument de Deleuze contre l'empirisme (« un mysticisme du concept »),que Green retourne contre moi, me laisse d'autant plus froid que Deleuze,n'étant pas psychanalyste, ne peut rendre compte de la psychanalyse qu'avecintelligence, c'est-à-dire avec des structures, et non avec son appareil psychiquetout entier. Ce type d'argument ne serait d'ailleurs que trop facile à retournercontre son émetteur, puisque le vieux rêve rationaliste d'une structure uniquequi expliquerait tout, tel le graphe lacanien remodelé par notre ami Green,est à l'origine un héritage mystique.

Ceci dit, j'abonde dans le sens de mon interlocuteur lorsque, évoquant

INTERVENTIONS SUR UNE THÉORIE DE L'INTERPRÉTATION 883

l'interprétation freudienne du Moïse de Michel-Ange, il nous rappelle que l'émo-tion produite sur nous par l'oeuvre d'art à la fois appelle l'interprétation etsubsiste après l'interprétation. On peut jouir en connaissance de cause, toutcomme on peut jouir naïvement. On peut s'émerveiller et savoir pourquoil'on s'émerveille. On peut être analyste, vivre et prendre plaisir autant à vivre

qu'à comprendre. N'est-ce pas ce qui se passe lorsque la mère apprend à

parler à l'enfant, expérience que cet exemple cité par Green m'encourage àtenir pour prototype ?

J'adopte aussi l'heureuse formule de Green qui, reprenant ma distinction,

d'inspiration platonicienne, des lieux de la parole (le ventre, le coeur, la tête),précise une des difficultés de l'interprétation, à savoir que le ventre en questionse trouve dans la tête ; ou cette autre formule : la possibilité pour le névrosé dedevenir le comédien de ses propres événements, la psychanalyse la suspend.En effet, cette dramaturgie de l'inconscient, qui anime chez le névrosé sonfantasme et son agir, le psychanalyste l'interprète c'est-à-dire qu'il se laisse« transférer » dans le scénario pour en parler autrement et la résituer ailleurs.C'est là une illustration supplémentaire de la parenté entre l'interprétationthéâtrale et l'interprétation psychanalytique.

Green et moi sommes également d'accord que l'interprétation met à profitla compulsion de répétition pour rendre conscient l'énorme travail de la résis-tance. J'ajoute que le travail de la résistance se produit chez l'analyste lui aussidans la cure. Nous sommes d'accord sur le plaisir du psychanalyste, plaisirselon Green de découvrir rétroactivement les « structures », plaisir selon moi

qui répète en le donnant le plaisir reçu de la mère lorsquelle explique à l'enfantcomment se servir de ce qui sert à expliquer, j'ai nommé la parole.

Green a, en terminant son intervention, proposé, du mot « interprétation »,une étymologie fausse mais allégorique : interpréter, ce serait se prêter mutuelle-

ment, ce qui suppose qu'on ait contracté une dette ailleurs. J'ai, il y a deux ans,songé moi aussi à cette étymologie, digne des jeux du Cratyle, et je l'ai publiéedans mon article du Bulletin de l'A.P.F., sur " Les difficultés de l'interprétation ».Mais je l'entendais, admirable ambiguïté du langage, autrement : le psychana-lyste se prête, pour le comprendre, à l'inconscient du patient qui l'englobeainsi dans sa dramaturgie ; le patient se prête en échange à la régression, à la

désillusion, à la destruction de ses identifications imaginaires, c'est-à-dire à la

perte de son Moi ; mais, pour mieux prêter l'oreille à la parole de vérité quilui vient du Moi de l'analyste. Interpréter, c'est se prêter mutuellement autransfert et à la contrainte à interpréter.

REMARQUESFINALES

Mon goût pour les groupes est bien connu, sans doute aussi le parallèlequi m'est cher entre le groupe et le rêve. Le présent groupe que nous formonsici a parlé depuis deux jours comme parlent les groupes : à voix multiple.Tous les propos tenus ont constitué comme un seul discours, comme le récitd'un rêve commun. Peut-on inférer les pensées, le désir latents, qui par dépla-cement, condensation et figuration symbolique, ont cherché, tout en se dégui-sant, à se faire reconnaître à travers ce discours manifeste ?

J'ai pris la parole ici avec un double plaisir, le plaisir — et l'angoisse — que

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la société de psychanalyse à laquelle j'appartiens, l'A.P.F., soit pour la premièrefois invitée à fournir un Rapporteur au Congrès des Psychanalystes de Languesromanes, le plaisir également de revivre, en vous en entretenant, le plaisir— et l'angoisse — d'être analyste interprétant. J'ai eu l'impression d'éveilleret de rencontrer en écho la façon dont chacun de vous vit et pense ce plaisir,cette angoisse. Mais tant de réponses individuelles ne seraient pas entréesen résonance si un désir commun n'était né dans notre assemblée.

Je constate que trois thèmes sont revenus avec insistance dans nos débats,le clivage, la symbolisation, la contrainte à interpréter. Ces trois thèmes ontsans doute quelque chose à faire avec notre problématique en ce XXXe Congrès.Ne s'agissait-il pas pour nous, ici, de surmonter le clivage entre les deux sociétésde psychanalyse de ce pays et de redonner son unité à la communauté psychana-lytique française ? Or, comment un clivage se peut-il surmonter, sinon parun processus de symbolisation ? Ce n'est point par hasard si les deux Rapportsprésentés à ce Congrès sont plus théoriques que cliniques ou techniques :les moments de réconciliation sont toujours des moments théoriques. Depuisla mon de Freud et déjà dans la dernière moitié de sa vie analytique, la théoriene pouvait, ne peut plus être le fait d'un seul. Ici, nous avons collectivementpoursuivi la construction de la théorie psychanalytique.

En expliquant cela, je souhaite que le dernier mot reste à la contrainte à

interpréter, mais rendue consciente. Je souhaite montrer en même temps quecette contrainte peut s'appliquer, non seulement à l'appareil psychique indivi-

duel, mais aussi à la psychologie collective, comme Freud en a le premierfourni l'exemple. Qu'y a-t-il d'autre à interpréter ici que l'affermissement denotre désir d'être une même communauté psychanalytique ? Interpréter ledésir n'est pas, en pareil cas, le dissiper mais le faire nôtre et nous permettredésormais d'agir en pleine conscience et en son nom.

L'AFFECT

par ANDRÉ GREEN

If music be the food of love, play on,Give me excess of it ; that surfeiting,The appetite may sicken, and so die...That strain again ! it had a dying fail :

O, it came o'er my ear like the sweet SoundThat breathes upon a bank of violets ;Stealing and giving odour... Enough, no more !Tis not so sweet now as it was before.O spirit of love, how quick and fresh art thou,That, not withstanding thy capacityReceveith as the sea, nought enters there,Of what validity and pitch soe'er,But falls into abatement and low price,Even in a minute... so full of shapes is fancyThat it alone is high fantastical.

Twelfth night or What you will.

(I, 1. — v. 1-15.)

AVERTISSEMENT

Les organisateurs du Congrès des Psychanalystes de Languesromanes ont accepté notre proposition, il y a plusieurs années déjà,de consacrer une partie du Congrès de 1970 au problème de l'affect.La question en soi méritait, nous semble-t-il, d'être l'objet d'unediscussion collective. Contrairement à la littérature étrangère, la litté-rature psychanalytique française ne comporte presque pas de titresconsacrés en propre à l'affect. Ceci n'est pas sans étonner, si l'on se

souvient que l'affect a été plus ou moins explicitement au centre decertaines discussions qui ont été souvent agitées ces dernières années.C'est de ces discussions qu'est née l'idée de ce rapport.

En 1953, J. Lacan avec d'autres quittait la Société psychanalytiquede Paris. Or, cette même année, Lacan devait présenter au Congrèsdes Langues romanes un rapport intitulé Fonction et champ de la paroleet du langage en psychanalyse (1). Depuis ce travail, Lacan a développéses thèses qui font du langage la pierre angulaire de la théorie freu-

(1) Cf. Ecrits, 237-322.

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dienne. En diverses occasions, le point de vue de Lacan, directement

ou indirectement exprimé, fit l'objet de discussions avec d'autres

psychanalystes, collègues hier, devenus adversaires à l'heure de ces

débats. Ainsi, en 1960, au Colloque de Bonneval sur l'inconscient

organisé par H. Ey, s'affrontaient des conceptions psychanalytiquestrès opposées. Ayant participé à ces discussions, nous retournâmes

aux textes freudiens et nous découvrîmes que les idées nouvelles

n'étaient soutenables qu'à la condition de supprimer l'affect de la

théorie freudienne et tout ce qui s'y rattache.

En 1960 également, Bouvet présentait son rapport sur Déperson-nalisation et relation d'objet au Congrès des Langues romanes de Rome,où l'affect joue un rôle majeur. Cependant l'auteur, très axé sur le

phénomène particulier de la dépersonnalisation, s'efforçait d'en pré-senter la théorie, sans toutefois s'attacher au problème spécifique de

l'affect.

Depuis cette date, notre réflexion n'a cessé de tourner autour de

l'examen théorique de ce problème. Divers travaux antérieurs en

témoignent, sans qu'une conception d'ensemble en ait résulté. S'il est

facile de se référer à l'affect, comme la pratique psychanalytique nous

y renvoie sans cesse, il est plus difficile, nous en avons fait l'expérience,d'en proposer une théorie. Les essais tentés à l'étranger le montrent

aussi.A l'heure où nous écrivons ces lignes, la charge affective qui a

grevé les discussions du passé ne pèse plus d'un même poids. Beaucoupd'eau a coulé sous les ponts depuis 1953 et 1960 ; beaucoup de chan-

gements sont intervenus dans la vie psychanalytique en France. Des

regroupements se sont opérés qui ont fait que bien des adversaires

d'hier se sont retrouvés dans le sein de la communauté analytique.Cela ne veut pas dire pour autant que les positions théoriques se soient

harmonisées dans le concert analytique. Mais les controverses quicontinuent de mettre en présence les défenseurs de points de vue

opposés ont atteint un meilleur niveau d'objectivité, plus propre à une

discussion scientifique. C'est dire qu'en présentant aujourd'hui le

problème de l'affect dans la théorie et la pratique psychanalytiques,nous entendons tourner définitivement la page de ce qui pouvaitautrefois s'inscrire dans un cadre polémique. Nous émettons le voeu

que l'intérêt majeur soulevé par la question soit le seul moteur de la

discussion qui va suivre. La clarification des problèmes théoriques,

cliniques et techniques que l'affect attend justifie amplement, nul

n'en doute, le temps, trop court, que nous lui consacrerons.

INTRODUCTION

DÉLIMITATION DE L'ÉTUDE

On conviendra sans peine qu'une étude exhaustive des problèmesposés par l'affect dans le champ de la théorie ou de la pratique psycha-nalytiques est impossible. Il est donc nécessaire de préciser les limitesdans lesquelles se tiendra notre travail.

Au point de vue théorique, une telle étude soulève deux diffi-cultés. La première tient à la place de l'affect dans l'oeuvre de Freud.En effet, on ne peut assigner à l'affect une localisation particulièredans l'ensemble des travaux de Freud. Celui-ci ne lui a consacré aucun

ouvrage spécifiquement. Il faut donc nous résoudre à suivre le dévelop-pement de la notion d'affect au fil de cette oeuvre. Le problème del'affect dépend, au cours des différents états de la théorie, des lignesdirectrices de celle-ci : première et deuxième topiques, avatars de lathéorie des pulsions, etc. Parfois les remaniements théoriques impli-quent une modification du statut de l'affect, parfois une différence

d'appréciation de sa valeur fonctionnelle expliquera un changementdans la théorie. Ainsi en est-il par exemple de la conception de l'angoissenaissant de la libido refoulée qui conduira à la réévaluation de la théoriedu refoulement lorsque Freud soutiendra que celui-ci est mis en oeuvredu fait de l'angoisse.

La deuxième difficulté sera rencontrée au niveau du devenir dela théorie freudienne chez les successeurs de Freud. Ainsi la modifi-cation du cadre théorique chez Hartmann, Melanie Klein, Bouvet ouLacan impliquera une conception différente de l'affect. On pourradire aussi qu'une appréhension différente du problème de l'affectorientera une modification du cadre théorique dans lequel il sera situé.Le problème de l'affect est en relation dialectique avec la théorie,l'un renvoyant à l'autre nécessairement.

Ces difficultés de la théorie sont directement en rapport avec la

pratique. Il est, en effet, plus que probable que le modèle théorique

888 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

où l'affect prend place est issu chez Freud d'une clinique psychana-lytique étroitement centrée sur le champ des névroses — plus particuliè-rement des névroses classiques, des psychonévroses de transfert. Lacontribution de Freud sur les psychoses ou sur les autres aspectscliniques reste dans les limites d'indications générales, qui n'en sont

pas moins précieuses. Mais depuis Freud la clinique psychanalytiques'est, on le sait, considérablement étendue : névroses de caractère,structures psychosomatiques, états limites entrent dans le champd'action de la psychanalyse post-freudienne et mettent le psychanalystedevant des affects dont la métapsychologie a été négligée par Freud.Il est probable que Freud a tenu d'abord à s'assurer de ce qu'il luiétait possible d'avancer, sinon avec certitude, du moins d'une façonferme, d'où une limitation volontaire de la théorie.

Nous nous trouvons ici devant le problème suivant : ou bien traiterces affects non observables dans la clinique des névroses classiquespar le modèle théorique freudien, avec le sentiment d'une possibleinadéquation de ce modèle, ou bien modifier le cadre théorique de la

psychanalyse à la lumière des connaissances issues de ces aspectscliniques nouveaux, en créant un nouveau modèle théorique qui,peut-être, ne sera plus adapté aux névroses classiques et risquerad'infléchir l'ensemble de la théorie et de la pratique psychanalytiques.C'est ce qui s'est produit dans les faits, dans l'évolution de la penséepsychanalytique. Aussi l'examen des théories psychanalytiques freu-diennes et post-freudiennes sera forcément critique. Critique de Freud

par ses successeurs et critique des successeurs de Freud par l'inter-

prétation de sa pensée.Ces réflexions nous conduisent à mieux préciser la position centrale

qui nous guidera. La clinique et la théorie psychanalytiques nous

obligent à inclure dans la catégorie de l'affect une foule d'états appar-tenant à la gamme plaisir-déplaisir. On peut se demander si une concep-tion unitaire peut en rendre compte. Autrement dit, si une seule

conception est apte à nous donner les clefs théoriques de l'angoisse(en ses différents aspects), de la douleur, du deuil, questions sans cessedébattues par Freud. Sans parler de la dépersonnalisation, des affectssous-tendant la crainte d'anéantissement et l'aphanisis, qui nous fonttoucher la limite de ce qu'il est possible de dire sur l'affect.

La plupart des auteurs modernes s'accordent pour souligner quenous avons affaire le plus souvent en clinique psychanalytique à desaffects complexes, des affects fusionnés ou, pour reprendre l'expressionde Freud, des constructions d'affects. Entrer dans le détail de chaque

L'AFFECT 889

construction d'affect est une tâche au-delà des limites de cette étude.

Malgré toutes les considérations qui semblent rendre tout effort de

clarification fort difficile, il nous faudra cependant nous résoudre à

accepter les limites de notre investigation théorique. C'est-à-dire à

tenter de cerner les problèmes les plus généraux de l'affect, laissantde côté l'examen détaillé de tel ou tel affect particulier. Quitte à donner

les indications structurales relatives aux diverses catégories d'affects.

La richesse et la diversité de la vie affective en sortiront sans doute

appauvries, notre seul espoir est qu'il se dégage de cette réduction un

peu de clarté pour guider notre compréhension des phénomènes spéci-

fiques au champ psychanalytique.C'est ici qu'il nous faut apporter une dernière précision. La vie

affective peut être étudiée, et elle l'a été, selon des découpages très

divers de l'observation animale à la spéculation philosophique. Nous

avons sans doute beaucoup à apprendre de l'observation éthologiquedes données de la physiologie expérimentale, de l'ethnologie et de

l'anthropologie structurale, de la psychologie de l'enfant ou de la

psychosociologie ; la réflexion des philosophes couronnerait cette masse

d'informations scientifiques. Nous nous verrons contraints d'y renoncer

cependant. Ayant dû restreindre les limites de notre étude en nous

bornant aux problèmes les plus généraux de l'affect, nous ne saurions

sacrifier le champ de notre expérience pour lui préférer l'examen de

données établies hors de notre cadre de référence.

Il importe en effet de se souvenir que l'épistémologie moderne a

montré que la spécificité de l'objet de connaissance dépend étroitement

des conditions de découpage de cet objet dans le champ exploré. Le

découpage de l'affect, notre objet d'étude, est solidaire des conditions

dans lesquelles il nous apparaît : l'expérience du transfert dans l'analyse.De là, il faut le dire, une certaine ambiguïté des travaux psychana-

lytiques sur l'affect. Si la plupart d'entre eux prennent pour point de

départ l'affect dans le transfert, la construction d'une théorie de l'affect

échappe rarement à la tentation d'y inclure des faits extérieurs à l'expé-rience psychanalytique. Ceci est sans doute inévitable. La visée recons-

tructrice de la psychanalyse ne s'attache pas seulement à la construction

du passé de l'analysant, mais à la construction la plus générale de la« personnalité psychique », selon l'expression de Freud. A ce titre,la théorie psychanalytique s'efforcera non seulement de préciser la

structure des affects non actualisés par le transfert, mais aussi de

formuler des hypothèses sur des affects qui demeurent hors de la

portée de l'expérience psychanalytique, qu'ils soient relégués dans un

89O REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

passé inatteignable ou qu'ils appartiennent à des couches difficilementabordables de la psyché. On voit ici le défi que représente toute étudede l'affect. L'univers de l'affect nous est communicable tant que les

représentations de chose et les représentations de mot forment avec

lui un complexe psychique intelligible. Mais le sentiment général est

que l'affect se donne parfois dans sa brutalité — je veux dire à l'état

brut — sans qu'une représentation lui soit liée. La communication

affective fait partie de l'expérience analytique la plus générale. Maisnous nous mouvons ici dans des parages peu sûrs. L' « empathie »,si nécessaire à l'analyste, peut bientôt devenir la proie facile des affects

projetés de l'analyste sur son patient et l'au-delà du diable, de l'intel-

ligible, du représentable peut prendre volontiers une tournure mystiqueoù la vérité scientifique risque de sombrer.

A la limite, la question qui se pose ruine par avance toute démarchede connaissance. Peut-on parler de l'affect ? Ce qu'on en dit ne

concerne-t-il pas la périphérie du phénomène, les ondes de propagationles plus éloignées de son centre, qui nous demeure en fait inconnu.La même question se pose au sujet de l'inconscient. Se laisser fas-

ciner par cette énigme, si obérante soit-elle, impliquerait le renon-cement à la psychanalyse.

TERMINOLOGIE ET SEMANTIQUE

Le vocabulaire de Lalande ne comporte pas le terme affect, mais

seulement affecter, affectif, affection, affectivité. Il ressort de ces diverses

définitions que toutes relèvent de la sphère de la sensibilité. Les «affects »,

qu'ils soient produits du dehors ou nés du dedans, appartiennent àce domaine contrasté des états de plaisir ou de douleur. Ceux-ci en

constituent, en quelque sorte, les matrices psychiques. A la catégoriede l'affect s'oppose celle de la représentation, comme la sensibilité

s'oppose à l'intellect (cependant des controverses s'élèvent autour de

la « mémoire affective », « reviviscence à titre de simples souvenirs de

sentiments éprouvés autrefois »). Si on reconnaît à l'affect la provocation

par une cause extérieure, on admet qu'il existe une tendance intérieurevers tel ou tel développement affectif. Enfin, la gamme affective supposeune échelle d'états plus ou moins violents, plus ou moins critiques,plus ou moins accompagnés de manifestations physiologiques.

Ces quelques remarques nous indiquent que le vocabulaire phi-losophique retrouve les mêmes données que la problématique psycha-

nalytique :

L'AFFECT 891

— l'opposition affect-représentation ;— les affects originaires : plaisir-douleur (1) ;— l'affect comme mémoire ;— la genèse de l'affect par combinaison d'un effet extérieur et d'un

mouvement intérieur ;— la solidarité des affects violents et de l'organisation corporelle.

A l'article « Sensibilité », Lalande fait remarquer l'extrême équi-voque des sens de ce mot.

La langue française désigne d'un homonyme le sens, la sensibilitéet la signification. Cette racine commune se prolonge dans deux direc-tions : la première affective, la seconde intellectuelle. La première estconnotée par la dimension sensitive, la seconde par la dimension

représentative. Il paraît clair que la première sphère est solidaire

d'opérations peu différenciées, plus ou moins immédiates, plus oumoins primaires, et que la seconde est celle d'opérations plus diffé-

renciées, médiatisées et secondarisées. Cependant, il serait abusivement

schématique de considérer que seule la sphère intellectuelle est suscep-tible de différenciations et que la sphère affective est vouée à une« primitivité » de nature. La secondante porte aussi bien sur la sphèreintellectuelle que sur la sphère affective, ce que la littérature psycha-nalytique désigne par les termes d'affects primaires et affects secondairesou complexes. Sans nous prononcer sur les liens des premiers auxseconds et sur les modalités qui permettent de passer des uns aux

autres, la coexistence des uns et des autres, reflet de la coexistenceentre processus primaires et secondaires, va de pair avec des modesde travail « intellectuel » correspondants, également coexistants dans

l'appareil psychique.

Le terme affect est un terme spécifiquement psychanalytique en

français. Il ne figure ni dans le Littré, ni dans le Robert (2). Par contre,il est utilisé dans la langue allemande. Ainsi son importation dans la

langue française est due à Freud. Celui-ci emploie tantôt Affekt, tantôt

Empfindung, tantôt Gefühl. Classiquement Affekt est traduit par affect,

(1) Il nous semble cependant qu'il vaut mieux utiliser deux couples : celui des extrêmes

jouissance-douleur, celui des moyens plaisir-déplaisir. La chaîne serait alors : jouissance-plaisir-déplaisir-douleur.

(2) Sauf dans le petit Robert, où sa datation est récente : 1931. Définition : état affectifélémentaire.

892 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Empfindung par sensation et Gefühl par sentiment. Mais les diverssens se recouvrent et la traduction pose des problèmes embarrassantscomme le note Strochey dans son introduction à la Standard Edi-tion (1). Ainsi, pour ne parler que de l'anglais, Empfindung renvoie àla fois à sensation et émotion dans certains passages. De même Gefühlne peut valablement toujours être traduit par sentiment et appelle leterme émotion. Freud, dans « Obsessions et phobies », article qu'ilécrivit en français en 1895, traduit Affekt par état émotif, expressionqui rejoint le vocabulaire psychiatrique en cours à l'époque. De mêmeretrouvons-nous plus tard des travaux traitant des émotions au heudes affects, dans la littérature anglo-saxonne. Souvent les auteursdiscutent de la terminologie à employer et des distinctions à faire.

Dans ce domaine où la nuance est fondamentale, il est importantde préciser l'emploi qu'on fera des termes. En l'absence du terme

affect, la tradition psychologique française distingue généralement dansla vie affective l'émotion, état aigu et transitoire, le sentiment, état

plus atténué et plus durable, et la passion, violente, profonde et durable.Si émotion paraît avoir conservé un sens stable, comme sentiment, lemot passion par contre avait une signification plus générale et générique,les passions recouvrant l'ensemble des phénomènes de la vie affective.Ainsi l'employait-on au XVIIe et même jusqu'au XIXe siècle.

Mais si affect ne figure pas dans les grands dictionnaires, affectifpar contre est présent et désigne, si l'on passe sur le sens désuet (quimarque l'affection), ce qui a rapport à la sensibilité, au plaisir, à la

douleur, aux émotions (Robert), sans qu'il soit nécessaire de s'arrêterlà-dessus. Par contre, le verbe affecter condense une pluralité de signi-fications bien intéressante. Dans un premier sens (issu de l'ancien

français), il ne s'agit de rien d'autre que d'appliquer à un certain usage.Dans un second sens, affecter veut dire (d'après une origine latine quirequiert notre attention) : chercher à atteindre, ambitionner, d'oùfeindre. Plus généralement : avoir des dispositions à prendre telle outelle forme. Ici on peut remarquer déjà la dimension plastique de

l'affect et le rôle qu'y jouent la tromperie, l'ostentation, l'artifice (auxdeux sens du mot : ruse et absence de naturel).

Dans un troisième sens, assez opposé au premier, il s'agit d'exercerune action, de causer une impression sur l'organisme. Alors que lesens précédent suppose une disposition où le sujet se moule dansun modèle pour jouer le sentiment, le dernier implique un mode actif

(1) SE, I, XXIII.

L'AFFECT 893

où il s'agit de modifier, de transformer un état et, notons-le, généra-lement pour une action nuisible qui se porte sur la sensibilité.

Il est frappant, à ne considérer que ces banales définitions du

dictionnaire, d'y relever une péjoration de l'affect (hormis le premiersens qui ne concerne pas la vie affective). Cette première incursiondans le domaine du verbe qui supporte le substantif nous confronteavec le désir envisagé sous l'angle de la feinte, de la dissimulation,de l'insincérité, de la contrefaçon ou de l'intimidation. Les sens neutres :

émouvoir, impressionner, toucher, sont en minorité. L'affect, mêmedans le dictionnaire, n'a pas bonne presse, l'évolution de la languereflétant l'évolution de la culture face à l'affect.

Nous avons fait état des questions de vocabulaire qui rendentmalaisées les traductions entre Affekt, Empfindung, Gefühl dans la

langue allemande. Ces difficultés sont redoublées dans le vocabulaire

psychanalytique. L'affect est lié à la notion de quantité d'énergiepulsionnelle dans l'expression quantum d'affect (Affektbetrag). Ce der-nier terme désigne l'aspect proprement économique du phénomène,tandis que l'affect désigne sa qualité subjective. Cette relation entre

qualité subjective et quantité d'énergie pulsionnelle (qualité et quantité)a amené souvent une confusion entre quantum d'affect et énergied'investissement. Au reste, dans un article écrit en français, «Quelquesconsidérations pour une étude comparative des paralysies motrices

organiques et hystériques » (1893), Freud traduit Affektbetrag par« valeur affective ». Par un relâchement du langage psychanalytique, ondit synonymement d'une activité qu'elle est « chargée d'affect » et

qu'elle est « investie ». Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulairedonnent pour l'énergie d'investissement la définition suivante : « Sub-strat énergétique postulé comme facteur quantitatif des opérations de

l'appareil psychique », sans aucun commentaire. Ainsi, énergie d'inves-tissement serapporte à une quantité d'énergie en jeu dans une opérationet désigne ainsi un champ large d'activité, tandis que quantumd'affect ne désigne que l'aspect quantitatif énergétique lié à l'aspectsubjectif qualitatif qui « qualifie » pour ainsi dire l'affect. Donc, sitout affect renvoie à l'aspect quantitatif d'énergie pulsionnelle qui lui

correspond, toute quantité d'énergie n'est pas forcément en rapportavec un affect.

Un autre terme qui fait problème dans la discussion sémantiqueest celui de motion pulsionnelle. On sait que c'est là un point épineuxqui divise exégètes et traducteurs de Freud. Pour certains (MartheRobert), la différence entre Trieb (pulsion) et Triebregung est négli-

REV. FR. PSYCHANAL. 57

894 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

geable. Les deux termes en allemand sont synonymes et il n'est ninécessaire ni légitime d'introduire un terme différent dans la traduction.Pour d'autres (Laplanche et Pontalis), tout en admettant que la diffé-rence entre les deux termes est mince et que Freud emploie souventl'un pour l'autre, une distinction est nécessaire. Ils proposent detraduire Triebregung par motion pulsionnelle (1). Par motion pulsion-nelle, ils désignent la pulsion sous son aspect dynamique. Ils entendent

par là donner le terme approprié pour la pulsion en acte, la pulsionagissant sous l'effet d'une stimulation interne, déterminée au niveau

biologique. Nous ajouterons à leur suite que la motion pulsionnelle neserait pas sans rapport avec l'énergie d'investissement. Elle représen-terait le corrélat dynamique de ce qu'est l'énergie d'investissement auniveau économique. Mais ceci dans un sens plus restreint puisqu'il ne

s'agit pas de l'aspect quantitatif et énergétique de toutes les opérationsde l'appareil psychique, mais seulement de celles attachées à la pulsion.Laplanche et Pontalis, tout en relevant l'appartenance du terme motionà la série motif, mobile, motivation, qui tous font intervenir la notionde mouvement (2), refusent la traduction d' « émoi pulsionnel », tropétroitement lié à l'affect. Cependant, nous devons souligner ici larelation entre motion, émotion et émoi (3). La notion d'affect a toujoursété liée par Freud à la décharge, c'est-à-dire à un processus en acteet en mouvement. On peut donc dire que motion est une qualification

générale de la pulsion dont l'affect indique une direction particulière(mouvement vers l'intérieur du corps).

Freud parlera à propos des pulsions à but inhibé des sentiments

de tendresse, d'amitié, etc. De même en traitant de l'OEdipe, il parlerade « choix d'objet tendre dirigé vers la mère », d' « attitude féminine

tendre envers le père ». Il est clair qu'il fait ici allusion à ce que dans

la langue française on nomme des sentiments — qu'on ne saurait

confondre avec les états de plaisir (et de déplaisir) qui sont les proto-types de l'affect. La même remarque vaut pour la douleur ou le deuil,états qui sont indéniablement des processus affectifs mais qui appellentla distinction avec les affects d'angoisse dans la théorie psychanalytique,

(1) Cf. LAPLANCHE et PONTALIS, loc. cit., art. « Motion pulsionnelle ».

(2) Ce que semble vouloir viser également Strachey qui, embarrassé lui aussi par la tra-duction de Triebregung, choisit en définitive de lui affecter un terme particulier, instinctual

impulse.(3) Encore que littré propose des étymologies opposées : « Emoi viendrait de « et de

l'ancien haut-allemand magan être fort , c'est-à-dire perdre tonte force, tandis que émotiondérive directement de mouvoir.

L'AFFECT 895

comme Freud prend le soin de le faire dans Inhibition, symptôme,angoisse.

Pour clarifier les choses, nous désignerons donc par affect un termecatégoriel groupant tous les aspects subjectifs qualificatifs de la vieémotionnelle au sens large, comprenant toutes les nuances que lalangue allemande (Empfindung, Gefühl) ou la langue française (émotion,sentiment, passion, etc.) rencontrent sous ce chef. Affect sera donc àcomprendre essentiellement comme un terme métapsychologique plusque descriptif. Car, il faut y insister, la conception psychanalytique del'affect se distingue de toute autre approche des phénomènes qu'ellethéorise sous ce terme, neurobiologique, psychologique, sociologiqueou philosophique. Employé au sens descriptif, le terme affect pourraêtre échangé contre un autre plus adéquat, plus proche de la réalitéqu'il désigne. Mais toutes ces variantes nous renverront à la catégoriede l'affect.

QUESTIONS DE MÉTHODE

La citation de Freud que nous avons placée en exergue de cetravail nous indique que la solution des difficultés que l'on rencontredevant l'examen du problème de l'affect dépend beaucoup des concep-tions qui auront pour but d'ordonner les données recueillies par l'ana-lyse. Une référence directe à la pratique psychanalytique aurait sansdoute été souhaitable sans préjugé, sans préconception. Mais noussavons qu'un tel voeu est mythique. Le sol du savoir analytique reposesur la théorie de Freud qui, d'un même coup, découvrit la praxis etla théorie de la psychanalyse. Un travail critique permanent fut entreprispar Freud lui-même, ses disciples et ses successeurs pour tenter decerner plus étroitement les faits et amener les remaniements, nous enconvenons, inévitables à la lumière des connaissances acquises par la

pratique. Inversement, des faits nouveaux ne furent intelligibles quegrâce aux remaniements théoriques.

Notre démarche sera historique et structurale dans une perspectivecritique. Nous repérerons donc la place de l'affect dans l'oeuvre deFreud dans la ligne d'évolution de sa pensée. Nous envisageronsensuite les apports des disciples et des successeurs, en prenant soinde relever la modification du contexte théorique qui a amené les auteursà proposer de nouveaux modèles conceptuels dans leur théorisationde l'affect.

Quittant momentanément le champ de la théorie, nous essayeronsde situer la fonction de l'affect dans les structures cliniques abordables

896 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

par la psychanalyse. Nous ressaisirons, dans un effort de généralisation,l'affect dans le processus psychanalytique à partir d'une typologie

schématique du discours de l'analysant. Nous procéderons à un regrou-pement théorique systématique qui tiendra compte de ce que nousaurons appris en cours de route. Nous serons alors en mesure de

proposer nos propres hypothèses théoriques et nos conclusions.

CHAPITRE PREMIER

L'AFFECT DANS L'OEUVRE DE FREUD

Dans ce chapitre analytique, nous retraçons le parcours des idéesde Freud sur l'affect. Plusieurs phases peuvent être distinguées :

— des Etudes sur l'hystérie (1893-1895) àL'interprétation desrêves (1900) ;— de L'interprétation des rêves à la Métapsychologie (1915) ;— de la Métapsychologie à l'article sur « Le fétichisme » (1927), pro-

longé par celui sur « Le clivage du Moi dans le processus défen-sif » (1939).

Après 1927, les mentions sur l'affect sont de peu de poids (1).Le texte majeur sur l'affect après la deuxième topique est Inhibition,

symptôme angoisse. Nous avons pensé qu'il était logique de regrouperles différentes conceptions de Freud sur l'angoisse de 1894 à 1932 enles séparant des autres textes.

ÉVOLUTION DE LA NOTION D'AFFECT

I

1. LES « ETUDES SUR L'HYSTÉRIE » (1893-1895)

L'histoire de l'affect, comme celle de la psychanalyse, est étroitementliée à l'hystérie. Mais dès avant la parution de la communication

préliminaire, Freud, dans l'article sur l'hystérie pour l'Encyclopédiede Villaret en 1892, introduit la notion de modifications de la distribution

des quantités d'excitation dans le système nerveux. Nous avons affaire

ici plus à l'énergie d'investissement qu'au quantum d'affect spécifiécomme tel, mais celui-ci y est inclus comme le montre la citation :

« A côté des symptômes physiques de l'hystérie, un certain nombre dedésordres psychiques peuvent s'observer... Ce sont des changements dans

(1) A l'exception des articles où Freud fait l'historique de la psychanalyse et le bilan de sesdécouvertes.

898 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

le passage et dans l'association des idées, inhibitions de l'activité de lavolonté, augmentation et suppression des sentiments, etc., qu'on peutrésumer en changement dans la distribution normale sur le système nerveuxde quantités stables d'excitation » (1).

A cette hypothèse, Freud attache plus de prix qu'à la descriptiondu tempérament hystérique qui fait défaut chez bien des patients.Contre une conception caractérologique, il prend parti pour une

conception économique : celle d'un surplus d'excitation dans le systèmenerveux

« qui se manifeste ici comme un inhibiteur, là comme un facteur d'irritationet est déplacé dans le système nerveux avec une grande liberté ».

C'est le destin de cette quantité d'excitation qui va jouer un grandrôle dans la conception de l'affect coincé, telle qu'elle est exposée dans

les Etudes sur l'hystérie. Déjà Freud en 1893 (2), dans un article traitant

de « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysiesmotrices organiques et hystériques », introduisait l'expression quantumd'affect (3) pour exprimer la solidarité entre un contenu associatif et

son corrélat affectif.

" Chaque événement, chaque impression psychique est pourvu d'uncertain quota d'affect (Affektbetrag ) dont le Moi se débarrasse ou par lemoyen d'une réaction motrice ou par une activité psychique associative. »

Déjà dans ce texte est indiqué le mécanisme pathogène : l'empê-chement à l'abréaction des accrétions de stimuli. Car ce qui opère dans

l'état psychique normal, la tendance à maintenir la somme d'excitation

constante par les moyens les plus appropriés en l'étalant associativement

ou en la déchargeant (4), n'est pas possible dans l'hystérie. Paradoxa-

lement pourtant, Freud affirme dans ce même texte qui servit d'ébauche

à la Communication préliminaire, que l'affect peut être l'objet d'un

(1) SE, I, 49.(2) La même année, Freud publie Un cas de traitement par l' hypnose où il aborde déjà la

question de l'affect sous l'angle de l'affect d'attente.

(3) Ce texte écrit en 1888 ne fut publié qu'en 1893. Notons d'ailleurs que le terme allemand

Affektbetrag était traduit par lui, dans cet article écrit en français, " valeur affective ». Le termevaleur doit être pris ici non seulement au sens de l'expression globale " valeur affective ", maisdans son sens propre, valeur exprimant à la fois une notion quantitative et qualitative. Il estdonc en un certain sens plus complet que quantum d'affect qui ne donne que le sens quantitatif.Cf. à ce sujet l'article « Quantum d'affect " du Vocabulaire de psychanalyse de LAPLANCHEet PONTALIS. Il n'est pas impossible que l'expression " valeur affective soit due à l'influencede Breuer, Strachey faisant remarquer que Breuer aurait probablement écrit Affektwert (valeuraffective littéralement) an lieu d'Affektbetrag.

(4) Conception que Freud défend bien avant l'Esquisse. Voir Esquisse pour la communi-cation préliminaire (1892), SE, I, 153.

L'AFFECT 899

clivage : une impression, lors de l'affect même minime et sans valeur

pathogène, peut ultérieurement devenir traumatique. Il y a là le germede la conception de la symbolisation.

Dans la Communication préliminaire (1893), Breuer et Freud déve-

loppent complètement la conception de l'affect coincé. Celle-ci estdirectement liée à la théorie traumatique. Soit un événement trauma-

tique, le souvenir ne peut en être liquidé en certains cas, c'est pourquoiil importe de savoir « si l'événement déclenchant a ou non provoquéune réaction énergique » (1) grâce à laquelle la décharge d'affects a

pu se produire « depuis les larmes jusqu'à l'acte de vengeance ». Dansles cas où cette décharge n'intervient pas, l'affect reste attaché au

souvenir, du fait de sa non-liquidation. Donc les représentationspathogènes n'ont pas subi l'usure normale par abréaction ou repro-duction, avec circulation non entravée des associations. Cependant, parla psychothérapie, un équivalent de la décharge par l'acte peut se

produire, grâce au langage qui en permet l'abréaction. Le langage relieassociativement le souvenir et l'événement, comme il relie la chargecoincée d'affect aux représentations. Ici il faut suivre Freud atten-tivement. La verbalisation n'est pas ici une opération seulementintellectuelle.

« L'être humain trouve dans le langage un équivalent de l'acte, équi-valent grâce auquel l'affect peut être abréagi de la même façon » (2).

Le langage ne fait pas que permettre à la charge de se débloqueret d'être vécue, il est en lui-même acte et décharge par les mots. Le

procédé utilisé permet à l'affect de se déverser verbalement ; en outre,il transforme cette charge affective et amène la représentation pathogèneà se modifier par voie associative en l'attirant dans le conscient nor-mal (3). On a fait un sort à la phrase de Freud « l'hystérique souffrede réminiscences », mais on n'a pas assez souligné le rôle qu'y jouel'affect, au destin duquel sont liés la réminiscence et le succès de lacure. Car il ne suffit pas de se souvenir pour guérir, on le sait bien

aujourd'hui, mais Freud le savait déjà dans la communication

préliminaire." A notre grande surprise, nous découvrîmes en effet que chacun des

symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour quandon réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l'incident déclenchant,

(1) Etudes sur l'hystérie, p. 5.(2) Loc. cit., p. 5.(3) Loc. cit., p. 12.

900 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

à éveiller l'affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décrivait ce quilui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expres-sion verbale. Un souvenir dénué de charge affective est presque totalementinefficace » (1).

Il est du reste vain de décider de la prévalence de l'affect ou de

la représentation. Chacun appelle l'autre sans qu'il soit possible d'en

décider :

« Il existait toute une série de sensations et de représentations parallèles.C'était tantôt la sensation qui suggérait l'idée, tantôt l'idée qui par symbo-lisation avait créé la sensation, et il arrivait souvent qu'on se demandât lequelde ces deux éléments était l'élément primaire... » (2).

Si, donc, la psychothérapie de l'hystérie indique que les deux

éléments s'induisent mutuellement, cela montre la nécessité de leur

coprésence dans le traitement visant à la solution du cas.

Ainsi en un réseau indissociable se nouent le trauma, son souvenir

et les représentations pathogènes qui en dérivent, l'affect non déchargé,la verbalisation accompagnée d'émotion. On ne saurait dans cette

conjoncture privilégier le souvenir ou la représentation pathogène sur

l'affect, puisque la réapparition de l'affect est la condition du succès

de la méthode. De même, le langage ne saurait être tiré du côté des

représentations, il est lui-même mode décharge, équivalent de l'acte.

On sait que Breuer et Freud se sont séparés sur la question de

l'état hypnoïde (3). Pour Breuer, l'état hypnoïde, suivant sur ce pointP. J. Moebius, serait un état auto-hypnoïde, auto-induit, sous l'influence

d'une rêverie diurne et de l'apparition d'un affect. Un certain vide

de la conscience se produit au cours duquel une représentation se

manifeste sans aucune résistance. Cet état hypnoïde coupe un groupede représentations, qui bientôt se lie à d'autres groupes de représen-tations formées au cours d'autres états hypnoïdes et constitue un

clivage, une spaltung avec le reste de la psyché, par arrêt de la circulation

des associations. Pour Breuer, cet état hypnoïde est la condition de

(1) Loc. cit., p. 4. FREUD reprend la même affirmation dans la première des Cinq leçons surla psychanalyse (1909). Cf. SE, XI, 18. " D'un côté, on découvrit qu'aucun résultat n'était

obtenu par le ressouvenir d'une scène en présence du médecin, si pour quelque raison le ressou-

venir s'effectuait sans aucune production d'affect. Ainsi, c'était ce qui était arrivé à ces affects,

qui pouvaient être considérés comme des quantités déplaçables, qui fut considéré comme le

facteur décisif à la fois pour l'installation de la maladie et sa guérison. » Notons qu'ici s'ajoutela notion du transfert. La notion de défense est étroitement liée à l'affect. Dans le chapitre des

Etudes sur l'hystérie traitant de la psychothérapie de l'hystérie, publié en 1895, la défense a

pour objet la lutte contre l'apparition d'affects de honte, de remords, de souffrance " (p. 216).

(2) Etudes sur l' hystérie, p. 144.(3) Cf. sur cette question l'article du Vocabulaire de LAPLANCHE et PONTALIS.

L'AFFECT 901

l'hystérie (1). Freud qui, dans les Etudes, se range provisoirement àcette idée, l'abandonnera plus tard comme superflue. Ce qu'il enconservera est l'idée d'un groupe psychique particulier isolé du restantde la vie psychique dont il fera le noyau de l'inconscient. Si l'opinionde Breuer nous paraît aujourd'hui irrecevable, il faut néanmoinsreconnaître que sa conception préfigure ce que Freud ne découvrira

que quelques années plus tard : le rôle du fantasme et sa conjonction (2)avec l'affect, puisque ceux-ci déclenchent l'état hypnoïde. Par là sedécouvre une solution de rechange à l'abandon de la théorie trauma-

tique, sans que pour autant doive être éliminée la conception de l'affect

coincé, car le fantasme peut à lui seul activer les contenus de l'in-conscient — quand il n'en est pas le résultat — et augmenter ainsi la

charge de l'affect, qu'il tente de lier d'autre part par sa constitution.Entre la Communication préliminaire (1893) et la publication des

Etudes sur l'hystérie (1895), Freud publie en janvier 1894 son articlesur les « Psychonévroses de défense ». Il y précise mieux qu'il ne l'a

jamais fait jusque-là la notion de quantum d'affect.

« Dans les fonctions psychiques, il y a lieu de différencier quelque chose(quantum d'affect, somme d'excitation) qui possède toutes les propriétésd'une quantité — même si nous ne sommes pas à même de la mesurer —

quelque chose qui peut être augmenté, diminué, déplacé, déchargé et s'étalesur les traces mnésiques des représentations un peu comme une charge àla surface des corps » (3).

Freud distingue donc :

1) La quantité mesurable en droit sinon en fait ;2) La variation de cette quantité;3) Le mouvement lié à cette quantité ;4) La décharge.

La même année, dans une communication à Fliess (Lettre n° 18du 21-5-1894), cette conception se complète par l'idée d'un destin del'affect différent selon les entités cliniques.

(1) On notera à cet égard la parenté des conceptions de Breuer et de H. Ey pour qui l'exis-tence d'une dissolution préalable est la condition explicative de l'émergence de l'inconscient.

(2) Nous passons sous silence ici la discussion du déclenchement de l'état hypnoïde sousla seule influence de l'état de rêverie ou de l'émotion. On pourra comparer utilement la concep-tion de Breuer sur le vide de la conscience accompagnant l'état hypnoïde et la conceptionde Freud sur les « absences » hystériques lorsqu'au cours des Cinq leçons sur la psychanalyseest relatée en 1909 la période de la collaboration entre Breuer et Freud (cf. SE, XI, p. 12-13).Il est clair que pour Freud cette absence est le produit du désir et non sa condition. Voir encoresur le terme d'absence la note d'août 1938 (SE, XXIII, 300).

(3) SE, III, 60, trad. LAPLANCHE et PONTALIS citée dans le Vocabulaire de Psychanalyse,article " Quantum d'affect ».

902 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

« Je connais trois mécanismes : 1° Celui de la conversion des affects(hystérie de conversion) ; 2° Celui du déplacement de l'affect (obsessions) ;3° Celui de la transformation de l'affect (névrose d'angoisse et mélancolie) »(1).

Ainsi aux conceptions précédentes se joint pour la première fois

l'idée de la transformation au sens large. Transformation qui cessed'être l'apanage de l'hystérie, mais se révèle à l'oeuvre dans d'autres

psychonévroses. Transformation où s'illustre l'affect par rapport aux

représentations et dont le destin n'est pas toujours forcément celui de

la conversion.

Au reste, en cette année, les explorations cliniques de Freud sont

très avancées. Le Manuscrit E (non daté, mais qu'on situe aux environs

de juin 1894) traitant de l'origine de l'angoisse et l'article « S'il est justifiéde séparer de la neurasthénie un certain complexe de symptômes sous

le nom de névrose d'angoisse » (1895) montrent qu'à ce moment l'idée

de transformation entre les diverses formes de l'énergie physique, sexuelle

et psychique domine sa pensée. Nous ne nous y arrêterons pas davantage,en nous réservant d'y revenir lorsque nous aborderons plus loin et à partla question de l'angoisse.

Il nous semble d'ailleurs que si Freud a été tellement sensible dès

le départ à cette notion de quantité mouvante, qui va dominer toute

l'Esquisse, ce n'est pas seulement à cause de ses préjugés physicalistes.Nous ne serions pas loin de supposer que la notion de quantité mouvante

dérive de l'observation des transformations observables dans le discours

des premiers sujets auxquels Freud applique sa méthode psychothérapique.Nous allons retrouver cette notion de transformation dans la partie

des Etudes sur l'hystérie écrite en 1895. Dans la conversion d'abord, bien

entendu. Quand l'affect a dû se décharger par un réflexe non point normal,mais « anormal », c'est ce réflexe anormal à partir duquel la conversion

se produira. Donc, double transformation : du réflexe normal au réflexe

anormal et de celui-ci en sa conversion. Mais si l'affect est tellement voué

à ce destin de la transformation par la conversion, c'est que son origineest liée, selon Freud, à la transformation. L'affect est lui-même, en quelque

(1) SE, I, 188, trad. LAPLANCHE et PONTALIS, loc. cit., article « Affect ». On retrouveradans la suite de la correspondance avec Fliess le retour de ce thème de la transformation desaffects. Ainsi dans le Manuscrit H du 24-1-1895 sur « La paranoia », il dresse un tableau compa-ratif pour l'hystérie, la névrose obsessionnelle, la confusion hallucinatoire, la paranoïa et la

psychose hallucinatoire, distinguées selon les catégories de l'affect, du contenu idéique, del'hallucination et du résultat de la défense (SE, I, p. 211 -212). Un an après, dans le Manuscrit Ksur " Les psychonévroses de défense " du 1-1-1896, il décrit celles-ci comme des déviations

pathologiques d'états affectifs normaux, de conflit (hystérie), d'autoreproches (névrose obses-

sionnelle), de mortification (paranoia), de deuil (confusion hallucinatoire aiguë) (SE, 5, 220).

L'AFFECT 903

sorte, le produit d'une « conversion à l'envers » comme en témoigne le

texte qui suit :

« Toutes ces innervations, toutes ces sensations font partie de «l'expressiondes mouvements émotionnels » comme l'a souligné Darwin. Consistant

primitivement en actes adéquats bien motivés, ces mouvements à notre

époque se trouvent généralement si affaiblis que leur expression verbalenous apparaît comme une traduction imagée, mais il semble que tout celaa eu jadis un sens littéral. Peut-être même a-t-on tort de dire qu'elle créede pareilles sensations par symbolisation ; peut-être n'a-t-elle nullement

pris le langage usuel pour modèle mais a-t-elle puisé à la même source

que lui » (1).

La conversion hystérique serait donc un retour aux sources de l'affect.

Mais ceci importe moins que la remarque de Freud sur la symbolisation.

Ainsi, si ce que dit Lacan est vrai, à savoir que l'hystérique parle avec

sachair, il nous semble encore plus vrai de dire que l'hystérique s'asservit

au langage de la chair en puisant à une source dont l'un et l'autre dérivent.

Le discours de l'hystérique ne prendrait donc pas le modèle de langage

pour parler, mais le langage comme le symptôme plongent leurs racines

dans un fonds qui leur est commun.

2. LE MANUSCRIT G

Avant de commencer l'examen de l'Esquisse, nous aimerions attirer

l'attention sur le Manuscrit G sur la Mélancolie daté du 7-1-1895. Pour

deux raisons : la première est qu'il traite d'un sujet qui touche de très

près au problème de l'affect, la deuxième est qu'il comporte un schéma

qui doit constituer une théorisation — peut-être la plus poussée

jusque-là — qui nous paraît marquer un tournant.

Après avoir tracé deux axes, l'un vertical constituant la limite du Moi,

séparant ce dernier du monde extérieur, l'autre horizontal constituant

la limite somato-psychique et séparant dans sa moitié inférieure le soma

et dans sa moitié supérieure la psyché, Freud y met en place des éléments

et un circuit.

Les éléments sont :

— dans le monde extérieur, un objet ;— dans le cadran répondant, hors du Moi et dans le soma une figure

dite : objet sexuel en position favorable ;— dans le cadran répondant à la partie somatique du Moi, un organe

terminal, une source somatique et un centre spinal ;

(1) Etudes, p. 145.

904 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

— dans le cadran répondant à la partie psychique du Moi, un assem-

blage d'éléments dit groupe psychique sexuel.

Le circuit est le suivant :

Soit donc un objet (A) dans le monde extérieur. Par suite d'une

réaction, il pénètre dans le corps du sujet. Freud le nomme alors objetsexuel en position favorable ; la poursuite du circuit pénétrant dans la

L'AFFECT 905

partie somatique du moi provoque une sensation. Le circuit, après avoir

effectué une boucle autour de l'organe terminal où a lieu une action

réflexe, se poursuit vers la partie psychique du Moi, en voie de conduction

des sensations voluptueuses, qui se termine dans le groupe psychiquesexuel en l'investissant (G.Ps.s.). Mais depuis l'organe terminal deux

autres voies parallèles se constituent : l'une partant de l'organe terminal

(après passage par le centre spinal) est celle de la tension sexuelle qui se

termine dans le réseau du groupe psychique sexuel; l'autre, plus

complexe, chemine aux côtés des précédentes, relie le Ps.s. à l'objetsexuel (1) et à l'organe terminal contribuant à la réponse de l'action

réflexe à ce niveau, conjoignant ses effets en ce point aux influences

exercées de sa relation avec la source somatique sexuelle. Enfin, du

groupe psychique sexuel part une voie vers l'objet qui est celle de l'action

spécifique visant à la possession de l'objet et à la décharge énergétique.

Ce schéma concerne la sexualité féminine. Quelles que soient ses

obscurités, l'important est pour nous d'y relever l'existence des trois

voies sexuelles.

La première, dite de tension sexuelle, est purement organique et

sexuelle. La deuxième est porteuse d'une certaine gamme affective, voie

de conduction des sensations voluptueuses (plaisir), et se termine au sein

du groupe psychique sexuel. Cette voie est psychique et sexuelle, car

elle fait partie du circuit qui englobe l'objet et contourne l'organe terminal

sans en être issue. Enfin, la troisième voie est la plus intéressante.

L'action des éducateurs a pour résultat d'échanger les stimuli soma-

tiques sexuels en stimuli psychiques qui vont influencer le groupe

psychique sexuel, mais font porter leur action au-delà sur l'objet (2).Cette voie privée par l'éducation de son apport énergétique de sexua-

lité directe et crue sollicite en contrepartie, de la part de l'objet,

par une attitude de séduction et d'attraction, l'appoint nécessaire pour

que la décharge de l'acte spécifique puisse intervenir. Elle est donc

(1) Cette voie, du fait de l'inhibition éducative de la sexualité, va au-devant de l'objetchercher des provisions énergétiques pour stimuler l'éveil sexuel (activité de séduction) ou

l'inhiber, exerçant son rôle dans l'action réflexe. Elle chemine donc, semble-t-il, dans les

deux sens.

(2) Nous devons relever à cet égard une différence entre l'interprétation de Strachey et

la nôtre. Strachey ne connaît que le groupe psychique sexuel (Ps.s. sur le manuscrit) et ignorel'existence d'un groupe psychique. Pour nous, il faut distinguer le groupe psychique du précé-dent en tant qu'il résulte de l'éducation et de la transformation des stimuli somatiques sexuelsen stimuli psychiques qui changent la sexualité en dégoût. Il y a là une première intuition du

refoulement. Nous laissons de côté pour l'instant la distinction entre refoulement et répression,

pour n'insister que sur la différence entre les trois voies et les deux groupes.

906 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

porteuse d'une autre gamme affective : dégoût envers la sexualité, et,par inhibition de but, séduction et attraction. Ainsi l'objet sexuel del'Autre fonctionne comme source de suppléance à l'extinction énergétiquedue à l'éducation (refoulement). La tension est donc maintenue à unbas niveau et la libido est privée de la force nécessaire à l'accomplissementpar le sujet lui-même de l'acte spécifique. Néanmoins, celui-ci s'accomplitpar la voie de l'Autre. Mais que l'objet soit perdu et c'est tout le systèmequi s'en trouve déséquilibré, car cette perte objectale entraîne par voiede conséquence une perte énergétique libidinale.

Freud construisit ce schéma pour expliquer les relations de la frigiditéet de la mélancolie, car, dès 1895, il découvre déjà que «l'affect qui cor-

respond à la mélancolie est celui de deuil, c'est-à-dire le regret amer de

l'objet perdu. Il pourrait donc s'agir d'une perte, d'une perte dans ledomaine des besoins pulsionnels » (1).

La situation de l'affect dans ce schéma est donc multiple. A l'état

normal, il est réparti entre la voie de conduction des sensations volup-tueuses (plaisir) et la voie des sensations sexuelles somatiques modifiées

par l'éducation (dégoût, défense). A l'état pathologique, il est la consé-

quence de la perte objectale et énergétique (deuil).Ce qui nous parait important est la distinction entre les voies orga-

niques, qui le restent, celles qui sont psychosexuelles et celles qui setransforment par éducation (refoulement). L'affect appartient aux deuxdernières et est de nature psychique et psychosexuelle.

Cette hétérogénéité des composantes de la libido et cette variationde leur destin nous paraissent devoir être soulignées pour comprendreles relations entre l'affect et les sphères corporelle et psychique. L'ordrede l'affect n'est pas celui de la tension physique sexuelle quoiqu'il s'étayesur elle. Nous retrouvons ici l'importance de la notion d'étayage miseen lumière par Laplanche et Pontalis. Mais il dépend également desforces psychiques qui barrent l'expression immédiate de la pulsion oùse retrouve le rôle de la défense, qui a pour effet d'inverser l'affect de

plaisir en dégoût. L'affect est donc bien entre soma et psyché, commeentre l'enclume et le marteau.

Enfin, ce schéma nous paraît préfigurer le modèle de la pulsion avec

sa source (sexuelle somatique), son objet (dans le monde extérieur),sa poussée (ici divisée en ses composantes), son but (l'action spécifique)et pour finir, son circuit.

(1) SE, I, 200.

L'AFFECT 907

3. L' « ESQUISSEPOUR UNE PSYCHOLOGIESCIENTIFIQUE» (1895)

L'intérêt de l'Esquisse pour une étude de l'affect passe de beaucouples références directes qui sont faites à cette notion. Elles sont déjà en

elles-mêmes fort instructives. Mais pour qui veut se donner la peine de

pénétrer dans ce maquis inextricable (et comportant plus d'une contra-

diction insoluble), le résultat de l'investigation paye largement la peine.Et que l'on ne tire pas argument de l'opposition de Freud à sa publi-cation. Il y a là un gigantesque effort de ressaisissement théoriqueet le fondement de la plupart des hypothèses futures que Freud exploi-tera en les étalant sur plus de vingt ans, débitant en petite monnaie

ce coup joué en une fois. Relations de la quantité à la qualité, distinc-

tion de l'énergie libre et énergie liée, hypothèse économique, premiersmodèles de l'expérience de satisfaction et de l'expérience de la douleur,ébauche du Moi et rapport du Moi et de l'objet, rôle de la symboli-

sation, définition du processus primaire, théorie de la pensée et de ses

relations au langage et à la conscience où se manifeste le rôle perturbantde l'affect, tous ces fondements métapsychologiques ont l'immense

avantage d'être l'objet d'une articulation. Articulation lâche sans

conteste, où il y a du jeu en plus d'un point, mais articulation primordiale.Nous grouperons sous trois rubriques la contribution de l'Esquisse

au problème de l'affect :

A) L'affect dans l'expérience de satisfaction, de la douleur et les états

de désir;

B) Le rôle du Moi dans l'inhibition et la maîtrise des affects ;

C) Les troubles de la pensée provoqués par les affects.

A) Expérience de la satisfaction, de la douleur et états de souhait.

Avant d'en venir aux expériences de la satisfaction; de la douleur, et

aux états de souhait, il est important de se souvenir que la notion de

quantité et le principe d'inertie (tendance de l'appareil psychique à

l'abaissement des tensions au niveau zéro) sont des présupposés fonda-

mentaux. L'aspiration à la décharge est première, la rétention d'une

certaine quantité est nécessitée par les lois de la vie.

a) Expérience de la satisfaction. — Dans l'expérience de satisfaction,

premier modèle du désir, l'augmentation de la tension intense provoquée

par le besoin commande une modification interne de cet état de choses.

En premier lieu intervient une tentative de décharge interne et externe,

par des manifestations émotives et des cris. Mais cette décharge est

908 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

inopérante, car la situation nécessite une modification externe pour quela modification interne se produise : l'action spécifique susceptible

d'apaiser le besoin par la satisfaction (apportée par l'objet extérieur).« De cette façon cette voie de décharge acquiert une fonction secondaire

de la plus haute importance, celle de la communication, et l'impuissance

originelle de l'être humain est la source première de tous les motifs

moraux » (1). On ne saurait trop insister sur cette liaison première entre

la décharge par l'émotivité et la motricité et la fonction de communication

dont sera issu le langage. Mieux encore, la satisfaction sera désormais

mise en relation avec l'image de l'objet qui y a pourvu et l'image motrice

du mouvement réflexe qui a permis la décharge. Nouvelle mise en relationentre la perception de l'objet et la décharge interne (par sa trace dans

l'image motrice). Image motrice et affect sont donc liés. Ainsi l'affect

est lié d'une part à la fonction de communication, donc du langage,d'autre part à l'expérience corporelle par l'image motrice de la décharge.

Par la suite, pour empêcher que la réaction produite par un investis-

sement trop intense (hallucinatoire) de l'objet absent ne conduise à la

déception renouvelée par impossibilité de distinguer entre hallucination

d'objet et perception d'objet, une inhibition venue du Moi contrôle

cet investissement et donne un critère de la présence réelle de l'objetdans la perception.

b) Expérience de la douleur. — La douleur est liée à l'irruption de

grandes quantités d'excitation dans l'appareil psychique ayant pénétrépar une solution de continuité produite par effraction dans le systèmede protection. L'irruption de cette quantité excessive provoque une

élévation d'intensité du niveau de l'investissement, une tendance à la

décharge pour supprimer cette quantité en excès et un investissement

de l'image de l'objet qui a provoqué la douleur, avec frayage entre ces

deux derniers. Il faut cependant ajouter que cette quantité externe quifait effraction s'accompagne d'une qualité particulière. Lors d'un nouvel

investissement de l'image mnésique de l'objet hostile, il se produit un

état analogue mais atténué (2). Ce qui se produit alors n'est pas de la

(1) SE, I, 318.(2) LAPLANCHE et PONTALIS, à l'article " Défense " de leur Vocabulaire, discutent de cette

expérience de la douleur. Il leur semble contradictoire avec l'hypothèse d'un appareil neuro-

nique tendant à la diminution et l'élimination des tensions, qu'il soit procédé par répétitionsà l'investissement hallucinatoire de l'image mnésique de l'objet hostile qui constitue une aug-mentation de l'investissement en réveillant le souvenir de l'expérience de la douleur. Mais

on peut supposer que l'investissement de l'image mnésique de l'objet hostile est réveillé lors

d'une expérience de besoin non satisfait trop prolongée, comme réveil de l'expérience de la

douleur. On peut aussi imaginer qu'étant donné le frayage établi entre cette image et la tendance

à la décharge, un tel investissement joue le rôle d'un signal aidant à la provocation de cette

L'AFFECT 909

douleur, mais quelque chose de semblable à la douleur (le déplaisir),et l'investissement est alors déchargé (en vertu du frayage ci-dessus)dans l'intérieur du corps. Ici Freud fait intervenir une catégorie spécialede neurones, les neurones sécrétoires, équivalents pour la déchargeinterne des neurones moteurs pour la décharge externe. Ultérieurement

les traces de l'expérience de la douleur entraînent des investissements

de plus en plus faibles de l'image mnésique de l'objet hostile, c'est-à-dire

jouant de plus en plus le rôle de signaux, déclenchant des opérationsdéfensives de plus en plus importantes.

Nous nous sommes ici arrêtés sur l'expérience de la douleur parce

qu'elle renvoie au modèle de l'affect de façon plus explicite que l'expé-rience de la satisfaction. Car, s'il est vrai que celle-ci s'accompagned'affect (décharge par l'émotivité et la motricité), les traces de l'expériencede la douleur font explicitement référence à une décharge interne et

sécrétoire (1). Or Freud a toujours soutenu, comme on le verra par la

suite, que l'affect était le produit d'une telle décharge interne et sécrétoire.

Le modèle de l'affect est plus souvent invoqué lors des expériences de

déplaisir, de douleur, d'angoisse que pour les états de plaisir.

c) Etats de souhait. — Les traces des expériences de douleur et

de satisfaction sont des affects et des états de souhait (désir). Il ne faut

pas comprendre par là que les deux coexistent en chaque expérience,mais que l'état de souhait (désir) est lié à l'expérience de satisfaction

et l'affect à l'expérience de la douleur (en tant que traces). Le désir

comme l'affect ont en commun une élévation de tension, mais pardes mécanismes différents. Dans le premier cas, celle-ci est produite

par sommation conduisant à l'investissement hallucinatoire de l'objet

(la future réalisation hallucinatoire du désir), tandis que dans le

deuxième celle-ci est produite par brusque décharge.Ainsi peut-on dire, au sens large, que le désir est affect dans la

mesure où il comporte un état affectif au sens du langage courant.Mais en fait seule la décharge interne, endogène et sécrétoire liée à

décharge, seul moyen de liquider la quantité accumulée en excès en l'absence de toute satis-faction après un temps prolongé. On ne voit pas comment une telle quantité pourrait se liquider.Mais, s'il est exact que Freud est, sur ce point, moins explicite et plus obscur, on ne peut pasne pas penser que, dans un contexte théorique kleinien, cet objet hostile est un précurseur dumauvais objet. Au reste, il faut faire remarquer que dans le paragraphe suivant l'état de souhait

(investissement hallucinatoire de l'objet de la satisfaction) comporte une élévation de Qn, dansle système psychique par sommations. Cette élévation de quantité n'est pas contraire à l'hypo-thèse de l'appareil neuronique dans la mesure où cette élévation de quantité a pour but d'ap-porter (par un simulacre, il est vrai) l'apaisement de la tension.

(1) Les stimuli endogènes sont assimilés à des produits chimiques, SE, I, 320.

REV. FR. PSYCHANAL. 58

910 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

l'image mnésique de l'objet hostile mérite ce nom (1). Il s'y ajoute iciune dimension de violence dans la réaction et de participation corporelleintense qui lui confère cette spécificité. Il faut encore souligner quel'affect est produit au cours de la répétition de l'expérience organiquede la douleur. C'est cette qualité reproductive qui lui confère sa dimen-sion proprement psychique. En outre, on doit remarquer combien est

soulignée l'étroitesse des liens entre l'affect et la défense qu'il mobilise.Celle-ci vise à un entraînement de plus en plus poussé de l'appareilpsychique devant l'évocation de l'affect, en tant que signal mobilisé parles investissements de plus en plus discrets de l'image mnésique de

l'objet hostile.

B) Le rôle du Moi dans l'inhibition et la maîtrise des affects

La répétition des images mnésiques investies d'affect leur fait

perdre progressivement leur qualité affective. Le temps, la répétitionne sont pour rien dans leur domination. Ceux-ci auraient plutôt ten-dance à la renforcer. Qu'il s'agisse de l'investissement hallucinatoirede l'état de souhait ou de la facilitation à la décharge de déplaisir del'investissement de l'expérience de la douleur, seule une action deliaison venue du Moi peut y parer.

« Il est plausible de supposer que cette capacité à halluciner aussi bienque la capacité à être investi d'affect sont des indices de ce que l'investis-sement du Moi n'a pu encore acquérir d'influence sur les souvenirs, queles voies premières de la décharge et que le processus primaire sont prédo-minants en lui (2).

Deux grandes directions de l'activité du Moi sont ainsi tracées :relations à la réalité (inhibition de la capacité à halluciner pour per-mettre la distinction entre hallucination et perception), activité défensive

(prévention de la décharge contre le déplaisir par la constitution d'unedéfense et du refoulement).

C) Les troubles de la penséeprovoqués par des affects

Deux conditions sont déterminantes, selon Freud, pour perturberun processus psychique normal : que la décharge sexuelle soit liée à

(1) C'est probablement pour surmonter cette discordance que Laplanche et Fontalis

proposent une thèse qui souligne le caractère traumatique de toute manifestation pulsionnellepréalablement à la satisfaction ou l'insatisfaction qui y font suite.

(2) SE, I, 381. Il faut remarquer que les deux circonstances par lesquelles le processus pri-maire est interrompu pour des raisons quantitatives sont l'expérience de la douleur (Q exogène)et l'affect (Q endogène, déchargée par facilitation) (SE, I, 335).

L'AFFECT 911

un souvenir plutôt qu'à une expérience et que cette décharge ait eulieu trop précocement, prématurément. Lorsque existe une sommationentre les causes, on assiste à une production d'affect. Nous retrouvonsles idées exprimées dans les Etudes.

Toute production d'affect gêne le cours normal de la pensée paroubli des associations, baisse du pouvoir de sélection et de logiqueet par utilisation de voies abandonnées, en particulier celles qui condui-sent à la décharge.

« En conclusion le processus affectif se rapproche du processus primairenon inhibé » (1).

Ici est reprise l'idée de ce qu'on pourrait appeler l'étayage entrel'idée (ou la représentation) et l'affect : la décharge d'affect intense

par l'idée déclenchante. Le rôle du Moi sera d'éviter les processusaffectifs ultérieurs et de réduire la facilitation des frayages anciens versla décharge, celle-ci étant perturbatrice dans les activités de penséepar l'intensité des quantités qu'elle mobilise. Le Moi inhibe donc le

processus primaire à l'aide de la fonction d'attention qui l'éveille aux

signaux et lui permet de mettre en oeuvre une défense.

« A l'origine, un investissement perceptif, héritier d'une expérience dedouleur, déchargea du déplaisir ; l'investissement fut intensifié par la Qndéchargée et continua de tenter de se décharger le long des voies de passagequi furent en partie préfrayées. Après qu'un Moi investi se fut formé,« l'attention » aux investissements perceptifs se développa de la façon quel'on sait et l'attention suivit le passage de la quantité de perception avec lesinvestissements latéraux. Far ce moyen, la décharge de déplaisir fut quanti-tativement restreinte et son commencement fut précisément un signal pourle Moi de remettre en oeuvre une défense normale ; ceci empêcha les expé-riences neuves de douleur avec leur facilitation de se développer sans entrave.Néanmoins, plus forte était la décharge de déplaisir, plus difficile étaitla tâche pour le Moi qui, par ses investissements latéraux, ne peut aprèstout que fournir un contrepoids à la Qn jusqu'à une certaine limite et estainsi voué à permettre à un passage primaire de se produire. En outre, plusgrande est la quantité qui tente d'effectuer un passage, plus difficile estpour le Moi l'activité de pensée, qui, comme tout tend à le montrer, consistedans le déplacement expérimental de petites Qn » (2).

La perturbation intervient également lorsqu'à la place de la percep-tion surgit un souvenir. Les nombreux exemples des Etudes sont ici

(1) SE, I, 357. Cette affirmation est contradictoire avec celle de SE, I, 335, où l'affect estconsidéré comme une cause d'interruption du processus primaire. Sans doute faut-il faireintervenir des questions de seuil et d'intensité pour les concilier.

(2) SE, I, 358. Ce passage qui résume l'ensemble des affirmations sur l'expérience de la

douleur, montre la relativité du fonctionnement du dispositif eu égard à la quantité. Passé uncertain seuil, la décharge est inéluctable, outrepassant, les capacités du Moi. La conséquenceen est la perturbation pathogène de la pensée.

912 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

relayés par le cas d'Emma du célèbre proton pseudos, qui fournit uneillustration de ce qui précède et mériterait à lui seul toute une étude.

Quantité et qualité dans l'Esquisse. — Le problème de l'affect estsi étroitement lié aux relations entre la quantité (quantum d'affect)et la qualité (aspect subjectif) qu'il faut considérer ce point avant de

quitter l'Esquisse.Cet essai est dominé par la tentative de solution de leur opposition

en essayant de ramener, autant que faire se peut, les problèmes quali-tatifs aux vicissitudes de la quantité (1). Le but avoué de l'Esquisseest de considérer les processus psychiques comme des états quantita-tivement déterminés de particules matérielles. La prise en considérationde la qualité y est subordonnée. Mais qu'est cette mystérieuse Q (2) ?

Q existe sous deux formes. D'une part, elle existe à l'état dynamique,flux ou courant passant d'un neurone à l'autre entre les investissements.

Q est donc ce qui distingue l'activité du repos et est soumis aux lois

générales du mouvement. D'autre part, elle existe à l'état statiquelorsqu'elle investit les neurones d'une certaine fraction d'elle-même :c'est l'investissement (3). Quant à la nature de Q, elle n'est pas préciséeet demeure énigmatique, car nulle part Freud n'a dit qu'il s'agit d'une

énergie psychique. Il paraît plus probable qu'elle est une énergie indif-férenciée investissant plusieurs systèmes dont le système .

Les propriétés de Q dérivent de l'hypothèse posée par Freuden 1894 dans son article sur les « Psychonévroses de défense » (4).Face à la quantité, Freud se débat beaucoup plus malaisément avecle problème de la qualité.

Freud se trouve contraint, en cours de rédaction de l'Esquisse,d'envisager, à côté du système <p(des quantités exogènes et physiques)et t} (des quantités internes et psychiques), un troisième système o

chargé spécifiquement de la qualité. Il est lié à la perception — lesneurones & sont excités durant la perception —; la décharge de cette

(1) Cette position sera maintenue plus tard. Dans Pulsion et destin de pulsions ; on retrouvel'idée selon laquelle il n'existe pas de différences qualitatives entre les diverses pulsions : « Ilnous suffit plutôt d'admettre simplement que les pulsions sont toutes semblables qualitative-ment et doivent leur effet uniquement aux quantités d'excitation qu'elles portent et peut-êtreaussi à certaines fonctions de cette quantité », Métapsychologie, trad. LAPLANCHE et PONTALIS,p. 20, éd. Gallimard.

(2) Voir sur cette question l'Appendix C de STRACHEY à l'Esquisse, SE, I, auquel noussommes redevables pour la rédaction de ce passage.

(3) Il est clair que les différents états de Q suggèrent déjà les formulations ultérieuresconcernant l'énergie libre et l'énergie liée, les processus primaires et secondaires, et que sarelation est étroite avec le futur point de vue économique.

(4) SE, III, 60.

L'AFFECT 913

excitation donne la qualité à la conscience. Mais la qualité n'apparaît quelà où les Q auront été préalablement été réduites (1). On assiste alors

à la transformation d'une quantité externe en qualité (<p en w). La

réceptivité acquise d'un tel système exige une perméabilité complèteet une absence d'orientation ou de modification par l'excitation. L'état

conscient représente le côté subjectif des processus physiques. La

preuve la plus nette de l'essai de réduction de la qualité à la quantité

peut être relevée dans l'affirmation de Freud selon laquelle la tendance

à l'évitement de déplaisir tend à se confondre avec la tendance primaireà l'inertie, ce qui implique pour lui une communication entre w

et <\> (2).

Les indices de qualité surviennent uniquement lors des perceptions.Il s'agit alors d'obtenir une perception du passage de la Qn, (3).

« Si une décharge était liée au passage de la Qn, (en plus de la simple

circulation) ainsi comme tout mouvement, elle (la décharge) fournirait

un renseignement sur le mouvement. Après tout, les indices de qualité eux-

mêmes ne sont que des renseignements de décharge (de quel type, nous

l'apprendrons plus tard) » (4).

Cette remarque est importante pour l'affect, bien qu'il n'en soit

pas question ici. Car Freud insistera beaucoup, dans les définitions

qu'il donnera, sur le sentiment d'une modification donnant l'impressiond'un mouvement interne. Cette conscience d'un mouvement dirigévers le corps, qui comporte une décharge, est accompagnée de la qualité

spécifique de l'affect (5). L'attention ne se porte donc pas uniquementsur les indices de qualité appartenant aux propriétés externes de l'objet,mais sur la perception du processus interne de passage d'une Qn,

(1) On retrouve ici le précurseur du pare-excitations.(2) Il faut rappeler que <J reçoit à la fois les investissements transformés de et les inves-

tissements des voies de « conduction endogène " : perception et représentation.(3) La question de la qualité est beaucoup plus confuse que celle de la quantité dans

l'Esquisse, ce qui n'est pas peu dire. Il faut en effet distinguer :— la qualité liée à la perception externe ;— la qualité liée à la représentation : investissement hallucinatoire de l'objet ;— la qualité liée à l'affect ;— la qualité liée aux processus, cf. plus loin.

Il faut encore distinguer les indices de qualité et la conscience de qualité. Les premiers sont

facteurs de leurre en ce qu'ils peuvent amener à confondre les objets de la satisfaction et ceux

qui leur sont analogues.(4) SE, I, 364.(5) On peut rappeler que dans l'épreuve de satisfaction se produit une innervation de

l'image motrice des mouvements exécutés par le corps, qui aident à la conscience du corps." On peut dire que la perception d'un objet correspond à l'objet nucléaire plus une imagemotrice. » " Tout en percevant «, on imite soi-même les mouvements, c'est-à-dire que l'on

innerve sa propre image motrice au point de reproduire réellement le mouvement » (p. 350 de

l'édition française).

914 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Dans tout cela, il n'est pas fait allusion au système <o. Il est donc

impossible de dire si c'est lui qui fournit cette perception du mouvement

qui traduit le passage de la Q lors de la décharge qu'il entraîne. Mais

ce qui est sûr, c'est que Freud va réduire considérablement son rôle.

Sitôt l'Esquisse achevée et communiquée à Fliess, Freud écrit à

ce dernier pour faire un rectificatif qui, à vrai dire, impliquerait une

réinterprétation totale du texte. Il y précise que le système «, loinde transmettre la qualité des perceptions issues de <p, ne transfère

ni quantité, ni qualité mais se borne à exciter, c'est-à-dire qu'il indiquela voie à suivre. Il s'ensuit une conséquence importante : puisque ta

ne transmet pas de qualité à <\>,les processus inconscients resteront

inconscients. Ils n'acquerront qu'une « conscience secondaire et

artificielle en se liant à des processus de décharge et de perception

(associations verbales) » (1).Ainsi Freud cherche-t-il à s'affranchir de l'aspect qualitatif des

phénomènes psychiques. Cette insistance, sinon cette obstination, peut

s'expliquer par deux raisons. La première est à relier à son ambition

scientifique de décrire les processus psychiques avec l'objectivité des

sciences naturelles, donc de réduire la part du subjectif au strict

minimum. La deuxième est de désolidariser activité psychique et

activité consciente, celle-ci impliquant forcément l'intervention de

la qualité subjective.Il faudra attendre 1924 (Le problème économique du masochisme)

pour voir Freud mettre en question la relation quantitative-qualitativedu principe de plaisir-déplaisir. Jusque-là le déplaisir était mis en rela-

tion avec la tension (c'est-à-dire l'augmentation d'une quantité psy-

chique d'excitation interne) et le plaisir avec la détente. A ce moment,Freud est obligé d'admettre l'indépendance relative de la quantitéet de la qualité.

Distinguer le rôle de la qualité de celui de la quantité laisse cepen-dant certaines énigmes en suspens, tel le phénomène de l'inversion

de la qualité (transformation du plaisir en déplaisir par refoulement).Et l'on ne saurait nier le facteur économique dans l'évaluation du

retour du refoulé, ou des formations de compromis, des symptômes, etc.

En somme, si l'on ne peut en droit réduire la qualité à la quantité,on ne peut prétendre à une indépendance totale de l'une par l'autre.

Notons cependant que la qualité est presque toujours liée chez

(1) lettre n° 39, SE, I, 389.

L'AFFECT 915

Freud à un processus de décharge par un surinvestissement ou paratteinte d'un seuil qui outrepasse les possibilités de contention.

Ainsi les processus de pensée acquièrent-ils la qualité de la conscience

par les associations verbales qui concrétisent, par la voie du langage,les relations abstraites. Le langage transforme les processus de penséeen perceptions. Quant à l'affect, la conscience qui lui est attachée

est contemporaine de la décharge qu'il entraîne dans le corps. En deçàde ce seuil, l'affect peut passer inaperçu pour la conscience.

Nous voilà donc aux deux extrêmes de l'appareil psychique dans

l'inconscience de la pensée et l'inconscience du corps ; dans leur entre-

deux, la représentation de mot et l'affect présentent à la conscience

ce qui se passe hors de son champ ; dans leur entre-deux se tient,comme au coeur de l'inconscient, le complexe formé par la repré-sentation de chose et son quantum d'affect.

4. « L'INTERPRÉTATION DES RÊVES » (1900)

On reconnaît à L'interprétation des rêves d'être l'oeuvre de Freud

par laquelle celui-ci manifeste le plus clairement la « coupure épisté-

mologique » de sa pensée par rapport à ses attaches antérieures. Ayant

dépassé les tâtonnements cliniques du début de sa pratique du traite-

ment des psychonévroses, en ayant terminé avec les compromis théo-

riques imposés par sa collaboration avec Breuer, guéri de sa fascination

de Charcot, tournant le dos à son passé de biologiste de l'école de

Brücke, dont l'Esquisse, adressée à cet autre biologiste qu'était Fliess,est le testament, Freud n'est plus que Freud. Mais L'interprétationdes rêves résume et dépasse les essais antérieurs et se présente comme

le fruit d'une théorie cohérente et aboutie. D'où l'intérêt, dans ce

monumental ensemble, d'y situer maintenant la place de l'affect.

Mais un autre intérêt s'offre à nous à confronter l'affect au rêve :

celui de nous permettre de voir à quel traitement celui-ci sera soumis

sur cette autre scène de l'inconscient.

A) Affect et contenu représentatif dans le rêve et les psychonévroses

On sait quel parti on a tiré des formulations de Freud sur l'in-

conscient (et surtout à partir des investigations faites sur la voie royale

qui y mène) pour défendre une théorie structurale. Celle-ci, s'appuyantsur le travail qui touche aux représentations, se fonde sur le repéragedes grands axes formalisateurs du langage. Des affects dans le rêve,

9l6 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

titre pourtant d'un sous-chapitre de ce chapitre sur le travail du rêve,il n'est pas question dans ces théorisations. Et pourtant Freud y écrit :« C'est bien plus par son fond affectif que par son contenu représentatifque le rêve s'impose à nous comme expérience psychologique » (1).Impossible de rejeter au réveil l'affect du rêve dans l'absurde, commeon est tenté de le faire pour les contenus. Le rêve nous fait assister àune étrange discordance entre le contenu représentatif et l'état affectif

qui lui correspondrait à l'état de veille. Un examen des rapports entrecontenu manifeste et contenu latent nous oblige à donner raison àl'affect :

« L'analyse nous apprend, en effet, que les contenus représentatifs ont subides déplacements et des substitutions, tandis que les affects n'ont pas changé » (2).

Dans le rêve comme dans les psychonévroses, les déguisements,les déformations portent sur les contenus représentatifs. La censure

qui s'exerce sur ceux-ci bute contre les affects « qui forment la partierésistante qui seule peut nous indiquer comment il faut compléterl'ensemble ». Mais si certaines ressemblances les unissent, commeon peut le constater, quelques différences les séparent du point devue de l'affect. Dans les psychonévroses « l'affect a toujours raison » (3)dans la discordance qui l'unit à un contenu. Il ne trompe pas commeles contenus. Mais il se peut, à l'inverse de ce qui se passe pour le

rêve, que tout en conservant sa qualité, il puisse être intensifié « pardéplacement de l'attention névrotique ». Dans le rêve au contraire,la conservation de la qualité s'accompagne d'une diminution, d'uneinhibition affective. C'est ce que montrent les diverses transformationsdans le rêve.

B) Les rêves sous la domination d'un affect

Avant d'en venir aux transformations de l'affect dans le rêve, ilnous faut considérer les cas où le rêveur est sous l'emprise d'un étataffectif qui détermine le rêve. Cet état affectif peut être de deux sources,psychologique ou organique. Dans le premier cas, il trouve sa racinedans les pensées de la veille, dans le second dans un état somatique.Dans le premier cas, le contenu représentatif de ces pensées induiral'état affectif, dans le second, le contenu représentatif sera induit par

(1) L'interprétation des rives, trad. MEYERSONrevue par D. BERGER,Presses Universitairesde France, 1967, cbap. VI, § VIII, p. 392.

(2) Loc. cit., p. 392, souligné par FREUD.(3) Loc. cit., p. 393.

L'AFFECT 917

l'état affectif, lui-même rattaché à l'état organique. Nous retrouvonsici cette situation mitoyenne de l'état affectif : produit actif de la cause

psychologique, reflet passif de la cause organique. Mais sur la scènedu rêve cette origine bicéphale perd toute spécificité pour se subor-donner à l'accomplissement du désir. Le rêve ne peut emprunter saforce pulsionnelle qu'au désir. Même s'il s'agit d'affects pénibles,ceux-ci ne viennent que réveiller de vigoureux désirs appelés à s'accom-

plir dans le rêve (1).Ces considérations touchent au problème du cauchemar, rêve

affectif par excellence, rêve chargé d'angoisse, qui déborde le problèmedu rêve mais touche à la psychologie des névroses. La primauté de

l'accomplissement du désir (et ce désir peut être un désir de châtiment)domine le rêve. En tout état de cause, il ne s'agit pas d'affects à l'état

brut, mais d'affects liés aux contenus représentatifs dans la perspectivede l'accomplissement du désir et soumis au travail du rêve.

C) Transformations des affects dans le rêve

a) Disparition des affects dans le rêve. — Un contenu représentatifpeut être totalement privé de l'affect qui lui correspond à l'état deveille. Une représentation angoissante s'accompagne d'indifférence.

b) Transfert de l'affect loin de son représentant dans une autre partiedu rêve.

c) Appauvrissement de l'affect des pensées du rêve dans le rêve. —

Quand un affect est présent dans le rêve, on le trouve dans les penséesdu rêve ; mais l'inverse n'est pas vrai. Le rêve opère donc un travail

réducteur sur l'affect. Ceci est le cas type de la répression des affectsdans le rêve, que nous examinerons plus loin. On pourrait suggérerune comparaison entre cette réduction des affects et la condensationdes pensées du rêve dont le rêve est le résultat. Freud l'appelle aussi

compression.

d) Transformation d'un affect en son contraire. — Résultat de la

censure, comme si le mécanisme précédent ne suffisait pas. Des senti-

ments interdits sont remplacés par leur opposé (hostilité/amitié). Des

rêves de désir se transforment en rêves de châtiments (rêves hypocrites).Freud signale que cette transformation peut ne pas opérer au sein

(1) Cette observation cadre mal avec le rôle de la censure dans le rêve, qui devrait plutôt,devant de tels affects, agir de façon plus forte sur cet accomplissement, tout au moins par les

déguisements qu'elle lui imposerait.

9l8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

du rêve lui-même, mais être déjà trouvée toute prête dans les penséesde la veille.

e) Renforcement de l'affect du rêve par rapport à l'affect despenséesdu rêve, des affects permis suppléant l'expression d'affects interdits. —

Quand un affect dans le rêve paraît correspondre à l'affect des penséesdu rêve, il ne faut pas conclure à son expression comme telle dans lerêve. En ce cas, un concours est prêté à l'affect du rêve par des affectsnon interdits, de même nature, masquant les affects interdits, souventen rapport avec des contenus interdits.

Cet ensemble de transformations : suppression, déplacement, sous-traction (appauvrissement), renversement et renforcement par uneautre source affective, appelle des remarques. Apparemment, il y acontradiction entre l'hypothèse de l'état inchangé de l'affect et cestransformations. En fait, l'affect, dit Freud, est inchangé dans sa qualitémais diminué, inhibé. Cette affirmation cadre bien avec certaines destransformations comme la suppression, la soustraction, qui paraissentêtre les conséquences directes d'un amoindrissement quantitatif. Maiscomment l'appliquer au renforcement de l'affect par une seconde sourcede même nature ou encore le déplacement et la transformation en son

contraire, qui sont des mécanismes qu'on voit agir sur les contenus

représentatifs et dont la valeur de déguisement n'est pas moindre.

Rigoureusement parlant, l'hypothèse de Freud ne résiste pas à l'examen.Mais ce qu'il faut avoir en vue, c'est le but de tous ces mécanismes.Si certains procédés sont utilisés qui dépassent la simple réduction,c'est que celle-ci est insuffisante. On n'est pas assez protégé en atté-nuant des sentiments hostiles si l'on mesure les termes de son langagedans leur expression, alors qu'un geste ou une attitude peuvent trahirle sentiment camouflé ; il faut donc détourner l'affect sur un autre

représentant ou, mieux, contrefaire son opposé. En tout cas, le butest d'obtenir la répression de l'affect, ce à quoi vise la censure dansle rêve.

Ce que Freud veut dire est que, malgré la présence de mécanismessemblables pour les contenus représentatifs et l'affect, il n'est paspossible pour les affects de se morceler en un petit nombre d'élémentscomme les contenus représentatifs et de constituer de nouvelles tota-

lités, entièrement déformées par rapport à l'enchaînement des penséesdu rêve, assemblées en un groupement incompréhensible et à premièrevue inintelligible. L'affect résiste à un tel morcellement, c'est pourquoile plus souvent il est l'élément qu'il ne faut pas quitter du regard dans

l'analyse du rêve. Pour interpréter le rêve, il convient de lui restituer

L'AFFECT 919

sa force originaire et de la restituer à sa place exacte. Opération conjec-

turale, mais guère plus que la reconstitution du puzzle associatif.

L'affect est le guide le plus sûr. Ainsi la censure comporte deux effets :

la déformation portant sur les contenus représentatifs et l'inhibition

portant sur les affects. On opposera donc refoulement des contenus et

répression des affects.

D) Théorie de la répression des affects

La répression apparaît donc comme le destin particulier de l'affect

dans l'inconscient. Freud défend l'idée que le déclenchement de l'affect

est un processus centrifuge, mais orienté vers l'intérieur du corps. A

ce titre, il correspond pour le corps à ce que sont les décharges motrices

pour le monde extérieur. Ces dernières étant supprimées au cours du

sommeil, une semblable paralysie atteindrait les décharges vers l'inté-

rieur du corps et les impulsions affectives qui se produiraient en cours

de formation du rêve seraient faibles par elles-mêmes.

D'après cette première idée, la répression des affects ne serait pasle résultat du travail du rêve, mais la conséquence du sommeil. Mais,comme toujours chez Freud, cette hypothèse organique est corrigée

parce que trop simple. Au niveau proprement psychique, tout rêve est

un compromis de forces psychiques opposées (désir et censure). En

outre, dans l'inconscient toute pensée est liée à son contraire, la contra-

diction n'y existant pas. La répression des affects devient une consé-

quence de l'inhibition qu'exercent les contraires les uns sur les autres

et de l'action de la censure sur les impulsions.

« L'inhibition affective serait alors le second effet de la censure, dont la

déformation était le premier » (1).

On pourrait alors penser qu'il y a lieu d'opposer absolument refou-

lement et répression. Certains interprètes de Freud recommandent de

le faire (2). Pourtant, l'examen des textes ne permet pas de le soutenir,les formulations de Freud étant à ce sujet insuffisamment précises.

Poursuivant son ébauche théorique sur l'affect, esquissée dans le

chapitre sur « Le travail du rêve », le chapitre VII sur « La psychologiedes processus du rêve », la formule en termes métapsychologiques. La

répression a pour but d'empêcher le développement d'états affectifs

qui primitivement provoquaient du plaisir, mais, du fait du refoulement,

(1) Loc. cit., p. 399.(2) Voir LAPLANCHE et PONTALIS, loc. cit., art. « Répression .

920 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

déclenchent du déplaisir. La répression « s'exerce sur le contenu repré-sentatif de l'inconscient parce que c'est de là que pourrait se dégagerle déplaisir » (1). Ainsi l'affect est réprimé à travers son contenu. Corré-

lativement, on peut rapprocher cette formulation d'une autre un peu

plus loin :

« L'accomplissement de ces désirs provoque un sentiment non de plaisirmais de déplaisir, et c'est précisément cette transformation d'affects qui est l'essencede ce que nous avons appelé « refoulement » » (2).

Ainsi n'est-il pas possible d'opposer absolument répression et

refoulement.C'est en tout cas par l'intermédiaire du préconscient que se produit

cette répression inhibitrice. Celle-ci empêche le contenu représentatifde l'inconscient d'envoyer des impulsions déclenchantes de l'effet

moteur sécrétoire qu'accompagne la production d'affect. Cependantla baisse de l'investissement préconscient entraîne la possibilité pourles excitations inconscientes libérées de déclencher ces affects. Ce quise produit dans le rêve et rend compte des rêves d'angoisse. C'est donccela qui motive la répression directe des affects dans le rêve, puisque ladiminution des effets du PCs rend leur répression indirecte (par la

voie du contenu représentatif) défaillante.Nous avons vu qu'il était difficile d'appliquer exclusivement le

refoulement au contenu, tandis que la répression ne concernerait quel'affect. Au reste, Freud s'en explique dans une note du chapitre VII :

« J'ai négligé de dire quelle différence je faisais entre les mots « réprimé »

(unterdrückt) et « refoulé » (verdrängt). Le lecteur aura compris que ledernier accentue davantage le caractère inconscient » (3).

On voit qu'il ne saurait s'agir en aucun cas d'une différence de

nature dans les mécanismes, mais seulement de degré. Nous retrouvonsici toute la discussion précédente. Des mécanismes de travail du rêve

portant sur les contenus représentatifs des désirs refoulés peuventêtre l'oeuvre dans les affects du rêve, pour en parfaire la répression.Celle-ci ne saurait s'entendre comme un processus seulement quanti-tatif, puisqu'il lui fait recourir à des déformations et des travestissements

pour parachever la réduction affective. La répression peut porter sur

des contenus représentatifs (préconscients il est vrai), mais l'essence

du refoulement est constituée par une transformation d'affects.

(1) FREUD, loc. cit., p. 494.(2) Loc. cit., p. 513, souligné par FREUD.

(3) Loc. cit., chap. VII, § V, p. 515.

L'AFFECT 921

Tout s'est passé comme si on avait voulu pousser trop loin, plusloin que Freud, certaines de ses hypothèses. L'idée de l'indépendancerelative du représentant et de l'affect a incité à proposer une opposition

absolue, qui a voulu lier contenu représentatif, refoulement inconscient

dans une conception étroitement structuraliste d'une part, et affect,

répression, conscient et préconscient d'autre part. Or si Freud soutient

bien une distinction de destin (dans les psychonévroses) entre le repré-sentant et l'affect, jamais cette opposition n'a été si tranchée. Nous

ouvrons là une discussion qui n'est pas close et qui se poursuivra avec

l'examen de la Métapsychologie.

II

1. ENTRE « L'INTERPRÉTATION DES RÊVES»

ET LA « MÉTAPSYCHOLOGIE »

De 1900 à 1915, la question de l'affect restera en souffrance dans

l'oeuvre de Freud, les divers travaux n'y ajoutant que des points de

détail.

Les Trois essaissur la théorie de la sexualité (1905) y font peu allusion.

Le rôle d'activation de l'affect sur la sexualité y est souligné. Tous les

processus affectifs « y compris le sentiment d'épouvante » retentissent

sur la sexualité (1). Et l'inverse ; l'affect et la sexualité s'appellent et

se renforcent mutuellement.

Enfin, il est fait allusion à ces affects négatifs qui constituent des

digues psychiques contre la sexualité, tel le dégoût auquel Freud

reviendra toujours comme exemple de renversement de l'affect en

son contraire (2).Dans l'analyse de Dora en 1901, il relie le dégoût à l'excitation

sexuelle, l'interversion de l'affect intervenant entre les deux.

« Elucider le mécanisme de cette interversion de l'affect reste une destâches les plus importantes et en même temps la plus difficile de la psycho-logie des névroses » (3).

Au reste, cette idée de renversement peut être rapprochée d'un

autre trait de la vie pulsionnelle : les paires contrastées.

C'est en effet dans les analyses du Petit Hans et de L'homme aux

(1) Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 102, trad. LAPLANCHE et PONTALIS, éd.

Gallimard.

(2) Loc. cit., p. 49. Voir aussi Lettre à Fliess, n° 75, du 14-11-1897, SE, I, 271, n. 1.

(3) Dora, SE, VII, 28.

922 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

rats qu'on assiste au développement de cette idée qui ne sera pleinementexploitée que dans la Métapsychologie. « La vie affective de l'homme estfaite en général de telles paires contrastées. Bien plus, s'il en était

autrement, il n'y aurait peut-être pas de refoulement et pas denévrose » (1). Ainsi le mécanisme du refoulement qui procède aurenversement de l'affect paraît présupposer l'existence d'une structuredouble de l'affect. Il n'y a de renversement en son contraire que parceque la paire contrastée est donnée ensemble. Certes il s'agit ici davan-

tage des relations entre l'amour et la haine ou des oppositions sadisme-

masochisme, voyeurisme-exhibitionnisme. Mais il faut bien que lerefoulement puisse s'appuyer sur l'élément d'un couple pour refoulerl'autre ; la transformation qualitative est liée à une dualité qualitatived'origine que Freud rattachera à l'ambivalence.

Cette ambivalence se révèle dans toute son ampleur chez L'hommeaux rats où Freud note que les conflits affectifs de son patient sont« soudés par couples » (2). Cette structure conflictuelle dans la névroseobsessionnelle est l'objet d'une « séparation précoce des contraires »

et d'une annulation de l'un par l'autre (3). La névrose nous montreaussi l'autre grand mécanisme de l'affect, la séparation du représentantet de l'affect et la substitution d'un représentant significatif, congruentavec l'affect, par un représentant insignifiant. A première vue, c'estl'affect qui paraît disproportionné, mais Freud le rappelle encore :c'est l'affect qui est justifié et qui commande la recherche du repré-sentant adéquat. Le rôle de l'affect dans la névrose obsessionnelle estextrêmement étendu, puisque celui-ci réinvestit la pensée qui s'enétait libérée. La tentative de maîtrise de l'affect par le Moi cognitif etla pensée entraîne secondairement, dans la névrose obsessionnelle, unretour de l'affect. Celui-ci va alors se porter sur l'activité de maîtrise

qui a maîtrisé l'affect. Il en va de même dans la paranoïa, où l'on observeun retour de la sexualité sur les liens sociaux par une sexualisationsecondaire de ceux-ci, après qu'ils ont été désexualisés.

En résumé, on peut dire qu'au cours de cette période, Freud retrouve

(1) SE, X, 113.(2) SE, X, 239.(3) L'ambivalence est également soulignée dans les deux dernières des Cinq psychanalyses.

Freud rappelle la relation de Schreber à son Dieu, montrant " le plus étrange mélange de cri-

tique blasphématoire et d'insoumission rebelle d'une part et de dévotion révérencieuse del'autre " (SE, XII, 31). Enfin L'homme aux loups est la proie d'une même duplicité : le cérémonialdu coucher au cours duquel les icônes sont pieusement baisées s'accordait " très mal ou peut-être très bien " avec le souvenir que ce rituel était accompagné de pensées blasphématoiresqu'il attribuait à l'inspiration du diable (SE, XVII, 16-17).

L'AFFECT 923

les deux grands mécanismes qu'il a observés dans les psychonévroseset dans le rêve : déplacement et renversement en son contraire. La

principale nouveauté introduite est la notion de paires contrastées etson corollaire l'ambivalence. Celle-ci peut contribuer à éclairer le

renversement en son contraire. Enfin la notion d'une réaffectivationde processus désaffectés montre l'importance du retour de l'affect,

qui ne porte pas seulement sur le matériel en rapport avec le retour

du refoulé, mais sur les processus psychiques eux-mêmes (penséecognitive, rapports sociaux).

2. LA « MÉTAPSYCHOLOGIE » (1915)

La Métapsychologie (1) est la pièce maîtresse de toute discussion sur

l'affect. Mais elle n'est pas seule, et l'on aurait grand tort de limiterle débat à ce qu'elle contient à ce sujet, en ignorant ce qui l'a précédée,et surtout ce qui l'a suivie.

A) Le refoulement

Une première remarque : L'affect n'apparaît dans la Métapsychologiequ'à l'article sur « Le refoulement », et jamais dans l'article sur « Les

pulsions et leur destin », pas plus que le terme représentant d'ailleurs.Tout se passe comme si Freud avait laissé entendre qu'avant l'effet

du refoulement, l'affect en tant que tel ne pouvait être individualiséau niveau du fonctionnement pulsionnel où représentant et affect sontconfondus. Et pourtant l'effet de refoulement, son essence dit Freud,est bien une transformation d'affect (plaisir en déplaisir) et l'effet dela pulsion est bien celui d'une production d'affect. Tout ce que l'on

peut affirmer est que le refoulement met particulièrement en lumièrela scission du représentant et de l'affect et permet de considérer cedernier à l'état isolé.

Le refoulement originaire porte sur le représentant psychique dela pulsion qui « se voit refuser la prise en charge dans le conscient ». Cerefus porte sur l'affect de déplaisir qui s'ensuivrait. On peut en conclure

que le refoulement opère ainsi une inhibition affective indirecte parla voie du représentant (2). Voici donc ce qu'on pourrait appeler le

(1) Nous bornerons notre étude de l'affect aux articles sur « Le refoulement » et « L'in-conscient".

(2) Ce qui n'est pas sans rappeler la thèse de la répression des affects exposée dans L'inter-prétation des rêves.

924 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

paradoxe du refoulement. Le refoulement opère pour empêcherl'apparition du déplaisir, mais le déplaisir lui-même est l'effet du refou-lement qui a transformé le plaisir en déplaisir. Corrélativement la

suspension temporaire du refoulement permet de faire apparaître du

plaisir là où il y aurait production de déplaisir (mot d'esprit).Le refoulement du représentant est loin de représenter la totalité

de l'opération. Les variations de la quantité d'investissement énergétiquejouent un rôle capital sur les rejetons refoulés, sur leur maintien à l'étatrefoulé et sur la tolérance dont ils sont l'objet pour la conscience ouleur admission en son sein.

« Il est d'expérience quotidienne qu'un tel rejeton demeure non refouléaussi longtemps qu'il représente une petite énergie, bien que son contenusoit propre à provoquer un conflit avec ce qui domine dans la conscience.Mais le facteur quantitatif se montre décisif pour le conflit; dès que lareprésentation choquante en son fonds se renforce au-delà d'un certaindegré, le conflit devient actuel et c'est précisément l'activation qui entrainele refoulement»

Voilà donc un second mécanisme de nature économique, quicomplète le premier qu'on pourrait appeler de nature sémantique.Les deux s'étayent l'un l'autre et s'équivalent : rapprochement del'inconscient (de son noyau actif) et accroissement de l'investissement

énergétique produisent le même résultat, comme l'éloignement del'inconscient ou la déformation vont avec la diminution de l'inves-tissement. C'est ce qui contraint Freud à faire intervenir une distinction.

" Jusqu'à présent nous avons traité du refoulement d'un représentantpulsionnel, en comprenant par cette dernière expression une représentationou un groupe de représentations investies d'un quantum déterminé d'énergiepsychique (libido, intérêt). L'observation clinique nous oblige maintenantà décomposer ce que nous avons conçu jusqu'alors comme un tout; ellenous montre en effet qu'il faut considérer, à côté de la représentation,quelque chose d'autre qui représente la pulsion et que ce quelque chosed'autre subit un destin de refoulement qui peut être tout à fait différentde celui de la représentation. Pour désigner cet autre élément du représentantpsychique, le nom de quantum l'affect est admis ; il correspond à la pulsion,en tant qu'elle s'est détachée de la représentation et trouve une expressionconforme à sa quantité dans des processus qui sont ressentis sous formed'affects » (1).

Nous devons nous arrêter sur cette importante citation. QuandFreud affirme qu'il lui faut maintenant décomposer ce qu'il a conçu

(1) « Refoulement » dans Métapsychologie, p. 54-55, trad. J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS,Gallimard.

L'AFFECT 925

« jusqu'alors comme un tout » sous l'expression de représentant pul-sionnel (lequel comprend une représentation ou un groupe de repré-sentations investies d'un quantum déterminé d'énergie psychique),il faut réinterpréter tout le texte antérieur. Cette modification doit

remonter, selon nous, jusqu'à la conception du refoulement originaire.Il ne me semble pas soutenable alors d'affirmer que c'est le seul repré-sentant psychique (représentant-représentation) de la pulsion qui sevoit refuser la prise en charge dans le conscient, mais le représentantpsychique doté de son quantum déterminé d'énergie psychique. Ce quan-tum n'est pas — c'est le cas de le dire — quantité négligeable, devantle matériau noble de la représentation. Freud dit de lui qu'il est « quelquechose d'autre qui représente la pulsion », donc à un niveau de même

dignité. Et si Freud spécifie qu'il est cet autre élément du représentantpsychique de la pulsion, c'est que ce dernier se dissocie ensuite en

représentant-représentation et affect, que logiquement il faudraitnommer représentant-affect.

La différence de destin entre représentant et affect nous montre

que le représentant s'éloigne ou disparaît de la conscience, tandis quele destin de l'affect a trois possibilités :

1° Répression de la pulsion (et non plus de l'affect seulement), il nereste plus trace d'elle;

2° Expression d'un affect qualitativement défini;

3° Transposition des énergies psychiques des pulsions en affects et tout

particulièrement en angoisse.

On a conclu de ce texte à une spécificité de l'action du refoulementsur les représentations, en considérant que l'affect était l'objet de la

répression. Combien différente est la connaissance que nous apprendla suite du texte :

« Le motif et finalité du refoulement, on s'en souvient, ne sont riend'autre que l'évitement du déplaisir. Il en résulte que le destin du quantumd'affect appartenant au représentant est de loin plus important que celuide la représentation : c'est lui qui décide du jugement que nous portonssur le refoulement. Si un refoulement ne réussit pas à empêcher la naissanceou de sentiments de déplaisir ou d'angoisse, nous pouvons dire qu'il aéchoué même s'il a atteint son but en ce qui concerne l'élément de repré-sentation » (1).

Ceci nous indique que non seulement il nous faut prendre enconsidération cet « autre chose » qui accompagne la représentation, mais

(1) 70c. cit., p. 56-57.

REV. FR. PSYCHANAL. 59

926 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

que c'est lui qui doit retenir notre attention. Car le but du refoulementest précisément cette inhibition totale de l'affect de déplaisir. Tout

se passe comme si, comme dans le rêve, à côté de la voie indirecte

d'inhibition affective par l'action sur les représentants susceptiblesd'éveiller l'affect indésirable, une autre voie directe s'exerçait parl'intermédiaire du refoulement (qu'on l'appelle ou non répression

importe peu) sur l'affect. Certes, la question nécessite un examen

complémentaire du fait des relations entre refoulé et inconscient et,

par voie de conséquence, entre inconscient et affect. Mais quant àl'action du refoulement sur l'affect, l'examen de ce qui précède montreassez qu'on ne saurait sous-estimer son importance en faisant de la

répression un succédané mineur du refoulement.

B) L'inconscient

Après avoir posé le problème de la pluralité des significations du

terme d'inconscient et dégagé celle qui s'accorde avec point de vue

topique, c'est-à-dire de l'inconscient comme système (1), Freud

retourne au problème de l'affect dans le chapitre intitulé « Les senti-ments inconscients ». Il faut ici lire Freud avec toute la rigueur néces-saire pour le suivre dans toutes les nuances de sa pensée.

Y a-t-il " des motions pulsionnelles, des sentiments, des sensations incons-cientes, ou bien dans leur cas de telles alliances de mots sont-elles démuniesde sens ? » (2).

Une question préalable doit être d'abord posée : pourquoi poserune telle question ? Freud vient de défendre longuement contre les

objections des psychologues et des philosophes la légitimité de l'incons-

cient et de dissoudre la solidarité traditionnelle entre le psychique et le

conscient. Il y affirme l'existence de pensées inconscientes, de proces-sus psychiques inconscients et même d'un système inconscient, argu-mentant et contre-argumentant ses contradicteurs. Peut-il pousser une

telle hypothèse jusqu'à l'absurde : l'existence d'affects inconscients ?

Peut-être lui faudra-t-il céder sur ce point.En fait, la question posée comporte un amalgame entre ce qui ne

(1) Ceci ne justifie pas, selon nous, une interprétation de l'inconsicent au sens étroitementstructural. Tout le chapitre IV, « Topique et dynamique du refoulement ", ne cesse de prendreen considération le destin de l'investissement énergétique. Le titre du chapitre en devient

paradoxal, puisque c'est précisément à cet endroit que Freud introduit le point de vue écono-

mique et substitue à l'hypothèse topique l'hypothèse fonctionnelle (économique).(2) hoc. cit., p. 82.

L'AFFECT 927

saurait être inconscient (pas plus que conscient) et ce qui fait problème.En effet, l'opposition conscient-inconscient ne s'applique pas à la

pulsion, concept carrefour entre le somatique et le psychique.

« Une pulsion ne peut jamais devenir objet de la conscience, seule lepeut la représentation qui la représente. Mais dans l'inconscient aussi la

pulsion ne peut être représentée que par la représentation. »

Ici s'arrêtent, en général, les citations qui affirment que l'inconscient

est surtout le lieu des représentations de la pulsion. Pourtant, il y a lieude s'étonner : Freud n'a-t-il pas assez souligné au chapitre précédentle rôle du facteur quantitatif de l'affect ? L'affect n'est-il pas le mode

privilégié, pour la pulsion, de se faire représenter ? La suite du texte

nous montre qu'il s'agit ici d'une négligence de sa plume.

« Si la pulsion n'était pas attachée à une représentation, ou n'apparaissaitpas sous forme d'état d'affect, nous ne pourrions rien savoir d'elle » (1).

Donc la motion pulsionnelle, la pulsion ne peut devenir directement

objet de la conscience : la représentation, l'affect sont les médiateurs

nécessaires qui nous la rendent consciente. La remarque que nous

venons de faire concernant l'affect justifie sa distinction d'avec la

motion pulsionnelle, eu égard à sa possibilité d'être inconscient. A

première vue, cela semble impossible : il est de l'essence d'un sentiment

d'être perçu, donc d'être connu de la conscience. Et pourtant viennent

sous la plume du psychanalyste tout naturellement les expressions

d'amour, de haine, de rage inconscientes et même la curieuse expression« conscience de culpabilité inconsciente ».

Freud va alors considérer les cas de méconnaissance de l'affect,

par le détachement du représentant qui lui est affecté et substitution

d'un autre représentant à sa place, cause de cette méconnaissance.

C'est le cas le plus fréquemment rencontré, on le sait, dans la névrose

obsessionnelle. En fait, quand on parle d'affects ou de sentiments

inconscients, on pense surtout au destin du facteur quantitatif de la

motion pulsionnelle. Et il rappelle ici les trois destins de ce facteur

(maintenu tel quel, transformation en angoisse, répression). Le cas

de la répression nous oblige encore à y revenir. Une fois de plus, nous

constatons que les rapports du refoulement et de la répression sont

ambigus. Freud affirmait en tête de l'article que l'essence du refoulement

ne consistait pas à supprimer, à anéantir une représentation représen-

(1) Loc. cit., p. 82.

928 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

tant la pulsion, mais à l'empêcher de devenir consciente. Voilà ce qu'ilaffirme maintenant :

« Nous savons aussi que la répression du développement de l'affectest le but spécifique du refoulement et que le travail de celui-ci reste inachevétant que le but spécifique n'est pas atteint » (1).

Ainsi, le refoulement épargne l'existence de la représentation,pourvu qu'elle reste inconsciente (absente, latente, rendue méconnais-sable par les déformations et les associations, etc.) ; par contre, il viseà supprimer le facteur quantitatif, l'investissement énergétique quidoit être, autant que possible, anéanti. Au sens économique, c'estl'affect qui doit être rendu inconscient, au sens topique et systématique,c'est la représentation. Le moyen par lequel le refoulement opère surl'affect est la répression, bien que le refoulement accentue le caractèreinconscient (au sens topique). Ainsi la répression apparaît comme undes procédés à la disposition du refoulement pour maintenir ce quidoit l'être, éloigné de la conscience. L'affect réprimé est renduinconscient ; la répression est le but spécifique du refoulement.

« Dans tous les cas où le refoulement réussit à inhiber le développementde l'affect, nous appelons « inconscients » les affects que nous rétablissonsen redressant le travail du refoulement » (2).

La différence de traitement que nous signalions entre la repré-sentation et l'affect se trouve prolongée par la différence d'état dansl'inconscient : le représentant demeure comme une formation réelledans l'ICs, tandis que l'affect réprimé ne subsiste qu'à l'état de rudi-

ment, sans possibilité de développement. Strictement parlant, il n'ya pas « d'affect inconscient comme il y a des représentations incons-cientes »(3). Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'affects inconscients,mais que l'inconscient ne se donne pas de la même façon pour l'affectet la représentation. Encore que Freud admette qu'il puisse existerdans l'ICs des formations d'affects. Différence de nature ou de degré ?C'est ici affaire d'interprétation ; si l'on veut mettre l'accent sur les

possibilités de structuration, étendues pour la représentation, res-treintes pour l'affect, on parlera d'une différence de nature. Si l'on aen vue le but de l'inconscient, on se bornera à ne voir qu'une différencede degré entre le caractère rudimentaire de l'affect dans l'inconscientet la méconnaissance des représentations refoulées. Nous retrouvons

(1) Loc. cit., p. 84.(2) Loc. cit., p. 84.(3) Ibid.

L'AFFECT 929

ici les problèmes de L'interprétation des rêves. La cause de toutes ces

différences, Freud la donne immédiatement après dans le texte.

« Toute la différence vient de ce que les représentations sont des inves-tissements — fondés sur des traces mnésiques — tandis que les affects etsentiments correspondent à des processus de décharge dont les manifes-tations finales sont perçues comme des sensations » (1).

Ainsi représentations et affect sont reliés à des systèmes différents.La représentation, au système de la mémoire (de la trace) de la rétention,de la modifiabilité de l'investissement, de la concaténation, de l'absence,de la virtualité, etc., l'affect, au système de la qualité, de la décharge,de l'épuisement dans la non-conservation, de la résistance à la défor-mation et à l'association, du refus ou de l'impossibilité à se nouer dansla liaison, de la présence, de la manifestation, etc. Mais l'oppositionne peut être poussée trop loin ou trop absolument : l'investissementde la trace ne comporte-t-il pas une décharge (pas seulement dans

l'Esquisse, mais aussi dans L'interprétation des rêves) et l'affect n'est-il

pas donné par Freud (avant et après la Métapsychologie) comme le

produit d'une certaine mémoire organique ? En vérité, le problèmetient presque tout entier, dans la mesure d'un facteur quantitatif :dans l'affect celui-ci est immaîtrisable, exigeant la décharge, rebelleet impropre à tout traitement, tandis qu'il est réductible, maniable,apte à se lier et se combiner dans la trace mnésique. Une fois de plusse retrouve l'opposition entre un processus mettant en jeu une combina-toire et une force qui y résiste et se manifeste en se déchargeant dans

l'immédiat, quand elle n'est pas bâillonnée par la répression.Il ne nous semble pas cependant que Freud se fasse entièrement

justice quand il postule la réduction à l'état de rudiment pour le maintiende l'affect dans l'inconscient. Lorsque l'Homme aux rats bondit àl'évocation du supplice des rats, dans le cabinet de Freud, celui-ci peutalors voir se peindre sur son visage l'horreur d'une jouissance « par lui

ignorée ». Peut-on vraiment dire que l'affect ici dans l'inconscientexistait à l'état de rudiment, lorsqu'on le voit se développer avec unetelle force ? L'homme aux rats éprouvait-il cette jouissance à l'état

conscient, tout en s'efforçant de l'ignorer ? Toute intervention deFreud sur une telle jouissance aurait-elle eu le moindre effet, horscelui d'une dénégation farouche ? Il nous paraît curieux que Freudn'ait pas ici pris en considération le problème, peut-être le plus obscur

(1) Loc. cit., p. 84.

930 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

mais aussi le plus révélateur, des relations entre l'affect et l'inconscient :la transformation de l'affect en son contraire. Certes, il y est fait impli-citement allusion avec la transformation en angoisse. Mais Freudn'en dit rien. Car on ne peut se borner à expliquer cette transformation

par une simple substitution de représentation, il faut rendre comptedu changement de signe de l'affect comme condition du maintiende l'affect à l'état inconscient.

Si le refoulement a réussi à inhiber la transposition de la motion

pulsionnelle en affect, il s'ensuit que son action s'exerce sur l'admissionà la conscience, le développement de l'affect et l'accès à la motilité.En ce qui concerne ces deux dernières activités, on peut dire que lerefoulement s'oppose au développement du mouvement aussi bien versle monde extérieur que vers le corps (1). Nous avons rappelé quel'affect s'opposait au système de la représentation et de la mémoire

(traces mnésiques). Nous constatons maintenant qu'il entre égalementen opposition avec le système de l'acte. Mais tandis que le contrôledu conscient sur la motilité est solidement établi, sur l'affectivité il est

beaucoup plus vulnérable. Cs et ICs se disputent le primat de l'affec-tivité. L'admission de l'affect à la conscience doit le plus souvent êtresubordonnée à sa liaison avec un représentant qui prend la place du

représentant auquel celui-ci était lié à l'origine. Mais une transmissiondirecte est possible lorsque l'affect est transformé en angoisse. Nousreviendrons plus loin sur le cas de l'angoisse. Notons seulement queFreud est bien obligé d'admettre un cas limite : celui d'un quantumd'énergie affective faisant irruption de l'inconscient dans la conscience.En ce cas l'affect originaire, celui qui a donné lieu à la transformationen angoisse, était bien inconscient.

Ici se clôt le chapitre sur « Les sentiments inconscients ». MaisFreud n'en a pas fini ni dans ce texte, ni ailleurs, avec le problème.Dans l'exposé des chapitres suivants, l'étroitesse des liens entre repré-sentations et affect est soulignée. La représentation est largementtributaire des variations quantitatives de l'investissement dans la forma-tion du symptôme : retrait de l'investissement préconscient, conserva-tion de l'investissement inconscient ou substitution à l'investissement

préconscient d'un investissement inconscient, transformation d'affect

(1) Rappelons avec Freud, à cet endroit, sa définition de l'affectivité : " L'affectivité semanifeste essentiellement en décharge motrice (sécrétoire, vaso-motrice) destinée à transformerde façon interne le corps propre, sans rapport avec le monde extérieur ; la motilité en actionsdestinées à transformer le monde extérieur. »

L'AFFECT 931

en angoisse par détachement de l'investissement préconscient et expres-sion directe de l'inconscient, rôle de contre-investissement de la forma-tion substitutive, variations de l'excitation pulsionnelle de l'intérieur

par renforcement d'une motion, etc. De même, la définition des pro-priétés particulières du système ICs confirme cette indissoluble unité.

« Le noyau de l'ICs est constitué par des représentants de la pulsion quiveulent décharger leur investissement, donc par des motions de désir " (1).

III

1. « LE MOI ET LE ÇA » (1923)

Les problèmes laissés en suspens en 1915 sont repris en 1923 dansLe Moi et le Ça, au chapitre II de l'ouvrage.

La réflexion de Freud démarre à partir de la constatation de l'exis-

tence d'un inconscient non refoulé, d'un inconscient qu'il ne suffira

pas de réactiver pour le rendre conscient. Mais que signifie « rendre

conscient » ? La conscience est une propriété de l'appareil psychique,plus précisément de sa surface externe, qui est la première à êtreinfluencée par le monde extérieur. En outre, par sa surface interne,

l'appareil psychique reçoit les impressions internes. Ainsi les percep-tions reçues du dehors (sensorialité et sensibilité) ou du dedans (sensa-tions, émotions) sont conscientes dès le départ. Perception (externe ou

interne) et conscience sont liées.

Depuis l'Esquisse, depuis, en tout cas, L'interprétation des rêves (2),Freud soutient que les processus de pensée sont des actes d'investis-sement qui travaillent selon des modalités très éloignées des percep-tions. Ils sont dépourvus de conscience et donc de qualité. Les processusde pensée sont des déplacements de petites quantités d'énergie mentale

qui se produisent, tandis que celle-ci progresse vers l'action. Il existe

cependant une différence fondamentale entre une idée inconsciente et

une idée préconsciente. L'ICs s'enlève sur un matériau qui nous

demeure inconnu, tandis que le PCs est mis en connexion avec les

représentations de mots. Or les représentations de mots proviennent

(1) Loc. cit., p. 97.(2) Qui ne date pas, comme on l'affirme à tort, de la deuxième topique. Déjà dans la Meta-

psychologie, FREUD, ayant déjà l'intuition de ses développements, écrit en tête de l'article sur«L'inconscient » : « Tout refoulé demeure nécessairement inconscient, mais nous tenons à poserd'entrée que le refoulé ne recouvre pas tout l'inconscient. L'inconscient a une extension pluslarge ; le refoulé est une partie de l'inconscient », loc. cit., p. 66. Il n'est donc pas légitime defaire coïncider le refoulé et l'inconscient, même en 1915.

932 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

de la perception sensorielle (comme les représentations de choses).Les représentations de mots sont des résidus mnésiques, des traces

qui peuvent redevenir conscientes à nouveau, car seul quelque chose

qui a été autrefois conscient peut le devenir. Le langage a conféréaux processus de pensée la conscience (et notamment la consciencedes relations), la qualité et en même temps la possibilité, par la réduc-tion à l'état de trace, de la mémoire. La conséquence en est que« quoi que ce soit naissant de l'intérieur (sauf les sentiments), qui veutdevenir conscient doit essayer de se transformer en perception externe ;ceci devient possible par le moyen des traces mnésiques » (1).

On peut maintenant apporter une réponse à la question : quesignifie devenir conscient, en lui substituant une autre formule : quesignifie devenir préconscient ? C'est mettre en connexion les repré-sentations de chose avec les représentations de mot, en fournissantdes liens intermédiaires entre eux par le travail de l'analyse. Sauf lessentiments. Car ce qui semble être résolu pour les perceptions externesne vaut pas pour les perceptions internes.

« Les perceptions internes rapportent les sensations de processus quiprennent naissance dans les couches les plus différentes et certainementaussi les plus profondes de l'appareil psychique. On sait très peu de chosesur ces sensations et ces sentiments ; celles qui appartiennent aux séries

plaisir-déplaisir peuvent encore être considérées comme les meilleurs

exemples d'entre elles. Elles sont plus primaires, plus élémentaires que les

perceptions naissant au dehors et elles peuvent s'extérioriser même quandla conscience est obscurcie. J'ai exprimé ailleurs (Au-delà du principe de

plaisir) mon opinion sur leur plus grande importance économique et lesraisons métapsychologiques de ceci. Ces sensations sont multiloculaires,comme les perceptions externes ; elles peuvent provenir de différentsendroits simultanément et peuvent ainsi posséder des qualités différentesou opposées... Appelons ce qui devient conscient en tant que plaisir ou

déplaisir un « quelque chose » (2) de quantitatif et de qualitatif dans le coursdes événements psychiques ; la question est de savoir si ce quelque chose

peut devenir conscient là où il se trouve ou s'il doit d'abord être transmisau système Pcpt » (3).

Ce mystérieux quelque chose agit comme une impulsion refoulée ;celle-ci peut exercer une force propulsive sans que le Moi soit à mêmede noter la compulsion. Elle ne devient consciente qu'en cas de résis-tance suivie d'une levée de cette résistance. Il semble donc vrai au

premier abord que la transmission au système Pcpt soit nécessaire.

(1) Le Moi et le Ça, SE, XIX, 20.

(2) Andere dans le texte original, qui n'est pas sans rapport avec " autre ".

(3) Loc. cit., p. 21-23.

L'AFFECT 933

Mais « si la voie est barrée, ils (les sensations et les sentiments) ne semanifestent pas comme sensations, bien que le « quelque chose » qui leur

correspond dans le cours de l'excitation soit le même que si c'était le cas.Nous en venons donc à parler de façon condensée, et pas tout à fait correcte,de « sentiments inconscients », en conservant une analogie avec les idées

inconscientes, qui n'est pas aussi justifiée. En réalité, la différence est que,tandis qu'avec les idées ICs des liens de connexion doivent être créés avant

qu'ils ne puissent être amenés dans le Cs, pour les sentiments qui sont eux-mêmes transmis directement, ceci ne se produit pas. En d'autres termes,la distinction entre Cs et PCs n'a pas de sens là où les affects sont en cause,le PCs tombe et les sentiments sont conscients ou inconscients. Même quandils sont attachés aux représentations de mots, le fait pour eux de devenirconscients n'est pas dû à cette circonstance, ils le font directement » (1).

Il découle de ces citations :

— que l'impropriété du terme inconscient, en ce qui concerne les

affects, tient à l'analogie avec les idées inconscientes, dont le statut

dans l'inconscient n'est pas le même, par les connexions quecelles-ci établissent, entre elles et avec les représentations de mots ;

— qu'on peut bel et bien parler d'affects inconscients, ceux-ci l'étant

par une modalité qui leur est propre ;— que les liens de l'inconscient et du langage valent surtout pour

les idées inconscientes, mais que l'affect semble court-circuiter ces

relations ;— que l'affect médiatisé par le langage, quand c'est le cas, implique

une relation avec lui, qui n'est pas assimilable à la relation de

l'idée inconsciente au langage, laquelle est la condition de son devenir

conscient. L'affect verbalisé n'est pas lié au langage comme l'idée.

Corollairement, la valeur de la verbalisation ne peut être identiquedans les deux cas.

Désormais nous ne pourrons éviter dans la discussion générale de

l'affect l'abord d'un problème nouveau : celui des relations de l'affect

et du langage, qui était sous-jacent à la problématique des relations

entre représentations et affects.

Cette évolution de la pensée de Freud nous paraît faire un pasde plus dans la prise en considération de l'affect, évolution concomi-

tante avec la substitution de la deuxième topique à la première, et

le remplacement de l'inconscient par le Ça (2). Il n'est pas fait ici

allusion au caractère de rudiment de l'affect dans l'inconscient, et la

(1) Loc. cit., p. 22-23.(2) Bien qu'en contrepartie une fraction du Moi et du Surmoi soit aussi inconsciente.

934 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

progression de la pensée de Freud semble se faire dans le sens d'uneaccentuation de la part non représentative de l'inconscient.

Ce nouvel examen de la question par Freud fait beaucoup avancerle problème. Le pas fait ici est solidaire de l'abandon de l'inconscientcomme système. Tant que Freud liait le problème de l'affect à l'in-conscient comme système, il avait surtout en vue la question desidées (représentations, contenus) inconscientes. Certes, l'ancienne idéeinconsciente ne pouvait être envisagée sans sa connotation énergétique,son investissement tendant à la décharge. Contraint à dépouiller cesidées de toute qualité, puisqu'elles étaient inconscientes, Freud, en sedébarrassant de la qualité, devait du même coup se montrer réservé

quant à l'existence d'affects inconscients.Ce qui nous est montré, dans ce deuxième chapitre du Moi et du

Ça, est qu'il existe différentes manières d'être inconscient. La disso-ciation entre refoulé et inconscient (cas de la résistance inconsciente)amène aussi à distinguer, au sein de la partie refoulée de l'inconscient,divers états inconscients et, par voie de conséquence, diverses façonsd'accéder à la conscience. En fait, l'état inconscient et l'accession à laconscience dépendent essentiellement du matériau inconscient en cause.Les représentations inconscientes parviennent à la conscience par leurconnexion avec les représentations de mots. Le surinvestissement de latrace mnésique redonne à la représentation quelque chose de son statut

perceptif originaire.Toutes différentes sont les perceptions internes : celles-ci sont,

dit Freud, « plus primaires, plus élémentaires » que les perceptionsexternes. Une conscience aiguë ou lucide ne leur est pas nécessaire

pour être ressenties. Ces perceptions se manifestent comme une force

conductrice, sans que le Moi soit à même de noter leur action.Elles vont parvenir à la conscience en court-circuitant le pré-conscient. Leur lien avec le langage, lorsqu'il existe, est à la limite

contingent.Ainsi donc, exister à l'état inconscient et devenir conscient — c'est-à-

dire passer par le système perceptif — sont différents pour le contenuet l'affect. Le premier se doit de passer par le langage, le second peutfort bien court-circuiter ce dernier.

L'affect peut se laisser dire par le langage, son essenceest en dehorsde lui. Ce qui le caractérise est précisément cette voie directe qui reliel'inconscient au conscient. On peut sans doute penser, sans forcer les

faits, que Freud voit dans les affects (surtout ceux reliés aux états de

plaisir-déplaisir) la part la plus archaïque de l'homme : celle que le

L'AFFECT 935

langage peut accompagner (1), mais qui suit son chemin indépendam-ment de lui.

C'est ici le moment de souligner un malentendu possible. Le sensde la position de Freud n'est pas d'opposer l'intellect et les passions,ce qui ôterait toute originalité à sa démarche, mais de montrer commentl'affect ne s'appréhende pas en dehors d'une structure (les deux topiques),d'un conflit (opposition d'affects contraires), d'une économie (rapportsquantitatifs et de transformation), comment surtout les états affectifssont soumis à un principe : le principe de plaisir-déplaisir, lié aux

processus primaires, comme le principe de réalité est lié aux processussecondaires.

Le Moi et le Ça aborde par un autre versant le problème de l'affect.Nous voulons parler de la place qu'occupe celui-ci dans le complexed'OEdipe et sa dissolution.

Le moment de l'OEdipe est marqué par une distribution des affectsentre les personnes qui constituent le triangle oedipien : tendresse pourle parent du sexe opposé à celui du sujet, hostilité pour le parent dumême sexe. Freud ajoute à cette division de l'OEdipe positif celle de

l'OEdipe négatif qui coexiste avec le précédent et où lesaffects s'inversent.Ainsi un réseau, une structure, est formé, chaque personne étantaffectée de sentiment de tendresse et d'hostilité. En chaque individudemeurent à l'état conscient des vestiges appartenant à l'un ou l'autredes deux bouts de la chaîne, le reste ayant succombé au refoulement.La bipolarité affective ne cessedonc jamais de jouer, malgré l' « affec-tation » de l'un des deux termes qui la constituent à un personnageparental. D'où la règle analytique d'analyser l'ensemble des aspectsdu réseau oedipien, dans ses aspects positifs et négatifs. L'OEdipe sedonne donc comme une structure où l'on peut repérer derrière lesformations d'affects un jeu complet. Chaque affect appelle son complé-ment envers la même imago parentale ainsi qu'envers l'autre. Latendresse du petit garçon envers la mère appelle l'hostilité à l'égarddu père et conjointement engendre l'hostilité envers la mère qui appelleà son tour la tendresse pour le père. On comprend aisément que le

sujet se perde dans ces chasses-croisés d'affect. Il n'y a pas de solutionau tragique de l'OEdipe, en dehors de l'identification au parent de même

(1) Et sans doute structurer pour une part. Mais dans quelle limite ?

936 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

sexe, qui implique l'abandon des liens affectifs envers lui et leur rem-

placement par cet autre type de liens qu'est l'identification. La menacede castration (inévitable quelle que soit la forme de l'OEdipe, positiveou négative, à laquelle le sujet s'est fixé) pousse vers cette solutiondictée par le Surmoi. La transformation de la libido d'objet en libido

narcissique qui accompagne l'identification est aussi le moteur essentielde la sublimation. Mais ce triomphe du Surmoi, plus apparent que réel,est payé d'un prix très élevé : la destruction du complexe d'OEdipe.

En ce cas, on ne peut même plus dire que celui-ci est refoulé, ilest dissous, détruit, enterré. C'est-à-dire que ce qui succombera, biensouvent à jamais, ce sont les affects originaires de l'OEdipe. Le travail

analytique pourra exhumer la tendresse ou l'hostilité, mais le plussouvent la passion, amoureuse et sexuelle, haineuse et meurtrière,restera à jamais enfouie (1). On comprend mieux pourquoi Freudinsiste dans ses travaux antérieurs sur le fait que la fin dernière durefoulement est la neutralisation affective. La cure analytique estsuivie de peu d'effet quand l'expérience du transfert ne permet qu'uneconstruction théorique de l'OEdipe du sujet, sans que l'analyste ait étéaimé et haï, avec l'intensité affective originaire. L'inverse est aussi vrai,un transfert exclusivement affectif interdira toute élaboration intel-lectuelle, indispensable à la prise de conscience.

L'OEdipe comme le transfert ne peuvent être compris que commel'ensemble des effets conjonctifs et disjonctifs de la force et du sens quistructurent le sujet dans sa relation à ses géniteurs et à leurs substituts.

Dans Le Moi et le Ça, Freud rappelait que le Moi était surtout le

représentant du monde extérieur, de la réalité, tandis que le Surmoi,au contraire, était le représentant du monde intérieur du Ça. D'oùla difficulté de parler des relations entre l'affect et le Surmoi, sans redirece qui a déjà été dit des relations entre l'affect et le Ça. La cliniquenous montre de façon claire comment les affects du Surmoi sontsemblables à ceux du Ça : les attaques du Surmoi, assaillant le Moi

par surprise, débordant ses moyens de défense, réclament une satis-faction impérieuse par la punition avec la même intensité et la mêmebrutalité que les exigences pulsionnelles issues du Ça. Freud ne parle-t-ilpas dans la mélancolie d'une pure culture de pulsions de mort dansle champ du Surmoi ? En outre, dans Le problème économique du

masochisme, Freud fait observer que le masochisme resexualise la

(1) Parfois réussira-ton à ressusciter pleinement l'un des termes du couple, mais jamaisles deux à la fois.

L' AFFECT 937

morale, ce qui implique que par le masochisme moral sont retrouvés

les liens qui relient le Ça et le Surmoi. Rendre raison au Surmoi etsatisfaire le Ça par le même désir, cela fait d'une pierre deux coups.

N'allons pas croire cependant que l'action du Surmoi ne se fait

jamais sentir que dans la réprobation, la sanction punitive. Le fameux« sentiment inconscient de culpabilité » que Freud préférera remplacerpar le « besoin de punition » soulevait toutes les questions relativesà l'affect inconscient. F. Pasche fait observer avec raison que l'amourdu Surmoi est indispensable au sujet. Freud va beaucoup plus loinencore puisque l'angoisse du Surmoi est rapportée à la perte de l'amourdu Surmoi et que le suicide apparaît comme l'acte de désespoir causé

par « l'abandon des puissances protectrices du destin », ce qu'on appel-lerait plus modernement aujourd'hui : « le détournement catégoriquedu Dieu » (Hölderlin).

Sur quoi repose l' « alliance » entre le Moi et le Surmoi, c'est-à-dire

quelles sont les conditions auxquelles le Moi doit souscrire pourpouvoir bénéficier de l'amour du Surmoi ? La demande du Surmoiest la négativation de la demande du Ça, soit le renoncement à l'exigencede satisfaction pulsionnelle. C'est à ce prix qu'est accordée la protectionsollicitée

Cette satisfaction accordée au Surmoi conduit à une désexualisationdes investissements et au remplacement des investissements d'objet

par des identifications. La conséquence de ces transformations estl'idéalisation de l'objet du désir et l'idéalisation du désirant lui-même.On peut en ce cas parler d'une transformation des affects sous l'influence

du Surmoi, en relation avec l'objet, en affects narcissiques. Le triomphesur les pulsions, le renoncement à la jouissance sexuelle ou l'affran-chissement de la dépendance à l'objet amènent un retour des inves-tissements sur le Moi qui s'aime de tout l'amour dont il prive l'objetet jouit de lui-même à l'infini. Mégalomanie.

Cette désaffection objectale, cette affectation narcissique que nousvenons de décrire dans sa forme la plus extrême, dans son aliénation,elle est en germe chez tout sujet.

Le renoncement commence très tôt dans la relation à l'objet.Renoncement à l'aspiration fusionnelle, pour sauver l'intégrité narcis-

sique du sujet et de l'objet lors de l'accomplissement de leur séparation.Renoncement à disposer à tout moment de la mère comme d'un prolon-gement du Moi, pour satisfaire le principe de plaisir-déplaisir. Renon-cement à une jouissance intégrale par l'exercice sans frein des pulsionsérotiques est destructrices, qui ollicite l'intervention de mécanismes

938 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

internes à la pulsion (inhibition de but) et externes à celles-ci (refou-lement) conduisant à l'inversion de l'affect (plaisir devenu déplaisir).Renoncement à la libre disposition du corps propre (la jouissancedonnée par le pénis, le sentiment de propriété des fèces, l'incorporationtotale du sein doivent céder). Renoncement à l'accomplissement dessouhaits oedipiens (inceste et parricide), etc.

Tous ces renoncements sont imposés par la réalité externe et parune censure interne dans laquelle on a voulu voir une expression des

précurseurs du Surmoi. Il semble que l'on doive admettre avec lanotion d'un conflit quasi originaire que tout ce qui vient contrarier

l'expression des affects en liaison avec un type de pulsion prend une

signification interdictrice, bien que cet effet puisse n'être dû qu'àl'opposition d'un type de pulsions antagonistes. Le rejet du mauvaisà l'extérieur, cette aliénation idéalisante, ne résiste pas longtemps à

l'expérience. Dès lors, cet extérieur doit s'intérioriser et s'exclure à lafois par l'opération du refoulement. La haine pour l'objet peut apparaîtrecomme un précurseur du Surmoi interdisant son amour. L'amour

pour l'objet peut apparaître comme un précurseur du Surmoi interdi-sant la haine. On comprend mieux alors la profonde complicité origi-naire entre le Ça et le Surmoi, puisque les oppositions entre pulsionsantagonistes préfigurent les tentatives ultérieures de neutralisation des

pulsions du Ça pour donner satisfaction à une instance spéciale à

laquelle il faudra, pour se faire aimer d'elle, obéir au doigt, à l'oeil,à la voix. Face à l'impuissance du Moi, aux puissances infernales du

Ça, le Surmoi apparaîtra à la fois comme cruel, assoiffé de sang et

pourtant sublime et céleste. Ainsi le Surmoi est cette instance qui joueun double jeu. Son action peut aussi bien satisfaire les pulsions du Çaque les anéantir en trouvant refuge dans l'omnipotence narcissiqueidéalisante ayant réussi' une neutralisation tératologique. On retrouveici les effets d'une réduction des tensions au niveau zéro, qui seraitobtenue non par la décharge totale, mais par une répression totale,conduisant à accomplir les tâches relevant du principe du Nirvâna.

2. LE PROBLEME ÉCONOMIQUE DU MASOCHISME (1924)

Quelques années après Au-delà..., Freud apporte un remaniementdécisif à la théorie des affects. Il dissocie à ce moment les états de

plaisir et de déplaisir des facteurs économiques de détente et de tension.

« Bien qu'à l'évidence ils ont beaucoup affaire avec ce facteur. »

L'AFFECT 939

Mais enfin, le vieux rêve d'une réduction totale de la qualité à la

quantité doit être abandonné. Le facteur qualitatif est un mystère :

les explications que Freud propose sans trop s'avancer sont bien

pauvres : rythme, séquences temporelles des modifications, élévation et

chute des stimuli sont loin de restituer la réalité subjective des affects.

Dans la mesure où principe du Nirvâna et principe de plaisir doivent

être distingués, comme Freud le recommande, on peut penser qu'au

premier revient la tâche de la réduction purement quantitative jusqu'auniveau zéro, tandis qu'au second revient la tâche de l'évitement quali-tatif du déplaisir et de la recherche du plaisir. Ainsi le principe de

Nirvâna serait au service des pulsions de mort, tandis que le principede plaisir serait au service de la libido. Mais dans la mesure où Freud

soutient que le principe de plaisir est l'héritier du principe de Nirvâna,ce dernier ayant subi une mutation chez les êtres vivants, il faut, sous

la dénomination de principe de plaisir, comprendre à la fois l'ancien

principe de Nirvâna et le nouveau principe de plaisir. Ce qui justifie

que le principe de plaisir ne puisse aboutir à la décharge absolue et

complète, faute de se mettre entièrement au service de la pulsion de

mort, mais qu'il doive se contenter du niveau le plus bas possible, ce

qui, dans une certaine mesure, va de pair avec la qualité de plaisir.La recherche d'un accroissement du plaisir n'est admissible pour

l'appareil psychique que dans certaines limites d'intensité et de temps.Le principe de réalité, dont le détour, la différence (1), est la fonc-

tion essentielle, modifiera le principe de plaisir par la capacité à tolérer

de plus grandes tensions sans se désorganiser et à n'autoriser que des

décharges infinitésimales pour l'exploration du monde extérieur et

le fonctionnement de la pensée. Il faut ici noter que cette inhibition

à la décharge et cette fragmentation énergétique doivent s'affranchir

parallèlement de la référence principale au plaisir et changeant de

but s'efforcer d'établir les conditions de possibilité des objets, indépen-damment de leur valeur plaisante ou déplaisante.

Ainsi l'affect est toujours en position intermédiaire. Il est prisentre son anéantissement (réduction à zéro) par la décharge et son

nécessaire dépassement (inhibition à la décharge, affranchissement de

la qualité agréable ou désagréable nécessaire au fonctionnement de la

pensée). L'affect est entre les deux morts d'en deçà et d'au-delà de la

vie. L'affect est entre la mort biologique et la mort psychique qu'est

(1) Déjà installée dans l'écart entre Nirvâna et plaisir, mais révélée à elle-même par l'ajour-nement à la décharge du principe de réalité.

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le travail de la pensée. Pris dans la dualité plaisir-déplaisir, le vivrede l'affect est toujours sollicité par son contraire et son double, menaceou espoir selon les cas. Sa réalité apparaît ainsi bien fragile, bien évanes-

cente, bien menacée. Cependant, la férule sous laquelle il est tenu parces deux morts se brise périodiquement. Alors sourd un jaillissementbouleversant dont il est le plus souvent difficile de dire si ce sont desforces de vie ou des forces de destruction qui se manifestent ainsi.

3. « LA NÉGATION» (1925)

L'affect est à peine mentionné dans cet article capital. Mais unelecture attentive révèle qu'il y occupe une place plus importantequ'on ne le croirait.

Ce que la négation nous apprend dans l'expérience analytiqueest que, grâce à elle, le refoulé peut parvenir à la conscience, toutau moins son contenu idéique. Le travail analytique peut même venirà bout de la négation elle-même, en amenant l'analysant à une pleineacceptation intellectuelle du refoulé; et cependant le processus durefoulement n'est pas levé pour autant. Qu'y manque-t-il donc, sinonl'affect attaché à l'idée, apparemment admise ? Tout se passe alorscomme si l'analysant se comportait dans l'analyse comme le fétichisteà l'égard de la castration.

Le travail de la pensée, dit Freud, à l'aide du symbole de la négations'affranchit des restrictions du refoulement. Il suffit d'un changementde signe du plus par le moins pour que le contenu refoulé et perdu soit

récupéré. Par ce changement de signe, le sujet se délivre de l'affect.

L'obsessionnel, orfèvre en la matière, accepte même de rétablir le

signe originaire ; il consentira à remplacer le moins par le plus, maisl'affect restera absent. Une comparaison s'impose ici avec l'hystérique.Chez celui-ci, on le sait, l'affect refoulé refait surface sous une formeinversée. Le désir se fait dégoût, comme le plaisir déplaisir. Ainsi

l'équivalent de la négation dans les processus intellectuels se retrouve-t-ildans l'inversion des affects. Cependant, une différence sensible sépareles deux registres. L'affranchissement des restrictions du refoulementse fait au prix d'une simple négation et admet l'idée refoulée dans leconscient pour les processus intellectuels, tandis que le déplaisirnécessite un contre-investissement énergétiquement plus dispendieux.En outre, l'activité de pensée se trouve ainsi entravée par la pousséed'affect refoulé.

L'AFFECT 941

Ainsi les rapports entre le refoulé (idée et affect) et le conscient

peuvent se comprendre selon divers destins :

1) Le refoulé (idée plus affect) reste entièrement refoulé ;

2) Le refoulé (idée) parvient à la conscience sous forme de négation ;

3) Le refoulé (idée) parvient à la conscience sous forme d'acceptationintellectuelle ;

4) Le refoulé (affect) parvient à la conscience sous forme directe ou

inversée.

Les cas 2 et 3 ne lèvent pas le refoulement.

5) Le refoulé (idée) parvient à la conscience avec affect : levée du

refoulement.

Freud ne reprend-il pas ici les premières observations des Etudessur l'hystérie où il affirme que le souvenir verbalisé sans affect reste

sans conséquence sur le processus morbide ? Ainsi, seul le complexeidéo-affectif reconstitué par remémoration ou interprétation peut lever

le refoulement. Mais il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'une levée

partielle entraînant par réaction un renforcement des contre-investis-

sements. La levée totale du refoulement est impossible, du fait du

refoulement originaire, qui est du reste le motif le plus puissant dela sublimation. Le travail analytique est celui de la construction du

réseau des refoulements partiels (ou secondaires) susceptible de fournir

l'hypothèse du refoulement primaire, dont la communication chez

l'analysant produit un complexe idéo-affectif en relation avec lui.

Si le travail des processus intellectuels est de s'affranchir de l'affect,au prix de la négation, en ce qui concerne la réalité psychique, toute

analyse basée sur la combinatoire des idées, même en y reconnaissantle jeu des négations, peut aboutir à une théorie de l'inconscient de

l'analysant, parfaitement vraisemblable et même véridique, sans aucunelevée du refoulement. Le référent de l'analyse ne peut alors être quel'affect. Plus précisément l'affect de déplaisir — qui seul est indicatif

du refoulé. C'est pourquoi les cures vécues dans une relation mutuel-lement bienheureuse ne peuvent prétendre à l'analyse de l'inconscient,mais à un processus d'orthopédie affective. Ce n'est que lorsque l'analysede ce qui relève chez Freud du jugement d'attribution selon la dicho-tomie bon-mauvais sera suffisamment poussée que la réintégrationdu rejeté au dehors, du « craché », du refoulé permettra une vue complètede la réalité psychique qui donnera alors au jugement d'existencela possibilité d'opérer selon la dichotomie subjectif-objectif. En ce

REV. FR. PSYCHANAL. 60

942 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

qui concerne les théories psychanalytiques, il serait intéressant de les

évaluer non seulement selon leur cohérence logique, puisque leur

objectivité n'est pas vérifiable, mais sur le plan de leur retentissement

affectif : à savoir, quel affect de plaisir donnent-elles, quel affect de

déplaisir épargnent-elles ?

4. LE FÉTICHISME (1927)

Analysant la structure du fétichisme, Freud est amené à poserune distinction qui apporte des éclaircissements sur les rapports entre

les différentes variétés du refoulement ainsi que sur le matériau sur

lequel s'exerce leur action.

Pendant longtemps, on a pu croire que seules les représentationsétaient refoulées, tandis que l'affect était seulement réprimé. La nuance

était difficile à saisir entre ces deux termes. Disons seulement quela répression était une inhibition de l'expression de l'affect, tandis

que le refoulement allait de pair avec l'effacement de la représentationet sa subsistance sous forme de trace mnésique. Avec l'analyse du

fétichisme, Freud, par un de ses renversements qu'on trouve parfoisdans son oeuvre, va soutenir que le refoulement est le mécanisme quivise l'affect.

« Si nous voulions différencier plus nettement le destin de l'idée en tant

qu'il est distinct de celui de l'affect et réserver le mot du Verdrängung(refoulement) à l'affect, alors le terme allemand approprié pour le destin del'idée serait Verleügnung (désaveu) » (1).

Voilà qui peut être considéré comme le point final sur les relations

entre affect et refoulement. Non seulement l'affect est refoulé, mais

c'est sur lui spécifiquement que porte le refoulement, tandis que la

représentation tombe sous le coup du désaveu.

L'affect qui accompagne la vision des organes génitaux maternels

doit subir le refoulement. La perception du manque de pénis n'est

angoissante que dans la mesure où le fantasme de la castration se trouve

ainsi authentifié. Par cette authentification, c'est l'acte de la castration

qui est évoqué. C'est-à-dire la menace portant sur l'intégrité corporelleà son point le plus sensible : la perte du pénis « signifiant de la jouis-sance ». Ainsi d'une part, dans la réalité externe et le monde extérieur,deux ordres de faits sont reliés : la perception et l'acte. D'autre part,

(1) SE, XXI, 153.

L'AFFECT 943

dans la réalité interne (psychique) et le monde intérieur, la représentationet l'affect sont l'objet d'une rencontre que le fantasme scelle. Dès lors,la défense a pour but de les scinder : refoulement de l'affect, désaveude la représentation. A ce clivage entre affect et représentation va

correspondre le clivage entre réalité externe et réalité interne — faisantcoexister deux versions également admises. Oui, la castration existe —

les femmes n'ont pas de pénis. Non, la castration n'existe pas : à la

place du pénis manquant, tout objet contigu au sexe féminin ou toutautre évocateur de sa similitude avec le pénis en tiendra lieu, le féticheest et n'est pas le sexe qu'il représente. L'affect est soumis au même

clivage; la représentation d'un sexe châtré évoque dans l'inconscientune angoisse, une horreur intenses, la perception du sexe féminin laissele sujet indifférent, inaltéré par un fait connu de toujours : hommeset femmes sont différents anatomiquement.

La situation de l'affect s'éclaire : il peut être éveillé soit par la

perception externe (évocation d'un danger issu d'une action dans le

réel), soit par la représentation (évocation d'un fantasme construitdans la psyché). De même, toute insatisfaction venant de l'objet aug-mente la tension interne et provoque soit la représentation de l'objetmanquant, soit l'essai d'une réalisation hallucinatoire du désir (satis-faction hallucinée). Ici encore, notons le rôle d'éveil du manque. L'effetde l'affect sera concomitant de la tension croissante et de la décharge.Celle-ci s'orientera vers le corps (réactions physiologiques), etsecondairement vers le monde extérieur (mouvements d'agitationmotrice).

Ainsi l'affect est au carrefour de divers ordres de données quiaccompagnent son apparition, son développement, sa disparition.

A son apparition président :

— dans le monde extérieur : la perception évocatrice de l'acte ;— dans le monde intérieur : le désir et la représentation de l'objet ou

de la satisfaction.

A son développement répondent :

— dans le monde intérieur : le fantasme, le corps viscéral ;— dans le monde extérieur : le mouvement d'agitation motrice, appel

à l'objet.

944 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

A la disparition qui suit l'épuisement de la décharge et la satis-faction :

— dans le monde extérieur : le repos moteur faisant suite à l'expériencede la satisfaction ou l'évitement des conditions perceptives évoca-trices du danger inhérent à l'acte ;

— dans le monde intérieur : la qualité du plaisir, suivie du silence

représentatif et affectif.

Ce schéma ne prend en considération que l'issue favorable. Dansle cas contraire :

— dans le monde extérieur : l'agitation conduira à l'épuisement et lachute dans la torpeur ou l'abandon au danger externe ;

— dans le monde intérieur : au vécu de catastrophe, de désespoir et

d'impuissance qui conduit à l'abandon au danger interne : abandon,dit Freud, par les puissances du destin.

Entre ces deux situations extrêmes peuvent jouer, dans certaines

limites, des mécanismes de défense plus ou moins massifs, plus oumoins coûteux, plus ou moins efficaces, sur lesquels nous aurons à

revenir, depuis le contre-investissement externe et interne, sous sesformes les plus radicales, portant sur la réalité externe et interne, jus-qu'aux mécanismes les plus subtils, aux effets partiels, transitoires,réversibles, offrant toute la gamme des possibilités de la symbolisation,parant aux conséquences de la perturbation économique.

5. « LE CLIVAGEDU MOI DANSLE PROCESSUSDÉFENSIF» (1939)

La construction métapsychologique de Freud de 1927 est reprise,on le sait, douze ans après, dans cet article terminal. Deux traits mar-

quent ce retour : premièrement l'hésitation de Freud quant à l'an-cienneté et la banalité ou la nouveauté et l'originalité de cette découverte,secondement son application à la psychose.

L'interrogation de Freud sur la valeur de sa découverte n'est passimple effet de rhétorique. La question qu'il se pose pourrait être lasuivante : « Avancerai-je ici d'un pas décisif, ou ne répéterai-je pas ce

que j'ai, depuis toujours déjà, avancé ? » Question qui laissera cetarticle inachevé et non publié de son vivant. Cette question est fondéeet elle est vraie dans sa contradiction, comme est vrai le clivage du Moi.

Car, en effet, Freud ne fait que répéter ce qu'il a dit dès le début dansles lettres à Fliess (manuscrit K) : il l'a toujours su. Mais en revanche,

L'AFFECT 945

il ne l'a jamais formulé sous cette forme — « il n'y a jamais pensé ».

Cet article nous paraît être le dernier mot sur l'affect, bien que le

terme n'y soit pas mentionné. Ce que Freud nous montre est l'irré-

ductible clivage qui affecte le Moi. Cette instance est l'instance essen-

tielle du conflit : d'une part son rôle est de reconnaître les exigencesde la réalité et d'y obéir par le renoncement pulsionnel, d'autre partses fonctions se doivent de donner satisfaction au principe de plaisir-

déplaisir, c'est-à-dire d'éviter le déplaisir (rappel de la sanction quis'ensuit en cas d'obstination à la recherche du plaisir) et de trouver

un moyen qui permette la poursuite du plaisir par une expérience de

satisfaction. On comprend mieux alors l'hétérogénéité structurale du

Moi.

Les fonctions principales du Moi peuvent s'énoncer ainsi :

— la préservation de l'autoconservation ;— la reconnaissance de la réalité externe ;— les mécanismes de défense dont les rôles multiples sont :

a) le désaveu de la réalité pénible ;

b) la lutte contre les exigences pulsionnelles dangereuses ;

c) la recherche de compromis entre les effets des deux autres

instances et la réalité ;— l'investissement narcissique;— l'identification ;— la désexualisation ;— la liaison de l'énergie libre et la maîtrise des affects.

Cette multiplicité des tâches explique en partie les contradictions

qu'on peut relever dans les différentes conceptions du Moi. Les unes

insistent sur son rôle adaptatif, d'autres sur son travail défensif, d'autres

encore sur ses fonctions transactionnelles, tandis qu'à l'opposé on

souligne la captation imaginaire et le leurre dont il est prisonnier ;

enfin, on peut encore voir en lui l'agent essentiel du destin de pulsions

qu'est la sublimation par l'identification et la désexualisation.

Ce que nous montre à l'évidence ce dernier travail de Freud est

la coexistence, au sein du Moi, de fonctionnements contradictoires.

C'est-à-dire qu'au niveau de cette instance, si prégnants que puissentêtre l'épreuve de la réalité et le principe du même nom, le principede plaisir-déplaisir est encore assez puissant pour désavouer l'épreuvede réalité et construire une néo-réalité plus ou moins extensive : dufétiche comme substitut du pénis, au délire comme surgeon de l'in-

conscient, venu boucher le trou d'une réalité refoulée.

946 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Nous rencontrons ici la deuxième préoccupation de Freud : l'appli-cation de sa découverte au champ de la psychose. Notre interprétationnous conduit à penser que Freud oppose implicitement deux problé-

matiques. La première, celle du fétichiste, est le résultat de l'angoissede castration à laquelle la défense répond par l'avènement du fétiche.

La seconde, celle du délirant, est le résultat de l'angoisse de morcel-

lement, à laquelle la défense répond par la néo-réalité du délire. On

serait tenté de dire qu'en ce dernier cas c'est le Moi qui se châtre,

pour ne pas se morceler. Le clivage peut donc porter sur la différence

des sexes, ou sur l'identité narcissique. Le refoulement peut aller du

rejet radical (forclusion) à la (dé) négation.Il faut aller plus loin que Freud dans sa conclusion. La probléma-

tique du fétichisme est un paradigme qu'on peut voir s'illustrer dans

la totalité du champ psychanalytique. Son extension à la psychose est

loin de couvrir toutes ses applications. Depuis Winnicott, on sait queles liens les plus étroits unissent la structure de l'objet transitionnel

et le fétiche. Au reste, au fétichisme comme perversion on oppose à

bon droit l'existence de comportements fétichistes dans un grandnombre de structures cliniques, « normalité » comprise. En outre, le

fétiche se retrouve dans des domaines éloignés de la psychanalyse (1).Autant dire que la constitution de l'objet fétiche, si on peut l'observer

avec une particulière clarté chez certains individus, nous paraît soutenir

la constitution même de l'objet psychique. Qu'est-ce à dire, sinon que

l'objet psychique ne se détache jamais de son lien d'origine et de sa

fonction essentielle : il est prélevé comme part du corps de la mère

(objet partiel) et voué à la jouissance.Le renoncement à la jouissance du corps de la mère (soit direc-

tement, soit indirectement par la masturbation) est prononcé, sous

peine de castration au nom du père (Lacan). La position du sujetface à ce décret édicté par l'Autre est d'y reconnaître cette loi en même

temps qu'il découvre le moyen de la tourner. Le corps de la mère

y fait retour par l'affect. Celui-ci, toujours double, rappelle dans sa

dualité la satisfaction recherchée sous forme de plaisir et sa prohibitionsous forme de déplaisir.

(1) Voir le rôle qu'il joue en ethnologie et en économie (Marx).

L'AFFECT 947

ÉVOLUTION DE LA THÉORIE DE L'ANGOISSE (1893-1932)

Bien que nous nous soyons promis de n'entrer dans le détaild'aucun affect particulier, pour ne traiter que des problèmes les plusgénéraux de l'affect, nous ferons ici exception pour l'angoisse dansla mesure où, à travers cet exemple, on peut suivre les avatars de la

pensée freudienne sur l'affect.On peut distinguer trois périodes essentielles dans les conceptions

sur l'angoisse :

I. — De 1893 à 1895 : autour de la névrose d'angoisse et de ses

relations avec la vie sexuelle.II. — De 1909 à 1917 : rapports entre l'angoisse et la libido refoulée.

III. — De 1926 à 1939 : rapports de l'angoisse avec l'appareilpsychique.

Nous n'en donnerons ici que les grandes lignes.

1. PREMIÈREPÉRIODE: AUTOURDE LA NÉVROSED'ANGOISSE

Ce premier groupe de travaux peut être délimité par les manus-

crits adressés à Fliess (B (1), E (2), F, J) ainsi que les premierstravaux sur les phobies (3). Mais c'est surtout l'article fondamental sur

la névrose d'angoisse et la réponse aux critiques qu'il a soulevées quicontiennent l'essentiel de la position de Freud à ce moment (1895) (4)-

L'idée principale de ces premières approches est que la source

de l'angoisse doit être recherchée non dans la sphère psychique, mais

dans la sphère physique. La production d'angoisse dépend d'un méca-nisme comportant des transformations quantitatives et qualitatives. A

l'origine, on trouve une accumulation de tension physique sexuelle.

Cette tension physique sexuelle, passé un certain seuil, ne peut se

transformer en affect par élaboration psychique. Freud distingue en

effet à cette période des composantes différentes à la vie sexuelle :

composante physique, composante psychosexuelle et sans doute, maisceci prête à controverse, une composante psychique. Dans la sexualité

normale, la tension physique sexuelle atteignant un certain seuil « en

tire parti psychiquement », c'est-à-dire se met en rapport avec certains

(1) SE, I, 182.

(2) SE, I, 190.

(3) SE, III, 81.

(4) SE, III, 90.

948 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

contenus idéatifs qui mettent en oeuvre l'action spécifique permettantla décharge par la satisfaction. Le modèle de cet exemple de réactionsest exposé dans le manuscrit G sur la mélancolie, qu'on peut considérercomme un précurseur du modèle de la pulsion. La tension physiquesexuelle a donc une valeur d'éveil pour la libido psychique qui conduitcelle-ci à l'indispensable expérience de satisfaction.

Ce montage peut subir certains dérèglements (par développementinsuffisant ou déclin de la vie psychosexuelle, par défense excessiveou par « aliénation » entre sexualité physique et psychique), en cecas la tension sexuelle est transformée en angoisse. Le mécanisme encause n'est pas uniquement constitué par une accumulation quanti-tative de tension, comme on le dit d'ordinaire, il s'y ajoute une modi-fication qualitative : au lieu de se transformer en (ou de s'appuyersur) une tension psychosexuelle, la tension physique sexuelle se trans-forme en angoisse. Il s'agit donc d'un mécanisme symétrique et inversede celui de la conversion hystérique. La névrose d'angoisse est la

contrepartie somatique de l'hystérie.Si, dans la conversion, on assiste à un saut du psychique sexuel

dans le somatique, dans la névrose d'angoisse ce saut se produiraitdu physique sexuel dans le somatique. Les différences cependantsont importantes : le saut dans le somatique dans l'hystérie conserveles capacités de symbolisation du psychique sexuel ; la conversion

hystérique continue à appartenir au symbolique. Le saut du physiquesexuel dans le somatique que réalise l'angoisse n'a plus d'attaches avecla symbolisation. On peut donc parler en ce cas d'une perturbationéconomique.

La cause principale de la formation de l'angoisse réside, selon

Freud, dans le fait qu'un affect sexuel ne peut être formé, la tension

physique ne peut se lier psychiquement. L'angoisse apparaît comme unsubstitut de la représentation manquante, substitut somatique, comme

l'indiquent la phénoménologie et la symptomatologie de l'angoisse. Carles manifestations physiques de l'angoisse ne peuvent être contingentes,elles dominent le tableau. Il se produit ici une inversion des rapportsqui existent à l'état normal dans le coït. Tandis qu'en ce dernier casla voie principale de décharge est psychosexuelle et la voie secondaire

somatique (dypsnée, accélération cardiaque, etc.), dans l'angoisse lavoie secondaire de décharge devient la principale (1). L'article sur la

(1) Notons ici l'inversion du modèle de l'Esquisse sur l'utilisation de la voie de déchargeaux fins de communication.

L'AFFECT 949

névrose d'angoisse de 1895, chef-d'oeuvre d'observation clinique,

marque avec insistance la différence entre la névrose d'angoisse et la

phobie. La névrose d'angoisse ne naît pas d'une idée refoulée, elle

ne relève pas, pour Freud, d'une analyse psychologique ; si certains

contenus idéatifs peuvent s'y rencontrer, c'est à titre d'ajouts secondaires,

d'emprunts étrangers au contenu de l'angoisse. La substitution d'une

idée à une autre est primitive dans la phobie, secondaire dans la névrose

d'angoisse. Il est clair que tous les mécanismes tendant à l'accumulation

quantitative aggravent la situation : facteurs prédisposants, sommations,

renforcements, se combinent. Mais le trouble essentiel réside dans

l'impossibilité pour l'excitation somatique d'être élaborée psychiquement.L'excitation somatique est détournée vers d'autres voies que la voie

psychique. Les symptômes de la névrose d'angoisse sont des substituts

de l'action spécifique (le coït) qui devrait suivre normalement l'exci-

tation sexuelle.

Ces affirmations radicales sont quelque peu tempérées chez Freud

par la possibilité de névroses mixtes, mais l'essentiel de la thèse demeure :

celui d'une distinction de nature entre la névrose d'angoisse, névrose

actuelle et les psychonévroses, névroses de transfert de la libido

psychosexuelle.Il est clair que les premières thèses de Freud sur l'angoisse ne

peuvent être maintenues telles quelles. Mais il serait erroné de croire

que Freud y renonça totalement. Nous en retrouverons des échos

dans les phases ultérieures : notamment dans la persistance de la thèse

de l'impossibilité d'une élaboration psychique d'une tension énergé-

tique, c'est-à-dire, en fin de compte, de sa liaison avec des contenus

représentatifs. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas aujourd'hui ne pas

évoquer à travers cette première théorie de l'angoisse les conceptions

psychosomatiques de l'école française. Certes, il ne s'agit plus ici de

l'angoisse, mais la dégradation d'une tension physique sexuelle ou

son détournement vers des voies de décharge somatiques (internes)est au premier plan des idées modernes sur les structures psycho-

somatiques.

2. DEUXIÈME PÉRIODE : ANGOISSEET LIBIDO REFOULÉE

Les premières théories de l'angoisse traitaient du rapport de

l'angoisse au corps, la deuxième période va s'attacher au rapport de

l'angoisse à la libido refoulée. Le Petit Hans (1909), l'article sur

« La psychanalyse sauvage » (1910), la Métapsychologie (1915), la

950 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

XXVe Conférence d'introduction à la Psychanalyse (1917) et L'hommeaux loups (1918) en portent les marques. L'accent se déplace ici su-la dominance du conflit psychique. La recherche est dominée par lesrelations entre l'affect et le représentant-représentation de la pulsion.L'attention de Freud se porte sur le destin et la transformation desaffects.

Au fur et à mesure que Freud progresse dans l'étude de la sexualitéinfantile et dans celle des névroses, il prend conscience de l'importancede l'angoisse dans ses rapports avec le refoulement. Si l'angoisse répondà une aspiration libidinale refoulée, elle n'est pas cette aspirationelle-même ; le refoulement est cause de sa transformation en angoisse.Or, le refoulement est inséparable d'une situation de danger. D'oùl'intérêt qu'il y a à approfondir la nature et l'origine du danger pouren saisir les conséquences. L'hypothèse mécaniste de la névrose d'an-

goisse se révèle insuffisante. Freud fait jouer tous les ressorts de ladécouverte du danger de castration. La distinction nosographique quiavait abouti à la séparation de l'angoisse qui se manifeste dans lanévrose d'angoisse et l'angoisse telle qu'elle apparaît dans la phobiese poursuit ici avec une opposition nouvelle : l'angoisse devant un dangerréel et l'angoisse névrotique.

L'angoisse devant un danger réel est sous la dépendance des pulsionsd'autoconservation, elle est la conséquence de l'interprétation des

signes de danger menaçant l'intégrité physique de l'individu. L'angoissenévrotique est tout autre : rien apparemment ne la justifie sous l'anglede l'autoconservation. La menace vient d'ailleurs.

Tout signe de danger induit un état d'alerte : éveil sensoriel et

tension motrice qui mobilisent les capacités de réponse à ce dangerpar le combat ou la fuite selon les circonstances. Les réactions au

danger sont utiles et nécessaires, puisqu'elles préparent le sujet à la

riposte. Mais l'angoisse, elle, n'est d'aucune utilité, puisqu'elle a uneffet désorganisateur, perturbant la conduite à tenir devant le danger.L'angoisse a donc un effet contraire au but recherché : la préparationà la réponse devant la menace du danger. L'absence de préparationest nuisible : les névroses traumatiques le montrent, qui témoignentde l'effet de surprise qui saisit le sujet et le prend au dépourvu.

L'impréparation au danger favorise l'effraction dans le Moi et la quan-tité d'excitation immaîtrisable. L'homme se défend contre l'effroi parl'angoisse.

L'angoisse pathologique se manifeste essentiellement sous deuxformes : une angoisse flottante, prête à s'attacher à n'importe quelle

L'AFFECT 951

représentation, comme le montre l'attente anxieuse de la névrose

d'angoisse, et une angoisse circonscrite liée à un danger. On peut résumer

cette opposition en disant que dans le premier cas le danger est partout,la sécurité nulle part, dans le deuxième le danger est localisé ; la sécurité

partout ailleurs. Cette comparaison nous permet de retrouver deux

états de l'angoisse : l'angoisse où toute manoeuvre d'évitement est

impuissante du fait de l'investissement du Moi par l'affect, et l'angoissemaîtrisée dans une certaine mesure par l'évitement de la situation

angoissante, mécanisme de défense mis en oeuvre par le Moi.

Freud maintient donc l'opposition de la première période. L'angoisseflottante est toujours interprétée comme une inhibition à la décharge.La cause peut en être attribuée soit à un avatar des vicissitudes de la

pulsion (insuffisance des mécanismes de déplacement, d'inhibition de

but, de désexualisation, de sublimation en somme), soit à une accen-

tuation des facteurs quantitatifs acquis (puberté, ménopause). On

retrouve donc dans l'angoisse flottante le défaut d'élaboration psychique

postulé dès 1895 et le rôle aggravant des facteurs quantitatifs. La

conclusion reste la même : l'entrave de la libido donne naissance à des

processus qui sont tous et uniquement de nature somatique.Dans les psychonévroses il en va tout autrement, les symptômes

(hystérie, phobie, obsession) sont produits pour empêcher l'apparitionde l'angoisse. L'épargne en déplaisir peut être efficace dans la conver-

sion, modérément efficace dans la phobie, et inefficace dans la névrose

obsessionnelle. Mais en tous ces cas le rapport à la symbolisationest conservé. L'hystérique continue à symboliser à travers son corps,le phobique et l'obsessionnel symbolisent par d'autres productions

psychiques.Deux mécanismes différents s'opposent :

— l'inhibition à la décharge entraînant une déflection vers le corps

(une décharge corporelle) sans élaboration psychique vraie, mais

pouvant se couvrir d'une superstructure psychique plaquée. Ici

le refoulement n'est pas vraiment en jeu, seule opère une contention

inefficace sans production symbolique corporelle ou psychique ;— l'inhibition à la décharge entraîne une transformation par mise

en oeuvre combinée des destins de pulsions et de mécanismes de

défense du Moi. Le résultat du travail de refoulement aboutit à des

productions symboliques corporelles ou psychiques. Ici le refou-

lement joue à plein dans ses fonctions de contre-investissement et

de désinvestissement. Le refoulé récent subit l'attraction du refoulé

952 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

préexistant. A cette occasion un clivage peut s'opérer entre l'affectet le représentant-représentation de la pulsion. Le démantèlementdes groupes de représentations peut aboutir à des recombinaisons,des permutations. Quant à l'affect, il peut subir diverses transfor-mations quantitatives (répression) ou qualitatives dont l'angoisseest l'expression majeure. Freud ajoutera que cette transformationde l'état affectif constitue de beaucoup la part la plus importante du

processus du refoulement. Cependant Freud a toujours maintenu,au fil de son oeuvre, la thèse selon laquelle la signification de l'affectétait liée à une fonction de mémoire. L'affect évoque la répétitiond'un événement important et significatif. Où chercher cet évé-nement ? Avant Rank, Freud soutient l'hypothèse d'une angoisseprimordiale : celle qui accompagne la naissance. Mais peut-onappeler l'expérience traumatique de la naissance angoisse ? L'obser-vation de l'enfant indique que l'angoisse proprement dite apparaîtplus tard (angoisse devant les étrangers, devant les situations

nouvelles, devant des objets inconnus), comme le montrera pluscomplètement Spitz (angoisse du 8e mois). En tout état de cause,

l'angoisse apparaît lorsque la présence de la mère et son influencesécurisante font défaut.

En fin de compte, Freud conclut que l'angoisse infantile n'a presquerien de commun avec l'angoisse devant un danger réel. Par contre,elle se rapproche beaucoup de l'angoisse névrotique des adultes. Comme

celle-ci, elle naît d'une libido inemployée — nous dirons inaffectée.Le défaut d'un objet sur lequel la libido puisse s'investir est remplacépar un autre objet extérieur ou par une situation.

Le progrès réalisé au cours de cette deuxième période de la théoriede l'angoisse est considérable. L'opposition entre les deux formes

d'angoisse reçoit des explications métapsychologiques plus satisfai-santes. Si peu de choses sont ajoutées à la conception de l'angoissetelle qu'elle apparaît dans les névroses actuelles, un progrès a été

accompli en ce qui concerne la conception de l'angoisse dans les

psychonévroses. Un certain nombre de points restent à élucider ence qui concerne la nature du danger à redouter, qui n'est pas le mêmeaux différentes étapes du développement. On peut dire, en outre,

que la théorie de l'angoisse reste, encore ici, plus économique quesymbolique. L'angoisse y apparaît comme conséquence et non, commeFreud le soutiendra plus tard, comme cause du refoulement. L'arti-culation entre les deux formes d'angoisse est encore à venir.

L'AFFECT 953

Avant de quitter cette deuxième période de la théorie de l'angoisse,notons l'intérêt de Freud pour certains affects reliés à l'angoisse :

ainsi les formes mineures de la dépersonnalisation, le déjà vu, le « voile »

de l'homme aux loups, l'inquiétante étrangeté en témoignant. La

nécessité d'une différenciation entre angoisse, peur, effroi se complète

par une différenciation plus tranchée entre angoisse et deuil (Deuilet mélancolie).

3. TROISIÈME PÉRIODE : L'ANGOISSE ET L'APPAREIL PSYCHIQUE

Beaucoup d'analystes voient en Inhibition, symptôme et angoisse le

chef-d'oeuvre de la pensée freudienne en matière de clinique psycha-

nalytique. Nous y verrons la dernière mise au point de Freud sur la

théorie de l'affect. Beaucoup de données antérieures y sont rappelées,nous nous attacherons surtout à ce que l'ouvrage apporte de nouveau

sur l'affect. Freud en donne l'essentiel dans la XXXIIe Conférence.Le rapport de F. Pasche sur « L'angoisse et la théorie des instincts »à un

Congrès antérieur des Langues romanes nous dispensera de revenir

sur les détails :

« Il est parfaitement inutile, même si cette pensée m'est désagréable,de nier que j'ai plus d'une fois soutenu la thèse que par le refoulement le

représentant pulsionnel se voyait déformé, déplacé, etc., tandis que la libidoétait transformée en angoisse... » (1).

Cette autocritique signe le changement, nous verrons qu'elle n'est

que relative.

Tous les psychanalystes savent qu'à dater de 1926 Freud modifie

des positions antérieures. Il soutient à cette date une série de propo-sitions que nous rappelons :

1. L'angoisse a son siège dans le Moi. Seul le Moi peut éprouver de

l'angoisse.La source de cette angoisse peut se trouver dans le monde

extérieur (angoisse devant un danger réel), dans le Ça (angoisse

névrotique), dans le Surmoi (angoisse de conscience).2. Ce n'est pas le refoulement qui produit l'angoisse, mais l'angoisse

qui produit le refoulement.La menace interne (l'aspiration libidinale ou agressive) déclenche

de l'angoisse (danger de castration par exemple) qui met en oeuvre

(1) Inhibition, symptôme, angoisse, p. 28, trad. M. TORT, Presses Universitaires de France.Notons que Freud emploie ici synonymement affect et libido.

954 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

le refoulement (renoncement à l'objet du désir et à son but).

L'angoisse a donc un rôle anticipateur devant une menace (la pertede la mère, ou la vision du sexe de la mère).

3. L'angoisse est le rappel par le Moi, en fonction d'une exigence pulsion-nelle nouvelle, d'une situation de danger ancienne.

D'où la nécessité de réprimer, de refouler, d'éteindre l'exigence

pulsionnelle. Le Moi devance la satisfaction demandée et jugée

dangereuse (il en désinvestit la représentation et libère du déplaisir).

4. Le signal de déplaisir (l'angoisse) suscite de la part du Moi une réaction

passive ou active.

Dans le premier cas, l'angoisse se développe et envahit le sujet.Dans le second, des contre-investissements s'installent (formationd'un symptôme ou d'un trait de caractère). La mise en oeuvre de

mécanismes de défense du Moi a pour but de lier psychiquementce qui a été refoulé.

5. L'énergie de l'exigence pulsionnelle peut subir divers destins.

En effet, ou bien celle-ci, non dominée par les défenses du Moi,conserve sa charge malgré les défenses et continue incessamment

à faire pression, ou bien elle succombe et peut être détruite (exemplede la dissolution du complexe d'OEdipe). En certains cas, la répres-sion s'installe (comme le montre la névrose obsessionnelle) comme

conséquence du conflit et comme mode de défense.

6. Le Moi dans son rapport de conjonction et de disjonction avec le Ça

est, d'une part, sous la dépendance de celui-ci mais, d'autre part, se

révèle moins impuissant qu'il n'y paraît puisqu'il est apte à mettre

en oeuvre le refoulement par déclenchement du signal d'alarme.

Il est donc tout aussi inexact de prétendre que le Moi est sou-

verain, comme le fait la psychologie académique, que de soutenir

qu'il est totalement impotent, comme le soutiennent certaines

dièses opposées à visée philosophique.

7. L'angoisse névrotique est causée par l'apparition dans le psychismed'un état de grande tension ressentie comme déplaisir, dont la libération

par la décharge est impossible.Une réunification des divers aspects de l'angoisse est tentée ici

— l'angoisse de castration relève de la menace de la perte de

l'objet partiel, le pénis, dont l'effet serait de rendre impossibletoute réunion avec la mère ; l'angoisse de la perte d'objet relève

de la menace de la perte de l'objet total. L'angoisse de castration

implique l'abandon de la jouissance du pénis pour conserver

l'intégrité narcissique (sacrifice de la fonction pour conserver

L'AFFECT 955

l'organe). L'angoisse de la perte d'objet implique l'abandon du

désir pour conserver l'objet (sacrifice de l'autonomie pour conserver

la mère).8. L'évolution libidinale implique que le danger encouru n'est pas le même

aux différentes étapes du développement.Le danger d'abandon psychique coïncide avec l'éveil du moi,

le danger de perdre l'objet (ou l'amour de l'objet) avec la dépen-dance infantile, le danger de castration avec la phase phallique,la peur du Surmoi avec la période de latence. Mais cette succession

génétique ne relativise pas la castration en raison des structurations

après coup. Le point de vue génétique ne prévaut pas sur le pointde vue structural du fait du colossal investissement narcissique du

pénis. L'objet de l'angoisse est cependant toujours lié à un facteur

traumatique (interne) qu'il est impossible de surmonter selon les

normes du principe de plaisir-déplaisir. L'affect d'angoisse reste

donc lié à l'impossibilité de liquidation d'une tension. La dimension

quantitative reste inéluctable : l'affect est le résultat d'une quantitéd'excitation non liable, non déchargeable.

9. L'angoisse est dépendante du double dispositif du refoulement originaireet après coup.

Les refoulements secondaires se déclenchent en fonction du

rappel d'une situation ancienne de danger. Le refoulement origi-naire est sous la dépendance des trop grandes exigences libidinales

dont le jeune enfant ne peut supporter la tension désorganisante.

L'angoisse peut donc être dans le premier cas un signal d'alarme,dans le second l'expression d'une situation traumatique.

10. Les deux aspects de l'angoisse, signal d'alarme ou expression d'une

situation traumatique, répondent au rôle joué par les instances.

Dans le cas de l'angoisse automatique-traumatique, il est

supposé que l'angoisse est une manifestation directe du Ça, envahis-

sant et débordant les possibilités défensives du Moi, induisant

un état de panique, d'impuissance, de désespoir. Dans le cas de

l'angoisse signal d'alarme, l'angoisse est une manifestation du Moi

qui l'utilise pour commander la mise en oeuvre des opérationsdéfensives contre les pulsions émanées du Ça ou leurs représentants.Dans le premier cas, le Moi ne peut que subir l'angoisse, et ses

possibilités de réponse étant paralysées, toute élaboration psychiquese traduit par un échec complet des défenses. Dans le deuxième,les mécanismes de défense du Moi, si imparfaits soient-ils, témoi-

gnent d'une activité symbolique fonctionnant sans dommage majeur.

956 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Nous disons activité symbolique et non, comme c'est devenu l'usagedans la littérature psychanalytique, activité de signalisation. Nous nous

en expliquerons. Précisons seulement que nous préférons ici symboleà signal, car, nous l'avons vu, il n'existe pas de relation biunivoqueentre l'angoisse et le danger redouté ; du fait des divers recoupementsde l'angoisse, celle-ci renvoie à une polysémie de la situation dangereuse,les dangers redoutés se renvoyant mutuellement l'un à l'autre et formant

ensemble un réseau symbolique.

L'opposition entre angoisse automatique et angoisse signal doit

cependant faire l'objet d'une articulation qui permette de comprendrele passage de l'une à l'autre. La perception externe en serait pourFreud le pivot.

« Avec l'expérience qu'un objet extérieur, perceptible est susceptiblede mettre fin à la situation dangereuse qui évoque celle de la naissance, lecontenu du danger se déplace de la situation économique à ce qui en estla condition déterminante : la perte de l'objet. L'absence de la mère estdésormais le danger à l'occasion duquel le nourrisson donne le signal d'an-

goisse avant même que la situation économique redoutée ne soit instaurée.Cette transformation a la valeur d'un premier et important progrès dans les

dispositions prises en vue d'assurer l'autoconservation ; elle implique en

même temps le passage d'une angoisse produite comme manifestation

chaque fois nouvelle, involontairement, automatiquement à sa reproductionintentionnelle comme signal de danger » (1).

Freud souligne donc l'importance de la fonction perceptive dans

sa fonction anticipatrice, par opposition à la situation où l'enfant ne

peut qu'enregistrer après coup l'absence de la mère par ses effets :

la tension libidinale excessive désorganisante. Cette « externalisation »

qui oblige l'enfant à trouver au-dehors les signes annonciateurs d'un

état de danger du dedans est en soi un signe qui témoigne d'un transfert

d'activité du Ça au Moi. Transfert de l'activité économique vers une

activité symbolique qui s'achèvera dans le langage. L'insistance de.

Freud sur le rôle de la perte de la mère comme condition déterminante

de l'angoisse l'amène, dans les appendices de l'ouvrage, aux remarquesles plus pénétrantes sur les relations entre angoisse et attente, entre

angoisse, douleur et deuil.

L'Hilflosigkeit, cette détresse psychique de l'enfant, est l'angoissela plus redoutable, la plus redoutée, celle dont il faut prévenir le retour

à tout prix. La fonction anticipatrice ne se développe que sous les

effets de cet aiguillon. Car ce n'est pas seulement le défaut d'appui

(1) hoc. cit., chap. VIII, p. 62.

L'AFFECT 957

qui est angoissant, mais le caractère désorganisant des tensions libidi-

nales pour lesquelles aucune satisfaction n'est possible en dehors de

la mère. La menace ici porte sur les premières matrices d'organisationdu Moi, dont les constructions précaires résistent mal à l'inondation

libidinale, d'autant que la tension érotique liée à l'insatisfaction se

double de la tension agressive en relation avec la frustration.

A cet égard, les liens doivent être précisés entre angoisse, douleur

et deuil de l'objet. Freud soutient que la douleur est la réaction propreà la perte de l'objet, tandis que l'angoisse est la réaction au danger

que comporte cette perte, et par suite d'un déplacement, la réaction

au danger de la perte elle-même. Ainsi la perte de l'objet engendrela douleur par irruption d'une quantité immaîtrisable dans le Moi qui

provoque l'angoisse de détresse (Hilflosigkeit). Pour prévenir douleur

et angoisse de détresse, l'angoisse signal devance la catastrophe et

somme le Moi de procéder aux opérations défensives susceptibles de

tenter de maîtriser la menace désorganisante. Or l'angoisse signal a

pour caractéristique de se présenter dans une succession, une chaîne

comportant des représentations de la pulsion et du danger encouru,

représentations préconscientes dérivées de la représentation inconsciente

maintenue par le refoulement originaire.

Que nous apprend tout ce développement concernant l'affect ?

Il prolonge avec une cohérence remarquable depuis 1895 la questionde l'affect par rapport à l'inconscient. L'affect peut prendre naissance

directement dans le Ça et passe directement dans le Moi en y faisant

effraction à la manière d'une force qui brise la barrière du pare-excita-tion, et c'est l'angoisse automatique, non maîtrisée, non réduite, non

enchaînée par le Moi, équivalente d'une douleur psychique. En ce

cas, le préconscient, les traces mnésiques verbales sont court-circuités

et la parole est réduite au silence. Ici le Ça parle son langage propre :

celui de l'affect non verbalisable et le Moi est sous le coup d'une

sidération qui le rend impuissant, en détresse (Hilflosigkeit), Ailleurs,l'affect active certaines réactions du Moi qui peut filtrer les énergies

pulsionnelles issues du Ça et n'autorise qu'à une quantité modérée

d'entre elles l'entrée dans le Moi. En ce cas, c'est l'angoisse signald'alarme ; l'affect passant par le préconscient arrive au Moi avec son

corrélat de représentations et de traces mnésiques. Ici le Moi lieu de

l'angoisse est aussi un lieu de travail sur l'affect. La mise en chaînes

peut alors s'efforcer, en faisant appel à toutes les ressources de l'activité

défensive, d'aborder, à l'aide des représentations et du langage, la

signification du danger redouté, revécu dans l'expérience de transfert.

REV. FR. PSYCHANAL. 61

958 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I97O

En remontant le cours des représentations, l'analysant peut revivre

et repenser la signification de l'angoisse par la prise de conscience.

Prise de conscience qui est prise par la conscience opérant par saisies

partielles, tout au long de l'expérience transférentielle, prenant posses-sion des fragments du Ça jusque-là coupés du Moi. Le rôle du Moi

peut paraître surestimé ici. Et cependant Freud dit à ce sujet :

« Le Moi est une organisation, il est fondé sur la libre circulation et la

possibilité, pour toutes les parties qui le composent, d'une influence réci-proque ; son énergie désexualisée révèle encore son origine dans l'aspirationà la liaison et à l'unification et cette compulsion à la synthèse va en augmen-tant à mesure que le Moi se développe et devient plus fort » (1).

Ainsi tout dépend de l'organisation du Moi face à la puissance

désorganisante du Ça. Mais sur un plan plus fondamental, tout dépendd'Eros, de la force de liaison qui peut, au niveau du Ça, faire prévaloirla tendance unificatrice des pulsions de vie sur la tendance désorgani-satrice des pulsions de destruction. A l'inverse, l'organisation du Moi

dépend de sa différenciation du Ça, c'est-à-dire de leur relative sépa-ration ; celle-ci est sous la dépendance des facteurs de disjonction quisont un des aspects des pulsions de destruction.

Nous retrouvons ici l'importance du facteur économique. Une

tendance trop marquée à la conjonction dissout la séparation entre les

instances et menace le Moi d'une fusion totale avec le Ça. Une tendance

trop marquée à la disjonction scinde totalement le Moi du Ça et ne

permet plus aucune appropriation des fragments du Ça par le Moi.

Là où le Ça était ne peut plus advenir le Moi.

Si tentant que puisse être le désir de donner à l'affect une primautédans tous ces processus, nous devons souligner son lien nécessaire à

la représentation. C'est en amenant les représentations adéquatesrefoulées que le travail de l'affect sera possible, autrement dit que la

progression du processus analytique sera effective. De la même façon,c'est par la maîtrise des affects les plus désorganisants que les fixations

les plus aliénantes peuvent se surmonter pour permettre la poursuitedu développement de la libido et du Moi.

Ces points étant admis, on peut concevoir que l'analysabilité dépendétroitement des rapports structuraux entre le Ça et le Moi dans les

diverses organisations pathologiques. Nous retrouvons ici l'intérêt d'une

nosographie psychanalytique et d'une clinique différentielle des trans-

ferts observables dans l'expérience psychanalytique qui permette les

(1) Loc. cit., p. 14.

L'AFFECT 959

distinctions structurales entre les névroses de transfert, indications

classiques de la psychanalyse, et les structures dont l'analyse a été tentée

depuis Freud : névroses de caractère, états limites, états dépressifs, mala-dies psychosomatiques, perversions, etc., dont l'analyse pose les pro-blèmes débattus dans la littérature psychanalytique contemporaine (I).

CONCLUSION

Quelle conclusion tirer de ce bilan partiel des travaux traitantdirectement où indirectement de l'affect ?

L'affect dans la conception psychanalytique ne se comprend quepar l'intermédiaire du modèle théorique de la pulsion. Celle-ci, bien

qu'inconnaissable, en fournit la source. Il est une desdeux composantesde la représentation psychique de la pulsion. Il désigne dans cette

représentation la part énergétique, dotée d'une quantité et d'une qualité,jointe au représentant-représentation, mais pouvant s'en dissocier dansl'inconscient. L'affect est une quantité mouvante, accompagné d'unetonalité subjective. C'est par la décharge qu'il devient conscient, ou

par la résistance à la tension croissante qui le caractérise, suivie de lalevée de cette résistance. Cette décharge est orientée vers l'intérieur,vers le corps en majeure partie. Parti du corps, il revient au corps.

Le lien qui le lie à la représentation est celui d'un appel réciproque :la représentation éveille l'affect, l'affect mobilisé est en quête de repré-sentation. De part et d'autre s'adjoignent d'autres relations ; du côtéde la représentation par la perception annonciatrice d'un danger ou

porteuse d'un message érotique ou sécurisant ; du côté de l'affect parl'acte, corrélat dans le monde extérieur d'un mouvement de déchargevisant à modifier les conditions qui y règnent. Le complexe représen-tation-affect développe chacun de ses termes dans des directions

opposées : la représentation se déploie dans les sens divergents dufantasme au langage, l'affect s'étale de ses formes les plus brutes à sesétats les plus nuancés. Ces divers destins dépendent du travail sur

l'affect, effectué par la maîtrise du Moi. En dehors des mécanismes dedéfense bien connus, il faut relever tout spécialement les répressions,forme extrême du refoulement, comme tâche ultime de celui-ci. Mais

(1) Après Freud, la littérature psychanalytique contemporaine a tenté une unification dela théorie de l'angoisse. I,. RANGELL dans un long travail rapporte les différentes hypothèsesqui ont été soutenues dans ce but dans un article récent : A further attempt to résolve theproblem of anxiety, Journal of the American Psychoanalytic Association, 1968, 16, 371-404.

960 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

mieux encore, c'est l'activité de liaison de l'énergie libidinale qui assure

la mise en chaîne d'une énergie affective flottante.

Si une vue génétique simplifiée permet de concevoir l'évolution

libidinale dans le sens d'une maturation affective progressive carac-

térisée par la maîtrise des affects, cette conception contraste non seu-

lement avec la notion d'intemporalité de l'inconscient, mais avec la

situation structurale des affects, à savoir leur soumission à la souve-

raineté du principe de plaisir-déplaisir. Leur place prééminente dans

les processus primaires s'est encore accrue depuis que l'inconscientcesse de jouer dans l'oeuvre de Freud le rôle d'un système et qu'il est

remplacé par le Ça, où sont accentués, par rapport à la première topique,le point de vue économique et le rôle de la tendance de la pulsion à la

décharge.Si le statut inconscient des représentations refoulées a toujours été

plus clairement aperçu par Freud que celui des affects, il n'est pascohérent d'affirmer que les affects sont nécessairement conscients.

Après examen approfondi, on est obligé de postuler des affects du

Ça, résultat d'une transformation brute et violente de la libido déchargée

qui pénètre par effraction dans) le Moi, avant que l'élaboration ait

pu jouer à son niveau, et des affects du Moi, affects sur lesquels ont

pu jouer les organisations du Moi (liaison, maîtrise, désexualisation, etc.).Dans le premier cas, l'affect se manifeste essentiellement par un effet

économique, dans le deuxième cas par un effet de symbolisation (affect-signal). Ainsi d'une part peut-on dire que la signification des affectsest inséparable de la force de travail qu'ils représentent et du travail

effectué sur cette force même, dans une perspective économique et

d'autre part que la fonction symbolique qu'ils peuvent assurer n'est

compatible qu'au sein d'une organisation caractérisée par la combi-

naison de quantités d'énergies réduites et liées par un niveau d'inves-tissement stable et constant.

La difficulté essentielle d'une théorie psychanalytique des affectsest de substituer subrepticement un point de vue phénoménologiqueau point de vue métapsychologique. Cette difficulté s'accroît si l'on

prétend rendre compte de toutes les nuances qualitatives de la vieaffective et de tous les degrés quantitatifs de celle-ci. La fermeté de la

théorisation exige qu'une focalisation soit repérée et maintenue contretoutes les tentations de diversion. Ce foyer de l'affect ne saurait être

ailleurs que dans l'affect sexuel et agressif. C'est uniquement à ce

prix que la théorie psychanalytique conservera sa spécificité, en insistantsur le rôle organisateur de ces affects pour l'inconscient et la diffé-

L'AFFECT 961

renciation structurale des instances. C'est en partant de ce noeud queles fils qui le constituent pourront mener à des voies qui en partent ou

qui y aboutissent. C'est peut-être pour n'avoir pas toujours reconnucette exigence conceptuelle que la littérature postfreudienne a eutendance à dissoudre cette spécificité en situant la vie affective dansle contexte d'une théorie génétique de la personnalité où l'héritagefreudien a paru s'enliser.

CHAPITRE II

VUE D'ENSEMBLE

DE LA LITTÉRATURE PSYCHANALYTIQUEAPRÈS FREUD SUR L'AFFECT

Dans cette vue d'ensemble des travaux psychanalytiques consacrés

à l'affect, nous présenterons les plus marquants auxquels s'attachent

tout particulièrement certains noms : M. Brierley, M. Rapaport,E. Jacobson, M. Schur et enfin ceux de l'école de M. Klein où W. Bion

occupe une place éminente. Tous ces noms appartiennent au mouvement

anglo-saxon. Si les auteurs de langue française donnent dans leurs

travaux une place importante à l'affect, peu d'entre eux se sont souciés

de le nommer explicitement. M. Bouvet et J. Mallet font exceptionà cette règle, ainsi que de manière tout à fait opposée J. Lacan.

I. BIBLIOGRAPHIE ANALYTIQUEDES PRINCIPAUX TRAVAUX ÉTRANGERS SUR L'AFFECT

La plupart des auteurs prennent pour point de départ de leurs

travaux sur l'affect, Freud excepté, un article de Jones (1929) : « Crainte,

culpabilité, haine ». L'idée essentielle de ce travail semble inspirée parles conceptions de M. Klein sur les affects primaires. C'est dire

que l'affect est lié au problème génétique. Jones va montrer que dans

l'étude de ces trois affects : la crainte (ou la peur), la culpabilité et la

haine, on peut déceler une fonction défensive par la mobilisation d'un

affect contre l'autre; ainsi la crainte camoufle la culpabilité comme la

haine peut servir de paravent contre elle ou encore la haine dissimuler

la crainte. L'originalité de Jones consiste à montrer que les choses

ne s'arrêtent pas là. Plus profondément, l'affect qui servait de défense

contre un affect plus inconscient se retrouve sous l'affect inconscient.

Ainsi la crainte à son tour se retrouve encore sous la culpabilité à

laquelle elle servira de défense, de même que la haine sera retrouvée

L'AFFECT 963

sous la culpabilité ou la crainte. En somme, l'affect conscient est en

communication avec l'affect le plus inconscient du même type que lui,ces deux affects étant médiatisés par un autre affect inconscient, mais

non le plus inconscient. Cependant l'affect conscient et l'affect le plusinconscient ne se relient pas au même contexte. La crainte superficielleet la crainte la plus profondément enfouie sont différentes. La premièreest une angoisse rationalisée, la seconde une angoisse très archaïque,

évoquant des dangers majeurs de nature traumatique. On retrouve ici

les deux faces de l'angoisse : signal ou trauma. L'Urangst est respon-sable de ce mécanisme primitif que Jones décrit sous le nom d'apha-nisis : « Il signifie une annihilation totale de la capacité à toute satis-

faction sexuelle directe ou indirecte... ce terme est destiné à représenterune description intellectuelle de notre part, d'un état de choses quin'avait à l'origine aucune contrepartie idéative quelconque dans l'espritde l'enfant, consciemment ou inconsciemment » (souligné par moi). Ce

concept d'aphanisis nous montre un autre aspect de l'affect primaireet de la réaction défensive qu'il entraîne : un blocage massif sans contexte

idéatif avec annihilation des affects de plaisir (1). L'aphanisis est l'une

des réponses possibles devant l'Urangst, l'autre étant la tentative de

traiter les excitations internes par la décharge qui aboutit à l'extinction

de l'excitation.

Après Jones, Glover (1939) et Brierley (1937-1949) ont continué à

étudier les affects primaires — leurs articles sont étroitement liés parune profonde unité de pensée, marquée ici encore par la référence

implicite à Melanie Klein.

Une inspiration commune amène les auteurs à mettre en question

l'importance, à leurs yeux exagérée, accordée à l'élément idéique et

représentatif de la pulsion. Ils contestent tous deux la définition de

l'affect donnée par Freud qui ne prend en considération que l'aspectde décharge et proposent de distinguer entre affects de tension et affectsde décharge. Glover insiste sur le fait que nous avons affaire le plussouvent à des affects fusionnés (Freud dit des constructions ou des

formations d'affects). L'ambivalence le montre clairement. En outre,

(1) Fenichel (1941) a, après Jones insisté sur le blocage massif des affects dans un travail oùil examine les relations du Moi aux affects. Rapprochant affect et trauma, il analyse les divers

procédés défensifs dont le Moi usa pour parvenir à la maîtrise des affects. On peut rapprocherla position de Fenichel de celle de Laplanche et Pontalis qui soulignent la valeur traumatiquepour le Moi de l'excitation pulsionnelle. Cette conception déplace l'accent du traumatismecomme événement extérieur, vers le traumatisme comme effet d'une mobilisation pulsionnelle.Le trauma venu de l'extérieur jouerait alors ce rôle de provocation de l'excitation pulsionnelle,intrusion de la sexualité adulte dans la sexualité infantile.

964 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

il souligne le fait qu'il y a une grande difficulté à faire la différence

entre expérience affective et sensations corporelles. Ici, il faut faire

intervenir, pour comprendre la position de Glover dont l'influence

sera considérable, sa conception des nuclei du Moi, issue de sensations

corporelles primitives. Seule l'évolution progressive permettra la fusion

de ces nuclei — et des expériences qui s'y rapportent — donnant

naissance au sentiment de l'unité du Moi sur lequel Federn avait

déjà insisté. Il faut aussi faire la part de l'influence des conceptionsd'Abraham, dont Glover a été l'élève, sur cette théorie.

Cependant, la surcharge des énergies sadomasochiques primitivescontrecarre cette évolution. Les affects d'éclatement, d'explosion, de

désintégration que l'on observe en clinique psychanalytique dans les

états les plus divers en témoignent. La variété des contextes dans

lesquels ils peuvent apparaître (structures aussi bien oedipiennes que

préoedipiennes) amène Glover à conclure que « le sentiment psychiqued'éclatement est une tension affective typique et très précoce qui,dans le cours du développement, peut se fixer en différentes formes

(canalisées par association avec les systèmes fantasmatiques) selon les

expériences et les contenus inconscients de périodes de développementdifférentes ». Autant dire que dans l'appréciation de l'inconscient,l'élément représentatif connote une expérience affective qui est, elle,révélatrice du fonctionnement pulsionnel, le système fantasmatique« habillant » l'affect d'un revêtement intelligible, mais peut-être

trompeur.La contribution de M. Brierley (1937-1949) complète les hypothèses

de Glover. Cet auteur relève le changement de perspectives depuisFreud. Dans la métapsychologie freudienne, le conflit oppose les

idées et les charges affectives. Après Freud, on parle d'investissement

d'objets plutôt que de charges affectives d'idées. Ceci, pour autant, n'éclaire

pas toujours les relations entre pulsions et affects. L'affect doit être

considéré comme le « dérivé de la pulsion » (I) le plus direct. Dans la

(1) Il n'existe pas de traduction satisfaisante pour l'expression anglaise drive derivative.

Le verbe anglais to derive signifie : tirer son origine de, devoir à, tenir de, etc. ; relevons égale-ment sa signification hédonique : prendre (du plaisir) à quelque chose et économique : revenu

provenant d'un placement. Plus simplement provenir, émaner de (Harrap). On n'oubliera pasle sens mathématique de dérivée d'une fonction « limite vers laquelle tend le rapport de l'accrois-sement d'une fonction à l'accroissement de la variable lorsque celle-ci tend vers zéro," qu'onpeut rapprocher de celui de dérivé chimique « substance préparée en partant d'une autresubstance et qui conserve en général la structure de la première ". Enfin, dérivé indique unemodification de trajectoire sous certaines influences (Robert). Rappelons que Lacan a proposéde traduire Trieb par dérive.

L'AFFECT 965

mesure où les affects peuvent être considérés aussi bien comme des

effets de tension ou de décharge — reflet d'une position afférente ou

efférente sur l'arc pulsionnel — il convient plutôt de les situer ausommet de cet arc. L'affect, en effet, comme le soutient Fenichel

peut être dû soit à un excès soudain de stimuli internes, soit à l'effetd'une accumulation de tensions non déchargées qui se déchargent sousl'influence d'un stimulus minime. Ces considérations quantitativesne peuvent cependant pas venir à bout de l'aspect qualitatif. Chaquemotion a sa qualité et son seuil propres. Le destin des affects est de

subir la maîtrise, le « domptage » du Moi (Fenichel) ; ils sont donc liés

à l'évolution du Moi et aux pouvoirs que celui-ci acquiert par son

unification progressive. Les expériences affectives ne sont pas sépa-rables des relations s'établissant entre le Moi et les objets. A ce titre,il faut rappeler le rôle de l'identification primaire qui intervient avant

la différenciation entre le Moi et l'objet : l'investissement précède ladifférenciation et la discrimination cognitive. Cette formulation rappellecelle que Lebovici propose : l'objet est investi avant d'être perçu.Brierley dit : « L'enfant doit sentir le sein avant de commencer àle percevoir et il doit éprouver les sensations de suçage du sein avant

de connaître sa propre bouche. » Ainsi connaissance et investissementde soi, ainsi que connaissance et investissement de l'objet iront de pair.La constitution des affects primaires est donc liée à leurs objets-porteurs.Les mécanismes d'introjection et de projection sont essentiellementdes méthodes de maîtrise des émotions fantasmées comme modes derelations concrètes avec les objets. D'où l'importance du contraste

entre bons et mauvais objets.Freud liait la naissance de l'objet à son absence, c'est-à-dire à

l'expérience de l'insatisfaction. L'objet est connu dans la haine. Il

attribuait à cet affect un rôle fondamental dans l'établissement du

principe de réalité. Brierley ajoute qu'une telle expérience est aussi

la matrice d'un « foyer constant pour la formation du mauvais objet ».

Suivant sur ce point Melanie Klein et J. Rivière, elle relie la formation

du Je avec celle de l'objet total. Mais il ne faut pas s'abuser sur le

pouvoir de l'intégration qui n'est jamais acquise définitivement. Personne

n'achève l'intégration de son Moi.

Cette plongée vers les affects primaires pousse M. Brierley à parler,si l'on nous permet ce néologisme, de pré-aflfects : c'est-à-dire d'incli-

nations affectives, de dispositions à vivre certains affects, de tendances

somme toute. Certains affects sont inaccessibles à la conscience, car

les précurseurs d'affects primaires n'ont jamais été conscients et sont

966 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

ainsi isolés au coeur de l'inconscient. On conçoit que cette théorisationtende à faire perdre à l'inconscient sa valeur sémantique de « lieu de

représentations » et mette l'accent sur une affectivité sans corrélat

représentatif, qui est pour elle l'enjeu du transfert. « Le langage affectifest plus vieux que la parole. » Avec l'affect, nous avons affaire nonseulement aux objets archaïques mais au système primitif du Moi :« Non seulement aux tensions des motions d'objet, mais aussi auxtensions intra et inter-moïques. » L'interprétation des affects dansle transfert permet la réintégration du Moi partiel primitif au Moi

principal.On ne saurait mieux résumer la position de M. Brierley qu'en citant

les qualités qui sont pour elle nécessaires à la pratique psychanalytique :combinaison d'un insight intelligent et d'une compréhension affective.Cette exigence élevée pourrait décourager plus d'un à l'exercice dela psychanalyse.

Cette première phase des travaux sur Paffect issus de l'école anglaisemontre l'influence des travaux de Melanie Klein. Peu importe queMelanie Klein ou ses suiveurs aient peu écrit sur l'affect. Peu importeque l'affect en tant que tel disparaisse chez elle derrière le fantasme.Ce qui est à relever est le tournant opéré ici dans la conception del'inconscient et la réévaluation du rapport entre la représentation etl'affect. Cette orientation se poursuivra chez des auteurs qui se déga-geront de l'influence kleinienne, comme Winnicott qui envisagerale développement affectif primaire (1945) selon des paramètres voisins.Sans doute appartiendra-t-il à Winnicott de relever de façon éclatantele rôle de l'environnement maternel. En tout état de cause, le connaîtreet l'éprouver ouvriront les chemins de la relation à l'être de l'analysé(M. Khan, 1969). Une part de plus en plus grande sera attribuée à lacommunication de l'expérience intérieure du patient. Cette attitude

impliquera une mise en surveillance de l'interprétation. L'imaginationprimaire (antérieure à l'imagination secondaire de la symbolisation)sera la capacité essentielle de l'analyste, qui permettra d'entrer enrelation avec l'être de l'analysé.

L'influence de Melanie Klein sur les travaux de l'école anglaisesera contrebalancée par les courants théoriques puissants venus d'Amé-

rique du Nord auxquels il faut rattacher le nom de Heinz Hartmann.Comme Melanie Klein, Hartmann a peu écrit sur l'affect, ce sont

L'AFFECT 967

pourtant ses conceptions qui vont dominer les contributions psycha-nalytiques américaines (1).

Il est sans doute difficile pour un analyste, extérieur au mouvementdes idées en Amérique du Nord, de faire la part de ce qui revient à

Rapaport et à Hartmann dans la conception de ce dernier. Toujoursest-il que La conceptionpsychanalytique de l'affect de D. Rapaport (1953)représente le point de vue hartmannien en la matière. Rapaport, commela plupart des auteurs, montre la difficulté de délimiter précisémentla sphère de l'affect qui englobe dans le champ psychanalytique desétats et des formes entre lesquels il est difficile de trouver une unité.La difficulté à théoriser le problème de l'affect en psychanalyse tientau fait que nous avons à rendre compatibles des travaux de Freud quine sont intelligibles que dans le cadre de contextes métapsychologiqueschangeants selon que l'affect est lié à une théorie de la catharsis, duconflit ou du signal.

Dans la première conception, affect, libido et investissement sont

équivalents. Dans la deuxième, l'affect, produit par le jeu d'une soupapede sûreté, s'oppose à la représentation. Tandis que cette dernière

persiste sous la forme d'une trace mnésique, l'affect existe seulementà l'état de potentialité. Dans ce contexte, l'aptitude innée au conflit

implique des seuils de décharge innés, dont la tolérance à la frustrationest le reflet. Pour Rapaport, le passage à la dernière conception de

l'affect, celle de l'affect signal du Moi, est l'ouverture à un point devue « structural-adaptatif » et implique que l'accent soit déplacé versle point de vue génétique. Cette interprétation de la pensée de Freudconduit Rapaport à proposer sa propre conception.

A l'origine, les affects utilisent des seuils et desvoies innéesde déchargeavant la différenciation Ça-Moi. Ils ont, outre une fonction de décharge,un rôle socio-communicatif qui s'exprime selon des prédispositionshéréditaires. Au stade où s'installe la souveraineté du principe de

plaisir, l'affect fonctionne comme soupape de sûreté lors des tensions

provoquées par l'absence de l'objet. Mais il existe une impossibilité

(I) Nous n'entendons pas évidemment sous-entendre ici que tous les travaux nord-amé-ricains sont d'inspiration hartmannienne, pas plus que nous ne pensons que l'influence d'Hart-mann soit localisée en Amérique du Nord. De nombreux auteurs des Etats-Unis ne se rattachent

que de fort loin au courant hartmannien et ne le citent que du bout des lèvres. En outre, la

pensée de Hartmann, si elle n'a eu que peu de retentissements en France, a pénétré certainsmilieux de la psychanalyse anglaise (cf. plus loin le travail de Sandler et Joffe). Des critiquesrécentes (Apfelbaum, Eissler), des " évaluations " de la pensée hartmannienne (Holt), une distance

prise à l'égard des thèmes majeurs de cette conception (Schafer) sont autant de signes avant-coureurs d'un tournant.

968 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

de décharge complète. En fait, l'affect survient au-delà de ce que les

voies innées peuvent supporter de tension. La décharge ne fait queramener lesdites voies à la quantité de tension tolérable. La mobilité

des investissements de l'énergie libre rend compte de la massivité

des orages affectifs. L'effet des internalisations et des apports de la

réalité amène une augmentation du seuil de tolérance et permet de

différer la décharge. Cette modification des seuils donne naissance « à

une hiérarchie de motivations allant des pulsions aux intérêts et aux

choix ». Ce passage qui correspond au développement des processussecondaires s'accomplit par l'intermédiaire de l'activité de liaison,

l'action expérimentale de la pensée et de la mémoire sur l'activité

hallucinatoire.

La prévalence de l'idée sur l'affect dans la représentation de la

pulsion tend à faire une place croissante à l'idée de « pensée représen-tante de la réalité ». La maîtrise des affects se parachève avec leur

neutralisation. Les charges affectives sont soumises à des contre-

investissements. Cependant, les anciennes structures persistent au-delà

des contre-investissements et sont susceptibles de réapparaître au cours

d'orages affectifs et lors de processus primaires. Mais la neutralisation

a abouti à la production d'affects signaux qui deviennent progressive-ment des « signaux de signaux ». La « régression au service du Moi »

(Kris) peut, selon Rapaport, expliquer certains états affectifs. La

normalité ne serait pas le fait de la seule neutralisation affective, mais

aussi de la variabilité et de la modulation affective, tandis que les états

pathologiques seront caractérisés par la rigidité, l'intensité et la massi-

vité des productions d'affect.

A chaque niveau cependant, on décèle un conflit entre les diverses

couches (point de vue dynamique), entre la neutralisation et la décharge

(point de vue économique). Enfin les diverses instances agissent de

façon synergique ou antagoniste, dans une perspective tenant comptede la réalité (point de vue structural et adaptatif).

Cet article dont l'influence sur la pensée psychanalytique aux

Etats-Unis est considérable (peu d'auteurs se risquent à en omettre

la citation) nous montre le chemin parcouru depuis Freud. Jamais la

pensée de Freud n'a été plus laïcisée. Celui-ci s'était contenté des

points de vue dynamique, économique et topique. Topique est devenu

structural, et comme si quelque chose manquait à la métapsychologie

freudienne, le point de vue génétique et adaptatif la complétera.En fait, ces deux derniers axes théoriques ont dévoré les autres comme

on le verra par la suite.

L'AFFECT 969

E. Jacobson (1953) est l'auteur de ce que l'on peut considérer à bon

droit comme l'article le plus important de la littérature psychanalytique.Elle développe sa propre pensée tout en argumentant les opinions

exprimées notamment par Glover, Brierley et Rapaport. Elle proposeune classification des affects que voici :

1) Affects simples et composés naissant de tensions intrasystémiques :

a) Affects représentant les pulsions proprement dites, c'est-à-dire

qui naissent des tensions directes dans le Ça (ex. excitation

sexuelle, rage) ;

b) Affects naissant directement des tensions dans le Moi (ex. peurde la réalité, de la douleur physique, de même que les sentiments

les plus durables comme l'amour d'objet, la haine, l'intérêt

pour certains domaines).

2) Affects simples et composés naissant de tensions intersystémiques :

a) Affects nés de tension entre le Moi et le Ça (ex. peur du Ça,

composantes de dégoût, honte et pitié) ;

b) Affects nés de tensions entre le Moi et le Surmoi (ex. sentiment

de culpabilité, composantes dépressives).

Jacobson va proposer une solution intéressante à la question de

savoir si l'affect doit être considéré comme phénomène de tension

ou phénomène de décharge. En fait, selon elle, les deux aspects sont

inséparables :

« Considéré du point de vue psycho-économique, un stimulus interneou externe conduit à des élévations de tension qui ont pour résultat undéclenchement psychique et un processus de décharge. Ce processus trouveson expression dans les phénomènes moteurs aussi bien que dans les sen-sations et les sentiments perçus par la surface externe et interne de laconscience. »

Dans cette optique, les affects sont conçus comme « réponses » ou« réactions » aux stimuli. L'affect naît du couplage entre phénomènesde tension et phénomènes de décharge. Une tension croissante en un

point peut se développer tandis qu'en un autre point elle décroît déjà

par une décharge partielle. Investissement et contre-investissement

coexistent. Dans le plaisir, la décharge peut commencer alors quela tension croît encore. La situation psychique appelle le changement.Le plaisir de tension peut induire le besoin d'une plus grande excitation,le plaisir maximal celui d'un apaisement, et le plaisir d'apaisement la

nostalgie d'un plaisir de tension.

Ces remarques infirment la conception de l'affect comme résultat

970 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

d'une non-décharge (Rapaport) ; l'affect est tout autant le résultatde l'investissement pulsionnel.

On conçoit cependant que cette nouvelle formulation de l'affect

retentisse sur les données les plus fondamentales de la théorie. Ainsile principe de plaisir n'a plus pour but l'apaisement des tensions.

« Le principe de plaisir, et plus tard sa modification le principe de réalité,se bornerait à diriger le cours des oscillations biologiques autour d'un axemoyen des tensions ; c'est-à-dire les modalités des processus de décharge.Les qualités du plaisir seront attachées aux oscillations du pendule de latension de chaque côté, aussi longtemps que les processus de déchargepsychophysiologique correspondants peuvent choisir certaines voies pré-parées et que les changements de tension peuvent prendre un cours définidépendant, semble-t-il, de certaines proportions encore inconnues entreles quantités d'excitation et la vitesse et le rythme de décharge. »

Les conclusions métapsychologiques à tirer de ces formulations

modifient profondément la conception freudienne : « Les lois essentielles

qui gouvernent la vie psychique sont les fonctions de contrôle et de grati-fication des pulsions psychiques, la fonction de l'adaptation et la fonctiond'autoconservation » (souligné par nous).

L'homéostasie est, en fin de compte, le centre d'une homologie

psychique-biologique. Le principe de plaisir est lui-même soumis àun principe supérieur, homéostatique. Cette référence dernière à la

biologie conduit à l'idée bien hartmannienne du non-rattachement

conceptuel de l'agressivité à la pulsion de mort. Celle-ci est comprisenettement en rapport avec la frustration. La tolérance de la tension

est uniquement envisagée par rapport au contrôle de la frustration.En somme, c'est le point de vue génétique qui rend compte du succès

ou de l'échec de la maturation affective, c'est-à-dire du triomphe de

l'adaptation au principe de réalité, par réduction de l'affect à sa fonction

signal.Ces deux contributions de l'école nord-américaine fixent les nou-

veaux axes théoriques de la psychanalyse :

— introduction des points de vue structural et génétique ;— référence à la visée adaptative dans une perspective psychobiolo-

gique dans l'étude du couple stimulus-réponse ;— étude des phénomènes sous l'angle du couple gratification-frustra-

tion liant la libido à la première et l'agressivité à la seconde ;— échelle maturative tendant à l'établissement de la fonction de signa-

lisation aux fins d'adaptation;— distinction entre le Moi et le Self, dotation par le Moi (et le Ça pour

Max Schur) d'appareils autonomes à visée adaptative.

L'AFFECT 971

Le fossé entre la psychanalyse issue des conceptions de Hartmann

et celle issue des conceptions de Melanie Klein se creuse. L'héritagefreudien va se partager entre ces deux nouveaux patrimoines.

Depuis 1953, un grand nombre de travaux sur l'affect se poursuivraselon les directions données par les travaux d'Hartmann et de Rapaport.

Certains seront purement théoriques, d'autres davantage orientés

vers la clinique, un petit nombre seront axés sur l'observation des affects

dans la cure.

A) Travaux théoriques

W. Stewart (1967) dans une analyse des travaux de Freud de 1888

à 1898 — c'est-à-dire au cours des dix premières années de son oeuvre —

s'efforcera de montrer à propos de l'affect d'angoisse que la visée

essentielle de celui-ci est déjà envisagée par Freud à l'orée de son oeuvre,comme une fonction signal dont le but est de susciter l'éveil du Moi,dans un but d'adaptation. En somme, dès le départ, Freud aurait tou-

jours soutenu l'hypothèse du signal, sans attendre Inhibition, symptômeet angoisse.L'affect est donc un messageà valeur informative qui s'inscrit

dans l'ensemble des processus régulateurs de l'appareil psychique.Les auteurs nord-américains vont se diviser, dans les écrits méta-

psychologiques, autour des relations entre le point de vue économiqueet le point de vue qu'on pourrait appeler signalétique. Beaucoup d'entre

eux chercheront à se débarrasser de toute perspective économique

pour mettre exclusivement l'accent sur la fonction de signalisation.Celle-ci sera conçue dans le cadre de réponse stimulus-réponse.

Parmi les auteurs qui se rattachent à la conception économique,citons Borje-Lôfgren (1964). Celui-ci propose une conception purementénergétique de l'affect. L'excitation psychique sera comprise selon les

données de l'excitation nerveuse (étude de potentiels énergétiques,transfert de charges des potentiels élevés vers les potentiels les moins

élevés, onde de négativité, isolation de pools d'énergie, etc.). L'affect

est ici le pur produit des échanges énergétiques, sans aucune référence

à la qualité autrement que comme résultat des opérations de drainageentre le Moi et le Ça. Ultérieurement, cet auteur complétera ses vues

et se ralliera à la thèse de l'affect comme expression mimétique à

valeur communicative (1968), en tentant une difficile harmonisationavec ses opinions antérieures.

972 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

On doit à L. Kaywin (1960) un essai d'inspiration épigénétique,

qui aboutit à un résultat surprenant. La référence énergétique de Freud

est récusée car, selon cet auteur, l'énergie ne peut être étudiée en dehors

des fonctions et des processus structuro-énergétiques de modèles de réaction

(reactions-patterns). Ces modèles de réactions sont stratifiés en hié-

rarchies d'unités structure-fonctionnelles. Ainsi Kaywin nous conduit-il

des unités chimio-énergétiques aux unités génétiques, puis embryolo-

giques, pour enfin aboutir aux unités psychobiologiques et psychana-

lytiques. Il n'est pas légitime de se référer à un point de vue énergétiqueen psychanalyse dans la mesure où il n'est pas nécessaire de faire une

différence entre énergie psychique et énergie biologique, cette dernière

étant la seule dont l'existence soit admise. Les affects, dans cette pers-

pective, sont des représentations de signaux internes et externes quisubissent des structurations (structuralizations) et deviennent des

représentations du self. L'affect est un sentiment du Moi positif ou

négatif ayant pour fonction de représenter des activités psychiques.« Les perceptions de tonalité relatives à (ou associées avec) le self (plusexactement des parties du self) peuvent être décrites comme affects. »

Ce n'est pas sans inquiétude qu'on parvient au bout de l'article

de Kaywin lorsque celui-ci, se référant à Rapaport, cite ces propositions :

« 1) Les concepts de pulsions, d'intrication des pulsions, de pulsions

spécifiques (sexualité, agressivité, pulsions de vie et de mort, etc.),sont d'une généralité moins étendue et peuvent très bien être

changés ou être remplacés tandis que la théorie se modifie.« 2) Les concepts d'investissement, de liaison et de neutralisation... il

n'est pas sûr qu'ils survivront sous leur forme actuelle.« 3) Les concepts du Ça, Moi, Surmoi (ne sont pas) indispensables.« 4) La conception classique du développement de la libido... pourra

bien subir des modifications radicales, en tant qu'elle devient

un aspect partiel du processus intégral de l'épigenèse. »

Cette position extrémiste d'un point de vue psychobiologique a

donné lieu à des contributions moins radicales. Citons le travail de

Burness E. Moore (1968) qui rattache l'affect à décharge physiologiqueaux structures cérébrales (système limbique). Le statut inconscient

des affects primaires serait dû à leur nature physiologique.Seule la différenciation entre self et non-self permettrait de rattacher

l'affect à l'idéation et donc d'en faire une production psychique. Rap-

pelons que Max Schur, dans son ouvrage récent sur le Ça, défend

l'idée d'un continuum physiopsychologique et postule une continuité

L'AFFECT 973

entre besoin, pulsion et désir. E. Jacobson a également soutenu l'hypo-thèse d'un self psychophysiologique.

Quoi qu'il en soit, c'est dans l'étude génétique du développementque beaucoup d'auteurs vont rechercher la clé du problème.

Le groupe de Rochester, autour de Engel, connu pour ses étudessur l'enfant Monica, a examiné le problème des ajfects primaires de

déplaisir chez l'enfant (1962). Cet auteur étudie la transition du champbiologique au champ psychologique en soulignant la valeur de l'affectcomme mode de communication archaïque. Engel divise l'affect endeux grandes catégories. La première catégorie relève de la biologie,elle comprend les affects de décharge pulsionnelle. Ceux-ci sontantérieurs à la constitution du Moi. Ils possèdent une faible valeur

signalisante, tout leur effet se résume dans la décharge. La divisionen plaisir-déplaisir n'a pas cours ici, seule l'expression libidinale ou

agressive peut se faire jour à travers eux, une fusion entre ces deux

types étant possible. Ces affects sont des réponses aux situations psycho-dynamiques qui ne peuvent être agies.

L'avènement du Moi (9e mois) signe le passage au champ psycho-

biologique. Les affects prennent alors une valeur de scansion signa-lisante (signal scanning). Leurs informations peuvent être décodéesdans les registres de plaisir ou de déplaisir. A ce stade, l'épreuve deréalité fonctionne et le Moi est soumis au principe de réalité. Lafonction de décharge passe au second plan.

Engel s'appuie, pour étayer son hypothèse, sur la distinction

proposée par Freud entre angoisse automatique et angoisse signal.Cependant, l'angoisse automatique induit deux types de réponses.Les unes appartiennent au modèle actif (pleurs, agitation motricecomme appel pour obtenir la gratification), alors que les autres font

partie d'un modèle passif (réaction de sidération à valeur auto-

conservatrice).Ainsi deux grands types d'affects peuvent s'opposer. "L'angoisse

mobilise un système d'alerte signalant un danger pour le Moi et évo-

quant une menace pour le self, dans le cadre d'une relation permettantde distinguer entre self et objet. L'angoisse apparaît alors comme un

effort pour assurer la satisfaction des besoins sur un mode régressif;celle-ci s'accompagne d'une activation des systèmes psychiques pri-mitifs et neuro-endocriniens.

L'autre grand type d'affect est la réaction à la perte de l'objet :la retraite dépressive (depression withdrawal). Cette régression massive

signe la défaite du Moi; les mécanismes décrits par Melanie Klein : déni,HEV. FR. PSYCHANAL. 62

974 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

introjection, projection, échouent. La seule solution est le retour

à un stade d'indifférenciation préobjectal qui se traduit par l'effondrement

dans le sommeil comateux. A un niveau moins profond, on voit appa-raître les affects d'impuissance et de désespoir. Le sens de cette régressionhibernante est celui d'un repli autoconservatoire, tendant à la réduction

minimale des dépenses énergétiques, à la fois auto-abandon et attente

d'un secours externe. Dans les cas les plus désespérés peuvent intervenir

des désorganisations psychiques et somatiques conduisant à la mort.

A la suite d'Engel, A. H. Schmale (1964) a proposé une classification

génétique des affects échelonnés selon les deux grandes étapes de là

non-distinction entre le self et l'objet et, postérieurement, à leur diffé-

renciation. Le point de vue épigénétique est encore ici l'axe directeur

de la métapsychologie. Cependant, on peut se poser à bon droit la

question de savoir si ces études ne trouveraient pas mieux leur placedans la psychobiologie ou la psychologie génétique, plutôt que dans

la psychanalyse.On a vu que les théorisations sur l'affect dépendaient de plus en

plus nettement des relations entre le self et l'objet. Leo Spiegel (1966)se donnera pour tâche d'étudier les affects dans cette perspective,c'est-à-dire en prenant en considération les relations entre l'affect et

le narcissisme. Son travail se centrera moins sur l'angoisse que sur

la douleur envisagée d'après les concepts métapsychologiques, bien

qu'orientée selon une perspective génétique.Pour cet auteur, le narcissisme représente la quantité d'investisse-

ment de la présentation (1) du self pour autant qu'on peut l'opposerà l'investissement de la présentation de l'objet dans chaque individu.

Le narcissisme ne désigne pas l'investissement de la personne totale

dans les relations objectates et ne peut être limité au sujet de la dite

relation. On peut parler du narcissisme de deux parties qui met en

rapport la relation objectale.Le self est une entité psychique dans l'appareil psychique. Il est

distinct des présentations du self; celles-ci sont les vecteurs des traces

mnésiques individuelles avec leurs investissements. Le self est le

résultat de la mise en commun (pool) de ces investissements formant

un investissement unique d'ensemble. Le self est l'investissement constant

moyen de toutes les présentations du self. On peut donc, selon Spiegel,

supposer l'existence d'une barrière (analogue à celle du pare-excitations)

(1) Pour éviter toute confusion entre présentation et représentation, nous employons latraduction littérale de l'anglais presentation.

L'AFFECT 975

entre présentation du self et présentation de l'objet qui interdit l'effrac-tion des éléments d'un champ dans l'autre.

Ce modèle est utilisé pour expliquer l'origine et la nature de nombred'affects. Une même quantité d'énergie passant par les éléments de cemodèle peut donner des variétés qualitatives d'affects. Par exemplele désir peut se comprendre comme l'hyperinvestissement des présen-tations du self, tandis que la nostalgie se rapporte à l'hyperinvestis-sement de la présentation de l'objet. Précisons que, selon Spiegel, il

n'y a désir que pour autant qu'il y a une conscience subjective (un Jedésirant = self), ce qui n'est pas le cas lors d'une excitation sansintervention du sujet (mais seulement d'une présentation isolée du

self = self presentation). L'angoisse est définie comme réponse à la

perte transitoire de l'objet externe procurant la satisfaction, tandis

que la douleur est la réponse à la perte prolongée ou définitive de

l'objet externe permanent (différent de l'objet procurant la satisfaction).Dans la nostalgie, le maintien de l'investissement de l'objet absentintervient malgré la satisfaction (procurée par un autre objet). Si l'ab-sence de l'objet se prolonge, l'investissement de l'objet permanents'oriente selon les voies de la moindre résistance vers le Ça, vers labarrière objet-self. La baisse des investissements du self conduit à une

poussée du Ça qui rompt la barrière self-objet et engendre l'affect dedouleur psychique contre laquelle le Moi s'efforce de lutter.

A un moindre degré, les affects d'humiliation et de honte témoi-

gnent de la blessure narcissique. Spiegel défend l'hypothèse d'un Moiidéal primaire, instance de mesure du pouvoir de l'enfant de faire

apparaître la mère (pouvoir qui est à l'origine d'un sentiment de puis-sance et de triomphe) dont l'échec entraîne des affects négatifs (surtoutd'impuissance et de défaite). Cette instance matricielle de l'idéal du Moiultérieur sert de tampon aux effets de l'objet sur le Moi.

La douleur psychique est donc due à l'absence d'une influenceexterne de l'objet externe permanent. L'internalisation de cet affectentraîne la présentation constante de l'objet dans le self. La protectionne pouvant être obtenue que par l'intervention de l'Autre entraîneune dépendance humiliante à celui-ci. Comme l'absence de l'Autreest inévitable, l'instance d'un Idéal du Moi précoce tend donc à atténuerles effets de ce manque d'objet par un approvisionnement narcissique.

Si Spiegel fournit des précisions utiles sur la relation du self et de

l'objet, on ne peut éviter de ressentir un déplacement d'accent mis sur

l'expérience réelle au détriment de la réalité fantasmatique, telle qu'elleest illustrée par les travaux des auteurs kleiniens.

976 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Pour en terminer avec les constructions métapsychologiques, men-tionnons le travail de Sandler et Joffe (1967) qui se réclament ouver-tement de la « psychologie psychanalytique de l'adaptation ». Cesauteurs nous proposent en effet un modèle où l'influence hartmannienneest manifeste. Les névroses y sont conçues comme des adaptationspathogéniques aux effets secondaires d'un événement, d'une réalitéou d'une expérience particulière appartenant au monde extérieur.

Rappelant certaines hypothèses de Freud, ils comprennent l'affectcomme résultat d'une expérience traumatique (thèse des Etudes sur

l'hystérie), comme indicateur (Hartmann) d'une quantité pulsionnelleet comme réponse à un stimulus. En tant que tel, l'affect devient unmédiateur de l'adaptation. Adoptant la position de Max Schur quientend le principe de plaisir comme principe homéostatique de cons-

tance, régulateur du fonctionnement mental et de l'équilibre pulsionnel,Sandler et Joffe dissocient le principe de plaisir-déplaisir des expé-riences affectives de plaisir et de déplaisir.

La visée régulatrice et adaptative étant assignée au dit principe,le fonctionnement psychique procède par intégrations positives succes-sives. Ces intégrations sont accompagnées d' « éprouvés » (feelings)psychiques et corporels. Sandler et Joffe proposent alors l'introductiondans la métapsychologie d'un principe de sécurité. Son but est la consti-tution d'un état affectif central. « Le maintien de cet état affectif centralest peut-être le motif le plus puissant pour le développement du Moi. »Cette hypothèse conduit à envisager le fonctionnement du Moi sous

l'angle du maintien à tout prix d'un sentiment de bien-être qui viseà éliminer toute discordance consciente ou inconsciente avec cet idéal.Le but ultime est la réduction de cet écart entre le self idéal issu d'unfonctionnement psychobiologique harmonieux et le self effectif. L'indi-viduation consiste dans l'évolution progressive qui substitue aux idéauxinfantiles des idéaux adaptés à la réalité (reality adapted). Ici, un

éloge de la distanciation. L'article se clôt sur l'affirmation que la

psychologie psychanalytique est une psychologie de l'adaptation aux

changements des états affectifs et que « tout aspect particulier de lathéorie de l'adaptation (par exemple l'adaptation aux demandes des

pulsions ou au monde extérieur) peut être comprise dans le cadre deréférence du modèle élargi ».

Cette dernière référence métapsychologique témoigne de la repré-sentation de la pensée d'Hartmann dans la pensée psychanalytiqueanglaise.

L'AFFECT 977

Tout au long de l'analyse de ces travaux d'inspiration théorique,on retrouve la thèse hartmannienne des affects en tant qu' « indicateurs »

qui ont amené la plupart des auteurs à soutenir la thèse de la valeur

cognitive de l'affect. Tout récemment encore, Max Schur a tenu à le

rappeler (1969). L'analyse des écrits freudiens l'amène à conclure que«les affects et leurs vicissitudes sont liés à un processus cognitif, influencé

par les perceptions et les souvenirs ». Tous les affects ont à la fois un

aspect de réponse et un aspect cognitif. La dernière conception deFreud de l'angoisse-signal mise en oeuvre devant une situation de

danger étaye cette manière de voir, car le concept de signal est un conceptcognitif.

Ces remarques doivent nous amener à préciser que si nous sous-crivons à la fonction cognitive de l'affect, nous ne saurions l'envisagerde la même façon. Ce que les auteurs américains répètent à l'envi est

que le signal d'qffect a une valeur adaptative. La liaison du signal à lachose est implicite dans leurs travaux. A notre avis, il est heuristique-ment beaucoup plus fécond de lier l'affect au procès de symbolisationet de le mettre en rapport avec les autres types de signifiants présentsdans le procès psychanalytique. Cette différence est, selon nous,

d'importance.

B) Travaux cliniques

Si artificielle que soit la distinction que nous avons adoptée pourl'exposition entre les travaux théoriques et les autres, elle permet desituer à part certains auteurs chez lesquels l'influence hartmannienneest moins accusée.

A. Blau (1955) a centré la discussion sur l'affect autour de l'oppo-sition entre les névroses actuelles et les névroses de transfert, confor-mément aux diverses théories de l'angoisse chez Freud. Cherchant àfaire la synthèse entre les diverses faces de l'affect (physiologiques et

psychologiques), il rappelle les hypothèses de Freud sur la névrose

d'angoisse. Dans les états affectifs qui s'y rattachent, ce qui est àl'oeuvre est essentiellement un processus de nature physiologique ; lesréactions psychologiques qui s'y associent sont, à tous les sens du terme,secondaires. Chez les névrosés et les psychotiques, ce sont des « faussesroutes idéatives » qui donnent naissance aux productions des névroseset des psychoses. On retrouve ici une idée chère aux psychosomaticiens

978 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

parisiens concernant la carence de la mentalisation dans les affections

psychosomatiques. Cependant, Blau rappelle que les névroses actuelles

sont à l'origine des névroses de transfert et des psychoses. Il en conclut

que les névroses d'angoisse peuvent, ou bien donner naissance aux

psychonévroses où le conflit inconscient est de nature idéative, les

troubles affectifs en dérivant, ou bien aux psychoses fonctionnelles

(ou affectives), celles-ci étant en relation avec la composante somatiquede la névrose d'angoisse, l'aspect idéatif devant, dans leur tableau

clinique, être relégué à un rang secondaire.

La discussion qui s'ouvre ici est celle des relations entre affect

et représentation. On en trouve un écho chez S. Novey (1959) (1961)

qui s'est intéressé aux relations entre affects primaires et secondaires.

Si cet auteur reprend la plupart des thèmes qui interviennent dans la

discussion sur l'affect (affect-inconscient, affect-mémoire, affect cogni-tif, etc.), il se signale par une position personnelle quant aux problèmesde la représentation psychique des objets. « Il est en fait difficile de dire

si l'on ferait mieux de parler d'une représentation interne d'objetcomme une constellation d'idées accompagnée de tonalité affective,ou comme une expérience affective secondairement perçue comme dotée

d'un contenu idéationnel. » La deuxième solution lui paraît plus dyna-

mique. Tandis que les défenses secondaires impliquent la participationdu langage, les défenses primaires (introjection-projection) excluent

celui-ci. Les affects dominent ces processus d'incorporation. Certains

affects jouent un rôle organisateur dans l'orientation vers et les réactions

envers l'objet. Ce rôle se retrouve dans l'organisation du caractère,ce que Weinshel (1968) développera dans l'étude de l'humeur. La

clinique montre que, tandis que dans les névroses la distinction entre

idée et affect est présente, dans les états limites, une telle distinction

ne joue pas. Novey parle d'espaces vides non représentatifs.A la suite de Novey, R. Schafer (1964) aborde le problème de

l'affect d'une façon peu fréquente chez les auteurs anglo-saxons. Son

travail doit être distingué pour son orientation non génétique. Il soumet

l'étude de l'affect à l'examen de huit paramètres :

1. Existence :

L'expression des affects n'est pas une preuve de leur authenticité,l'absence d'expression n'est pas, en revanche, une preuve de leur

dissimulation, de même que l'hyperexpressivité des affects ne

témoigne pas forcément de leur artificialité. Ainsi tout abord phéno-

ménologique des affects est inadéquat.

L'AFFECT 979

2. Formation :

Formation plutôt que développement qui prête à ambiguïté.

L'interprétation des défenses fait apparaître de nouveaux affects

de définition difficile. La formation d'affects précis paraît dépendred'un travail d'isolation, de fragmentation, de même que d'un travail

de représentation et de synthèse. L'affect est solidaire d'une confi-

guration qui supporte sa manifestation.

3. Force :

La force optimale pour l'expression de l'affect n'est pas la force

maximale. L'affect signal est certes le résultat d'une élaboration

évoluée. Cependant la réduction affective ne peut être interprétéecomme un signe de maturité. L'ouverture à l'affect en rend mieux

compte. Question de circonstances et d'individus.

4. Stimuli :

Leur origine n'est pas interne ou externe. Les affects sont parfoisdérivés des objets, parfois orientés vers eux ou en réaction contre eux.

5. Complexité et paradoxe :

L'analyse reconstruit les agrégats affectifs plus ou moins secondai-

rement autonomisés. Cependant, on ne saurait perdre de vue qu'uncertain psychologisme réduit l'affect à une pseudo-réalité simple.L'authenticité affective, c'est la complexité, l'ambiguïté, et non la

simplicité requise par une démarche idéalisante.

6. Localisation :

La localisation des affects doit être repérée par rapport au temps

(substitution d'un affect par un autre), par rapport au niveau (stra-tification affective), par rapport aux personnes (rôle de l'empruntd'un affect appartenant à une personne à laquelle on s'identifie)et par rapport aux zones corporelles (attribution des affects d'unezone à l'autre). La référence au corps est un point de départ, non

d'arrivée.

7. Communication :

L'affect est relation entre une émission (message) et une réception

(réponse). Il peut servir à la manipulation de l'entourage (commu-nication interpsychique) ou la relation avec soi-même (commu-nication intra et interpsychique). L'empathie n'est pas seulement

orientée vers l'autre, elle s'applique aussi à soi-même, par un procèsd'échange entre l'affect et la conscience.

980 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

8. Histoire :

C'est l'aspect ontogénétique sur lequel il n'est guère besoin

d'insister.

C) Travaux centrés sur l'expérience de la cure

A. Peto a synthétisé à partir de l'expérience psychanalytique les

diverses modalités du contrôle des affects (1967). Il oppose deux situa-

tions : celle où l'analysant peut rompre avec un affect commençantet celle où il se laisse glisser dans Paffect en s'y noyant. Ces deux

situations rencontrées dans la cure révèlent deux structures différentes.

Lorsque le sujet peut rompre la vague affective, ce n'est pas qu'il la

récuse, mais qu'il change de représentation et de thème. En ce cas,Paffect est lié sur un mode fonctionnel superficiel à une représentationcirconscrite isolée et très délimitée. Ce travail qui se poursuit pard'autres évocations peut toutefois échouer dans une humeur qui bloquela progression des représentations, ce qui nous conduit à la deuxième

éventualité. Peto interprète le premier type comme une progressiond'états du Moi vers le Ça. A l'inverse, une vague affective peut être

contrôlée par sa fragmentation en représentations limitées, ce quitraduit un travail allant du Ça vers le Moi. On retrouve ici l'affect signalcomme affect du Moi qui se poursuit par le travail sur d'autres repré-sentations et l'affect comme dérivé pulsionnel du Ça. Dans le premiercas, la tension selon la terminologie d'Hartmann et de Jacobson est

intrasystémique, dans le second, elle est intersystémique.Face aux premières mobilisations affectives, l'apparition de nuances

affectives, d'affects tamisés est liée au déplacement des représentationsvers de nouveaux groupes d'images (plus régressives ou plus adaptées).Ces diverses nuances affectives sont pour Peto reliées à une instance

centrale qui conserve le contrôle sur la signalisation affective et les

unités émergentes dans les processus psychiques. En somme, la fonction

anticipatrice du Moi continue de s'exercer sur ces porteurs d'affects

de façon à ne pas se laisser déborder par la tension et de dériver celle-ci

sur des représentations contiguës, en la fragmentant.Mais si cette capacité du Moi se trouve débordée, le sujet est

envahi par des affects archaïques qui peuvent se manifester soit de

façon orageuse, soit par une humeur qui colore tous les processus

psychiques. Des réactions défensives traduisent les possibilités de

réponse des parties fonctionnellement opérantes du Moi. Le clivageentre le Moi et les autres instances perdant de son efficacité, le Moi

L'AFFECT 981

incapable d'exercer ses fonctions d'auto-observation et peut aboutir,dans certains cas, à un obscurcissement de la conscience par l'affect.Les réactions affectives violentes, les orages coléreux dans la dépressionou la dépersonnalisation vident le Moi dans le premier cas ou amènerontà un détachement de celui-ci dans le second. Dans les deux éventualités,ils signent la défaite du Moi.

Malgré la référence à la métapsychologie d'Hartmann, ce travaila le mérite de situer le problème de l'affect dans la chaîne des produc-tions associatives. La phénoménologie de l'affect importe moins queson apparition dans un processus psychique de pensée. Celui-ci se

poursuit dans certains cas témoignant de l'efficacité symbolique, tandis

que dans d'autres l'affect brise ce processus et s'étend de façon diffuse.Nous verrons plus loin l'intérêt de cette manière d'envisager les choses.

A. Valenstein (1961) a surtout envisagé l'affect de la reviviscenceémotionnelle et de la prise de conscience dans la cure. Il décrit unmécanisme de défense, l'affectualisation, qui consiste en une productiondans la cure d'un excédent d'affect dont le but essentiel est de proscriretoute prise de conscience. L'agitation affective dramatique constitueun rideau de fumée empêchant l'insight et paralysant la conscienceintellectuelle. Cette description rejoint celle de la résistance de transfertde Bouvet et les observations de Freud dans son article sur « L'amourde transfert ». Cependant, on ne saurait conclure trop vite à la valeur

négative de l'abréaction affective dans la cure. Une série d'abréactionsstériles et paralysantes pour le travail analytique peuvent, à la longue,rendre le Moi débarrassé de ses excédents affectifs, sensible à l'inter-

prétation refusée au cours des orages précédents. La prise en considé-ration de la nature affective du processus psychanalytique a conduit,on le sait, Ferenczi et Rank à prôner la technique active pour favoriserun climat positif propre à faire apparaître des affects inconscients,parce que n'ayant jamais été conscients. Alexander a vanté les avantagesde l'expérience émotionnelle correctrice et Nacht, parmi nous, s'estfait le défenseur d'une technique d'inspiration semblable. Cependant,beaucoup considèrent ces modifications comme des passages à l'actede l'analyste. Valenstein montre avec finesse que le problème ne peutêtre envisagé sans référence aux structures. S'il est vrai que certainesstructures exigent que l'analyste se départisse de sa neutralité bienveil-lante pour favoriser un transfert positif sans lequel aucune progressionde la névrose de transfert n'intervient, les névroses classiques continuentà relever de la technique classique.

En fait, le noyau d'un inconscient structuré est constitué par le

982 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

complexe idéo-affectif. L'aspect cognitif est doublé par un aspectconatif (1). Ainsi, si l'on veut mettre en valeur la connaissance parl'affect, est-il plus justifié de référer celle-ci à la conation, afin d'éviterle glissement vers une interprétation intellectualisée de l'affect dontmaint article nord-américain nous fournit l'exemple.

La conclusion de Valenstein nous rappelle, à travers les phénomènescliniques de la cure, l'impossibilité de résoudre les problèmes de l'affecthors des références du processus analytique et sans l'aide d'une théorie

rigoureuse.Nous avons au début de ce chapitre insisté sur l'importance des

travaux de Melanie Klein et de son école. Ici encore, nous nous trouvonsdevant une situation paradoxale. Car, s'il est vrai que les auteurs

kleiniens ont beaucoup contribué à notre connaissance des affects,ils sont peu nombreux ceux qui ont abordé le problème sous un angle

théorique.W. Bion, dans une oeuvre riche et forte, aux ambitions élevées et

aux perspectives ouvertes, a abordé le problème dans une série d'ou-

vrages. Nous nous arrêterons à son livre Eléments de la psychanalyse

(1963) où il nous donne quelques observations précieuses. L'exposéen détail en est impossible, car il nous obligerait à faire état de l'ensemble

théorique (2) dont il fait partie. Disons seulement que Bion propose une

grille à double entrée selon une séquence verticale rendant comptede la dimension historio-génétique et une séquence horizontale rendant

compte de la dimension synchronique des processus de pensée. Danscette optique sont envisagés aussi bien les émotions que les précurseursde l'émotion. Le pressentiment (prémonition) est à l'affect ce que la

préconception est à la conception du point de vue intellectuel. Par

préconception, il faut comprendre non pas le jugement préconçu mais

un élément propre à l'individu qui est non conscient. Ainsi est établie

une correspondance entre la catégorisation idéationnelle et la catégo-risation émotionnelle. Loin de défendre l'idée que la catégorisation

(1) Conation n'est cité ni par lettré, ni par Robert. Lalande lui donne le synonyme d'effortou de tendance. Tandis qu'effort s'applique à l'action, tendance s'applique aux passions. « Cona-tion présente plutôt l'idée de l'effort comme un fait qui peut recevoir, soit une interprétationvolontariste, soit une interprétation intellectualiste — peut-être par suite de sa parenté avecconatus employé par SPINOZA, Ethique, III, proposition 7. » Spinoza écrit : « L'effort par lequelchaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle decette chose. » On voit que Lalande semble éliminer de conation le sens affectif. Webster donnedans son dictionnaire le sens auquel Valenstein se réfère : force biologique qui peut faire son

apparition dans la conscience en tant que volition du désir ou dans le comportement commetendance à l'action.

(2) P. Luzès en a fourni au Congrès des langues romanes de Lisbonne (1968) un exposégénéral.

L'AFFECT 983

distingue de façon tranchée entre idée et émotion, Bion, au contraire,montre l'équivalence des deux registres en déplaçant l'accent vers

le registre émotionnel.« Je représenterai ce déplacement d'accent en utilisant le terme

sentiment (feeling) à la place du terme pensée (thinking). Cette

substitution est basée sur l'utilisation commune dans la pratique

analytique de phrases telles que « Je sens (1) que j'ai eu un rêve cette

nuit » ou « Je sens que vous me haïssez » ou « Je sens que je vais avoir

une dépression ». Ces formules impliquent une expérience émotionnelle

et sont donc plus appropriées à mon projet que les implications plusaustères du « Je pense... ». Les communications introduites par les

termes tels que « Je sens... » sont souvent des méthodes pour exprimerdes émotions ou des pressentiments, c'est dans leur fonction comme

expression d'émotions que je désire considérer ces phénomènes. »

Bion conclut alors à l'équivalence, dans sa théorisation, entre le« Je pense » et le « Je sens » et l'adoption du terme de pensée s'appliquera

pour lui par convention aussi bien à la pensée qu'à l'émotion. Au reste

la théorie de la pensée de Bion apparaît bien comme une théorie struc-

turale des affects, comblant le fossé entre intellect et aflfect. Ceci n'im-

plique pas pour autant un confusionnisme où l'intuition empathiqueinterdira tout travail de déconstruction analytique. La séparation des

registres entre intellect et aflfect peut, sur le plan de l'analyse des éléments

de l'activité psychique, être utile. « L'analyste doit décider si l'idée quiest exprimée est destinée à être un instrument par lequel les sentiments

sont communiqués ou si les sentiments sont secondaires à l'idée. On

peut se tromper sur beaucoup d'expressions nuancées de sentiments

si les idées par lesquelles celles-ci s'expriment sont considérées, à

tort, comme le fait principal de la communication. »

Au niveau des unités les plus élémentaires de l'activité psychique— les « éléments » dans la terminologie de cet auteur —, on retrouve

une structure où « pensées » et « choses » s'équivalent. Mais là

où on observe (chez les psychotiques) une telle équivalence, on

trouve également une équivalence entre fantasmes et « faits ». Bion est

donc amené à interpréter le fantasme comme le versant affectif

des pensées à ce niveau. « Ces fantasmes qu'on ne peut distinguerdes faits doivent être considérés comme la contrepartie émotionnelle

des éléments « pensées » qu'on ne peut distinguer des « choses ». »

(1) On dirait plutôt en français : «J'ai l'impression «, nous avons préféré, malgré son carac-tère approximatif, « Je sens », pour souligner la répétition de l'expression.

984 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

L'analyse des travaux psychanalytiques sur l'affect dans lalittérature anglo-saxonne, de Jones à Max Schur nous a donc per-mis de distinguer essentiellement deux courants de pensée, issusde deux contemporains de Freud : Melanie Klein et Hartmann. Larecension de ces travaux a indiqué clairement que notre préférenceva du côté du courant kleinien plutôt que du côté du courant hart-mannien. En fait, notre préférence pour le courant kleinien n'a riende dogmatique, car nous lui rattachons volontiers, malgré les révisionsdéchirantes dont nous avons été témoins, bien des auteurs qui s'ensont séparés après avoir été influencés par Melanie Klein. Une desconstatations les plus surprenantes de notre examen a été de découvrircombien la littérature nord-américaine était porteuse des traits mêmes

qui sont reprochés aux travaux français : l'intellectualisation. Cettedésincarnation de la théorie psychanalytique prend certes d'autres

masques que ceux qui ont cours chez nous. La théorie psychanalytiquenord-américaine se tourne vers la psychologie — ne parle-t-on pasde la psychologie psychanalytique pour désigner la psychanalyse —

où Piaget se voit hissé aux premières places. Cette psychologie estrésolument génétique. Nous souhaitons lever ici un malentendu. Sinotre réticence à l'égard de la psychanalyse génétique a pu transpirerà travers notre étude, ce n'est pas que nous soyons portés à minimiser

le moins du monde les racines infantiles de l'inconscient. Mais ce sontdeux démarches différentes de noyer la spécificité de la pensée psycha-nalytique dans une théorie du développement de la personnalité et defaire la théorie de la diachronie en psychanalyse. Quelque critique quel'on puisse adresser aux auteurs kleiniens sur la correspondance entreles faits qu'ils décrivent et la situation de ces faits sur le calen-drier de la chronologie, cette version « incroyable » du développe-ment nous paraît plus croyable que celle des auteurs peu ou prouhartmanniens.

Ces remarques intéressent directement le problème de l'affect,puisque la dimension historique lui est rattachée au premier chef.

Il nous reste maintenant à aborder la position du problème enFrance. Compte tenu du fait que, malgré l'excellente information quel'on possède dans les pays de langue romane sur les travaux anglo-saxons — la réciproque, on le sait, n'étant pas vraie — peu d'auteursse rattachent à la pensée de H. Hartmann ou à celle de MelanieKlein.

L'AFFECT 985

2. LES POSITIONS THÉORIQUESSUR L'AFFECT

DANS LES TRAVAUX FRANÇAIS

La rareté des titres consacrés à l'affect dans la littérature psychana-

lytique en France ne doit pas faire illusion. La référence implicite à

l'affect y est constante, qu'il s'agisse de discussions théoriques, cliniquesou techniques (1).

J. Mallet au point de vue théorique et M. Bouvet au point de vue

clinique ont abordé directement le problème.Mallet (1969), comme Pasche, dans son rapport sur L'angoisse et

la théorie des instincts (1953), a étudié avec un soin particulier les relations

de l'affect et de la représentation. « Tandis que la représentation vise

le but à atteindre et l'objet (substituable) du désir, l'affect permetau Moi de s'éprouver à travers les états qu'il ressent et dans sa relation

au corps. Ainsi, affect et Moi sont-ils indissolublement liés. Les affects

peuvent être acceptés ou refusés par le Moi, d'où les grandes classes :

affects « appétitifs » mis en jeu par la pulsion acceptée par le Moi et

affects inhibiteurs dont le type est l'angoisse déclenchée par l'antici-

pation des satisfactions refusées par le Moi. » C'est l'intervention du

Moi dans l'annonce d'une exigence pulsionnelle qui, lors d'un tempsde latence, « décide » de l'agrément ou du refus de la motion. Le lien

du Moi à l'affect explique que l'identification joue un rôle majeur dans

l'affect. L'affect est alors ressenti lorsque le sujet est visé par le désir

de l'objet ou lorsqu'il se met à la place de l'objet éprouvant la satis-

faction qu'il lui prête. Latence diachronique du Moi, ou effet synchro-

nique identificatoire, dans les deux cas, l'attitude du Moi à l'égarddes affects est toujours peu ou prou empreinte de suspicion envers un

déchaînement risquant de compromettre l'organisation du Moi ou de

déclencher la rigueur du Surmoi ou de l'objet, rappel des expériencesaffectives primaires.

S'il est vrai que l'affect est d'abord une information pour le Moi,la fonction primaire de décharge servant d'étayage à la fonction secon-

daire de communication avec l'objet, l'affect est doué d'un pouvoird'information pour autrui. L'avènement du langage parlé permet une

(1) S'y rattachent bien entendu, outre le rapport de F. PASCHE sur L'angoisse et la théorie

des instincts de même que son travail sur La dépression, les travaux de NACHT et RACASOER surLes états dépressifs, les réflexions de M. FAIN sur Le processus psychanalytique, les essais de

Michel NEYKADT et D. GEAHCHAN sur La nostalgie et ceux de C. DAVID sur L'état amoureux.

Les travaux de J. GILLIBERT dont le champ dépasse de beaucoup le problème de l'affect y font

implicitement allusion.

986 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

économie affective considérable, mais l'affect ne s'accommode pas des

restrictions imposées par le préconscient. Là où la parole vise au traves-

tissement du désir, l'affect dément la parole et se manifeste directement

au Moi. D'où la lutte contre le dévoilement des désirs du Ça par le

contrôle de l'expression des affects, de leur fonction signifiante. Cepen-dant, l'échappement au contrôle est la règle pour l'affect, tandis quel'action peut être inhibée avec succès. La survenue de l'affect est donc

solidaire d'une régression du Moi. Le renforcement du contrôle sur

l'affect dissocie les expressions pulsionnelles les plus crues et s'appuiesur le contingent de pulsions à but inhibé qui n'expriment plus quedes sentiments (tendresse) à la place des expressions pulsionnelles plusimmédiates (sensualité). Le travail défensif du Moi porte extensive-

ment sur le but, l'objet (la représentation tout au moins) et l'affect.

Pensons à la dissolution du complexe d'OEdipe. A la rigueur, le Moi

peut évoquer la représentation refoulée, librement, à la faveur d'un

nouvel investissement, mais non l'affect. Le refoulé peut être intel-

lectuellement admis, mais non affectivement. Tout dépend si l'inves-

tissement ici utilisé est celui d'une énergie désexualisée, auquel cas

il n'entraîne qu'un savoir, ou sexualisée et, dans ce dernier cas, le

Moi s' « enflamme ». Cet embrasement du Moi ramène le Moi à ses

origines. En tout état appétitif, « le mode d'être du Moi est celui-là

même du corps subjectif dans l'exercice de ses mouvements internes ».

Une clinique différentielle des affects : horreur, pitié, pudeur, dégoût,

honte, colère, doit se rattacher à leurs pulsions partielles inhibées.

Les affects de type agressif réclament une attention particulière :

lorsqu'ils sont en liaison avec des pulsions destructrices pures, non

intriquées, ils échappent à l'angoisse (qui n'agit que sur des pulsions

intriquées).Parfois les tendances autodestructrices restent les seules possibilités

défensives contre l'expression des pulsions agressives. Mallet rappelle

que Freud, dans Malaise dans la civilisation, attribue le sentiment de

culpabilité aux seules pulsions destructrices. Le refoulement de la

pulsion agressive ne peut s'opérer que lorsque celle-ci est suffisamment

libidinisée. Il faut encore distinguer entre agressivité appétitive et

agressivité réactionnelle (à la frustration). Si les affects appétitifs ont

leur siège dans le Moi, leur origine se trouve dans le Ça, tandis queles affects réactionnels ont leur siège et leur origine dans le Moi. D'où

l'amputation du Moi que leur refus implique, avec possibilités de

modifications intracorporelles permanentes, par atteinte narcissique.Il y a donc une différence entre le sentiment de culpabilité, conséquence

L'AFFECT 987

d'un préjudice fait à l'objet par l'expression des affects appétitifs

objectaux, et où, du fait de la transgression, le sujet « se sent mauvais »,et la sanction entraînée par l'agressivité réactionnelle par suite de la

frustration, où la culpabilité n'intervient pas ; l'autopunition prendalors une forme de rétorsion, du fait de l'enracinement narcissiquede l'affect.

La conclusion du travail de Mallet rejoint ses prémices : par rapportaux dangers imaginaires, les dangers réels représentés par le monde

extérieur « ne signifient d'abord rien pour le Moi et assez peu de chose

par la suite quand l'adulte en aura inculqué la notion ». La peur estun affect beaucoup plus tolérable que l'angoisse, la douleur morale,le deuil.

C'est dans ses études sur le transfert que Bouvet (1954-1960)fait directement allusion à l'affect. Il y oppose le transfert d'affects

et d'émois au transfert de défenses. La relation à distance permet au

patient de ne pas prendre conscience du transfert d'affects et d'émois.

Cependant la structure répétitive du transfert d'affects et d'émois

contraint le patient à prendre acte du rôle des imagos qui sous-tend

celui-ci. Toutefois, si le transfert de défenses fait obstacle au transfert

d'affects et d'émois, ce dernier peut lui-même être utilisé à des fins

défensives. En accord avec Lagache, Bouvet décrit la résistance de

transfert. Celle-ci se rapproche beaucoup de la défense par « affectua-

lisation » décrite par Valenstein (1961). Le transfert est marqué parune série d'abréactions émotionnelles orageuses, dénuées de prise de

conscience où l'affect s'évanouit en fumée après avoir été déchargé,

l'acting venant compléter la débâcle affective. La défense désignée

par lui comme kaléidoscopique peut être interprétée dans le même

sens. Ici néanmoins, ce qui frappe est la mobilité et la labilité des

investissements affectifs qui rendent le matériel inintelligible dans sa

variabilité incessante affective et intellectuelle.« Tout transfert qui est un vécu s'oppose dans une certaine mesure

à la remémoration et lorsqu'il a atteint une certaine intensité devient

une source de résistances. » On retrouve ici les observations de Freud,

qui avait primitivement compris le transfert comme un obstacle à la

cure psychanalytique.En opposant résistance de transfert et résistance au transfert, la

première se manifestant par le « trop ressentir » ou « trop éprouver »

et la seconde par le « trop comprendre » Bouvet retrouve, comme

988 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

maint auteur, l'opposition entre structures hystéro-phobiques et struc-tures obsessionnelles. La résistance de type hystéro-phobique subjuguela capacité d'auto-observation du Moi par une sorte de fascination

hypnotique devant le caractère dramatique de ce qui se joue dans la

psyché, où les scénarios fantasmatiques sont non seulement mis en

scène, mais aussi mis en actes. Celle-ci a pour autre conséquence dene permettre l'exercice de l'activité défensive du Moi que dans lamise en oeuvre, l'orage affectif liquidé, d'un refoulement massif quia pour fonction d'enterrer dans l'oubli tout ce qui est apparu à lafaveur de l'explosion émotionnelle. On sait combien les hystéro-phobiques ont du mal à renoncer à leur fixation aux objets parentaux.C'est ce que la résistance de transfert a pour but de maintenir, lorsquele patient n'a pas pris la fuite, en rompant la relation analytique. Résis-tance de transfert ne signifie pas forcément transfert positif. Certes, letransfert positif excessif a pour but de masquer le transfert négatif sous-

jacent. Mais la résistance de transfert peut aussi bien s'exprimer sur lemode du transfert négatif, tous les arguments pour dénigrer l'analystedans sa personne actuelle se mettant au service de la méconnaissance.

Toutefois, cette opposition entre deux grands types de résistancedans l'analyse et dans la clinique se recoupe dans une autre distinc-tion : celle des structures génitales et celles des structures prégénitales,La description en est connue. Nous relèverons seulement le fait que la

caractéristique fondamentale des structures prégénitales décrites parBouvet se ramène essentiellement à la structure des affects de la relation

d'objet (massivité, expression sans nuances, extériorisation orageuse,exigence absolue, infiltration projective, etc.). Celle-ci devient manifestelors du rapprocher, qu'il soit de rapprochement ou de réjection.

La conception de Bouvet qui a marqué les travaux despsychanalystesfrançais est une conception d'inspiration surtout économique avectous les avantages et les inconvénients d'une telle focalisation. Ellecontinue d'inspirer les psychanalystes qui rendent compte de leur

expérience pratique des cures tentées en dehors des indications clas-

siques. Conception fondée sur la clinique plus que sur un souci d'élé-

gance théorique.

On sait avec quelle « charge affective » les travaux de Bouvet ontété attaqués par Lacan et ses élèves (1). La polémique qui s'est élevée

(1) Nous faisons allusion à la critique — au Nom du Père — de l'article de BOUVET sur" La cure type " par LECLAIRE dans L'évolution psychiatrique.

L'AFFECT 989

entre psychanalystes ne doit pas servir de prétexte au rejet de l'examen

des conceptions de Lacan dans la mesure où elles intéressent notre sujet.

L'oeuvre de Lacan est exemplaire à ce titre, non seulement parce

que l'affect n'y tient aucune place, mais parce qu'il y est explicitementinterdit de séjour. « Dans le champ freudien... l'affect est inapte à tenir

le rôle du sujet protopathique, puisque c'est un service qui n'y a pasde titulaire » (Ecrits, p. 799). Cette affirmation péremptoire est dis-

cutable, car s'il est vrai que le champ freudien ne prend pas en consi-

dération le « sujet protopathique », ce jugement est de plus en pluscontestable au fur et à mesure que l'on se rapproche des dernières

formulations de Freud qui détrônent l'inconscient en faveur du Ça.En outre, les acquis les plus précieux de la pensée psychanalytique

post-freudienne mettent en lumière sinon le sujet protopathique, du

moins la place de l'affect dans l'activité psychique. Comment du reste

concilier cette affirmation avec le rapport du sujet à la jouissance et

même le concept de pulsion dont Lacan dit : « Le concept de pulsion

désigne (le sujet) d'un repérage organique oral, anal, etc., qui satisfait

à cette exigence d'être d'autant plus loin du parler que plus il parle »

(E., 816). Comment nier le rôle de l'affect dans la parole pulsionnelle ?

Ces citations sont extraites de la dernière période de l'oeuvre de

Lacan, celle où la formalisation du langage prend le pas sur toute autre

considération. En 1953, Lacan écrivait pourtant : « La parole est

en effet un don du langage et le langage n'est pas immatériel. Il est

corps subtil, mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images

corporelles qui captivent le sujet ; ils peuvent engrosser l'hystérique,s'identifier au pénis-neid, représenter le flot d'urine de l'ambition

urétrale ou l'excrément retenu de la jouissance avaricieuse... Ainsi

la parole peut devenir objet imaginaire, voire réel dans le sujet et comme

tel ravaler sous plus d'un aspect la fonction du langage. Nous la mettons

dans la parenthèse de la résistance qu'elle manifeste » (E., p. 301).Ainsi la parole peut révéler la chute du langage. Tout ce qui, en effet,se rattache au corps, à l'imaginaire ou au réel le fait descendre du statut

symbolique où il se tient. En remontant encore plus haut dans l'oeuvrede Lacan, on trouve sur l'image ces phrases, sévères à l'égard de l'asso-

ciationnisme : « Ce phénomène extraordinaire dont les problèmesvont de la phénoménologie mentale à la biologie et dont l'action retentit

depuis les conditions de l'esprit jusqu'à des déterminismes organiquesd'une profondeur peut-être insoupçonnée, nous apparaît dans l'asso-

ciationnisme réduit à sa fonction d'illusion » (E., p. 77). La critique se

poursuit par la dénonciation de l'absurdité de l'associationnisme quiREV. PR. PSYCHANAL. 63

990 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

réside dans « l'appauvrissement intellectualiste qu'elle impose à l'image ».

Le texte de 1936 précède de peu Le stade du miroir où 1' « assomption

jubilatoire » ne saurait renvoyer qu'à l'affect. Cette lecture régrédientede l'oeuvre de Lacan nous montre assez comment l'auteur a progres-sivement pris en aversion l'affect, jusqu'à le bannir de sa théorie.

Ceux qui auront eu le malheur de le lui rappeler seront voués au

sarcasme (1). Malgré de nombreux efforts le raccord entre la première

phase de cette oeuvre centrée sur l'imaginaire et la deuxième axée

sur le symbolique fait question. La formalisation croissante du systèmelacanien nous paraît porter la marque de cette difficulté non surmontée.

Car en effet, ce raccord aurait impliqué de facto la référence à l'affect.

Il ne peut être question dans les limites de ce travail d'examiner

en détail le système théorique de Lacan basé sur sa conception du

signifiant (2) ; nous serions prêt à en accepter l'essentiel : la relation

du sujet au signifiant, s'il était nettement précisé en quoi l'originalitéde ce qui peut être subsumé sous le nom de signifiant en psychanalysene s'identifie aucunement avec le signifiant langagier. C'est-à-dire quece qui spécifie le signifiant en psychanalyse, c'est sa structure non

homogène. L'hétérogénéité du signifiant est telle que Freud nous

invite à distinguer, pour ne faire état que d'elles, les représentationsde chose et les représentations de mot. Si le symbolique exerce ses

effets jusque sur la représentation de chose, le matériau de celle-ci,

(1) « Logomachie ! Telle est la strophe d'un côté. Que faites-vous du préverbal, du gesteet de la mimique, du ton, de l'air de la chanson, de l'humeur et du con-tact af-fectif ?» A quoid'autres non moins bien animés donnent l'antistrophe : " Tout est langage : langage que mon

coeur quand la venette me saisit, et si patiente défaille au vrombissement d'un avion à son

zénith, c'est pour dire le souvenir qu'elle a gardé du dernier bombardement. » Oui, aigle de la

pensée, et quand la forme de l'avion découpe la semblance dans le pinceau perçant la nuit du

projecteur, c'est la réponse du ciel " (E., 452). La parade de l'auteur met l'affect de son auditoire

de son côté. Elle ne supprime pas la question.Cf. aussi Ecrits, p. 462 : « Et pour désigner cette immédiateté du transcendant rien ne fut

épargné des métaphores du compact : l'affect, le vécu, l'attitude, la décharge, le besoin d'amour,

l'agressivité latente, l'armure du caractère et le verrou de la défense, laissons le gobelet et

passons la muscade, dont la reconnaissance n'était plus dès lors accessible qu'à ce je ne sais

quoi dont un claquement de langue est la probation dernière et qui introduit dans l'enseigne-ment une exigence inédite : celle de l'inarticulé. » C'est pourtant un élève de Lacan qui fit un

sort à certains sons inarticulés.

(2) Nous l'avons entreprise dès 1960 lors du Colloque de Bonneval où nous avons avec

C. Stein, Lebovici et Diatkine amorcé la discussion des positions de Lacan à travers le travail

de J. Laplanche (dont les positions ont évolué depuis) et S. Leclaire. La discussion du Colloquede Bonneval s'est encore prolongée récemment (cf. L'Inconscient, n° 4) avec les contribu-

tions de P. Pasche, M. de M'Uzan et C. David. Par la suite, nous avons poursuivi la discussion

en 1965 et 1966 au séminaire de J. Lacan dont nous avons suivi l'enseignement de 1960 à 1967.

(Cf. L'objet de Lacan, sa logique et la théorie freudienne, Cahiers pour l'analyse, n° 3.)Cette expérience nous aura permis à la fois d'entrer plus profondément dans la pensée de

Lacan, d'en bénéficier et d'en mesurer les limites par rapport à la pratique psychanalytique.

L'AFFECT 991

qui intervient dans la structuration symbolique, n'y est pas étranger :

les représentations de chose ne se suturent pas comme les repré-sentations de mots. Mais ce n'est pas tout ; une conception structurale

de l'affect amène à considérer celui-ci — lorsqu'il se différencie nette-

ment de la représentation et apparaît à l'état isolé — comme une variété

de signifiant, et non de signal comme l'ont soutenu les auteurs amé-

ricains. A d'autres niveaux, nous adopterons volontiers le conceptde trace valable aussi bien pour les traces mnésiques que les poten-tialités d'affects. De même il faut, à notre avis, adjoindre à cette série

les états du corps propre et l'acte pour compléter la liste des signifiants

opérant dans le champ psychanalytique. La référence au langage

implique un corps homogène, des phonèmes aux phrases. Si le langageest beaucoup plus que le langage, on ne peut inférer du langage que

pour parler du langage. Le langage est le domaine du linguiste, qu'ilsoit phonologue ou logico-mathématicien (1). Le domaine du psycha-

nalyste est peut-être structuré par des effets de langage, mais pas seule-

ment par eux ; les effets du corps et ceux de la Loi rendent compte de

cette hérérogénéité fondamentale de ce que Freud appelait la person-nalité psychique, constituée par les trois instances destinées à coexister,tout en restant irréconciliables. Nous y reviendrons.

Le procès de la concaténation du langage et celui du processus

primaire diffèrent profondément du fait même des matériaux différents

qu'ils utilisent. Il est discutable d'identifier concaténation et langage.Si l'inconscient a un langage, ce ne peut être que celui d'un lieu

géométrique idéal, foyer de diverses expressions de ces registres désignéscomme hétérogènes par leurs matériaux qui font du signifiant des

signifiants un principe non identique à lui-même. Le discours de l'in-

conscient, qui n'est pas le langage, est une polyphonie, son écriture

une polygraphie étagée sur plusieurs portées dominant la gamme des

fréquences qui vont du plus grave au plus aigu. La tessiture du langageest trop étroite pour contenir ces divers registres à elle seule. Le langageest situé entre cri et silence. L'expérience psychanalytique parcourtcette étendue où les transformations de la substance nous portent selon

les moments du cri de la naissance au silence du tombeau. Si parlerse situe dans cet entre-deux, l'analyse est en deçà et au-delà, même si

(1) Et certes il est vrai que Lacan a raison d'observer qu'il n'y a pas de métalangage. Ce quifait plutôt problème serait de se demander, question ignorée par Lacan, de quoi le langageserait le meta et si ce n'était pas le cas, comment le langage pourrait couvrir la totalité duchamp que Lacan lui assigne.

992 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

le véhicule de ces relations qui unit analyste et analysé est la parolepar qui tout devrait advenir. Mais tout analyste, à moins de verserdans le fantasme d'omnipotence, sait que si la parole est sa meilleure

alliée, la parole, a des limites. Témoin : ceux que nous refusons d'allongeret ceux devant lesquels nos efforts échouent. La parole est impuissanteà empêcher les holocaustes. Non qu'une structure de parole n'ysoit décelable; mais ce qui importe est la mesure de son pouvoirqui pose celle de sa limite et du champ qu'elle ne peut que laisser endehors d'elle ; sans pour autant que cette situation nous rejette aveccet en-dehors (non au-delà, ni en deçà) du langage, dans les ténèbresextérieures où Lacan voudrait nous reléguer.

La formalisation psychanalytique est un wishful thinking, le produitd'une certaine idéologie psychanalytique. Si nous pouvons dénoncerà bon droit l'idéologie qui se cache derrière le mythe de l'adaptation,nous pouvons aussi bien rechercher celle qui se tapit derrière la for-malisation langagière. La topologie de la psychanalyse (ou son algébri-sation) relève du fantasme d'une transparence absolue de l'inconscient,

qui rapprocherait le travail psychanalytique d'une réduction éidétique (I).

(I) Le fait qu'on y soutienne l'irréductibilité du désir n'y change, en son fond, rien. Cen'est pas le caractère réducteur de la psychanalyse que nous récusons ainsi, bien aucontraire. C'est que la structure symbolique au sens lacanien se donne la pulsion par le

langage, fût-ce sous la forme de « trésor des signifiants ", comme modèle « essentiel " etexclusif. Et s'il est vrai que le propre de toute réduction est de demeurer incomplète, ce

qui fait question ici est cette parenté structurale avec l'essence (algorithmes comme « indexd'une signification absolue », lisons-nous, E., p. 816). Car il importe moins de constater

que Iyacan ne se réfère pas explicitement à l'essence que de souligner ce que devient le

langage, en fait, dans sa théorie. La reprise au compte de Lacan du thème de Spinoza :le Désir est l'essence de l'homme, ne prend son sens qu'à s'articuler au désir de l'Autre

(E., p. 813). Or l'inconscient est le discours de l'Autre et l'inconscient est structuré comme un

langage. L'inférence que nous supposons ici entre Autre et langage vient de ce que Lacanles marque d'une même frappe. Que le langage révèle sa faille dans la demande ne l'éloigneen rien de sa dotation d'essence que le système lacanien, selon nous, lui attribue.

CHAPITRE III

L'AFFECTDANS LES STRUCTURES CLINIQUES

C'est à dessein que le titre de ce chapitre parle de structures cliniques.Aussi ne sera-t-il pas question ici de l'affect en clinique psychana-

lytique, mais de la place de l'affect dans les diverses structures. Car

l'affect tel qu'il se présente dans l'organisation psychique de tel ou tel

individu est ce qui s'identifie le plus volontiers à ce que cet individu

présente de plus irréductiblement singulier, de plus singulièrementindividuel. Autant dire que nous avions le choix entre la présentationd'une monographie individuelle où l'organisation affective serait étudiée,mais où aucune déduction d'ensemble ne pourrait être tirée, et un essai

de systématisation de l'ensemble du champ psychanalytique considéré

sous l'angle de l'affect. Comme il nous a semblé qu'il convenait d'essayerde dégager une problématique générale, sans méconnaître les dangersd'un examen en survol de la question, nous avons choisi cette dernière

solution.

Le principe de notre étude sera de préciser la situation de l'affect

dans les quatre grandes formes cliniques auxquelles nous nous référons

comme aux quatre points cardinaux de la rose des vents. En effet,

l'hystérie et la névrose obsessionnelle structurent notre évaluation du

champ psychanalytique des névroses, comme la psychose maniaco-

dépressive et la schizophrénie structurent le champ des psychoses. La

référence à ces entités nosographiques est, pour beaucoup, critiquable.Précisons que nous n'y renvoyons pas comme à des « maladies » au

sens psychiatrique du terme, mais comme à des formes d'organisationoù se révèlent avec une cohérence particulière certains modèles struc-

turaux. Ces modèles dont Freud et Melanie Klein se sont toujoursservis constituent en quelque sorte des mises en forme de la structure

oedipienne. Elles ne se définissent pas par leur fréquence, mais par le

994 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

caractère significatif du travail de l'appareil psychique aboutissant àleur accomplissement. Elles nous permettent de comprendre les formes

atypiques ou incomplètes, beaucoup plus fréquentes que les structures

typiques, en référant les secondes aux premières. D'où l'utilité de cette

investigation.Ainsi les divers destins des affects selon les structures se compren-

dront dans un esprit structural par comparaison réciproque.Quant aux configurations cliniques situées hors de ces quatre

sous-groupes, nous nous bornerons à leur sujet à des remarquespartielles, laissant le soin à ceux qui en auront le désir de comblernos lacunes.

I. L'AFFECT DANS LES STRUCTURES NÉVROTIQUES

Nous n'envisagerons dans cette classe que la seule catégorie des

psychonévroses de transfert. Nous posons en effet, en nous appuyantsur la clinique psychanalytique freudienne, que les névroses ditesactuelles ne se distinguent pas seulement des névroses dites de transfert

par l'actualité du conflit, ou par les effets de la stase libidinale, maissurtout par la non-élaboration de l'énergie psychique.

Dans un travail antérieur (I), nous avons proposé deux modèlesstructuraux pour la névrose obsessionnelle et l'hystérie. Nous ne nous

y référerons ici que sous l'angle de l'affect.

A) L'hystérie : conversion et condensation

« Dans l'hystérie, l'idée incompatible est rendue inoffensive par le faitque sa somme d'excitation est transformée en quelque chose de somatique. Pourceci, je désire proposer le nom de conversion » (2).

La conversion est le noyau de l'hystérie. Pourtant, par cette courte

phrase, Freud, contrairement à son habitude, n'explique rien, n'élucide

rien, il se contente de constater et de nommer la conversion. Le sautdans le somatique est recouvert par le mystère et la « complaisance »

somatique inférée dans Dora n'a guère plus de valeur explicative quele « refuge dans la maladie » ou « la vertu dormitive » de l'opium. Ce

qui est posé par hypothèse, une hypothèse qui ne prend sa valeur

heuristique que dans la dialectique différentielle qui l'oppose à la

(I) Névrose obsessionnelle et hystérie, leurs relations chez Freud et depuis, R.F.P., 1964,t. XXVIII, p. 679-716.

(2) SE, I, 49.

L'AFFECT 995

névrose d'angoisse, et cette transformation de la somme d'excitationen quelque chose de somatique. Changement d'état et de nature dela libido psychique en libido somatique, différente cependant de

l'énergie somatique telle qu'elle se présente dans la névrose d'angoisse.Certes, cette mutation continue d'opérer dans le registre du symboli-sable. La conversion n'est pas une somatisation dédifférenciée. Le

langage change d'instruments, mais il continue à tenir un discours.

L'hystérique « parle avec sa chair » comme dit Lacan. En quoi il diffèretant de celui qui est atteint par la névrose d'angoisse ou par la maladie

psychosomatique. Nous repousserons plus loin l'étude, forcément brève,que nous ferons des maladies psychosomatiques. Tentons plutôt demettre en relation la conversion avec d'autres éléments de la structure

hystérique.Parmi ceux-ci, il faut relever :

— l'inversion de l'affect : remplacement du désir par le dégoût avecune intensité particulière de l'affect ainsi changé de signe ;

— la signification des symptômes hystériques comme fantasmes incarnés.

L'hystérique, dit Freud, met en action une partie importante dessouvenirs et des fantasmes au lieu de se les remémorer dans la cure.Cette tendance à la décharge accentue la tonalité affective de lastructure hystérique ;

— les fantasmes révèlent la prévalence des mécanismes de conden-sation (1).

La condensation y est présente par l'assomption de rôles antago-nistes dans les phénomènes d'identifications multiples, de représenta-tions « en pantomime ». Les fantasmes eux-mêmes peuvent se condenseren un fantasme global, en tant qu'il induit un symptôme pour y intro-duire le compromis indispensable entre le désir et la défense. Mais la

condensation n'est pas seulement la condensation des signifiants pré-sents au niveau du fantasme, voire de plusieurs fantasmes, elle n'est

pas seulement la condensation des rôles dans l'attaque hystériquemimant le coït, elle est aussi condensation des affects qui pousse à la

décharge sous forme d'une mise en scène devenue mise en acte. Lacondensation réalise un accroissement de densité énergétique.

Le passage à l'acte est bien connu pour être une des vicissitudes

privilégiées du désir de l'hystérique. Sa valeur de monstration n'est

pas la seule qu'on puisse déceler, sa valeur de décharge de la conden-

(1) SE, IX, 329.

996 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

sation des affects, de la sommation affective doit aussi être prise enconsidération.

Dès lors on peut se demander si un lien plus étroit n'unit pascondensation et conversion. Condensation des signifiants, plus conden-sations des affects (contre-investis et inversés) égale conversion. Si laconversion devient nécessaire, c'est que son rôle est d'éponger leseffets de cette tension accrue par la condensation. Car la condensationn'est pas qu'un effet quantitatif. Elle est aussi une variation qualitative,celle qui va dans le sens d'un durcissement du noyau inconscient quicomme tel doit être transformé faute de ne pouvoir être réduit.

Freud, après Charcot, fut frappé par la « belle indifférence » des

hystériques. La formation substitutive créée, la tension affective tombe.Succès de l'opération de refoulement, puisque tout l'excès, l'excédentintolérable du conflit psychique a changé de nature et de lieu. Passédans le somatique, la paix peut s'installer à nouveau chez l'hystérique.

Il s'en faut, et de beaucoup, que l'indifférence accompagne toujoursle symptôme. L'angoisse peut coexister avec le symptôme. Mais celan'est plus l'angoisse liée au conflit, cela devient l'angoisse liée au

symptôme. Le but du symptôme est de prévenir l'angoisse ainsi queFreud le découvrira plus tard. Quand l'angoisse subsiste, malgré le

symptôme, c'est ou bien que la structure névrotique est débordée,ou bien que l'angoisse qui s'attache au symptôme n'est pas épongéepar lui.

En tout état de cause, tous les auteurs reconnaissent chez l'hys-térique l'importance du refoulement qui confère à l'amnésie soncaractère d'obstacle à la remémoration des souvenirs dans la cure.On comprend comment la conversion collabore avec le refoulement— qu'elle en est à la fois l'effet et l'alliée. Mais la conversion n'est cerecours extrême d'une amputation de désir et de la vie psychique au

profit du somatique que parce que la condensation crée un état demenace comme si les forces du conflit psychique étaient bandéesen elle.

Il n'est pas essentiel pour notre propos de prolonger les remarquessur l'hystérie de conversion dans la typologie des caractères hystériquesou hystéro-phobiques selon Fenichel, Federn ou Bouvet. Labilité des

investissements, érotisation superficielle de défense contre le désir,fuite devant le conflit, ces caractéristiques peuvent être généralementrelevées chez les hystériques. Mais il resterait à mieux préciser lesliens existant entre l'hystérie de conversion (avec symptômes) auxcaractères et structures hystériques caractérielles asymptomatiques.

L'AFFECT 997

Nous aimerions insister, par contre, sur la signification de la

condensation.

On peut interpréter la condensation comme un mécanisme struc-

tural de la pensée, par quoi on la rattache à la métaphore. Et l'on sait

le parti qu'on a tiré de ces rapprochements. On a fait remarquer à

juste titre que pour Freud la condensation s'appliquait aussi à un

transfert et un cumul de charges énergétiques. Mais une questiondemeure : pourquoi la condensation prévaut-elle chez l'hystérique ?

A cette question nous tenterons de donner une réponse qui soit à la

fois clinique et théorique. Il n'est pas de psychanalyste qui n'ait remarqué

l'avidité affective de l'hystérique, qui fait de lui un sujet dépendantde ses objets d'amour et de la mère en particulier. Mallet a relevé l'impor-tance du fantasme de la mort par inanition chez l'hystérique. Séparéde la mère, perdant sa protection, le monde se présente à lui comme

un immense désert où l'on risque de mourir de faim et de soif. Certes,

parler d'hystérie « orale » est devenu une banalité aujourd'hui, tant

les auteurs sont nombreux à avoir relevé l'importance du conflit oral

chez l'hystérique. Loin de nous l'idée de déplacer, comme on le fait

trop aisément, le point de fixation du conflit oedipien chez l'hystériqueet de substituer à la problématique phallique une problématique orale.

Nous demeurons convaincus de la prééminence du conflit de castration

chez l'hystérique et nous tenons la pseudo-régression orale de l'hysté-

rique pour une régression topique. Ce qu'il s'agit d'absorber, à la suite

du déplacement vers le haut, c'est bien le pénis auquel la voie vaginaleest interdite, puisqu'il s'y trouve déjà fantasmatiquement. Mais il y a

chez l'hystérique, à la mesure même de l'intensité du dégoût sexuel,

dégoût qui est au maximum quand apparaît le désir de fellation et

de possession par l'incorporation orale, une véritable boulimie psy-

chique. Boulimie d'objets à valeur phallique, boulimie d'affects dans la

mesure où la possession de cet objet est gage d'amour et condition

d'obtention de l'amour de l'objet. Ce n'est pas un pénis que désire

l'hystérique féminin, c'est une somme d'objets péniens dont la quantitéou la taille n'entraîne jamais la satiété, parce que la satiété supprimerale désir ainsi satisfait. Lacan a raison de dire que l'hystérique est désir

de désir insatisfait. Dès lors, la castration apparaît comme la conséquencedu fantasme d'incorporation du pénis, dont la taille enviée et redoutée

ne peut pénétrer dans le vagin et dont les dangers sont reportés au

niveau de la bouche. A la place de quoi s'installe l'avidité affective,

comme substitut de l'objet. L'hystérique vit de la dévoration de ses

qffects. La tension du désir monte, nourrie par des objets fantasmatiques

998 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

toujours plus valorisés, alimentant — c'est le cas de dire — le conflit

avec un Idéal du Moi mégalomaniaque, visant une désexualisation à

proportion même de la sexualisation cumulative des objets les plusbanaux. Tel serait le sens de la condensation. La conversion aurait

pour but d'avaler — littéralement — cet excédent, de l'absorber dans

le corps, comme le pénis, absorbé et retenu, vient prendre la placede l'enfant-pénis désiré dans le fantasme de grossesse. Passage du

vagin au ventre, passage du fantasme au symptôme de la conversion.

Certes, tous les symptômes de conversion ne sont pas en rapport avec

le fantasme de grossesse; mais toutes les opérations de détail ne se

comprennent que dans le plan d'une stratégie d'ensemble qui doit

concourir à la réalisation de ce fantasme d'un être phallique-engrossé (I).

Problématique qui vaut pour les deux sexes, chacun ne pouvant réaliser,dans le réel, que la moitié de ce programme.

B) La névrose obsessionnelle:la régression de l'acte à la pensée et le déplacement

La névrose obsessionnelle est donnée tout au long de l'oeuvrefreudienne dans un rapport symétrique et inverse de l'hystérie, rapportde complémentarité qui l'oppose à l'hystérie, qui pourtant la fait

comprendre.Dès les premiers travaux Les psychonévroses de défense (1894),

Obsessionset phobies (1895), le manuscrit adressé à Fliess du 1-1-1896titré Les psychonévroses de défense et les Nouvelles remarques sur les

psychonvéroses de défense (1896), une même idée guide Freud dans

cette étude parallèle. L'obsession y est reconnue pour opérer un travailde dissociation entre la représentation et l'affect, ou, comme il dit

encore, entre l'idée et l'état émotif. Ici, la conversion ne se produit pas.C'est comme si, au lieu de glisser sur le plan du corps, en faisant faux

bond au conflit, l'obsessionnel trouvait un autre moyen, celui dedissocier les éléments en présence dans le conflit, puis de procéder àun déplacement de la représentation ou de l'idée sur une autre idée,en général d'importance secondaire. Double déplacement, préciseFreud, où le présent remplace le passéet le non-sexuel le sexuel. L'essence

de l'obsession est dans ce travail qui, au lieu de condenser, dissocie

(1) On pourrait, dans cette optique, comprendre la modification de la symptomatologie de

l'hystérique aujourd'hui. Si les manifestations de conversion sont rares, la note toxicomaniaqueest rarement absente des tableaux cliniques de l'hystérie contemporaine.

L'AFFECT 999

et déplace, et qui, au lieu de convertir en filant vers le corps, « monte »

au contraire dans la pensée, avec pour conséquence la sexualisation des

processus de pensée. C'est à la faveur de ce remplacement du sexuel

par le non-sexuel que l'agressivité prend le devant de la scène, comme

par un changement de décor de la scène de l'inconscient. La suite

des travaux freudiens va, en effet, rattacher à l'obsession :

— la disjonction des rapports de causalité avec la déformation elliptique

qui s'ensuit;— la toute-puissance de la pensée ;— la prédominance des thèmes de mort.

On a souligné chez l'obsessionnel la présence, à l'inverse de la

structure lacunaire de l'hystérique, d'un langage métonymique à enchaî-

nements successifs, où les chaînons inconscients se lisent avec une

grande intelligibuité, mais où ils deviennent incompréhensibles pourle sujet par le double effet de l'isolation et de la position, pour ainsi

dire, excentrique de l'affect.

Trois points sont ici comme solidaires : l'action du déplacement,les thèmes d'agression, de haine et de mort, la toute-puissance de la

pensée. A première vue, le lien qui les unit n'est pas évident. Pour le

découvrir et l'interpréter, il faut faire appel aux théorisations posté-rieures de Freud. Ainsi le travail du déplacement présuppose la dis-

sociation (le splitting) entre le représentant et l'affect. Dans cette opé-ration apparemment simple, il faut faire intervenir une puissance de

séparation qui n'est autre que celle que Freud va hypothétiser avec

la pulsion de mort, qui est avant tout force disjonctive. C'est à tort

que l'on envisage l'action de la pulsion de mort au niveau du sadisme

de la régression anale. La régression sadique anale qui affecte les pulsionsn'est pas l'expression directe de la pulsion de mort, mais sa conséquence.C'est parce que la pulsion de mort est parvenue à la désintrication,à la défusion des composantes agressives et des composantes libidinales

que l'agressivité pour ainsi dire déliée du mixte qu'elle forme avec la

libido erotique, a le champ libre devant elle pour procéder à l'expressionseconde de la pulsion de mort : la destruction de l'objet fantasmatique.

Objet qu'il faut par ailleurs à tout prix conserver pour ne pas que sa

destruction entraîne par le même coup la faillite du principe de réalité

et le passage à la psychose, ce à quoi l'obsessionnel n'échappe pas

toujours. Ce travail de dissociation destructrice se poursuit entre l'acte

et la pensée, pour préserver la destruction de la destruction elle-même.

Au niveau de l'acte, la destruction ferait de l'obsessionnel un psycho-

1000 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

pathe ou un criminel. Au niveau de la pensée se poursuit sans relâchele combat des désirs de destruction envers l'objet en butte aux désirsde conservation de celui-ci, afin de sauver la jouissance de sa fin dansl'assouvissement néantisant. Toute la puissance se trouve conféréeà l'esprit, parce que toute la puissance libidinale s'est réfugiée en luiet a quitté l'acte en tant que tout acte est présumé dangereux et destruc-teur. En retour, la mort n'abolit rien, puisque les esprits vivent dansl'au-delà et se vengent en tourmentant le vivant. Il n'y a pas de mort

possible, fût-ce dans la mort. Le dernier mot doit rester à l'incessantconflit. D'où l'importance que Freud accorde dans Inhibition, symptôme,angoisse aux défenses secondaires et qui toutes concernent l'affect :

isolation, annulation, rétroaction. Isolation est pris ici dans un double

sens, soit déconnexion des noyaux conflictuels par rapport au restantde l'activité psychique; soit, encore sous un angle plus restreint,isolation entre les représentants refoulés et l'affect. L'annulation quiagit «comme en soufflant dessus »pour rendre «non arrivé » se poursuitdans un mouvement indéfini : annulation, puis annulation de l'annu-

lation, et ainsi de suite. Inutile de discuter à perte de vue pour savoirsi ce sont les représentations ou les affects qui sont ainsi « soufflés ».En fin de compte, ce qu'il s'agit d'empêcher est leur rencontre. L'inver-sion du plaisir, qui amène l'obsessionnel à chercher des satisfactionsdans le déplaisir des châtiments infligés par le Surmoi, montre assezcombien c'est au plan de l'affect que le combat doit être mené.

Et si le but de l'obsessionnel, comme l'ont bien relevé les auteurs,est la poursuite d'un fantasme de maîtrise, c'est bien d'une maîtriseaffective qu'il s'agit, où le Moi souverain aura triomphé des pulsionsdans la désexualisation narcissique. Que cette maîtrise conduise à la

momification, à cet état de conservation indéfini payé d'une dessic-cation radicale nous montre en définitive le triomphe de la mort. Le

langage des affects de l'obsessionnel est, Freud l'avait noté, cette voie

moyenne de la destruction. Ce qu'il nous importe de relever ici est quec'est toujours la même puissance de mort qui oeuvre sans cesse depuisl'opération initiale, apparemment anodine ou innocente, qui accomplitla séparation de la représentation et de l'affect. Et si nous avons pu direde l'hystérique qu'il vit de la dévoration de ses affects, nous disons quel'obsessionnel s'entretient dans ses affects décomposés, cadavériqueset de ses représentations fantomatiques. Ce qui l'empêche peut-êtrede réaliser pleinement son dessein est que toute névrose obsessionnelleest greffée sur un noyau d'hystérie, dont l'évaluation signe les liensde l'obsessionnel à la génitalité.

L'AFFECT 1001

Nous ne nous étendrons pas ici sur les remarques qu'il convient

de faire entre caractère obsessionnel et névrose obsessionnelle. Nous

répéterons seulement qu'il est abusif de lier caractère et névrose. Une

symptomatologie obsessionnelle peut parfaitement coexister avec une

structure caractérielle non obsessionnelle, c'est sur la seule sympto-

matologie qu'il faut s'appuyer pour y voir à l'oeuvre les mécanismes

obsessionnels typiques. Ce n'est pas qu'il faille privilégier le symptômesur le caractère, pas plus que l'inverse. Il importe de déceler les méca-

nismes là où ils sont agissants ici sur le symptôme, là sur le caractère,ailleurs sur les deux à la fois.

C) La phobie et l'angoisse

Donc l'hystérique enterre la condensation des affects dans la

conversion somatique, tandis que l'obsessionnel subtilise ceux-ci dans

le déplacement et la toute-puissance de la pensée. Aussi ne sera-t-il

pas étonnant que l'étude par excellence de l'affect doive être recherchée

dans cette voie tierce où le sujet n'échappe plus à l'affect, mais est

inlassablement confronté à lui.

On sait la situation intermédiaire de la phobie. Rattachée par les

auteurs modernes à l'hystérie — on parle alors de structures, de Moi

hystéro-phobique — tandis qu'elle contracte par ailleurs de nombreux

liens avec l'obsession. Transformation de la phobie en obsession décrite

par Freud dans La prédisposition à la névrose obsessionnelle (1913),

groupe des phobies obsédantes de la clinique psychiatrique classique,

types de phobies impliquant une régression libidinale (Mallet, 1955),ces cas nouent phobies et obsessions étroitement. C'est pourquoi il

faut rechercher la définition de la phobie en elle-même.

En 1895, dans Obsession et phobies, Freud souligne sa nature essen-tiellement affective : La phobie est la manifestation psychique de la névrose

d'angoisse. Car l'affect de la phobie est toujours celui de l'angoisse.Angoisse qui n'est ni déchargée et liquidée par la conversion, ni déplacéeet isolationnée par l'obsession. Le représentant de la pulsion, suivantune voie récurrente plutôt que de fuir dans le corps, arrête sa coursedans l'inconscient. La phobie est une « représentation-limite », commele dira Freud dans une lettre à Fliess. Le dernier point auquel la libido

peut s'accrocher avant de devenir angoisse pure athématique. D'oùune certaine forme mouvante de la phobie, susceptible de se déplacer,car ici aussi le déplacement opère, mais est en quelque sorte limité parl'affect toujours prêt à dominer la phobie et à paralyser, contrairement à

1002 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

l'obsessionnel, la succession infinie des déplacements qui épongentl'angoisse un peu plus à chaque opération. La phobie qui s'accompagned'angoisse prévient le développement de l'angoisse, elle ne réussit à lacirconscrire autour d'une signification centrale que pour autant qu'ils'agit d'une authentique phobie.

C'est dans Inhibition, symptôme et angoisseque l'analyse de la phobieprendra tout son relief dans la mesure où c'est là et surtout là queFreud analyse complètement son rapport à la castration. L'angoissen'est pas seulement liée au danger de l'aspiration libidinale incestueuse,mais aussi à l'expression des pulsions destructrices. La phobie estune tentative pour résoudre le conflit d'ambivalence. Les affects positifsà l'égard de l'objet sont en contradiction avec les affects négatifs dontil est investi. Les anciennes paires contrastées des Pulsions et leur destinsont ici assemblées dans le nouveau couplage que la formulation explicitedu complexe d'OEdipe a établi, et ceci d'autant plus que Freud découvrela nature double du complexe oedipien, positive et négative. L'affectde tendresse est conservé, tandis que l'affect d'hostilité est dirigé surun substitut. Mais en revanche apparaît le danger de rétorsion : crainted'être agressé par l'objet du désir d'agression.

On sait que cette agression est, dans le cas du cheval de Hans,orale : crainte d'être mordu par lui. Et Freud de discuter de la valeurde cette castration orale. Pour Hans, il tranche en faveur de la substi-tution d'une représentation par une autre, pour l'Homme aux loups,il en est beaucoup moins sûr. Cette discussion fut le prélude, on le

sait, à de nombreux développements où se sont illustrées Melanie Kleinet son école. Pour ces auteurs, il ne fait pas de doute qu'il s'agisse — etle cas même de l'Homme aux loups se prête à cette démonstration —

d'une régression orale. Etre dévoré avait été identifié par Freud à êtreaimé par le père — et l'Homme aux loups aspire à servir au coït du

père. Mais la démonstration sur ce point est trop facile pour les auteurskleiniens. Ceci justement dans la mesure où l'Homme aux loups, ànotre avis, n'est nullement un phobique. Au reste, Freud ne parleen son cas que d'histoire d'une névrose obsessionnelle de l'enfance.

Quant à la structure de son patient, il n'en dit mot. Cependant,ce qu'il décrit montre à l'évidence qu'il avait affaire à une struc-ture psychotique. Ainsi la démonstration des kleiniens est faussée,car leur analyse s'applique non aux phobiques mais aux structures

psychotiques.Ceci nous amène à dire un mot des phobies dites prégénitales de

Bouvet et des phobies paranoïdes (phobies liées à une angoisse para-

L'AFFECT 1003

noïde ou de la phase schizo-paranoïde). L'existence clinique de tels

états n'est pas douteuse ; on y voit coexister des peurs mal structurées,mal délimitées, extensives, accompagnées d'un vécu non seulement

d'angoisse, mais de dépersonnalisation et d'étrangère. Les mécanismes

de défense protègent bien mal un Moi perpétuellement submergé parune tension insoutenable, menacé à tout moment d'effondrement. Des

fixations orales (alcoolisme, abus médicamenteux ou toxicomanies

franches) se détachent dans ce tableau, accompagnées parfois de passagesà l'acte (suicidaires ou délinquantiels) ou d'une activité délirante tran-

sitoire. On voit, cet ensemble le montre, qu'il n'y a plus rien de commun

entre ces états et la phobie décrite par Freud, et pour cause. La confusion

entre névrose phobique et états limites ou entre névrose phobique et

névrose traumatique ou névroses actuelles incluant des phobies est

fréquente en clinique psychanalytique. L'Homme aux loups en est

un exemple. Il faut alors interpréter la phobie dans ce cadre comme

Freud interprétait le délire dans la psychose, soit comme une manifes-

tation de restitution : un effort fait par le Moi pour circonscrire, déli-

miter, à l'aide d'investissements désespérés une angoisse qui déborde

de beaucoup l'angoisse de castration et qui est, en fait, une angoissede morcellement. Ici encore s'affirme la vocation de la phobie comme

représentation limite.

Qu'est-ce que ces remarques apportent au problème de l'affect ?

C'est, nous semble-t-il, que dans tous ces derniers cas une distinction

entre affect et représentation est impossible. Il s'agit d'un moulage indis-

sociable qui participe des deux, où l'affect est sa propre représenta-tion. La dépersonnalisation qui tire le rideau sur l'activité représen-tative le montre.

2. L'AFFECT DANS LES STRUCTURESPSYCHOTIQUES

La situation de l'affect dans les psychoses est déterminée par la

référence à un ensemble clinique que la psychiatrie anglo-saxonne

nomme, selon une tradition établie, les psychoses affectives : les états de

dépression et d'excitation en tant qu'ils s'opposent aux états schizo-

phréniques. Cependant, la place de l'affect ne sera pas plus facile à

cerner, car il est malaisé de distinguer entre affect et représentationdans le champ psychotique. En outre, la référence, inéluctable en la

matière, aux travaux de Melanie Klein et de son école rend cette

distinction encore plus difficile.

1004 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

A) Les psychoses mélancoliques et maniaques

Rappelons d'abord que Freud, après avoir considéré les psychosescomme des névroses narcissiques, a restreint cette appellation à la

seule mélancolie (et à la manie également par voie de conséquence),conservant le terme de psychose aux autres formes cliniques antérieu-

rement désignées par ce terme.

1) La mélancolie, l'affect de deuil et la douleur. — La relation établie

par Freud entre la perte de l'objet et la dépression date de sa corres-

pondance avec Fliess (manuscrit G sur « La mélancolie »). Elle fut

redécouverte en 1915 dans Deuil et mélancolie. Le deuil de l'objet a

pour résultat la production d'un affect d'une intensité considérable, de

tonalité douloureuse. Freud attache à cet affect de douleur une signifi-cation essentiellement économique. D'où l'importance du travail du

deuil (1).Ce travail porte sur la nécessité d'opérer le détachement libidinal

exigé par la perte de l'objet dans le deuil. Mais dans la mélancolie, dufait de l'investissement narcissique de l'objet, la perte de l'objet entraîne

une perte au niveau du Moi, celui-ci s'identifiant, comme on le sait, à

l'objet perdu, les investissements d'objet se retirant dans le Moi.

L'ambivalence qui caractérise ces investissements d'objet atteint alors

le Moi. La haine s'attaque au Moi, comme elle s'attaquerait à l'objet

perdu.

« Le complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverteattirant de toutes parts vers lui des énergies d'investissement (celles quenous avons nommées, dans les névroses de transfert, " contre-investissements »)et vidant le Moi jusqu'à l'appauvrir complètement » (2).

Cette blessure narcissique du Moi qui le conduit à devoir supporterces investissements sadiques va de pair avec le sentiment subjectif de

la douleur. C'est à cette explication économique de la douleur ques'arrête Freud à la fin de son travail. Il n'en donnera une réponse quedans Inhibition, symptôme, angoisse.

La lutte du mélancolique se fait autour des représentations dechose dans l'inconscient, qui sont l'enjeu du conflit : l'amour pourl'objet commande de les conserver malgré la perte, la haine pour

(1) Notons que si la référence au travail est allusivement désignée en bien des endroits del'oeuvre freudienne, celui-ci est ici expressément désigné. N'est-ce pas la meilleure preuve quele point de vue évonomique est un point de vue sur le travail psychique ?

(2) Métapsychologie, loc. cit., p. 164.

L'AFFECT 1005

l'objet exige de s'en défaire. Ce qui domine ce combat est l'appauvris-sement du Moi dévoré par les investissements d'objet, faisant irruptionpar la blessure ouverte et donnant naissance à la douleur. La quantitéexcessive de ces investissements qui ont rompu la barrière du Moi est

comparable à l'effraction du pare-excitations par une quantité d'exci-tation qui pénètre par effraction dans l'individu. La mélancolie est àcet égard une névrose narcissique quasi traumatique. Les quantitésinternes en excès sont équivalentes aux quantités excessives qui attei-

gnent le sujet lors d'une poussée pulsionnelle à laquelle il ne peut êtredonné satisfaction. Mais en ce dernier cas, c'est l'angoisse traumatiquequi en résulte, tandis que l'appauvrissement du Moi en fait une expé-rience douloureuse. Le Moi, avons-nous dit, est dévoré par l'objet

perdu, tout comme les investissements à l'égard de cet objet sont de

nature dévoratrice : cannibalique.Cette dévoration mutuelle, cet entre-déchirement, est bien ce qui

caractérise l'identification primaire. Nous avons relevé plus haut

l'avidité affective de l'hystérique et nous savons la fréquence de la

dépression chez celui-ci; est-ce à dire que son cas se confond aveccelui du mélancolique ? A la différence de l'hystérique, ce n'est pasl'objet que le mélancolique dévore, mais son propre Moi confonduavec l'objet par identification. L'ombre de l'objet est tombée sur le

Moi, dit Freud. Ainsi le combat de l'amour et de la haine qui tourne

autour de l'objet est-il essentiel pour la survie ou la mort du Moi.On pourrait avancer que la haine délivrerait le Moi qui liquiderait les

investissements d'objet le liant à lui, mais le risque est grand de liquider

partie ou totalité du Moi par cette issue. L'amour pour l'objet entraînela défaite du Moi qui suit ainsi l'objet dans la mort.

Il importe ici de bien marquer que le combat que se livrent les

affects est impitoyable et sans merci. Car la régression au sadisme oral

implique que les investissements en présence sont particulièrementintenses, révélateurs d'une passion sans mesure. La douleur n'est pas

l'angoisse. La nature narcissique de la douleur suffit-elle à expliquerleur différence ? La menace que fait peser l'angoisse sur le Moi estsans doute autre que celle que la douleur éveille. Avec la douleur,

l'appauvrissement du Moi dû à l'hémorragie narcissique atteint

celui-ci jusque dans l'autoconservation. Sa dépendance à l'objet incli-nerait à le suivre dans la perte, ou à le tuer une deuxième fois en se

tuant. C'est pourquoi il est nécessaire de compléter la théorie de

l'affect dans la mélancolie par la référence à la dernière théorie des

pulsions, qui amènera Freud à parler de la « pure culture » des pulsionsREV. FR. PSYCHANAL. 64

I0O6 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

de destruction dans la mélancolie. Ce n'est pas seulement une « quantitéde sadisme » qui fait irruption dans le Moi, c'est une rage destructrice

qui ne demande pas seulement vengeance au Moi identifié à l'objet,mais exige de réduire celui-ci au silence de l'anéantissement. Jusqu'au

point où toute douleur est abolie dans l'anesthésie de la stupeur et de

la sidération. Abraham l'avait déjà aperçu.«Deuil et mélancolie »est antérieur à l'introduction du Surmoi. Cette

lutte que Freud décrit entre deux parties ennemies d'un même Moi

ne prend son sens que si on le comprend comme une lutte entre le

Surmoi et le Moi. En ce cas, on peut alors identifier la nature doulou-

reuse de l'affect qui ne répond pas seulement à la quantité d'excitation

libérée, mais aux relations conflictuelles entre Surmoi et Moi. Un

double jeu s'installe qui montre la duplicité du Moi. D'une part, le

Moi traite une partie de lui-même comme le Ça traiterait l'objet,d'autre part, le Surmoi traite le Moi de façon homologue. Il faudrait

ici faire la part dans le Surmoi des investissements appartenant en

propre à l'objet qui relèvent du Surmoi proprement dit et des inves-

tissements narcissiques relevant de l'Idéal du Moi. En fait, ce qui est

remarquable est la fusion de ces deux aspects en raison de la nature des

investissements d'objet. En tout état de cause, c'est la notion d'un

clivage au sein du Moi qui domine la situation. Ce clivage prend sa

valeur si l'on se souvient que l'on a affaire dans la mélancolie à un

investissement narcissique de l'objet. Il n'est pas étonnant que la

perte de l'objet entraîne cet appauvrissement du Moi, non pas seulement

du fait de l'identification à l'objet perdu, mais aussi parce que l'objetest investi au champ du narcissisme. Il se nourrit du narcissisme du

sujet comme il nourrit ce dernier.

Quant au clivage entre amour et haine, il est important de reconnaître

qu'il est le produit d'une désintrication entre pulsions érotiques et

destructrices. On sait que dans ce cas les forces de destruction n'étant

plus « liées » par la libido érotique, en s'affranchissant, prennent la haute

main sur la situation. Le narcissisme exacerbé du déprimé devient

un narcissisme négatif. L'usage du superlatif dans l'autodépréciationmontre les satisfactions mégalomaniaques ainsi obtenues (le plus grand

pécheur, le plus grand criminel, etc.).Melanie Klein a vu dans la position dépressive une expression de

ces tendances destructrices dans les attaques de l'enfant contre le sein.

Leur effet est contrebalancé par le souvenir d'expériences liées au

bon sein. Ces expériences sont constitutives de l'amour que prodiguele Moi à l'objet et de l'amour dont il s'investit lui-même. Les conclusions

L'AFFECT 1007

de M. Klein sont cependant en contradiction avec celles de Freud.Le dépassement du deuil signe le triomphe des bons objets sur les

mauvais, le triomphe des tendances réparatrices empreintes de gratitudesur les tendances destructrices porteuses d'envie. Le dépassementsdu deuil est donc chez Melanie Klein lié à la conservation de l'objetet non à sa liquidation. La possibilité de déplacer, d'investir d'autres

objets était, selon Freud, en rapport avec la liquidation des investis-sements de l'objet. Chez Melanie Klein, c'est au contraire la conser-vation de bon objet qui est la condition de ce dépassement. Le souci

pour l'objet l'emporte sur la vengeance que l'enfant entend tirer de lui.Si importantes que soient ces divergences, un aspect doit être relevé

qui parait mettre d'accord Freud et Melanie Klein ; dans la mélancolie,le clivage entre l'objet et le Moi, comme le clivage entre bon et mauvais,sépare des objets totaux : un Moi constitué et un objet unifié. Donc,les affects d'amour et de haine, si brutaux qu'ils soient, n'ont pas cet

aspect éclaté, fragmenté, unissant en chaque fragment pulsions érotiqueset destructrices. Ainsi, on peut, à propos de la mélancolie, parler d'unestructure affective moins morcelante et morcelée que dans les formes

schizo-paranoïdes. On pourrait voir dans ce fait la plus grande tendanceà la guérison de ces psychoses que ce qui a cours dans la schizophrénie.Il serait plus juste de dire que, dans ces états critiques, une décisiondemeure possible : la mort ou la vie, tandis que la schizophrénie n'estni l'un ni l'autre et tous les deux à la fois.

Pour en terminer avec la mélancolie, il nous faut marquer le rôledes processus de dévoration. L'identification à l'objet perdu doit se

comprendre selon un double processus : d'une part, les investissements

d'objet portant le cachet des fixations orales ne peuvent être expulsésen bloc, ils se refusent au vomissement qu'ils pourraient encourir, ilsmordent sur le Moi ; d'autre part, le Moi lui-même répond à cettemorsure en se constituant comme proie consentante. Il devient ce

geôlier prisonnier du prisonnier qu'il garde. Il incorpore l'objet perdu.Mais le travail du deuil exige la dissolution des investissements d'objet.L'enjeu du travail du deuil est la digestion des poisons de l'objet.Ce qui est visé est la neutralisation des pouvoirs destructeurs de l'objet,le triomphe du Moi qui refuse de partager solidairement le destin de

l'objet. La distinction, proposée par Marika Torok, entre incorporationde l'objet et introjection des pulsions rend compte d'un travail effectuéen deux temps. Tout se passe comme si, dans certaines maladies de

deuil, l'objet était d'abord incorporé et conservé à l'état momifié,comme certains animaux ingèrent des proies qu'ils ne consomment que

1008 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

plus tard. La digestion de l'objet ne s'effectuera qu'après le travail

du deuil, en se nourrissant du « cadavre exquis » qu'il constitue. Les

délices de cette phagocytose sont consommées a posteriori. Le deuil

lui aussi est fait après coup. Entre incorporation et introjection, toutes

les introjections significatives passent par le filtre du cadavre incorporé,c'est pourquoi il ne peut y avoir de jouissance pour le sujet autre quecelle de la torture qu'il entretient et dont la cause est le repassageincessant sur les circuits des investissements de l'objet inclus. L'exclu-

sion de l'objet accomplie par la déconstruction interprétative pourraseule permettre aux investissements ultérieurs d'être accompagnés de

la jouissance qui leur est propre, celle qui peut être éprouvée sans

cette teinture que lui confère son filtrage par le cadavre momifié. On

peut ajouter cependant que tout se passe comme si, entre l'incorporationet l'introjection, l'objet continue, à l'état de cadavre, à distiller ses

poisons ; ceux-ci minent le Moi qui ne peut ni expulser la proie, ni la

consommer. C'est lors de ce travail de consommation retardée que

l'introjection se produira. A la différence de M. Torok, nous préférons

parler d'introjection des affects que d'introjection des pulsions, car

c'est la reconnaissance des affects du deuil, reconnaissance équivalenteà leur reviviscence, (résurrection) qui est propre à la phase du travail

de deuil différé.

2) La manie, l'affect de triomphe et l'euphorie. — Le lien entre

mélancolie et manie nous oblige à préciser certains points sans nous

contenter d'un renvoi pur et simple à la problématique précédente.

Que le maniaque ait lui aussi subi une perte (1) fait peu de doute. Mais

il réagit à cette perte en accentuant le sentiment de triomphe sur l'objet.Ce sentiment, Freud et Melanie Klein l'ont noté, existe de façon

éphémère, passant souvent inaperçu dans le deuil. Freud l'attribue à la

satisfaction narcissique d'être resté en vie. Melanie Klein le met en

rapport avec la satisfaction que les pulsions destructrices tirent de

l'objet, ainsi assujetti et dominé. L'exaltation maniaque, l'orgie satur-

nale de la manie serait donc une danse funèbre sur le cadavre d'un

ennemi haï et réduit à l'impuissance. L'euphorie excessive serait en

rapport avec la dysphorie qui lui correspond. Il convient cependantde rappeler que les mêmes traits découverts pour la mélancolie se

retrouvent ici : perte d'objet, ambivalence, régression narcissique. La

relation cannibalique à l'objet reste sans doute la plus saillante. Mais

(1) C'est le plus souvent le cas, bien que l'épisode maniaque puisse survenir à la suitede la levée brutale d'une situation d'oppression intérieure due à un objet internalisé.

L'AFFECT 1009

là un paradoxe nous arrête : dans la mélancolie, c'est l'assaut des pul-sions destructrices qui rend compte, le Moi s'identifiant à l'objet perdu,de l'appauvrissement du Moi. On ne peut nier que les pulsions destruc-

trices qui s'expriment dans l'omnipotence maniaque soient à l'oeuvreici. D'où vient alors que cette destruction prenne ici la forme d'une

expansion, d'un enrichissement du Moi ? On pourra répondre qu'ence cas ce n'est pas l'objet qui dévore le Moi, mais le Moi qui s'incorporela toute-puissance de l'objet dont la capacité d'absorption est illimitée.

Mais il faut insister sur le fait que rien ne peut être assimilé de cette

absorption. Tout ce qui est englouti est dépensé ou détruit ipso facto,ce qui oblige le Moi à réchercher indéfiniment d'autres objets à consom-

mer. Les objets incorporés ne servent qu'à soutenir le sentiment de

triomphe par une ingestion fulgurante immédiate, utilisant la totalitédes ressources offertes par cette incorporation. Le Moi maniaque brûle

toutes ses réserves afin qu'à aucun moment l'omnipotence soit démentie.

Il est un gouffre sans fond. Il se vide à mesure qu'il s'emplit.Mais pourquoi ce même excès d'investissement de l'objet ne crée-t-il

pas le sentiment de la douleur ? C'est sans doute parce qu'il n'y a pasici de désir de rétention à l'égard de l'objet, mais une consommation

effrénée, qui élimine les produits ingérés au fur et à mesure. Cette

explication économique est sans doute insuffisante.

On ne peut échapper au sentiment que la manie, quoique répondantà un même niveau de régression que la mélancolie, est en quelque sorte

plus ruineuse que cette dernière. Nulle part la négation ne s'y montre

plus massive. Rien ne manque plus au maniaque, rien ne fait plusillusion pour lui, parce que la notion d'illusion est supprimée. Le conflit

a disparu par un étrange travestissement. Car ce ne sont évidemment

pas les pulsions érotiques qui ont triomphé des pulsions destructrices

dans son cas. Tout se passe comme si les pulsions destructrices avaient

pris le masque des pulsions érotiques, donnant à l'accès maniaque son

aspect de carnaval. Parallèlement, le Moi du maniaque s'est travesti

dans les traits de l'objet omnipotent.On peut penser avec Freud que le triomphe sur l'objet dans la

manie s'accompagne d'une dévoration par le Moi non seulement de

celui-ci, mais également du Surmoi. Ainsi la douleur ne serait pasliée au seul effet de la quantité en excès, mais de l'intervention du

Surmoi qui interdit l'expression de la haine envers l'objet, alors quecelle-ci envahit le champ que lui ouvre le Moi. Dans la mélancolie,le Surmoi traite le Moi comme le Moi (ou le Ça) aurait souhaité pouvoirtraiter l'objet ; aussi par la même opération il assouvit la haine du Moi

1010 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

pour l'objet et la haine du Surmoi pour le Moi. Dans la manie, leSurmoi est réduit à néant par le Moi omnipotent. L'euphorie du Moivient donc de ce qu'ayant absorbé l'omnipotence attribuée à l'objet,il peut par le même coup avaler le Surmoi né de l'introjection de l'objet.Curieusement, l'affect de triomphe de la manie est encore plus exigeantque l'affect de deuil, il lui faut tout. C'est encore un paradoxe ici devoir que ce sont les pulsions de destruction qui peuvent revêtir, de

par la neutralisation du Surmoi, le visage de l'euphorie triomphanteet que les pulsions érotiques ne sont pas en cause dans cette orgie.L'amour pour l'objet, résolution de l'accès maniaque, viendra ici,pour Freud, du détachement à son égard et pour Melanie Klein dela réparation que les bons objets donneront aux débris qui restentintacts après cette dionysie macabre.

B) Les psychosesschizophréniques

Nous serons plus brefs dans ce chapitre, à cause du caractère frag-mentaire de nos connaissances sur les psychoses schizophréniques. Ona coutume de dire de nos jours que l'affirmation de Freud sur l'absencede transfert chez les schizophrènes n'est pas recevable. Cependant ilserait plus exact d'affirmer que le transfert des psychonévroses detransfert obéit à des règles différentes du transfert des psychotiques,à tel point qu'une distinction s'impose en ce dernier cas. La structuredes affects psychotiques ne peut, à notre avis, être tenue pour identiqueà celle des affects névrotiques.

La psychiatrie clinique a depuis longtemps reconnu le double aspectde l'affect dans la schizophrénie, d'une part indifférence affective,d'autre part affectivité paradoxale s'exprimant en actes par les impul-sions les plus explosives et les plus inattendues. Le lien entre affect et

représentation s'aperçoit à travers les rapports entre l'acte et l'hallu-cination. L'affect est agi, la représentation n'obéit plus à l'épreuvede réalité. Un pan de la réalité psychique s'est installé dans le champdévolu à la réalité externe refoulée. Bion a montré le rôle des pulsionsdestructrices dans ces processus, dans une remarquable série de travaux.

Si la réalité (aussi bien psychique qu'objective) est si malmenée dansla psychose, c'est parce que les pulsions de destruction oeuvrent sansrelâche. La réalité est haïe, c'est-à-dire que non seulement l'inhibitiondes affects par le Moi n'y est pas suivie d'effet, mais que ceux-ci sontde nature destructrice. Les attaques des pulsions de destruction se

portent aussi bien sur tout éveil du Moi à ce qui se passeen lui, qu'à ce

L'AFFECT 101

qui se passe dans le monde extérieur. Les attaques sont des agressionscontre les processus de liaison (linking) qui ont leur siège dans l'appareilpsychique. Dès lors aucune maîtrise par la liaison, aucun « domptage »de l'énergie libre ne peut avoir lieu. Les attaques destructrices se

portent sur tous les processus psychiques : sur l'objet, sur le corpsdu sujet, sur sa pensée, etc. Par un retournement paradoxal, l'affectest non seulement toujours infiltré de haine, mais haï en tant qu'affect.

Devant une telle agressivité destructrice que les auteurs kleiniensrattachent à la phase schizo-paranoïde et qu'ils mettent en relationavec l'angoisse de persécution, sont mises en oeuvre les toutes premièresdéfenses : le splitting et l'identification projective. Tout se passe commesi la seule possibilité offerte était de scinder le mauvais du bon et de

rejeter le mauvais. Nous ferons remarquer ici que si le terme de splittingcoiffe l'ensemble des processus de clivage, il nous semble logique de

distinguer, les auteurs kleiniens s'en sont aperçus, entre le splittingdu début et le splitting postérieur. On pourrait proposer une distinction

équivalente à celle du refoulement : splitting originaire et splittingaprès coup. Le splitting de la position dépressive répond, nous l'avons

déjà dit, au clivage effectué sur un objet total et sur un Moi unifié.Le splitting de la position schizo-paranoïde est une activité de scission

portant sur des objets partiels au sein d'une activité psychique indiffé-renciée et diffuse, non limitée et sans unité. Les objets y sont présentscomme des particules, selon l'expression de Bion, sorte de conglomératsentre fragments d'objet et fragments du Moi. La scission opérée tentede débarrasser la psyché de ces forces destructrices en projetant lesmauvaises parties du Moi à l'extérieur, les expulsant hors du Moi.Il n'est pas nécessaire d'inférer ici une séparation claire entre le Moi etle non-Moi. Il est seulement requis de supposer que les mauvaises

parties doivent être rejetées le plus loin possible du noyau vivant desbonnes parties du Moi, à distance, selon l'expression de Bouvet. Cettetentative de bannissement des mauvaises parties a pour conséquenced'envahir les objets externes et de les remplir de ces qualités nocives.Mais par ce travail ce sont des fragments du Moi qui s'expatrient ainsi,ce qui a pour conséquence d'affaiblir la force du Moi et de l'aliénerdans ces objets externes investis (occupés) par le conglomérat objet-Moi.Melanie Klein, dans un de ses meilleurs travaux, Notes sur quelquesmécanismesschizoïdes,a bien mis en lumière cette hémorragie narcissique.

On peut ici relever une concordance relative entre les conceptionsde Freud et celles de Melanie Klein. Freud ne dit-il pas précisémentque dans la schizophrénie ce sont les investissements d'objets qui sont

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abandonnés ? La différence entre ces deux conceptions est que pourFreud la libido ainsi désaffectée reflue sur le Moi, tandis que pourMelanie Klein cette expulsion des investissements d'objets appauvritle Moi. On pourrait accorder ces deux auteurs en soulignant que leurdiscordance vient du fait qu'ils ne parlent pas du même stade psycho-tique et des mêmes vicissitudes de l'investissement. A la phase termi-

nale des psychoses, on peut observer cette mégalomanie délirante à

laquelle Freud fait allusion. Mais celle-ci est-elle due au reflux de lalibido sur le Moi ou à l'introjection, ou plutôt la réintrojection d'un

objet omnipotent idéalisé ? La question peut se poser. Quoi qu'il en

soit, ce qui importe est le retour de l'exclu dans la psyché, comme lemontrent les phénomènes persécutifs de la psychose. Pour Bion, les

fragments ainsi expatriés tentent de repénétrer dans le Moi, ou de se

rapprocher de son noyau vivant, de façon violente. En y réussissant,les dommages qu'ils créent portent sur les activités de liaison qui ont

pu tenter de se constituer. Cette « construction » que nous empruntonsà Bion a deux mérites — entre autres : le premier est de nous rendresensibles à cette évidence clinique : le problème de la psychose est

celui de la menace permanente de morcellement du Moi par rupture de

son unité. Cette menace issue du Ça rompt les possibilités de liaisonet de maîtrise du Moi, elle rend compte du vécu de désintégration

psychotique. Le deuxième est de nous montrer que, vue sous l'anglede la psychose, la différenciation entre représentation et affect estartificielle. Les particules psychiques sont à la fois de nature idéiqueet émotionnelle. Toute séparation entre le sensible et l'intelligiblen'a plus cours ici. Seule est opérante la tentative de scission entre des

fragments bons (à préserver, à incorporer) et des fragments mauvais

(à détruire, à expulser). Ce schéma se rapproche en bien des pointsde la construction du modèle psychique établi par Freud dans La

négation. Toutefois, à la différence de Freud, Bion ne semble pas tenu-

compte du Moi réalité originaire qui serait susceptible de déterminer

l'origine interne ou externe des excitations. Cependant, dans la cliniquedes états confusionnels schizophréniques, Rosenfeld a montré l'échecdu clivage entre réalité externe et interne, succombant aux attaquesdes pulsions destructrices sur la limite qui les départage.

La fusion entre représentation et affect, entre idée et contenuémotionnel pourrait offrir une voie d'accès au problème du fantasme

inconscient. Il est en effet difficile d'assigner à ce dernier un statut

représentatif défini. Il n'est pas moins problématique de considérerle fantasme comme une traduction pure et simple du fonctionnement

L'AFFECT 1013

pulsionnel (S. Isaacs). Sans doute touche-t-on ici aux limites de nos

possibilités de conceptualisation, qui reposent sur la distinction entre

intellect et sensibilité. Le refuge vers l'ineffable ne nous est que de

peu de secours. Il faut, à notre avis, suspendre la question, refuser de

la trancher, comme on refuse de se laisser enfermer dans un piège.Nous accorderons néanmoins que la tentative de résolution d'un fan-

tasme inconscient est la verbalisation représentative proférée dans un

climat affectif positif. On sait en effet que le schizophrène, s'il est into-

lérant à tout rapprocher dangereux, est incapable de s'accommoder

d'une neutralité qu'il vit comme hostilité et à laquelle il répondrasoit par une hostilité redoublée, soit par un mur d'indifférence. Ainsi,là où le travail du Moi a échoué dans la séparation entre représentationet affect, le travail de l'analyste vient accomplir ce travail laissé en

souffrance.

La théorisation de Bion peut paraître abstraite. Pourtant, rien de

décharné dans sa conception de l'analyse. Bion souligne que le champde l'analyse est celui des sens (du concret), du mythe et des passions.Autant dire que l'affect est ici à son affaire. Mais en revanche, la relation

analytique doit être toujours, selon lui, maintenue dans un climat

d'isolation. Il ne faut pas se méprendre sur ce terme, qui n'a rien à voir

avec la défense obsessionnelle du même nom. Ce qui est ici signifiéest que la situation analytique demeure singularisée à l'extrême, dis-

tinguée de toute autre, et doit se référer, dans le champ des relations

inaliénables qui lient l'analyste à son patient, à la réalité psychiqueinterne identifiée à tout ce qui se passe non seulement entre le patientet l'analyste, mais aussi dans l'espace qui les unit : le cabinet de l'analyste.

C) La paranoïa

De même que nous avons situé la phobie entre l'hystérie et la névrose

obsessionnelle, nous placerons la paranoïa entre la maniaco-dépressiveet la schizophrénie.

Des névroses narcissiques, la paranoïa, dont le type est pour nous

la psychose passionnelle, se rapproche par le combat autour d'un objetet de la lutte du Moi autour de cet objet. L'enjeu est considérable,

puisqu'on sait la fréquence de la résolution de la paranoïa dans lecrime passionnel. Toute la réalité est attachée à ce seul objet, à cet

objet conçu comme seul désirable. Des psychoses proprement dites,la paranoïa se rapproche par la menace de morcellement, conséquencedes angoisses de persécution qui prennent d'assaut le Moi et l'objet.

1014 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Le mécanisme nucléaire de la paranoïa est la projection. C'est leretour de ce qui fut aboli du dedans, forclos, qui signe la paranoïa.Ce retour de l'exclu auquel nous faisions allusion plus haut. Freud,chacun le sait, a situé la paranoïa sur le chemin régrédient qui va

de l'homosexualité au narcissisme. La fixation homosexuelle dans la

paranoïa, contraire de la haine destructrice qui affecte l'objet, s'adresse

en fait au double spécularisé qui représente l'objet de la passion. La

projection est une solution au conflit d'ambivalence. Mallet a fort

justement souligné que l'homosexualité régrédiente avait subi dans la

paranoïa une régression masochique. Le but du paranoïaque n'est

pas tant cette possession amoureuse destructrice de l'objet passionnelque l'autodestruction par anéantissement de l'image du double inversé

qu'est son objet. Cette résolution brutale, le paranoïaque l'accomplitdans le passage à l'acte meurtrier où le paranoïaque advient comme

sujet dans ce qui prend pour lui la valeur d'une renaissance. Mais ce

qui est l'essence de la paranoïa, nous ne pouvons l'oublier, est le délire.

Et le délire est une construction intellectuelle qui se doit d'obéir à une

logique implacable. La réalité délirante du paranoïaque obéit à l'affir-

mation selon laquelle tout ce qui est réel est rationnel. l'ultima ratio

est découverte dans le délire. Qu'on y ait vu un colmatage du doute,cela est certes plus que plausible. Mais le phénomène le plus troublant

pour la raison humaine est cette subversion dont elle peut devenir

l'objet.De tous temps, la logique affective, la logique passionnelle n'a cessé

de poser un problème aux penseurs. Leur erreur avant Freud fut de

s'essayer à résoudre son énigme en se maintenant sur le plan de la

rationalité conceptuelle. Freud leva le voile de ce mystère dès qu'ilrésolut de prendre la question par le biais du désir. Désir-Délire.Désir comme délire originaire, tous deux mettent le sujet hors du sillon,hors de la voie droite. Le propre du délire est de constituer ce nouveau

sillon, arbre cachant la forêt de l'ancien, Freud en démonta le méca-

nisme à partir de l'affect : « Je ne l'aime pas — je le hais »(retournementen son contraire), « Je le hais, il me hait » (projection vers l'Autre),et enfin troisième temps, qu'on pourrait dire réflexif, «Puisqu'il me hait,

par voie de conséquence je le hais pour me défendre. » Répondre, en

la niant, à la haine (amour) de l'Autre comme Même, tel est le but de

la constitution de la logique passionnelle. L'accumulation des preuvesde cet affect doublement inversé (en son contraire et vers l'Autre) doit

être assurée par la raison.Il faut ici dresser un parallèle, qui nous a semblé passer inaperçu.

L'AFFECT 1015

Dans le chapitre où il traite du mécanisme de la paranoïa, dansle Président Schreber, Freud parle du narcissisme. Il voit dans le «stade »du narcissisme le rassemblement en une unité des pulsions érotiquesqui, jusque-là, n'agissent qu'anarchiquement, en mosaïque dans l'indi-vidu. Le narcissisme rassemble ces pulsions partielles auto-érotiquesen un érotisme individualisé, indivis, où le corps devient l'objet d'amourdu sujet, avant que celui-ci ne soit capable d'investir un autre objet,celui d'une personne étrangère, comme objet totalisé. Cette instaurationd'un double comme « Autre-Même », contemporain du narcissismesecondaire, nous montre bien la situation intermédiaire de la paranoïaentre la schizophrénie morcelante et la mélancolie où l'objet subsistesous la forme de son ombre. Les affects érotiques se sont donc ici unifiéssous l'égide de la narcissisation de l'individu. Mais il est ici importantde dater cette conception de Freud — c'est-à-dire de souligner sasituation d'avant la dernière théorie des pulsions. Nous avons montréailleurs que Freud, tournant le dos au narcissisme après Au-delà du

principe de plaisir, avait pu laisser croire que le narcissisme n'existait

que sous sa forme positive, érotique, et qu'il fallait, selon nous, réévaluerle narcissisme à la lumière des pulsions de destruction. C'est-à-dire

qu'il fallait admettre l'existence d'un narcissisme négatif, où le «rassem-blement » secondaire pouvait être l'objet d'un effacement comme lemontre l'hallucination négative du sujet. Le paranoïaque ne se reconnaît

pas dans l'image que lui présente le miroir. Il ne peut comprendre quel'Autre voie en lui un despote, un tyran aveuglé par la passion, alors

que sa démarche est toute logique. Il ne peut admettre la critiquequ'on lui fait d'égocentrisme, alors qu'il est, lui, soucieux de l'ordredu monde. A cet égard, il n'a pas tout à fait tort. Freud a raison d'insistersur la resexualisation des pulsions dans la vie sociale du paranoïaque.Ici encore le retour de l'affect est ce qui frappe le psychanalyste. Le

paranoïaque se veut avant tout objectif et non dépendant de sesrelationssociales. C'est l'Autre qui s'intéresse à lui. Pour sa part, il ne souhaite,affirme-t-il, que l'anonymat ou la reconnaissance de son droit à vivreen paix parmi les siens. Ceci vaut pour tous ceux qui, sans être para-noïaques, ont sublimé l'érotisation de leurs liens sociaux. On comprendmieux alors l'importance du langage chez le paranoïaque, son attache-ment à l'emploi du sens exact des mots, sa syntaxe rigoureuse, procé-durière. Freud ne dit-il pas que le délire de jalousie contredit le sujet,le délire de persécution le verbe, l'érotomanie le complément ? Cen'est pas seulement le langage, c'est toute la grammaticalité qui estvisée dans la paranoïa. C'est-à-dire que la paranoïa est un procès de

I0l6 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

resexualisation de la secondante externalisée dans le champ des rapportssociaux. Nulle part comme dans la paranoïa les mots ne « font l'amour

entre eux » ; ils le font si bien que le délire verbal procréé engendreune néo-réalité conforme à ses voeux. Prestige et mystère de la logique,

qui permet à l'archéologie de reprendre possession de son bien, en se

réinstallant à la place de ce qui l'avait chassée.

Freud a comparé la religion à la névrose obsessionnelle et la philo-

sophie à la paranoïa. Le monde des philosophes est si parfaitementconstruit que la construction théorique est, pour les plus doués des

hommes, un objet de fascination et d'admiration. Le rôle du psycha-

nalyste est de déconstruire leur système, en y repérant les traces de

l'exclu, de l'affect exorcisé par la philosophie. Sans doute, le discours

de Freud s'alimente-t-il aux sources de la métaphysique occidentale et

en est-il issu. Il n'est pas niable qu'à ce titre la distinction entre le

sensible et l'intelligible est une donnée majeure de cette tradition

philosophique. Avec Melanie Klein, cette tradition est, en partie tout

au moins, dénoncée. La paranoïa, le système philosophique, la théorie

freudienne sont prisonniers tous trois de l'idéologie. Et notre discours

théorique ne peut y échapper à son tour. L'idéologie psychanalytique

est, comme le roman familial, de l'individu. Elle est cette construction

idéalisante par laquelle nous échappons à la pression des pulsions et

la contrainte des objets internes que nous subissons. Le travail psycha-

nalytique, sans prétendre atteindre à cette vérité absolue d'où toute

idéologie serait enfin absente, se donne pourtant pour horizon son

éradication; limite qu'on sait inatteignable mais qu'on pose comme

vecteur orientant. Le résultat est souvent décevant, car chaque auteur se

montre alors vis-à-vis de sa construction théorique aussi intransigeantet aussi rigide que le paranoïaque à l'égard de son délire. La théorie

du psychanalyste serait alors comme son double narcissique. Il y tient

comme à sa propre identité.

3. ENTRE NÉVROSEET PSYCHOSE

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de la question complexe des

états limites. Nous nous proposons seulement de faire quelques remar-

ques sur quelques formes cliniques qui posent avec acuité le problèmede l'affect.

A) La névrose de dépersonnalisation

S'il est une forme clinique évocatrice d'une structure avortée ou

transitionnelle, liminaire d'une des structures achevées dont nous avons

L'AFFECT 1017

fait état, c'est bien la névrose de dépersonnalisation. Nous nous réfé-

rerons ici au travail que lui a consacré Bouvet au XXIe Congrès des

Langues romanes de 1960. L'affect y joue un rôle de premier plan,

puisque c'est lui qui caractérise essentiellement le syndrome cliniqueà travers le polymorphisme qu'il peut revêtir. Sentiment de modifi-

cation de soi et du monde extérieur, impression d'étrangeté ou de

bizarrerie, éprouvé d'anesthésie et d'apathie affectives, allant jusqu'àune atmosphère de froideur et de mort, perte du contact avec les objetset avec le corps, toutes manifestations que Bouvet résume par la déno-

mination de « sentiment de changement », accompagné d'une tonalité

affective pénible plus ou moins accentuée et paralysant la capacité de

réaction affective (impression de dessèchement ou de gel affectif),l'ensemble se produisant hors de toute formation délirante caractérisée.

Il n'est pas nécessaire à l'évocation de ce tableau de souligner davantage

l'importance des affects, qui est évidente ; ceux-ci non seulement sup-

plantent les représentations, mais semblent les étouffer et empêcher

jusqu'à leur expression.

Cependant, il faut souligner dès à présent un certain nombre de

paradoxes quant à cette constellation clinique, tout spécialement au

point de vue de l'affect. D'une part, une extinction des possibilités

affectives, telle qu'en témoignent l'apathie, l'anesthésie et tout ce queBouvet appelait la « barrière », dont le rôle de protection montre la

valeur défensive. D'autre part, l'exacerbation affective manifestée parles diverses modalités du changement de sentiment du Moi et du monde,

chargé de projections inquiétantes ou hostiles. Nouveau paradoxe, cette

« inquiétante étrangeté » n'est pas sans s'accompagner d'une tonalité

de plaisir, qui se traduit par le sentiment d'une certaine « douceur ».

Ainsi se traduit une bipolarité affective, faisant alterner l'horreur :

« C'est horriblement pénible », et le plaisir : « Je puis vous affirmer quec'est une véritable douceur », dit la patiente de Bouvet. Ces paradoxesse retrouveront dans la théorie qu'en a faite cet auteur. Il y affirme

l'extrême rigidité affective : l'absence d'éventail de positions affectives

variées avec maintien d'une « distance » qui ne tolère pas de variations

dans le « rapprocher » comme dans l'étirement ou l'éloignement. Mais

d'un autre côté, il soulignera que, par rapport aux psychoses, la déper-sonnalisation se caractérisera au contraire par un certain jeu de positions,une mobilisation plus grande faisant se succéder introjections et pro-

jections et n'ayant pas la massivité et la fixité des mécanismes des

psychoses confirmées.

Le transfert permettra de souligner encore cette ambiguïté : d'une

I0l8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

part est redoutée au plus haut point l'expérience d'une dépendanceaffective douloureuse à l'objet vécu comme intrusif et mutilant, condui-sant à une dénégation de toute relation vécue avec l'analyste, d'autre

part cette dépendance sera nécessaire afin que l'objet puisse alimenter

une provision narcissique perpétuellement défaillante conduisant à une

revendication affective soutenue. La crainte du rejet va de pair avec la

peur du contact.Les limites de notre travail nous contraignent à nous borner à

l'étude du type d'affect impliqué dans la dépersonnalisation par rapportaux névroses et aux psychoses, en laissant de côté, malgré le caractère

artificiel de cette séparation, les autres traits qui mériteraient discussion :

fixation orale, rôle de l'agressivité et des projections, de la replicationdans la relation d'objet, etc.

La plupart des auteurs, et Bouvet de même, rattachent à justetitre la structure de la névrose de dépersonnalisation à une atteinte

narcissique. Qu'on invoque une blessure originaire, que l'on parlede la dépendance à un objet narcissique, ou du besoin d'un renouvel-

lement périodique et continuel des provisions narcissiques du sujet,cela revient au même. En outre, la configuration clinique du trouble

indique bien une perturbation de l'économie narcissique dans les

variations des limites du Moi, mais aussi, fait sur lequel Bouvet ne

semble pas avoir insisté, une véritable hémorragie narcissique quela « barrière » contient fort mal. Du reste, la référence à une perte de

l'objet plutôt qu'à une menace de castration indique bien que c'est

dans ce registre qu'il faut chercher à situer les choses, ce qui n'exclutnullement la nécessité d'articuler les deux champs, celui de la pertede l'objet et celui de la menace de castration. Il n'est pas inutile de

rappeler que dans son rapport Bouvet envisage à de nombreuses reprisesles relations de la névrose de dépersonnalisation avec la schizophrénieet la mélancolie. Mais il a également raison d'indiquer ici que ce quiest en cause est une relation avec un objet narcissique, c'est-à-dire unerelation objectale de type narcissique.

Quelles sont les implications de ces remarques à l'égard du problèmede l'affect ? Déjà en 1926, Freud, dans un des appendices d'Inhibition,

symptôme, angoisse(addendum C), discutait des rapports entre l'angoisse,la douleur et le deuil, comme nous l'avons plus haut rappelé. Il yfaisait remarquer que si l'angoisse est la réaction au danger que comportela perte de l'objet, la douleur est la relation propre à la perte. Si lemodèle de la douleur tel qu'il est envisagé par Freud est celui de ladouleur corporelle par effraction du pare-excitations, la lutte contre

L'AFFECT 1019

cette effraction nécessite des contre-investissements narcissiques quivident le Moi. La douleur psychique entraîne la production d'un

investissement hyper-intense de l'objet absent (perdu). Et si Freud

prend la peine d'ajouter que

« le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à latransformation de l'investissement narcissique en investissement d'objet »,

nous devons ajouter à sa suite qu'il ne peut s'agir ici que de l'inves-

tissement d'un objet narcissique, par suite du lien qu'il vient d'évoquer.Dès lors, la situation de la dépersonnalisation pourrait devenir

plus claire : à mi-chemin entre l'angoisse et la douleur. De l'angoisse,elle garde une certaine valeur de signal qui explique son déclenchement

lors de l'évocation du danger d'une perte objectale possible. De la

douleur, elle rappelle les contre-investissements comme productionsd'un investissement hyper-intense de l'objet absent ou perdu, comme

si cette perte n'était pas seulement vécue comme une menace, mais

s'était effectivement produite. Mais, à la différence de l'expériencede la douleur, il ne s'ensuit pas ici une représentation dudit objet dans

une situation de détresse, mais un véritable évidement du Moi quisemble vouloir rejoindre un objet non figuré, dans un ailleurs indéterminé,retrouvant dans les objets du monde extérieur, par les mécanismes

de l'identification projective, les caractéristiques d'hostilité et d'étrangetéde l'objet exclu. La « douceur » s'expliquerait alors par cette réalisation

non figurée de cette confusion consubstantielle recherchée. Les expé-riences de perte ne sont pas les seules à provoquer la dépersonnalisation,

puisque Bouvet remarque que le danger d'un rapprocher peut jouer le

même rôle déclenchant. On ne saurait parler de perte stricto sensu. Mais

le danger est au fond le même, car ce qui est redouté dans le dit rap-

procher est le risque d'une effraction du Moi, d'une menace de l'inté-

grité corporelle psychique. Ici encore tout le mécanisme fonctionne

à la fois comme s'il s'agissait d'un signal automatique de dangerd'effraction mettant en oeuvre les contre-investissements, et comme si

l'effraction s'était déjà produite, déclenchant l'afflux de libido narcis-

sique vers la plaie ouverte, ce qui favoriserait à nouveau cet évidement

du Moi par la brèche que le sujet ouvre en lui-même.

On pourrait dire que dans tous les cas une phase est pour ainsi dire

occultée, scotomisée, jouant le rôle d'un fantasme inconscient; la

menace de perte vécue comme une amputation narcissique et la menace

d'effraction vécue comme une brèche par laquelle s'écoule, comme

par un trou sans fond, l'hémorragie narcissique qui appelle d'autres

1020 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

investissements narcissiques. Ce qui nous paraît fondamental est la

négativation de la représentation fantasmatique, ne laissant parler quede purs affects et reportant cette représentation fantasmatique dans

les qualités projetées sur les objets du monde extérieur. On reconnaît

ici le rôle de l'identification projective souligné par les auteurs kleiniens.

Mais ce qui caractérise l'expérience de la dépersonnalisation, comme

bien des auteurs l'ont remarqué, surtout Peto et Bouvet, c'est le réinves-

tissement de l'objet qui met fin à l'expérience, et qui permet l'établis-

sement avec lui de relations objectales d'un style plus différencié et

même plus différencié qu'avant l'épisode de dépersonnalisation, quia réalisé une purgation des désirs agressifs du sujet.

Ainsi s'explique le paradoxe de la rigidité et du mouvement, ce

qu'on ne peut traduire qu'en termes d'économie narcissique, marquantdes modifications d'équilibre et de déplacement de l'énergie libidi-

nale narcissique et objectale. Perte (douleur) et réinvestissement se

succèdent avec leur cortège des réactions associées. Quête de l'objetet fuite devant celui-ci dans un équilibre constamment instable et

précaire. On comprend qu'aucune forme ne se fixe durablement ni

dans la névrose qui impliquerait une dominance des investissements

objectaux, ni dans la psychose qui impliquerait un reflux narcissiquesur le Moi, abandonnant les objets fantasmatiques et s'appliquant à

la création d'une néo-réalité délirante.

L'affect de structure narcissique révèle que le danger dont il signalel'existence n'est plus la castration, mais la perte de l'objet, l'atteinte

du Moi et ses conséquences, soit au niveau du clivage mélancolique,soit au niveau du morcellement schizophrénique. Comme tel, il est

plus diffus, plus envahissant que l'affect en liaison avec une structure

objectale. Parallèlement sa fonction de signal cède le pas devant sa

fonction quasi automatique et économique.

B) Les états de perte et de récupération objectates

Si la névrose de dépersonnalisation réalise cette rupture brutale

et temporaire du rapport objectai, il existe en clinique psychanalytiqueune gamme d'états plus discrets, mais relevant d'une problématiquevoisine. La plupart d'entre eux font partie des états limites. Ils se

caractérisent par des alternances de perte et de récupération objectates.Tout se passe comme si le statut de l'objet interne était dans ces cas

constamment menacé, perpétuellement voué à la disparition. Contre

cette menace ou à la suite de la survenue de la perte, sont mises en

L'AFFECT 1021

oeuvre des tentatives de récupération objectale immédiates et à tout

prix. De telles tentatives sont absolument nécessaires pour lutter

contre des affects dépressifs ou de morcellement et exigent une retrou-

vaille par des objets vicariants. Ces objets peuvent être prélevés sur

le corps ou sur le monde extérieur. Nous savons que le fétichisme a

pour but de soutenir la dénégation de l'absence de pénis maternel parl'investissement de ce qui se relie à lui métaphoriquement ou méto-

nymiquement. Mais ce qui est opéré ici en l'endroit du sexe a des

équivalents sur le plan du narcissisme. Deux exemples permettrontde mieux comprendre ce que nous voulons dire : l'hypocondrie et la

toxicomanie. L'hypocondrie, dont le lien à la libido narcissique avait

déjà été relevé par Freud, illustre ce prélèvement sur l'espace corporeld'un objet dont l'investissement a subi la conversion d'une libido

psychique en libido corporelle. Il est clair que l'organe hypocondriaqueenserre dans les mailles de son réseau un objet interne en perdition,ainsi contenu. Cet objet en surveillance devient à son tour objet de

scrutation et de persécution. Il ne peut être ni lâché, ni assimilé. Au

point de vue de l'affect s'installe une situation oscillante entre un

silence précaire et un malaise, un mal-être absorbant, témoin d'un

conflit entre libido d'objet et libido narcissique, comme entre des

pulsions erotiques et des pulsions destructrices. Telle est la nécessité

fonctionnelle de l'hypocondrie au point de vue de l'économie affective

contre le sentiment de défaite narcissique entraîné par la perte objectale.Dans la toxicomanie, nous assistons à une situation comparable

dans la mesure où l'objet toxicomaniaque a pour but de prévenir ou

de réparer une perte d'objet. L'assurance qu'un tel objet puisse être

retrouvé dans le monde extérieur et incorporé (contrairement à l'objet

hypocondriaque qui, pour ainsi dire, s' « excorpore ») doit être inlassa-

blement vérifié. La toxicomanie est nécessaire au toxicomaniaque

pour lutter contre le sentiment de vide affectif (1). De tels patients se

plaignent de se sentir complètement démunis de l'intérieur, comme

s'ils étaient en état de dénutrition affective permanente. Ils ont faim

et soif d'objet et doivent réellement incorporer un objet extérieur suscep-tible de les restaurer, aux deux sens du terme, c'est-à-dire de les

nourrir et de réparer les effets des pulsions destructrices. L'effet de

ces pulsions destructrices se manifeste par le vide qu'elles laissent

après leur travail, d'où la nécessité d'une reconstruction narcissique.

(I) Ou peut être d'un excès d'affect inmaîtrisable susceptible de détruire l'objet.

REV. FR. PSYCHANAL. 65

1022 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Ce qui fait le problème est l'impossibilité d'introjecter des affectsissus de la relation à un objet psychique, qui entraîne la nécessité derecourir à un toxique. L'élection du toxique se fera en fonction de seseffets sur Paffect. Tout ce qui peut engendrer un état d'affect — signede vie — sera investi totalement contre le silence affectif — signede mort. La toxicomanie est une lutte contre ce qu'on pourrait appelerune frigidité narcissique, un sentiment de misère affective, commeon parle d'une misère physiologique dans les carences graves.

Bien entendu, la toxicomanie peut s'installer non contre le vide

affectif, mais contre la douleur affective pour en neutraliser les effets.

Cependant, nous pensons que la douleur n'agit ici que comme menaced'extinction affective par épuisement des possibilités de lutte du Moi.

On conçoit que l'on touche là aux racines du rapport objectai,à la relation orale. On pourrait alors concevoir d'intéressantes relationsentre hypocondrie et toxicomanie d'une part, anorexie et boulimiede l'autre.

C) Etats psychosomatiques et psychopathiques

Le rapprochement insolite que nous faisons ici est hypothétique,c'est dire qu'il est ouvert à la discussion. Ceux qui plus que nous ont

l'expérience des patients auxquels il est fait allusion en débattront.La métapsychologie des états psychosomatiques est actuellement en

pleine élaboration. La contribution de l'école française (Marty, Fain,de M'Uzan, David) a relevé chez ces patients la pauvreté de l'élément

représentatif, la carence économique et fonctionnelle de la fantasma-

tique. Peu a été écrit sur l'affect dans ces états. Cependant, on peutinférer des travaux de ces auteurs que ce n'est pas seulement l'élément

représentatif qui fait défaut dans l'élaboration inconsciente, mais

que l'affect présente chez ces malades des particularités notables. Notre

expérience, limitée en ce domaine, nous a montré chez certains patientsque l'affect devait chez eux être vécu a minima. Lorsque après de nom-

breuses années d'analyse l'élément représentatif inconscient avait été

reconnu par les patients, et était rétabli partiellement dans ses fonctions

(rêve, fantasme), l'affect par contre était beaucoup plus difficile à

mobiliser. Tout se passe ici comme si, dans certains cas tout au moins,

l'affect était déduit à partir des représentationss ou hypothétisé aprèscoup, après une crise psychosomatique. « J'ai eu une crise, donc jedevais me sentir jaloux de X. » En somme, l'affect en question n'était

jamais parvenu à la conscience, dès qu'il avait été mobilisé, il ne pouvaits'exprimer qu'à la faveur d'un orage somatique. Cet orage était, lui,

L'AFFECT 1023

provocateur d'affect, c'est-à-dire de découragement, de tristesse,d'envie de tout abandonner, signant la défaite du Moi de n'avoir puempêcher la crise. En somme, de n'avoir pu maîtriser l'affect par unnon-lieu. Ce qui fait problème ici est cette conversion psycho (affect) -

somatique (crise).A la différence de l'hystérie, le lien entre le désir et le symptôme

nous est apparu beaucoup plus lâche que lors d'une conversion hysté-rique. On pouvait se risquer à lui proposer une valeur symbolique,mais cela restait sans effet. Sans affect. C'est-à-dire que l'interprétationétait reçue à un niveau intellectuel, sans résonance affective. Parallèle-ment le transfert, pourtant très intense, était farouchement nié. L'ana-

lyste est conçu comme un instrument thérapeutique. Son rôle est dedébarrasser du symptôme, afin de permettre au Moi de rétablir sa

toute-puissante maîtrise sur le corps. On devine que cette attitude vade pair avec des mouvements fusionnels reliés à une fixation à une

imago maternelle ayant droit de vie ou de mort sur le corps et la sphèreaffective. L'allégation d'indépendance à l'égard de l'analyste (ou dela mère) va de pair avec le refus d'un abandon de l'imago intériorisée

qu'elle représente. L'imago et le Moi se tiennent mutuellement pri-sonniers. Tout rapprocher excessif, comme toute tentative de séparation,est suivi d'une crise.

Ces observations nous ont fait penser que la crise somatique des

psychosomatiques (ou de certains d'entre eux) représente un authen-

tique acting out. Un agir au-dehors orienté vers le dedans, car, commedans l'acting out, le but essentiel est l'expulsion de l'intrus (l'affect)hors de la réalité psychique. C'est ce qui nous incite à rapprocherstructures psychosomatiques et structures psychopathiques. Le malade

psychosomatique serait donc un psychopathe corporel, qui traite son

corps comme les psychopathes traitent la réalité sociale, avec unedésinvolture extrême et où le sadomasochisme est de quelque manièrenon seulement inconscient, mais forclos.

Venons-en aux structures psychopathiques. On a souligné chez ces

patients l'importance, la massivité des actings, le mépris ou l'incons-cience dont ils témoignent à l'égard des objets externes. Ici encore,on est frappé par la nécessité contraignante du réagir par l'acte. L'actinga pour but de court-circuiter la réalité psychique par la décharge dela tension. Il est accompli dans une absence de recul qui frappe et quifait douter du fonctionnement du principe de réalité chez ces malades

qui ne paraissent obéir qu'au principe de plaisir, provoquant de désa-

gréables retours de bâton de la réalité sociale. Celle-ci est surinvestie

1024 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

par rapport à la réalité psychique, comme le corps est surinvesti contrela réalité psychique chez le psychosomatique. Ce qui nous frappe chezces patients est le rapport consommatoire qu'ils ont à l'égard des objets(indifférents en eux-mêmes) qui s'inscrivent dans une certaine constel-lation significative. En se jetant à «corps perdu »dans l'acte, ils dévorentles objets qui se trouvent dans le champ où ils sont venus se jeter. Ona le sentiment que l'important est pour ces patients de ne pas laisserse dérouler les affects en rapport avec cette situation, mais de les

épuiser d'un seul coup par l'acte. Ils ne peuvent attendre, ni tromperleur faim orageuse et destructrice. L'acting, ce coup d'éclat, amèneenfin la résolution de la tension, quelles qu'en soient les conséquences.Les psychopathes soutiennent la comparaison avec les psychosoma-tiques qui infligent un dommage à leur corps pour ne pas laissers'investir la réalité psychique.

Bien des traits différencient le psychopathe et le pervers. La lignebrisée des relations objectales, le statut d'instabilité de l'objet chez lui,l'intolérance à la frustration, la réponse sur un mode immédiat et non

différé, l'immaturité affective, le sentiment que tout lui est dû etl'accusation permanente du Moi se plaignant de ce que les autres ontfait de lui, caractéristiques du psychopathe, sont loin de s'appliquerau pervers. Celui-ci, si quelque parenté les unissait, serait en quelquesorte l'aristocrate de cette grande famille, le produit fin de race d'une

généalogie. Nous avons fait peu de place à l'affect du pervers dansnotre étude. Des travaux récents (Rosolato, P. Aulagnier-Castoriadis,M. Khan) ont tenté de jeter quelque lumière sur cette partie obscuredu champ analytique. La jouissance perverse reste encore un mystère,malgré que l'enfant soit dit pervers polymorphe. Comme toute jouis-sance, la jouissance perverse est jouissance en acte. Son triomphe estd'installer la publicité de cette jouissance au grand jour, tandis qu'elledemeure scellée dans le secret, malgré le scandale par lequel elle abesoin d'être révélée. Son rapport à la Loi est un des points qui la

relient à la psychopathie. Mais le psychopathe ne sait pas être pervers,il ne peut savourer la jouissance parce que la différence qui le séparedu pervers est celle du gourmand au gourmet. Le pervers fignoleson travail et élabore sa jouissance à travers le scénario qui lui estnécessaire. La perversion poursuit le but d'incarner le fantasme. C'est

pourquoi il nous semble que l'accomplissement de l'acting perversnécessite le montage d'une représentation scénique. Il y a dans l'acte

pervers un élément de théâtralité qui est la condition de la jouissanceperverse. La perversion la plus gravement perpétrée est marquée du

L'AFFECT 1025

sceau d'une dérision par celui qui l'accomplit, comme pour celui quiconsent à y participer. Elle est une sorte de drame satyrique qui doit

rester méconnu, seul le pervers ayant le droit de rire sous cape. De

qui rit-il ? De lui-même ? Peut-être, mais en tant qu'il dénonce de

sa place le père démasqué, enfin déchu de son rôle de père noble.

La Loi n'est autre que le désir du père, dit Lacan. Cela est surtout

vrai pour le pervers qui voit derrière tout père un hypocrite qui se

livre en secret à toutes les turpitudes possibles, alors qu'il sanctionne

sévèrement des vétilles. Et dans toute mère une putain asservie au

père, quand elle-même ne l'entraîne pas dans la jouissance impudente,alors qu'elle paraît une sainte femme, aux gestes pourtant étrangement

ambigus.

Lorsque l'enfant découvre que son auto-érotisme masturbatoire est

interdit, alors que les parents se livrent à un coït dont il magnifie

fantasmatiquement la jouissance, la seule vengeance qui lui paraisse

possible est la perversion. Mais cette vengeance est froide, cruelle et

la jouissance qui l'accompagne est marquée par le dénigrement. La

performance réussie par le pervers est d'obtenir le maximum de la

jouissance par l'exercice des pulsions partielles, à qui revient la fonction

d'assumer la totalité des possibilités de la sexualité génitale. C'est

pourquoi il peut réussir ce que le non-pervers n'est pas à même de faire

(quitte à en devenir névrosé ou impuissant) et qu'en même temps

toujours quelque chose manquera à sa jouissance, malgré sa revendi-

cation pour un plaisir sans entraves, prolongement du plaisir d'organe,contre le « plein amour d'objet ». Si le Surmoi du pervers paraît si

contradictoire, à la fois vaincu par l'accomplissement de l'acte perverset vainqueur par les sanctions pénales que le pervers paraît attirer,c'est peut-être parce que ce que souhaite le pervers est cette jouissancecomme châtiment et ce châtiment comme jouissance. Châtiment

corporel, invitant la Loi à le châtrer (1), c'est-à-dire à manifester son

hypocrisie en tant que Loi, puisque les juges pourraient aussi bien

être passibles des mêmes peines, si protégés qu'ils soient par leur

fonction.

Cette jouissance corporelle et ce châtiment corporel nous font

rapprocher métaphoriquement structures conversives et structures per-verses. Dans ces dernières, l'agir dans le corps et l'agir dans le réel

restent dans un rapport de symbolisation étroit avec la réalité psychique,

(1) Ce qu'elle consent parfois à faire effectivement (cf. : la castration des pervers sexuels

pratiquée dans certains pays).

1026 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

l'inconscient, le refoulé. Dans les structures psychosomatiques et

psychopathiques, bien que ce lien existe de façon beaucoup plusimprécise, il ne peut être aperçu du sujet, qui est coupé de tout accèsà son inconscient. Ainsi conversion et perversion forment-ils un noyaucohérent (en relation avec l'hystérie et la névrose obsessionnelle) avecles structures inconscientes. Au-delà, ou en deçà, on ne saurait le dire,structures psychosomatiques et psychopathiques représentent des étatsde dégradation énergétique qui poussent vers une décharge économiquedommageable au corps et au statut social de l'individu.

Nul doute que le prix payé à ces issues ne soit témoin de craintes

majeures pour le Moi contraint ici à des déformations, des empiéte-ments, des mutilations ou à un appauvrissement essentiel, au sens oùla richesse de la vie affective est compromise par le mode de fonction-nement en tout ou rien. Le clivage est alors patent entre la personnalitécritique et chronique. En fin de compte, ce qui caractérise le psycho-somatique comme le psychopathe est leur absence de symptomatologiepsychique : c'est-à-dire leur normalité. C'est pourquoi les premiers sontentre les mains des médecins et les seconds des hommes de loi (1).

D) L'arriération affective

Il n'est pas dans l'esprit de l'investigation psychanalytique d'envi-

sager la clinique sous l'angle de l'arriération. Aussi le terme d'arriérationaffective doit-il être employé par référence à une dénomination deconvention pour désigner une structure du caractère. L'arriérationaffective est un tableau clinique d'apparence bénigne. Cependant le

psychanalyste considère les patients qui présentent une immaturitéaffective avec réserve. Il connaît les écueils présentés par un noyauconstitué par une dépendance à l'objet et une idéalisation de celui-ci

qui peuvent se révéler irréductibles. Ce qui frappe chez de tels patientsest le maintien, malgré une évolution apparente dans la vie profession-nelle et sociale, d'un style de relations objectates qui a réussi enverset contre tous à se maintenir dans l'ingénuité originelle : l'aspectphysique éternellement juvénile, la sensibilité, ou plutôt la sensiblerie,la minauderie, la revendication affective, le contre-investissement pul-sionnel global sexuel et agressif atteignent ici des proportions surpre-nantes. L'immaturité affective parait dépendre d'une organisation

( 1) Cesremarques cursives sur les perversions sont, nous en avons conscience, loin de cernerl'essence des relations entre affect et jouissance perverse.

L'AFFECT 1027

narcissique qu'il faut tenir à l'abri de l'évolution. Le conflit entre cetteorganisation narcissique et les exigences pulsionnelles se termine parla mise au secret de ces dernières. On comprend mieux alors le fan-tasme d'omnipotence qui se cache derrière ce qu'on taxe d'infantilisme.Cette omnipotence vise à tenir l'objet captif par le « chantage » affectif.Toute demande de la part de l'objet impliquant soit un rapport de

style plus évolué, soit une satisfaction pulsionnelle est reçue commeun assassinat narcissique. C'est l'enfant qu'on cherche à blesser parcette demande. Les investissements pulsionnels envers l'objet serontcontrecarrés par des investissements contre-pulsionnels envers desobjets idéalisés. Souvent les objets transitionnels conserveront leurinvestissement bien au-delà de la phase du développement où ilseurent une valeur fonctionnelle transitoire.

Peut-être plus encore que la libido sexuelle, c'est la libido agres-sive qui sera contre-investie avec vigilance, probablement parce quec'est elle qui est vécue comme la plus dangereuse dans le rapportobjectai.

On devine en effet que ce qui doit être banni du Moi est une certaineviolence affective susceptible de détruire l'objet, comme si s'assouvissaitici un désir de vengeance criminelle. Quel est le forfait pour lequell'objet serait ainsi puni ? S'il est difficile de le savoir avec certitude,on peut le conjecturer. L'accusation majeure portée sur l'objet est dese libérer de la tutelle du sujet afin de vaquer à ses tâches. Des tâches

qui, en fin de compte, se révèlent être des satisfactions pulsionnelles.La mère quitte l'enfant la nuit pour se livrer aux relations sexuellesavec le père. Le père n'accorde pas toute l'affection désirée pour jouirde sa, ou de ses, femmes. L'arriération affective naît de cette découverteet souhaite entretenir l'illusion d'une rencontre avec un objet qui fasse

exception à cette règle. En même temps, elle accuse les objets de repro-duire cette situation d'enfance et de forcer le sujet à participer à ce

qui fut l'origine d'une blessure narcissique humiliante. Le désir de ne

pas grandir devient alors à la fois la fixation à un moment antérieur àla découverte de la sexualité parentale, et à la fois la vengeance exercéeà l'égard de l'objet primitif par le biais d'une dépendance qui obtientla perte de la liberté de l'objet au prix de la liberté du sujet. Bien

entendu, cette relation objectale entretient la propre dénégation des

pulsions du sujet. L'arriération affective prend le désir idéalisé du

parent à la lettre. «Ils me veulent ingénu pour ne pas que je sois témoinde leur vie pulsionnelle. Ils me veulent innocent pour ne pas se sentir

coupables. Je demeurerai l'éternel innocent pour qu'ils se sentent

1028 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

éternellement coupables. Je leur ferai honte d'être ce qu'ils sont,

puisqu'ils ne m'ont pas permis d'être comme eux quand je n'étais

qu'un enfant, même au prix d'une mutilation de moi-même. »

CONCLUSION

L'opposition entre le champ des névroses dominé par la probléma-tique de la castration et le champ des psychoses dominé par la problé-matique du morcellement (clivage simple ou multiple) ne devrait pasinciter à croire que nous relativons ici la castration et cherchons undomaine « au-delà » d'elle. En fait, castration et morcellement se

comprennent l'un par l'autre. On pourrait proposer comme dénomi-nateur commun le concept du démembrement.

Démembrement comme perte du membre sexuel et comme sépa-ration des membres qui constituent le corps. En fait la menace decastration est menace d'atteinte à l'intégrité narcissique et impossibilitéde se réunir à la mère. Au reste, la suspension de l'activité masturbatoirea pour but de sauver l'organe en sacrifiant la jouissance, le vouant àune sorte de paralysie fonctionnelle pour le mettre à l'abri de la muti-lation. Inversement le clivage est toujours clivage entre une partiesexuée et une partie antisexuée, lorsqu'il est clivage simple. Lorsqu'ils'agit d'un clivage multiple, chaque noyau isolé, chaque fragment de

corps morcelé est investi de libido érotique et représente un pénis en

puissance. Tausk rappelle que la libido corporelle sert de défensecontre la libido psychique; la machine à influencer est un organegénital certes et aussi un appareil psychique entièrement libidinisé. La

dispersion des fragments disloqués est une castration perpétrée avecacharnement réduisant le corps phallique entier en fragments épars.Castration de l'objet partiel au « colossal investissement narcissique »

(le pénis), castration narcissique fragmentant le corps en une multitude

d'objets partiels, les deux registres non seulement ne s'opposent pas,mais se définissent l'un par rapport à l'autre. La castration pénienneimplique la référence à un corps narcissiquement unifié. Le morcel-lement du Moi renvoie à l'objet partiel incorporé, élément fondatifdu narcissisme du sujet. La castration renvoie à la différence des sexes,à l'identité sexuelle, comme le morcellement renvoie à la différenceentre la mère et l'enfant par laquelle celui-ci advient comme « indivis ».On comprend mieux alors la fonction du père phallophore, lieu de

repère de la différence des sexes et de la différence entre la mère etl'enfant.

CHAPITRE IV

L'AFFECT, LE PROCÈS PSYCHANALYTIQUEET LE COMPLEXE D'OEDIPE

I

« L'intention du travail analytique, comme on le sait, est d'amener lepatient à lever les refoulements des débuts de son développement (le motrefoulement étant pris ici dans le sens le plus large) pour les remplacerpar des réactions qui correspondraient à un état de maturité psychique.A cet effet, il doit se souvenir de certaines expériences et des motions affec-tives suscitées par elles, les unes et les autres se trouvant oubliées à présent.Nous savons que les symptômes et les inhibitions actuelles sont les suitesde tels refoulements, donc les substituts de ce qui a été ainsi oublié. Quelmatériau met-il à notre disposition dont l'exploitation nous permette del'engager sur le chemin des souvenirs perdus ? Différentes choses : desfragments de ces souvenirs dans des rêves, en eux-mêmes d'une valeurincomparable, mais souvent pourtant déformés par tous les facteurs quiparticipaient à la formation du rêve ; des idées subites qui émergent lorsqu'ilse laisse aller à «l'association libre »et dans lesquelles nous pouvons reconnaîtredes allusions aux expériences refoulées ainsi que des rejetons à la fois desmotions affectives réprimées et des réactions contre elles ; finalement, desindices de la répétition des affects appartenant au refoulé apparaissant dansdes actions plus ou moins importantes du patient à l'intérieur comme àl'extérieur de la situation analytique. Nous avons appris que la relation detransfert qui s'établit avec l'analyste est spécialement favorable au retourde telles relations affectives. A partir de cette matière première pour ainsidire, il nous appartient de restituer ce que nous souhaitons obtenir » (1).

Dans ce paragraphe d'une vingtaine de lignes, l'affect est mentionné

quatre fois. Signe de sa présence prépondérante dès qu'il est fait

allusion à la situation analytique.A la catégorie de l'affect correspond : « le souvenir de certaines

expériences », le rêve qui charrie un écho de ces souvenirs, des « idées

subites », des actes, tout cet ensemble étant réactivé par la relation de

(1) Constructions dans l'analyse (1937), trad. E. R. HAWELKA et U. HUBER revisée parJean LAPLANCHE.

1030 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

transfert « spécialement favorable au retour de telles relations affectives ».

La situation analytique nous met donc en présence d'un matériel

psychique où la « présentation » du passé — le passé se conjuguantau présent — s'accomplit dans un tissu de discours caractérisé par

l'hétérogénéité. Celle-ci unit dans sa texture, où les fils d'hier et d'au-

jourd'hui s'entremêlent, des éléments aussi différents que des idées,des représentations, des actes axuquels se joignent des affects. L'affect

n'a donc pas une fonction uniforme. Freud parle tour à tour de motions

affectives, d'affects réprimés ou appartenant au refoulé, de relations

affectives. Ainsi l'affect a la fonction, selon le contexte, d'être soit

une émanation de la pulsion (motions affectives), soit le moteur d'une

idée, soit le mobile d'actes, soit encore un ensemble de relations quele rapport à l'objet transférentiel aide à se répéter.

Si le but de l'analyse est la levée de l'amnésie infantile obtenue parla levée du refoulement, Freud, à la fin de cet article, devra concéder

que le recouvrement des souvenirs ne se produit pas toujours, la

résistance l'emportant sur la remémoration. Mais c'est pour conclure

que l'analyse n'est pas pour autant infirmée. La construction de l'ana-

lyste est validée par l'affect du patient. « Très souvent, on ne réussit

pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analysecorrectement menée le convainc fermement de la vérité de la construc-

tion, ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu'unsouvenir retrouvé. »

Cet effet de vérité est celui de la vérité historique. Un peu plusloin Freud, à propos de l'hallucination, fait l'hypothèse que celle-ci

pourrait « être le retour d'un événement oublié des toutes premièresannées, de quelque chose que l'enfant a vu ou entendu, à une époqueoù il pouvait à peine parler ». Dans cette hypothèse, l'affect de l'expé-rience est lié à une représentation hallucinée. En effet, le défaut d'une

possibilité d'encodage par le langage pourrait expliquer son retour

sous la forme hallucinatoire. Il est remarquable que Freud termine

son article par le rappel de la phrase qui devait connaître une telle

fortune : « le malade souffre de réminiscence ». A l'origine, celle-ci

s'appliquait à l'hystérique, voilà maintenant son application étendue au

délire. Il est non moins remarquable que Freud n'ait pas cité parmi les

matériaux du discours de l'analysant le fantasme dont la découverte

modifia singulièrement la conception première du traumatisme et de

la réminiscence.

Réminiscence et construction vont de pair. D'autant que la rémi-

niscence est le fruit d'une construction de l'analysant. Or, on peut

L'AFFECT 1031

s'interroger aujourd'hui, après Freud, pour savoir si la construction

de l'analyste porte sur le fantasme inconscient, ou l'événement matériel.

Si l'effet de vérité dépend de l'exactitude de la construction quant à

l'événement ou quant au fantasme.

Lorsque Freud donne l'exemple des cas où l'analyse ne permetpas la levée de l'amnésie infantile, il bute dans la construction sur

le souvenir-écran, représentation bouchant l'entrée du passage versle refoulé, sorte de point limite au-delà duquel il paraît interdit d'aller.

Or, l'analyse rigoureuse ne permet pas, si l'on se fie au seul analysant,

d'opérer la distinction entre souvenir-écran et fantasme (1). Leur

structure est la même, tous deux sont construits à partir de fragmentsmorcelés de perception, désarticulés, rassemblés pour constituer une« scène psychique », décor ou scénario, élément de notre théâtre privé.Ainsi la controverse qui consiste à savoir si la construction porte sur

le souvenir ou le fantasme est-elle à la limite sans objet. Ce qu'il importede souligner, c'est qu'il ne faut pas avoir la naïveté de croire que l'expé-rience vécue dans le réel suscite des réactions affectives d'une plus

grande intensité que le fantasme.

Les «événements » traumatiques sont interprétés fantasmatiquement ;le trauma est d'autant plus violent que le Moi est moins en mesure

de percevoir la réalité de l'événement. Inversement une activité fantas-

matique, sans correction par le réel, fait de l'expérience réelle banaleune expérience traumatique. Faire la part de l'événement et du fantasme

reviendrait, lorsqu'il s'agit des premières phases du développement,à vouloir dissocier l'indissociable (2).

Le pouvoir affectif du fantasme n'a rien à envier aux effets du réel.Fantasme et affect s'appellent l'un l'autre. L'évocation du fantasme

soulève une montée d'affect (relisons On bat un enfant) qui amène

souvent un remaniement de l'affect dans un sens plus angoissant ou

plus proche de la réalisation non déguisée du désir. La tension affective

sollicite le fantasme qui est déjà en soi une issue de décharge, une« liaison » de cette énergie libre en quête de représentation. Le fantasme

(1) Dans les lettres à Fliess (Manuscrit M, 25-5-1897), FREUD précise la structure du fan-tasme et son lien au souvenir : « Les fantasmes naissent par combinaison inconsciente, seloncertaines tendances, de choses vécues et entendues. Ces tendances s'exercent en rendantinaccessible le souvenir à partir duquel les symptômes se sont créés ou peuvent se créer "

(SE, I, 252). Les processus d'amalgame et de distorsion chronologique aboutissent donc à une" construction » qu'on peut rapprocher de la construction de l'analyste. Relevons que Freudadmet l'existence d'une formation de symptômes à partir de constructions de motions (Impuls-bildung).

(2) Ceci n'implique, faut-il le dire, aucune prééminence du point de vue génétique.

IO32 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

s'élabore sur un noyau de souvenir, mais celui-ci à son tour se trans-

forme dans la mémoire, s'amalgamant à d'autres fragments appartenantà des souvenirs de périodes différentes, y mêlant aussi le contenu

d'autres fantasmes. Cette « construction » est un mixte où se mêlentinterdiction et réalisation de désir, passéde «différentes couches, événe-

ments réels et événements fantasmes ».Ce qui importe est l'effet d'orga-nisateur de ce résultat de travail psychique.

Il faut cependant, après avoir rapproché souvenir et fantasme par

rapport au réel dans leur effet d'affect, mettre une limite à ce rappro-chement. Réel et fantasme sont chacun isolément producteurs d'affect.

Mais l'effet traumatique de l'affect naît précisément, tout analystele sait, quand le réel confirme ce qu'on pourrait appeler le pressentimentdu fantasme. Lorsque Freud dit que la perception des organes génitauxmaternels, mettant la castration à ciel ouvert, a un effet sur l'enfant

comparable à ce qui se produit chez l'adulte à la suite de la chute du

trône ou de l'autel, il n'exagère pas. Si la seule réponse possible devantce traumatisme visuel est le clivage du Moi dont le fétichisme nous

montre la cicatrice, il faut en effet que l'affect ait eu un effet drastique

pour amener le Moi à consentir à une telle automutilation par le

désaveu. Ici joue un des effets majeurs de l'affect insuffisamment

souligné : la croyance, il faudrait dire la foi.Les différents écrits de Freud sur la religion rencontrent leur

limite aux portes de la foi, qui résiste souvent à l'analyse. Le maintiendu clivage est tel qu'il ne manque pas d'analystes croyants — à quelquereligion qu'ils appartiennent — ni non plus de savants irréprochables

qui prennent plus ou moins régulièrement le chemin de l'église, du

temple, de la synagogue. Tant est solidement préservé le domaine de

l'illusion, de la croyance au fétiche, au père tout-puissant protecteurou à la mère consolatrice.

Avec l'expérience du réel confirmant le fantasme, on est face à un

événement qui joint la perception et l'affect, que la défense pourradissocier. L'effet traumatique vient ici de la « malheureuse rencontre »

du fantasme et de la perception. Sans le fantasme de la castration, la

perception des organes génitaux maternels ne signifierait rien d'autre

qu'une différence de conformation. Sans la théorie sexuelle du coït

sadique selon laquelle la mère est châtrée par le père ou le châtre, la

perception du vagin ne saurait avoir des conséquences affectives si

dramatiques. Remarquons en passant que le fantasme d'un pénismaternel interne — du pénis du père dans le ventre de la mère — ne

résout rien. La castration vaginale fait coïncider l'absence d'un membre

L'AFFECT 1033

« perdu » en cours de route, avec sa retrouvaille dans l'autre où le

parasite s'est nourri du pouvoir de son hôte. L'horreur de la castration

fait place ici à la terreur de la pénétration — fantasme non moins

redoutable que celui éveillé par le manque de pénis visible chez la mère.

Ainsi la série fantasme - souvenir-écran - souvenir - perception

conjoint et disjoint ces différents termes et les rend indissociables.

En tout état de cause, le travail analytique avant d'opérer la construction

se doit d'opérer la déconstruction du fragment psychique composite

qu'offrent le fantasme, le souvenir-écran et les formations de l'incons-

cient. C'est lorsque ce travail s'accomplit de façon satisfaisante que l'on

assiste parallèlement à un travail sur l'affect dans le transfert.

Ce remaniement s'opère par une modification quantitative et quali-tative des affects. Le Moi étant alors en mesure de réintégrer le fragmentinconscient de représentations et d'affects étend son pouvoir sur le

terrain reconquis. Le quantum d'affect tombant sous la juridictiondu Moi est, pour ainsi dire, partie intégrante de la structure fonctionnelle

qui le caractérise et ne menace plus cette organisation. Quant à la

qualité de l'affect, elle recouvre son identité véridique. Du point de

vue qualitatif, l'affect retrouverait après la levée du refoulement sa

vocation. Le déplaisir est rapporté à sa véritable représentation : l'évo-

cation de la perte de l'objet ou de son amour, la perte du membre,la perte de l'estime de soi. Ou bien encore, là où le plaisir se présentaitsous le travestissement du déplaisir, là où la souffrance était la satis-

faction retournée adressée au Surmoi, Eros réaffirme ses droits origi-naires et fait tomber les masques. Ne négligeons pas pour autant l'effet

séparateur des pulsions de destruction qui maintiennent le refoulé

dans la ségrégation par la résistance. En effet, sitôt la prise de conscience

achevée, une nouvelle résistance s'installe s'opposant à toute percéeultérieure. Le sort de la cure dépend du bilan de ce travail de Pénélope.

Cette évolution heureuse est plus rare qu'on le souhaiterait. Si

de tels résultats ne sont ni si complets, ni si fréquents, cela n'enlève

rien au fait que cette issue est le critère d'un travail analytique mené

à terme.

II

De quoi dépend cette issue favorable du travail analytique ? Quelssont les cas où une telle issue ne se produit pas ?

Nous pouvons en ce point de notre interrogation nous porter vers

notre expérience. Mais à quel niveau de celle-ci ? Certes nous pouvons

opposer dans une perspective nosographique les bons et les mauvais

1034 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

cas, les névrosés et les psychotiques. Mais cette référence est sans doute

trop globale, trop éloignée du travail psychanalytique. Sans compter

que chacun de nous peut invoquer le cas de patients psychotiques quiont plus bénéficié de l'analyse que certains névrosés, qu'il s'agisse de

névroses de caractère ou de névroses de transfert.Les critères de santé et de maladie sont bien imprécis et bien

insuffisants pour notre évaluation. Les analyses de personnes «normales »

(analyses de formation) ne sont pas toujours celles qui nous donnent

l'impression du travail analytique le moins malaisé.Nous pouvons aussi interroger la structure du transfert. On peut

faire état de transferts où l'ambivalence reste modérée, les affects

nuancés, les régressions partielles et temporaires, les défenses soupleset mobilisables ; ici les interprétations ont pu être intégrées conduisant

à une véritable transformation de l'économie psychique. A ces trans-

ferts s'opposent d'autres transferts où l'ambivalence est extrême, les

affects orageux, les régressions massives et durables, les défenses

rigides et prises en bloc ; ici le patient reste aveugle ou sourd à l'inter-

prétation, l'analyse n'aboutissant qu'à des transformations superficielleset précaires à moins que le bilan de la cure n'apparaisse franchement

négatif marqué par un changement défavorable qui justifiera la plusgrande prudence au moment de poser l'indication d'analyse. On

retrouve dans cette opposition la description de M. Bouvet entre

structures génitales et prégénitales, prolongées par les observationsrécentes de M. de M'Uzan.

Nous opposerons trois types de séances d'analyse dont nous tirerons

certaines conclusions :

Type I. — La séance est dominée par un climat pesant, lourd,

marécageux. Les silences sont de plomb, le discours est dominé parl'actualité : actualité de la présence de l'analyste qui ne peut être un

instant mise entre parenthèses, actualité du conflit qui domine la vie

de l'analysé, actualité du réel et du monde extérieur, qui emprisonnel'analysant et étouffe sa parole. Celle-ci est sourde, monotone, comme

ligotée par la présence du corps qui s'exprime par la voix. Le discours

est uniforme, il est un récit descriptif où aucun renvoi au passé n'est

décelable ; il se déroule selon un fil continu, ne pouvant se permettreaucune brisure. Cette parole captive est captatrice de l'analyste. Celui-ci

se sent aussi prisonnier de l'analysant que l'analysant semble l'être

de son corps. Procède-t-on à l'analyse spectrale de ce discours qu'on

n'y décèle qu'une morne uniformité, déroulée selon le mode d'un

L'AFFECT 1035

récitatif ou d'une incantation. Ce qui parvient à l'analyste est une

substance compacte, gélatineuse. La viscosité libidinale dont parleFreud n'est pas ici un vain mot. La diversité des registres auxquelsFreud se réfère dans l'article cité plus haut se fond dans une masse

commune, où toute distinction entre affect, représentation de chose,

représentation de mot est arbitraire. Les projections de transfert

se donnent dans une certitude immuable qu'il n'est pas possible de

mettre en question, ce qui pourrait donner accès à la prise de conscience

ou à la compulsion de répétition qui permettrait un meilleur abord

interprétatif dans une conjoncture analytique différente. La rêverie

du fantasme paraît anémiée, appauvrie sans élaboration. Les rêves

sont récités ; l'analysant paraît surtout préoccupé de restituer en séance

l'atmosphère du rêve, son climat affectif. L'énigme qu'est le rêve est

prise dans l'élaboration secondaire qui fait primer le rêve comme récit

et comme événement au rêve comme travail sur des pensées. Quandla tonalité affective se tend en cours de séance, elle se décharge d'un

bloc, sans qu'une connotation représentative puisse lui être reliée. Tout

est d'un pur présent. Peut-on parler de résistance de transfert ? Il

semble plutôt qu'on doive parler de transfert englué qui ne sort de sa

gangue que pour exploser sans profit pour l'insight. Parfois à l'opposé,la décharge survenue, l'affect paraît s'être vidé, le corps du patients'alourdit encore davantage, l'analysant est un poids mort sur le

divan.

Il ne faudrait pas croire qu'une telle relation analytique soit désin-

vestie par l'analysant. Bien au contraire, elle est surinvestie. La séance

d'analyse est attendue, de longtemps appréhendée et souhaitée. L'ana-

lyste est pour l'analysant un poumon d'acier qui lui permet de survivre

au-dehors. Les absences de celui-ci amènent une position de retrait

de tous les investissements, une hibernation libidinale jusqu'à la

reprise des séances. Le transfert parasitaire peut épuiser les efforts

d'empathie de l'analyste et conduire à un contre-transfert de dégagementoù l'analyste tente de se sortir du bourbier transférentiel.

Cette caricature typique que nous avons chargée à dessein est celle

du transfert où l'affect tient lieu de toutes les formes de représentations

possibles. Transfert à résonance corporelle dominante, il ne permet

qu'un travail des plus limités qui se borne pour l'analyste à une politiquede présence. Si celui-ci veut éviter certaines catastrophes narcissiques,il doit particulièrement surveiller dans les manifestations de sa

présence tout ce qui peut trahir les traces d'un contre-transfert

négatif.

1036 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Type II. — La séance est ici dominée par une extrême mobilité

de représentations de toutes sortes. Sitôt étendu, le patient a beaucoupà dire. Réflexions issues de la dernière séance, de tout ce qui a été vécu

depuis celle-ci, de tout ce qui se présente en cours de séance. Le travail

associatif va bon train, la langue est déliée, rapide, presque torrentielle.

L'analyste est noyé sous le flot des paroles ; celles-ci forment des

ensembles de réflexions fort ingénieuses, exactes en droit, qui pour-raient aussi bien figurer dans une conférence ou un travail écrit. Les

images se présentent en foule, appartenant à un passé récent, remontant

le cours d'un passé plus ancien, anticipant sur l'avenir. Tout y passe :

les relations avec le conjoint, les amis, les professionnels, les travaux

en cours, les lectures profanes ou sacrées — c'est-à-dire hors du domaine

de l'analyse ou dans le champ de celle-ci. L'analyste devrait être séduit

par ce patient qui lui donne tant. Pourtant l'analyste a le sentiment

que son processus analytique n'est pas embrayé. Le typhon des repré-sentations tourbillonne autour de lui. Il en occupe l'oeil, c'est-à-dire

la place que n'agite aucun souffle. La fuite des représentations quin'est pas sans rappeler la fuite des idées lui donne l'impression de

productions psychiques arbitraires. C'est-à-dire que le patient pourraittout aussi bien dire le contraire de tout ce qu'il avance sans que cela

ne change rien de fondamental à la situation analytique. Les formations

de l'inconscient sont marquées, lorsque le patient les analyse, du même

sceau d'abondance stérile. L'analysant est expert à retrouver les filons

associatifs d'un rêve, d'un fantasme, d'un lapsus, d'un acte manqué.Tout ceci est sans conséquence car l'analyse glisse sur le divan comme

l'eau sur les plumes d'un canard. Il n'y a aucun crochetage par l'incons-

cient, aucun amarrage dans le transfert. Le transfert est ici volatil,libre comme l'air. L'analysant est une merveilleuse machine à associer

qui tourne parfaitement rond. La présence de l'analyste est tout à fait

superflue. S'absenterait-il discrètement que cela passerait tout à fait

inaperçu de l'analysant. Autant dire que le processus psychanalytiquen'est nullement engagé et que le transfert parait ici être sous le coupd'un non-lieu. Tout effort de l'analyste pour souligner les caractéris-

tiques de cette situation est annulé parce qu'immédiatement assimilé

par l'analysant, c'est-à-dire que son dire fait immédiatement l'objetd'associations et d'interprétations souvent justes d'ailleurs, mais sans

impact.La caricature que nous venons d'esquisser est, comme dans le cas

précédent, appuyée. Elle est la forme extrême d'un type, dont l'existence

est néanmoins incontestable. Il est facile de repérer la défense, oeuvrant

L'AFFECT 1037

ici dans le sens d'une élimination continue des affects, qui, aussitôt

qu'ils se manifestent sont pris dans le réseau représentatif.Il serait facile de retrouver dans cette opposition du type I et du

type II les descriptions de Bouvet. Résistance de transfert, résistancedu trop éprouver, résistance de forme hystérique dans le type I,résistance au transfert; résistance du trop comprendre, résistance deforme obsessionnelle dans le type II.

Ce qui nous paraît significatif dans cette opposition est la défensecontre la représentation par l'affect et la défense contre l'affect par la

représentation. Tout se passe comme si le Moi avait le pouvoir, enfaisant jouer les mécanismes de défense inconscients, d'opérer la sépa-ration relative de l'affect et de la représentation afin qu'en aucun casceux-ci ne puissent coexister dans la chaîne du discours.

Nous ne saurions négliger les conséquences contre-transférentiellesdes situations présentées par les malades producteurs de séances des

types I et II. S'il est vrai que l'analyste doit être capable de sympathieet d'empathie devant ces indices de souffrance psychique dont cetexcès ou cette insuffisance d'affect sont le témoignage, on ne peut,sauf à tomber dans une vue idéalisante, exiger de lui qu'il puisse faireface avec impassibilité à ces situations éprouvantes. Bien entendu,l'analyste sait la provocation masochiste, donc agressive, qui se cachederrière les séances des types I et II. La compulsion de répétition des

patients producteurs de telles séances vise à renouveler de la part de

l'analyste le rejet qu'ils attendent de lui. Et sans doute l'analyste quipossède une maîtrise suffisante de ses affects sera-t-il averti du jeu qu'onvoudrait lui faire jouer. Mais savoir et pouvoir sont différents. Lamaîtrise effective de l'analyste, si bien analysé qu'il soit, n'est pas à

l'épreuve de toutes les situations. Certes, si ces situations sont tropfréquentes ou trop intenses et que l'analyse du contre-transfert n'ypare pas efficacement, il appartiendra à l'analyste de pousser son analyseplus loin. Mais on ne saurait lui demander d'être un surhomme domi-nant totalement ses affects, sans tomber dans un mythe idéologique.L'analyste alors serait en mesure d'affronter toutes les situations ana-

lytiques et au bout du compte le problème des indications de l'analysene se poserait plus.

Que fait l'analyste de ses affects ? Si la réponse souvent donnéeà cette question est celle du clivage : il les maîtrise dans sa pratiqueprofessionnelle et leur donne libre cours dans sa vie privée, elle reste

problématique quant à la praxis. Comment demander à la fois l'empathiela plus profonde, l'identification affective et la maîtrise de la réponse ?

REV. FR. PSYCHANAL. 66

IO38 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Ne pas assigner des limites à l'une comme à l'autre, c'est faire de

l'analyste un mage, spéléologue de la psyché et grand-prêtre de la

parole. C'est encore nourrir le fantasme de l'omnipotence analytiquevenant à bout de n'importe quelle structure d'inconscient. Le maso-chisme expiatoire ou réparateur de l'analyste n'a, de jure ou de facto,pas obligatoirement d'effets curateurs sur le masochisme de l'analysant.Nous dirons qu'il nous parait souhaitable que ce dernier puisse sentir

qu'il a induit chez l'analyste un sentiment d'attente limitée, signe de laconscience de son pouvoir et des bornes entre lesquelles celui-ci setient. Si le jeu affectif se portera sur ces limites, au moins ne disposera-t-ilpas de tout le champ pour y faire jouer Pintrication de ses demandesde satisfactions régressives et de ses opérations défensives.

Dans cette conception, la maîtrise affective ne signifie pas impas-sibilité affective, mais appel à la fois à la libération affective et au désird'un surmontement qui ne cède pas à la fascination de ce qui a étélibéré.

Ces considérations qui visent les analyses difficiles aux limitesou au-delà du pouvoir de l'analyste doivent être comparées à la souplesseaffective, la mobilité de l'insight, la tolérance aux variations de registredont l'analyste fait preuve devant les sujets analysables. Ici, la pratiqueanalytique n'est plus un fardeau, mais l'exercice d'une fonction quicomporte ses renoncements comme ses satisfactions, ses obligationscomme ses privilèges. L'amour du métier peut alors faire de la pratiqueanalytique une expérience affective enrichissante pour l'analysantcomme pour l'analyste. Les affects en partage s'échangent dans lesdeux sens, du divan au fauteuil et réciproquement. Le rôle de l'analystesera alors d'assurer l'investissement de leur communication.

Type III. — La séance a pour caractéristique essentielle de susciterl'écoute de l'analyste comme effet du désir du patient d'être entendu.Le discours du patient s'enclenche à partir de ce qui se présente àson esprit dans une ouverture initiale qui va au fil de la séances'étendreou se restreindre selon les moments de tension ou de détente de lasituation de transfert. L'analyste est présent pour le patient, mais sa

présence, moteur de la parole, n'aura besoin ni d'être conjurée, ni d'êtrecirconvenue. Pour qui parle l'analysant ? Pour l'analyste sans doute,mais aussi bien pour l'Autre qu'il représente, pour lui-même et, à la

limite, pour personne et pour rien. Il parle pour dire, mais nous dirions

plutôt qu'il parle pour parler. Loin de voir là une nuance péjorative,nous verrons au contraire dans ce projet de parole une position fonda-

L'AFFECT 1039

mentale. L'analysant parle pour constituer le procès d'une chaînede signifiants. La signification n'est pas attachée au signifié auquelrenvoie chacun des signifiants énoncés, mais est constituée par le

procès, la suture, la concaténation des éléments enchaînés.Rien ici, qu'on ne se trompe pas, qui identifie le procès de la signi-

fication à une structure de narration ou de récit. Bien au contraire,la ligne du discours, celle que la censure n'entrave pas de façon majeure,est fondamentalement brisée et discontinue. Ici on peut apercevoirune double articulation analogue à celle que Martinet décrit pour le

langage. Les syntagmes du discours sont articulés à l'intérieur d'eux-

mêmes et entre eux, mais les brisures du discours font de celui-ci undiscours non intelligible à l'auditeur qui en chercherait la significationconsciente. La deuxième articulation est celle qui, invisible au niveaudu discours conscient, est à déduire par l'analyste qui se livre au travail

analytique. Pour ce faire, il tient compte non seulement des pleins du

discours, mais aussi des suspensions, des blancs, des lacunes en chaquesyntagme et entre les syntagmes. Le silence parle autant que la parole.Ce que révèle ce processus de concaténation est une hétérogénéitédans les temps du discours comme dans les formes constitutives du

discours. Les éléments appartenant au passé renvoient au présent.Le présent fait rebondir les associations du passé qui renvoient la ballevers les anticipations du futur par la référence à un projet. L'unité

de temps est rompue, la signification du passé comme celle de l'avenir

projeté s'aperçoivent par éclats dans une démarche après coup. Toute

interprétation fournie par l'analysant peut se donner comme un déjà

signifié en attente de sa signification. A ce titre, l'interprétation est

toujours rétrospective, comme la signification perçue. « C'était donc cela

que ceci voulait dire » (1). La signification (inconsciente) n'appartientjamais au présent, seule la signification consciente peut lui appartenir. Etc'est justement ce que le procès de la séance met en question. La

certitude de l'affect vécue dans le présent est soupçonnée. Le procèsde la séance est parfois douloureux parce qu'il peut révéler une profondeinfidélité à l'identité consciente, mais la règle de l'analyse est d'acceptercette contestation implicite. L'unité du sujet est rompue, fendue,clivée. Les éléments par lesquels le procès procède sont des modes

de discours hétérogènes. L'analysant parle et lie par des représentationsde mot les pensées, qu'il transforme ainsi par le langage, en perceptions,

(1) Nous laissons à D. Anzieu l'étude du champ des relations entre la structure du discoursde l'analysant et l'interprétation de l'analyste.

1040 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

en repassant sur les traces mnésiques verbales. Soudain, l'évocationd'une vision appartenant au passé s'éveille en lui, parfois elle paraîtse former extemporanément et se montre in statu nascendi. Au momentdu discours, le plus inattendu, l'analysant est pris par surprise, unaffect apparaît. Ce dernier peut être verbalisé, rendu par les mots,mais le plus souvent l'analysant insistera sur la carence et le défautdu langage pour en rendre compte, qu'il s'agisse de plaisir ou de

déplaisir. Cet affect relance le procès analytique, oriente les représen-tations vers d'autres contextes représentatifs dirigés sur l'analyste,dont la présence se fait plus matérielle, ou sur une image prégnante de

l'enfance, un trait extrait de l'objet. Un rêve se rappelle alors à l'ana-

lysant, le récit est suivi par l'évocation des restes diurnes, le dévoilementdes pensées du rêve qui permet de donner accèspar l'analyse du travaildu rêve au contenu latent du rêve. Ici le fonctionnement du travaildu rêve est consubstantiellement lié au désir du rêve et au contenulatent. L'économie du rêve et sa symbolisation vont de pair. L'analysedu rêve s'accompagne d'une certaine activité motrice sur le divan,une main joue avec l'alliance, ou froisse la cravate ou s'insinue entrele vêtement et la ceinture, tandis que l'autre main se cache sous le dos.Voilà qu'apparaît au-delà de l'affect un sentiment de modificationdu corps propre : impression d'étrangeté, de changement de la consis-tance ou du poids du corps, modification du schéma corporel : allon-

gement des jambes, paresthésie au niveau des mains, des lèvres, etc.

L'analysant ici sent qu'il lui faut communiquer ce qu'il éprouve etcombien la traduction en mots est dérisoire devant ce jamais vécu,ce jamais dit. L'interprétation de l'analyste lie les effets successifs parla remémoration du procès qui a mené à cette prise de parole par le

corps. La prise de conscience peut amener une reprise par le Moi des

fragments qui lui avaient échappé et sur lesquels son contrôle peuts'exercer. Le discours de l'analysant est un discours polyphonique.Il s'inscrit sur plusieurs portées, comportant les tons les plus aiguset les plus graves. Diverses voix se mêlent en lui, les unes qui semblentun pur jeu de langage entraîné par son propre mouvement, les autresvenues des vibrations du corps, inouïes, inquiétantes, familières et

étrangères.Si les mots ont toujours servi à suturer les divers registres du discours,

leur valeur a été, selon les moments, très inégale. Leur pouvoir deliaison s'est révélé efficace tant qu'un certain niveau d'investissementétait contenu dans certaines limites. En deçà, la verbalisation témoignaitde la toute-puissance du langage, au-delà elle révélait l'impuissance

L'AFFECT 1041

du langage. La miseen chaînepar le langage était contrebattue par l'affect,résistant à son enchaînement sous forme de représentation. Lorsquele corps « se mêle de la conversation » selon l'expression de Freud,la chaîne est menacée de dissolution et l'énergie d'investissement

peut se libérer sous la forme d'affect libre sans aucune liaison repré-sentative, même plus celle d'une représentation du corps. Mais ce qui

marque fortement le procès est le caractère partiel, temporaire, réductible

et réversible de cette distension de la concaténation. L'Eros qui présideà la concaténation et dont les énergies sont investies dans le Moi,

reprend le dessus quand la force bascule temporairement du côté des

pulsions qui rompent la mise en chaîne.

Le travail analytique est sauvegardé par le procès analytique quise poursuit entre corps et pensée. Ces différences fonctionnelles du

pouvoir du langage face aux productions corporelles nous enseignent

que si grandes que soient les tentations de ramener le processus destructuration à une formalisation, la substance, le matériau sur lequels'exerce cette formalisation doit être pris en considération. Plus ce

matériau est brut, plus il appartient à une matière première non préala-blement travaillée, plus le pouvoir du langage s'y révèle précaire, plusle travail paraît fragile et ouvert aux influences de la déstructuration (1).La pulsion, cet « être mythique, superbe et indéfini », est la mesure

de la demande de travail faite au psychisme par suite de son lien avec

le corporel. La pulsion est déjà en elle-même travail effectué sur le

corps. Plus sesreprésentants psychiques seront les témoins de ce travail,

plus le langage pourra composer avec elle ; au contraire, si ce travail

originaire fait défaut, si le corps peut s'emparer par un assaut imprévudu discours, le langage révèle le défaut de sa cuirasse. Le langage nepeuttravailler que sur un matériau déjà travaillé. La séance d'analyse permetà l'analysant de faire l'expérience, dans des conditions protégées, à la

fois de cet échec du travail du langage et à la fois de la possibilité pourle langage de mener ce travail plus loin et mieux que cela n'avait été

autrefois possible. La représentation et l'affect seront les médiateurs

(1) On peut penser que si brut que soit ce matériau il implique en germe la possibilité du

langage, et donc, depuis toujours déjà, une structuration potentielle. C'est notre avis. Ce quiest alors à prendre en considération ce sont les effets de la structure sur le procès de la structura-

tion en acte. Cette position nous semble plus dialectique que celle qui défendrait l'idée de lastructuration psychique comme résultat de l'interaction de deux sphères, structuralementdifférentes par hypothèse, de l'affect et du langage, qui iraient à la rencontre l'une de l'autre.C'est au sein d'un registre d'hétérogénéité plus étendu que ces problèmes pourraient recevoirleur solution.

1042 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

nécessaires de cette élaboration : la représentation du côté de la pensée,l'affect du côté du corps.

Encore faut-il distinguer, au sein des représentations, les représen-tations de chose, et les représentations de mot. Les représentations de

chose, on sait qu'elles appartiennent en propre à l'inconscient de parleur structure même. La sphère visuelle a plus de résonances affectives

que la sphère auditive ; elle est la plus proche avec l'affect (1). Entre

représentation de mot et affect, elles forment un pont joignant l'in-tellect et la sensibilité.

Les représentations de chose sont particulièrement ouvertes autravail de transformation par la plastique qui leur est propre. Cettemalléabilité de l'imaginaire est commandée par l'influence de l'affectsoumis au principe de plaisir-déplaisir et par celle des représentationsde mot qui visent à l'établissement des relations entre les éléments

représentés dont le langage assure le fonctionnement.La représentation de chose est le pivot du travail de l'inconscient,

comme du travail analytique. Les investigations modernes ont ample-ment montré les avatars des structures psychiques où fait défaut l'orga-nisation fantasmatique formée à partir des représentations de chose.En fin de compte, nous retrouvons le rôle du fantasme dans l'écono-mie psychique. Sans doute n'est-ce pas par hasard si le fantasme peutêtre à la fois l'objet d'une approche logique (cf. On bat un enfant) etd'une approche économique (cf. les travaux des psychosomaticiens).

III

Ainsi, dans la première partie de ce chapitre, nous avons avec Freudévalué la réussite de l'analyse en nous basant sur un critère essentiel-lement historique : la construction. Nous avons discuté des rapportsentre construction du refoulé portant sur des souvenirs perdus etconstruction du refoulé portant sur des fantasmes inconscients. En toutétat de cause, la réussite de l'analyse était liée à une histoire réelle ou

mythique dont l'analyste réussit à rétablir le contenu.Dans la deuxième partie, reprenant la description de Freud de

« Construction dans l'analyse » sur ce qui est offert à l'analyste par

(1) La sphère auditive est provocatrice d'affect ; mais c'est la sphère visuelle qui accomplitla première mise en forme de la réaction affective. Le fantasme présuppose l'objet et leconstitue à la fois. Mais l'important est que cette double opération s'effectue en arrachantla représentation à un matériau qui s'y prête et s'y refuse en même temps et qui semblecontester à l'organisation représentative les droits qu'elle s'arroge à l'égard de la signification.

L'AFFECT 1043

l'analysant, nous avons opposé trois types extrêmes de séances : type Ià dominante affective, type II à dominante représentative, type III oùaffects et représentations composent ensemble le texte de la séance dansun mouvement qui est le procès de l'analyse. Ici, la réussite de l'analysetient à l'établissement de ce procès. Rien n'interdit de penser que lestrois types I, II et III puissent alterner au cours d'une même analyse.Mais seul le type III sera celui du travail analytique de perlaboration.En somme, le critère de réussite réside ici moins dans la constructiondu contenu du texte que dans la construction du texte lui-même dans lesformations des traces de son écriture. Texte devenu de ce fait, contrai-rement aux types I et II, interprétable en droit et en fait. On aperçoitle sens de cette deuxième démarche plus structurale qu'historique.

En vérité, histoire et structure sont ici solidaires. Car là où laconstruction historique (mythique ou réelle, mais dans les deux cas

véridique) s'édifia, ce fut avec les possibilités offertes par le texte, lalisibilité de l'écriture, la conservation de la ponctuation, le soulignementde certains passages,la typographie variée, l'ordonnancement des para-graphes, etc., tout ce qui a trait à la fabrication d'un texte.

Inversement, le procès d'écriture, son déchiffrement au fur et àmesure de son développement, son « obscure clarté », la lisibilité quipermettait d'y retrouver des articulations de premier et de deuxième

niveau, le sentiment d'une vie courant dans le texte, celui-ci dévoilantses nervures et ses membrures, tout cela est le témoin d'une histoire.C'est-à-dire d'un enchaînement temporel des remaniements de l'aprèscoup ne contredisant pas cet enchaînement, mais contribuant à luifixer son ordre véritable, à distribuer les événements selon les placesqu'ils occupent non dans la chronologie, mais dans la vérité historique.

Nous retrouvons ici les contradictions de l'opposition structure-

histoire, puisque l'histoire est en fin de compte structure. On a fait

remarquer que l'opposition des signifiants synchronie-diachronie sefondait dans les deux cas sur une référence commune à la chronie :simultanéité ou successivité. Nous dirions de même qu'au plan du

signifié, structure et histoire impliquent toutes deux une référence àla structure : structure transversale et structure longitudinale.

En fait l'analyse des syntagmes dépend aussi de l'ordre de distri-bution de ses éléments — qui ne peut être modifié que dans des limites

précises comme l'a montré Chomsky. Structure et histoire sont condam-nées à se renvoyer mutuellement l'une à l'autre. Ainsi devant une analyseoffrant toute la variété d'éléments souhaitable suturés dans le procèsdu discours, nous ne serons pas surpris d'y rencontrer en position clé

1044 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

les facteurs structurants de l'OEdipe : différence des sexes marquée,imagos paternelle et maternelle distinctes, identification établie sur un

mode secondaire, repérage de la castration, présence de sublimations,

cernage du fantasme, etc. Alors que dans les analyses où abondent

les séances formées sur les deux premiers types le destin de l'OEdipereste mal tracé : la différence des sexes est floue, les imagos masculines

et féminines souvent confondues, de même que les imagos paternelleet maternelle sont fusionnées en un « personnage phallique » selon

l'expression de Bouvet, les identifications s'effectuent sur un modefusionnel primaire. La castration semble céder le pas devant des craintes

de morcellement, l'activité fantasmatique est mal délimitée, le fantasmen'étant plus identifié en tant que tel et se confondant avec une vision

projective du monde quand il ne paraît pas faire défaut (1).Nous voilà ramenés, semble-t-il, à la distinction de Bouvet, entre

structures génitales et prégénitales ; celle-ci cependant est formuléeici selon des critères différents : ceux des fixations oedipiennes et

préoedipiennes.La différence peut être jugée négligeable. Elle importe plus qu'il

ne paraît. Si la génitalité est la référence à partir de laquelle sont distri-buées les diverses structures, on pourrait reprocher à l'analyste de se

faire le porte-parole et le défenseur d'une normalité d'autant plus

mythique que celui-ci est le dernier à pouvoir l'incarner lorsqu'il

quitte son fauteuil. Alors que si la division s'opère à partir de l'OEdipe,les choses ne vont pas de même. Car l'OEdipe est ce qui spécifie la

condition humaine. L'OEdipe est en même temps structure et histoire.

Structure parce qu'il n'autorise aucune définition du sujet hors de la

différence sexuelle qui unit les géniteurs entre eux et qui l'unit à ses

géniteurs dans une situation réticulaire. Histoire parce que la diffé-rence sexuelle est doublée par la différence des générations. A la coupure

qui départage les sexes répond une autre coupure, celle qui séparel'enfant de ses parents.

(1) Le type II peut paraître contredire ce schéma en apparence. La défense vigilante contrel'affect peut pourtant témoigner du danger de laisser transparaître une couche psychique dont

les caractéristiques seraient celles que nous venons de décrire.

Certes, toute analyse se meut successivement et simultanément dans ces deux registres.En gros, l'évolution du transfert affectif suit une courbe qui va de l'analyse d'une structure

oedipienne superficielle conduisant à une couche de conflits préoedipiens pour se conclure sur

une phase terminale où l'OEdipe fait l'objet d'une nouvelle interprétation qui conserve ce quil'a précédé en le dépassant. Ce parcours va de pair avec une évolution concomitante des affecte

qui atteignent le maximum d'intensité et de crudité dans l'analyse de la phase préoedipiennepour parvenir à une expression plus nuancée et mieux maîtrisée lors de la phase d'analyseterminale de l'OEdipe.

L'AFFECT 1045

Qu'est donc dans ces conditions le pré-OEdipe ? Comment peut-on

parler d'une préstructure ou d'une préhistoire puisque celles-ci ne

s'appréhendent que du point de vue où l'on parle d'une structure

et d'une histoire. Depuis Melanie Klein, on n'ignore plus les stades

précoces du conflit oedipien. Peu importe que celle-ci ait avancé l'âgede l'OEdipe; ce qui compte est la quasi-contemporanéité de l'OEdipeet de la naissance. Il importe donc de distinguer entre le complexe

d'OEdipe comme structure et la période oedipienne où la structure

prend sa forme la plus apparente, la plus cristallisée et aussi la pluscomplexe puisque, comme Freud le rappelle, l'OEdipe est toujoursdouble : positif et négatif.

Ainsi préhistoire et préstructure ne s'évaluent qu'à parler de

l'histoire et de la structure. Inversement l'histoire et la structure nedisent leur valeur sémantique ou organisatrice qu'à se confronter

avec ce qu'elles ne sont pas encore, mais pourraient être, ou ce qu'ellesont été, mais ne peuvent plus être.

Comment ne pas aborder ces questions lorsqu'on oppose les affects

préoedipiens aux affects oedipiens ? Comment ne pas envisager cette

distinction selon un modèle de relations duelles ou triangulaires ?

Peut-on penser les affects dits primaires dans leur massivité écrasante

sans recours et sans maîtrise possibles, où la médiation tierce est

présente par son manque ? Peut-on évoquer la distribution des affects

selon la double modalité de l'OEdipe positif et négatif sans l'équili-bration réciproque d'un affect par l'autre et selon les deux objets

auxquels l'affect est destiné dans le réseau des relations triangulaires ?

De même le rapport affect-représentation est-il donné de façon tout

à fait différente dans les relations de la période préoedipienne duelle

et dans les relations de la période oedipienne triangulaire. Dans le

premier cas le conglomérat affect-représentation se laisse difficilement

scinder, dans le second, affect et représentation peuvent être référés

à des réalités distinctes. Ainsi, de la castration qui comporte à la fois

une représentation : celle du sexe tranché et un affect : l'horreur de

cette évocation, les vicissitudes du refoulement permettant l'accen-

tuation de l'un des deux éléments sur l'autre.

Nous ne nous étendrons pas sur la discussion oiseuse des affects

hypothétiques de l'ère prénatale. Et guère davantage sur le prototypede la naissance. Que des affects soient intensément vécus lors de cette

expérience traumatique, c'est l'évidence. Il nous faut cependant relier

cette expérience à l'état du Moi à la naissance. L'absence de diffé-

renciation entre le Moi et le Ça ne permet de parler que de décharges

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physiologiques ayant pour corrélat psychique un certain vécu quenous ne pouvons que conjecturer, mais qu'il serait erroné de qualifierd'affect dans la mesure où aucun Moi ne l'enregistre. Et si l'on veutremonter le plus loin possible dans les arcanes préhistoriques, il faut

opposer l'expérience affective de la naissanceau fantasme de la conception(scène primitive), opposant ainsi la naissance de l'individu et la nais-sance du sujet. En tout état de cause, on ne peut parler d'affect ausens propre du terme que s'il y a un Moi pour l'éprouver. En deçàou au-delà (dans les cas d'effondrement du Moi), il faudra se référerà une autre notion qu'à l'affect, peu importe le nom qu'on lui donnera

pourvu qu'on effectue la distinction. Ainsi selon nous l'affect est liéà un certain rapport entre le Moi et le Ça.

Nous sommes donc amenés à envisager les phases de la formationdu Moi. On peut comme Glover concevoir cette « naissance du Moi »

selon le titre qu'il donne à son dernier ouvrage, comme le résultatd'une intégration progressive de ses nuclei primitifs. On peut aussiconcevoir à la façon d'autres auteurs, un Moi primitif doté de fonctionsinnées. Comme il nous semble difficile de procéder à une constructionréaliste — que l'observation directe et les travaux de Spitz se sont

essayés de reconstituer — nous préférerons le modèle métaphoriquede Melanie Klein, articulé avec celui de Freud.

On sait que selon Melanie Klein, le clivage entre bon et mauvaissein inaugure la relation d'objet, dans le cadre de la phase schizo-

paranoïde. Dans un écrit tardif, Melanie Klein postule, au sein de la

phase schizo-paranoïde, des éléments précurseurs de la phase dépres-sive. Qu'est-ce à dire sinon qu'une intuition de la totalité de l'objetse fait jour très précocement. Nous postulerons quant à nous uneintuition correspondante de l'unité du Moi bien que celle-ci soit loind'être effectivement accomplie. Aussi la dualité bon-mauvais (sein)implique, ne serait-ce que dans leur mise en relation, la référenceà un tiers latent appréhendé selon la réalité biface de la totalité de

l'objet et de l'unité du Moi. Cette absence de totalité-unité est une

quasi-présence, ne serait-ce que dans son appréhension négative.Disons pour simplifier qu'il s'agit là d'un lien métaphorique, d'un

champ d'échanges sans lesquels l'opposition bon-mauvais n'a pas devaleur significative, et ne peut que renvoyer à une succession d'étatssans rapport entre eux.

L'accomplissement de l'unité du Moi, concomitante de celle dela totalisation de l'objet est un paradoxe pour la pensée psychanalytique.Car, c'est dans le « moment » même où le Moi s'unifie qu'il se clive

L'AFFECT 1047

en bon et mauvais Moi — et que parallèlement, la mère-sein comme

objet total remplace le sein comme objet partiel. Bonne et mauvaisemère se rapportant à la présence et à l'absence de celle-ci, à sa vieet à sa mort. On peut donc penser que le bon et le mauvais Moi seréfèrent à ce troisième terme qu'est la mère, tant qu'elle est présenteou absente, vivante ou morte. On sait comment les affects alternés de

satisfaction et d'agression se muent alors en une autre forme dominée

par l'expérience du deuil qui modifie profondément la tonalité affective.

Au «temps »que nous conjecturons répond l'importance du refoulement

qui doit intervenir pour brider le mauvais Moi, afin de préserver l'objetdes attaques destructrices. L'ouverture à la phase oedipienne permetde rapporter l'absence de la mère à la présence du père, à qui est

réservé le droit de jouissance sur la mère. La triangulation effective

permet la spécification de la sexualité au sexe. Les objets partiels n'ont

rien perdu de leur virulence et de leur efficacité. Toutefois, la référence

au pénis donne à la castration son plein sens. Par elle, se signifient aprèscoup toutes les expériences externes liées à la privation, à la frustration,au manque des objets partiels. Toute l'histoire antérieure est refondue

en une nouvelle version à la lumière de la castration (1). Celle-ci va

entraîner cette distribution des affects entre les deux objets parentauxen les modulant et les répartissant : amour (et haine) pour la mère,haine (et amour) pour le père, dans la forme double du complexe

d'OEdipe.En outre, les affects des pulsions à but inhibé, dont l'intervention

se situe pour nous très tôt (dans la phase de séparation entre la mèreet l'enfant, l'inhibition du but empêchant le retour d'expériencesfusionnelles trop massives), est parachevée par la modification de la

sensualité en tendresse et de l'agressivité en hostilité. Ainsi la phase

oedipienne conserve son importance du fait de la mutation structurale

qu'elle accomplit. Enfin, la formation du Surmoi héritier du complexe

d'OEdipe signe la rencontre au-delà du père avec la Loi. C'est la dernière

mutation structurale qui permet la différenciation des relations anté-

rieures en rapports entre instances : Ça-Moi-Surmoi. Ici les affects« négatifs » se différencient selon des paramètres nouveaux. Ils cessent

d'être des réactions à l'empêchement des satisfactions, sorte de réponsesà l'accomplissement des désirs, pour devenir des valeurs. La reconnais-

(1) Comme l'a bien vu M. de Muzan. Mais il faudrait ici préciser, ce qui déborde les limitesde ce travail, comment la castration est déjà dans l'expérience du manque et comment elle enprocède.

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sance du vagin à la puberté achève la pleine reconnaissance de ladifférence des sexes et le détachement complet des parents.

Cette vision historico-structurale peut peut-être permettre unemeilleure compréhension entre l'OEdipe comme structure et l'OEdipecomme phase. Les phases préoedipiennes et prégénitales impliquentmême au sein des relations de style duel la référence à un tiers. A cetitre, il nous semble qu'il faut comprendre la différenciation enfant-

mère, ou Moi et objet, comme le précurseur de la prohibition del'inceste s'exprimant ici par l'interdiction métaphorique du retourau ventre maternel, base de l'interdit de l'omophagie.

Ainsi le modèle historico-structural est basé sur la différence et la

différenciation. Différence entre l'enfant comme indivis et la mère,différence sexuelle entre les parents. Différenciation selon Moi et Çapuis entre Moi, Ça et Surmoi. Différenciation au sein du Moi quipermet la différenciation des affects — et celle entre affects et repré-sentation. Les affects primaires sont des affects - représentations pri-maires que la psychanalyse contemporaine interprète comme fantasmesinconscients.

Les affects originaires sont liés au corps de la mère comme les affectssecondaires sont liés à la Loi du père. Ainsi l'affect est toujours prisentre corps et Loi, entre la loi du corps et le corps de la loi.

L'interpénétration du corps et de la loi est permanente. Dès lanaissance la mère prête son corps à l'enfant, mais uniquement poursa survie et non pour sa jouissance. Si la mère est, comme le dit Freud,la première séductrice de l'enfant, elle n'en sait rien. Et quand ledésir du père inscrit la loi dans le registre du code juridique pourcondamner la transgression, celle-ci frappe le corps et inflige unecontrainte par corps. La simple privation de liberté l'implique. La

peine capitale est destruction du corps.

Ce chapitre débutant sur l'évocation du but du travail analytiquedoit s'achever — après ce long détour — sur cette question. La «maturité

psychique » dont parle Freud mérite d'être explicitée. Qu'il s'agissed'une maturité affective, sans doute, mais qu'est-ce à dire ? S'il est

difficile, voire impossible de se prononcer là-dessus sans tomber dansles mirages de l'idéalisation, ne fuyons pas en annulant la question.

Atteindre à la maturité psychique se confond pour nous avec la

possibilité, fut-elle très surestimée par rapport à notre fonctionnement

L'AFFECT 1049

psychique effectif, de l'analyse aussi poussée que possible du complexe

d'OEdipe. Cela ne veut pas dire de l'analyse de la phase oedipienne,telle qu'elle est décrite par Freud, mais de la structure oedipienne qui

comprend la face positive et négative de ce complexe et implique les

phases préoedipiennes du conflit oedipien.Le refoulement originaire s'oppose à la remémoration exhaustive ;

l'analyse des formations de l'inconscient bute sur les limites infran-

chissables du refoulement originaire. Mais c'est cette limite même qui

permet la relance indéfinie du procès de l'analyse. Ce n'est donc pas

par la retrouvaille des contenus seulement que cette maturité sera

atteinte. Ce n'est pas non plus par l'identification à l'analyste que l'on

y parvient. Car si l'analyste — même en tant qu'il est supposé ne pasavoir besoin d'identification — est connu dans sa réalité psychiqueà la fin de l'analyse, s'il est dépouillé des projections de transfert et qu'ildevient un être parmi d'autres pour l'analysé, pourquoi s'identifier

à lui. Vaudrait-il mieux que d'autres ?

Les psychanalystes le savent, l'acquis véritable de la psychanalysec'est... la psychanalyse, c'est-à-dire la possibilité d'analyser l'activité

psychique. Or ce trésor de la psychanalyse qu'est l'exercice de cette

possibilité est dans une relation dialectique avec l'affect. Seule cette

faculté est susceptible de mener à la maturité psychique et pourtantla psychanalyse implique qu'une certaine maturité psychique pré-existe à la possibilité de psychanalyser.

En vérité, nous tombons là sur les limites de la psychanalyse : limite

en deçà d'elle comme condition de son déroulement, limite au-delà

d'elle, comme effet différé de son action.

L'activité symbolique n'est possible qu'entre certaines limites

économiques. L'appareil psychique comme tout appareil ne peuttraiter que des quantités déterminées. La vérité de la structure oedi-

pienne n'est pas en cause, quels que soient les destins de telles de ces

quantités dont la folie nous montre un exemple. Mais la modifiabilité de

cette structure par l'analyse est soumise à certaines restrictions.

Ainsi, si maturité psychique et maîtrise des affects vont de pair,c'est uniquement par suite des limites imposées à 1' « analysabilité ».

On peut, si l'on veut, leur préférer toute autre chose et choisir une

autre référence qui ne passera pas par le critère de la distinction matu-

rité - immaturité, ou maîtrise - immaîtrisabilité. C'est un choix qui ne

regarde plus l'analyste. Tout ce que l'analyste peut proposer, ce n'est

pas un modèle social, parangon de vertu stoïcienne — Dieu sait queles psychanalystes s'y conforment peu — mais l'acquisition du pouvoir

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d'analyser qui implique le désir d'une maîtrise des affects. C'est peut-être un idéal suranné. Cette maîtrise, il faut le dire, n'est pas un contrôle

affectif, mais un jeu d'affects, tel que l'emprise par l'affect ne soit pastotale, massive, irréversible. Ce jeu d'affects est celui-là même quipréside aux distributions des sentiments dans le complexe d'OEdipeet qui permet leur équilibration réciproque au sein d'une structure.

Si un affect pouvait être désigné comme valeur, ce ne serait pas,ô combien, la sérénité olympienne qui ne fait guère illusion, mais

l'humour. Freud, on le sait, n'en manquait pas. Hélas, ceux qui ont

pour mission de perpétuer son oeuvre — usure du temps ou effets de lasélection — ne peuvent pas toujours se prévaloir du même privilège.

CHAPITRE V

DISCUSSION

HYPOTHÈSES THÉORIQUES

La diversité, l'enchevêtrement, la complexité des problèmes

paraissent rendre tout effort d'unification théorique sinon impossible,du moins hasardeux. Il nous faut cependant le tenter (1).

i. LA SITUATION PARADOXALEDE L'AFFECT

DANS LA THÉORIE FREUDIENNE

Selon les textes, on trouve chez Freud deux définitions différentes

de l'affect, dont la compatibilité fait problème. En un premier sens,l'affect désigne essentiellement un quantum, une quantité ou somme

d'excitation

« capable d'accroissement, de diminution, déplacement et décharge et quiest distribuée sur les traces mnésiques comme une charge électrique estdistribuée le long d'un corps » (2).

L'orientation électrophysiologique de la définition ne fait pas de

doute. Freud est ici, à l'orée de son oeuvre, encore tout imprégné de sa

période biologique. L'Esquisse, non encore rédigée, sera construite

autour de deux hypothèses : les neurones et les quantités mouvantes.

Ici donc, l'affect répond à une affectation énergétique, celle d'une quantité

mobile, variable, transformable et déchargeable. L'état libre ou lié de

cette énergie spécifie des régimes de fonctionnement très différents

(processus primaires et secondaires). Ultérieurement, l'état de liaison

ou de déliaison reflétera l'action des groupes pulsionnels opposés :

Eros ou pulsions de destruction. Y a-t-il une ou deux énergies en pré-

(1) Certaines redites sont ici inévitables. Toutefois, en les replaçant dans le contexte élargide la discussion générale, nous espérons éviter qu'ils ne donnent l'impression de la purerépétition.

(2) SE, II, p. 60.

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sence selon son affiliation à Eros et aux pulsions de destruction ? Faut-ilconsidérer qu'une seule énergie est, selon les cas, liée ou déliée ? Ence dernier cas, par quoi ou par qui? La tendance à l'unification ou àla séparation serait-elle extérieure à l'énergie, soumettant celle-ci à sonaction ? Il faudrait alors concevoir Eros et les pulsions de destructiondotées de propriétés se situant bien au-delà des attributs générauxreconnus aux pulsions partielles. Leurs principes actifs (liaison-déliaison) pourront-ils être d'une nature énergétique autre? Ce n'est

plus alors deux énergies qu'il faudrait postuler, mais trois : une énergieindifférenciée et deux autres énergies, l'une liante, l'autre déliante.A moins de considérer que ce sont les transformations intrasystémiquesqui permettent à l'énergie tantôt de se lier, tantôt de se délier sousl'action des principes actifs inconnus d'Eros et des pulsions de des-truction. Laplanche a fait observer à juste titre que l'organisation desétats de liaison devait nous renvoyer à des types de liaison différentsselon qu'il s'agit des liaisons du processus primaire et desliaisons du Moi.

Les problèmes métapsychologiques soulevés sont considérables.Car au-delà du fonctionnement pulsionnel, les principes du fonction-nement psychique (Nirvana, plaisir-déplaisir, réalité) sont à l'oeuvre.Au-delà du principe de plaisir, nous trouvons la compulsion de répé-tition qui nous renvoie au fonctionnement pulsionnel. La compulsionde répétition doit être mise en relation avec Eros (tendance à la liaison)et les pulsions de destruction (tendance à la déliaison). La compulsionde répétition, révélant le mode de fonctionnement pulsionnel le plusessentiel (« le caractère conservateur » des pulsions), est prise entre leretour à l'état antérieur le plus radical (abolition totale des tensions

jusqu'au degré zéro), effet du principe de Nirvana, et la conservation,la préservation, du principe de plaisir contraint à se soumettre au

principe de réalité, dont c'est une des fonctions essentielles. Nousavons ici affaire non à des faits, mais à des apories. La compulsion de

répétition qui oeuvre en faveur du retour à l'inertie totale, à la mort,est un mythe métapsychologique — une métaphore. Les faits cliniquesnous mettent au contraire en présence d'une compulsion à répéter leconflit de fixation : celui-ci est chargé de résonances antérieures et

postérieures : ainsi l'angoisse de castration entre en résonance avecla castration anale et orale et aussi bien avec la perte de l'amour duSurmoi. Quoi qu'il en soit, ce qui est répété est bien la résurgenced'une expérience par laquelle la libido s'est liée, s'est structurée surle mode de la liaison autour d'un fantasme ou d'un souvenir. Ceux-cisont maintenant fixés dans l'inconscient et vont tendre à se reconstituer

L'AFFECT 1053

dans d'autres contextes. Si contraignants que soient les faits cliniques,ce sont les mythes métapsychologiques qui en rendent compte. Aussi

l'hypothétique retour à l'inanimé, terme ultime de la compulsion de

répétition, conserve-t-il sa valeur métaphorique. On retrouve ici la

pesée du destin des quantités d'énergie, tantôt épuisées dans la déchargeou retournées à l'état non lié, tantôt soumises à un autre type de liaison,celui que la soumission au principe de réalité exige et dont la réduction

quantitative est une précondition.Le principe de plaisir est au centre de la discussion. On n'a pas

assez prêté attention au tournant capital, postérieur à la deuxième

topique, qui a amené Freud à dissocier les couples déplaisir-tensionet plaisir-décharge et à reconnaître — avec quel retard — que la nature

qualitative de plaisir ou de déplaisir était distincte de l'aspect quanti-tatif de la tension. Certes on a fait observer (1) qu'il était indispensablede distinguer les états de plaisir-déplaisir, expériences éminemment

affectives, avec les principes de plaisir-déplaisir. Mais en tout étatde cause, ce qu'il importe de retenir est que l'aspect quantitatif des

phénomènes affectifs ne peut se passer de sa dimension qualitative.Nous aboutissons ici à la deuxième définition de l'affect. Freud en

donne de nombreuses définitions, toutes identiques à peu de chose

près. On peut distinguer dans l'affect :

1. Une décharge éminemment orientée vers l'intérieur du corps.L'orientation externe de la décharge peut exister, mais elle estsecondaire et non spécifique ;

2. Des émois de deux types :

a) Perceptions de mouvements internes ;

b) Sensations directes de plaisir-déplaisir qui confèrent à l'affectsa spécificité.

Cette définition différente de la première peut s'analyser ainsi.L'affect est clivé selon deux versants :

1. Un versant corporel, surtout viscéral ;2. Un versant psychique lui-même clivé en deux :

a) Perception des mouvements corporels ;

b) Sensations de plaisir-déplaisir.

En somme, le versant psychique de l'affect est scindé en deux :

a) Une activité d'auto-observation du changement corporel qui estle résultat d'une activité spéculaire sur le corps : fonction d'intro-

(1) Cf. M. SCHUR, The Id and the regulatory principles of mental functionning.

REV. FR. PSYCHANAL. 67

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spection psychophysiologique, centrée sur l'autoperception d'un

mouvement interne du corps ;

b) Un aspect qualitatif pur : plaisir-déplaisir.

Cette définition appelle des remarques. L'affect s'y donne comme

une expérience corporelle et psychique, la première paraissant être

la condition de la seconde. L'expérience corporelle se produit à l'occa-

sion d'une décharge interne ; celle-ci est révélatrice d'un sentiment

d'existence du corps, dans la mesure où elle arrache celui-ci au silence.

Elle témoigne d'une élévation de niveau des investissements corporels,tension qui se résout dans la décharge. Le corps est ici agi et non agent,

passif et non actif, spectateur et non acteur. Le corps n'est pas le sujetd'une action mais l'objet d'une passion.

Insensiblement nous sommes passés d'une dimension physiologiqueà une dimension psychique. Partis des phénomènes objectifs de la

décharge, nous avons abouti aux phénomènes subjectifs qui nous

ont fait passer de la sphère corporelle à la sphère psychique qui s'est

donnée à nous dans l'expérience du constat de l'expérience corporelle.L'affect est regard sur le corps ému. Ce clivage, pour essentiel qu'il soit,entre la motion interne du corps et la conscience de la motion, ne nous

dit rien, en dehors de l'expérience de dédoublement dont il est l'occasion.

Dire que le corps parle n'a aucun sens si l'on ne se réfère pas à la lecture

des phénomènes auxquels l'expérience affective peut être soumise.

L'identification au sujet d'expérience implique que je sente son corpscomme si c'était le mien. Le sens commence dès lors que je puisentendre mon corps parler ou mon « corps-parler ». Les clivages peuvent

jouer selon différents plans :

1. mon / corps - parle ;2. mon - corps / parle ;

3. parle - mon / corps.

En tout cas, trois termes s'unissent :— ce qui signe ma propriété (mon) ;— ce qui est l'objet de cette propriété (corps) ;— ce qui nie cette propriété (il parle).

Le rapport sujet-objet montre alors que l'objet se dérobe au sujet

et vit de sa vie propre où se révèle l'impuissance du sujet à le tenir en

sa propriété. Celui-ci peut alors consentir à cette désappropriation ou

s'y refuser. L'affect peut être accepté par le Moi ou refusé par celui-ci.

Mais jusque-là je ne sais rien de l'affect, puisque si mon corps parle,

s'il est même parlé plus qu'il ne parle, comme le montre à l'évidence

L'AFFECT 1055

l'analyse, tant que je ne réfère pas l'expérience à la qualité, je manquel'essence de l'expérience affective. Ici intervient la gamme des états de

plaisir-déplaisir. Il est significatif qu'à cet endroit, parvenu à l'essentiel

de l'expérience de l'affect, je ne puisse rien en dire d'autre : c'est agréableou désagréable. Le recoupement de cette différenciation par l'accep-tation ou le refus par (le) Moi est insuffisant. Le Moi peut aussi bien

accepter le déplaisir et refuser le plaisir. Un autre recoupement parle clivage bon-mauvais nous mène à la même constatation. De même

la référence à l'objet ou au but de l'expérience affective cadrent celle-ci

plus qu'ils n'en rendent compte.Ce que révèle de plus clair cette référence qualitative est que l'affect

est alors susceptible de développements et de transformations : inhi-

bition de la qualité de déplaisir et développement du plaisir et inver-

sement, fusion de diverses qualités de plaisir et de diverses qualitésde déplaisir, ou fusion de plaisir et de déplaisir entre eux, transforma-

tions plus ou moins complètes de plaisir en déplaisir ou vice versa.

En tout état de cause, chaque polarité inclut l'autre à l'état actuel ou

potentiel, et ne se donne jamais totalement isolée. L'état neutre n'existe

que virtuellement, il est toujours en situation de point idéal susceptiblede verser dans l'une ou l'autre des extrémités polarisées. On ne man-

quera pas de faire remarquer que cette double polarité plaisir-déplaisirn'est valable que pour la conscience, l'inconscient ignorant et la qualitéet la contradiction. Pour l'inconscient, seul existe le plaisir, tout lui

est bon pour satisfaire la pulsion et donner issue au plaisir. Le déplaisir

n'apparaît qu'à la faveur du refoulement. Le contraire du plaisir ne

saurait exister dans l'inconscient. Nous verrons plus loin que le rem-

placement de l'inconscient par le Ça peut éclairer cette difficulté qui

paraît indépassable.En second lieu, cette analyse de l'affect d'après la deuxième défi-

nition freudienne révèle ici la position particulière du Moi à l'égardde l'affect. L'affect est pris entre le corps et la conscience. L'activité

auto-observatrice du Moi enregistre le changement se traduisant parle mouvement corporel et la qualité de ce changement. En deçà un

corps silencieux, vivant au regard de la vie, mais mort pour la conscience.

Au-delà une conscience aiguë de l'affect. Mais si l'expérience atteint

une certaine intensité, la conscience voit son pouvoir d'enregistrementdébordé. Jusqu'à un certain seuil, l'affect éveille la conscience, élargitson champ, que ce soit dans le plaisir ou le déplaisir. Passé un autre

seuil, l'affect trouble la conscience ; on est « aveuglé par la passion ».

En dessous d'un certain seuil, la décharge est dépourvue d'affect,

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celui-ci n'est pas enregistré. Au-dessus d'un certain seuil, l'affectsubmerge à ce point l'activité de conscience que le sujet tombe dansla dissolution, voire la perte de conscience. La conscience de l'affectest bornée par deux inconsciences. Où donc est l'inconscient ?

Cette insistance sur les deux bornes de l'affect, le corps, la conscience,nous ferait croire que l'inconscient est étranger à l'expérience affective,ce qui serait pour le moins paradoxal. Toute l'expérience clinique valà contre. La manifestation de l'affect dans le cours des processuspsychiques révèle avec constance que là où il surgit comme le diablesorti de sa boîte, là même nous percevons un appel de l'inconscient.

Quelque chose a été activé de l'intérieur ou de l'extérieur, qui setraduit par un ébranlement de l'organisation du sujet et rompt labarrière du refoulement. Par l'affect, l'inconscient se manifeste en tant

que celui-ci saisit le Moi, l'interpelle, le questionne, le subjugue.Ce qui ne peut être tranché par cette irruption affective est la

congruence ou l'incongruité de l'affect avec le contenu inconscient.Aussi ne peut-on tabler sur la valeur positive ou négative de l'affect

(plaisir ou déplaisir) par rapport à la situation qui l'accompagne. Le

plaisir peut naître à la faveur des travestissements de la condensationou déplacement ; il n'est pas lié au contexte conscient qui l'accompagne.De même, le déplaisir est le déguisement à la faveur duquel le plaisirse manifeste. Ici encore une traduction directe par simple inversionde signe (déplaisir = plaisir) est impossible, car le plaisir démasquése réfère aussi bien à des déplacements et à des condensations défor-mantes. Ce qui importe est la rupture du silence affectif par l'affectcontraignant. Aussi attribuera-t-on la plus grande importance à l'élémentde surprise qui accompagne l'affect. Là, en ce moment désigné, danscette situation insolite ou inattendue, l'inconscient s'indique parl'affect. Avec l'affect, c'est l'Autre qui insiste dans une présence intruse.La glose s'arrête, le discours se brise pour céder la place à l'affect

irrépressible. La non-propriété du corps par la conscience, l'impuissancedu Moi qui ne peut contrôler l'affect éclate avec évidence. « Je suis

affecté, donc je ne m'appartiens pas. » L'explication vient après coup.Nous avons fait abstraction jusque-là du contexte dans lequel

apparaît l'affect. Certes, il va de soi que les agents provocateurs del'affect sont repérables dans le réel et dans l'imaginaire. Telle perceptionévocatrice, tel embryon de fantasme a des retentissements affectifs

insoupçonnés. Cette origine ne fait pas question. Nous aimerions

pourtant dire que ce n'est pas la seule. Il y a pour nous des affects

surgis de l'intérieur du corps, par une élévation subite d'investissement

L'AFFECT 1057

né sans le secours de la représentation. On peut, certes, en cherchantbien trouver des reliquats perceptifs et représentatifs qu'on est tentéde rattacher à l'éruption affective. Mais on n'échappe pas alors ausentiment que ce rapprochement est artificiel. Qu'il est secondaire,à tous les sens du terme. Tout donne à penser que le mouvement partidu corps a subi un renforcement d'investissements émanant de la

pulsion, et que les affects ainsi produits ont désespérément cherchédes représentations auxquelles ils ont essayé de l'accoler, comme pourcontenir dans la psyché une tension qui tendrait à se décharger direc-tement dans l'acte.

Nous voyons donc la difficulté à mettre en relation les deux défini-tions de l'affect. La première, celle de la quantité, est consubstantielleà l'inconscient, puisqu'elle traite de l'affectation énergétique desreprésentations. La seconde, celle de la qualité, semble laisser peu de

place à l'inconscient. Dans le premier cas, l'affect est non seulementinconscient, mais surtout inconscient. Dans le second, l'affect est unsujet de choix pour la physiologie ou la psychologie expérimentaled'une part, pour la phénoménologie d'autre part, mais il défie l'investi-gation psychanalytique.

Il nous faut ici introduire une notion supplémentaire. Lacan ainsisté dans ses travaux sur l'effet de captation par l'imaginaire (stadedu miroir). L'effet de l'image est de saisir le sujet dans l'altération.Si je suis sensible à mon image dans le miroir, c'est que par elle jem'introduis de force à la dimension d'altérité qui fait que je suis unautre pour moi. Je m'aime ou je me hais comme j'aime ou je hais l'objet.A l'inverse, l'objet que j'aime ou que je hais n'induit en moi ces affects

que parce qu'en l'objet c'est moi que je reconnais — ou que je méconnais.Ce que Lacan souligne du rôle de l'image, de la représentation me

paraît éminemment en cause pour l'affect. L'affect est un objet de

fascination hypnotique pour le Moi. L'envoûtement par l'affect est ce

qui, dans l'analyse, le maintient dans une position de dépendance parrapport au narcissisme. Toute prise de conscience est barrée parl'affect conscient qui ne saurait être mis en question en tant que tel.Le processus analytique ne peut s'instaurer que si l'affect est susceptibled'une mise en question, que si l'affect est tenu pour suspect au-delàde la pesante présence à soi qu'il induit. En somme, lorsque l'affectest pris dans sa bipolarité contradictoire plaisir-déplaisir, bon-mauvais,amour-haine, etc.

Il est important de noter qu'alors que le principe de réalité est un

principe déterminé par un seul terme (la réalité), le principe de plaisir-

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déplaisir, est, lui doublement déterminé par la dichotomie plaisir-déplaisir. En somme, l'opposition réalité/plaisir-déplaisir, lorsqu'ellerenvoie à chacun de ses termes, conduit à des remarques différentes.Il n'y a pas de contradiction interne au sentiment du réel, sinon que leterme de réalité recouvre la réalité psychique interne, opposée à laréalité du monde extérieur. Le travail psychanalytique devrait pouvoiridéalement aboutir à ce que l'analyse puisse percevoir la réalité psychiqueinterne avec la même objectivité avec laquelle la réalité du mondeextérieur est perçue. Non telle qu'il désire qu'elle soit, mais telle qu'elleest. Tâche, il faut le dire, asymptotique. Mais en ce qui concerne le

principe de plaisir-déplaisir, la dichotomie ici présente permet deconcevoir ce principe comme principe de la symbolisation primaire,par son pouvoir de division et de catégorisation de l'expérience affective,donc de structuration. Le rejet initial d'un des termes (le déplaisir)qui aboutit au Moi-plaisir purifié fait place à la division ultérieureconscient-inconscient par le refoulement de ce qui autrefois étaitadmis au titre de plaisir et qui cesse de l'être à un certain moment,parce qu'il menace l'organisation de l'appareil psychique.

Nous sommes donc conduits à tenir le principe de plaisir pour un

principe charnière. En tant qu'il comporte la décharge pulsionnelledu plaisir et l'abolition d'une tension, il est au service des pulsionsde destruction et regarde vers le principe du Nirvâna. En tant qu'ilvise à la conservation du plaisir, à la sauvegarde du principe de plaisir,il regarde vers le principe de réalité qui seul peut assurer cette

préservation. La symbolisation primaire du principe de plaisir est donctendue entre l'asymbolie du néant (principe du Nirvâna) et la symbolisationsecondaire (principe de réalité). L'unité de plaisir est prise entre le zéro

qu'elle est tentée de rejoindre et la liaison que nous nommons concaté-

nation, qui implique la réduction quantitative et qualitative de l'affectprimaire au profit de l'investissement de la chaîne où l'affect secondaire

(réduit) prend sa place dans le réseau des représentations de choseet de mot.

En fin de compte, l'affect comme quantité et l'affect comme qualitésont indissociables l'un de l'autre. La distinction entre aspect objectif(quantité) et subjectif (qualité) peut conduire à des développementsrelativement indépendants, mais il faut bien que les deux dimensionsse rejoignent. S'il est vrai que des tensions maximales de plaisir peuventêtre souhaitées et des tensions minimales de déplaisir redoutées, une

quantité élevée de plaisir comme de déplaisir est toujours vécue commeune menace pour le Moi et l'Appareil psychique. En deçà d'un certain

L'AFFECT 1059

seuil, des combinaisons entre tensions agréables et désagréables sont

possibles. De même un minimum d'affect doit toujours être préservé,agréable ou désagréable, faute de conduire à un état de mort psychique ( 1).

Notre réflexion nous conduit à envisager la situation de la pulsionet de l'instance qui en est à la fois la dépositaire et la représentante,le Ça. Cette situation du Ça permet de comprendre la pulsion et

l'affect d'une part par rapport à ce non-psychique sur lequel s'enlèvele Ça, d'autre part par rapport au Moi et à la secondarisation. Autantdire que nous retrouvons ici, d'une part, l'affect par transformation

automatique de l'énergie libidinale dans le Ça, qui par ses caracté-

ristiques tant quantitatives que qualitatives, investit le Moi en masse,comme par une attaque surprise, et d'autre part l'affect qui s'introduitdans le Moi, sans son consentement certes, mais par une brèche limitée,laissant à celui-ci la possibilité de parades et de ripostes par le refou-lement et les mécanismes de défense et qui inclura l'affect dans lachaîne des représentations de la pulsion. Mais ceci exige que nousnous arrêtions d'abord sur les problèmes posés par la pulsion.

2. PREMIÈRE TOPIQUE : L'AFFECT ET L'INCONSCIENT

Il paraît logique, lorsqu'on veut étudier le rapport de l'affect àla représentation, de commencer par examiner la signification du

concept de pulsion.A) La pulsion

Le problème de la situation de la pulsion par rapport au somatiqueet au psychique est des plus confus dans Freud. La première citation

qui vient à l'esprit est celle où Freud définit la pulsion comme un« concept limite entre le psychique et le somatique ». Mais il ajouteaussitôt :

« Comme le représentant psychique des excitations issues de l'intérieurdu corps et parvenant au psychisme comme la mesure de l'exigence de travailqui est imposé au psychisme en conséquence de sa liaison au corporel » (2).

L'ambiguïté de la définition croît au fur et à mesure que l'on pro-gresse dans sa formulation. Car il s'agit d'une définition à trois volets :

1) Concept limite entre psychique et somatique, c'est le concept quiest à la limite, non la pulsion, notons-le bien. Ce qui veut dire que

(1) La question de l'indépendance (et de la solidarité) des couples détente-tension et plaisir-déplaisir, devant laquelle Freud a balancé (cf. supra), gagnerait peut-être en clarté si l'onposait que l'ambiguïté qu'elle cèle vient du fait qu'alors que le plaisir se relie soit à la tensionsoit à la détente, le déplaisir est toujours, lui, corrélatif d'une tension.

(2) Mitapsychologie, p. 19.

1060 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

nous manquent les instruments conceptuels traditionnels qui pensentordinairement en des termes qui tombent d'un côté ou de l'autre de

cette limite.

2) Représentant psychique des excitations issues de l'intérieur du corpset parvenant au psychisme. — La pulsion est un représentant psychiqued'excitations corporelles. Faut-il en conclure que la pulsion est dans

l'ordre du psychique ? Alors ne se justifierait plus la situation du

concept à la limite du psychique et du somatique. Ces stimuli, entant que tels, sont inconnaissables, n'ont pas d'expression psychiquedirecte. Ils sont d'un ordre absolument naturel. Mais ils ne sont pasfixes. Ils cheminent vers le psychisme — c'est à leur point d'arrivée,comme au franchissement d'une frontière, qu'ils deviennent des repré-sentants, délégués ou ambassadeurs en un autre pays, psychiques.La pulsion est donc le résultat d'un passage dont le terme est la « psychi-sation ». La pulsion, sa force pulsive est cette invitation au voyage.Mais les passagers, les stimuli, n'arrivent pas dans le même état à

l'arrivée que celui qui était le leur au départ. De même qu'un ambas-

sadeur adopte fréquemment les moeurs, voire l'apparence des personnesdes pays dans lesquels il est envoyé, de même les stimuli nés dans

l'organisme se travestissent dans les formes propres à l'activité psy-chique. Mais ils demeurent des représentants de ces stimuli. En tout

état de cause, le changement de l'organique au psychique se fait

uniquement par le passage d'une frontière. La pulsion est moins unlieu qu'un circuit.

3) Mesure de l'exigence de travail qui est imposée au psychisme en

conséquence de sa liaison au corporel. — Incontestablement ce derniervolet est le plus difficile à comprendre de tous. Le psychisme est

l'objet d'une exigence de travail. Autrement dit d'une demande d'élabo-ration (labeur, travail), c'est-à-dire de transformation (1). Le corps, liéau psychisme, exige de lui quelque chose. Le psychisme est pour ainsi

(1) Travail vient de trabaculum : machine à l'aide de laquelle on assujettit les grands ani-maux, soit pour les ferrer, soit pour pratiquer sur eux des opérations chirurgicales (Littré).Robert consacre six colonnes et demie à ce terme. Notons que primitivement, du XIIe auXVIe siècle, la définition est la suivante : " Etat de celui qui souffre, qui est tourmenté ». Lesens évolue jusqu'au XVIIIe siècle. La notion de travail apparaît liée à la force. Energie, forceet travail sont solidaires. Ce court-circuit nous montre que la théorie freudienne ne fait quesuivre l'esprit de la langue, lorsque la pulsion est présentée comme une force, une quantité,énergie qui doit être transformée par un appareil, en vue d'un résultat. L'être en travail est lelieu d'un pathos, d'une souffrance, qu'il s'agit de transformer par une série d'opérations médiates.La difficulté vient de ce que Freud adopte dans cette définition un double langage : partisur le plan du concept, il poursuit sur le plan de la description. L'homogénéisation de cesdeux discours est ce qui fait question, comme dans beaucoup d'oeuvres qui ouvrent un champnouveau à la réflexion théorique et pratique.

L'AFFECT 1061

dire travaillé par le corps, travaillé au corps. Mais cette exigence du

corps ne peut être reçue à l'état brut. Elle doit être décodée pour quele psychisme réponde à la demande du corps, qui, faute de réponse,

multipliera ses exigences (en force, en nombre). Le psychisme doit

accuser réception de cette demande et travailler à la satisfaire. La

pulsion est la mesure de cette demande. La pulsion permet de mesurer

cette exigence. Evidemment le point le plus obscur est la nature du

lien du psychisme avec le corporel. Dans la conception freudienne, le

psychisme ne commande au corps que dans la mesure où il accède à

sa demande. Néanmoins, l'accent dans ce troisième volet est mis non

sur la qualité du représentant psychique des excitations nées dans

l'organisme, mais dans l'appréciation quantitative (1) (la mesure) d'un

travail à accomplir, dont la nature énergétique fait peu de doute.

Car même au cas où il ne s'agirait que de transcrire les demandes du

corps, seule une transformation énergétique rendra la demande intel-

ligible. Ici deux hypothèses peuvent être soutenues. On peut, dans

une première perspective, concevoir que la pression pulsionnelle donne

naissance à la représentation, comme si celle-ci accouchait de ce travail.

En ce cas, l' « origine » de la représentation serait de nature économique.Mais on peut concevoir aussi que les excitations pulsionnelles sollicitent

des représentations et les cooptent pour ainsi dire. En ce deuxième cas,l' « origine » des représentations serait à chercher dans un ordre symbo-

lique, comme équivalents endopsychiques, des perceptions externes,fantômes de perceptions, c'est-à-dire « traces fantasmatiques ». Freud

ne choisit nettement aucune de ces deux conceptions.La notion de concept limite prend ici tout son sens dans la mesure

où ce sont nos instruments conceptuels qui ne permettent pas de penserl'événement qui a lieu à ce carrefour psycho-somatique ou somato-

psychique. Les deux hypothèses impliquent des conceptions différentes.

La première est successive : du corps à l'activité psychique. La seconde

est simultanée : rencontre des excitations corporelles, venues du monde

d'en bas (ou du dedans), et des excitations psychiques venues d'en

haut (ou du dehors), qui aboutit au carrefour de leur union à un

composé nouveau, la pulsion. Celle-ci se redissociant à nouveau en

affect et représentation, sans doute sous l'effet du contre-investissement

qui effectue la contrepoussée s'opposant à la poussée pulsionnelle.Bien des auteurs (Strachey, Laplanche et Pontalis, M. Schur) ont

(1) La " mesure » est aussi implicitement qualitative. Car elle est l'appréciation portéesur le côté " mesuré » ou « démesuré », c'est-à-dire inacceptable de cette demande.

I0Ô2 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

relevé les ambiguïtés et les imprécisions de Freud concernant la pulsion.Tantôt Freud décrit celle-ci en termes purement énergétiques : l'inves-tissement attaché à un « représentant » (1). De même exprime-t-illa notion d'une idée « qui est investie par une quantité définie d'énergie

psychique (libido ou intérêt) venant d'une pulsion » (2). Tantôt ilidentifie la pulsion au représentant psychique seul par le fait que seul

ce dernier nous est connaissable.Il faut ici rappeler une précision importante : entre représentant

psychique de la pulsion et représentant-représentation. Le premierterme, résultat de la «psychisation »inférée pour nous, est un représentantdélégation, de nature non représentative. Il n'est pas une représentationau senspsychologique du terme. Il comprend ce qui sera le représentant-représentation, qui est, lui, une représentation et un quantum d'affect.Nous le verrions volontiers comme un mixte, dont les termes ne se

scindent que sous l'influence du refoulement. Ce mixte est, certes,« plus psychique » que la pulsion à sa source. Mais il l'est beaucoupmoins que le représentant-représentation. Il semble que Freud invoqueplus ou moins une suite d'opérations mutatives du plus organiqueau plus psychique, le terme ultime du processus de « psychisation »

s'accomplissant dans la représentation de mot. Ainsi psychique chezFreud a une acception qu'il faut sans cesse relativiser. Psychiquene se comprend que par l'intermédiaire du rapport, de la relation avecle somatique. Relation dont les rapports quantitatifs et qualitatifs varient.

C'est ainsi qu'en progressant dans l'oeuvre freudienne, la placedes pulsions dans le Ça et leur « expression psychique » retrouverontles ambiguïtés premières, mais d'une façon plus nettement avouée.Dans les Nouvelles Conférences, texte où le Ça est défini de la façonla plus complète, Freud écrit :

« Nous nous le représentons comme étant ouvert à ses extrémités auxinfluences somatiques, et prenant en son sein les besoins pulsionnels quitrouvent là leur expression psychique, mais nous ne pouvons dire sous quelleforme » (3).

Cet aveu d'ignorance est répété dans l'Abrégé :

« Il contient... donc avant tout les pulsions, qui prennent naissance à

partir de l'organisation somatique et qui trouvent une première expressionpsychique ici [dans le Ça] sous une forme inconnue de nous » (4).

(1) Le refoulement, SE, XXV, p. 148.(2) hoc. cit., p. 152.(3) SE, XXII, p. 73-74. souligné par moi.

(4) SE, XXIII, p. 145.

L'AFFECT 1063

Tout ceci montre assez l'inadéquation des limites sémantiquestraditionnelles pour désigner le psychique dans ses rapports au soma-

tique. L'expression psychique des pulsions, et encore plus s'il s'agitde la première expression psychique, n'a rien à voir avec la représen-

tation, l'idée ou plus généralement avec toute notion impliquant une

séparation tranchée entre l'élément représentatif et l'élément affectif

énergétique. Ici encore, nous retrouvons cette collusion du symboliqueet de l'économique, collusion indissociable sans dénaturation profondede l'esprit de l'oeuvre freudienne.

B) Le désir

Si nous passons du concept de pulsion au modèle du désir, nous

constaterons qu'une problématique analogue les réunit. Toujours l'on

retrouve la conjonction entre une donnée de l'ordre du souvenir d'une

perception et une donnée de l'ordre de 1' « impulsion », c'est-à-dire

d'une force en mouvement, d'une quantité mouvante.

Interrogeons L'interprétation des rêves dans la relation que Freud

donne de l'expérience de satisfaction.

« Une composante essentielle de cette expérience de satisfaction est une

perception particulière (celle de la tétée dans notre exemple) dans l'imagemnésique, reste associée par la suite avec la trace mnésique de l'excitation

produite par le besoin. Comme résultat du lien qui a ainsi été établi, lafois suivante où ce besoin apparaît, une impulsion psychique émergeraimmédiatement qui cherchera à réinvestir l'image mnésique de la perceptionet à réévoquer la perception elle-même, c'est-à-dire à rétablir la situationde la satisfaction originaire. Une impulsion de ce genre est ce que nous

appelons désir ; la réapparition de la perception est la réalisation du désir » (1).

« Une impulsion de ce genre est ce que nous appelons désir. » Le

désir est donc défini en termes de mouvement, de poussée. La définition

du désir comme « psychique » est soumise à cet ébranlement, cette

motion à l'intérieur de l'appareil psychique. Le désir nous renvoie

à une catégorie qui exprime plus généralement ce rapport à la motion.

Les controverses autour des différentes traductions possibles du terme

allemand Trieb révèlent qu'en définitive la pulsion est la dénomination

préférable parce qu'elle exprime directement la pulsion par sa pousséeou force constante. Poussée qui avec la source, le but et l'objet constituent

le montage ou le circuit de la pulsion. Ne peut-on dire alors que le

mouvement de désir est mû par la force « puisante » de la pulsion ?

Mais comment maintenir leur différenciation ?

(1) L'interprétation des rives, SE, V, p. 565-6.

1064 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

Si on peut, en effet, reconnaître dans la motion de désir l'énergiequi l'anime et qui reviendrait à la pulsion, ceci ne résume pas le désir.On peut dire des désirs qu'ils peuvent se condenser et se déplacer.Ceci ne peut être dit de la pulsion, mais seulement de ses objets et

aussi, dans une certaine mesure, de ses buts. Ainsi au désir appar-tiendrait la polarité symbolique, à la pulsion la polarité économique.Pour retrouver l'économique au niveau du désir, il faut le chercherau niveau de la force motrice de l'impulsion, et non dans l'investissementde la trace mnésique (la retrouvaille de la satisfaction qui fait défaut).Pour trouver le symbolique dans la pulsion, il faut s'adresser aux

représentants et aux rejetons du refoulé. A partir de là, on comprendque deux accentuations divergentes vont s'opposer. La référence audésir s'accrochera à la référence à l'inconscient, en tant qu'il est lieude représentations refoulées et siège de processus symboliques où l'onvalorisera le rôle de la condensation et du déplacement. La référenceà la pulsion s'accrochera à la référence au Ça en tant qu'il est réservoir

d'énergie et où manque précisément l'unité du désir collectif et à lalimite toute organisation.

A l'intersection des deux on placera les processus primaires— communs à l'inconscient et au Ça. Mais le propre des processusprimaires dans les deux topiques est de conjoindre en eux un pôleénergétique (tendance à la décharge, mobilité de l'énergie), un pôlesymbolique (condensation, déplacement, usage des symboles au sens

restreint) et un pôle catégoriel (ignorance de la négation, absence dedoute ou de degré dans la certitude, insoumission aux données de

l'espace et du temps). Le processus primaire est médiation entre l'accen-tuation énergétique et l'accentuation symbolique. Selon qu'il est cadré

par le Ça ou l'inconscient, l'une ou l'autre prédomine. Notre tâche n'est

pas de simplifier les obscurités ou les contradictions de la théorie entirant celle-ci d'un côté ou de l'autre, elle est de penser ces ambiguïtéscomme l'horizon nouveau que fixe Freud et qui rompt avec la penséetraditionnelle.

C) L'inconscient, le refoulé, les représentations

L'inconscient domine la théorie freudienne depuis les premierstravaux sur les psychonévroses de défense (1894), jusqu'aux rema-niements de la deuxième topique. L'apogée du concept est indénia-blement à situer en 1915, année de la Métapsychologie. C'est, nousl'avons vu, dans les articles sur « Le refoulement » et « L'inconscient »

que les précisions les plus explicites sont données quant aux relations

L'AFFECT 1065

entre l'affect et la représentation, et que la discussion autour de l'affect

inconscient est abordée de front. Nous avons vu comment la définition

du concept de pulsion contient en germe toutes les difficultés théoriquesen question. On ne saurait trop insister sur le fait que cette discussion

est datée, c'est-à-dire qu'elle ne constitue pas le dernier mot de la

théorie freudienne sur ce point. A ce moment, l'inconscient et le

refoulé sont identifiés l'un à l'autre. Le refoulement constitue l'in-

conscient comme système.Nous ne reviendrons à ce texte sur l'inconscient que pour rappeler

l'appartenance topique des différents types de représentation :« La représentation consciente comprend la représentation de chose

— plus la représentation de mot qui lui appartient, la représentation incons-ciente est la représentation de chose seule » (1).

En conséquence, dans l'ordre de l'inconscient, le lien entre l'affect

et la représentation ne saurait être que le lien entre affect et représen-tation de chose. Cette affinité élective de l'affect pour la représentationde chose, ce qu'on pourrait appeler la cellule de l'inconscient, doit

accentuer encore, s'il en était besoin, la résonance affective de l'imagi-naire. Si l'inconscient est cette autre scène, c'est bien parce qu'un

spectacle s'y joue, spectacle qui affecte le sujet. En ce lieu, se noue le

rapport de l'affect au fantasme, scénario visuel, ou plutôt visuo-affectif.

Quant au fantasme, si l'exégèse de cette formation de l'inconscient

donne lieu à des analyses aussi diverses que celles de Melanie Klein

et de Freud, ou celles, plus près de nous, de Susan Isaacs, Sandler et

Nagera, Lebovici et Diatkine, Benassy, Laplanche et Pontalis, il nous

semble avec ces derniers qu'en fin de compte le centre de la question du

fantasme nécessite qu'on y opère une distinction structurale. De même

que la théorie freudienne distingue le refoulement originaire (ou pri-

maire), l'Urverdrängung aux refoulements après coup (ou secondaire),il faut, dans une démarche structurale, séparer les fantasmes originaires,les Urphantäsie des fantasmes (secondaires). Les fantasmes originaires

(scène primitive, séduction, castration) sont en position ordonnatrice,liés par élaboration en « théories sexuelles ». Par le fantasme originaire,ce qu'on pourrait appeler le complexe représentation-affect se construit

quitte à se déconstruire sous l'action des post-refoulements, et se

reconstruire en d'autres formations. Le fantasme originaire semble donc

jouer le rôle d'une matrice de l'inconscient. Le refoulement originaire

portera sur le maintien à l'état de refoulé primaire de ce qui a trait au

(1) Métapsychologie, p. 118.

1066 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

fantasme originaire. Le fantasme originaire sera construit à partird'éléments perceptifs empruntés au réel élaborant les traces les plusdiscrètes. Ces traces seront organisées en fantasmes originaires et,dans le même temps qu'ils seront construits, subiront le refoulement

originaire, qui les maintiendra ainsi dans l'inconscient, où ils comman-

deront les refoulements après coup (attraction par le refoulé préexistant).Les lois du processus primaire gouverneront les élaborations ulté-

rieures qui constitueront les formations de l'inconscient (fantasmessecondaires, rêves, lapsus, oublis, actes manqués, etc.).

D) Le langageNous avons maintenant à envisager les relations entre processus

primaire et processus secondaire. La suite du texte de Freud sur

l'inconscient apporte là-dessus les précisions les plus utiles.

« Le système les contient les investissements de chose des objets, les

premiers et véritables investissements d'objets ; le système Pcs apparaît

quand cette représentation de choses est surinvestie du fait qu'elle est reliéeaux représentations de mot qui lui correspondent. Ce sont, nous pouvonsle présumer, ces surinvestissements qui introduisent une organisation psy-chique plus élevée, et qui rendent possible le remplacement du processus

primaire par le processus secondaire qui règne dans le Pcs » (1).

Une telle affirmation est consonante avec ce que Freud a toujourssoutenu depuis l'Esquisse (1895) et surtout depuis les Formulations sur

les deux principes du fonctionnement psychique (1911). Tout se passecomme si le remplacement de la représentation de chose par la repré-sentation de mot qui lui correspond était le résultat d'un travail décisif.

Cette mutation est celle qui préside à la transformation d'une repré-sentation de l'objet par la représentation des relations de l'objet,c'est-à-dire des conditions de possibilité qui permettent de le corréler

à sa présence ou à son absence. Transformation qui n'est pas sans

évoquer le développement que Freud théorise dans son article sur

« La négation » (1925). Le jugement d'attribution se borne à affecter

l'objet de son affect (bon ou mauvais), ce qui implique son admission

ou son rejet, son incorporation introjective ou son « excorporation »

projective. Le jugement d'existence vise à décider si cet objet est ou

n'est pas indépendamment de l'affect qui accompagnesa présentation (bonou mauvais). Dans le premier cas, seul Eros ou la pulsion de destruction

sont à l'oeuvre ; dans le second, Logos et Ananké s'allient à Eros pourmettre en échec les pulsions de destruction, car le sujet qui maintient

(1) Loc. cit., p. 118-9.

L'AFFECT 1067

le seul principe de plaisir-déplaisir envers et contre tout est voué aux

plus graves dangers. En contrepartie, nous savons que le principe de

plaisir fait retour au sein du principe de réalité par la voie du fantasme.Le destin de l'affect est donc lié à cette mutation. Depuis l'Esquisse

— toujours elle ! — Freud attribue à l'inhibition des affects par leMoi la faculté de décider si l'investissement de l'objet est de nature

hallucinatoire, ou s'il répond à sa perception dans le réel. Parallèlement,c'est par la réduction énergétique, c'est-à-dire par la possibilité defiltrer les quantités d'énergie et de manipuler de petites quantités decelle-ci que le travail de la pensée s'effectue. Le langage a pour butde rendre les processus de pensée conscients, l'investissement quil'accompagne transformant les pensées en perceptions. Le sort del'affect est donc, dans les processus préconscients et conscients, d'êtreinhibé quantitativement et qualitativement. Aucun travail de la penséen'est compatible avec une élévation quantitative et une intensité quali-tative trop grandes. A défaut s'installe une logique affective qui utilisedans la passion du paranoïaque toutes les ressources de la condensationet du déplacement dans une démarche qui va d'illumination en illu-mination sur une signifiance en excès.

N'allons pas jusqu'à croire qu'une élimination totale d'affect estnécessaire à la pensée. Ce degré atteint, celui de formalisation est

peut-être compatible avec les sciences formelles dont la mathématiqueest l'exemple. Pour ce qui touche aux sciences de l'homme — ou sil'on préfère aux sciences du sujet — l'affect joue ici le rôle paradoxald'un retour du refoulé de la réalité psychique qui amène à relativernos constructions intellectuelles. La pensée sauvage — celle du pro-cessus primaire, celle que ne peut flouer l'intellect — est inéliminable.

Ces dernières remarques nous conduisent à quelques observationssur le langage, ou sur la théorie de l'inconscient structuré commeun langage (Lacan). Nous ne reviendrons pas sur les commentaires

que nous ont dictés les travaux de Lacan et de son école. Disonsd'abord qu'on ne saurait se débarrasser d'un revers de main d'unetelle construction théorique, en la taxant d'intellectualisation. Pas plusqu'on ne saurait confondre le rôle que joue le langage dans la concep-tion de Lacan avec celui qu'il joue dans la théorie freudienne. Ce quiest en question dans la théorie de Lacan est la relation du sujet au

signifiant, et la production de l'effet de sens par le processus de struc-turation dont la mutation humaine porte la marque.

Ainsi Lacan, en rapprochant les processus à l'oeuvre dans le travaildu rêve des processus du langage (condensation et déplacement d'une

1068 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

part, métaphore et métonymie de l'autre), entend bien s'attacher àl'étude des processus primaires et non pas aux processus secondaires.

Que le langage de l'inconscient ne soit pas le langage, il en est convenuévidemment. En définitive, il ne s'agit dans la théorie de Lacan quede l'étude de la concaténation (la chaîne signifiante). Il faut ici fixerles limites de notre accord et préciser les points de désaccord.

La conception lacanienne de la concaténation s'appuie sur le conceptd'inconscient, mais elle ne prend en considération que les représen-tations de la pulsion. Nous avons déjà souligné le danger qu'il y avaità niveler les représentations en méconnaissant la distinction entre

représentation de chose et de mot, et pour finir à traiter les représen-tations de chose comme des représentations de mot, c'est-à-dire àtenir pour négligeable le rapport de la représentation de chose à l'affectet d'une façon générale à son investissement énergétique (la chargeaffective). Une telle démarche est justifiée selon Lacan, dans la dis-tinction à opérer entre les représentations (1) qui seules seraient refou-

lées, tandis que l'affect ne subirait que la répression. Nous pensons avoirfait justice de cette objection. Nous avons également montré la sensi-bilisation de la représentation de chose par l'affect. Mais surtout avecFreud nous avons attiré l'attention sur le fait que le langage n'avait

pas les mêmes propriétés fonctionnelles lorsqu'il avait la fonction desuturer des pensées, des représentations, des affects, des actes et desétats du corps propre. Il ne nous semble pas légitime, dans le procèsde concaténation, de donner une valeur identique à des propositionstelles que : « J'ai réfléchi à ce que ma conversation avec mon ami Pierrem'a ouvert des horizons sur les raisons de mon attrait pour A... » ...« J'ai imaginé que vous (l'analyste) avez dû passer vos vacances entouréde votre famille à jouer avec vos enfants, comme j'ai toujours souhaité

que mon père le fasse avec moi et j'ai attendu avec impatience votreretour. » ... « Au moment où je vous parle, je ressens une hostilitéincoercible à laquelle je ne trouve aucune raison. Je me sens subitement

angoissé — j'ai le sentiment que j'ai envie de casser le bibelot qui estsur votre cheminée. » ... « Je puis à peine parler, ce que je sens estdifficilement exprimable, je me sens transformé dans mon corps, ilme semble que mes mains sont détachées de mes bras et que je ne lessens plus. Les objets de cette pièce deviennent flous, j'ai l'impressionque les bruits de la rue me parviennent assourdis, je ne vous entends

(1) n s'agit ici, bien entendu, des représentants-représentations et non du représentantpsychique de la pulsion.

L'AFFECT 1069

plus respirer... êtes-vous là ?... Mon corps est comme un poids mort etsans vie ; tout est étrange, mes jambes s'allongent et je sens un voilenoir devant mes yeux. » Si l'analyste décode ce qui lui est présentégrâce aux mots de l'analysé, il est également sensible à la prosodiedu discours, à l'étranglement de la voix, aux pauses, à la qualité dusilence qui sépare les propositions, au travail qui se fait chez l'analyséà travers sa parole, dans sa psyché et dans son corps ; il peut apercevoirles signes physiques de l'angoisse ou de la dépersonnalisation, entendrela respiration s'accélérer, voir battre certains vaisseaux superficiels,être le témoin de la rougeur qui envahit le visage et d'une agitationfébrile discrète. A la fin de la séance, il peut noter chez son patientune vacillation temporaire, un regard perdu qui cherche à se retrouverdans le réel et noter au moment de quitter l'analysant quelque acte

manqué significatif, comme de se tromper de porte lors de la sortieou d'allumer la minuterie de l'escalier en plein jour. Le langage est

passé d'un mode spécifique de développement des pensées à un procèsde communication sursaturé, débordé dans son activité de suturation.Dans la première éventualité, le langage a imposé sa structure propre,dans la seconde il a subi l'emprise d'investissements de plus en plusaffectifs, de moins en moins différenciés.

Nous distinguerons donc le langage qui ne se réfère qu'à lui-mêmedans son ordre de structuration propre et qui suppose la réductionet l'homogénéisation du signifiant verbal formant et subissant le procèslinéaire de la verbalisation, et le discours où la concaténation reçoit les

impressions issues de signifiants hétérogènes (pensées, représentations,affects, actes, états du corps propre), d'investissements énergétiquesvariables exprimant des états de tension qualitativement et quanti-tativement différents et tendant vers la décharge. A cet égard nousaimerions faire remarquer que la parole la plus verbale, la plus abstraiteest le résultat d'une décharge. Cela n'est pas du tout la même chosede connaître les associations d'une pensée et de dire ces associationsà l'analyste. Non seulement parce qu'étant dite elle est dite par l'Autreà l'Autre, non seulement parce que son dire suscite un nouveau réseau

associatif, mais aussi parce que la pensée dite est une pensée qui se

décharge. Ces différences d'investissement des pensées, cette surrection

énergétique qui envahit le langage et peut le déstructurer, au pointque celui-ci devienne inintelligible et renvoie, de l'aveu de l'analysé,à un indicible, c'est le retour de la matière première corporelle dans le

langage. C'est l'investissement de la formalisation par la substance.

L'affect est la chair du signifiant et le signifiant de la chair.

REV. FR. PSYCHANAL. 68

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Cette hétérogénéité du signifiant, nous la trouvons décrite parFreud dans un passage peu cité de L'intérêt de la psychanalyse. Faisantle tour des sciences pour lesquelles la psychanalyse peut avoir un intérêt,Freud commence par la philologie :

« Car dans ce qui suit la parole doit être comprise non seulement commemoyen d'expression de la pensée en mots, mais inclut la parole gestuelleet toute autre méthode, comme par exemple l'écriture, par laquelle peuts'exprimer l'activité mentale. Ainsi l'interprétation psychanalytique desrêves se donne comme une traduction d'un système d'expression archaïquequi nous est étranger. L'ambiguïté des concepts (unité des contraires),le symbolisme sexuel prévalent en témoignent » (1).

Mais voici qui est plus net encore :

« Le langage des rêves peut être considéré comme la méthode par laquellel'activité mentale inconsciente s'exprime. Mais l'inconscient parle plus d'undialecte. Selon les conditions psychologiques différentes qui distinguent etprésident aux formes variées des névroses, nous trouvons des modificationsrégulières de la manière par laquelle les mouvements psychiques inconscientssont exprimés. Tandis que le langage gestuel de l'hystérie s'accorde en généralavec le langage pictural des rêves, visions, etc., le langage intellectuel de lanévrose obsessionnelle et des paraphrénies (démence précoce et paranoïa)montre des particularités idiomatiques spéciales que nous avons pu com-prendre et mettre en relation dans nombre de cas. Par exemple, ce qu'unhystérique exprime en vomissant, un obsessionnel l'exprimera par de péniblesmesures protectrices contre l'infection, tandis qu'un paraphrène sera conduità des reproches et des soupçons d'empoisonnement. Ces manifestations sonttoutes des représentations différentes du voeu du patient d'attendre un enfant,qui ont été refoulées dans l'inconscient, ou de sa réaction de défense contrece voeu » (2).

Ainsi, selon Freud, la langue de l'inconscient n'est déductible qu'àtravers la multiplicité de ces dialectes. Mais il est impossible de référercette langue à un langage sans étendre considérablement la sphèredu langage à tout ce par quoi l'activité psychique s'exprime : languegestuelle, mais aussi écriture, langue du corps, etc. Tout ceci nousinvite à opposer la langue des linguistes, système formel unissant deséléments de langage : phonèmes, morphèmes, mots, syntagmes, phrasestoutes constituées à partir d'un même élément homogène, et le langagedes psychanalystes, constitué par une hétérogénéité du signifiant,tributaire de l'hétérogénéité des matériaux de l'activité psychique et

pour lequel nous préférons le terme de discours (3).

(1) SE, xin, p. 176.(3) SE, XIII, p. 177-178, souligné par moi.(3) Lacan emploie fréquemment le terme de discours (ct. L'inconscient est le discours de

l'A utre), sans cependant faire la distinction que nous proposons et qui nous semble essentielle.

L'AFFECT 1071

L'insistance marquée avec laquelle certaines orientations contem-

poraines de la psychanalyse valorisent la représentation par rapportà l'affect est étroitement liée à une attitude intellectuelle qui se donne

pour but de tirer la psychanalyse vers le pôle symbolique et l'éloignerde son pôle économique. Il est clair que, selon les auteurs qui prônentcette orientation, il s'agit de développer ce qui dans la psychanalysetémoigne dans l'activité de l'esprit du travail de l'élément « noble »,et de prendre ses distances à l'égard de l'élément « vulgaire » : l'inves-tissement énergétique, l'affect. Le prestige de la représentation vientsans doute de ce qu'étant déposée dans l'inscription de la trace mnésique,elle renvoie à l'activité psychique dont le développement a sans douteeu les conséquences les plus importantes pour l'homme : la mémoire.Or il est juste de rappeler que l'affect, selon Freud, a aussi une fonctionde mémoire, comme le montre abondamment l'angoisse. Si la concep-tion théorique qui fait de l'affect le souvenir d'anciens actes d'attaqueshystériques peut être sujette à caution, le déclenchement de l'angoissecomme évocation d'un danger d'autrefois paraît bien indiscutable.Ce qui se remémore par l'affect n'est pas seulement la représentationde la situation de danger, mais l'affect qui l'accompagnait et dont leretour est redouté. Ce n'est pas seulement l'affect à qui est attribuéeune fonction mnésique, la pulsion, elle aussi, est conçue comme uneforme de mémoire. A titre d'hypothèse, une part au moins des pulsionsseraient des « sédimentations d'effets externes qui, au cours de la phylo-genèse, ont agi sur la substance vivante et l'ont modifiée » (1).

Le lien étroit entre langage et mémoire, cas particulier du lien entre

représentation et mémoire, n'exclut pas que l'affect ait également unefonction mnésique, bien que celle-ci soit moins précisément définie (2).

Après Freud, les auteurs kleiniens ont intimement mêlé mémoireet affect. Dans un passage d'Envie et gratitude, Melanie Klein soulignece rapport à propos des fantasmes inconscients relatifs au sein.

« Le jeune enfant ressent tout ceci d'une façon bien plus primitive quene saurait l'exprimer le langage. Lorsque ces émotions et ces fantasmespréverbaux sont revécus dans la situation transférentielle, ils y apparaissentsous la forme de memories in feelings (souvenirs en forme de sentiments)comme je serais tentée de les appeler, et sont reconstruites et verbaliséesgrâce à l'aide de l'analyste. De même, nous devons avoir recours aux motspour reconstruire et décrire d'autres phénomènes appartenant aux stades

(1) Métapsychologie, p. 17.(2) Les recherches modernes de la pathologie cérébrale semblent s'accorder avec cette

manière de voir, cf. ANGELERGUES, Le corps et ses images.

IO72 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

primitifs du développement. Il est de fait que nous ne pouvons traduirele langage de l'inconscient qu'en lui prêtant des mots empruntés à notredomaine conscient » (1).

Des affirmations de ce genre se retrouvent tout au long des écritsdes auteurs de l'école kleinienne chez J. Rivière, S. Isaacs, H. Segalen particulier (2).

Au-delà de l'école kleinienne, c'est presque toute l'école anglaisede psychanalyse qui souligne la valeur du vécu (expérience) en deçàet au-delà des fonctions du langage (cf. Winnicott, Masud Khan).La discussion nous ramène à la question du fantasme inconscient. Onsait que pour l'école kleinienne le fantasme est l'expression quasidirecte du fonctionnement pulsionnel. Le fantasme inconscient deskleiniens est l'héritier du représentant psychique de la pulsion chez

Freud, ce représentant (qui n'est pas la représentation) et que nousavons supposé être le mixte indissociable d'affect et de représentationnon encore distincts. C'est pourquoi la traduction du fantasme incons-cient en mots soulève l'incrédulité chez les adversaires de Melanie Klein.En vérité, ceux-ci méconnaissent son propos. Celle-ci ne prétend pasrestituer ce qui se passe effectivement chez le jeune bébé, commentle pourrait-elle ? Elle essaye de nous communiquer dans notre langageet notre imagerie d'adultes les processus de couches psychiques oul'activité représentative qu'elle nous transmet ne saurait exister telle

quelle. Cependant la représentation du fantasme inconscient et son

interprétation constituent un pont de communication pour atteindreces couches dans la situation de transfert. Plutôt que de s'efforcer de

penser l'impensable, Melanie Klein ne nous en propose qu'une version

pour adultes à l'inverse de certains textes littéraires pour lesquels onréécrit une version pour enfants.

On a pu reprocher à la théorie kleinienne de nous plonger toujoursdavantage dans cet enfer primitif et de réduire la richesse du fonction-nement psychique à quelques mécanismes primaires. Une telle vueest fort approximative. L'oeuvre de Bion témoigne au contraire de ce

que les développements de la théorie kleinienne peuvent se prêter àune conceptualisation fort élaborée, selon une double échelle syn-chronique et diachronique des phénomènes psychiques, en partantdes formes élémentaires de la vie psychique où les « éléments » sont denature idéo-affective.

(1) Envie et gratitude, trad. fr. V. SMIRNOFF et S. AGHION, Gallimard, p. 17, n. 1.

(2) Nature et fonction du fantasme, dans Développements de la psychanalyse, Presses Uni-versitaires de France, p. 85.

L'AFFECT 1073

Depuis Freud, peu d'auteurs comme les auteurs kleiniens ont

compris la nécessité d'une théorisation psychique qui déplace l'accentde l'inconscient vers le Ça. Parallèlement à l'énorme développementdes travaux sur le Moi — qui ne sont pas toujours du meilleur aloi —

Melanie Klein nous a donné la psychanalyse du Ça, ou tout au moinsde ce que Freud avait laissé inexploré dans cette instance.

E) De l'inconscient au Ça

On peut sans exagération parler d'une désaffection croissante deFreud à l'égard de l'inconscient dans la deuxième moitié de son oeuvre.Ce qui dans les découvertes initiales de la psychanalyse était un des

plus beaux fleurons de la couronne de son créateur, se dévalua pro-gressivement. Au point qu'en 1939, dans l'Abrégé de psychanalyse,aucun chapitre ne lui est consacré particulièrement et de systèmele terme passe au rang d'adjectif. L'inconscient n'est plus qu'une qualitépsychique. Le virage était amorcé de longue date. A la suivre en remon-tant depuis l'Abrégé, on en trouve confirmation dans Le Moi et le Ça,où le Ça détrône l'inconscient.

Mais si on cherche les raisons qui ont motivé cette transmutationdes valeurs de la première à la deuxième topique, il faut, à notre avis, entrouver la source dans Au-delà du principe de plaisir. Dès lors qu'il serévèle que la compulsion de répétition se situe au-delà du principede plaisir, qu'elle obéit à un déterminisme aveugle, qu'elle est, selonle mot souvent repris de Pasche, comme « l'instinct de l'instinct »,c'est-à-dire comme ce qu'il y a de plus essentiel au principe de fonc-tionnement pulsionnel, le concept même d'inconscient s'en trouveremis en cause. L'inconscient avant la compulsion de répétition sedéfinissait comme autre scène, lieu de représentations refoulées régiespar les lois du processus primaire, ouvert à l'intelligibilité, pour peuqu'on lui applique une logique d'une causalité particulière qui n'est pasla logique du processus secondaire, celle qui régit le système conscient.Mais en ouvrant l'inconscient à cette intelligibilité par des méthodes

d'interprétation adéquate, les formations de l'inconscient livrant lesecret de leur organisation, c'était toute l'organisation pathologiquequi devait céder avec elles, à l'exception des cas de fixations massives.

Ce n'était pas que l'inconscient fût docile le moins du monde. Ses

rapports avec le conscient restaient nettement des rapports de supérieurà subordonné, pour ne pas dire de maître à esclave. De primaire à

secondaire, en importance et même en préséance. Mais si la découverte

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de l'inconscient ne servait qu'à éclaircir la genèse et la structure desformations par lesquelles celui-ci se manifeste sans aucune modifi-cation pratique, la découverte appelait de sérieux correctifs.

La raison la plus profonde du tournant de 1920, il ne faut la chercherni dans la névrose traumatique, ni dans le jeu de l'enfant, ni dans letransfert (ou tout au moins pour ce dernier terme, son acceptiongénérale et indifférenciée), mais dans la réaction thérapeutique négative.Ce que l'expérience révélait était au fond la limite du pouvoir inter-

prétatif. Autrement dit, ce n'est pas tant que l'inconscient se révélaità l'expérience plus opaque ou moins intelligible qu'auparavant, c'était

que l'intelligibilité à laquelle il donnait prise par sa forme inverséedans l'interprétation se heurtait à une force obscure qui tendait àdéfaire ce que le travail conjugué de l'analysant et de l'analyste avait

accompli.On n'a pas assez montré combien le concept d'inconscient était

étroitement lié à une problématique uniquement érotique. Je veux dire

par là qu'Eros refoulé se donne par ses travestissements, ses lacunes,ses énigmes. Qu'il y ait conflit opposant Eros aux pulsions de conser-vation ou qu'Eros se scinde en libido d'objet et libido du Moi, ceconflit suppose toujours que l'agent actif, dynamique, le facteur de

changement positif résidait toujours dans Eros. Eros interprété pouvaiten quelque sorte suivre les heureux cheminements de la sublimation.S'entêtait-il sur les voies de la sexualité infantile que la seule conséquencedemeurait le maintien d'une position perverse, que d'emblée on avaitsitué hors de portée de la cure psychanalytique. En somme, l'actiond'Eros était toujours positive, malgré son indocilité foncière, parce quel'inconscient était structuré — c'est-à-dire positivement interprétable àtravers les concaténations de la logique primaire. Il n'était pas jusqu'àla psychose elle-même, pourtant elle aussi difficilement abordable parl'analyse, qui ne pouvait passer pour «solution élégante »d'une questionen impasse posée à l'inconscient, comme le montrait le délire deSchreber.

Ce qu'apprit la réaction thérapeutique négative était qu'au-delàd'un conflit, pourtant âpre, entre pulsions sexuelles et pulsions de

conservation, puis entre libido objectale et libido narcissique, où

s'opposent l'intérêt pour l'objet et l'intérêt pour le Moi, un autre typede conflit se révélait, celui entre pulsions de vie et pulsions de destruc-tion. Pour la première fois, après vingt-cinq années de pratique psycha-nalytique, il fallait se rendre à l'évidence. La progression de l'analysen'était pas entravée par la neutralisation de deux forces l'une par l'autre,

L'AFFECT 1075

mais par les effets destructeurs et non plus seulement concurrentielsd'une force par l'autre après leur désintrication. Il faut à cet égardinsister, comme Pasche l'a souvent fait, sur la distinction entre compul-sion de répétition et pulsions de destruction. La compulsion de répétitionest le fait de tout fonctionnement pulsionnel, qu'il relève des pulsionsde vie ou de mort. Il est facteur de stagnation et de régression. Maisles régressions en cause peuvent aussi bien être le fait d'une fixationmassive où les pulsions érotiques se sont pour ainsi dire ancrées. La

pulsion de destruction désintriquée détruit tous les mécanismes de

concaténation, de linkage, au-delà du principe de plaisir. Or, c'està cela que conduit l'analyse de la réaction thérapeutique négative.Non pas au retour à une fixation bloquée ou cimentée, attachée à uneforme de plaisir, fût-elle masochique, mais à un travail de sape, dedémolition qui empêche l'énergie psychique de se lier dans une orga-nisation qui, comme toute organisation, entre dans le champ des

pulsions de vie. La réaction thérapeutique négative, dans la mesureoù le masochisme y tient un discours audible, est encore sous le règnedu principe de plaisir. La réaction thérapeutique négative est le faitd'une situation où aucun profit de l'analyse n'est à mettre au comptedu Moi du fait de la démolition du travail antérieur par une forcede dissolution qui s'attaque à toute tentative de liaison de l'énergiepsychique. Ici s'opposent les deux termes derniers du conflit conjonc-tion-disjonction, liaison-séparation, comme deux états des représen-tations psychiques et de l'énergie affectée à la pulsion.

L'adhésion à ou le refus de la dernière théorie des pulsions portedonc, en fait, sur la reconnaissance de cette deuxième force (deuxièmedans la chronologie de la théorie, mais première par l'importance queFreud lui accorde) de destruction. Selon que l'on admet son rôle de

déspécification, de différenciation, ou que l'on interprète sa visée,comme le retour à un mode de plaisir négatif (le masochisme), on adopteou l'on refuse le point de vue théorique de Freud.

Mais la question ne peut demeurer bloquée au niveau de cettealternative. Il semble que si l'on voulait être cohérent avec soi-même,le refus de la dernière théorie des pulsions devrait en toute rigueurs'accompagner du refus de la deuxième topique. Car le concept du Ça,en tant qu'il remplace le concept d'un inconscient (en fin de comptetoujours organisé, structuré), tend précisément à reconnaître au seinde cette instance ces forces aveugles, opaques, inaccessibles à l'explo-ration, encore plus « sauvages » que celles qui furent décelées au niveaude l'inconscient, encore plus rebelles à la domestication ; soumises à

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des influences obscures, elles tendent à s'entre-déchirer dans la déchargeet à annuler mutuellement leurs effets. La différence majeure entre

le Ça et l'inconscient n'est pas seulement d'ordre quantitatif (1). Il ne

suffit pas, en effet, de dire que le Ça est plus irréductible que l'in-

conscient, tout en étant au fond de la même structure. La mutation

accomplie par le saut de l'inconscient au Ça doit être relevée ailleurs.

Il faut dire : « Là où était l'inconscient, doit advenir le Ça », pourdessiner la ligne de l'évolution de la pensée ou de Freud. Il faut égale-ment affirmer : « Là où était le Ça doit advenir l'inconscient » pourtracer la ligne de l'évolution de l'appareil psychique et désigner une

mutation structurale. La différence majeure entre le concept d'in-

conscient et le concept de Ça tient au fait qu'alors qu'au niveau du

premier les pulsions de destruction n'y ont aucune place, au niveau

du second non seulement leur place est déterminée, mais leur rôle

tenu pour dominant. Tel nous paraît être le trait pertinent qui unit

et sépare l'inconscient et le Ça.Si notre hypothèse est exacte, à savoir qu'avec Melanie Klein

s'inaugure une théorie psychanalytique élaborée en fonction de l'impor-tance du Ça, il nous faut alors discuter, pour terminer, de la relation

entre la conception freudienne du fantasme originaire et la conceptionkleinienne du fantasme inconscient. Il est clair que les deux conceptionss'accommodent mal l'une de l'autre : le fantasme inconscient chez

Melanie Klein est compris comme l'équivalent psychique de l'activité

pulsionnelle. Chez Freud, le fantasme originaire est en quelque sorte

l'organisateur primaire de l'inconscient. C'est, en fait, la sensibilisation

au fantasme originaire qui met en oeuvre le refoulement et constitue

l'inconscient. A leur tour les premiers refoulements organisent les

post-refoulements, par l'attraction dans le refoulé préexistant. Le fan-

tasme originaire est donc le thème central que l'organisation de l'incons-

cient préserve à l'état inconscient et dont les effets poussent l'individu

à déplacer ses intérêts et ses activités le plus loin possible de ce thème,tout en le revoyant surgir encore et toujours dans le champ de ces

déplacements.Cette conception ne peut-elle s'articuler avec la théorie kleinienne ?

On pourrait concevoir que le fantasme inconscient, selon Melanie Klein,est d'abord une activité fantasmatique, liée aux vicissitudes de l'expé-

(1) Nous aimerions souligner le fait que la " nature " de la pulsion sexuelle telle qu'elleest décrite par Freud jusqu'à la deuxième topique (exigence, tendance à la décharge, inac-cessibilité aux raisons du réel) ne peut dispenser du recours à la dernière théorie des pulsionsqui comporte la référence explicite à une déliaison oeuvrant activement.

L'AFFECT 1077

rience de la satisfaction (bon ou mauvais sein) dans le cadre des relations

d'objet partiel référées à un Moi polynucléaire morcelé. C'est, selon

nous, au moment où se constitue l'unification concomitante de l'objetet du Moi que le fantasme originaire fondamental se lie. Fantasme de

la destruction irréversible de l'objet sein-mère, suivi des mécanismes

de réparation mis en oeuvre par le deuil. Par ailleurs, le fantasme du

parent combiné — équivalent kleinien du fantasme de la scène primi-tive — constitué en fantasme originaire, n'est pas sans rapport avec

cette absence de l'objet. Le mauvais objet est l'objet absent, l'objeten passe d'être perdu. Dès lors, se conjoignent deux registres : le fan-

tasme de l'objet absent, attaqué en raison même de son absence, et

le fantasme du parent combiné, où l'objet absent est la proie de l'Autre,

échappant ainsi absolument au sujet. Celui-ci ne peut ni haïr l'objetsans risquer de le détruire, ni accepter son absence, qui implique son

abandon au profit du tiers Autre, sur lequel est projetée toute l'agres-sivité destructrice de la scène primitive. Seule l'analyse de ce fantasme,

qui implique, notons-le, le consentement à la séparation d'avec l'objetmaternel et l'idée que cet objet peut à son tour vivre une expériencede satisfaction — c'est-à-dire trouver le plaisir avec un autre bon

objet (le tiers Autre) peut amener le sujet à sortir de cette situation

en impasse. Tant que l'absence de l'objet suscite la haine et la crainte

de destruction, tant que le fantasme complémentaire de cette absence

est celui d'une agression meurtrière entre l'objet et l'objet de l'objet

(le tiers Autre), tout déplacement vers un objet quatrième est impos-sible. Cet objet quatrième, nous le verrons volontiers dans ce queWinnicott a décrit comme objet transitionnel, ouverture vers le champde l'illusion, déplacement décisif de l'objet initialement pris dans

l'espace corporel commun à l'enfant et à la mère, vers cet espace

potentiel entre la mère et l'enfant — première possession de non-Moi.

Ce rôle que nous assignons à l'absence est capital dans toute la

théorie psychanalytique. C'est l'absence de l'objet qui fait naître à la

fois l'affect de déplaisir et la représentation de la satisfaction et de

l'objet qui la conditionne. C'est encore lors de cette absence que la

tension est l'aiguillon du fantasme. Il n'est pas sans intérêt de faire

intervenir ici les notions de seuil et de réponse de l'objet. A cet égard,le rôle de l'environnement, passé sous silence par Freud, négligé parMelanie Klein, a été au contraire souligné par Anna Freud et Winnicott.

L'absence temporaire limitée, de l'objet qui permet au seuil atteint

par la tension de ne pas dépasser l'intolérable, a des conséquencesindéniablement structurantes, dans la mesure où cette absence est un

IO78 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

facteur d'élaboration pour le Moi. Au contraire, l'absence trop prolongéede l'objet, sa réponse trop longtemps différée ou dispensée dans des

conditions non apaisantes, font que la tension dépasse les seuils de

la tolérance du sujet et conditionne l'apparition de fantasmes destruc-

teurs pour l'objet comme pour le Moi (1). L'envahissement pulsionnel

désorganise alors le noyau fragile de structuration du Moi, dépassantle déplaisir pour devenir douleur psychique. La réponse n'apportant

pas de satisfaction est, à notre avis, susceptible d'être à l'origine d'un

Surmoi précoce, générateur d'une culpabilité primaire, qui s'attache

non seulement à l'agressivité destructrice vécue, mais à la simplemanifestation de la pulsion qui ne peut plus être en droit ni en fait

source de satisfaction autre que négative.Il faut pondérer ces remarques. La valorisation excessive de la part

de l'environnement nous conduirait sans doute à mener la psychanalysesur les voies de l'orthopédagogie. La sous-estimation de son rôle nous

conduirait rapidement vers le danger opposé, celui d'un constitution-

nalisme outrancier, expliquant les différences de comportement dans

l'inégale dotation innée des pulsions de vie ou de mort.

Ainsi si la théorie freudienne des séries complémentaires peut

paraître éclectique, elle est la seule à donner une hypothèse de travail

utile (2). Mais qu'il soit bien clair que, quels que soient les facteurs

étiologiques, ce qui importe est l'élaboration intrapsychique des expé-riences conflictuelles. Nous retrouvons ici la difficulté à décider des

rôles respectifs du souvenir du traumatisme et du fantasme organisateur,c'est-à-dire du fantasme originaire.

On pourrait, pour conclure, avancer que le fantasme originaire de

Freud est un fantasme inconscient, au sens où il participe de l'incons-

cient, tandis que le fantasme inconscient de Melanie Klein est une

activité du Ça. Ainsi la contradiction ne serait plus absolue entre l'un

et l'autre. A ce fantasme inconscient, dans sa version freudienne,

correspondrait une organisation structurale représentative, où le sujet

peut occuper toutes les places, où le sujet n'est nulle part à sa place,

parce qu'il est surtout employé à les distribuer. Au fantasme inconscient

dans sa version kleinienne correspondrait une activité pulsionnelleélémentaire de décharge, unissant avec une élaboration a minima,source pulsionnelle, objet et but, dans l'antagonisme des pulsions de

(1) Les déterminants de cette absence ne se signifient, faut-il le préciser, qu'à s'articulerau désir de la mère.

(2) Nous convenons qu'il y a encore beaucoup à faire pour la faire passer de l'utile à

l'opérationnel.

L'AFFECT 1079

vie et de mort. Dans la version freudienne, représentation et affect

pourront être distingués, la modification des affects entraînant unremaniement représentatif, de même qu'un changement du tableau

représentatif suscite d'autres affects. Dans la version kleinienne, affects

et représentations ne sont pas distincts en droit comme en fait et sont

appréhendés sous la forme de ce mixte non décanté. La cliniquecadrerait, semble-t-il, avec cette manière de voir.

3. DEUXIÈME TOPIQUE : L'AFFECT ET LE ÇA

Le Moi a pour fonction d'être le lieu où l'affect se manifeste. Le

Ça est le lieu où sont bandées les forces qui vont lui donner naissance.Des diverses définitions descriptives que Freud donne du Ça, la pluséloquente est celle de la XXXIe Conférence (1). Il est remarquablede retrouver au sujet du Ça les formulations mêmes dont Freud s'était

servi pour désigner l'inconscient ou le processus primaire. Mais cer-taines orientations sont accentuées, telles l'ouverture aux influences

somatiques, l'importance du facteur économique, la vocation à la

décharge.

Depuis les premières formulations concernant l'inconscient et le

processus primaire, un certain équilibre a toujours présidé, sous la

plume de Freud, entre un pôle symbolique (condensation-déplacement),un pôle économique (tendance à la décharge, variations de quantité)et un pôle catégoriel (relations espace-temps, contradiction, etc.).

L'expérience aidant, Freud sembla rompre cet équilibre en faveur du

pôle économique :

« Le facteur économique, ou si vous préférez, quantitatif qui est inti-mement lié au principe de plaisir, domine tous ces processus. Les inves-tissements pulsionnels cherchant la décharge c'est, à notre avis, tout cequ'il y a dans le Ça. »

Cette insistance marquée sur la fonction de la décharge est une

caractéristique que le Ça partage avec l'affect. En fait, c'est par l'inter-médiaire des investissements pulsionnels que peut se comprendre larelation entre Ça et affect.

Ce que Freud nomma angoisse automatique est le produit d'une

transformation mutative directe de libido au niveau du Ça, sans doute

par un processus de décharge. Ce qui fait problème est de savoir si

les tensions déchargées au niveau du Ça sont susceptibles de revêtir

(1) SE, XXII, 73.

I080 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

une forme affective proprement dite ou si elles sont ici de pures quantités.Freud ajoute, dans le texte auquel nous faisons référence, que les dépla-cements et condensations qui se produisent dans le Ça grâce à l'état

mobile de l'énergie et sa tendance à la décharge ignorent « la qualitéde ce qui est investi ». Il ajoute : « Ce que nous appellerions dans le

Moi une idée. » La qualité est donc ici attachée au contenu. Ainsi par

rapport à l'inconscient une modification importante est survenue : le

silence fait sur les représentations de la pulsion. Au niveau de l'inconscient,la dualité représentation-affect trouvait sa place. Au niveau du Ça,seules sont présentes des motions pulsionnelles contradictoires. La

structuration ici atteint son point limite, en deçà duquel c'est le chaos.

A minima, cette structuration des pressions économiques aboutira à la

décharge. Mais cette décharge-là est déjà d'une tout autre nature, du

fait même qu'elle a pour corrélat l'accomplissement de cette structura-

tion dont la nature intime nous demeure mystérieuse. La structure

fondamentale organisatrice est celle de l'opposition entre pulsions de vie

et pulsions de mort. Freud va même jusqu'à écrire que le Ça n'a pas

d'organisation, qu'il a pour seule obédience le principe de plaisir-

déplaisir. Laplanche et Pontalis ont précisé avec une grande clarté les

différences entre le Ça et l'inconscient (1). Il est manifeste, selon

nous, que le facteur motivant qui a conduit Freud à radicaliser ce

qu'il y avait de plus neuf dans sa découverte et qu'il nommait refoulé,

inconscient, processus primaire est le remaniement apporté par la

dernière théorie des pulsions.Le sens du conflit a changé : il ne s'agit plus désormais d'une lutte

entre un pôle sexuel, refoulé, inconscient, et un pôle non sexuel,refoulant et conscient; il ne s'agit pas non plus d'une oppositionentre un pôle objectai et un pôle narcissique; il s'agit maintenant

d'un double conflit : d'une part, entre un pôle pulsionnel inorganiséou faiblement organisé, et un pôle différencié du pôle pulsionnel et

plus organisé que lui, d'autre part, entre forces de liaison et forces de

déliaison dans chacune de ces deux sphères.Rien de l'acquis antérieur n'est récusé sur le désir ou la sexualité.

Ce qui est modifié est la mise en place des concepts. L'inconscient, le

refoulé, le processus primaire constituent toujours le noyau de la théorie.

Mais leurs effets sont relatives selon deux ordres de référence. D'une

part, l'OEdipe comme noeud de rapports intersubjectifs, d'autre part

(1) Loc. cit., article « Ça ».

L'AFFECT 1081

l'appareil psychique comme système de relations intrasubjectives. Dans

cette perspective le couple Eros-pulsions de destruction est ce qui à

la fois fait tenir l'édifice théorique sur ses pieds et sert à la médiation

entre complexe d'OEdipe et appareil psychique.Cette articulation entre complexe, appareil et conflit pulsionnel nous

parait constituer le cadre théorique qui fait de la deuxième topique un

ensemble épistémologique plus fructueux que celui de la première

topique, bien que les feux de la découverte géniale illuminent moins (larévélation est derrière soi, il s'agit maintenant de bâtir) les écrits de Freud.

Les conséquences au point de vue de l'affect doivent être dégagéesde ce remaniement. Le Ça ne peut être le siège que de phénomènes de

tension et de décharge. Ces tensions et ces décharges pulsionnellesne sont à proprement parler ni conscientes ni inconscientes en tant

que telles. Tout au plus peut-on dire que l'antagonisme des pulsionsde vie et de mort donnent à ces états de tension et de décharge une

connotation de fusion, d'agrégation, de liaison ou de défusion, de

désagrégation, de déliaison, sous-tendant des états de réunification

partielle ou de désintégration partielle. Les limites entre le Ça et le

Moi étant beaucoup plus floues que celles entre l'inconscient et le

préconscient, il existe toute une zone d'échanges entre les produitsdu Ça et le Moi, échanges qui ont lieu dans les deux sens. Mais la

barrière du Moi, même si aucune limite stricte ne la constitue, est

parcourue par un réseau qui n'admet dans le Moi que des fragmentsde Ça « domestiqués ». Ces motions pulsionnelles comportent en elles

des contenus, des représentations distinctes en tant que telles. Notre

hypothèse est que ces fragments du Ça sont constitués d'un matériau

tel que la division en affect et représentation y est impossible. Le

couple tension-décharge est cependant sous la domination du principede plaisir ; il est donc impossible de supprimer l'aspect qualitatif des

productions du Ça. Ce qui est plus conjectural est le rôle qu'y jouentles représentations. En fait, il faut souligner que tout comme le Moi

est un lieu d'échanges entre les impressions reçues du monde extérieur

et celles issues du monde intérieur (Ça-Surmoi), le Ça est lui aussi

un lieu d'échanges entre les impressions issues du soma (sources

organiques des pulsions), et les impressions venues du Moi.

Le Ça comprend en effet :

1) Des éléments innés, inconscients de toujours ;

2) Des éléments acquis, devenus inconscients, qui ont traversé le Moi

sans y laisser de trace ;

1082 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

3) Des éléments acquis, partis du Ça, parvenus au Moi, refusés par luiet revenus au Ça à l'état inconscient.

Selon que l'on parlera des couches du Ça les plus enfouies, les plusinaccessibles, ou des couches les plus en contact avec le Moi, l'élément

représentatif prendra une signification différente. Le travail de ladifférenciation sera en rapport avec une certaine décantation entreaffect et représentation, sous l'influence de la proximité du Moi ;là où un fragment brut, où affect et représentation sont mêlés, était

primitivement présent, un clivage les distingue (1).Au niveau du Ça, l'affect, indistinct de la représentation est irrepré-

sentable. Il est en quête de représentation. Beaucoup d'auteurs ontinsisté sur le fait que les affects en question n'étaient pas verbalisables ;cette condition n'est pas fonction de la résistance, mais le fait de lanature même du phénomène.

Ce qu'on appelle angoisse (affect) automatique, résultat d'une

décharge in situ au niveau du Ça qui pénètre par effraction le Moi,est en fait un affect-représentation, où aucune représentation distincten'est concevable. De tels affects sont à-représentatifs. Ils ont une

signification essentiellement économico-traumatique. Far eux s'exprimela menace qui pèse sur l'organisation du Moi. L'appareil psychiquene peut plus lier cette énergie libre qui dissout les organisations liéesau Moi. Inutile de dire qu'ils se situent au-delà des possibilités de

l'analyse, en tant qu'affects critiques. On comprend sans difficulté quesi à la pression du besoins'ajoute la tension créée par la non-satisfactiondu besoin, aucun désir n'est possible. La demande est celle de lasatisfaction d'un besoin-désir indistinct. Il faut que la tension soit peuou prou tolérable pour que le sujet puisse opérer l'investissement

hyper-intense de l'objet susceptible d'apaiser la tension par la satis-faction. Cet investissement n'interviendrait qu'aux phases initiales de

l'expérience — soit à son stade de désir — ou alors qu'un début de

soulagement a commencé d'atténuer la tension, lorsque certains signesde la présence de l'objet sont en vue.

Freud a emprunté à Groddeck le terme de Ça. Cet emprunt a étéfait à l'occasion de la profonde mutation métapsychologique qu'a

(1) Nous ne voyons pas d'autre explication possible à ce clivage que l'intervention desfantasmes originaires. Quant à la nature ou la structure exacte de ceux-ci, ce point mérite àlui tout seul un autre travail.

L'AFFECT 1083

marquée l'introduction de la deuxième topique. Mais de l'aveu deGroddeck lui-même, l'emprunt se limitait au terme et non au concept.S'il nous paraît utile de nous arrêter un instant aux conceptions de

Groddeck, c'est qu'elles nous ont paru influencer ou rencontrer d'autres

conceptions psychanalytiques chez les contemporains de Freud. Cetteinfluence se poursuit encore aujourd'hui chez maint auteur. Groddecka eu le mérite de quelques observations fondamentales et de certainesformules heureuses. Quiconque se remémore des phrases telles que :«Il n'y a absolument pas de Moi ; c'est un mensonge et une déformation

quand on dit je pense, je vis. Il faudrait dire : ça pense, ça vit » (1),ou plus précisément encore : « Je suis vécu par le Ça » (2), ne peutqu'être frappé par leur résonance moderne. Mais derrière ces propo-sitions se cache une conception du Ça bien étrangère à Freud, commeGroddeck ne manque pas de le souligner en accusant le fondateur dela psychanalyse de manquer d'audace intellectuelle.

Car, sitôt ces propositions avancées, nous nous trouvons devantun mystère, « le plus grand mystère du monde » que Groddeck résoutdans une conception quasi religieuse. « A la question qu'est-ce quele Ça ? je ne puis répondre », avouait-il en 1920, mais en bien d'autresendroits il fit plus que hasarder une réponse. Il la formula en destermes qu'on a eu raison d'appeler métaphysiques. Si sur certains

points les formulations de Groddeck et de Freud paraissent proches :sur l'impersonnalité, l'intemporalité du Ça et aussi sur son absence dedélimitation spatiale, son immuabilité, un examen même superficielmontre leurs divergences. Pour rester proche des formulations de

Freud, il faut remarquer que pour Groddeck le Ça« englobe l'inconscient et le conscient, Moi et pulsions, corps et âme, physio-logie et psychologie. Par rapport au Ça, il n'y a pas de frontière entre physiqueet psychique. Tous deux sont des manifestations du Ça, des modes d'ap-parition » (3).

Ultérieurement, Groddeck devait concevoir une nouvelle division,le conscient, l'inconscient et le végétatif (4). Ce troisième terme introduitici ne servait qu'à mieux marquer sa différence avec le Ça de Freuddont le domaine est beaucoup moins étendu. « Je répète, dit-il dansle même texte, que par le terme Ça j'entends la totalité du vivantdans un être individuel. »

(1) Du langage (1909) dans La maladie, l'art, le symbole, p. 245, trad. par R. LEWINTERGallimard, édit.

(2) Du Ça, 1920, loc. cit., p. 63.(3) Le Ça et la psychanalyse (1925), in loc. cit., p. 96.(4) Considérations de principe sur la psychothérapie (1928), loc. cit., p. 146.

1084 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Nous nous bornerons à souligner les différences entre Freud et

Groddeck, dans la mesure où la position de Groddeck et le courant

auquel on peut rattacher cet auteur peuvent être suivis jusqu'à nos jours.Le Ça apparaît comme un principe organisateur et totalisateur du

vivant, bien qu'il puisse se différencier en une multiplicité de Ça.Il détermine la construction et la destruction de toutes choses dans levivant. Il en transcende toutes les manifestations, car il ne naît ni nemeurt avec ce qu'il engendre. Il ne saurait se lier à aucune détermi-nation particulière, puisque relier la partie au tout dont elle fait partieet voir le tout en chaque partie selon le principe goethéen,sont la visée

qui doit guider notre esprit et qui est elle-même manifestation du Ça.Au reste l'opposition des pulsions de vie et de mort (au sein du Çachez Freud) n'a pas de place chez Groddeck, qui transforme cette

opposition en une union. Ainsi s'illustre le «meurs et deviens » goethéen.C'est avant la naissance que le Ça est, pour ainsi dire, pleinement

lui-même, avant la division sexuelle, dans la totalité foeto-maternelle.Ainsi s'expliquera qu'après la division sexuelle s'instaure la compulsionau retour vers cette condition initiale édénique, par la recherche de lareconstitution de cette complétude, cette aspiration à la perfection quianime le Ça. On rejoint ici Rank et d'autres, comme on avait rejointFerenczi dans l'indistinction corps-psyché. Qu'une telle conceptiondu Ça ait à voir avec l'affect, cela va de soi, puisqu'elle est la plus« affective » des conceptions du Ça. Car si Groddeck fait grand casde la symbolisation, ce n'est pas parce qu'il repère au niveau du Çaquelques procédés fondamentaux comme Freud qui constitueraientdes matrices de symbolisation en même temps qu'ils seraient l'expres-sion de la symbolisation elle-même; c'est parce que le Ça est un

démiurge obscur capable des intuitions les plus immédiates commedes opérations les plus compliquées (1). Dès lors il ne s'agit plus d'agirsur un tel maître, mais seulement de le servir. Il ne s'agit plus d'analyser,entreprise vaine quand il s'agit du Ça, encore moins d'interpréter,mais de s'asservir à lui en parlant son langage, qui est celui de l'affect :« S'adapter au malade au point de le « ressentir », c'est la seule exigencequi doive être posée au médecin » (2). Et cette empathie va loin.

« Le médecin doit chercher à ressentir ce qui peut s'être passé en quel-qu'un pour qu'il se soit décidé à produire des températures fébriles à l'aided'un bacille quelconque, à faire croître des humeurs, à laisser pénétrer en

(1) Voir en particulier Le Ça et la psychanalyse, loc. cit., p. 9s, où GRODDECK cite dans unmouvement lyrique les réalisations du Ça.

(2) Considérations de principe sur la psychothérapie (1928), loc. cit., p. 146.

L'AFFECT 1085

lui certains microbes et à leur permettre de séjourner longtemps dans soncerveau pour qu'ils détruisent un jour le cerveau, ce qui peut l'avoir incitéà se tourmenter avec des douleurs, des angoisses, des obsessions : à toutesces choses et à des milliers d'autres, il trouvera la réponse exacte. »

Ainsi le Ça organise l'expérience de la maladie comme celle de la

santé, par sa puissance de symbolisation, par son pouvoir absolu dans

le symptôme comme dans le langage, dans la maladie organique comme

dans les productions humaines sublimées.

En définitive, c'est bien à un Dieu-nature, selon la formule de

Groddeck, titre donné à un de ses tout premiers ouvrages, que nous

sommes renvoyés. Les descriptions cliniques de Groddeck nous

montrent à l'oeuvre cette force obscure et pensante, occulte et omnis-

ciente, ignorant la différence entre le psychique et le corporel, appli-

quant les mêmes déterminismes à l'un et à l'autre, franchissant sans

obstacle le « mur de la biologie » qui nous donne l'impression de voir

à l'oeuvre une puissance d'essence religieuse. Du reste, les formulations

de Groddeck invitent à le penser, le Ça est le grand mystère : le« miracle » (1).

Freud le sentit bien dès son premier contact épistolaire avec Grod-

deck et le lui fit remarquer le 5-6-1917, au moment où celui-ci effectue

sa conversion temporaire à la psychanalyse. Il écrit :

« A partir de votre belle base, pourquoi vous plongez-vous dans la mys-tique, supprimez-vous la différence entre le spirituel et le corporel et vousaccrochez-vous à des théories philosophiques qui ne sont pas de mise. Jecrains que vous ne soyez aussi un philosophe et que vous n'ayez une incli-nation moniste à mépriser toutes les belles différences au profit des séductionsde l'unité. Cela nous débarrasse-t-il cependant des différences ? » (2).

Car, il faut le souligner, une telle conception unitaire et totalisatrice

du Ça ôte, selon nous, toute efficacité à ce concept, dans la mesure où

disparaissent non seulement les différences, ce qui permet d'éluder

toute la question du point de vue économique dans l'étude de la struc-

turation psychique et la production des symptômes, mais aussi toute

la conception du conflit, puisque l'antagonisme pulsionnel se résout

dans l'unification du «meurs et deviens » ; les rapports entre les instances

cessent d'être appréhendés dans les tensions qui les régissent, le Çadevenant la cause ultime et dernière.

Si nous nous sommes attardés à cet examen, c'est que Groddeck

(1) « L'homme mon objet scientifique commence à la fécondation. Et ce qui se constitue

alors, je l'appelle le Ça de l'homme. Le terme doit désigner ce qu'il y a d'indéterminé, d'indé-terminable en cet être : le miracle. » Le Ça et la psychanalyse, loc. cit., p. 95.

(2) S. FREUD, Correspondance, p. 345, trad. A. BERMAN et J. P. GROSSEIN, Gallimard, édit.

REV. FR. PSYCHANAL. 69

1086 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

nous paraît occuper l'un des pôles du pendule, par sa conceptionmystique du Ça, tandis qu'à l'autre se situent les formulations nord-

américaines.

La littérature psychanalytique post-freudienne a fait aux conceptsfreudiens du Moi et du Ça diverses fortunes. On sait ce qu'il en a été

dans les courants théoriques issus d'Hartmann. L'hypothèse d'une

sphère libre de conflits, d'appareils du Moi innés et à valeur adaptative,a reçu un accueil très favorable en Amérique du Nord et même chezune certaine fraction des auteurs anglais. Tout récemment (1967),Max Schur a défendu une nouvelle conception du Ça où cette instanceest à son tour douée d'une certaine autonomie et d'une valeur adap-tative. Le Ça succédant à la phase indifférenciée Ça-Moi devient le

produit de l'interaction de facteurs innés, maturatifs et liés à l'expé-rience. Le Ça, tout comme les pulsions, est phylogénétiquement et

ontogénétiquement le produit de l'évolution de la maturation et du

développement.

" Je soutiens, dit Max Schur, que certains appareils autonomes serventle développement du Ça aussi bien que du Moi. »

Le Moi, organe essentiel de l'adaptation, doit compter avec lesdemandes pulsionnelles. Le Ça a un premier effet d'élaboration desdemandes pulsionnelles dans une visée adaptative. Le Ça est en quelquesorte un précurseur du Moi. Il n'existe pas dans la pensée de cet auteurde stricte délimitation entre le Ça et le Moi, pas plus qu'il n'existe denette démarcation entre les besoins physiologiques et leur représen-tation mentale inconsciente en tant que pulsions et désir. Le principede plaisir est un principe régulateur de l'appareil psychique oeuvranten fin de compte, au service de l'adaptation. Loin d'être cette instancerebelle à toute domestication, irréductiblement tendue vers la déchargeet la satisfaction, le Ça devient dans cette nouvelle conception un premierniveau adaptatif qui, pour ainsi dire, mâche le travail au Moi.

S'il est vrai que Freud insiste sur cet enracinement somatiqueauquel nous nous sommes référés, la différenciation physiologique-psychique soulève bien des problèmes ainsi que son corrélat théorique :

l'hypothèse du continuum biopsychique. Sans doute la présence de

condensations et de déplacements au sein d'une telle structure témoi-

gne-t-elle d'un certain degré d'organisation. On ne résout pas le problèmeen installant au niveau du Ça un pré-Moi, comme paraît le postulerSchur. La contradiction à penser est celle d'une instance sans orga-nisation, mais susceptible d'une symbolisation primaire dans les figures

L'AFFECT 1087

du déplacement et de la condensation ; elle est sans doute indépassable.La solution à adopter est peut-être opposée à celle que préconiseMax Schur. Elle consisterait, face au réalisme psychologique d'inspi-ration génétique, à opter pour une théorisation métaphorique d'inspi-ration structurale. Ce terme de structural doit être pris ici dans un sens

différent de celui auquel les travaux américains renvoient. Autrement

dit, il est heuristiquement payant d'instituer dans le continuum postulédes coupures, des mutations qui indiquent des ordres d'organisationde structure différente.

— ordre de structure du soma : asymbolique ;— ordre de structure des pulsions : symbolique primaire ;— ordre de structure du Moi : symbolique secondaire.

Ces différents ordres de structure sont conjoints-disjoints. C'est dire

que bien que chaque sphère possède son organisation spécifique dis-

jointe de celle des autres, des rapports de conjonction les unissent.

Dans cette perspective, l'ordre de structure de la pulsion est au carrefour

du somatique et du psychique, écartelé entre une possible néantisationde son organisation symbolique et une différenciation symboliquesecondaire. La pulsion est entre corps et langage. Elle n'est ni de l'ordre

du premier, ni de l'ordre du second, mais peut, selon la conjoncture,se dédifférencier ou se différencier, moins dans la continuité que dans

la discontinuité.

Le Ça est donc une organisation non organisée, structure et a-struc-

ture, lieu d'un travail qui se fait et se défait sans cesse. Dans les meilleurs

cas, ce travail peut être repris et poursuivi par le Moi, dans les pireséventualités celui-ci est dissous dans le somatique. L'inconscient, le

refoulé, est au sein du Ça sa fraction la plus organisée aux frontières

du Ça et du Moi, lieu des échanges entre représentations et affects.

Ce qui caractérise le Ça est, comme le dit Freud, la tendance à la

décharge et le point de vue économique.En ce qui concerne l'affect, on a beaucoup discuté à la suite de Freud

pour savoir si les affects étaient des états de décharge et de tension.A la vérité, ces discussions n'ont de sens que si on les relative au régimede l'instance dont l'affect est tributaire. Au régime du Ça, les tensions

sont suivies de décharges, d'un caractère massif et brutal. Au régimedu Moi, l'inhibition des processus primaires change le sens de la

tension. La tension devient un état d'inhibition de la décharge, une

rétention temporaire qui tente de supporter la charge jusqu'à une

certaine limite pour des buts différents. Au-delà, la décharge se produit

1088 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

quand même et l'affect prend au niveau du Moi son aspect spécifique,tel que Freud le décrit. Mais cette décharge reste d'ordinaire limitée.Si elle peut paraître menacer le Moi et son organisation, celle-ci fonc-tionne néanmoins dans la mesure où l'affect reste pris dans la chaînedes productions du Moi coexistant avec les représentations incons-cientes et préconscientes (de chose ou de mot).

Ceci nous conduit à réenvisager le point de vue économique.Freud n'a donné de celui-ci qu'une théorisation partielle et univoque.Il a toujours lié ses effets à une action d'ordre quantitatif. Le pointde vue quantitatif est primordial dans l'appareil psychique, puisqueFreud donne à la tendance à la décharge la fonction majeure de réduc-tion de la quantité au niveau zéro, pour retrouver l'état de repos antérieurà toute perturbation. Cependant, on sait les ambiguïtés auxquellesprête cette conception dans la mesure où Freud parle tour à tour dela tendance à la réduction absolue des tensions (niveau zéro) et de laréduction relative (niveau le plus bas possible, niveau constant). Seulesles exigences de la vie conduisent à se contenter de la solution du plusbas niveau possible, faute de pouvoir mettre en oeuvre la déchargecomplète, celle du niveau zéro. Le point de vue économique ne peutpas ne pas être affecté par cette ambiguïté. Selon nous, le point de vue

économique ne se limite pas à la tendance à la décharge, ni non plusà la notion de rapport quantitatif (évaluation de la grandeur de la

quantité). Une autre propriété passée sous silence par Freud nous

paraît essentielle : la transformation par le travail sur l'énergie libidinale.Si la structure psychique ne peut se permettre le luxe de la déchargecomplète sans risquer la mort psychique, si elle doit se contenter duniveau le plus bas possible, si elle est contrainte à la rétention d'une

quantité nécessaire, l'action du point de vue économique suppose quel'énergie réduite à des quantités que l'appareil psychique peut tolérerest l'objet d'un travail de transformation dont le passage de l'énergielibre à l'énergie liée est une des tâches majeures. C'est ce travail quiest responsable de la transformation de l'énergie somatique en énergielibidinale entre autres, comme il sera responsable de la transformationdes pulsions en représentation psychique des pulsions, comme il sera

responsable de la division en affect et représentation et plus tard dela distinction entre représentation de chose et représentation de mot.C'est également le point de vue économique qu'on verra à l'oeuvre dansles processus d'investissement et de contre-investissement. C'est lui

qui, au niveau du Moi, fournira l'appoint énergétique aux méca-nismes de défense du Moi. C'est encore lui qui présidera aux des-

L'AFFECT 1089

tins de pulsions : inhibition de but, déplacement, désexualisation.

C'est dire qu'on ne saurait envisager l'action du point de vue

économique sous un angle restreint et comprendre ses effets de façonunivoque et homogène. L'économie de la vie psychique dans la théoriefreudienne règle les rapports des différents investissements propres aux

différentes instances. Les investissements du Ça, du Moi, du Surmoi

ne peuvent s'évaluer à une échelle uniforme. Car ce qui spécifie ces

différentes instances est peut-être avant tout leur régime énergétique :caractère massif ou réduit des investissements, mobilisation en bloc ou

partielle, tendance à l'extension ou à la limitation, etc.

L'affect, plus que la représentation, est lié au point de vue écono-

mique, on s'en doute. Non seulement parce que les notions de seuil

(donc de quantité), de tension, de décharge s'y retrouvent, mais aussi

parce que l'affect représente la composante pulsionnelle de la pulsionla plus résistante à la transformation, celle à qui des permutations et

des combinaisons ne permettent pas un jeu aussi varié que nous le

montrent les représentations.Ceci nous amène à faire certaines remarques sur la conception issue

des travaux de Lacan. Ce n'est point par hasard si nous nous trouvonsici face à une théorie qui a toujours valorisé l'inconscient, la représen-tation de mot, le langage au détriment du Ça, de la représentation de

chose, et l'affect. De même que le point de vue économique s'y trouve

gommé de la théorie ou soumis à une mutilation qui n'en fait plus quel'ombre de lui-même.

Par un étrange effet, Hartmann et Lacan, aux antipodes l'un de

l'autre, se retrouvent plus proches qu'on ne le supposerait. Hartmann

éclipse (ou apprivoise) le Ça au profit d'un Moi autonome et défendune conception de la vie psychique où les appareils du Moi appartien-nent à la sphère cognitive faisant jouer à la fonction du signal un rôle

majeur. Lacan éclipse le Ça au profit d'un inconscient structuré

comme un langage, constitué par les effets du signifiant, dont le

Ça refléterait la grammaticalité, soumettant l'imaginaire au symbolique.Nous ne méconnaissons pas la différence entre signal et signifiant,entre signalisation et symbolisation. Ce qui nous frappe est que l'unecomme l'autre se coupent de cette dimension où la structure est menacée

de mort par les pulsions de destruction. La pulsion de mort chezHartmann se mue en agressivité, chez Lacan elle est cette marque del'absence où advient le signifiant.

Qu'Hartmann comme Lacan ne disent rien de l'affect n'est paspour surprendre puisque chez le premier l'affect est bien ce qui conteste

1090 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

la prétendue autonomie du Moi et que chez le second l'affect est assujettià la mise en branle des jeux du signifiant. Notre analyse de la démarche

de Freud, des Etudes sur l'hystérie à l'Abrégé de psychanalyse, nous

montre la place inaliénable de l'affect. Son omission au regard de lathéorie nous paraît être le signe d'une forclusion dont on sait quel'effet est de toujours revenir au sujet par la voie du réel.

Ces diverses versions du Ça indiquent les voies interprétatives

auxquelles a pu donner lieu ce concept impensable. Quand Freud se

décida à introduire le Ça dans la théorie, il cédait à la pression des

faits cliniques et au sentiment d'une lacune dans la théorie. De 1893à 1921, Freud est surtout préoccupé de trouver dans les phénomènes

psychiques du sens là où la pensée traditionnelle ne voit que du non-

sens. Cela donna naissance à l'inconscient. A partir de 1921 jus-

qu'en 1939, Freud se montre surtout préoccupé de comprendre pourquoilà où il devrait y avoir du sens, en ce continent par lui découvert et

exploré, le sens fait défaut. Sans doute se heurte-t-il ici au mur de la

biologie. Mais il s'est efforcé dans toutes ses formulations concernant

le Ça de demeurer dans une prudente expectative. A côté de lui et

après lui, cette féconde ambiguïté du Ça sera dissoute. L' « impen-sabilité » du Ça sera haussée jusqu'à la mystique ou réduite dans

la biologie et le langage. Ainsi la conception de Groddeck montre

clairement que le Ça est tout et le reste rien. Freud, dans une note

datant du 23 août 1938, écrit :

« Le mysticisme est l'autoperception obscure du royaume hors du Moi,du Ça. »

Par renversement, certains auteurs ont pu laisser penser que le Çaétait le mode d'autoperception du mysticisme. Le Ça devient une

mère-nature intériorisée, vivant en étroit contact avec l'esprit vivant

des choses naturelles, le lieu d'un dialogue sur le mode d'un corps-à-

corps avec le monde. L'inspiration « grodecckienne » se retrouve chez

des auteurs qui ne se réclament pas explicitement de lui : avant Groddeck,chez Jung ; à côté de Groddeck, chez Ferenczi, auteur de Thalassa,chez Rank, auteur du Traumatisme de la naissance; après Groddeck,chez ceux qui ont étendu sans limite la communication empathiqueet intuitive, au détriment du procès de la communication. Pour tous

ces auteurs, le langage est « superficiel », les mots sont de pâles ombres

exsangues qui ne disent rien de la réalité des choses, que seule une

L'AFFECT 1091

appréhension directe immédiate infra- ou supra-verbale peut faire

apparaître dans son rayonnement lumineux.

On comprend aisément que par un inévitable retour de balancier

un mouvement opposé va porter la théorie à l'autre extrême. L'affect

sera alors totalement dévalorisé, tout renvoi à l'affect sera considéré

comme le refuge d'une pensée occultiste, obscurantiste et dont la

science n'a rien à attendre. On dénoncera alors l'idéologie implicitement

religieuse des courants théoriques qui prétendent à une valeur expli-cative à partir de l'affect. Cette position n'aura fait que substituer une

idéologie à une autre, car la solution de ces difficultés ne peut être

obtenue par l'exclusion de l'affect. C'est pourtant cette exclusion de

l'affect que nous révèlent ces diverses démarches. Ainsi, celles quiréduisent l'affect à son aspect physiologique. Une autre façon d'en

faire abstraction sera de proposer un modèle linguistique de l'in-

conscient uniquement basé sur les représentations promues au rangde signifiant. Toutes ces démarches nous paraissent insatisfaisantes.

Le choix qui nous est proposé entre la mystique et la linguistique ne

saurait répondre à nos problèmes. Pour nous, la solution réside dans

l'approfondissement de la notion de travail. Travail sur les données

du monde extérieur et les traces qu'il laisse dans l'appareil psychique,travail sur les productions du monde intérieur que l'appareil doit traiter,sans doute beaucoup plus malaisément que les précédentes. Travail quela pratique psychanalytique nous donne à observer et à accomplir.

4. DEUXIÈME TOPIQUE : L'AFFECT ET LE SURMOI

Nous n'avons, au cours de notre étude, que peu évoqué les relations

entre l'affect et le Surmoi. Ceci pourrait surprendre, puisqu'une partiede la discussion concernant l'affect inconscient a tourné chez Freud

autour de l'analyse du sentiment inconscient de culpabilité. Tout se

passe comme si Freud ne pouvait que se référer à un tel sentiment et

devait pourtant critiquer l'expression comme incorrecte. A telle enseigne

qu'il lui préférera celle de « besoin de punition ». Suffirait-il de changerle mot pour mieux cerner le fait ?

La difficulté du problème tient sans doute aux particularités de

l'instance qu'est le Surmoi. Le Surmoi, on le sait, est de même nature

que le Ça. Sa cruauté s'explique par cette parenté de nature. Lorsquela régression atteint le Ça, elle affecte le Surmoi. La névrose obsession-

nelle et la mélancolie, ces maladies du Surmoi, le montrent à l'évidence.

Il ne suffit pas de souligner cette parenté pour renvoyer le Surmoi au

Ça. Car, s'il est vrai que le Surmoi est directement branché sur le Ça,

1092 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

une partie de lui appartient au Moi, en particulier dans tout ce quitouche à l'inhibition et la maîtrise des affects. On sait que la structure

du Surmoi n'est pas simple, puisque les auteurs modernes ont à justetitre distingué dans cette instance le Surmoi proprement dit et l'Idéal

du Moi. On a, en outre, proposé de distinguer entre Idéal du Moi

et Moi idéal. Cette séparation entre des fonctions de censure et d'inter-

diction et des fonctions d'idéal pour avoir été aperçue n'a pas été

suffisamment explicitée. Par la fonction de censure et d'interdiction,le Surmoi prohibe les affects de plaisir qui, ne pouvant recevoir l'appro-bation parentale, ou ce que le sujet imagine de cette approbation,déclenchent alors du déplaisir. Il faut alors interdire les représentations,les buts désirés qui sont susceptibles, dans la promesse de plaisir

qu'elles impliquent, d'encourir cette désapprobation, donc de provoquerdu déplaisir. Le plaisir du sujet se heurte au déplaisir de l'Autre.

Le renoncement à la satisfaction commande donc le refoulement.

Ce qui était préalablement admis et accepté par le Moi doit être refusé,condamné et refoulé. Certes, le sexuel est l'objet privilégié du refou-

lement. Mais il faut remonter plus haut vers l'amour de l'objet pouren déceler les racines. Par amour de l'objet, nous entendons certes le

plaisir que peut procurer l'objet, mais aussi bien lorsqu'il s'agit de

l'objet primordial, sécurité, protection, soins, présence attentionnée.

Le renoncement à l'objet est donc beaucoup plus global, plus étendu

que le renoncement au plaisir sexuel. Mais en revanche, le plaisir sexuel

est ce qui donne une signification structurante à l'objet. Ce renoncement

à l'objet intervient très tôt dans la relation mère-enfant. Toute mère,si attachée qu'elle soit à son enfant, est aussi attachée à d'autres inves-

tissements : le père, les intérêts du Moi, etc. Si cher que lui soit son

enfant, les exigences concurrentielles de ces investissements interdisent

qu'elle soit exclusivement attachée à lui. La prohibition de l'inceste

joue dès la naissance. Les expériences fusionnelles avec l'enfant quiont une valeur intégrative et maturante certaine ne peuvent être ni

trop intensivement prolongées, ni survenir toujours au moment où

l'enfant paraît les réclamer. L'absence de l'objet est inéluctable. On

sait que l'affect n'est jamais si intense et si péniblement ressenti que

quand l'objet — ou sa représentation — fait défaut. Or, les expériencesde manque sont autant d'expériences de refus de l'objet, où celui-ci est

connu dans la haine (1). La mère exige de l'enfant qu'il puisse attendre,

supporter la tension, faire preuve de « sagesse ». Ce à quoi finit par

(1) Objet de la haine, mais non objet hai.

L'AFFECT 1093

consentir l'enfant. Freud souligne à plusieurs reprises, mais en parti-culier dans Moïse et le monothéisme,que cette victoire du Moi sur le Çane peut s'accomplir que si, en contrepartie du renoncement, uneprime narcissique est accordée par le Surmoi. L'enfant demande quel'on reconnaisse l'exploit qu'il a accompli par sa docilité, il prendl'objet à témoin de son renoncement et tire, à la place du plaisirescompté, un orgueil que l'objet entérine.

Cette satisfaction négative de nature narcissique est la matriced'une structure d'idéalisation primaire. Avant même que ces compor-tements soient vécus dans l'expérience réelle, fonctionne de façonprécoce un Moi idéal dont le but est de s'affranchir des aléas de lasatisfaction de l'objet. « Etre à soi-même son propre idéal, voilà lebonheur que veut atteindre l'homme », dit Freud dans son texte princepssur le narcissisme (1913). On aperçoit mieux dans ces conditions lesliens existant entre l'interdiction de l'affect de plaisir et l'apparitiond'affects narcissiques désexualisés, sources de la sublimation. On ne

manquera pas de faire observer qu'on n'a réussi en ces cas qu'à substituerun affect à un autre affect. A notre avis, le mouvement esquissé ici

peut, dans certaines conditions, être poussé à l'extrême. Il ne s'agiraplus en ces cas de procéder par la maîtrise des affects au remplacementd'une pulsion par une pulsion à but inhibé (la tendresse venant à la

place du plaisir sexuel), ou à une orientation narcissique contrecarrantl'orientation vers l'objet (la fierté du renoncement compensant le

manque de satisfaction), mais de réussir une délivrance totale à l'égardde l'objet en tant que celui-ci est la condition du plaisir ou déplaisir.Alors une idéalisation démesurée conduit le sujet sur les voies d'unrenoncement ascétique total, où tout l'appareil psychique s'orientevers le minimum vital objectai et affectif. On peut considérer que ce

qui est espéré est un affect de triomphe dans la réussite de ce projetd'affranchissement. A la limite, il s'agira d'éteindre tout affect, mêmede satisfaction narcissique, pour parvenir à une neutralité affectivetotale. Certes de tels cas sont rares, parce qu'ils représentent la figureextrême de toute une série. On mesure alors comment la désexualisation,la désaffectation conduit à une sorte de cadavérisation psychique.L'Idéal du Moi parvient ainsi à satisfaire le narcissisme négatif, celui

qui dissout l'image du sujet dans le vide affectif (1).Ce destin de l'affect dans la neutralisation n'est pas le seul, ni le

(1) Tribut payé à la mort, par la vie. Nous avons laissé de côté, pour ne pas étendre unediscussion déjà trop vaste, l'examen de l'hypothèse de Freud des traces phylogénétiques auniveau du Surmoi. Le Surmoi analytique y fait présentement obstacle. Nous y reviendrons.

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plus fréquent. Le plus souvent, ce à quoi nous avons affaire, à mi-cheminde ce résultat, est le masochisme. Le Surmoi de l'obsessionnel, celuidu mélancolique et du paranoïaque nous le font apparaître, sans parlerdu masochisme moral. C'est ici que le sentiment de culpabilitéinconscient comme la jouissance inconsciente apparaissent avec éclat.

S'agit-il d'un affect véritable, celé dans l'inconscient ? Freud hésitaà l'affirmer ouvertement. Ce qui est manifeste est que la triple dimen-sion économique, topique et dynamique est présente dans ces états

pathologiques. Il s'agit, en effet, de tensions pulsionnelles considérables,d'instances dresséesl'une contre l'autre, de désirs absolument opposés.La dimension du conflit est à son comble. Eliminer l'affect inconscientdans ces structures ne parait pas possible. Freud insiste dans Inhibition,

symptôme, angoisse sur le fait que le Surmoi démasque la duplicitédu Moi, qui trouve une satisfaction déguisée dans l'exercice de sesfonctions défensives. Dans le Problème économique du masochisme,il

soulignera que le masochiste se punit pour la jouissance qu'il tirede son masochisme même, bernant le Surmoi. Comment le Surmoi

punirait-il autre chose qu'une jouissance déguisée et inconsciente ?Malaise dans la civilisation y fera clairement allusion.

Ainsi, de même que nous avons souligné avec Freud l'existenced'affects inconscients au niveau du Ça, nous postulerons l'existenced'affects inconscients au niveau du Surmoi. Ce qu'il faut ici préciserest que la présence d'affects dans le Surmoi et le Ça n'implique pasqu'ils y existent sous la même forme que dans le Moi. Ce qui ne veut

pas dire pour autant que les affects doivent être conçus comme de

pures tensions quantitatives. L'affect inconscient, du Ça comme du

Surmoi, est inconcevable pour la conscience, puisque la qualité del'affect ne peut se comprendre que par rapport à la conscience.Mais l'inconscient, lui aussi, ne peut se comprendre que par rap-port à la conscience. Il n'est jamais appréhendé comme tel, maisdéduit à travers les formations de l'inconscient. Il est remarquableque toutes les formations de l'inconscient s'accompagnent d'affects,d'autant plus surprenants que ceux-ci ne « collent » pas avec les repré-sentations qu'ils accompagnent. Les affects qui sont le plus directementen rapport avec le Surmoi sont ceux liés à l'influence tutélaire de

l'objet, ils vont de la présence de celui-ci, signe de son existence, à sa

perception visuelle et sa voix. Le rôle des perceptions auditives estconstamment souligné par Freud sur ce point (1). Au-delà de la parousie

(1) Rosolato a pleinement mis en lumière le rôle de la voix dans la théorie psychanalytique

L'AFFECT 1095

de la parole énonciatrice d'interdits, l'écriture introduit une mutation

nouvelle, qui anonymise la présence du Surmoi. L'identification estla résolution du conflit oedipien. L'identification à l'Idéal du Moi enest le couronnement.

Entre ces formes élaborées et ce qu'on a appelé les précurseursdu Surmoi (morale des sphincters de Ferenczi, Surmoi précoce deMelanie Klein), un jeu permanent d'échanges a lieu. Ainsi l'Idéal du

Moi excède les possibilités du Moi par une exigence qu'il emprunte àla persécution des mauvais objets internes. La méchanceté du sujet est

traquée sans relâche, ses insuffisances dénoncées, ses manques réifiés, son

hypocrisie étalée au grand jour. Ici encore, à voir les tourments qu'infli-gent le Surmoi et l'Idéal du Moi au Moi, on ne peut que se persuader del'existence des affects inconscients qui sont ainsi combattus. Cependant,cette vision infernale nous ferait croire que Surmoi et Idéal du Moi nesont pour le Moi que sujets de tourments et d'angoisse, cette angoissédu Surmoi dont Freud fait état dans Inhibition, symptôme, angoisse.

Nous attribuons à l'Idéal du Moi un rôle fondamental dans l'élabo-ration et la transformation des affects, dont la sublimation ne nousdonne à observer que des aspects partiels. C'est l'Idéal du Moi quivalorise et façonne les rejetons des affects primaires. C'est encore lui

qui donne au projet sa forme et son destin. S'il est vrai que les exigencesextrêmes de l'Idéal du Moi, héritier du narcissisme primaire, peuventréduire à néant, masochistement, toute réalisation, il faut dénoncer lavisée analytique qui prétend « ajuster » les idéaux du patient aux possi-bilités qu'on lui prête — évaluées à la seule aune des limites du psycha-nalyste. Car l'Idéal du Moi contient, à lui seul, toute la dimension du

possible, du sujet psychanalytique.Nous rappellerons une fois encore une vérité rappelée par Francis

Pasche concernant le Surmoi. Le Moi ne peut vivre qu'à la conditiond'être aimé par le Surmoi. La réconciliation avec le Surmoi, comme

issue de la cure analytique, est une donnée d'expérience. Elle impliquele renoncement à la mégalomanie de l'Idéal du Moi et du Moi idéal.Le suicide intervient lorsque le sujet, dit Freud, se sent abandonné

par les puissances protectrices du destin. En ce cas, la rupture est

consommée entre un Moi livré à l'Hilflosigkeit et un Surmoi qui refuse

aide et protection, déçu par le Moi à jamais. Ici l'angoisse de castration

cède le pas à l'angoisse de mort. Si loin que l'homme poussera son désir

d'en finir avec le jugement de Dieu, il ne pourra que rétablir la divinité

dans d'autres figures substitutives qui devront à leur tour prendrela place des Dieux détrônés.

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N'oublions pas que Freud considère le culte des diverses religionscomme un rétablissement de la puissance que leurs images ont perduedans le réel. La religion du père apparaît lorsque celui-ci est déchu

de ses droits tout-puissants. Ce surcroît de puissance accordé à sesfils doit se solder par une expérience sacrificielle. Ces remarques n'ontrien perdu de leur actualité.

5. DEUXIÈME TOPIQUE : L'AFFECT ET LE MOI

La dernière théorie de l'angoisse a amené Freud à conclure que le

Moi est le siège de l'affect. En abordant l'étude des rapports entre

l'affect et le Moi, nous n'entendons pas envisager tous les affects quele Moi peut éprouver, mais nous limiter à ceux qui sont spécifiquesdu Moi, c'est-à-dire à son organisation narcissique.

Federn a décrit un « sentiment du Moi » étroitement lié aux varia-tions de ces limites, responsable de ses états d'expansion ou de rétré-

cissement. Malgré l'intérêt de ses vues, surtout dans le domaine de la

psychose, nous pensons que les travaux de Federn ont tendu à substi-

tuer une vue phénoménologique à une théorisation métapsychologique.Cette tendance peut encore s'observer dans nombre de travaux inspiréspar l'observation de l'enfant où la paraphrase en termes métapsycho-

logiques d'une description phénoménologique tient lieu de théorisation.

Il ne fait pas de doute pourtant que toute métapsychologie du Moi doit

inclure la dimension génétique. A ce titre, les rapports du Moi et de

l'affect sont un chapitre important de cette étude, même lorsqu'on seborne aux affects propres au Moi. Tous les auteurs sont d'accord avec

Freud pour mettre l'accent sur le caractère non unifié du Moi primitifdominé par les pulsions du Ça. Tous les auteurs sont également d'accord

pour souligner le rôle fondamental des soins maternels dans les struc-turations premières du Moi. Cependant, si l'on ne veut pas glisser versla psychologie génétique, dont l'intérêt est incontestable mais dont le

champ est différent de celui de la psychanalyse, il faut d'abord définirle domaine du Moi pour mieux cerner la spécificité de la relation àl'affect. Il est utile mais insuffisant de rappeler la triple servitude duMoi envers le Ça, le Surmoi, la réalité.

La structure spécifique du Moi est en rapport avec sa situation

topique : au carrefour de la réalité externe et interne. C'est cette épreuveinsurmontable qui le déchire en deux parties inconciliables : le Moi-

plaisir et le Moi-réalité. N'allons pas trop vite conclure que nousaurons ainsi délimité la relation de l'affect au Moi en la localisant dans

L'AFFECT 1097

le Moi-plaisir. Sa relation à la réalité externe est empreinte d'affect,ceci non seulement parce que la réalité est constamment investie

d'affects projetés, ce qui va de soi, mais parce que le sentiment de la

familiarité du réel nécessite que le réel soit traité affectivement de

façon positive. Une réalité externe, perçue comme inamicale, hostile,

dangereuse, par les mauvais objets qu'elle contient, et aussi par la

tonalité diffuse qu'elle renvoie, ne peut être un champ d'informations

perceptives servant les tâches du Moi. Sans doute c'est là dire que le

Moi doit lui-même être ressenti comme amical, bienveillant, sécurisant,

pour que la relation à la réalité s'établisse. Mais il ne faut pas non plusverser dans un subjectivisme total, ou encourager une vision idéalisante

du réel. Il y a des réalités horrifiantes et le Moi qui n'y est pas sensible

ou qui reste de glace devant elle n'est pas moins aliéné que celui quicède à la panique à son spectacle. Si la réalité externe nous est à jamais

inconnaissable, si la médiation de nos instruments perceptifs fera

toujours écran entre elle et nous, il reste que quelque chose nous en est

connaissable — c'est là ce dont il faut s'étonner, on le sait — qui nous

engage dans le réel.

Ce sentiment de familiarité avec le réel est directement lié aux

affects du Moi, dans la mesure même, comme l'a indiqué Widlocher,où la toute-puissance du fantasme peut contrebalancer la contrainte

de la perception de l'inévitable, du nécessaire, du fatum qui régit le

cours des choses. Quoi qu'il en soit, il est clair que cet investissement

affectif de la réalité externe comme investissement de base ne saurait

dépasser certains seuils sans troubler l'exercice des fonctions perceptives.Le Moi comme instance de la réalité psychique soulève d'autres

difficultés, on le soupçonne. Freud définit le Moi comme un ensemble

organisé, possédant un investissement constant, ce qui le différencie

des processus primaires. Un grand nombre d'auteurs contemporainsse sont déclarés insatisfaits des conceptions théoriques freudiennes

sur le Moi et lui ont adjoint le self (Hartmann, Erikson, Jacobson,

Winnicott, pour ne citer que les principaux) ou une construction

métapsychologique équivalente. La nécessité d'une référence au senti-

ment d'identité a justifié leur démarche. Il ne nous semble pas pourtant

que cela ait ajouté grand-chose à notre connaissance du Moi. La concep-tion freudienne du narcissisme nous semble offrir des ressources

inexploitées. L'introduction de l'identité dans la métapsychologie est

fondée sur l'affect relatif à l'unité du Moi, à son sentiment d'auto-

appartenance. S'il est vrai que la clinique nous met de plus en plussouvent en face de cas où le malaise d'exister, l'angoisse devant le

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sentiment d'ignorer qui on est et ce que l'on est, dominent le tableau

clinique, ne faut-il pas tenter d'expliquer ces états par les instruments

métapsychologiques existants avant d'en créer d'autres ? Freud dansNévrose et psychose ne signale-t-il pas que le Moi, pour éviter une

cassure, y parera en se déformant, en admettant des échancrures dansson unité « et peut-être même en effectuant en son sein un clivage ouune division » (1). Comment ne pas rattacher ce trouble de l'identité àl'identification ? En vérité, ce qui a guidé les auteurs fut peut-être derendre au Moi une partie des fonctions dont la psychologie pré-analytique l'avait doté : sentiment d'unité, de maîtrise de soi, d'auto-

appartenance, d'individualité essentielle, etc. Dans ces conditions, on

préfère oublier que c'est à dessein que Freud parle du Moi commed'une instance qui ne prend son sens que dans sa relation aux deux

autres, qu'une partie importante du Moi — et Dieu sait quelle partie —

est inconsciente, le reste à jamais et que l'identification est double. Ce

que Freud contestait vigoureusement ne revenait-il pas subrepticementavec le self reprendre sa place ? Notons du reste qu'il serait tout à faiterroné de défendre une thèse opposée sur l'impuissance absolue duMoi ; Inhibition, symptôme, angoissenous présente le Moi comme moins

impotent qu'il apparaît dans Le Moi et le Ça. C'est à cette occasion quefut dénoncée la Weltanschauung qui s'était empressée de saisir l'occasion

d'exploiter les carences du Moi freudien.

Pourtant ce que Freud considérait comme un avatar du Moi, le

clivage, se révèle en fait participer de sa structure. Le Moi est clivé de

par sa double orientation externe et interne. Le Moi de la réalité psy-chique est lui-même divisé entre des identifications contradictoires.C'est dans cette optique que « le Moi apparaît comme le lieu desidentifications imaginaires du sujet »selon la formule de Lacan. L'imagequ'il se fait de lui ne peut ainsi jamais coïncider avec elle-même, du

fait de cette altérité qui l'habite. Il cède tour à tour aux vertiges de la

mégalomanie triomphante et au désespoir d'une déréliction sansremède.

La théorisation de Melanie Klein rend compte de ces variations :

splitting, introjection et projection sont les mécanismes structuraux

fondamentaux. Le splitting du Moi est cette activité de division parlaquelle la symbolisation primaire s'instaure, séparant le bon du

mauvais. Ce splitting est nécessaire pour que puissent s'opérer les

intégrations nécessaires à l'unification du Moi. C'est dire que les rela-

(1) SE, XIX, p. 153.

L'AFFECT 1099

dons d'objet du Moi dépendent du contexte affectif, des traces laissées

par les expériences des bons objets dans le Moi. Il est clair que la luttecontre les affects de persécution qui s'opposent au travail d'unificationdu Moi fait de celui-ci un lieu de conflits et d'orages affectifs constants.Toute réussite d'expérience intégratrice crée un affect de triomphesur les traces laissées dans le Moi par les mauvais objets. Cependant,il ne faut pas oublier que cette expérience de fusion des noyaux duMoi n'est possible qu'au prix du rejet d'une partie du Moi, expulséepar l'identification projective. Ce qui veut dire que le Moi ne peutévoluer qu'en se coupant d'une partie de lui-même. Lorsque, à la phasedépressive, la coexistence au sein du Moi de ses deux parties, le bonet le mauvais Moi, sera compatible avec la poursuite de l'intégration,ce sera au prix du travail de deuil sur l'objet qui entraîne la nécessitéde procéder à la réparation des destructions que celui-ci a pu subir.Ici joueront alors les identifications conflictuelles au bon et au mauvais

objet, avec leurs affects spécifiques de triomphe ou de défaite. Il faut,bien sûr, compter avec le résultat des autres mécanismes de défense,

omnipotence, déni, identification introjective, etc. En tout état de cause,l'aliénation du Moi est inévitable, dans la mesure où se superposent et

s'intriquent les états du Moi comme vécus primordiaux et les états duMoi comme résultats des opérations défensives. La résultante en estcet état du Moi dans la représentation qu'il acquiert de lui-même,constitution du narcissisme secondaire, et l'affect qui connote cette

représentation après le deuil de l'objet. Là où un composé indissociabletenait lieu d'affect et de représentation sans distinction, l'autoperceptiondu Moi se clive de l'affect, non sans qu'ils retentissent l'un sur l'autre.Les identifications sont le résultat des incorporations d'objets et des

introjections d'affects liées aux expériences de ces objets. La capacitéà être seul (Winnicott) en présence de la mère signe l'accomplissementde cette autoreprésentation affective.

Ainsi, d'un côté une distinction entre représentation et affect, del'autre un mixte indissociable susceptible de se séparer en ses élémentsconstitutifs. Par cette séparation, les effets d'affects seront liés non

plus seulement à des états internes, mais à des situations : celle où la

présence de l'objet peut être évoquée dans la représentation, celle oùla perception de l'objet peut amener un changement affectif. Nousavons déjà insisté à plusieurs reprises sur cette importance du systèmeperceptif-représentatif en ce qui concerne l'objet.

Nous conclurons ce chapitre par l'évocation de la perception et dela représentation du sujet. Lacan a décrit le stade du miroir et marqué

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par une expression qui a connu une certaine fortune, l'affect quil'accompagne : l'assomption jubilatoire de l'enfant. La clinique nous

apprend que cette expérience du miroir est sujette à d'autres vicissi-tudes. Nous voulons parler de ce manque de la représentation de soitel que nous le montre l'hallucination négative du sujet. Là où devrait

apparaître l'image du sujet dans le miroir, rien ne se montre. Seul estvisible l'encadrement du miroir sur lequel aucune trace ne s'inscrit.C'est alors qu'est vécue pour le sujet l'absence de soi, le manque accusé

par un non-lieu d'image portant atteinte au narcissisme secondaire.Ce qui fait défaut au sujet n'est pas le sentiment de son existence, maisla preuve spéculaire de celle-ci. Cette absence de la représentation du

sujet va de pair avec une montée d'affect d'angoisse, qu'on peut rappro-cher de l'angoisse de la perte de l'objet. Ici représentation et affectsont dissociés avec disparition du pouvoir de percevoir la représentation.Ce qui fait défaut n'est pas le sentiment d'existence, mais le pouvoirde représentation. L'affect est vécu avec une intensité maximale, ne

pouvant s'appuyer sur aucune représentation, puisque le miroir nerenvoie que son reflet. Ce cadre vide évoque un autre vide, le vide del'Autre. L'autre que je suis n'apparaît plus, le sujet est renvoyé à saseule présence corporelle comme vécu. Que signifie alors l'affect quise manifeste à cette occasion ? Est-il cette angoisse du vide, analogueà l'absence perçue du pénis de la mère ? Ceci, qui est fort vraisem-

blable, ne suffit pas. Cette aphanisis du sujet, par où son image estrendue à la mort, est responsable de cette angoisse, certes, mais celle-ci

signifie autre chose. L'affect d'angoisse traduit l'effort du Moi pourparvenir à tout prix à une représentation de lui. Il se cherche ailleurs,partout, autour de lui, en dehors de lui et ne trouve aucun palliatif àcet excès de présence. Il cherche à rejoindre cette image perdue qui lui

manque, et c'est cette impossibilité à se retrouver qui est responsablede l'angoisse. Il manque à lui-même, car ce reflet vide est vécu noncomme une pure absence, mais comme une hallucination d'absence.C'est parce que l'image est recouverte par une hallucination de manqueque le sujet cherche, par-delà cette hallucination, la retrouvaille desa représentation. L'affect est le témoignage de cet effort pour retrou-ver son image, au-delà du miroir, de l'autre côté du miroir. C'est parcette coupure qui le rend impuissant à suturer deux parties de lui-même

que l'affect sourd, signant l'échec de la tentative. Le clivage ici estabsolu : entre représentation et affect, mais aussi entre une représenta-tion de soi interne et son absence de projection dans le miroir.

Ces remarques peuvent nous guider dans l'appréciation des effets

L'AFFECT 1101

de la perte du pouvoir de faire coïncider une représentation interne

et son corrélat perceptif. On comprend mieux que Freud ait été obligéd'introduire dès l'Esquisse cette inhibition du Moi qui permet de

différencier très tôt entre l'hallucination d'objet et son absence dans

le réel. Lorsque l'hallucination porte sur l'image de soi et son absence

dans le réel, l'hallucination positive recouvrira ce manque intolérable.

L'affect, dans le cas de l'hallucination négative, totalise à lui seul tout

le pouvoir de la représentation. Il tient lieu de représentation de soi,vient à la fois effectuer le constat de ce qui manque à sa place, et fait

surgir l'horreur qui accompagne le constat ; il va tenter, au-delà du

constat, d'inscrire à tout prix sur la surface réfléchissante une repré-sentation. C'est pour y échouer qu'il ne pourra y pallier qu'en y faisant

apparaître un Autre hallucinatoire, qu'il ne reconnaîtra pas. Si identique

qu'il y pourra paraître, celui-ci ne sera au mieux qu'un double, une

moitié ombreuse et perdue qui revient des enfers pour le persécuter.Ce paradigme, c'est celui de la cure psychanalytique. La résolution

du transfert coïncidera pour le patient avec la reconnaissance de cette

image comme sienne, ni aussi abominable qu'il le redoute, ni aussi

flatteuse qu'il le souhaiterait. Il faut sans doute du courage et de

l'humilité pour consentir à se reconnaître comme les autres vous ont

toujours vu.

6. AFFECT, HISTOIRE, STRUCTURE

Une conception théorique de l'affect ne peut échapper à la confron-

tation historico-structurale. Cette confrontation peut être décelée dans

la théorie psychanalytique elle-même, comme dans la pratique psycha-

nalytique. On peut poser une double opposition selon les paramètresde l'histoire et de la structure. D'une part, l'opposition entre affects

primaires et affects secondaires, les termes primaire et secondaire

devant être compris dans une ambiguïté historique et structurale;ceux-ci s'entendent dans le sens d'une successivité diachronique, le

primaire précédant le secondaire, et d'une simultanéité synchronique,le primaire signant sa coexistence avec le secondaire, l'ensemble reflétant

une double systématique différant par son mode d'organisation. On

désignera donc par affect primaire à la fois les affects les plus anciens,les moins élaborés, et les affects relatifs à un mode d'organisation qui

s'oppose au mode d'organisation secondaire. D'autre part, on pourrarelever que l'affect se donne toujours dans une bipolarité constitutive ;ainsi au couple plaisir-déplaisir répondront d'autres couples, tels le bon

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et le mauvais, la jouissance et la douleur, l'amour et la haine, le bienet le mal.

Aux trois points de vue qui constituent la métapsychologie selonFreud (dynamique, topique, économique), on a prétendu ajouter deuxautres : le point de vue génétique et le point de vue structural. A notre

avis, ces adjonctions ne se justifient pas dans la mesure où l'oppositionhistorique-structural s'inscrit et, se retrouve, en chacun des points devue constitutifs de la métapsychologie. Si Freud ne les a pas distinguésexplicitement, c'est bien parce qu'ils font partie de la démarche implicitede toute théorisation en psychanalyse. Il nous faut cependant les séparerartificiellement pour montrer, quant à l'affect, ce que recouvre chacund'eux.

Affect et histoire

Aucune notion plus que l'affect n'est plus directement liée à ladimension historique. Quand on pense à ce qui demeure d'irréducti-blement enfantin, pour ne pas dire d'infantile, en nous, c'est à l'affect

qu'on pense. L'investigation psychanalytique orientée vers l'étude du

développement s'attache au développement affectif en premier. Deuxmalentendus doivent être relevés ici. A notre avis, la psychanalysene peut prétendre offrir une vue exhaustive du développement, ellen'est pas une théorie de la personnalité, comme on le soutient parfois.Son objet est plus limité, plus spécifique. Même si la deuxième topiqueparaît élargir le champ de la première, l'objet de la psychanalyse restecentré autour de l'investigation de ce que Freud appelait dans l' Abrégéle « monde intérieur », celui de la réalité psychique, c'est-à-dire du

désir, des pulsions. Si d'autres systèmes que l'inconscient ou le Ça sont

pris en considération par l'investigation psychanalytique, c'est toujoursdans la mesure où le conscient, le Moi et le Surmoi sont liés à l'incons-cient et au Ça et envisagés à partir d'eux.

Le deuxième malentendu, qui n'est pas sans rapport avec ce quiprécède, est que le point de vue historique tel que l'envisage la psycha-nalyse ne peut coïncider avec la conception psychologique du dévelop-pement. Celle-ci se présente comme un processus d'intégration cumu-

lative, dans une vue linéaire. Ce serait ici faire bon marché de ce quiappartient en propre à la découverte freudienne, à savoir la structuration

après coup et la compulsion de répétition.Nous ne pouvons nous étendre longuement sur le rôle de la notion

d'après coup. Rappelons seulement quelques formulations que nousavons développées ailleurs : le moment du vécu et le moment de la

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signification, ne coïncident pas. Ce qui est signifié au moment du vécuest pour ainsi dire en souffrance, en attente de signification. Le momentde la signification est toujours rétroactif. Si une signification paraitdans la remémoration avoir coïncidé avec le vécu, le plus souvent il

s'agit d'une élaboration ultérieure, rapportée au vécu initial. Celui-ci

s'accompagne d'une « signification » tout autre, était en quelque sortecadré par une « théorie sexuelle » qui en rendait compte. On pourraitpresque avancer que vécu et signification s'appellent l'un l'autre sans

jamais se rejoindre. Le vécu court après la signification sans la trouver.La signification est acquise quand le vécu est à jamais perdu. Au reste,l'intensité affective du vécu ne saurait aboutir à une signification quiexige un dépouillement, un dessaisissement affectif. De même, le déta-chement qui accompagne la signification est ce qui oriente la recherchevers la retrouvaille rétrospective des conditions du vécu, sans jamaisle revivre pleinement. On objectera que certains faits plaident pour lathèse adverse : l'illumination par quoi tout s'éclaire dans l'instant d'unmoment fécond affectif. A notre avis, le moment de cette rencontreest toujours celui d'un effet de résonance ; d'un moment qui ressaisitdes fragments passés, épars et disjoints, mais appartenant à une autre

séquence temporelle.Nous tombons ici sur le deuxième point de la théorie psychanaly-

tique de l'histoire : la compulsion de répétition — en tant qu'elle visel'affect. Si on ne peut oublier la théorie psychanalytique des stadesde développement de la libido (oral, anal, phallique, puis génital), ilfaut cependant insister sur le fait que ce schéma commode peut être à

l'origine des confusions les plus regrettables, en rejetant la théorie

psychanalytique vers une conception traditionnelle de l'évolution indi-viduelle. La théorie des stades comporte sa contrepartie : la compulsionà la répétition, essence de tout phénomène pulsionnel. Si donc on

postule une évolution affective qui aille des expressions affectives les

plus brutes vers les expressions affectives les plus nuancées, il faut

également rappeler que tout « dépassement » n'est jamais acquis défi-nitivement et que le retour des affects les plus anciens est à tout moment,en droit et en fait, possible.

Cependant, on pense généralement la vie affective selon un schéma

qui nous semble incomplet et inexact. On postule toujours un sens àl'évolution allant toujours d'une violence affective originaire à uneatténuation affective progressive qui serait le fait d'une maturation— la maturité affective. Sans insister davantage sur l'aspect normatifd'une telle conception — que les faits démentent : le crime passionnel et

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le suicide sont moins fréquents chez l'enfant que chez l'adulte — nous

rappellerons certains exemples pris chez Freud. Dans le proton pseudos,le « premier mensonge », dont Freud fait état dans l'Esquisse, Freudrelève les deux temps du refoulement portant sur deux scènes, chacune

ayant été accompagnée d'une décharge affective et sexuelle.« Nous découvrons invariablement qu'un souvenir est refoulé qui n'est

devenu un traumatisme qu'après coup. La cause de cet état de choses setrouve dans l'apparition du développement individuel » (1).

Freud postule l'existence d'un sexuel-présexuel :« Le mot « présexuel » signifie « antérieurement à la puberté avant l'appa-

rition des produits sexuels » (2).

Dans la recherche des déterminants du proton pseudos, il attribueà la précocité de la décharge sexuelle le premier refoulement. C'estla décharge sexuelle postpubertaire qui transforme le souvenir de la

première décharge en traumatisme, par association. Mais il est clair

que l'évolution diphasique de la sexualité qui disjoint la sexualitéinfantile de la sexualité de l'adolescence fait apparaître un aspectnouveau. Quelle que soit l'intensité quantitative qui accompagne la

décharge présexuelle, la décharge postpubertaire est quantitativementbeaucoup plus importante (3).

Cette constatation nous conduit à réévaluer nos conceptions surl'évolution des affects. Si les affects du jeune enfant, du bébé, paraissentindéniablement d'une singulière violence, il est faux de dire que leurévolution ira sans cesse dans le sens d'une décroissance. Il nous semble,au contraire, que la mutation pubertaire est concomitante d'une inten-sification considérable des affects. Elévation quantitative qui va de

pair avec une transformation qualitative décisive. C'est après la pubertéque le sexuel prend toute sa signification. Quand un jeune garçon parleouvertement, à la période oedipienne, de se marier avec sa mère et dedormir avec elle, les fantasmes sexuels qui peuvent sous-tendre lamasturbation infantile peuvent difficilement être comparés avec lesfantasmes de son frère aîné adolescent (qui considère les propos deson puîné avec condescendance) et qui accompagnent une masturbationoù il met en scène des comportements sexuels qu'il rêverait de réaliser

(1) SE, I, 356.(2) lettre à Fliess du 15-10-1895, n° 30, p. 113, in Naissance de la psychanalyse, trad. par

A. BERMAN, Presses Universitaires de France, 1956.(3) On volt ici comment la quantité peut jouer un double rôle quantitaUvo-qualitatif :

d'une part elle opère une sommation sur les quantités antécédentes, d'autre part elle trans-forme le souvenir en traumatisme.

L'AFFECT 1105

avec l'objet de son amour du moment. Les émois du puîné, si oedipiensqu'ils soient, sont loin d'équivaloir quantitativement et qualitativementaux émois de l'aîné. Le complexe d'OEdipe est voué à l'échec, nonseulement à cause des interdits qui en prohibent les désirs, mais dufait de sa prématuration sexuelle. Parler dans ces conditions de répé-tition des affects doit entraîner un correctif important. Ce sont peut-êtreles mêmes affects qui réémergent dans la sexualité postpubertaireque ceux de la période présexuelle, mais leurs transformations quanti-tative et qualitative interdisent toute réduction des uns aux autres.La psychologie traditionnelle faisait coïncider sexualité et génitalité,la psychanalyse a découvert la sexualité infantile; il serait pourtanterroné de les confondre. Sur la nature de ce présexuel, il est difficilede se prononcer. Nous dirons seulement que la preuve du caractèreindésirable de ces désirs nous est donnée par les mécanismes de défense

qu'ils suscitent.De la même façon que nous avons distingué entre affects primaires

et affects secondaires, il nous faut également procéder à une distinction

correspondante entre défenses primaires et défenses secondaires. Toutau long de son oeuvre, Freud a tenté, sans jamais l'expliciter, une

systématisation historico-structurale des mécanismes de défense. Onen trouve des traces dès les Lettres à Fliess (1). On se rappelle lesdiscussions autour du refoulement, conçu comme défense parmid'autres, ou comme mécanisme structural d'une importance sans égale.L'hystérie et la névrose obsessionnelle ont clairement montré à Freudle rôle de la condensation et du déplacement. Dans Les pulsions et leurdestin, il assigne au retournement contre soi et en son contraire unedatation antérieure au refoulement. Le rôle de la projection dans la

paranoïa a été reconnu dès la première heure ; la théorisation en estdonnée dans l'étude sur Schreber. L'introjection de l'objet perdu estliée aux processus du deuil et de la mélancolie. Inhibition, symptôme,angoissevoit se compléter les défenses propres à la névrose obsession-nelle : isolation, annulation rétroactive, formation réactionnelle. Enfinet surtout, le clivage du Moi couronne cet ensemble dans un des dernierstravaux de Freud (1939). Anna Freud dressera en 1936 le bilan deces opérations défensives, au clivage près.

Mais c'est aux travaux de Melanie Klein, nourris des apportsd'Abraham et de Ferenczi, de mettre en lumière les défenses pri-

(1) Voir en particulier le manuscrit H du 24-1-1895 (SE, I, 211) ; la lettre 46 du 30-1-18(SE, I, 229) ; la lettre 52 du 6-12-1896 (SE, I, 236).

1106 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I97O

maires : clivage, introjection, projection (complétée par l'identification

projective), déni, omnipotence, ouvrent de nouveaux horizons dans l'in-

terprétation des formes cliniques les plus régressives. Défenses contre

quoi, a-t-on demandé ? Contre les affects sans doute. Pour Freud,ces affects étaient liés, comme il le précisera dans Inhibition, symptôme,

angoisse,à la perte de l'objet, à la perte de l'amour de l'objet, à la pertedu membre sexuel, à la perte des puissances tutélaires protectricesinternalisées dans le Surmoi. Pour Melanie Klein, le danger primordial,corrélatif d'une angoisse de mort, est la crainte de l'anéantissement.Nous ne déciderons pas entre l'opinion de Freud et de Melanie Klein.Leurs divergences ne s'éclairent qu'à partir du matériel différent quiconstitue le sol de leur réflexion. En fait, Freud et Melanie Klein netiennent pas des propos radicalement différents. Pour Freud, ce quiest menaçant c'est l'envahissement pulsionnel coïncidant avec une

augmentation de tension, que les mécanismes de défense échouentà contenir. Ce qui est menacé, c'est l'organisation du Moi dont le

pouvoir de liaison ne peut maîtriser cette énergie torrentielle. PourMelanie Klein, ce qui est menaçant, c'est la désintrication des instinctsde mort qui se manifestent psychiquement par l'angoisse de mort oula crainte d'anéantissement. Ce qui est menacé c'est le Moi embryon-naire qui risque de succomber aux attaques des mauvais objets chargés

d'agressivité destructrice. Y a-t-il entre ces deux conceptions un fossé

incomblable ?Face à cette vision génétique des mécanismes de défense, il faut

considérer la dimension structurale qui leur correspond. On peutpenser avec Laplanche que les interdits majeurs : prohibition de

l'inceste et interdiction du parricide, ont cette fonction. Mais on peutdéfendre aussi l'opinion que cette dimension structurale est aussi bien

représentée par les principes du fonctionnement psychique qui onttrait aux affects : principe du Nirvâna et principe de plaisir-déplaisir.

Nous savons que le but du principe de plaisir-déplaisir est avanttout la fuite du déplaisir. Ce seront donc les mécanismes de défense

qui s'efforceront d'obtenir à un prix plus ou moins élevé ces résultats.

Que le principe de réalité succède ou coexiste dès le départ avec le

principe de plaisir, l'essentiel est de marquer leur couplage. Freud

parle de la souveraineté du primat de l'un sur l'autre. C'est dire qu'ilconstate leur fonctionnement à la fois agonistement et antagonistement.En tout état de cause, l'affect doit être tenu en « surveillance » : il fautlui accorder satisfaction, mais ne pas lui donner entière satisfaction,sous peine de le voir prendre la haute main sur les processus psychiques.

L'AFFECT 1107

En contrepartie, l'entreprise de l'appareil psychique de se libérer de

toute contrainte affective est chargée de graves périls. Car, sous une

influence idéalisante, le Moi peut — ne pouvant éviter le déplaisir —

désirer s'affranchir de l'esclavage affectif en renonçant à tout plaisir.Il s'ensuit alors, lorsque le but est quasiment atteint, un sentiment

de vide psychique, de mort affective, qui n'est pas la douleur, mais

l'en deça de la douleur, qui touche jusqu'au sentiment d'exister. De làle jeu mouvant, conflictuel d'un équilibre toujours instable entre les

principes du fonctionnement psychique.

Affect et structure

Le principe de plaisir-déplaisir, du fait même qu'il est un principeet non le reflet d'une gamme d'états, joue le rôle d'un organisateurde la vie psychique. Sa situation intermédiaire doit être soulignée. Il

est l'héritier du principe de Nirvâna. Ce dernier aspire à l'abolition

totale des tensions, à leur réduction au niveau zéro, c'est-à-dire au

silence affectif total. Le principe de plaisir doit se contenter de laréduction des tensions (surtout de déplaisir) au niveau le plus bas

possible. Nous avons, dans des travaux antérieurs, donné des exemplesdu travail du principe du Nirvâna dans certaines structures cliniquesnarcissiques. Mais l'action du principe de plaisir-déplaisir est double.S'il vise à fuir le déplaisir, il vise également à l'obtention du plaisir.A ce titre, il oriente le cours des processus psychiques vers la recherchedu plaisir et sa conservation. En tant qu'il est uniquement orienté

vers ce but, Freud montre qu'il est au service de la pulsion de mort,

l'épuisement total d'Eros dans la décharge laissant le champ libre aux

pulsions de mort. Mais en tant que le rôle du principe de plaisir est

aussi la préservation du plaisir, un autre principe doit le relayer dansce but. A cet égard, le principe de réalité, héritier du principe de

plaisir, joue aussi ce rôle.Nous retombons ici sur la discussion génétique : doit-on nécessaire-

ment penser que le principe de réalité succède au principe de plaisiret ne peut-on soutenir que les deux coexistent dès le départ, solution

proposée par Laplanche et Pontalis. Ceux-ci paraissent considérer

qu'une distinction doit s'opérer entre pulsions d'autoconservation,sensibles d'emblée au principe de réalité, par équipement héréditaire,et pulsions sexuelles, inaccessibles au principe de réalité, seules gou-vernées par le principe de plaisir. Dès lors, il n'y aurait pas véritablementtransfert de la souveraineté du principe de plaisir au principe de réalité,

1108 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

mais coexistence conflictuelle d'emblée. Comment cependant rendre

compte du passage des premières constellations du plaisir à ses formesultérieures ? C'est, selon Laplanche et Pontalis, l'accession au complexed'OEdipe et aux identifications qui commanderait l'accès à la réalité.

Il ne s'agit plus ici de la réalité externe, dont le champ s'est structuréselon ses voies propres, mais de la réalité psychique, qui a affaire audésir et à l'inconscient.

Certes, les notions de réalité et de plaisir ne sont pas simples dansl'oeuvre de Freud. L'analyse des textes montre comment Freud dis-

tingue un « Moi-réalité du début » qui a pour fonction de distinguer

l'origine interne ou externe des excitations, un « Moi-plaisir originaire »

qui introjecte tout ce qui est bon et rejette hors de lui tout ce qui est

mauvais, et enfin un « Moi-réalité définitif » agissant selon l'épreuvede réalité, visant à retrouver à l'extérieur l'objet réel, celui qui répondà l'objet primitivement satisfaisant.

Cette parenthèse avait pour but de nous rappeler les difficultésd'une conception génétique trop simple, faisant dériver le principede réalité du principe de plaisir. Selon nous, la solution ne consiste

pas à opter pour la conception génétique ou la conception structurale,mais à admettre leur double hypothèse. Ce qui, au niveau de l'oeuvre

freudienne, peut sembler être le lieu d'une contradiction est peut-être,en fin de compte, une ambiguïté féconde de la polysémie de la théorie

psychanalytique.En ce qui concerne la question de l'affect, ce qui nous importe est,

en définitive, le complexe quantitatif-qualitatif qu'il forme. Il est icinécessaire de souligner que si la genèse de l'affect est dépendante dela présence ou de l'absence d'une perception externe, et si le cours deson développement entraîne une décharge corporelle interne de même

qu'une agitation motrice externe, l'ordre de l'affect est celui de laréalité psychique. De même qu'une distinction est nécessaire entrel'ordre du désir et l'ordre du besoin, le premier relevant de la réalité

psychique, le second de la réalité physiologique, il faut qu'une dis-tinction équivalente assigne à l'affect son lieu psychique. Ce lieu,

pour ce qui a trait à la conception psychanalytique, ne saurait être

situé ni dans le corps, encore moins dans le monde extérieur. L'affectest partie intégrante des pulsions régies par le principe de plaisir-

déplaisir.Cette organisation dualiste du principe de plaisir-déplaisir est si

forte qu'un de ces termes ne peut se concevoir sans l'autre. Pas de

plaisir, si plein, si complet qu'il soit, qui ne comporte dans son ombre

L'AFFECT 1109

le déplaisir possible. Pas de déplaisir, si désespérant soit-il, qui nelaisse entrevoir une quête de plaisir. La dichotomie principielle s'articule

avec d'autres dichotomies, celle du bon et du mauvais, celle de la

jouissance et de la douleur, celle de l'amour et de la haine, celle du

bien et du mal. A ces dichotomies s'en articulent d'autres, celle dudedans et du dehors, celle du monde intérieur et du monde extérieur,celle de la réalité psychique et de la réalité tout court.

Tout ce que nous appréhendons du principe de plaisir-déplaisir,nous l'apprenons par les formations de l'inconscient, qu'il s'agisse du

symptôme, du rêve, de l'acte manqué ou lapsus, ou de l'oubli, tousrévèlent un complexe formé de représentations et d'affects. Mais aucund'entre eux plus que le fantasme ne le montre aussi clairement. La

pratique psychanalytique nous a appris à chercher dans le discoursde l'analysant le fantasme qui lui est consubstantiel. Le fantasme

conscient est lui-même élément de ce discours invitant à la recherchedu fantasme inconscient qu'il masque. La découverte de ce fantasme

inconscient s'effectue à partir du procès de concaténation qui lie entre

eux les éléments concaténés : représentation de mot, de chose, affect,états du corps propre, actes. Lorsque le discours suspend les repré-sentations, il se poursuit par un affect qui signale l'existence d'unvéritable trou dans la suite des représentations. L'affect apparaîtcomme tenant lieu de représentation. Le procès de la concaténation est

une mise en chaîne d'investissements où l'affect possède une structure

ambiguë. En tant qu'il apparaît comme élément de discours, il se soumet

à cette chaîne, s'y inclut en serattachant aux autres éléments du discours.

Mais en tant qu'il rompt avec les représentations, il est cet élément du

discours qui refuse de se laisser lier par la représentation et « monte »

à sa place. Une certaine quantité d'investissement atteinte s'accompagned'une mutation qualitative ; l'affect peut alors faire sombrer la chaînedu discours dans la non-discursivité, l'indicible. L'affect est identifié

alors à l'investissement torrentiel qui rompt les digues du refoulement,

submerge les capacités de liaison et de maîtrise du Moi. Il devient une

passion sourde et aveugle, ruineuse pour l'organisation psychique.L'affect de pure violence agit cette violence en réduisant le Moi à

l'impuissance, le contraignant à adhérer pleinement à sa force en le

subjuguant dans la fascination de son pouvoir. L'affect est pris entre

sa mise en chaînes dans le discours et la rupture de la chaîne, quiredonne au Ça sa puissance originelle.

Ces forces bandées et libérées peuvent se tourner soit vers l'objet,soit vers le Moi ; se mettre soit au service d'Eros, soit au service des

1110 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

pulsions de destruction. Toute la gamme des structures cliniquesillustre les états passionnels qui y répondent. Eros du Moi dans la

mégalomanie triomphante, négatrice de l'objet et de la mort, suicidedestructeur de l'objet dans le Moi et du Moi confondu avec lui, passiondu désir de possession amoureuse d'un objet conçu comme seul dési-rable au détriment de l'autoconservation la plus élémentaire, haine

implacable de l'objet visant à sa maîtrise et sa destruction absolue, etc.La clinique psychanalytique nous montrera derrière chacune de ses

positions son double inversé. Négation de l'impuissance du Moi, del'ambivalence haineuse de l'amour, de l'investissement narcissiquede l'objet, de l'amour que la haine cache dans ses plis, etc. Mais enfin de compte, c'est le résultat qui montre de quel côté penche labalance.

Ces puissances infernales du Ça, c'est sous la forme de l'affect quenous en parvient l'écho à la conscience. On comprend que le rôle duMoi et des mécanismes de défense soit la mise en chaîne des affects.Ce qui ne veut pas dire leur neutralisation, mais leur assujettissementà une organisation. Le processus primaire est une organisation primaire,peut-être même ce qu'on pourrait concevoir comme l'organisationdu Ça ; le processus secondaire est une organisation secondaire, l'orga-nisation du Moi.

Que ceux qui redoutent qu'une telle conception ne nous amèneà quelque apologie de la raison corrélative d'une dénonciation des

passions se rassurent. Les puissances du Ça sont, on le sait d'expérience,les plus indomptables ; elles restent, le cours des choses le montre, les

premières. La transformation des Erinnyes en Euménides est une

projection légendaire. Les droits de la cité triomphent du sang, maisau sein de la cité des forces léthales réapparaîtront qui déchireront leursmembres. De leurs conflits risque de périr la cité, et le monde humainavec elle. Le seul espoir, comme Freud l'exprime à la fin de son oeuvre,est le triomphe de Logos et Ânanké, sur Eros et les pulsions de destruc-tion. C'est-à-dire, en fin de compte, sur une mutation d'Eros. Làoù était le Ça doit advenir le Moi. Le sens de cette proposition devraitêtre qu'Eros ne peut triompher des pulsions de mort que si Eros devientl'Eros du Logos et si le Logos devient Logos d'Eros.

L'affect, lorsqu'il pénètre le champ conscient, lorsque son épa-nouissement n'a pas été étouffé dans l'oeuf par le refoulement, crèvel'écran de la conscience. L'affect étreint le Moi dans la jouissance commedans la douleur, dans le plaisir comme dans le déplaisir, et parfoisne laisse aucune place à toute autre activité psychique, tant il infiltre

L'AFFECT 1111

le domaine dont il a réussi à s'emparer. Dans cette subversion du Moi,le sujet s'apparaît comme autre. Il ne se reconnaît plus dans cet état

qui l'envahit. Même dans les affects agréables qui peuvent donner lesentiment d' « être enfin soi-même », ce sentiment ne prend toute savaleur qu'à montrer la différence entre le soi du moment heureux etl'autre — coupure signant la différence de rextraordinaire et de l'or-dinaire. L'affect est l'épiphanie de l'Autre pour le sujet. Le doublesort de l'ombre et prend la place du Moi, un Moi qui se dilate ets'étend jusqu'au monde qui l'entoure ou se rétrécit et se restreint dansle repli de sa déréliction. Le vieux fonds d'enfance renaît, le vieilhomme revit, les succès ou les échecs de l'intellect paraissent dérisoiresdevant cette présence contraignante de l'Autre. Le terrain conquispar l'affect, qu'il s'accompagne d'un état de jouissance ou de douleur,accule le sujet menacé. Celui-ci peut s'abîmer dans cette irruptionaffective, qu'elle soit de plaisir ou de déplaisir. Passéescertaines limites,l'affect devient puissance de perdition, même dans relation, l'orgasme,le triomphe.

Toute notre évolution individuelle, notre morale, la montagne decensure qui a fait de nous ce que nous sommes devenus, a constammentvalorisé la maîtrise de nos affects. Si certains affects extrêmes sontdemeurés licites : la douleur du deuil d'un objet aimé, la joie devantles satisfactions qui procèdent de l'amour de l'objet, tout nous rappelleque nous ne tolérons ces affects que revêtus du harnais du Surmoi.

Que demande-t-on au psychanalyste, sinon la maîtrise de ses affects ?

Paradoxalement, on lui demandera aussi l'empathie. Mais qu'est-ceque l'empathie qui sait sagement se confiner dans l'observation d'elle-

même, pour s'interroger sur l'éprouvé qu'elle comporte ? Cette maîtriseaffective n'est, en fin de compte, que la maîtrise du Ça et des pulsions,la maîtrise de notre enfance, sauvage et passionnée.

Alors, prônerons-nous, comme certains prophètes contemporains,le retour à l'innocence, si l'innocence c'est cette « spontanéité » paréede toutes les vertus créatrices ? Recommanderons-nous cette plongéedans la fontaine de jouvence qui nous rendra notre nature première ?Nous ne verrons dans cette quête qu'une illusion de plus où se bernela conscience opprimée. Le sommeil de la raison engendre des monstres,dit Goya. L'Eros qui resurgira ainsi ne sera pas, quoi qu'on en dise,un chérubin joufflu, et ses flèches, pour mieux atteindre leur cible,seront enduites d'un poison virulent. Et de toute façon, c'est comptersans Thanatos. Thanatos l'invisible, l'innommable. Point n'est besoind'exorciser les fantasmes et d'attendre le jour de la libération. Son

1112 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

aube ne viendra pas. Car si l'inconscient est intemporel, les affects

originaires (malgré les visages de la folie) sont irrémédiablement perdusavec les objets de notre enfance, seule revit inlassablement la déceptionde leur perte, la désillusion à laquelle nous chercherons indéfinimentconsolation.

La condition humaine est aliénation affective parce qu'elle recons-

titue inlassablement cet oubli, et le ressouvenir de l'animal que l'homme

a été ne cesse pas d'être et ne peut plus être à jamais, tout à la fois,

Logos et Ananké. L'aliénation affective est le prix de leur avènement.

Cette dette-là ne nous sera jamais remboursée.

Et pourtant le but d'une psychanalyse n'est-il pas de rendre à celui

qui s'y soumet la plus grande part récupérable de sa richesse affective

perdue ? Mettre le Logos à ce service et convoquer Ananké pour se

résigner à ce que tout ne puisse pas être reconquis par cette quêteest un des paradoxes de cet impossible métier. ,

Ce couple formé par Logos et Ananké est issu d'Eros et de Thanatos.

Logos, comme Eros, est puissance de vie, de liaison, Thanatos et Ananké

puissance de séparation. Leur contradiction est indépassable. Seul le

compromis est possible : celui de l'acceptation de la vie et celui de

l'acceptation de la mort, celui de l'acceptation de l'orgasme et celui

de l'acceptation de la castration. La reconnaissance du vagin comme

terme de la sexualité est reconnaissance de l'origine et de la fin. Car

la mère est à la fois, comme le dit Freud, la génératrice, la compagneet la destructrice, ou encore la mère elle-même, l'amante et la terre

mère, vers laquelle nous porte en recueillant dans ses bras « la silencieuse

déesse Mort ». Pour ce qui est de l'heure où nous la rejoindrons, il ne

nous appartient pas de la fixer. Il ne nous appartient que de mûrir.

Ripeness is ail. Freud aimait à citer ce vers du plus grand Shakespeare :

celui du Roi Lear que Freud est un peu pour nous.

7. UN MODÈLE THÉORIQUE HYPOTHÉTIQUE :

PLACE DE L'AFFECT

La visée de ce travail n'est pas de clore un débat, mais d'ouvrir des

perspectives. Dès le départ nous avions conscience du fait que le

problème de l'affect, à travers sa spécificité, nous conduisait aux pro-blèmes les plus généraux de la théorie, de la clinique, de la technique

psychanalytiques. En un premier temps nous avons formé le projetd'un travail sur les modèles en psychanalyse. Nous avons ensuite pris

L'AFFECT 1113

conscience de ce que nos réflexions n'étaient pas assez avancées pourmener à bien une aussi vaste entreprise et nous nous sommes résolusà nous limiter au problème de l'affect. Au terme de notre examen s'est

proposée à nous l'idée d'un modèle théorique hypothétique que nousne pouvons aujourd'hui qu'introduire pour le soumettre à l'épreuvede la discussion. L'avenir dira s'il répond aux promesses que nous lui

prêtons aujourd'hui. La pensée psychanalytique contemporaine a lesouci de fonder théoriquement l'acquis de la psychanalyse post-freudienne sur la construction de modèles théoriques. Çà et là diversauteurs en ont proposé des ébauches ou des exemples (Guttmann;Klauber ; Arlow et Brenner ; Wisdom ; Sandler et Joffe ; Zetzel ;Moser, Zeppelin et Schneider; Bion). L'extrême diversité des axesde référence et l'interrogation sur la légitimité de leur emploi ne nous

permettent pas d'en faire état sans les discuter, ce qui dépasse lecadre limité où nous entendons demeurer ici. Mais la valeur indicativede ce mouvement de pensée nous paraît trop importante pour ne pasla mentionner. Un « cours nouveau » se dessine, dont les traces sont

discrètes, autour de la question de la signification en psychanalyse(cf. V. H. Rosen, 1969 b, et Wolheim, 1969).

La discussion tient une place importante dans notre travail. Nouslui avons accordé cette place parce que nous pensons que c'est de larencontre entre la confrontation contradictoire et l'étincelle jaillie dela praxis que naissent les idées nouvelles, les « conceptions » justesdont parle Freud dans la citation que nous avons placée en exergue.

Nos interlocuteurs dans la discussion ont surtout été Hartmann,Melanie Klein, Lacan. Nous avons rejeté le système hartmannien,car il s'agit bien d'un système et non d'une contribution théoriquelimitée, c'est-à-dire d'une reformulation de la théorie freudienne.Si nous cherchons à expliquer les raisons de notre récusation, au-delàde l'examen de détail à travers le problème de l'affect, il faut trouvercelles-ci sans doute hors de la psychanalyse, dans l'effet des interrela-tions aux Etats-Unis entre la psychanalyse et les sciences du compor-tement (behavioral sciences). Chomsky (1968), dans la préface d'un

ouvrage récent, écrit :

« La linguistique moderne partage l'illusion (c'est, je crois, le mot

juste) que les modernes « sciences du comportement » ont, a bien des égardsimportants, élaboré une transition entre la " spéculation » et la « science »et que les oeuvres précédentes peuvent être mises sans danger au musée.Toute personne rationnelle préférera évidemment l'analyse rigoureuse et

l'expérience attentive ; mais je crois que les « sciences du comportement »ne font dans une large mesure que mimer les aspects extérieurs des sciences

1114 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

naturelles ; la plus grande partie de leur caractère scientifique a été acquisau prix d'une réduction de leur sujet d'étude et d'une concentration sur des

problèmes relativement périphériques. Ce rétrécissement pourrait se justifiers'il menait à des réalisations d'une réelle importance intellectuelle, mais jecrois qu'il serait très difficile dans ce cas de montrer que le rétrécissementdu champ d'action a mené à des résultats profonds et significatifs. »

Nous pensons que ces remarques s'appliquent, dans le cas de la

psychanalyse, au résultat de l'interrelation entre les sciences du compor-tement et une fraction de la psychanalyse nord-américaine dont l'ego-

psychology est le fruit. Ce sentiment est assez largement partagé en

France, même si l'on reconnaît l'intérêt des contributions de maints

auteurs nord-américains qui ne paraissent pas pouvoir se dispenser,dans les cas les plus favorables, de la pratique du lip service à l'égardde la pensée hartmannienne.

Restent les oeuvres de Melanie Klein et Lacan. OEuvrescritiquablessans doute, chacune à sa manière et pour des raisons diamétralement

opposées, mais oeuvres stimulantes pour la réflexion, jusqu'à l'excès

même auquel elles atteignent, suscitant en retour des réactions

excessives. Ce serait faire preuve de cuistrerie que de défendre la

fécondité de l'oeuvre de Melanie Klein, ce dont elle n'a nul besoin.

Parce que nous appartenons à une tradition de pensée, l'oeuvre de

Lacan nous a parlé, et sans doute pas seulement à cause de cela. Nous

avons cherché à évaluer la portée de cette oeuvre et les prolongements

qu'elle trouve chez ceux qui ont bénéficié de son enseignement (et dont

il n'est pas sûr que les élèves de Lacan soient ceux qui ont le mieux

témoigné de son intérêt), en nous abstrayant de toute autre considé-

ration. Nous avons admis comme postulat que si cette oeuvre s'appuyaitsur une pratique de la psychanalyse qui nous semble incompatibleavec les exigences fondamentales de son exercice, celle-ci en porteraitla marque. C'est dans cette perspective d'ouverture critique que nous

l'avons abordée, sans prétendre en avoir épuisé les ressources, mais

en essayant de nous approcher de l'essentiel en le confrontant à l'essen-

tiel de la pensée freudienne et à l'apport des plus dignes d'intérêt

de ses successeurs. Nous avons vu comment cette oeuvre butant sur

le problème de l'affect trouve, selon nous, en ce point sa limite.

En fin de compte, notre ajournement à aborder la question des

modèles nous a servi. Non seulement parce que le problème de l'affect,

plus circonscrit, sollicitait une réponse urgente, mais parce qu'un

problème de méthode s'est révélé à nous dans sa portée heuristique.En abordant le problème de l'affect, ce que nous avions en tête était

de mettre au jour les effets d'une exclusion dans un système théorique.

L'AFFECT 1115

Il ne s'agissait pas pour nous de lui faire une place dans ce système,mais d'explorer les ressources de cette exclusion pour proposer uneautre solution. Il ne s'agit donc pas pour nous de compléter ou deremanier le modèle lacanien, mais de lui proposer une alternative.

Voyons comment.Partons du modèle le plus général de la pensée lacanienne (1) :

La condition du sujet, dit Lacan, dépend de ce qui se déroule dansl'Autre. « Ce qui s'y déroule est articulé comme un discours (l'incons-cient est le discours de l'Autre). » La justification de ce graphe, claire-ment fournie par J. A. Miller, tient à ce que cette relation au discoursde l'Autre est médiatisée par la relation du Moi à sa projection ima-

ginaire (a — a'). Médiatisée veut dire qu'une telle relation est lacondition nécessaire de cet avènement du sujet à sa structure symbo-lique, à la fois comme moyen et comme obstacle. C'est ici que prendsa place la fonction du redoublement : la position de cette relation aa'se double du côté de a (l'objet de la projection imaginaire) par celledu sujet S et du côté de a' (l'image spéculaire) de celle de A. Ces deuxderniers termes ne sont pas posés in praesentia mais au contrairein absentia : le premier comme annulation du sujet dans la chaîne

signifiante, le second comme clef du système (lieu de la vérité, oumieux du système signifiant).

Notons qu'en ce schéma ni le troisième terme de la triade symbo-lique, imaginaire, réel, ni les effets de la rétroaction ne sont figurés.Le Réel trouvera sa place dans le schéma modifié du quadrangle ditschéma R introduit lors de l'article de Lacan sur « La psychose » (2),et la rétroaction dans le séminaire sur « La lettre volée » qui ouvreles Ecrits (3).

(1) Ecrits, p. 548.(2) Loc. cit., p. 533. Cf. notre commentaire (1966 a).(3) Loc. cit., p. 53. Relevons que dans ce deuxième schéma les positions de a et a' sont

interverties sans explication.

1116 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I97O

La conception de Lacan, de l'aveu de son auteur, repose fondamen-

talement sur un postulat qui tend à installer le narcissisme au centre

de lecture de Freud (1). Il est significatif, en effet, que la place du réel

dans le schéma R se superpose sur la ligne de la relation imaginaire,celle-ci constituant la limite même du champ au-delà duquel opèrele symbolique.

Face à cette conception qui donne au narcissisme cette fonction

régalienne, l'oeuvre de Melanie Klein se caractérise, entre autres, parle fait, nous l'avons déjà fait observer à plusieurs reprises, que le

narcissisme y est, en sa spécificité, remarquablement absent au profitde la relation objectale. On pourrait transcrire selon le graphe lacanien

la théorie de Melanie Klein en deux graphes successifs, le premier

désignant la position schizoparanoïde, le second la position dépressive

centrale, ainsi :

Nous forçons sans doute un peu les faits dans cette transcription,

pour la commodité de la discussion. Bornons-nous à dire que nous

cherchons à y souligner le rôle structurant du couple bon-mauvais

dans les deux phases. Mais tandis que la première a pour but de par-venir à la constitution du Moi à partir de l'objet, dans le couple des

tensions des instincts de vie et de mort, la seconde vise à la préservation

(1) « La relation spéculaire à l'autre par où nous avons voulu d'abord en effet redonner sa

position dominante dans la fonction du Moi à la théorie cruciale dans Freud, du narcissisme,ne peut réduire à sa subordination effective toute la fantasmatisation mise au jour par l'expé-rience analytique, qu'à s'interposer, comme l'exprime le schéma, entre cet en-deçà du Sujet etcet au-delà de l'Autre, où l'insère en effet la parole, en tant que les existences qui se fondenten celle-ci sont tout entières à la merci de sa foi " (loc. cit., p, 53-54).

L'AFFECT 1117

de l'objet menacé par les mêmes tensions au niveau du Moi, pour la

poursuite de leurs effets mutuellement structurants.Nous avons, au cours de la discussion du problème de l'affect,

suffisamment développé les arguments qui nous ont paru justifiernotre intérêt et nos réserves pour adhérer au système théorique deLacan et de Melanie Klein, pour n'y pas revenir. Nous avons égalementprécisé dans l'introduction de notre travail que celui-ci serait guidépar une lecture critique de Freud par ses successeurs et des successeursde Freud par l'interprétation de sa pensée.

Ce que nous allons proposer maintenant n'est ni une combinaisondes deux systèmes examinés, ni une synthèse, encore moins un dépas-sement. Ce sera plutôt l'expression du sens que nous donnons auretour à Freud, ce qui ne signifie pas pour nous stagnation dans la penséede Freud, mais aufhebung (conserver en dépassant). Ce pas que nousnous risquons à faire ne sera pas seulement nourri de ces deux oeuvres

maîtresses, mais aussi du dialogue qu'elles ont entretenu avec sescontradicteurs. Nous pensons pour Melanie Klein aux critiques de

Glover, Winnicott, et en France celles de Pasche et Renard, Leboviciet Diatkine, M. Torok et N. Abraham, Laplanche et Pontalis. Quantà la pensée de Lacan, peu de critiques lui ont été consacrées avant cesdernières années dans le champ psychanalytique, parmi lesquellesrelevons celles de Stein, Lebovici et Diatkine, Pasche, C. David, Marthe

Robert, M. de M'Uzan, Viderman, D. Anzieu, Laplanche et Pontalis,en dehors des nôtres (1). Nous conserverons cependant la structure

générale du schéma L de Lacan. Ce qui nous paraît important danscette structure est d'une part le rôle du détour (2), d'autre part la

position fondamentale accordée au conflit (médiation conçue comme

moyen et comme obstacle). Nous posons également que le conflit ne

peut être appréhendable que par le détour et le dédoublement qui sontles conditions qui nous le rendent manifeste. En outre, nous donneronsà ce schéma ses connotations économiques et dynamiques, dans l'exer-cice d'une fonction d'oscillation.

Ce schéma conjoint des termes unis par un circuit : la conjoncture.

(1) Il faut y ajouter l'apport de certaines lectures récentes de Freud, sans doute plusou moins stimulées par l'oeuvre de Lacan, qui ont eu le mérite à la fois d'attirer l'attentiondes psychanalystes sur certains points négligés de la théorie freudienne et de nourrir notreréflexion critique sur la pensée lacanienne.

(2) Nous prenons ici le détour dans son acception la plus générale, terme que nous préféronsdans le cadre de la théorie analytique à celui de la différence, en ce qu'il implique la notion deretour.

REV. FR. PSYCHANAL. 71

1118 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

l'événement, l'objet et la structure. Ce qui importe est avant tout leur

articulation que nous allons essayer de justifier en même temps que lechoix des termes.

Par conjoncture, nous entendons une certaine constellation, quelleque soit son origine, sa nature, telle qu'elle est donnée dans son actua-lité. La conjoncture est cet ensemble préarticulé en tant qu'elle échappeà la prise du sujet. En tant que celui-ci ne peut y faire la preuve de sa

structure, mais aussi en tant que celle-ci va mettre à l'épreuve sa

structure. La conjoncture est ce par quoi la structure se manifeste,sans que celle-ci puisse la marquer de son empreinte. Elle est conditionde la révélation de la structure. Celle-ci ne lui préexiste pas et n'est

pas non plus engendrée par elle. Elle est la précondition de la mani-festation de la structure. Inversement, la structure ne peut s'exprimerautrement et ailleurs qu'à travers le cadre de la conjoncture. Ce cadreest foncièrement divers — effet de la constitution du sujet (au sens

naturaliste du terme), circonstances de sa conception et de sa naissance,désir des parents à son endroit, situations biologiques et sociales tra-

versées par lui — en tant qu'elle appartient à une causalité d'impositionmarquant sa subjectivité. Tout ceci n'échappe pas à une localisation

topologique. Ce lieu est celui de l'appareil psychique où la conjonctures'inscrit, mais en tant que la structure ne l'informe pas et ne se forme

pas à travers elle. Pour que ceci se produise, il y faudra la médiation

de l'événement et de l'objet.Par événement, nous entendons ce qui de la conjoncture saille, où le

Schéma du Procès

L'AFFECT 1119

trait se dégage de celle-ci. Moment où l'espace se cerne, s'opacifieou s'éclaire brusquement, où le temps se ramasse, se concentre et

s'intensifie, qu'il se fige ou qu'il se précipite. Ce que les Anglais appellent« expérience » et dont la traduction est impossible, car elle n'est ni

l'expérience, ni le vécu (1).La même disparité foncière que nous signalions dans la conjoncture

se retrouve ici. Le monde extérieur n'a pas le monopole de l'événement.Pas plus qu'il ne faut s'autoriser de ce qu'étant vécu ou « expériencié »,il doit être situé dans le monde intérieur. Ce qui compte, c'est la rupturedans le tissu de la conjoncture qui fait surgir l'événement. Sous cette

catégorie peut se subsumer l'expérience du manque, de la perte d'objet,de la révélation de la séduction, la castration, la scène primitive quipoussent à la fabrication du fantasme, la réminiscence ou le momentoù le projet se cristallise, la découverte du jeu (fort-da) ou de l'auto-

érotisme, le « saisissement » esthétique (2), la « crise symptomatique »,la prise de conscience, etc. L'hésitation de Freud entre la théorie dutrauma et la théorie du fantasme peut être dépassée par cette référenceà l'événement compris dans,sa portée la plus générale (3). Bien entendunous retrouvons ici la contradiction de la conjoncture et de la structuredans la situation de l'événement ; sans la structure, l'événement n'est

pas intelligible. Mais, en revanche, la structure ne contient pas l'événe-ment ; celui-ci justement émerge de la conjoncture et introduit dans lastructure une obligation de remaniement ; la structure devra à la fois senourrir de l'événement, et y apposer sa griffe, ce qu'elle ne peut faire

qu'en l'absorbant ou en se transformant profondément ; c'est là qu'in-tervient l'objet.

Par objet, nous entendons l'effet de la rencontre de l'événement issude la conjoncture et de la structure. L'imprécision de l'appellation d'objeten psychanalyse est sans doute ce qui est au centre des discussions

que ce concept soulève. Freud, Melanie Klein, Winnicott, Hartmann,Bouvet et Lacan lui donnent des interprétations différentes. Dans

(1) Cf. DELEUZE, p. 175-180 : " L'événement n'est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce

qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend «et aussi ". L'éclat, la splendeur de

l'événement, c'est le sens. " Mais c'est aussi dire que le sens se manifeste par la médiation del'éclat et de la splendeur.

(2) Selon l'expression de Moebius citée par M. de M'Uzan.

(3) Citons encore Deleuze, celui-ci évoque ce « saut sur place de tout le corps qui troque savolonté organique contre une volonté spirituelle, qui veut maintenant non pas exactement ce

qui arrive, mais quelque chose dans ce qui arrive, quelque chose de conforme à venir, de conformeà ce qui arrive... ". Nous soulignons ailleurs que dans l'analyse du " quelque chose qui se passe "il fallait mettre l'accent sur le se passe du quelque chose, plutôt que ce quelque chose lui-même

(cf. 1967 b).

1120 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Constructions dans l'analyse, au terme de son oeuvre(1937), Freud écrit :« L'objet psychique est incomparablement plus compliqué que l'objetmatériel (de l'archéologue) et notre connaissance n'est pas assez pré-parée à ce que nous devons trouver, parce que sa structure intimerecèle encore beaucoup de mystère » (1). Dès le début de son oeuvre,Freud conçoit l'objet comme divisé en une fraction constante et unefraction variable. Par la suite, l'objet éclaté se donnera dans la multi-

plicité de ses métamorphoses ou de ses expressions coexistantes. Objetde la pulsion, objet partiel, objet du monde extérieur, objet du désir,objet fantasmatique, objet narcissique, objet clivé du fétichisme, objetenfin en rapport avec la vérité historique et la vérité matérielle. Cette

pluralité des contextes dans lesquels apparaît l'objet est, pour nous,moins une limitation conceptuelle qu'une source féconde de réflexions.La clinique psychanalytique moderne a tenté de fondre cette multi-

plicité dans le cadre de la relation d'objet. Lacan a parlé non sansraison de l'objet comme cause du désir, à la fois condition de l'appa-rition du désir, raison d'être et finalité de celui-ci ; son comment etson pourquoi. Nous avons de notre côté défendu l'idée d'une coexis-tence de l'objet partiel et de l'objet total. Par objet total nous n'avons

pas désigné l'objet de la totalisation, lieu d'une unité, mais tout ce quiappartient à l'objet, dont ne rend pas compte la relation à l'objet partiel.Nous avons situé les fonctions différentes de l'objet partiel, produit des

pulsions dont l'effectuation s'accomplit dans le plaisir d'organe et celle,de l'objet total que ne peuvent atteindre que les pulsions à but inhibé,situant la contradiction dans la conception de lapulsion elle-même (i967c).Mais l'on sait que dans la théorie et la clinique psychanalytiquesmodernes le statut de l'objet est beaucoup plus étendu. Celui-ci est

appréhendé dans sa relation au Moi. L'ambiguïté qui affecte ce terme

(partie de l'appareil psychique et expression de l'individualité et de la

singularité) oblige le plus souvent soit à introduire un concept supplé-mentaire (le self), soit à transférer à l'objet certaines propriétés appar-tenant au sujet (2). Dans cette dernière inspiration de pensée seretrouvent à la fois l'idée fondamentale que la constitution ou laconstruction du sujet dépendent chez l'homme, du fait de sa prématu-ration, des objets à qui il doit la vie, et la notion moderne où l'objet

(1) Constructions dans l'analyse, p. 4.(2) Il est clair quel'opposition objet interne - objet du monde extérieur est très approximative.

Ainsi Winnicott insiste au fur et à mesure des développements de ses travaux sur la relationexistant entre l'objet interne et l'objet de l'environnement internalisé, ce dernier étant distinctde l'objet externe.

L'AFFECT 1121

est ce qui découpe et délimite un champ dans l'opération même de

découpage qui isole conjointement et le champ et l'objet.Nous aimerions souligner deux traits qui appartiennent en propre

à l'objet dans la conception psychanalytique. La première propriétéde l'objet est d'être constitué par le désir et/ou l'identification. Lieuà la fois de l'être et de l'avoir : « Les enfants aiment à exprimer unerelation d'objet par une identification... Exemple le sein : « Le sein« est une partie de moi, je suis le sein. » Seulement plus tard : « Je l'ai« — donc je ne le suis pas... » » (1). Le rapport de succession établi

par Freud importe moins selon nous, qu'en l'objet se nouent les effetsde l'un et de l'autre. A preuve les affirmations contradictoires deFreud sur l'identification, à la fois appropriation et substitution à là

perte de l'objet ou à son défaut. Le dédoublement de ces noeuds en cesfils constitutifs se produira lors de la phase du complexe d'OEdipe.Nous postulerons que ce dédoublement présuppose la double possibilitéde l'un et de l'autre terme de l'alternative. C'est bien ainsi qu'il nousfaut comprendre l'identification primaire et le rôle qu'y joue l'incor-

poration de l'objet, et encore la place éminente que les auteurs kleiniensattribuent à l'identification projective.

Jones dans ses travaux sur la sexualité féminine avait posé commemode de solution au conflit oedipien féminin une double issue : lerenoncement soit au désir, soit à l'objet. L'accentuation de Lacan sur

l'objet comme cause du désir et la fortune du concept de relation d'objetnous ont amené à conclure que dans le cadre de la théorie psychanaly-tique la cause de l'objet ou les relations nouées entre celui-ci et lastructure psychique pouvaient permettre d'affirmer que tout se passaitcomme si le désir (ou la relation d'objet) advient commeobjet. Non passeulement désir du désir, mais dédoublement de l'objet du désir etdu désir comme objet : désir comme modalité de transformations, quin'affectent pas seulement le ou les objets, mais « produisent » celui-cien tant qu'objet. Je ne puis qu'indiquer ici ce dernier trait, en me

proposant d'y revenir ailleurs. Il est clair que ce travail de transfor-mations relève des effets combinés de l'événement et de la structure (2).

Par structure enfin, nous entendons ce qui relève du concept le

(1) Note posthume 12-7-1938, SE, XXIII, 299.(2) La relation objet-événement est bien entendu complexe. Il ne faut en aucun cas y

penser comme un couple stimulus réponse. Car si l'événement atteint l'objet, et même force cedernier à influer sur la structure et à se mettre à l'épreuve de la conjoncture, en d'autres cir-constances l'objet appelle l'événement, le sollicite, le convoque, comme on dit aujourd'hui, etchange la conjoncture.

1122 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

plus général de la psychanalyse : la structure oedipienne. C'est par lastructure oedipienne que nous parvenons à la définition du sujet en

psychanalyse comme constitué par sa relation à ses géniteurs unisdans la double différence : différence des sexes et différence des géné-rations, organisées par les fantasmes originaires. La structure ne s'ap-préhende que par les mises en forme de l'OEdipe dans les productionshumaines culturelles et naturelles, institutionnelles ou individuelles.La spécificité de la structure est de ne pouvoir jamais être appréhendéetelle quelle, mais seulement par seseffets ; elle est comme on l'a dit causeabsente. Dans la théorie psychanalytique c'est par la médiation de

l'appareil psychique que ses effets s'évaluent. Mais si nous avonsdéfini la conjoncture également par ses effets sur l'appareil psychique,c'est en tant, nous l'avons dit, que la marque de la structure ne s'ydéchiffre pas, alors que la structure, révélée par la conjoncture, quien est la condition de possibilité, nous renvoie à l'appareil psychiqueen tant que celui-ci est le « lieu » par lequel elle devient « visible ».On comprendra mieux ainsi, je l'espère, notre référence aux structures

cliniques comme mises en forme du conflit oedipien. De même dansle champ de la pratique psychanalytique opposerons-nous la situation

analytique comme conjoncture au transfert comme structure.

L'affect, enfin, est à situer sur ce modèle en un point qui constitue

pour nous le pivot du système. Il est au lieu d'une rencontre quirésulte des effets des tensions issues de l'objet et de l'événement.Il n'est pas seulement la limite de leurs effets mais à la fois zone d'inter-

pénétration et point de rebroussement. Quoi qu'il se passe, au niveaude ces effets, l'affect est temps de la révélation qui en fait une référencecentrale du champ psychanalytique. Du côté de l'événement, ce quis'avance pour constituer l'affect est le support du fantasme ; appréhen-sion du fantasme, c'est-à-dire pouvoir de crainte et d'anticipation,lieu où se trahit le désir, c'est-à-dire où il se dévoile et se déforme.Du côté de l'objet, ce qui se porte au-devant de l'affect est la repré-sentation psychique de la pulsion, ce par quoi la pulsion nous estconnaissable. Représentation psychique de la pulsion et non représen-tant-représentation. Le point où les vecteurs accumulent leurs effetsest l'affect, comme force (quantum) et comme expérience subjective.Comme force, l'affect est ce qui sous-tend cet enchaînement des

représentants-représentation, ce qui relance leurs associations, ce quialimente l'énergie nécessaire aux opérations de l'appareil psychique.Mais Freud dit aussi que cette énergie siège entre les investissements.L'affect a donc ce rôle de facteur conjonctif-disjonctif, fonction de

L'AFFECT 1123

« ponctuation du signifiant ». Lorsque sous l'effet des tensions dontnous venons de parler, l'affect se découvre dans sa manifestation— son épiphanie subjective — sa spécificité est de recouvrir, d'abolir,de tenir lieu de représentation. Son effet le plus saisissantest l'hallucination

négative.Nous avons insisté ces dernières années sur l'importance structurale

de ce concept. Il nous semble nécessaire de préciser que l'hallucination

négative n'est pas un concept négatif au sens où il se référerait à une

expérience de manque, de défaut ou de déficit. L'hallucination négativen'est pas l'absence de représentation, mais représentation de l'absencede représentation. Encore que le terme de représentation ne soit ici

qu'un pis-aller, puisqu'il implique une distanciation du sujet, qui est

ici, par définition, absente. Il s'agit beaucoup plus d'une condition depos-sibilité de la représentation que de la représentation elle-même. L'halluci-nation négative est le revers dont la réalisation hallucinatoire du désirest l'avers.

Les systèmes théoriques qui privilégient de façon indue la repré-sentation sous les auspices du représentant-représentation ne sont

pas sans analogie avec la fable du Marchand de Venisequi, voulant fairehonorer un billet (1) qui l'autorise à prélever une livre de chair au plusprès du coeur sur son débiteur, doit reculer devant le sang qu'il ne

peut verser. L'affect en son paroxysme devient ce signifiant puncti-forme où s'éteint la représentation.

En mars 1919, Freud termine Un enfant est battu, rédige un premierjet d'Au-delà du principe de plaisir qu'il termine vers le mois de maide la même année et aussitôt (ou en même temps ?) entreprend d'acheverun vieux manuscrit qu'il extrait de ses tiroirs : l'Inquiétante étrangetédont certains indices montrent qu'il y pensait dès 1913.

Ainsi une étroite unité relie ces trois oeuvres. Il est significatif deconstater que dans Un enfant est battu toute la dialectique du fantasmetourne autour d'un jeu de permutations entre des représentations descènes et des affects qui leur sont rattachés dont la grammaticalité du

langage rend compte : Un enfant est battu, tandis que l'Inquiétanteétrangeté encadre la représentation par la réflexion sur la sémantiqueet l'affect pur. Ici se noue l'alliance entre l'affect pur et le fantasme :« Dans la fiction il existe bien desmoyensdeprovoquer desaffects d'inquié-

(1) Oubli recouvert par sa protestation légitime. «Si vous nous piquez ne saignons-nous pas ?

Si vous nous chatouillez ne rions-nous pas, si vous nous empoisonnez ne mourrons-nous pas ?

Si nous vous ressemblons dans le reste, nous nous ressemblons aussi en cela. » «... I'il have mybond ! », clame Shylock. Mais boni signifie aussi bien contrat, obligation, lien, chaîne et appareil.

1124 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

tante étrangeté qui, dans la vie, n'existent pas » (1). Le détour du fantasme

semble bien ici la condition de cette production d'affect. Mais au-delà

ou en deçà de la fiction, le fantasme inconscient est lui-même ce détour.

Freud relate dans le même texte comment il en vint à éprouver cet affect

d'inquiétante étrangeté dans le quartier des prostituées d'une ville

de province d'Italie qu'il s'efforçait de fuir, y revenant par deux fois

à son insu par un nouveau détour (2). Qu'est-ce à dire sinon que la

représentation n'est autre que l'avatar de la projection de l'oeil comme

regard et du regard comme oeil qui le regarde : objet du désir comme

objet. En fin de compte l'étranger familier est « l'orée de l'antique

patrie des enfants des hommes, de l'endroit où chacun a dû séjourneren son temps d'abord » (3). C'est pourquoi nous avons inscrit du côté

de l'objet non le représentant-représentation de la pulsion, mais le

représentant psychique de la pulsion, sans distinction de ses éléments

constitutifs. Nulle part comme dans ce texte Freud n'a mieux articulé

les thèmes du morcellement et de la castration dans le concept de

démembrement. Or, cette articulation passe par l'effet de rétroaction

de la compulsion de répétition (4). Car la structure n'est pas un ensemble

fixe, immodifiable, prédéterminé. Mais ses possibilités de mouvement

restent limitées par le maintien en son sein des articulations fonda-

mentales dans lesquelles un certain jeu est autorisé qui trouve sa limite

dans la préservation des constituants fondamentaux organisateurs de

la structure oedipienne : les fantasmes originaires.

On comprend mieux le rôle de la barre qui unit objet et événement :

elle est à la fois facteur de conjonction et de disjonction entre structure

et conjoncture, soumise à l'impact de la compulsion de répétition, où

celle-ci rencontre une limite qui peut ou la contenir ou y céder. Barrière

entre le corps de la mère et le corps de l'individu, barrière entre

le Ça et le Moi, entre l'expression organique des pulsions et leurs

représentations psychiques, mais aussi barrière du langage et de

la loi.

Cette oscillation autour de son axe nous indique l'importance de

la valeur du « retournement » en psychanalyse. Ici, comme souvent, la

pluralité des contextes sémantiques nous montre que l'emploi du terme

(1) Inquiétante étrangeté, SE, XVIII, 249, dans Essais de psychanalyse appliquée, trad.

M. BONAPARTE et E. MARTY, Gallimard édit., p. 189.(2) En fiançais dans le texte.

(3) Loc. cit., p. 200.

(4) Nous avons envisagé ailleurs les relations entre le phénomène du double et la compulsionde répétition. Remarquons que sa première mention se situe dans l'Inquiétant étrangeté.

L'AFFECT 1125

s'applique aux opérations les plus primitives de l'appareil psychique (1),comme aux expressions les plus aiguisées de l'inconscient (2).

Or, l'affect est dans la théorie et l'expérience psychanalytique le lieu

privilégié du retournement : retournement contre soi et retournementen son contraire dans la dualité de principe de plaisir-déplaisir (3).Nous prenons appui sur la structure de montage de la pulsion unissantune source, une poussée, un but, un objet et sur le double retournement,pour proposer un modèle théorique du champ psychanalytique où le sujetsedéfinit commeprocès. Le procès s'entend à la fois au sens de « marche,développement, progrès » (Robert) et au sens d'issue au conflit par ladécision qui y est rendue consignée dans le constat qui en fait état.Nous préférons ce terme à celui de processus psychanalytique qui nerend qu'une seule des acceptions du précédent, en omettant les autres.Son application ne se restreint pas pour nous à la théorisation du champanalytique, mais aussi à son expérience à travers la situation analytiqueet le transfert.

Si nous avons donné cette place à l'affect, c'est en effet parce quel'expérience psychanalytique nous apprend que si la Jouissance estcelle « dont le défaut rendrait vain l'univers » (4), c'est par la souffrance

que s'atteint la vérité du sujet. Pessimisme freudien ? Vingt-cinq sièclesavant Freud, Eschyle prend à son compte la sagessepopulaire grecque.« Souffrir pour comprendre. » Cela ne veut pas dire souffrir poursouffrir, ou rechercher la souffrance dans le but de comprendre, mais

que quel que soit notre désir pour qu'il en aille autrement, il est d'expé-rience que la souffrance est l'aiguillon principal qui pousse l'hommeà comprendre. Et aussi que le meilleur usage que puisse faire l'hommede la souffrance est de comprendre. Comprendre pour comprendre,pour se changer ou pour changer le monde.

(1) Nous avons ailleurs (1967 c) indiqué la signification métapsychologique du doubleretournement.

(2) C'est par le " message que le sujet se constitue, par quoi c'est de l'Autre que le sujetqui parle reçoit même le message qu'il émet " (LACAN, Ecrits, p. 807). C'est à la forme inverséede ce renvoi, de ce " retour à l'envoyeur » que se marque l'inconscient. L'article dont nousextrayons la citation nous parait le plus fondamental de Lacan. Nous en avons fait le com-mentaire au séminaire Sainte-Anne de P. Aulagnier, le 29-4-1968.

(3) " Quelle chose étrange, mes amis, me paraît être ce qu'on nomme le plaisir ; la naturel'a mis dans un bien curieux rapport avec son contraire apparent, la douleur. Us n'acceptentpas d'être ensemble présents dans l'homme ; mais qu'on poursuive l'un et qu'on l'attrape, ilfaut presque à coup sûr attraper l'autre aussi ; ce sont comme deux corps liés à une seule tête.Je crois que si Esope s'en était avisé, il aurait composé une fable : la divinité, voulant mettrefin à leurs luttes et n'y parvenant pas, attacha leur tête ensemble ; voilà pourquoi quand l'unse présente, l'autre suit aussitôt » (Premières paroles de Socrate à ses amis le jour de sa mort,Phédon, trad. P. VICAIRE, Belles-Lettres, p. 33).

(4) Ecrits, p. 819.

1126 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

L'analyse n'est pas une culture de la souffrance, mais un procèsqui vise à la maîtrise des affects de souffrance par un « détachement »à l'égard des pulsions qui en sont cause, corps bicéphale du plaisiret du déplaisir.

« Le détachement ne peut s'accomplir qu'au prix du vécu de sentimentsdouloureux de solitude et d'abandon (1), de par l'héritage psychique animal

primitif sur lequel le détachement a lieu (2), de par les aspects de la person-nalité qui réussissent à se détacher de l'objet de la scrutation qui est ressenticomme indistinguable de la source de sa viabilité. L'objet apparemmentabandonné de la scrutation est le psychisme primitif et la capacité socialeprimitive de l'individu comme animal collectif et politique. La personnalité« détachée » est en jeu : novice devant son travail, elle doit se tourner vers destâches qui diffèrent de celles auxquelles ses composantes sont plus usuelle-ment adaptées, c'est-à-dire la scrutation de l'environnement excluant le soi ;une partie du prix payé est l'existence de sentiments d'insécurité » (1).

La souffrance divise l'homme, elle active tout ce qui en lui est déjàdivisé, mais elle pousse aussi au ressaisissement, au rassemblement,

qui permet de trouver l'unité momentanément refaite qui accompagnela « sortie » de la souffrance. Mais la division demeure (2).

Ainsi la théorie psychanalytique considère-t-elle le conflit comme

indépassable, mais vise à rendre son irréductibilité féconde. Renvoidu morcellement à la castration.

Ce morcellement originaire, où déjà pourtant la matrice de l'unitéclivée se préfigure, il n'est pas seulement morcellement des parties, il est

dispersion de la matière, diasparagmos. C'est la place que nous avonsvoulu donner à l'hétérogénéité. Chacun des termes de notre schéma du

procès y renvoie volontairement : variabilité mobile des divers contextesde la conjoncture, multiples visages de l'événement, statut éclaté de

l'objet, différence des matériaux composant l'appareil psychique. Decet univers divers il faut faire un monde. Hérétogénéité, dispersionsont autant d'éléments de stimulation et d'égarement. Ils forcent lesens au travail et le découragent. Et aussi, lorsque les horizons paraissentbouchés de toutes parts, ils invitent le possible. Celui qui, du pointde vue de la structure, est son nécessaire invisible.

(1) BION, Eléments of psychoanalysis, p. 18.

(2) J. LAPLANCHE (La position originaire du masochique dans le champ de la pulsion sexuelle,1968) a justement fait ressortir les rapports étroits liant le plaisir masochiste né de l'ajournementde la satisfaction et de l'épreuve et à l'augmentation de tension qu'elle comporte, à l'efficacitédu principe de réalité. Il est significatif que W. Bion (1963) a ajouté aux deux grands repèresfreudiens et kleiniens : l'amour et la haine, un troisième à un niveau égal : la connaissance

(Knowledge).

CONCLUSION

Les lacunes de ce travail ne nous échappent pas. Il appartient àceux à qui il est destiné, les psychanalystes, de les relever et, si possible,de les combler. La pensée qui nous a guidé dans la rédaction fut demontrer l'indissociable solidarité de la force et du sens. La force ne

peut se concevoir que comme un vecteur orienté, doté d'une direction,donc d'un sens. Le sens est inséparable d'un but vers lequel il esttendu et mû par une violence interne, donc par une force.

Cette conjonction de la force et du sens, l'analyse nous contraintsans cesse à les conjoindre, mais aussi à les disjoindre. Nous les avons

distingués sous les catégories de l'économique et du symbolique. Ala catégorie de l'économique nous avons rattaché la «quantité mouvante »,le moteur des distributions, des échanges, des transformations. A la

catégorie du symbolique, nous avons rattaché la représentation, nourrie

par les forces vives du corps pulsionnel qui impliquent le langage etla pensée. Ce passage n'est possible que si l'on suppose à la pulsion,même dans ses formes les plus élémentaires, une organisation dontles principes du fonctionnement psychique règlent les avatars. Inver-

sement, l'économique, s'il transforme des forces, élabore des valeurs.Par valeur, nous n'entendons aucunement des qualités supérieures de

l'individu, mais ce qui pour lui a valeur : évitement du déplaisir,recherche du plaisir, en premier. Mais aussi maîtrise des affects.

Analysant le Moïse de Michel-Ange, Freud conclut que le but del'artiste en représentant l'extraordinaire musculature du personnage,témoin de sa force exceptionnelle, était de suggérer la domination decette puissance. Quelque chose de surhumain est accompli par Moïse

qui réussit

" l'exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincresa propre passion au nom d'une mission à laquelle il s'est voué » (1).

(1) Essais de psychanalyse appliquée, trad. par M. BONAPARTE et E. MARTY, Gallimard

édtt., 14° éd., p. 36.

1128 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

De même, le symbolique ne peut s'exercer sans qu'une forcealimente les procès de transformation par lesquels il se constitue.D'où l'importance du travail du symbolique. Les forces brutes doiventêtre travaillées pour être opératoires. Les « petites quantités » sont desconditions nécessaires au fonctionnement de la pensée. Au-delà,en deçà, aucun « travail de la pensée » n'est possible.

Si l'affect est le témoin d'une pensée sauvage, inéliminable, présentjusqu'au sein des processus les plus abstraits, les plus rationnels, le

refuge dernier de l'affect, c'est la rationalisation. Que rien, ni quant àson contenu, ni quant à sa forme, ne permette de la distinguer de la

raison, nous indique que la seule attitude qu'elle devrait nous inspirerserait de laisser la relance du discours se poursuivre, jusqu'à ce que parson mouvement propre celui qui la forge soutienne l'épreuve de son défi.

Mais de ce discours vivant, nous sommes partie constitutive.

BIBLIOGRAPHIE

PREMIÈRE SECTION

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE SUR L'AFFECT

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1140 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

TROISIÈME SECTION

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André GREEN

PRÉSENTATION DE L'AFFECT

La conclusion du rapport dont les organisateurs du Congrès ont bienvoulu nous confier la charge, nous a conduit à prendre conscience des lacunesde ce travail. On pourrait soupçonner sur ce point quelque coquetterie del'auteur devant un document d'une longueur inhabituelle, mais la lecture auraconvaincu ceux qui auront eu la patience d'aller jusqu'au bout de notre exposé,que bien des problèmes restent en suspens, et que beaucoup d'affirmations

appellent un renouveau d'examen critique.En vérité ces lacunes, nous y sommes attaché, car elles sont le meilleur

stimulant qui nous invite aujourd'hui à vous faire part des questions que letravail a réfléchies sur la réflexion dont il est le produit. Si tant est que l'abou-tissement d'un écrit n'est pas sa clôture, mais la révélation du point d'où ilaurait fallu partir.

I

Le lien, à la fois le plus singulier et le plus général, entre l'auteur de cetravail et ceux auxquels il s'adresse, est leur expérience commune de la pratiquepsychanalytique. Que le ressort fondamental de ce qui opère dans la psychana-lyse soit mis en oeuvre par les effets conjugués de la parole de l'analysantet de l'analyste a donné matière à controverse dans les discussions entre

psychanalystes ; discussions qui ont pris, le plus souvent, pour des raisons quidépassent nos possibilités d'analyse dans le cadre de cette réunion, la formed'un double monologue plutôt que d'un dialogue. Il peut être de la nature dela parole que celle-ci se fende et serépartisse en un double lieu, sans qu'aucunenécessité oblige ses parties à se rejoindre. Cette figure évocatrice des rapportstopiques de l'appareil psychique, si elle fait image, risque cependant d'empêcherde reconnaître plus avant en quoi la parole fait question dans la psychanalyse.Ne redoutons pas le rappel des évidences, elles nous ramèneront plus prèsdu noeud de la question qu'un développement théorique prématuré.

La parole analytique est une parole couchée.Situation paradoxale, propreau sommeil, à la détente ou la flânerie, à la relation amoureuse, mais guèreà la prise de parole. Deuxième caractéristique : la parole analytique est une

parole adresséeà un destinataire dérobé. Contrevenant aux règles de l'échangeverbal, qui usuellement établit toute émission de parole dans un rapportfacial, la parole analytique parvient à son destinataire par voie récurrente dufait de sa position et de son silence. Mais ce parcours a alors une double consé-

quence : d'une part la parole ne peut se régler en rien sur le contrôle des effetsdu message, sur les réactions, fussent-elles silencieuses, du destinataire, etd'autre part cette parole doit traverser un vide (constitué par l'absence du

1144 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

rapport facial) pour parvenir au destinataire. Ce vide cesse alors d'être un

simple milieu véhiculant pour le message, pour donner lieu à un double effet ;d'une part il produit la réflexion de l'énigme de la polysémie (de la pluralitédes sens) qu'il a engendrée chez le destinataire sur l'émetteur, d'autre part cevide se reproduit chez celui qui parle, expression du décalage entre la source

énigmatique de la parole et son produit fini. Disons, pour simplifier, que le

système usuel de relations entre l'émetteur et le récepteur voit se superposer àlui un autre système, habituellement occulté dans l'échange verbal ordinaire,entre la source de l'émission et son objet, qu'il s'agisse du produit émis dansl'énoncé ou de son destinataire. Ici, outre la pluralité possible des sens engendréspar ce déploiement de parole, s'ouvre la brèche d'un certain nombre de phéno-mènes affectifs, surprenants autant qu'imprévus. Le paradoxe majeur de ces

phénomènes est qu'ils se produisent dans une situation où l'analysant se sent

pris dans une impasse : s'il dit, il constate de lui-même des réactions indési-rables qu'il aimerait pouvoir considérer, à tous les sens du terme, commesecondairesà sa parole, mais justement, s'il ne dit pas, ces effets se manifestentavec une intensité qui les rend encore plus primordiaux. De cette ambiguïtéque nous venons de signaler, on a tiré des conclusions contradictoires. Pourles uns, puisque les manifestations se produisaient dans un cadre d'échangesparlés et que le silence loin d'en avoir l'exclusive n'en était qu'un casparticulier,on a fait entrer celles-ci dans l'ensemble des relations et des avatars d'une

capture du sujet par sa parole. Pour d'autres, au contraire, puisque le silenceest l'état où l'embarras du sujet est le plus manifeste, on a préféré opter pourla thèse d'une superficialité du langage au profit de ce qui paraissait contre-carrer le projet de parole, et renvoyer la question à un état de l'activité psychiqueoù la verbalisation pourrait être mise hors circuit.

Mais, en fin de compte, que l'on prenne la question par un bout ou parl'autre, leur commun dénominateur reste que la parole et ses effets sont lefruit d'un développement, que l'on a toujours affaire à une parole errante ou

courante, qui voit se produire des manifestations qui excèdent ses possibilitésdans les séquences que le cadre de la situation analytique s'emploie à favoriser.Parole couchée, parole dérobée à son destinataire, ces deux traits par lesquelsje viens de démarquer la parole analytique font penser à l'écrit, au texte, prisdans l'acception récente que les modernes théoriciens de la littérature lui

donnent. Mais si Freud parle parfois de l'inconscient comme d'un texte, pourle psychanalyste ce texte ne requiert son attention qu'à le voir se constituerdans son oreille, si je puis ainsi m'exprimer. La question gît pour nous entre

l'acte de la constitution du texte dans la parole et le lieu (donc le mode, parvoie de conséquence) de sa constitution, par où elle est renvoyée à ce qu'ellen'est pas. Quoi que l'on fasse, pour le psychanalyste, l'ombilic du problèmeest la différence de structure et de nature entre l'émission du texte de la paroleà un destinataire et son renvoi récurrent à ce qui le destine à être l'objet d'untel destin, à partir de son ancrage dans le corps.

L'AFFECT 1145

Il faut donc revenir à la rencontre, déterminée par le cadre de la situation

analytique entre la parole et son effet d'affect. Ce qui nous semble heuristique-ment de peu d'intérêt est d'en rendre compte comme d'un en plus ou d'unen moins de la parole. Car ce qui frappe le plus vivement dans cet événement dela parole analytique est dans cet affect, la rencontre d'un phénomène étrangerà la parole faciale. Ce n'est pas qu'en principe celle-ci ne puisse en faire l'expé-rience, mais il lui reste la possibilité de biffer cette intrusion ou d'en faire un

objet de curiosité adventice, de l'émonder, de la diluer ou de l'asservir confor-mément aux usages de la communication, toutes manoeuvres qui permettentà celui qui en fait l'insolite découverte, de retomber plus ou moins rapidementsur sespieds, ou de tourner les talons en plantant là toute l'entreprise. Le pointd'où nous avons à débattre est donc celui de la contrainte à l'écoute par l'avène-ment de la parole de ce qui signe en celle-ci un décalage inéliminable, nonseulement par rapport au contenu de son message, mais par rapport à l'actemême qui l'amène à l'énonciation. Pour toutes ces raisons et pour ne pasinclure l'effet d'affect dans la parole, ni pour l'en exclure, il me semble

préférable d'affirmer que le cadre de la situation analytique inventé parFreud peut être défini comme une extensiondu champ du discours, à la conditiontoutefois de préciser que le discours ne se confond pas avec la parole, mais

exige que la spécificité sémantique qu'il acquiert par l'événement qu'est lacure analytique nous contraint à une redéfinition de son emploi pour la théorie

analytique.

II

Telle était notre position de départ. Nous ne rappellerons pas les étapesdu travail exégétique de la lecture de Freud qui nous a confirmé dans cettemanière de voir. D'autant que c'est notre lecture préalable de Freud qui nousavait permis de formuler clairement, par ce raccourci forcément schématique,le problème. Nous ne ferons qu'évoquer ici la Métapsychologie où certainsont tiré le meilleur parti, non du travail de Freud, mais des hésitations decelui-ci dans la question complexe du statut de l'affect. Nous n'y reviendrons

pas ; entrer dans le détail nous détournerait des questions en suspens que noussouhaitons aborder. Par contre, nous aimerions retourner à la poursuite de cette

discussion, par Freud lui-même, dans Le Moi et le Ça. Deux faits frappent dansce texte ; le premier est la description que nous donne Freud des perceptionsinternes : multilpculaires (divisées en un grand nombre de loges ou comparti-ments), ubiquitaires, porteuses de qualités opposées ou antagonistes. Remar-

quons que Freud ne cède pas à la tentation de verser dans la description phé-noménologique, mais s'efforce, quelque réduction qui doive s'ensuivre, dedemeurer analytique. Il ne peut éviter, cependant, de nommer les affects,lui d'ordinaire si précis, comme ce « quelque chose » précurseur de ce quideviendra comçient sous l'aspect quahtatif du plaisir ou du déplaisir. Encore

que cette conscience ne leur soit pas obligatoirement accordée. Lorsque la

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censure, la défense ou le refoulement y font obstacle, ces sensations et-ces

sentiments ne se manifestent pas comme sensations, « bien que le quelque chose

qui leur correspond dans le cours de l'excitation soit le même que si c'était le cas ».

En fin de compte, il conclura : « La distinction entre Cs et PCs n'a pas de sens

là où les affects sont en cause, le PCs tombe et les sentiments sont conscients

ou inconscients. Même quand ils sont attachés aux représentations de mots le

fait pour eux de devenir conscients n'est pas dû à cette circonstance, ils le fontdirectement » (SE, XIX, 22-23, c'est nous Qui soulignons).

On aurait tort de croire que cette correction d'une certaine interprétation

possible de la Métapsychologie est un avatar hasardeux de la pensée de Freud.

Dès 1895, une affirmation semblable est avancée. Dans les toutes dernières

lignes de l'Esquisse, Freud envisageant le problème de l'investissement de

l'image motrice dans sa relation au mouvement dans les rapports pensée-action,

y affirme sa nature sensorielle (ce terme n'ayant pas les limitations que lui

impose la langue française dans son rattachement aux organes des sens).Il dit de ces images motrices : « Et elles ne sont pas associées aux représentationsde mot, mais au contraire elles servent en partie les buts de cette association »

(SE, I, 387). Mais ce qui retient notre attention dans le texte de 1923 est cette

phrase énigmatique : « Si la voie est barrée, ils (les sensations et les sentiments)ne se manifestent pas comme sensations, bien que le « quelque chose » qui leur

correspond dans le cours de l'excitation soit le même que si c'était le cas. »

Ici, deux solutions s'offrent : la première est celle qui a été suivie par la

majeure partie des auteurs de la littérature psychanalytique moderne. Devant

l'obscurité du problème, la tendance s'est peu à peu installée à parler d'inves-

tissements d'objet plutôt que de traces mnésiques et d'affects. Bien que ce

remplacement ait parfois été suivi d'heureux effets, nous lui avons préféréune deuxième solution. Nous nous sommes attaché à la distinction de Freud

entre affect et représentation, mais en soulignant à partir de cette dualité

que les rejetons de la pulsion n'existent pas dans l'inconscient en un statut

uniforme et que la qualification d'inconscient en ce qui concerne l'affect et la

représentation renvoyait au concept de l'hétérogénéité des matériaux de l'incons-

cient, hétérogénéité dont le caractère n'est ni incident ni accidentel, mais consti-

tuant de sa texture. Au moins, cette option, quelles que soient les difficultés

théoriques qu'elle soulève, avait-elle le mérite de ne pas dissoudre l'importancedu langage, à l'égard duquel Freud témoigne d'un souci constant, dans l'indé-

termination de l'investissement.

Nous nous sommes trouvé renforcé dans cette hypothèse en comparantles formulations de Freud sur l'inconscient et le Ça. Il ne nous est pas possible

d'envisager ici l'ensemble des problèmes relatifs au passage de la première à la

deuxième topique, même en nous limitant à la question des rapports entre l'in-

conscient et le Ça. Nous avons surtout relevé dans la XXXIe Conférence l'accen-

tuation du pôle économique sur les deux autres, que nous avons appelé pôle

symbolique et pôle catégoriel. Freud y fait une place nouvelle aux motions

L'AFFECT 1147

contradictoires « qui y subsistent côte à côte sans se supprimer l'une l'autre ouse soustraire l'une de l'autre » (trad. Laplanche et Pontalis, SE, XXII, 73-74).Laplanche et Pontalis font remarquer à juste titre, mais n'en tirent que des

conséquences discrètes, que « l'idée d'une « inscription » qui venait s'attesterdans la notion de « représentant », si elle n'est pas franchement rejetée, n'est

pas réaffirmée » (1). On conçoit que cet « oubli » de Freud affaiblit singulière-ment l'idée d'un inconscient structuré comme un langage, cette thèse se fondantde façon quasi exclusive sur les représentants-représentations de la pulsion.L'idée d'un Ça comme correspondant de la grammaticalité au niveau des

pulsions est une hypothèse lacanienne difficilement soutenable. Lacaninstalle en effet dans la coupure de la fonction organique à la pulsion «l'artifice

grammatical [de celle-ci] si manifeste dans les reversions de son articulationàla source comme à l'objet »(Ecrits, p. 817) ; il seréfère à un schéma de la pulsiontelle qu'elle est décrite dans la première topique, sans considérer ce que la miseen perspective par les instances de la deuxième topique ajoute aux formulationsantérieures. La «motion », terme on le sait controversé, ne s'applique pas qu'àl'inconnaissable de pulsion, puisque Freud l'accole aussi à l'affect dans Cons-tructions dans l'analyse, où plus sensiblement que partout ailleurs, apparaîtl'hétérogénéité des matériaux que le travail analytique met à jour.

C'est sur la foi de traces discrètes de remaniements beaucoup plus globauxde la théorie freudienne que nous avons proposé d'étendre au registre des

signifiants psychanalytiques, l'acte et les états du corps propre, en leur prêtantune forme d'existence dans les relations de l'inconscient et du Ça, qu'on peutcomprendre comme destins de ces motions pulsionnelles. Si tous répondentà des investissements, c'est cette diversité même qui nous impose un supplé-ment de réflexion conceptuelle. Cependant, si l'état natif de la pulsion est la

motion, un problème considérable se pose. Comment concevoir la relation de ladite motion avec les représentations? Nous avons conscience de ce quel'hypothèse conciliatrice que nous avons proposée d'une structuration del'inconscient par rapport au Ça, dans les trois instances mais avec une régio-nalisation particulière au voisinage de la plus ancienne, peut paraître boiteuse.

Boiter, dit l'Ecriture, n'est pas un péché, rappelle Freud.

Ici, deux solutions sont offertes, entre lesquelles il est difficile de choisirdécisivement. Ou bien il faut admettre que la représentation résulte d'untravail dont les caractéristiques ne nous sont pas connues, sur les perceptionsdu monde extérieur, remaniées par l'inconscient mais se constituant en quelquesorte en catégorie indépendante par rapport à la lignée des perceptions internes

d'origine corporelle, ou bien on est d'avis qu'en partie tout au moins, les repré-sentations naissent d'un travail équivalent de l'enracinement somatique des

pulsions, le Ça ayant en quelque sorte le « pouvoir de représenter » à partirdes précurseurs d'affects qui, par un travail de décantation énergétique,

(1) Vocabulaire de la psychanalyse, article " Ça ».

1148 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

parviendraient à ce mystérieux résultat. Si Freud semble s'être rangé plutôtà la première solution, les psychanalystes contemporains décident souvent

en faveur de la deuxième.

Le terme, mal gracieux, de « psychisation » a été employé dans cette optique.Il est indéniable qu'il recèle beaucoup d'obscurité, autant que la propositionfreudienne de la XXXIIe Conférence selon laquelle « sur le chemin de sa

source à son but la pulsion devient effective psychiquement » (SE, XXII, 96).Effective veut dire qu'elle prend effet, entre en vigueur, dans un nouveau

champ. Car telle est sa contradiction, qui n'est pas seulement celle d'être

un concept limite, mais d'unir deux termes si foncièrement divers : une source

organique appréhendée sous la forme d'une excitation pulsionnelle et un objet

appréhendé par la perception. Cependant, nous devons ajouter à cette vue

simplificatrice des choses. Ce n'est pas dans l'idée d'une appropriation progres-sive du réel hors de l'univers solipsiste qu'une réponse théorique cohérente

peut être trouvée. Bien au contraire, un moment capital de la structuration

psychique, est celui où le corps prend la place du monde extérieur (SE, XIX, 55)

(où il devient, selon l'expression de Freud, le second monde extérieur du Moi)

(SE, XXIII, 162). Dans un travail précédent (1), nous avons proposé l'hypo-thèse d'une inhibition de but de la pulsion, à la faveur de laquelle ce changement

s'accomplirait sous les auspices du double retournement et de ce que nous

avons appelé la décussation primaire.

III

Mais, si nous sommes confrontés du côté de la pulsion avec son élément

natif la motion, se pose toujours la question de savoir ce qui structure psychi-

quement celle-ci. En l'état actuel de la théorie psychanalytique, la réponse à

cette question ne peut être que conjecturale. Elle nous arrivera par un conceptdont le statut est lui-même conjectural : le fantasme. On sait qu'autour du

fantasme un débat s'instaure entre les tenants de la conception traditionnelle

et celle de l'école kleinienne qui en fait l'équivalent psychique du fonctionne-

ment pulsionnel. Ce débat, aussi passionnant que stérile, nous a amené à

nous demander comment il se faisait que Freud n'ait reconnu l'importance du

fantasme, et ceci surtout dans la première topique, que d'une manière relati-

vement limitée, si on fait le parallèle avec la place que nous lui accordons

aujourd'hui. Si loin que nous souhaitions pousser nos hypothèses sur la cons-

truction de l'appareil psychique et si soucieux que nous soyons de l'économie

des concepts, nous ne pouvons, à notre avis, nous satisfaire d'un point de vue

génétique qui nous donne une image du développement selon un processus

cumulatif, quelque assouplissement que l'on apporte à ce schéma par un jeude structurations, de déstructurations et de restructurations. Toujours se pose

(1) Le narcissisme primaire, structure ou état, L'inconscient, n° 1, pp. 127-157 ; n° 2,pp. 89-116.

L'AFFECT 1149

la question de ce qui est structurable, de ce qui est structure en puissance et dece qui est puissance de structuration. On a fourni des réponses diverses à ces

questions dans la théorie. Face à ceux qui ont concentré cette dialectique dansle champ du Moi et à ceux qui l'ont située dans le langage, nous avons optépour la solution du complexe d'OEdipe et nous avons reconnu les fantasmes

originaires comme médiateurs à l'avènement de la structure oedipienne. Dès

lors, il nous est apparu que la question que nous nous étions posée sur la placelimitée du fantasme dans la deuxième topique ne trouvait son explication quepar la référence insistante de Freud sur les traces mnésiques phylogénétiques ;selon nous les fantasmes originaires en représenteraient l'actualisation àdouble pouvoir économique et symbolique, en l'appareil psychique. Les fan-tasmes originaires ne sont pas des représentations, encore moins des contenus,mais des médiations. Contrairement à toute attente des règles de la logiquetraditionnelle, ils sont ce par quoi adviennent représentations et contenus. Cesderniers se manifesteraient comme résultats ou effets des fantasmes originaires,permettant rétroactivement d'inférer de leur fonction opératoire, qui estessentiellement d'induction. Induction qui cependant nécessite un déclenche-ment toujours à attendre de la conjoncture et de l'événement, ceux-ci fournis-sant le minimum nécessaire aux effets maximum de l'induction.

Faute de pouvoir en donner toutes les justifications théoriques qui dépassentle cadre de notre étude, le recours à l'expérience d'une part et la réflexion épis-témologique sur le statut du sujet dans son rapport à sesgéniteurs d'autre partnous tiendront lieu de références hypothétiques. Laplanche et Pontalis ont vusurtout dans les fantasmes originaires les fantasmes des origines (1). Ce quinous frappe plutôt est l'articulation de leur logique. La scène primitive, laséduction et la castration sont en effet conjoints et disjoints dans la structure

oedipienne à laquelle ils renvoient. Depuis Melanie Klein, on aperçoit mieux,à travers le fantasme du parent combiné, le lien entre les effets projectifs d'uneactivité pulsionnelle aussi dangereuse qu'ininterrompue et ce rapport à l'Autremettant en jeu désir et identification alternés dans la scène primitive. Le sujetdoit entrer dans le jeu de la génération, génération de sa propre existence

fantasmatique par l'intrusion de ce qui s'exclut en lui et de ceux qui en l'excluantle contraignent à s'y inclure. A travers l'expérience de séduction se rappelle,à la fois après coup par rapport à la scène primitive et avant coup par rapportà son évocation ultérieure qui en transforme le souvenir en traumatisme, cettecontrainte prémonitoire de la sexualité adulte, cette obligation pour participerà la jouissance des géniteurs, de laisser pénétrer en soi cette sexualité préma-turée, anticipée. Dès lors que la séduction l'y a introduite la castration opèreune totalisation partielle des fantasmes antécédents ; cette totalisation estoccultée par ce qu'elle révèle, elle est provocatrice d'un recul, comme pour

(1) Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme, Les temps modernes,n° 215.

REV. FR. PSYCHANAL. 73

1150 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

mieux voir et pour moins voir à la fois ce qu'il en est de cette quote part due

par l'enfant à la jouissance de sesgéniteurs, sur laquelle il se règle pour accorderla sienne. A savoir, qu'il y fait selon son sexe les frais d'une opération oùl'inadmissible ressurgit : soit qu'en un tel rapport il y a toujours un sexe enmoins ou un sexe en trop. Tout est à repenser.

Mais ce que nous rassemblons ainsi pour l'articuler maintenant ne tientsa puissance de structuration qu'à opérer selon deux axiomes théoriquesessentiels : la discontinuité et la fragmentation. C'est précisément parce queaucune totalisation n'en est possible qu'il y a là mobile à une tentative de tota-lisation dans le champ opposé à celui du fantasme, celui du Moi, par exemple,au niveau des processus de secondante. Nous limiter à ces remarques nousramènerait à une conception théorique compatible avec la première topique,en minimisant l'accentuation que nous avons relevée dans la seconde. Le retourà la motion nous semble s'imposer dans la mesure où celle-ci est rupture de

l'équilibre dynamique, topique et économique. Sollicitation, exigence, urgence,elle n'appelle la répression que parce qu'il y a oppression. La motion est enmal de cooptation représentative, elle interjette en appel le fantasme, maiscelui-ci reste «invisible ». Il ne sedonne à voir que dans les effets qu'il a induits :la réalisation hallucinatoire du désir, qui en occulte le temps, mais dont les

répétitions auront l'extrême avantage de constituer les traces de l'objet à venir.Nous comprenons mieux maintenant les relations entre la motion de la

deuxième topique et l'image motrice de l'Esquisse : celle-ci sert en partie lesbuts de l'activité associative. Ce qui était vrai pour les représentations de motl'est encore plus pour la représentation en général. Ce n'est pas du fantasmeseul que surgit la représentation, mais de la rencontre de la motion et dufantasme. C'est ce que nous avons voulu désigner par l'obscure et insatis-faisante expression du mixte de représentation et d'affect.

Dans cet entrelacs de la motion et du fantasme, la force et le sens s'échangentet s'approprient réciproquement. De ce chiasme s'origine la libido proprementdite ; là où la motion apporte une énergie en souffrance et en errance, le fan-tasme agit comme un vecteur orientant et directeur, il constitue doublementla libido dans une affectation objectale et narcissique. Si l'on admet la thèsede Freud du Moi-réalité originaire, la capacité différenciatrice de ce dernierse limite à l'origine des excitations. Il n'est cependant pas interdit de penserque les situations critiques, et nous savons qu'elles sont inévitables, sont géné-ratrices d'un recouvrement partiel d'un champ sur l'autre. La preuve n'enest-elle pas que Freud assiste ce système, dont l'efficacité partielle est compro-mise, par l'inhibition du Moi préconscient sur la représentation interne de

l'objet. L'état de détresse a donc forcément pour conséquence l'investissementdes perceptions par l'angoisse. Ce seront ces reliquats désinvestis mais large-ment remaniés qui constitueront le support du fantasme. L'énergie de lamotion est mise par lui à profit comme si elle lui fournissait l'appoint nécessaireà sa formulation fantasmatique. Il faut ici rappeler que l'agent indispensable

L'AFFECT 1151

de cette formulation est toujours une expérience de manque, mais la motionà elle seule ne peut rien faire de ce manque, celui-ci est la condition de produc-tion de la motion, qui redouble le manque et le contraint à l'interprétationdont le fantasme sera l'issue. Si le corps prend la place du monde extérieur,alors on comprend mieux que le noyau du fantasme soit possiblement un

reliquat perceptif, sanspour autant accéderà la représentation, qui sera le résultatdu fantasme. C'est pourquoi il nous semble vain de discuter du fantasmecomme expression du fonctionnement pulsionnel ou comme scénario organisé,car le fantasme est en latence d'organisation, cette latence ne prenant finque sous la pression de la motion.

IV

Nous avons soutenu l'hypothèse, dans notre travail, que c'était à la fonctiondu refoulement que la représentation psychique de la pulsion devait de sescinder en représentant et affect. Mais cela ne veut pas dire que nous adoptionsla thèse qui consiste à faire du refoulement originaire le concept primordialde la théorie psychanalytique. Dans un travail précédent, nous avons défenduune conception du double retournement, que nous ne pouvons reprendre icidans le détail. Celle-ci précède le temps dialectique du refoulement. Selon

nous, c'est à partir de la clôture du double retournement que la capacitéfonctionnelle du refoulement s'éclaire. Le refoulement originaire comme agentdirecteur de l'inconscient oui, fondateur c'est moins sûr. Nous faisons l'hypo-thèse que la suture du renversement sur la personne propre et du retournementen son contraire qui assiste la séparation de l'enfant de l'objet primordialdans l'expérience de la perte du sein est la condition déterminante du refoule-ment. Une telle coupure est responsable de la mutation que subissent les

reliquats d'expériences perceptives sous l'influence des fantasmes. Ceux-ci,répétons-le, n'advenant pas uniformément sous la forme représentative, maisétant nécessaires à la constitution de la représentation dans leur rencontre avecla motion. Rétroactivement, c'est au fantasme que nous serions enclins àattribuer le rôle de la mise en oeuvre du refoulement. Tout se passe alorscomme si la conséquence de cette opération était d'attirer le fantasme danscette clôture et de le tenir prisonnier dans le refoulé. Mais, et c'est ici que leschoses se compliquent, si le fantasme originaire ne doit jamais arriver à saformulation claire, ce qui a trait non seulement à sa figuration imagée mais au

développement de ses conséquences, tout le travail de l'inconscient est dominé

par lui, en une constellation paradoxale. Toute activation du fantasme entraîneun surcroît de contre-investissement de l'inconscient, qui amène préventive-ment le retrait des investissements préconscients et le maintien des investisse-ments inconscients ou le remplacement de l'investissement préconscient parl'investissement inconscient. En tout état de cause, il ne saurait résulter du refou-lement qu'un renforcement des investissements inconscients, qui ne peuvent

1152 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

qu'accentuer la prégnance du fantasme originaire, et qui en conséquencetendent à conjuguer encore plus leurs efforts pour donner au fantasme une

expression de moins en moins éloignée de sa visée tandis que l'interdiction ne

peut par attraction des contenus préconscients dans le refoulé préexistant, en

autoriser la formulation explicite. On remarquera alors qu'une telle probléma-

tique se verra forcément contenue dans les limites des rapports instance

refoulante - retour du refoulé sans qu'il y ait place pour l'hypothèse qui devrait

rendre compte non seulement des désistements et des cooptations mutuelles

des représentations dans l'inconscient, mais de la nature des transformations

économiques qui y président. La seule solution offerte à ce système qui tend

de plus en plus vers la circularité, nous parait être la fragmentation des fan-

tasmes originaires en fantasmes secondaires, qui sont eux organisés sous une

forme représentative. Cette modulation serait, selon nous, seule susceptiblede produire des représentations dérivées dont le rapport avec leur organisateur

fantasmatique et le déguisement nécessité pour le franchissement de la bar-

rière ICs-PCs permettra l'admission à la conscience et leur analysabilité. Or,une telle solution n'est pas pensable dans le cadre de la première topique, seul le

refoulement après coup devrait en répondre et, c'est justement celui-ci qui est

à la base du cercle vicieux. Il semble qu'une force de séparation distincte comme

telle peut mieux en rendre compte. C'est là, à notre avis, une des meilleures

illustrations que nous pouvons donner de l'intérêt qu'il y a à réévaluer la

première topique et les premières théories des pulsions avec les remaniements

de la deuxième topique et de la dernière théorie des pulsions. Alors, la colla-

boration et l'antagonisme des dernières catégories pulsionnelles, celles quiressortissent d'Eros et des pulsions de destruction prend, sur ce point, un

intérêt particulier.Paradoxale, cette solution l'est en tant que cette opération qui consiste

en quelque sorte à débiter la somme du fantasme originaire en monnaie cou-

rante, a pour effet à la fois de rendre celui-ci traitable par les fantasmes secon-

daires et de préserver encore mieux sa fonction inductrice. Le refoulement

qui se proposait à l'office de geôlier aux fantasmes originaires en devientle conservateur. Mais en revanche le travail sur les fantasmes secondaires,conformes à la vocation des fantasmes originaires dont nous avons soulignél'absence de totalisation par la fragmentation et la discontinuité, met à profitla mobilité des déplacements de l'énergie libidinale en faveur de la condensation

et du déplacement. Que le refoulement comme destin de pulsion serve la« représentant » de celle-ci, pour nous référer à un article de M. Tort (1)dont nous ne retenons que les cinq premiers chapitres, par ses déterminationsen représentation et affect, nous en conviendrons d'autant mieux que nous

pourrons prendre appui sur cette force de séparation capable de les produire.

(1) A propos du concept freudien de « représentant », Cahiers pour l'analyse, 1966, n° 5,PP. 37-63.

L'AFFECT 1153

Car jusqu'à présent, aucun texte ne rend compte de cette absence de touteréférence à la représentation et l'affect dans les travaux où Freud traite despulsions et de leur apparition miraculeuse lorsque le refoulement est mentionné.Tout ce qui nous est accordé de savoir est que toutes les représentations tirentleur origine des perceptions et sont des répétitions de celles-ci, comme Freud lesoutient en maints endroits et plus particulièrement (SE, XIX, 237) dans sonarticle sur « La négation ». Tirent leur origine et sont des répétitions des per-ceptions, c'est-à-dire qu'elles sont le produit de leur élaboration, mais commele note judicieusement M. Tort, «le point de départ demeure la motion pulsion-nelle » et le problème celui « d'une grandeur d'excitation déterminée » (Tort,loc. cit., p. 51). La représentance de la pulsion est représentation psychique del'excitation, celle-ci s'exprimant comme forme de manifestation psychiqued'une force. Faut-il en conclure que l'apparition du représentant-représentationet de l'affect à partir du refoulement « processus psychologique » suggéreraitune origine plus proprement psychique à cette nouvelle acception de la

représentation ? La thèse que nous avons proposée sur le fantasme originairenous en dispense et nous évite l'embarras devant lequel nous nous trouverionsà décider de l'origine d'un affect qu'il faudrait renvoyer exclusivement au

corps, ce qui est contraire aux observations de la clinique comme de la théorie.En vérité, Pélucidation de la notion de représentation pâtit de nos habitudes

de pensée. Nous ne pouvons nous empêcher, en nommant la représentationde nous référer implicitement soit à une notion de contenu, soit à une notion

d'image. Or, ce n'est pas de cela qu'il est question ici et nous nous trouvonsd'accord avec Laplanche et Pontalis pour faire remarquer que la représentationde chose, par exemple, n'est pas la représentation de la chose, mais un ensembleassociatif relatif à tel ou tel trait de celle-ci ou même du champ dans lequel elleest située et que sa spécificité est d'être une figure d'investissement des traceslaissées par cette configuration. On retrouve ici un écart analogue à celui quisépare perception et représentation dans l'écart qui sépare les imagesmnésiquesdirectes de la chose et les traces mnésiquesdérivées de celle-ci. La trace ne vit

que du repassage sur un tracé qui la ranime et en constitue la manifestation.Ce parcours de l'investissement n'est pas laissé au hasard, il est orienté parune représentation-but. Même remarque que plus haut ; la représentation-but,le Ziehorstellung n'est pas la représentation du but, la traduction proposée parLaplanche et Pontalis marque bien la différence. Mais lorsque ceux-ci tententde répondre à l'énigme que le terme de représentation-but s'efforce de traduireen y repérant la place du fantasme inconscient, nous nous demandons pourquoiFreud n'y a pas fait explicitement allusion. La représentation-but n'est pas un

scénario, mais une aspiration qui a avec la satisfaction recherchée par la pulsionle même rapport d'intercalation que celui dont nous avons fait état entre trace

mnésique et image mnésique dans le champ corrélatif de la représentation dechose. La différence entre notre interprétation et celle des auteurs du Vocabulairetient à la façon dont ils comprennent le fantasme inconscient. Car s'il est vrai

1154 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

qu'il serait erroné de scinder absolument fantasme inconscient et conscient

par une différence de nature, il nous semble que leur pôle de référence sesitue beaucoup plus près des rapports du fantasme avec le conscient quel'inconscient. La représentation-but comme fantasme inconscient soit, mais àcondition de voir en ce dernier plus une orientation vectrice qu'une instance

représentative, en attente de représentation de ce qui est le canevas anticipéd'une réalisation imaginaire de la satisfaction recherchée. Nous aurons plusintérêt à prendre en considération, au moins en certains de ses aspects, unenotion utilisée par Freud dans l'Esquisse : l'image motrice dont le paradoxe,encore un, est qu'elle n'a rien d'une image, mais est une évocation de mouve-ment. Celle-ci est moins représentation de mouvement qu'induction à l'acte visé

par le mouvement. Cette sensorialité mouvante se retrouvera sous une autreforme lorsque le langage aura pour fonction de réinvestir de qualité le processusde pensée. C'est ce que Freud exprime dans l'Esquisse par cette propositionforte : « Pas plus que nous parlons réellement lorsque nous pensons, nous nenous mouvons réellement quand nous figurons une image motrice »(SE, I,367).C'est là le moment de revenir à cette remarque conclusive de l'Esquisse selon

laquelle les images motrices «ne sont pas associéesaux représentations de motmais servent en partie les buts de cette association » (loc. cit., 387).

V

Dans la dispersion dont le langage est l'objet dans l'oeuvre de Freud,il est difficile de ressaisir une unité de conception. On peut toutefois déceler

quatre thèmes fondamentaux :1. Le langage sert de médiateur pour aider à redevenir conscient tout

ce qui l'a été précédemment mais a été transformé sous la forme de trace

mnésique, celle-ci devant être surinvestie pour retrouver la conscience. Laconscience apparaît sur le lieu même de la trace mnésique. La pensée doitdonc retrouver le chemin de la perception et c'est la fonction du langage delui rendre cette qualité perdue. Il est évident que si cette conception du langageparait telle quelle simplifiée, c'est pour autant que ce qui est essentiel n'y est

qu'allusivement nommé : le destin des perceptions dans l'inconscient. Le méca-nisme commun des différents aspects de l'opération est l'investissement, soussa forme inscriptive ou retranscriptive.

2. Entre représentation de chose et représentation de mot des rapportséconomiques, dynamiques et topiques existent : dans des relations suffisam-ment limitées de contiguïté (eu égard à la proximité dans le temps de l'uneà l'autre ou par régression) les représentations de mot sont susceptibles d'êtretraitées comme des représentations de chose. Ainsi la communication entre

sphère visuelle et auditive s'établit au niveau d'une relative osmose de différents

types d'investissement. Freud va même plus loin en fait, puisque les repré-sentations de mot peuvent servir de matériau pour la constitution d'un langage

L'AFFECT 1155

d'organes (Métapsychologie, éd. franc., pp. 113-114). Mais leur valeur opéra-tionnelle essentielle tient à ce que les représentations de mot sont limitées etexclusives (SE, I, 365). Ce qui pose implicitement la question des propriétésdu matériau suturé et des modes de suturation. La contrepartie de la limitationet de l'exclusivité des éléments suturés réside dans l'élévation du niveau de

l'investissement, c'est-à-dire du processus de suturation que nous avonsnommé concaténation.

3. Le langage est appréhendé comme un « révélateur » des processus de

pensée. Les processus de pensée sont des déplacements d'énergie mentale,tandis que celle-ci procède dans son chemin vers l'action (Moi et Ça, SE,XIX, p. 190). Il faut relever dans l'Esquisse l'allusion à un concept qu'on auraitcru démodé il y a quelques années, mais qui aujourd'hui se hausse au niveaude ce qui est en pointe dans l'épistémologie, la penséepratique. C'est par cetteactualisation qu'est donnée à la pensée la conscience, car celle-ci fonctionne,selon Freud, par l'intermédiaire de « systèmes si éloignés des restes perceptifsoriginaires, qu'ils n'ont rien conservé des qualités de ceux-ci » (Métapsychologie,trad. Laplanche et Pontalis, p. 120).

4. La restriction de la décharge motrice opérée par la pensée aboutit àune forme transformée d'action interne : mode expérimental de tentative de

sortie, d'investigation et de captation des données du monde extérieur, pardéplacement de petites quantités d'énergie. Ici deux remarques doivent être

soulignées. D'une part la réduction quantitative facilite la liaison des éléments

déplacés et soumis aux risques de cette fonction dont les formes modernes dela guerre nous ont donné l'illustration. Ainsi vit-on certain radar capteurd'information lui-même capté. D'autre part, une fraction, sinon tout le reste,de la quantité non réduite s'investit dans le système de liaison et en élève leniveau d'investissement. La conséquence capitale en est que la pensée est

originellement inconsciente non seulement au sens descriptif mais aussi systé-mique. Ce que Freud exprime en supposant que celle-ci « allait au delà des

simples présentations d'idées et était dirigée vers les relations entre les impres-sions des objets et qu'elle n'acquit pas d'autres qualités perceptibles à la

conscience jusqu'à ce qu'elle fut mise en connexion avec les résidus verbaux »

(Formulations concernant les deux principes du fonctionnement psychique,SE, XII, 221) (1).

Freud conçoit la pensée, si l'on nous permet cette comparaison approxi-mative, comme une sorte d'ensemble vide toujours à actualiser par différentsmodes d'excitation, d'investissement, de décharge. Mais ce qui importe, c'estla modalité selon laquelle les actes d'investissement s'accomplissent, la situation

topique du lieu de l'investissement et le régime de celui-ci. Dans L'interpré-

(1) Affirmation précédemment contenue dans l'Esquisse, IIIe partie {SE, I, II), Interpré-tation des rives, V, pp. 574, 611, 617, et ultérieurement dans la Métapsychologie, éd. franc.,p. 119, Le Moi et le Ça (SE, XIX, 19 et suiv.) et le chapitre IV de l'A brégé (SE, XXIII, p. 162-4).

1156 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

tation des rêves, il prend soin de préciser « ce que nous considérons commemobile n'est pas la structure psychique mais son innervation », nous dirions

aujourd'hui, et Freud aussi sans doute, son investissement. Mais la penséede Freud va plus loin. « Nous pouvons éviter tout abus possible de cetteméthode de représentation en rappelant que les idées, les pensées et les struc-tures psychiques en général ne doivent jamais être conçues comme localiséesdans les éléments organiques du système nerveux mais plutôt, si l'on peut dire,entre eux, où les résistances et les facilitations (Bahnungen) fournissent lescorrélations correspondantes. Tout ce qui peut être l'objet de notre perceptioninterne est virtuel... » (SE, V, 611).

Il semble que toute la difficulté vienne du fait que Freud a eu besoin de lamédiation du rêve pour découvrir l'inconscient, c'est-à-dire pas seulement pouren parler mais pour l'articuler opératoirement. Butant sur les énigmes de ses

premières tentatives de psychanalyse, il lui a fallu trouver le lieu communentre l'analysant et l'analyste dans le rêve. Or, L'interprétation des rêves, sielle a conduit à maturité certaines hypothèses de l'Esquisse, a par contrecoupentraîné une occultation de nombre d'entre elles, que Freud délivrera par lasuite fragment par fragment. La grande ambiguïté de l'Esquisse, produitedans une fulguration abasourdissante, est d'avoir amalgamé des présupposésthéoriques d'ordre historico-génétique encore non maîtrisés, alliés à des hypo-thèses sur le fonctionnement psychique, où en un carrousel étrange défilentdes « représentants » de sa conception du système nerveux, de vues sur le

psychisme infantile (probablement issues des observations de ses premiersenfants), des aperçus sur la clinique des névroses, des marques de son trans-fert sur Fliess et des traces d'une auto-analyse exceptionnelle sur ses propresprocessus de pensée en marche dans la formulation de ses découvertes, dontrécriture de l'Esquisse n'est pas seulement le produit mais l'objet. Pour toutessortes de raisons qu'il serait trop long d'analyser ici, la découverte de l'Incons-cient par L'interprétation desrêves, si elle a gagné en rigueur, a peut-être perduen extension et en profondeur — qu'on nous pardonne cette pensée scanda-leuse — par rapport aux promesses de l'Esquisse. Mais si nous n'avions paseu L'interprétation des rêves, nous n'aurions peut-être jamais eu l'occasion deméditer l'Esquisse.

Ce que l'on peut conjecturer est que Freud est pris, en ce qui concerne le

rapport représentation-langage-pensée, dans la contradiction suivante : toutse passe comme si l'investissement est tendu entre un préinvestissement parle désir et un surinvestissementpar l'attention qui se porte sur les indices de

qualité qui ne sont pour finir que des indices de décharge (SE, I, 325 et 360).Le ressort dialectique de cette tension est que par une translation de l'attention

qui seporte des indices de qualité au processus de frayage, celle-ci investit uneactivité à la fois associative et prospective. La perception de la qualité fait

place à la perception du passage, ce qui convient le mieux pour établir la diffé-rence entre perception et représentation. Autrement dit, dans la cure psycha-

L'AFFECT 1157

nalytique, le détournement de l'attention et sa mise hors jeu par l'associationlibre amène une libération de l'énergie qui ne se convertit que pour procéderà un marquage des liaisons entre les coordonnées du préinvestissement (ce queFreud appelle la concordance et la ressemblance avec les perceptions) et les

frayages, c'est-à-dire les perceptions du passage. Le rôle des associationsverbales répète ce processus en l'actualisant et en nous rendant maniable

(c'est-à-dire intelligible et interprétable) la façon dont celui-ci procède.Nous sommes ici gênés dans la poursuite de ce développement, dans la

mesure où la conception de Freud de la pensée reste d'une audace et d'unemodernité étonnantes, tandis que sa conception du langage, malgré plus d'untrait éblouissant, porte son âge, antérieur aux progrès remarquables de la

linguistique. Ce retard est sensible chez Freud plus qu'en aucun autre domaine,qu'il s'agisse de la pulsion, de la représentation, de l'investissement, sur lesquelsaucune nouveauté marquante ne nous oblige à une remise en question d'unetelle ampleur.

VI

Un peu de réflexion nous a écarté du langage, beaucoup de réflexion nous

y ramène. Il est difficile pour un psychanalyste de se frayer un chemin dansl'énorme masse des travaux linguistiques dont le point de départ se situe audébut du siècle. Nous soumettrons ici cependant quelques remarques quinous ont frappé, sans méconnaître l'arbitraire d'un tel choix. Nous n'irons pasprétendre que ce sont celles qui, pour les linguistes, sont les plus fondamentales,mais seulement celles qui nous ont fait le plus réfléchir.

La proposition saussurienne selon laquelle dans la langue il n'y a que des dif-férences (1) a connu une fortune retentissante, on le sait. Mais celle-ci ne nous

paraît susceptible de développements dignes d'intérêt pour le psychanalysteque si on l'articule avant tout avec la notion que le système linguistique (lesrelations entre les termes in absentia dans une série mnémonique virtuelle) (2)se réfère à une série de champs associatifs hétérogènes (par le son et par le sens)et surtout avec l'observation que ce qu'il y a d'idée ou de matière phonique dansun signe importe moins que ce qu'il y a autour de lui dans les autres signes (3).La constitution de la chaîne signifiante devrait logiquement se ressentir plusqu'on ne le remarque des effets d'irradiation mutuelle du signe, qui montre

que la mise en série impose certes un ordre, mais ravive plus qu'elle ne les

dompte ce qu'on pourrait appeler les effets de voisinage, en sachant qu'ils nesont pas toujours des meilleurs. Saussure ne peut éviter de tomber sur le

problème de la valeur, notons en passant qu'il en établit le parallèle avecl'économie dont la fin est — nous résumons — la détermination des caractèresde l'unité par l'articulation différentielle.

(1) SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, 5e éd., p. 166.(2) Loc. cit., p. 171.(3) Loc. cit., p. 166.

1158 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Prolongeant la pensée de Saussure, Ch. Bally a opposé analyse et synthèse :la pensée non communiquée est synthétique, c'est-à-dire globale, non articulée.Cette affirmation n'aboutit qu'à une définition négative : La synthèse est l'en-semble des faits linguistiques contraires dans le discours à la linéarité et dans lamémoire à la monosémie (1). A la linéarité s'oppose la non-linéarité ou dystaxiecomme à la monosémie la polysémie. Les rapports associatifs de la langue sont

rapportés à l'action d'un signe zéro, à fonction transpositrice. Or, après avoir

convenu que la dystaxie est l'état habituel, qu'elle est le corrélatif de la poly-sémie, ce qui signifie que le discours porterait en lui-même les marques soit

d'une résistance à la linéarité, soit du retour à la synthèse au sein de l'analyse,

Bally doit renoncer à montrer, comme il le soutient précédemment, que la

discordance entre signifiants et signifiés est la règle et procédera à leur concilia-

tion (2), les opérations associatives qui y président étant la délimitation et

l'identification. Cette impasse est due à l'idée que le facteur opposé à l'analyse,la pensée non communiquée, « est une nébuleuse »... Pourtant, que les traces

de dystaxie, ou non linéarité, se fassent sentir au sein même de la linéarité

impliquerait logiquement qu'entre cette dernière et la nébuleuse de la penséenon communiquée, pourraient intervenir d'autres modes de structuration où

le rapport de la polysémie à la monosémie serait plus rigoureusement établi.

Cela n'est pas possible parce que toute la recherche linguistique est mobiliséeen vue de la délimitation unitaire. C'est à cette délimitation que s'est encoreattaché Martinet en en montrant la nature double (3). Première articulationau niveau des monèmes (véritables unités de mot) et deuxième articulationau niveau des phonèmes, la première étant celle des unités significatives, la

seconde celle des unités distinctives. Il ne me semble pas que l'on se soitsuffisamment attardé, du côté des linguistes, sur le fait que cette double arti-culation suppose une hétérogénéité foncière conceptuelle et matérielle et quec'est cette hétérogénéité qui en représente l'originalité. On voit comment la dé-

termination de l'unité glisse entre les doigts devant la multiplicité des référents.

L'hétérogénéité atteint son plein statut dans l'opposition établie chez Hjelmsleventre forme et substance, elle-même redoublée par celle de l'expression et du

contenu, et dans des rapports plus complexes de la connotation et de la dénotation.Nous allons retrouver la dualité sous une forme nouvelle chez Benveniste :

l'exigence saussurienne de la virtualité y est présente conformément à toutes

les prises de position fondamentales des linguistes. Mais voilà que la virtualitése fait représenter en personne, si j'ose ainsi m'exprimer, dans une étude sur

la nature des pronoms, considérée par les spécialistes eux-mêmes comme un

écrit majeur.Le je et le tu s'opposent au il en tant que les deux premiers établissent

(1) Linguistique générale et linguistique française, 4e éd., Ed. Francke, 1965, § 215, p. 144.(2) Cf. § 302, loc. cit., p. 187.(3) La linguistique synchronique, Presses Universitaires de France, 1965.

L'AFFECT 1159

un rapport entre l'indicateur et la présente instance du discours, tandis que le

dernier représente le membre non marqué de la corrélation de personne.Benveniste dit de la troisième personne : « C'est une fonction de « représenta-tion » syntaxique qui s'étend ainsi à des termes pris aux « différentes partiesdu discours » et qui répond ainsi à un besoin d'économie, en remplaçant un

segment de l'énoncé et même un énoncé entier par un substitut plusmaniable » (1). Où l'absence (le membre non marqué de la corrélation à la

personne) en se « représentant », se présentifie nécessairement (1) créant ainsiencore un dédoublement. Nous retrouvons ici à l'intérieur du langage un

rapport de comparaison que Freud établit, lui, au niveau de la relation entre

représentation et langage.Le dédoublement prend un aspect plus radical dans les écrits de Jakobson,

essentiellement dans la distinction entre sujet de l'énoncé et sujet de renoncia-

tion, ainsi que dans la détermination des deux grands axes du langage : méta-

phore et métonymie.Enfin, Chomsky vint ; la richesse de sa pensée tient à ce qu'il sut unir

deux ordres de réflexions, la première selon laquelle ce sont les propriétés des

systèmes de lois qui la régissent qui éclairent la nature spécifique de l'organi-sation de la langue et la seconde que celles-ci ont une capacité générativeindéfinie. Le dédoublement présent, dans l'opposition entre structures superfi-cielles et structures profondes, rapproche Chomsky de Freud plus que toutautre linguiste. Nous attendrons qu'il découvre Freud, et ceci sans la moindre

ironie envers un penseur dont nous admirons la rectitude intellectuelle et

l'exigence de vérité (2).Ces références disparates en apparence devraient nous rendre service pour

élaborer, à partir du donné freudien, une moderne théorie psychanalytique du

langage, dont Freud a toujours reconnu l'extrême importance, plutôt qu'unethéorie psychanalytique dont le fondement serait le langage. Nous ne pouvonsici que proposer les repères à la réflexion, car en plus d'un point on rencontreune problématique convergente avec celle de la psychanalyse.

C'est maintenant le moment de parler de la conception de J. Lacan. On a pus'étonner de ce que nous lui ayons fait une telle part, alors même que l'affect, enson sein, n'y a pas de place. Mais c'est en raison de cela même que nous yavons vu l'illustration d'un paradigme méthodologique, conduisant à l'édifi-

cation d'un système théorique dont la force et la richesse de penséene sont pascontestables, bien que sa vérité le soit, fondé sur l'exclusion de l'affect. De la

théorie de Lacan nous retiendrons deux propositions, l'une qui nous parait

(1) " Ce qu'il faut considérer comme distinctif de la « 3e personne » est la propriété : 1) Dese combiner avec n'importe quelle référence d'objet ; 2) De n'être jamais rértarive de l'instancedu discours ; 3) De comporter un nombre parfois assez grand de variantes pronominales oudémonstratives ; 4) De n'être pas compatible avec le paradigme des termes référentiels ici,maintenant, etc. (Problèmes de linguistique générale, Gallimard édit., p. 236).

(2) Le langage et la pensée, Petite Bibliothèque Payot, 1968, n° 148.

1160 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

évidente : le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, la

deuxième selon laquelle le sujet reçoit de l'Autre son message sous sa forme

inversée, ce qui suppose la méconnaissance de l'inscription du savoir en un

discours dont c'est la fonction de l'Autre de le faire advenir à sa structure.

Il est inexact d'affirmer que Lacan ne prend pas en considération la pulsion.Le problème est qu'il recouvre sous un même terme le trésor du signifiant,la pulsion et l'Autre (E., pp. 817 et 818) à travers son manque. Or, l'Autre

est aussi « le site préalable du pur sujet où le signifiant y tient la position maî-

tresse » (E., p. 807). Toute la question se résume en fait aux implications de

l'unification du signifiant, fût-ce en dédoublant la chaîne où il s'inscrit en

raccordant l'une à la pulsion et l'autre à la parole. Car c'est cette unification

qui nous paraît contestable, comme toute l'exégèse freudienne l'indique. Quece soit au niveau des représentants-représentations de la pulsion, dans l'écart

entre représentant de chose et représentation de mot, et a fortiori dans l'écart

entre représentant-représentation et affect. La préoccupation essentielle de

Freud, la distinction de deux types d'excitation, et de deux modes de déchargedans les processus psychiques, fond ici comme neige au soleil.

Quelle que soit l'insistance avec laquelle Lacan veut marquer la refente du

sujet, l'unité y a fait retour dans sa conception unitaire du signifiant. Cette

hétérogénéité sur laquelle nous insistons n'est nullement occasionnelle, elle

est chez Freud une exigence théorique, celle de la pluralité systémique. C'est

ce qui nous a imposé le concept de l'hétérogénéité du signifiant, hétérogénéité

de substance et de forme. La première est allusivement inférée par la compa-raison au figuré dans l'analogie du Bloc magique. La seconde par les divers

types de représentants, l'affect y compris, constitutifs de l'inconscient.

La même remarque vaut pour la conception lacanienne du manque;

car ce qui est l'objet de toute la recherche psychanalytique contemporaine est

précisément l'étude différentielle des effets des divers types de manque, ce

qui n'exclut pas leur articulation. Ici nous avons indiqué la voie que pourrait

suivre une problématique du démembrement comme relation de la castration

au morcellement. Et s'il fallait à toute force répondre à la question du fonde-

ment d'articulation de la chaîne, c'est au concept de quantité mouvante quenous nous verrions renvoyés, car des deux postulats de l'Esquisse, l'autre étant

celui des particules élémentaires qui se rapporte à l'élément représentatif,c'est le premier qui importe à Freud, comme en témoigne la lettre à Fliess

du 25-5-1895 (n° 24). Mais il est de la nature d'un tel concept de ne pas se

plier à l'unification dans la mesure où cette quantité en mouvement est géné-

ratrice des systèmes qu'elle alimente et qui, en retour, lui fixent son régime,

engendrant non seulement des fonctions mais des structures dont l'originalitéest le rapport de conjonction et de disjonction qui s'établit entre elles. Blanchot

nous rappelle que par la bouche du poète Bacchylide Apollon dit à Admète :

« Tu n'es qu'un mortel ; aussi ton esprit doit-il nourrir deux pensées à la

fois. »

L'AFFECT 1161

VII

Pluralité des systèmes, pluralité des sources et des sites de départ de la

signifiance (la pulsion est le mode de perception du Ça, ce qui veut dire qu'ellea à se mettre en rapport avec la perception telle que le Moi l'appréhende),pluralité des forces et des régimes comme des formes qui gouvernent les signi-fiants, tout ceci nous a conduit à rappeler que les différents types de signifiantsn'obéissaient pas aux mêmes modalités de concaténation.

La notion d'une mise en chaîne, où l'affect peut trouver sa place en tant

que signifiant nous a paru offrir une solution de ces difficultés, conforme à

l'esprit freudien. Mise en chaîne située au niveau du discours comme produitdes systèmes préconscient et inconscient. Mais mise en chaîne constammentmenacée par des investissements de décharge de Ça non traités par le Moi,dont l'ancienne notion de névrose actuelle remise récemment en valeur parM. de M'Uzan donnait une illustration. La théorisation de Freud était sansdoute défectueuse mais l'individualisation en était fondée.

A la série décrite par Freud, représentation de mot, de chose et affect, nousavons ajouté les termes relevant des catégories de l'acte et du corps propre, entant qu'éléments de discours, comme Constructions dansl'analyse nous paraissaitl'autoriser, et parce que cela allait dans le sens de toute l'expérience psychana-lytique accumulée dans ces dernières décades. La série ainsi complétée supposeune polygraphie de l'inconscient et s'oppose à la linéarité du langage. Ellerend solidaire la polysémie non seulement d'une non-identité à soi du signifiant(celui-ci renvoyant forcément à l'ensemble des autres) mais à son corrélat :

l'hétérogénéité substantielle.

On conçoit que l'existence d'une chaîne signifiante inconsciente devient

ainsi, à tout le moins, problématique. La mise en chaîne appartient au discours,puisque la spécificité même de l'inconscient nous paraît être fiée à cette poly-phonie et cette polygraphie réticulaires, dont la caractéristique est de fairecoexister divers états du matériau inconscient. C'est la concaténation dudiscours qui rétroactivement renvoie au réseau des transformations dont il estle produit sous forme de chaîne. Cette hétérogénéité sur laquelle repose lanon-identité à soi du signifiant n'est pas une donnée circonstancielle, mais unenécessité théorique pour rendre intelligibles les effets de structuration. Ceux-ciont moins pour tâche la constitution de structures fixées que l'établissement derelations de coexistence et de compatibilité entre l'ordre symbolique et l'ordre

économique dont le résultat observable est la relance indéfinie du procèsde l'activité psychique. C'est bien ce qui va se traduire dans la théorie parl'idée du travail de transformation de la pulsion. Car la pulsion ne peut s'envi-

sager que sous une double perspective historico-structurale. Si son montage(source, poussée, objet, but) relève de la structure, son destin la lie inélucta-blement à l'histoire d'une élaboration transformatrice. Ce qu'il nous est permisd'en connaître en porte déjà les traces.

1162 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Toute la référence au langage comme levier fondateur de la théorie psycha-nalytique bute sur la constatation que le langage ne peut travailler que sur unmatériau déjà travaillé. L'erreur de la pensée lacanienne vient de ce qu'elleprend pour un donné, un travail. Si innées que soient les possibilités linguis-tiques humaines, celui-ci est à faire et à refaire encore dans la cure psychana-lytique, comme s'il n'avait pas eu lieu et bien que ce soit parce qu'il a déjàeu lieu que le travail de la cure soit possible. Les linguistes nous ont apprisqu'il est de la nature du signe d'être répétitif, et Freud nous enjoint de nous

rappeler que « toutes les représentations tirent leur origine des perceptions etsont des répétitions de celles-ci » (SE, XIX, p. 237). Seulement cette répétitioninclut la différence impliquée par le travail psychique qui servira de préludeau détour d'une nouvelle répétition différentielle dans la retrouvaille de l'objet.Dans cette élaboration, nous avons hypothétisé le rôle du fantasme, mais ceci

appelle une réflexion supplémentaire sur les concepts et notamment sur la

pensée inductrice où la logique elle-même témoigne du plus grand embarras.L'attribut fondamental de la représentation c'est de nous faire signe, de noussolliciter pour nous suggérer : il y a eu fantasme. Mais le plus troublant est

lorsque cet avertissement opère sur un mode négatif, là où notre option — etrien en dernière analyse ne nous permet d'en décider à coup sûr — nous fait

penser qu'il n'y a eu qu'espérance échouée, promesse de fantasme restée ensouffrance. Le refoulement trouve ici sa limite devant une puissance pulsion-nelle dissolvante dont le retentissement se réfléchit sur l'économie psychiquequi se manifeste maintenant comme entrave à la pensée inductrice. Tout serait

plus simple si nous n'avions pas à opter ainsi. Mais il ne dépend pas de nousde décider de la simplicité qui facilite notre tâche.

Il reste encore beaucoup à faire pour étudier les relations du conceptfreudien de liaison et ce que nous avons appelé la concaténation pour l'opposerà la linéarisation du langage. La mise en chaîne nous en a paru l'étape provi-soire. Nous avons situé l'affect dans cette chaîne comme un tenant lieu de

représentation, commela chair du signifiant et le signifiant de la chair, en hommageà la pensée d'un Merleau-Ponty qui pressentit bien le caractère hasardeuxd'une théorisation de l'inconscient à partir du langage. Four aller plus avant,peut-être nous faudra-t-il revenir en arrière vers le modèle proposé par Freuddans l'Esquisse de l'investissement latéral en tant qu'il peut agir comme uneinhibition du cours de la quantité (SE, I, 323) par le frayage. La difficulté

théorique de la notion de frayage tient à ce qu'en elle se conjoignent deseffets de mise en relation par déflexion sur des éléments non primitivementvisés par l'investissement, et de facilitation d'un passageénergétique, le résultatétant une inhibition de la quantité mouvante qui maintient celle-ci dans lemédium indispensable, opération corrélative de la réduction des excitationsvenues du monde extérieur (SE, 1,313). Ici se place la phrase clé de l'Esquisse :« La quantité en <pest exprimée par la complication en W » (SE, I, 36).

C'est peut-être de ce point que nous pourrons comprendre le pouvoir à la

L'AFFECT 1163

fois de structuration et de dissociation de la représentation; capture d'une

énergie dans un réseau associatif, mais à la condition de remettre en circulationun reste de quantité mouvante destinée à se porter en d'autres réseaux associa-tifs sans épuiser le pouvoir d'une force qui n'est que partiellement bandée.

L'image motrice sert les associations et resservira encore dans les connexionsavec les traces mnésiques verbales. Et si la douleur est évitée, le champ du

déplaisir, loin d'être dompté, acquiert une fonction communicative. Si auniveau du processus primaire représentation et affect sont des signifiantsd'égale dignité, les processus secondaires exigent une telle atténuation de

l'affect, qu'il y fait figure d'exclu. Mais c'est par la voie du retour de l'exclu

que l'affect apparaîtra en demande de représentation, faisant échec au désin-vestissement préalable de celle-ci, dans le but de prévenir le développement del'intrusion affective. L'affect contredit à la fois le travail de dissociation de la

représentation et la totalisation du fantasme d'omnipotence. Il constitue

l'aiguillon, qu'il relève de la défense ou du désir, de la relance des opérationsde structuration de l'appareil psychique dont le clivage est la forme majeureavec sa conséquence primordiale, l'identification projective en tant qu'elle estelle-même vouée au retour de l'exclu. Nulle part ceci n'est mieux montré

que dans On bat un enfant. La scène observée dans le réel ne produit qu'uneexcitation sans plus. Pour que l'on atteigne dans le fantasme, à l'affect, il faut

passer par le détour d'un personnage indifférent battu par un adulte indiffé-rencié. Lorsqu'apparaît la figuration explicite des protagonistes du drame

oedipien, le père battant le sujet, alors nous voilà devant « un haut degré de

jouissance », mais sa « mise en scène » est le plus souvent inconsciente. Alorsle fantasme bascule et 1' « excitation franchement sexuelle provoquant la satis-faction masturbatoire doit être payée de la représentation substitutive d'un

suppléant du père et d'enfants connus du sujet ».La conception psychanalytique de l'affect pèche sans doute par un défaut,

celui de s'étendre plus longuement sur les effets négatifs des affects que surses effets positifs. Cela tient sans doute au matériel sur lequel elle s'appuie,cause de cet infléchissement qui mobilise davantage notre attention sur lesaffects refusés par le Moi par rapport à ceux qui sont acceptés par lui selonl'heureuse distinction de Mallet. Il nous faudrait laisser parler l'affect. Hélas,l'affect ne se montre que lorsque les autres parties du discours ont épuiséleur possibilité de parole, d'où notre limitation à en parler, à pousser nos

explorations dans cette sphère de la conation qu'Arthur Valenstein a rappeléeà nos mémoires. C'est chez W. Bion que j'ai trouvé les meilleures formula-tions sur 1'intrication du thinking et du feeling dans le rapport qu'il noueentre la préconception et le pressentiment, conjonction d'autant plus intéressante

que cet auteur met la connaissanceà un même niveau organisateur pour la

psyché que les catégories kleiniennes traditionnelles de l'amour et de la haine.Si la défense nous apparaît bien le plus souvent dirigée vers les affects,

soit que leur qualité apparaisse comme inadmissible aux yeux du refoulement,

1164 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

soit que leur quantité menace l'organisation psychique, nous faisons l'expé-rience de la résistance dans le rapport à la connaissance. Ce qui frappe dans la

résistance, est la façon dont celle-ci, parallèlement aux effets d'irradiation du

signifiant, infiltre de proche en proche le reste du psychisme en dehors de

l'aspect localisé du conflit. Elle n'est pas seulement résistance à dire mais aussirésistance dans le dire et par le dire, ainsi que le remarque J.-L. Donnet dansun travail trop peu remarqué, qui témoigne de ce que la résistance n'est pastoujours du côté de l'analysant. Car le paradoxe de la représentation est qu'aumoment où se donnent pour la conscience abusée les signes d'une identité

répétitive totale de la perception, à ce moment-là apparaît l'affect pur de lasérie « déjà vu », « déjà entendu », «déjà éprouvé »,«déjà raconté ».Et de même,

lorsque le réel répond sans défaut à la perception qui en était attendue quesurgit le « quelqu'un manque » auquel C. David a consacré un des plus finsarticles de la littérature psychanalytique des années récentes.

L'énigme de ces questions est la réanimation d'une pensée extraite del'absence d'où elle tirait sa force agissante. Comme le dit J.-L. Donnet :« L'existence postulée d'une trace fait s'interroger non seulement sur l'efface-ment de la trace, mais sur la trace de cet effacement » (1).

VIII

Nous voilà en situation d'avoir à nous expliquer sur la place que nousavons faite à l'hallucination négative. Il y a lieu de marquer quelque surpriseentre la rareté de l'occurrence du phénomène clinique et cette fonction que nouslui attribuons. Ici le décalage pratico-théorique est patent. Regardons plus près,cependant. Dans la dernière contribution à la théorie du rêve, Freud prend enconsidération non pas l'hallucination comme phénomène clinique, mais ce quenous pourrions appeler le fait hallucinatoire, commun à la réalisation du désir,au rêve et à l'hallucination et il complète en note : « J'ajoute, en complément,qu'un essai d'explication devrait s'attaquer d'abord non pas à l'hallucination

positive, mais plutôt à l'hallucination négative » (Métapsychologie, éd. franc.,p. 142). Nous ne saurions décider si l'ajout concerne le phénomène cliniquede l'hallucination ou le fait hallucinatoire. Nous avons, cependant, choisi cettedernière hypothèse et nous sommes proposé d'en exploiter les avantagesthéoriques qui nous ont paru cadrer avec des notions fondamentales queFreud a esquissées sans leur donner leur plein développement : l'inexcitabi-lité des systèmes non investis, le principe d'inertie, l'abaissement des tensionsau niveau zéro, etc. Nous nous sommes ainsi refusé à limiter l'hallucination

négative à un mécanisme de défense tout au moins dans l'acception restreintede l'expression.

On trouve une mention explicite de l'hallucination négative par Breuer

(1) L'antinomie de la résistance, L'inconscient, 1967, n° 4, p. 69.

L'AFFECT 1165

dans l'étude sur Anna O... (SE, II, 27), où celle-ci ignore ostensiblement la

présence d'un consultant amené par le médecin quelques jours après la mortdu père de la patiente. L'hallucination négative est toujours liée à ce que Breueret Freud appelaient absences (absences hallucinatoires, condition seconde).Breuer note que « l'affect avait transformé la rêverie diurne habituelle de lamalade en une absencehallucinatoire » (SE, II, 42)... « Tout affect avait lemême résultat qu'une absence» (loc. cit., 43). Le contexte breuerien ne doit

pas nous détourner de ce qu'il signifie. Au reste, Freud conserve le termed'absences qu'il reprend à cinq reprises dans la première des Cinq leçonssur

la psychanalyse en 1910 (SE, XI, 12-13). C'est à partir de celles-ci que sontdécouverts les « fantasmes profondément nostalgiques ». Vaine question quede s'interroger pour savoir si l'absence est la conséquence ou la cause du

fantasme. Notons, cependant, que l'hypnose était nécessaire pour les raccorderl'un à l'autre. On retrouvera l'absence dans les notes posthumes de Freudde 1938 (cf. celle du 3-8, SE, XXIII, 300) comme phénomène de substitu-tion « en attendant quelque chose qui ne venait point » (en français dans le

texte).La fréquence de ces états corrélatifs de l'activité fantasmatique nous a

fait penser que ceux-ci représentent en quelque sorte des processus de réinves-tissement non pas de désinvestissements représentatifs mais d'une exclusionde processus d'investissements où l'hallucination négative opère. Nous avons

précisé ailleurs (Le narcissismeprimaire), la fonction de l'hallucination négativedans le modèle historico-génétique, hypothétique et métaphorique qui noussert de référence. Dans une optique structurale, nous comprenons l'hallucination

négative non pas comme l'absence de représentation, mais comme la représenta-tion de l'absence de représentation, qui se traduit cliniquement par un excédent

d'affect, dont l'effet par rapport à son corrélat représentatif peut être comparéà l'effet de l'agressivité lorsque celle-ci est désintriquée d'avec la libido érotique.Formulé théoriquement, ceci revient à dire que l'hallucination négative est lerevers dont la réalisation hallucinatoire est l'avers. Son rôle s'étend, de ce fait,sur un domaine beaucoup plus étendu que le contexte étroit de la représentationinconsciente, son champ d'action pouvant se porter sur toutes les formes de

représentativité.Les psychanalystes ressentent un peu de méfiance à l'égard des concepts

négatifs, non sans quelque raison, flairant quelque retour subreptice de la

logique du conscient. Cette réticence pourrait s'atténuer si la reconnaissance dela fécondité du concept de négativité en psychanalyse marquait mieux sa

spécificité. L'intérêt heuristique de la négativité en théorie psychanalytiqueest à situer dans un contexte où celle-ci s'infère du résultat d'une opération à

couvrir. La négativité, dans une sémantique freudienne, n'est ni le processuspar lequel est posé le contraire de l'affirmation, ni son antithèse, ni sa « néanti-sation » libératrice. Elle est ce qui s'apprécie comme cause absente rétroactive-

ment déduite à partir d'un travail qui renvoie à une réalité à la fois recouverte

REV. FR. PSYCHANAL. 74

1166 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

et déplacée et où l'activité de pensée se donne toujours sous les auspices duconcret. L'absence, fût-ce sous le paradigme de la cause absente, nous ne

l'appréhendons que dans le triple domaine concret du mythe, de la passion,des sens, selon l'heureuse spécification de Bion. Mais pour penser la psycha-nalyse, le détour du recouvrement et du remplacement passe par le négatif.

« Je n'y avais jamais pensé » ; tout au long de l'oeuvre de Freud cette propo-sition revient comme le sceau du mode in l'inconscient. « Je n'avais jamaispensé que cela pût se penser sans que j'y pense. » « Il aurait suffi d'y penser »,dirait-on. L'écho en serait plutôt : « Il ne suffisait pas de n'y jamais penserpour que cela ne se pensât point. » En fait, c'est au moment où s'énonce le« je n'y avais jamais pensé » que s'avoue qu'il eût mieux valu n'avoir jamais à

y penser autrefois et maintenant, sous-entendu, à entreprendre cette psycha-nalyse. Cela peut donc se penser tout seul, et c'est en ce moment que surgitl'affect. Et Freud de constater en plus d'un endroit ce phénomène étrange dela disparition de l'image par le dire, comme si, dit-il, « un déblaiement » avaiteu lieu. Mais il a fallu pour cela médiation de l'objet qu'est l'analyste, l'événe-ment produit par l'association libre dans la conjoncture de la situation ana-

lytique, advenant comme structure dans la relation de transfert. Cette produc-tion d'affect et ce déblaiement font penser à cette lumière venue des étoileslointaines qui, lorsqu'elle nous parvient après son trajet dans l'espace, a

pourtant cessé de briller dans un astre déjà mort, dont la situation psychana-lytique produit la figure inversée.

IX

Nous avons établi la conjonction de l'hallucination négative et de l'affect.Dans la théorie psychanalytique actuelle cette conception rejoint l'idée classiquede l'apparition de l'affect avec le désinvestissement de la représentation.Nous avons voulu pousser plus loin ce point de théorie freudienne à la lumièredes démarches théoriques modernes. L'affect nous a paru constituer le pivotd'un système au lieu et au temps de la rencontre des forces issues de l'objet etde l'événement. Nous avons proposé comme contribution à la théorie de

l'objet deux traits, à savoir que celui-ci s'y donne dans l'alternative de l'occur-rence et de l'intercurrence, du désir et de l'identification. Le résultat de ceseffets combinés est que l'objet du désir peut faire advenir le désir comme objetproblématique reliée à l'identification où le sujet a à sesituer dans la différenceentre l'objet du désir et le désir commeobjet. Quant à l'événement dont nous avonstenté de préciser la fonction, son introduction nous a paru propre à lever lacontradiction entre fantasme et souvenir, l'accent étant mis non sur le réelmais sur le rôle d'ébranlement qu'il offre à observer. Les effets de cette ren-contre retentissent par la voie des relations médiatisées ainsi instaurées jusquesur la conjoncture et la structure.

La conjoncture est la condition déterminante de la structure, la structure

L'AFFECT 1167

ce qui nécessite l'intervention de la conjoncture pour l'établissement de ses

effets. L'appareil psychique est l'ensemble des rapports qui par la voie des

fantasmes originaires nous rend témoins de ces effets de la structure. Celle-ci

ne saurait être autre que l'organisation oedipienne comme relation à la double

différence : entre les sexes et entre les générations.L'articulation de cet ensemble théorique en un modèle a été empruntée à

Lacan, celui-ci ayant souligné avec raison les fonctions du détour et de la

médiation comme moyen et comme obstacle; sans faire nôtres, cependant, les

termes qu'il propose d'unir dans son schéma qui, selon nous, reflètent une

interprétation narcissisante de la pensée de Freud.

G. Canguilhem dans une étude d'un grand intérêt classe les modèles en

deux catégories, désignant ainsi « tantôt un groupement de correspondances

analogiques entre un sujet naturel et un objet fabriqué (...) et tantôt un systèmede définitions sémantiques et syntactiques établies dans un langage mathé-

matique concernant les rapports entre des éléments constitutifs d'un objetstructuré et leurs équipements formels » (1). On voit immédiatement qu'en

psychanalyse ni un modèle du premier type, qui a le plus souvent cours en

biologie, ni un modèle du second type ne conviennent. Toute l'oeuvre de

Freud s'inscrit sans doute en faux contre l'option ainsi formulée entre des

termes biomécaniques et logico-mathématiques. Si l'on cherche à ressaisir sous

une forme plus générale encore le sens des oppositions que nous venons de

signaler, nous y trouvons une contradiction traditionnelle dans l'histoire des

idées, celle de la vie et du concept. C'est encore à une étude de G. Canguilhem

que nous nous référerons pour clarifier le problème. Celui-ci recouvre deux

questions. La première considère la vie comme organisation universelle de la

matière principe des formes vivantes. La seconde, l'expérience du vivant

singulier, l'homme. « Par vie, on peut entendre le participe présent ou le parti-

cipe passé du verbe vivre, le vivant et le vécu » (2). Cette simple propositionintroductrice nous remet au coeur du débat que nous engageons. Nous yretrouvons l'opposition du langage et de l'affect, c'est-à-dire de la formalisation

et du vécu — et leur mutuel affrontement. « Procédons-nous, dit Canguilhem,dans la connaissance de la vie de l'intelligence à la vie ou bien allons-nous de

la vie à l'intelligence ?» Ici se retrouve encore l'opposition entre le point de

vue structural et le point de vue génétique en psychanalyse. Impasse du conflit

qui oppose ceux que l'on suspecte d'intellectualisme parce qu'ils affirment

la primauté des structures qui commandent les principes des transformations

évolutives et ceux suspectés d'empirisme par les précédents qui assignentà l'évolution, au développement, à la différenciation le rôle primordial. Qu'onle veuille ou non, seul un travail réflexif supplémentaire, où les notions de

(1) Modèles et analogies dans la découverte en biologie, dans Etude d'histoire et de philo-sophie des sciences, Vrin édit., 1968, pp. 305-318.

(2) Le concept et la vie, loc. cit., p. 335.

1168 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

structure et d'histoire recevront leur spécificité en psychanalyse, permettrade se dégager de ces oppositions sans issue.

Ces réflexions de Canguilhem nous donnent l'occasion de nous rappelerencore une fois comment l'oeuvre de Freud dérange les problématiques tradi-

tionnelles. Et nulle part ailleurs mieux que dans l'affect ceci ne devient plussensible. Ce que nous avons appelé la situation paradoxale de l'affect dans la

théorie freudienne nous le montre avec insistance. Que Freud ait sous le

même terme, à une variation connotative près (quantum d'affect et affect),

renvoyé à la fois à une affectation énergétique et à une expérience subjective est

peut-être ce qu'il y a de plus difficile à penser. Mais ce qui doit retenir notre

attention, c'est que Freud ait choisi cela, qu'il en ait assumé non seulement

l'hypothèse mais la contradiction. Ainsi c'est en alliant la quantité mouvante,faute de pouvoir saisir le principe du mouvement, et les états subjectifs fonda-

mentaux de plaisir-déplaisir, que le psychisme se donnera comme un travail

de transformation des interrelations de l'un et de l'autre. Et c'est dans la

mesure même où tout le contexte théorique du concept de représentation

témoignerait surtout de ce que celles-ci sont des médiations fécondes par leurs

effets mais impuissantes quant à leur capacité à retenir toute la force éner-

gétique en elles, que la question de la psychanalyse pose moins de problèmesau niveau de la combinatoire des représentations, qu'à celui de ce que la

fixation captatrice laisse de puissance en liberté, puissance qui ne peut s'em-

ployer qu'à une relance indéfinie des opérations transformantes. Une telle

relance au fur et à mesure qu'elle s'éloigne par le travail de la pensée des sources

d'où elle a pris naissance, voit répétitivement resurgir le produit de son exclu-

sion. Mais ici la question peut d'énigmatique devenir dramatique lorsque la cause

de la concaténation, la quantité mouvante, s'expatrie et se manifeste dans le

discours comme ce qui refuse de se laisser lier par la mise en chaînes. Si l'affecttient lieu de représentation, en lui peuvent s'infiltrer tous les rapports de relation

présents autour de lui, et l'éventail du procès s'élargit au lieu de se restreindre.

Mais en revanche qu'à l'extrême, l'affect franchissant les filtres par lesquelscette compatibilité avec la représentation est assurée, y fasse saillie, en attirant

à lui toute la violence du discours, alors la mise en perspective du sens délivre

la force vive qui en distribue les plans et s'inverse en un relief où s'extravase

l'énergie déliée, celle-ci surchargeant tout rapport de mise en relation au pointde le rendre impossible, soit en l'écartelant, soit en le figeant par pétrification.

Les questions de l'Esquisse, Freud ne les a jamais dépassées, il s'est efforcé,et c'est déjà beaucoup, de les apprivoiser, c'est-à-dire de pousser jusqu'àl'extrême cette oscillation entre des fonctions de décharge et des fonctions de

transfert entre des éléments concaténés (SE, I, 312). Certains nous reproche-ront peut-être de trop lever ce coin de voile que Freud voulait tirer sur l'indé-

cente nudité d'une pensée dont l'encre brûlait le papier sur lequel elle était cou-

chée, et même d'y trouver une fascination un peu concupiscente. Cela nous a

donné assez de mal pour nous sentir absous de cette violation de tabou optique.

L'AFFECT 1169

Freud, dans le Moïse de Michel-Ange, se confie à nous lorsqu'il affirme quevaincre sa propre passion au nom d'une mission à laquelle il s'est voué, est

l'exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable. Mais la

figure qui lui a inspiré cette réflexion est celle d'un homme qui évite de justessela chute des tables de la Loi. Dans la tradition légendaire, la passion est d'aborddu côté de Dieu qui se manifeste sous les signes de la nuée et du tonnerre

grondant. Entre ces marques de la fureur sacrée et la parole divine retentitle cri de la corne de bélier, ce Chofar qui a attiré l'attention de Rosolato aprèscelle de Reik et dans laquelle celui-ci retrouve le pôle originel « de plainte,d'affliction et d'immense jubilation » (1) qui conduit à la Voix. Moïse commu-

nique oralement le contenu de la Loi avant que Yahvé ne l'ait déposée dans la

pierre. Et c'est à sa descente du Sinaï après l'inscription de Dieu et devantl'adoration du veau d'or qu'il brise les Tables de colère. Ce sera, en fin de

compte, sur deux autres tables de pierre, taillées par Moïse sur ordre de Yahvé,semblables aux premières, que les Dix Commandements seront fixés pourtoujours.

De ce qui fut scellé sur les premières Tables, nous ne saurons jamais rien.Et pourtant c'est ce que nous nous efforçons de découvrir avec chaque patientdont nous entreprenons l'analyse. S'asseoir dans un fauteuil et écouter des

patients, cela, au fond, n'est pas très difficile. Ce qui l'est davantage c'estd'aimer la vérité comme Freud l'aimait, c'est-à-dire comme on aime un objetsexuel.

(1) La voix, dans Essais sur le symbolique, Gallimard édit., 1969, p. 296.

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT

Rapport ANDRÉ GREEN

JACQUESMYNARD

DE L'INVESTISSEMENT D'EMPRISE MENTALE

SUR LES AFFECTS

Je préfère complimenter Green seulement en conclusion, car mes remer-ciements y résonneront plus sincèrement lorsque j'aurai explicité mon propos.

Du début à la fin de son rapport il a rappelé la toujours présente visée desouveraineté du Moi sur les affects.

Je cite :« Prise de conscience est prise par la conscience. »« C'est par la maîtrise des affects les plus désorganisants que les fixations

les plus aliénantes peuvent se surmonter. »

Avec Fenichel il rappelle que : « Le destin des affects est de subir le domp-tage du Moi. »

Il précise : « Que si maturité psychique et maîtrise des affects vont de

pair » c'est en fonction des limites de l'insight, c'est-à-dire de l'analysabilité.Il explicite : « Que le pouvoir d'analyser implique le désir d'une maîtrise

des affects » et même s'il nuance l'affirmation en disant que cette maîtrise n'est

pas un contrôle mais un jeu de souplesse entre les instances tel qu'il se manifestedans l'humour, il s'agit bien d'un certain contrôle affectif, du fait de l'humourou grâce à lui. Ce qui ne peut s'effectuer que par le biais de ce que j'ai appelél'investissement d'emprise mentale sur nos diverses hiérarchies structuraleset leurs libres intercommunications.

Je vois donc que nous avons un intérêt en commun.Il se trouve, en effet, que depuis trois ou quatre ans je creuse une réflexion

concernant l'importance du contrôle que l'on peut obtenir principalementsur notre cénesthésie et notre tonalité affective, par le biais d'une certainemaîtrise sur le plan des représentations de choses et de mots.

J'ai consacré une conférence devant la Société de Paris en octobre 1968à introduire l'étude de cet investissement d'emprise mentale.

Ayant à l'époque d'abord cherché à en éclairer les racines et moments

auto-érotiques, je n'y reviendrai pas et ne ferai que résumer ce qui se rapporteà ce concept, que j'ai proposé pour rendre compte d'un certain nombre

d'observations, cliniques et autres.Dans mon esprit l'investissement d'emprise mentale recouvre d'abord la

maîtrise du travail mental, notamment dans l'attention interne du systèmeperception-conscience, c'est-à-dire lorsqu'il est tourné vers l'intérieur dans

1172 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

l'observation du jeu relationnel, donc dans une visée de connaissance de Soi :

je veux parler de l'insight.Intégration de la fonction d'insight, mais aussi visée de maîtrise sur les fonc-

tions de pare-excitations (1) (c'est-à-dire notamment sur la liberté de désin-

vestissement) et enfin ambition de contrôle sur les mécanismes de dégagementau sens où Lagache les a décrits.

Telles sont les trois principales directions dans lesquelles j'envisage cetinvestissement d'emprise mentale.

Voici quelques remarques complémentaires le concernant :— Il s'exprime par le désir qui apparaît parfois chez un patient adulte en

analyse, de devenir « Seigneur et Maître » de son propre organisme, d'acquérirune certaine maîtrise de soi.

— A l'origine de ce désir on trouve sadisme et scoptophilie dont l'investisse-

ment, selon Freud (cf. Les pulsions et leur destin), est au début auto-érotique.— C'est un investissement de maîtrise mentale sur le corps propre, les.

affects, les représentations, les niveaux de régression, les mécanismes dedéfense et, enfin, les investissements objectaux. Cet investissement est momen-tanément régrédient, mais clairement différencié des activités auto-érotiques

autistiques régressives ; son but profond est de réorganisation et il trouve son

accomplissement dans une progressive et meilleure coordination des instanceset des investissements d'objet.

— Il nécessite absolument une relation de type analytique dans son double

aspect objectai et anaclitique pour se constituer et croître.— Comme il ressort de l'expérience clinique les investissements tendent à

s'organiser dans la perspective progrédiente oedipienne autour d'une référence

axiologique centrale évoquant le modèle freudien du Surmoi, noyau du Moi :dans ce cas également.

— Cet investissement implique des concepts tels que : énergie libre, sur-

investissement, pare-excitation, mécanisme de dégagement (Lagache), régres-sion contrôlée et coaptation (Kriss et Hartmann), fonction de synthèse

(Nunberg).— Ce concept non seulement peut avoir certaines utilisations cliniques

mais surtout pourrait permettre une meilleure analyse de certaines quêtes

philosophiques, dont nous ne pouvons ignorer l'énorme importance historiquesous prétexte de leurs infiltrations pathologiques.

— Il représente enfin une voie d'asservissement de Thanatos à Eros et

tient ainsi une place dans les études concernant le destin de l'agressivité.

L'investissement d'emprise mentale est bien évidemment auto-érotiquedans ses développements premiers. Son moment auto-érotique commence à

s'estomper à mesure que la structuration des investissements principaux d'unindividu devient relativement stable, cohésive et satisfaisante tout en demeurant

souple et ouverte.

(1) Le développement d'une intervention à propos d'un récent travail de Michel FAINau Colloque de Paris (20-21 décembre 1970) sur les Fantasmes, me permettra des précisionsdont je lui suis en grande partie redevable.

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1173

C'est-à-dire qu'il devient alors utilisable à des fins de travail objectai toutautant qu'à des fins de complétude narcissique, les deux étant, nous le savonssurtout depuis les travaux de Grunberger, dans un rapport de complémentarité.

L'investissement d'emprise mentale jouit à mon avis d'un statut majeurparmi les divers investissements, en raison de sa nature double, concave ànotre être intérieur et phallique au monde, réceptive au désir et active faceaux achoppements de la réalité.

Pour ce qui est de la question de savoir autour de quoi s'enroule cet inves-tissement après s'y être fondé, je sais que Péto en parlant des diverses modalitésdu contrôle des affects les a reliées à une instance centrale. J'ai préféré remettreà plus tard l'examen de cette référence topique, tout au moins jusqu'à plusample informé, et le considérer d'abord sous ses aspects dynamiques et

économiques, d'où mon choix de parler d'investissement d'emprise.Je ne voudrais qu'ajouter ceci avec quoi Green, je crois, sera d'accord : il

semble que le Surmoi lorsqu'il est dégagé des influences imagoïques parentaleset devenu le « noyau du Moi » permette justement le fonctionnement caracté-

ristique de l'humour (cf. Freud, 1928, Annexe au Mot d'esprit) dont noussavons que lorsqu'il entre en existence à un moment de la cure il tend à renforcerle centre de gravité de la personne.

Ainsi, je peux dire également que l'emprise mentale se fonde davantagesur une certaine qualité de relation inter-systémique, que sur une référence

axiologique à sens unique.Avant de conclure il me reste à différencier cette réaliste et relative aspi-

ration à la maîtrise dont il est ici question d'avec les prétentions infiltrées

d'angoisse des obsessionnels à la toute-puissance de la pensée : L'investis-sement d'emprise mentale ne peut prendre naissance qu'après analyse des

positions d'antagonisme mais surtout d'intimité dont nous savons combien lesobsessionnels se défendent.

Si toute la clinique psychanalytique se précipite dans les positions d'intimitéet d'antagonisme, c'est que s'y manifestent plus particulièrement les diverses

angoisses de deuil (risques de perte : de l'amour de l'objet, de l'objet lui-même,du pénis et du fonctionnement sexuel, enfin de l'estime de soi). Ce n'est

qu'après avoir suffisamment dissout et repoussé hors de nos frontières cesdiverses menaces — ce qui est l'objet de l'analyse quant aux affects —, que l'on

peut parler d'investissement d'emprise mentale ; auparavant et notammentdans le registre obsessionnel il ne peut s'agir que de sa caricature.

Le névrosé obsessionnel n'a pas l'inconscient assez tranquille pour prendreplaisir à des conquêtes intellectuelles ; il est nécessaire d'être devenu beaucoupmoins défensif pour jouir de ce mélange de curiosité, d'ambition et d'amour

caractéristique de la domination évoquée, qui commence seulement avecune activité de dégagement par rapport à nos propres opérations défensives.

C'est pourquoi confondre l'objectif de maîtrise des affects avec la morti-fication obsessionnelle, sans faire intervenir de nombreuses transitions, me

paraîtrait critiquable.

Je ne vois pas d'autre investissement que celui d'emprise mentale, sous le

signe de l'humour (pas du tout suranné d'être rare) qui permette de porter

1174 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

nos deuils et microdeuils successifs, tout autant que de jouir des relances de la

vie, sans cesser de désirer faire main basse sur leurs ressorts. La joie ne pouvantà mon sens que résulter de ce mariage de l'amour et de la maîtrise.

Découvrir les déterminismes et exercer une emprise sur les nuances affec-tives de notre humeur, reculer les limites intérieures de notre juridictionmentale, conjuguer la force et le sens comme dit Greeh, voilà un mouvement

qui ne se peut exprimer hors l'analyse et qui me parait en être l'axe.

Le rapport d'André Green m'est apparu comme une remarquable tentativede synthèse. Par remarquable j'entends non seulement brillante et courageusemais aussi modeste, ce qui en facilite l'approche.

Son habileté à maintenir dans le champ de son attention la totalité deséléments significatifs fait de son rapport un lien d'inspiration.

Je l'en remercie personnellement car cela m'a permis d'apporter certaines

illustrations, et même corrections à une prochaine publication.Je tiens à assurer Green que je n'omettrai pas d'y signaler la dette que

j'ai à son égard.

DENISE BRAUNSCHWEIG et MICHEL FAIN

En nous livrant la somme d'efforts, d'études, de réflexions qui constituentson rapport, André Green devait, certes, par définition, savoir que venait

d'apparaître dans le champ de la psychanalyse un document autour duquelles affects allaient faire boule de neige, une boule de neige contenant, sansfondre le moins du monde, des points incandescents. Avec cet événement, la

conjoncture modifiée rendra lisibles bien des structures. Et, s'il se présenteaujourd'hui comme objet, c'est en effet qu'André Green est de ces hommes

qui ne laissent pas indifférents. Le sujet dont il a fait choix pour nous entre-

tenir, comme sa façon de le traiter témoignent de cette capacité rare de savoirsaisir le moment où une question se pose, de savoir aussi faire le tour de cette

question dans une démarche circulaire qui ne néglige ni les plages d'ombreni la zone de l'invisible. André Green se sert avec bonheur de son « oeil en

trop ». L'existence de ce rapport, sa matérialité, nous permettront de mieuxdéfendre notre opinion : où qu'ils siègent, dans l'inconscient, retenus, déplacés,voilés par un écran, les affects sont sentis comme occupant une place à laquellenous ne savons pas toujours les maintenir.

Cependant, André Green s'attendait-il à nos réactions premières, quand son

rapport jaillit entre nos mains, le 25 avril 1970 au courrier du matin, au lende-main de l'arrivée du rapport de Didier Anzieu auquel nous souhaitions consa-crer beaucoup d'attention.

L'affect exerce une fascination hypnotique sur le moi, nous dit l'auteur.La vue de ce rapport, prometteur d'une somme importante de connaissance,éveillait aussi des réminiscences liées au souvenir du temps où, potachesnégligents, nous prenions conscience de l'étroitesse du temps qui nous séparaitdu jour fatidique de l'examen, étroitesse révélée par l'épaisseur des volumes

ignorés. André Green nous apprendra que la condensation des signifiants,alliée à la condensation des affects, tend à provoquer une paralysie hystérique —

hystérique car s'il se propose à vous une tâche importante, lourde et pressante,il est préférable de la sexualiser : la paralysie dans la joie. Cette gaieté desurface cache mal une culpabilité sous-jacente ; elle cherche à nous faire excuser

par le rapporteur d'une lecture un peu rapide de certains passages, bien plusattentive à d'autres, autrement dit d'une lecture caractérisée par l'égoïsmesélectif qu'active le souci de construire une intervention.

C'est par un détour que nous allons tenter d'aborder la difficile questionque pose l'écartement de l'affect de la conscience. Ce détour a pour but deréintroduire une remarque faite par l'un d'entre nous au Congrès de Lisbonne.

André Green ne s'attend probablement pas à l'utilisation que cette intentionva nous amener à faire de son texte. Auparavant, nous nous hasarderons à une

remarque que notre mode de lecture ne nous permet sans doute pas de consi-dérer comme vraiment fondée.

Nous pensons que le modèle proposé par Freud au cours de son étude surles rapports du mot d'esprit avec l'inconscient, modèle s'appliquant à l'émer-

gence d'un affect de plaisir, mérite d'être largement exploité. Au cours de ce

travail, Freud revient constamment sur les analogies qu'il retrouve dansl'ensemble : constitution de l'affect de plaisir surgissant du mot d'esprit d'une

part, et l'organisation du rêve, d'autre part. L'économie d'une représentationse résumant, en fait, à un écart momentané de la censure permet, par un effet

1176 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

de surprise, chez l'auditeur passif, l'apparition du rire. L'auteur du mot en

profite à son tour et là c'est un point sur lequel André Green est très clair.« Avec l'affect c'est l'autre qui insiste par une présence intruse. » Dans le mot

d'esprit une habile utilisation de modes observables dans le rêve, condensation,

déplacement, représentation par le contraire, etc., produit un effet de surprisesur la censure, l'affect jaillit. Cependant, différence essentielle avec le rêve,en dehors bien entendu de celle qui sépare l'état de veille du sommeil, si dansle mot d'esprit la censure est surprise, dans le rêve elle est d'autant plus alertée

que ses moyens ont été diminués par le sommeil.

Reprenons la description de l'organisation du rêve. A partir de l'action

du reste diurne sur le préconscient et des pensées latentes qu'il y suscite, durenforcement de l'investissement de ces pensées latentes et du compromis

auquel est alors contrainte la censure au moment de l'endormissement, il est

facile, en raison du désinvestissement qui a porté sur le système Cs et sur la

plus grande partie du PCs, de retrouver dans la chaîne qui mène du reste

diurne au rêve, une considérable économie de représentation, économie sans

laquelle le sommeil ne serait pas possible. Il en existe d'autres modes. L'exemplele plus classique en est la chaîne associative en action dans la jalousie : « Repré-sentation d'une scène d'infidélité — scène primitive — effraction du sujet

par un personnage phallique. » Seulement, lorsque l'affect n'est plus du type

plaisant, il ne convient plus de parler d'économie de représentation mais de

court-circuitage. Combien là suivons-nous le rapporteur pour trouver quel'humeur maniaque n'a rien de drôle, le court-circuitage du Surmoi n'aboutis-sant qu'à se livrer à quelqu'un de tout prêt à vous chatouiller jusqu'à ce quemort s'ensuive.

Si nous avons choisi l'exemple de la scène d'infidélité, ou tout ce qui peutl'évoquer, en tant que représentation ayant un grand pouvoir de court-cir-

cuitage des représentations, c'est pour montrer, reprenant là les termes du

rapporteur, que certains événements peuvent, en raison de leur puissance d'évo-cation pour un sujet donné, s'emparer de la place entière de la conjoncture,avoir sur la structure un effet de bouleversement. C'est là que nous ferons un

usage particulier du texte du rapporteur. Une certaine force donc, issue d'undes termes de la conjoncture, force qui tire son origine de l'histoire parti-culière du sujet, se met directement en prise avec l'inconscient, faisant en

quelque sorte fi du préconscient. Ainsi, pourrait-on dire, l'attente habituelle

jusqu'à l'endormissement ne s'opère pas, l'orage se déchaîne immédiatement.Au cours d'une discussion scientifique réservée à l'échange des idées de

tels incidents ne devraient théoriquement pas se produire, nous savons qu'iln'en est rien, notamment chez les psychanalystes. Ces derniers utilisent couram-ment des locutions ayant une profonde résonance pour tout un chacun. Sil'une d'elles opère chez l'auditeur le court-circuitage en question, il quittealors la scène du débat et n'y revient jamais. Ainsi, la locution utilisée parl'auteur, « Signifiant de la chair » pour désigner l'affect tend en fait, par la puis-sance qu'elle prend immédiatement à désigner tout autre chose. L'accole-ment d'un terme vécu par beaucoup comme abstrait, « signifiant », avec cetautre si plein, si concret, apte à fournir des fantasmes de toute nature, la chair,

impose l'image de la castration, quelque chose d'abstrait à la chair. Si parla suite nous tombons sur ce concept, combien important, de l'hallucination

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1177

négative, représentation encadrée de la disparition de notre image spéculaire,la déroute est complète. Elle est complète mais de courte durée. Un déni

vigoureux, le modelage d'un fétiche idéologique, pour ne pas dire d'un système,regroupe les éléments en débâcle et les ramène alors belliqueusement sur lascène de la salle, mais c'est désormais la salle voisine ; la scène de l'hallucination

négative restera vide et obscure. La reconstruction, le retour dans un universrefait à de bonnes mesure utilise un aspect qui n'a pas manqué d'être signalépar André Green. Ce dernier a distingué l'existence des affects primaires en

rapport avec le corps de la mère de celle des affects secondaires remaniés par laloi paternelle. Lorsque quelqu'un, quand bien même serait-il motivé par unsouci de précision, utilise des locutions aptes à précipiter le court-circuitagedu préconscient dans son ensemble, il porte atteinte au processus secondaire,au principe de réalité et par là même à la loi paternelle. L'irruption affective

reçoit alors le sens par le biais de la résurgence d'un affect primaire, d'unretour par-delà la loi paternelle vers le corps de la mère. Pourtant la responsa-bilité n'appartient pas au sujet devenu malgré lui incestueux, mais à celuidevenu soudain sorcier en pays de Salem. Ainsi est organisée la confusion entrela possession homosexuelle par le malin et la transgression oedipienne. La passi-vité peut être active, surtout quand l'affect exerce une fascination hypnotiquesur le Moi, selon l'heureuse expression du rapporteur. Au départ, il y avaitle champ non borné des idées, il existe maintenant un territoire idéologique.C'est pourquoi l'affect expulsé a désormais une place précise, d'autant que si

l'Archange l'a bien jeté au fond des enfers, il ne lui a pas retiré pour autantle moins du monde la force d'en sortir. Ainsi la reconstruction, reconstructiond'une loi paternelle devenue par manque de raison plus rigoureuse et plusétroite, s'appuie-t-elle sur une censure plus serrée. Les images classiquesveulent représenter cette censure par un Archange et même si celui-ci s'appelleMichel, sa position hiérarchique ne lui permet pas d'échapper quant à lui àla discussion concernant le sexe des Anges. En un mot, la censure n'est-elle

pas dans son essence une femme, sans aller jusqu'à l'appeler, à l'instar duCanard enchaîné, Anastasie ? La fonction essentielle de la censure est le main-tien de la quiétude, au cours du sommeil c'est elle qui rend le rêve acceptable.En fait, c'est elle la gardienne du sommeil. Elle cherche à éviter les heurtsentre le Surmoi et les représentations prohibées à la façon d'une mère quicouvre de son corps son garnement de fils contre la raclée paternelle. Lacensure déguise, atténue, rend inintelligible. Elle est à la fois, créatrice parnécessité et brouilleuse de cartes. Autrement dit, nous pensons que s'il existeune censure directement imprégnée de la loi paternelle, elle n'en conserve

pas moins dans son organisation un système « pare-excitations » assuré audébut de la vie par la mère. La censure primaire exercée par la mère se confondau départ avec le « pare-excitations » empêchant notamment la différenciationd'un « pare-excitations » trop précocement autonome et qui serait alors grosd'incidences pathologiques sur le sujet. Ce développement nous amène au

point où nous voulions en venir : la mère est et peut, dès l'origine, être produc-trice d'un type d'excitations, nous disons bien d'excitations, exerçant une action

calmante, sans pour autant être satisfaisante. L'un de nous a déjà signalé cefait au précédent Congrès des Langues romanes en commentant l'observation

présentée par J. Loriod, d'une patiente souffrant de troubles psychosomatiques.

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Nous basant sur une étude faite avec M. Soulé sous la direction de L. Kreislerconcernant les insomnies précoces, nous avons montré que le bercement quiinterrompait les cris et l'agitation et permettait le sommeil, induisait un typed'excitations n'ayant pas de caractère erotique. Ces excitations étaient cause dusommeil tant qu'elles duraient... Or, ces mères de petits insomniaques étaientsi peu satisfaisantes que nul Eros ne venait d'elles pour lier l'irruption instinc-tuelle chez ces enfants. Ceci nous a amenés à postuler que la mère habituelles'offrait à son bébé selon une combinaison complexe de satisfactions et d'inci-tations calmantes. Nous dirions volontiers, suivant en cela une voie qui nous aété justement dévoilée par André Green, que la mère calmante, en n'assurant

qu'une fonction « pare-excitations » est une pure culture d'instinct de mort,cherchant uniquement à ramener la tension à un bas niveau qui ne sera déjàque celui de l'inconscience.

Ainsi, dans le désir de la mère d'endormir l'enfant existe un facteur essen-tiellement anti-érotique qui fait, qu'à notre avis, il est impossible de considérerle sommeil comme une simple régression au narcissisme primaire. Si le corpsde la mère contribue, par sa présence, ou son absence, à l'apparition desaffects primaires, il émane de ce même corps des incitations anti-affectives,calmantes, à l'origine de ce qui sera ultérieurement la censure. Nous ne tenons

pas compte, évidemment, de l'aide efficace reçue par les mères calmantes desmédicaments du même nom. Tous ces faits font qu'il n'est pas étonnant quenous ayons retrouvé l'ombre de cette mère calmante à Panière-plan d'unevéritable maladie de l'affect : le spasme du sanglot. Rappelons-en très succincte-ment la symptomatologie : il s'agit d'un trouble survenant par crise, à la suited'une contrariété, un, ou une enfant, âgé de 2 à 3 ans se met à hurler, se pâmeet reste bloqué en apnée pendant un certain temps. La différence entre lesdeux formes cliniques porte essentiellement sur le temps des hurlements :

prolongé dans la forme bleue, bref dans la forme blanche. Cette différence

porte donc sur la durée de l'expression affective, expression mélangeant douleuret rage. Fait très important : la crise survient toujours en présence de la mère,à telle enseigne que l'éloignement de cette mère constitue le traitement del'affection. Kreisler a fait remarquer que la grand-mère maternelle jouaitfréquemment un rôle, alors que la présence du père, si elle n'est pas éclipséepar celle de la mère, aurait, au contraire, une influence inhibitrice, ce sur unmode structurant, sur les dites crises. Dès que l'on étudie de plus près lesdeux formes cliniques, on substitue aux qualificatifs de ces formes « bleue »

et « blanche », ceux de « masculine » et «féminine », étant bien entendu que l'on

désigne alors une caractéristique de la personnalité de l'enfant et non son sexe

légal. Il n'est pas dans notre propos d'étudier le syndrome dans son ensemble,mais de nous circonscrire au problème de l'affect. Celui-ci évolue selon leschéma suivant : un jeu moteur est brusquement interrompu par une chuteou encore une mise au lit, autrement dit par une contrariété, il s'ensuit unecrise de rage, avec cris, larmes, agitation, longue ou courte selon la forme

clinique et aboutissant, le terme banalement utilisé étant « pâmoison », donc àune pâmoison prolongée avec apnée et perte de conscience. Dans tous lescas examinés les enfants avaient primitivement présenté, à des degrés variables,des insomnies avec pleurs et agitation auxquels les mères avaient réagi enfaisant leur possible pour les tenir endormis. Par la suite, l'activité motrice

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1179

avait reçu un investissement érotique donnant lieu à une libidinisation de l'agi-tation motrice première. Il nous faut de suite insister sur un point : dans lepremier temps l'agitation avait avant tout marqué le déplaisir et ce caractèreavait largement dominé celui d'agitation euphorique tel qu'on l'observe chezles bébés heureux. Dans nos cas, au contraire, l'érotisation qui suit et qui aboutitpar le biais de l'édification d'un jeu à un affect de plaisir n'a pas d'antécédentheureux. Autrement dit, ce jeu n'a pratiquement pas été précédé de situationsoù l'affect de plaisir s'exprimait en agitation motrice et en gazouillis souriants.Cela suppose que l'économie du masochisme a été d'emblée sollicitée, probable-ment débordée à plusieurs reprises. Quand survient la contrariété, l'investisse-ment erotique moteur, qui entraînait l'affect de plaisir, se trouve bloqué etune régression s'amorce vers l'agitation incoordonnée avec cris. En fait, leschoses sont plus graves que dans les cas qui aboutissent à de simples crises derage car le désinvestissement brutal du jeu contrarié reproduit le manqued'investissement libidinal maternel qui avait été à l'origine des bruyantesinsomnies. Bien qu'à cet âge précoce on ne puisse guère utiliser les termes deréel et de fantasme la phrase de Green s'applique : « Réel et fantasme sontchacun isolément producteurs d'affect. Mais l'effet traumatique de l'affectnaît précisément, tout analyste le sait, quand le réel confirme ce qu'on pourraitappeler le pressentiment du fantasme. » Il est évident qu'il s'agit, reformuléautrement par l'auteur, de ce que nous appelons avec lui «court-circuitage desreprésentations ». Cependant, en l'occurrence, le seul court-circuitage ne

pourrait aboutir qu'à la reprise d'une agitation hurlante menant, à plus oumoins long terme, à un épuisement mortel. Mais là se situe le phénomène dela pâmoison virant à la perte de conscience. Cet aboutissement apparaît alorscomme une extinction de l'affect. Nous rappelons qu'il ne se produit qu'enprésence de la mère. L'idée d'une forme prématurée d'orgasme s'impose,avec une force toute affective d'ailleurs. Michel Soulé considère ce trouble entant que « contre-nature » comme une perversion. Nous reviendrons sur ce

point de vue. L'ensemble des faits étudiés à ce sujet nous a amenés à constaterl'existence d'un vécu fantasmatique d'introjection érotisée de l'objet. Cepen-dant, à première vue nous pourrions invoquer l'existence d'une répétition :agitations, cris, intervention de la mère calmante qui, par une excitation spéci-fique, renforce le pare-excitations. Comme ces phénomènes antérieurs étaient

contemporains de l'identification primaire, cette action maternelle se confon-drait avec celle qui résulterait d'une introjection. Si la répétition était totalel'enfant ne ferait pas un spasme du sanglot mais s'endormirait dans une espècede quiétude organique, et, nous insistons sur ce point, dans un système parfaitde fonctionnement organique.

Nous touchons là à l'épineuse question du plaisir d'organe. Dansson rapport, André Green, nous semble-t-il, n'en parle qu'en rapportavec la jouissance perverse et en conséquence dans la perspective desfonctions de l'objet partiel. Cette perspective semble se modifier dans le décoursdu spasme du sanglot. Freud envisageait simultanément un autre destin du

plaisir d'organe. Dans les pulsions et leurs destins, nous citons : « ... Une

partie d'entre elles (les pulsions sexuelles primitives), restent un temps liéesaux pulsions du Moi et dotent celles-ci de composantes libidinales qui, aucours de la fonction normale, passent facilement inaperçues et ne sont mises

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en lumière que par la maladie. » En fait, nous pouvons inférer que cette phrasecorrespond à l'investissement narcissique primaire dont la qualité est si dépen-dante de la mère. A propos des insomnies précoces, la guérison ne pourraitvenir que d'un changement qualitatif de la mère qui, en devenant satisfaisante,permettrait une régression vers un sommeil fonction du Moi pleine de compo-santes libidinales. Il est aussi possible d'assurer le sommeil par des excitationsspécifiques, le bercement ayant la capacité d'abaisser le niveau d'excitationsans apporter de satisfactions, incitations n'ayant en aucun cas un caractèrehallucinatoire. Elles doivent être réellement exercées sinon le sommeil cesseimmédiatement. Nous répétons que ce bercement dans sa fonction « pare-excitations » relève directement de l'instinct de mort, opinion proche de celledu rapporteur.

« L'interpénétration du corps et de la loi est permanente, nous dit-il.Dès la naissance, la mère prête son corps à l'enfant, mais uniquement pour lasurvie et non pour la jouissance. » Entre la survie de l'enfant et sa jouissanceune limite perméable relève de la loi du père. Nous avançons ici qu'une certainemère dont le désir est la survie de l'enfant par l'abolition totale des tensionsjusqu'au niveau de l'inconscience aboutit par son action, tout en ne visant pasnon plus la jouissance de l'enfant, à une transgression de la loi. Cette conclusion,qui n'est encore qu'hypothétique et à laquelle nous arrivons en brûlant lesétapes, contient l'idée suivante : la sexualisation ultérieure du bercement qui,dans le temps primaire, produisait un sommeil fortement imprégné d'instinctde mort, va lier celui-ci par la transformation de sa trace mnésique en attaquesadique. Quand un incident quelconque viendra interrompre le plaisir, secon-daire d'emblée, pris dans le jeu moteur, la contrariété ne s'éteindra pas dansun sommeil induit par le bercement mais dans l'inconscience plus ou moinsrapidement atteinte en présence de la mère. Cette inconscience qui intéresseparticulièrement les psychanalystes présente ici le singulier mérite d'associerl'extinction, la disparition de l'affect au remplacement du principe de Nirvâna,tendance à la décharge poursuivie jusqu'à la mort, par le principe de plaisir-déplaisir, tendance plus ou moins rapide à faire disparaître l'affect dans uneexpérience de type orgasmique qui conjoint l'utilisation, érotisée rétroactive-ment, des traces mnésiques antérieures et un mécanisme d'inhibition. Impa-tients de faire un effet, peut-être facile, nous céderons à l'envie de comparercette inconscience née de l'anoxie à l'image populaire de l'autruche enfouissantsa tête dans le sable. Nous savons, grâce à André Green, que le refus de l'intelli-gibilité équivaut à une transgression oedipienne, tentation dont nous noussommes défendus au début de cette intervention quand nous avons évoquénotre fantasme de paralysie hystérique en raison des affects nés à la prise deconnaissance de son rapport. Voilà qui nous impose de rester sérieux, revenons-en donc à nos petits patients " affectés " d'un spasme du sanglot. Pour eux, il y eutau départ une double frustration : celle de la satisfaction spécifique qui comporteau niveau de la fonction du corps maternel à la fois l'apaisement du besoinet l'investissement libidinal, tous deux inséparables du plaisir d'organe, puis,deuxième frustration, la privation du prolongement de ce plaisir dans le sommeil.Par la suite, une érotisation tardive de l'agitation motrice est venue réparer defaçon fragile ce premier temps. Toute contrariété entraîne alors une régressionet l'érotisation se déplace sur l'hallucination d'un bercement qui devient de ce

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1181

fait sadique et conduit à l'inconscience. Il n'est même pas exclu que la contra-riété puisse parfois être recherchée plus ou moins délibérément en vue de cetaboutissement. Il y a là un phénomène de sexualisation qui n'est pas sans

rappeler ce qui se passe au niveau de la libido narcissique secondaire lors de

l'apparition d'une névrose. C'est pourquoi la sexualisation ultérieure du berce-ment est bien davantage une sexualisation après coup de traces mnésiques qu'uneresexualisation. Par le biais du bercement calmant ayant fonction de censure,nous introduisons la notion de sexualisation de la fonction de censure. En fait,dans ce trouble de la petite enfance les choses se passent à un niveau primaire.Le bercement n'avait pas été érotisé par la mère qui ne cherchait qu'utilitaire-ment, ou si l'on veut de façon opératoire, à endormir cet énergumène, bienqu'en fait, le désir de meurtre ne dût pas être loin.

Quoi qu'il en soit, mais ce n'est pas ici notre sujet, ce comportement contre-nature découle directement d'un trouble de l'étayage par rapport aux grandesfonctions organiques et rentre par conséquent dans le cadre, sur un modetrès primitif bien sûr, de la description exemplaire de Francis Pasche sur laconstitution des perversions. « Si je ne peux l'avoir, au moins que j'en jouisse. »

Dans d'autres cas, tel celui de l'enfant méricyste, il apparaît clairement quela carence d'investissement narcissique au niveau du plaisir d'organe trans-forme celui-ci en totalité en plaisir érotique, la fonction cesse d'être « naturelle »

pour donner lieu à un fonctionnement pervers. A. Green signale, à propos de

l'angoisse (affect) automatique où la décharge in situ au niveau du Ça pénètrepar effraction le Moi, qu'aucune représentation distincte n'est possible. Cesaffects critiques se situent au-delà des possibilités de l'analyste. Si à la pressiondu besoin s'ajoute la tension créée par la non-satisfaction du besoin, aucun désirn'est possible. « Il faut, dit l'auteur, que la tension soit peu ou prou tolérable

pour que le sujet puisse opérer l'investissement hyper-intense de l'objetsusceptible d'apaiser la tension par la satisfaction. » L'un de nous, avec P. Marty,a déjà traité ce sujet A propos du narcissisme et de sa genèse en parlant des troublesde l'organisation fantasmatique chez les patients psychosomatiques. L'excèsde tension fait disparaître les représentations et livre le sujet aux affects qui,d'un point de vue psychanalytique, ne peuvent être en effet que sexuels et

agressifs. Ce qui chez un adulte précipite une régression qui court-circuite le

préconscient peut installer d'emblée chez un bébé une maladie des affectstelle que le spasme du sanglot ou une paraperversion, telle que le méricysme.Comme le dit encore A. Green : «... En dessous d'un certain seuil, la déchargeest dépourvue d'affects. Au-dessus d'un certain seuil, l'affect submerge à ce

point l'activité de conscience que le sujet tombe dans la dissolution, voirela perte de conscience. La conscience de l'affect est bornée par deux incons-ciences. Où donc est l'inconscient ? » Ceci nous ramène à notre propos quise situe dans le phénomène d'inconscience où se résolvent, où disparaissent,des affects pourtant si bruyants quelques instants auparavant. Nous rappelonspour montrer la continuité de notre intervention que tout cela ne se produit,dans le cas du spasme du sanglot, qu'en présence physique d'une mère quitend à rejeter le père au second plan.

Cette description a certes pour but de poser au rapporteur des questions maissurtout de solliciter de lui de précieux avis dans une discussion qui reste ouverte.

Quoi qu'il en soit notre évocation clinique tendait à illustrer un mode de

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disparition des affects qui n'est pas le refoulement. A. Green ne pense-t-ilpas que cette sexualisation des fonctions de la censure telle que nous croyonsl'avoir fait apparaître, peut expliquer au moins en partie un mode d'extinctiondes affects. Ce schéma, simplifié par son observation précoce, où pourtant,ainsi que nous l'avons signalé, toute la conjoncture oedipienne est en place,ne peut-il être considéré comme un prototype de la disparition de l'affect ?

Le degré de sexualisation de cette censure ne dépend-il pas d'une libidini-sation insuffisante de fonction du Moi ? D'un trouble de l'équilibre narcis-sisme - auto-érotisme dans l'évolution du plaisir organique ?

Le sentiment inconscient de culpabilité — ne serait-il pas directement liéà cette forme de masochisme - " érogène " — qui en assurant une « inconscience »

intransigeante bernerait le Surmoi d'origine paternelle ? Il est bien entendu quelorsque des phénomènes plus tardifs conduisent à une inconscience mentale,ils se présentent avec un caractère plus élaboré et plus complexe que danscette affection qui aboutit à la perte organique de la conscience.

Ainsi, l'inhibition ne traduirait-elle pas la résistance à passer du niveau de

régression atteint, au niveau au-dessus : du niveau de l'inconscience parexemple, au niveau de la castration ? La pâmoison rappelle alors l'expérienceorgastique et non la mort, une économie de dépense libidinale, et non la

décharge par épuisement jusqu'au 0 de la mort. Un rattrapage de fortune

permettrait ainsi à Eros de lier l'instinct de mort anciennement contenu dansle bercement maternel jusqu'à faire de la chute dans l'inconscience un plaisirpersonnel. L'aspect économique prévalant de ce plaisir par épargne de libidoet sa nature essentiellement masochique ne font pas de cette solution l'idéal.

Quand nous voyons certains patients dans les cures s'y abandonner,nous nous sentons là buter sur une résistance redoutable, car elle est au sensdu sujet question de vie ou de mort.

Nous demandons à A. Green si une image de mère, incapable d'être satis-faisante mais qui peut être calmante par une action continue, ne pourrait pasêtre prototypique de l'attitude générale envers les pulsions, attitude qu'il adécrite sous le nom de narcissisme moral ? Attitude qui, en analyse, nous faitirrésistiblement penser à la fameuse résistance du Ça décrite par Freud dans

Analyse terminée, analyse interminable. L'auteur ne pense-t-il pas, cependant,qu'il existe une évolution d'un grand intérêt théorique entre le bébé insom-

niaque et celui qui présente plus tard un spasme du sanglot, une évolution,c'est-à-dire une diachronie qui fait monter l'issue critique du niveau 0 de lamort à celui de l'inconscience. Bien sûr, celui qui présentera ultérieurement un

spasme du sanglot n'était pas insomniaque à 100 %, et toutes les insomnies

précoces n'évoluent pas vers le spasme du sanglot.Nous pouvons en terminer là en évoquant l'idéologie dont nous avons parlé

en commençant, celle où plongeant la tête nous nous ensablons jusqu'à perdreconscience de la réalité dans l'extinction des affects violents que celle-ci pourraitéveiller. L'épargne ainsi réalisée ne compense pas la perte de l'intérêt d'impres-sions nettement perçues que le bercement par l'idéologie empêche de nous

parvenir. Bercement par quoi, d'ailleurs ?

Qu'André Green nous excuse des sollicitations pressantes qui viennentconclure notre intervention. N'en est-il pas le premier responsable en nous

présentant un travail d'une telle qualité?

JEAN BERGERET (Lyon)

LES « INAFFECTIFS »

Reprenant le propos de A. Green sur la situation de l'affect considéré commeun autre par rapport au discours, je voudrais très rapidement évoquer ici lecas de ces patients, si souvent rencontrés, incapables de supporter un affectet réussissant cependant à éveiller ce même affect chez l'auditeur et même à

provoquer chez lui des agis.Je pourrais intituler ce processus L'anti-affect ou bien encore : L'affect et

comment s'en débarrasser.

Je voudrais m'excuser auprès de A. Green de commencer mon intervention

par une histoire amusante (que beaucoup d'entre vous connaissent peut-être)alors qu'il nous présente un travail aussi sérieux et aussi dense que nousmettrons certainement tous bien longtemps à assimiler en ne cessant de trouverde nouveaux mérites à l'auteur et de nouveaux développements à sa pensée.

Comme on ne prête qu'aux riches, mon histoire concerne un financier quiconvoque un jour son palefrenier pour s'entretenir avec lui de l'entraînementde tel pur sang de son écurie en vue d'une prochaine épreuve. Ce n'est certes

pas par sensibilité assumée mais bien par banale maîtrise paternaliste et méca-

nisée, que le financier commence par demander au palefrenier des nouvellesde sa famille. Celui-ci, dans un mouvement complémentaire de vassalité anacli-

tique non moins mécanisée, lui répond respectueusement (c'est-à-dire sansémotion et juste à la bonne distance) en lui énumérant, sous une apparente et

toujours déférente indifférence affective, la liste de tous ses incidents familiauxrécents (son vieux père parkinsonnien à l'hospice, sa belle-mère accidentée parune voiture, sa femme avec ses rhumatismes, sa fille pour la troisième foisenceinte d'un jockey de passage, son fils renvoyé de son emploi et accuséde malversation..., etc.).

Profondément agacé par ce mode, à son avis déloyal, d'intrusion affectivesans en avoir l'air, le financier réagit aussitôt pour qu'on ne décèle pas sontrouble. Il sonne son domestique et lui dit : « Firmin, mettez-moi, je vous prie,cet homme à la porte, il va finir par me faire pitié. » «

Si le palefrenier s'était contenté d'une réponse brève et banale et avait toutde suite évoqué les problèmes concernant le cheval, le financier eût été à l'aise.Si le palefrenier, à l'inverse, avait pu manifester un certain émoi dans son récitet demander honnêtement et directement une aide au financier, ce dernieraurait aussitôt tiré son portefeuille et l'affaire eût été réglée sans conflit.

Mais le financier n'avait ni expérience ni désir d'un autre genre de situation.Il se sentait ici provoqué par les affects (non exprimés mais projetés) de l'autredans sa sphère affective propre, d'habitude si bien protégée. L'ultime recoursse réduisait donc à la solution du passage à l'acte.

Je pense que, souvent, le psychanalyste se sent placé dans la situation de cefinancier. Le patient manoeuvre si habilement, si froidement, sans manifesterle moindre affect, que nous voyons notre intérêt éveillé non pas en tant queclinicien interrogé mais en tant qu'auditeur séduit par le roman. On sent naître

1184 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

en soi une pénétration affective subtile par l'autre et on éprouve, en retour,une envie de pénétrer dans son drame, en général par un agi, de ne pas laisserle patient s'y aliéner (tout en courant le risque de nous y aliéner nous-même dumême coup).

Je me souviens d'un patient qui m'avait demandé un rendez-vous avec la

plus grande déférence dans les termes, et qui, devant moi, manifestait uneégale et totale correction : 42 ans, agrégé de droit, spécialiste de sciences écono-

miques, conseiller de sociétés importantes, grand, maigre, très distingué, ses

gestes comme ses vêtements, ses lunettes cerclées d'or, les traits nobles de son

visage (avec des sillons bien creusés en authentifiant la sérénité), tout cela

témoignait d'une incomparable assurance et promettait profondeur et recherchedans le dialogue comme la réflexion.

Or, quelle ne fut pas ma surprise, dès le premier entretien et tout au longdes séances ultérieures, de voir la relation s'arrêter à cette promesse jamaistenue, à une majestueuse frigidité, sans manifestation du moindre affect.

Ainsi que l'a décrit M. Fain, on avait l'impression que ce patient se compor-tait avec son processus primaire comme s'il rêvait devant moi en me racontantseulement des histoires, reçues en moi comme dramatiques, mais jamais vécues

dramatiquement par lui.Comme dans un rêve il lui fallait un autre personnage offert comme objet

à son Moi et sur lequel il pouvait projeter plus librement ses affects.Le discours ne portait d'ailleurs pratiquement que sur son épouse : tout

ce qu'elle lui avait fait endurer, les liaisons qu'il lui supposait depuis leur

mariage, celles dont il était certain, celles dont elle s'était vantée auprès de lui,ses fugues, ses colères, ses insultes, ses coups même.

Il fallut un temps assez long pour lui permettre de parler de ses parents etc'est toujours sur un registre très neutre qu'il me raconta un nouveau romanoù l'on voyait son père et sa mère demeurer des semaines entières sans se parlerautrement que par l'intermédiaire du comptable de l'entreprise qu'ils géraientde concert. Et même quand les relations entre eux se trouvaient meilleures, lesseuls sujets évoqués se limitaient aux finances de leur affaire, à l'organisationde leur maison et à l'éducation des enfants (envisagée d'ailleurs strictement quantau coût de cette éducation, à leurs règles d'hygiène et à leurs carnets de notes).

Tout en espérant autre chose, c'est le seul langage apparent que le patientavait appris. Mais l'essentiel du propos dans la cure revenait toujours à l'épouseet à ses nouvelles aventures. La musique d'un tel discours demeurait si sereine,tout en déclenchant en moi tant d'affects divers, que j'en arrivais à un momentà me sentir tenté de lui indiquer l'adresse d'un bon avocat, très conscientd'ailleurs immédiatement de l'ambivalence et agressive et erotique d'unetelle proposition mais comprenant seulement secondairement pourquoi jeserais moi-même bien volontiers passé à l'acte plutôt que d'accepter l'affect-ballon dont il s'était déchargé, qu'il m'avait transmis et que j'aurais volontiers

repassé à un autre...Le but de l'opération, en définitive, se trouve identique à la provocation

d'amour de transfert mais sous une forme glaciale et aseptisée : faire sortir

l'analyste de son rôle de thérapeute et le maîtriser en le ridiculisant quand il setrouve électriquement chargé des affects inquiétants qui, dès lors, ne regardentplus le sujet.

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1185

De tels comportements ne rentrent ni dans l'une ni dans l'autre des positionsde A. Peto. Ils ne peuvent correspondre non plus ni au trop éprouver ni au

trop comprendre de M. Bouvet. Loin d'avoir pu atteindre le type III de séancesdécrit par A. Green, ils se trouvent conjuguer à la fois le type I et le type II

développés par notre rapporteur.Il s'agit bien souvent d'enfants ayant vécu une situation de tension assez

constante entre les parents dont les échanges se trouvaient à la fois muets

quant aux affects mais très chargés agressivement et érotiquement sur le plandes représentations et des agis. Il leur était possible d'entretenir avec chaqueparent une relation pas trop mauvaise à condition de ne jamais se référer àl'ensemble du couple et encore moins aux affects. On retrouve facilement cetélément dans l'anamnèse pendant la cure, mais sur le mode justement très

inaffectif et répétitif. Quand ils ressentent un impact pulsionnel ils n'en laissent

apparaître que la représentation (comme le contenu manifeste d'un rêve) etn'en traduisent que cette représentation à l'analyste. Leur roman exprimé doit

apparaître comme une réalité et cette soi-disant réalité qui implique maintenant

l'analyste (davantage d'ailleurs comme témoin que comme clinicien), déclenchechez lui des affects gênants. Il est tenté d'y répondre en protégeant sa propreréalité contre de telles attaques par une mise au point, ou à l'écart, en recourantà un acting in ou out, au lieu d'analyser tout simplement la subtilité du jeutransférentiel.

Ces patients ont en général pu constituer un assez bon objet interne, maison s'aperçoit, comme l'a décrit O. Kernberg, qu'ils ont été amenés à cliver

l'objet externe d'une part en une réalité extérieure parfaitement reconnue etd'autre part en une catégorie de mauvais objets externes frustrants ou menaçantsdont les introjections négatives précoces sont immédiatement projetées surl'extérieur. Nous retrouvons ici ce qu'a décrit le rapporteur à propos de larelation du Moi à sa projection imaginaire.

Il y a aussi à ce niveau clivage entre la représentation et l'affect dontA. Green nous a dessiné le double mouvement : défense contre la représenta-tion par l'affect et défense contre l'affect par la représentation. Le patientredoute l'impact de ses affects ; il se contente d'adresser à l'analyste, dans lediscours manifeste, ses représentations déplacées en se gardant bien d'être vucomme possédant l'affect correspondant.

Quant à l'analyste, s'il conserve un idéal de fonctionnement trop théorique,il attend, au contraire, avant tout des affects. Devant un patient qui ne semble

pas jouer le jeu, il ne détecte pas toujours l'aspect défensif de la tricherie.Il se sent entraîné hors de l'analyse et dans le roman. Les affects qu'il perçoitsecondairement en lui, il risque de les croire extérieurs à la situation analy-tique. Il s'en défend donc par de nouvelles représentations personnelles quil'entraînent à des agis dans la cure ou même hors de la cure éventuellement.

Le présent rapport soutient l'hypothèse de l'affect, objet de fascination

hypnotique pour le Moi. Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud nousdécrit l'affect comme la reproduction d'événements anciens préindividuels etcomme un équivalent d'accès hystériques généraux et congénitaux. Dansnotre genre de cas, le patient dénie justement tout vécu affectif hypnotiquesur lui-même mais ne se fait aucun scrupule pour hypnotiser l'analyste enlui transmettant le flux de ses affects de la même façon que des rayons infra-

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rouges : froids à l'émission mais perçus comme chauds dans le corps récepteur.Car le but de cette projection c'est non seulement de reporter l'affect sur l'autremais bien de faire vivre cet affect en l'autre et de pousser cet autre à l'agi.

Le fameux adage de maturité : Ce qui était mon Ça doit devenir mon Moi setrouve en partie déformé en : Ce qui ne saurait être vu comme mon Ça doitdevenir le moteur de l'autre.

Je pense que nous ne sommes pas très loin ici du problème de l'hallucinationnégative et très près aussi des mécanismes d'identification projective.

Comme l'a souligné A. Green, le conflit entre l'organisation narcissiqueet les exigences pulsionnelles se termine par la mise au secret de ces dernières.Je dirais plutôt la mise en sécurité des dites pulsions sur le registre des affectsdélicieux et maudits. En effet, que fait un collégien qui a pu se procurer unearme ou un livre erotique quand il a peur d'être pris en leur possession ? Illes confie à un plus grand ; et si celui-ci se fait pincer lui-même en voulant enuser, on pourrait dire que la satisfaction du premier collégien est double :celle de voir l'autre en jouir et celle de le voir en être puni du même coup parprocuration dans les deux cas. On comprend, dit le rapport, le fantasme d'omni-

potence qui se cache derrière ce qu'on taxe d'infantilisme. Cette omnipotence viseà tenir l'objet captif par le chantage affectif.

L'affect ne peut pas être refoulé dans l'inconscient, nous dit Freud, en 1915.Même si l'on ne retrouve rien de lui ou s'il est réduit à l'état de rudiment quin'a pu se développer, il réussit à faire irruption dans le conscient jusqu'auniveau d'un nouveau représentant. Dans le cas présent, il y a eu recours àd'autres mécanismes de défense et à un représentant extériorisé.

C'est bien ce qui se passe justement dans la cure analytique avec ce genrede patients dont l'Idéal du Moi mégalomaniaque et puéril ne peut ni laisserse dérouler les affects ni faire jouer pleinement le refoulement. Il leur fautuser du clivage, de la projection, du déplacement.

Sous le couvert d'un transfert des plus frigides mais terriblement conduc-teur, ils induisent dans l'analyste un champ magnétique affectif intense qui(comme aucun analyste n'est de bois) s'il n'est pas démagnétisé à temps parun insight suffisant des lignes de forces contre-transférentielles peut conduireà toutes sortes de contre-réactions agies de la part du thérapeute : médicaments,mise en clinique, formulations d'interdits (ou pire, de conseils) ou bien encorerecours à un des nombreux gadgets de la bimbeloterie para-analytique toujoursabondante et variée. Il demeure entendu que je ne me réfère ici qu'aux casoù l'indication de cure-type a été correctement établie d'emblée et confirmée

par la suite et non pas aux cas de psychothérapies diverses clairement assuméeset où le jeu des affects projetés, reçus, renvoyés (et même parfois agis) setrouve constituer un des aspects moteurs essentiels normalement utilisés dansla relation, sans être toujours analysés.

Les patients qui ont été l'objet de mon propos ne pouvant vivre eux-mêmeset à l'état de veille leurs affects, ils arrivent à nous les faire dramatiser commedans un rêve. Il nous appartient donc de bien analyser le mode d'élaborationsecondaire de tels rêves en nous et de ne pas oublier que tout rêve comporteobligatoirement un contenu manifeste trompeur, mais aussi un contenulatent qu'il nous faut rechercher avec un soin particulier ici. Il y va de l'intérêtde nos analysés... bien souvent du notre aussi...

JEAN-CLAUDE SEMPÊ

A PROPOS

DU SENTIMENT DE CULPABILITÉ INCONSCIENT

André Green dans son passionnant rapport, qualifie de " mystérieux »

le sentiment de culpabilité inconscient. Si j'ai bien compris la pensée du

rapporteur, le « mystère » réside au niveau de la qualification « d'inconscient »

appliquée au sentiment de culpabilité. Cette qualification est, en effet, parfaite-ment justifiée, dans les cas de symptômes névrotiques, de conduites d'échecou d'autopunition, qui ont pour motivation un sentiment de culpabilité que le

sujet méconnaît. Par contre, qualifier d'inconscient le sentiment de culpabilitéapparaît beaucoup plus problématique lorsque dans notre pratique quotidiennenous nous trouvons confrontés à des analysés qui font part, voire exhibent, leur

culpabilité : quelques-uns, même, n'ont-ils pas l'outrecuidance de qualifierd'inconscient leur sentiment de culpabilité. Là réside le « mystère » : en quoiest inconscient un sentiment de culpabilité aussi expressément présentifié.

Une référence historique aux premières théorisations de Freud sur lesentiment de culpabilité inconscient, notamment dans Totem et Tabou,complétée par certaines réflexions sous forme de dénégation que nous offrenotre pratique, vont nous permettre de soulever quelque peu le voile du

mystère.Le refoulement du désir et par voie de conséquence l'inhibition de l'acte

qui permettrait sa réalisation, ont pour conséquence le sentiment de culpabilité.L'acte dont il s'agit dans Totem et Tabou est un acte meurtrier, nommémentle meurtre du père. Le crime, le sujet ne l'a pas commis, mais tout se passecomme s'il l'avait effectivement agi en vertu du principe de la toute-puissancedu désir. C'est d'ailleurs en ce point précis que gît la mauvaise foi et l'inno-cence de celui qui se sent coupable. Il ne l'a pas fait en fait, même s'il l'asouhaité en pensée. La dénégation sera donc le signe du refoulement : par son

truchement le sujet porteur d'un acte qu'il n'a pas commis, pourra le séparer,l'isolationner du sentiment de culpabilité qui le poursuit : « Je me sens cou-

pable, pourtant je n'ai rien fait de mal. »

Freud fait remarquer à propos de l'omnipotence du désir de meurtre oude possession sexuelle, que si l'on soumet — je cite — «le névrosé au traitement

psychanalytique qui lui rend conscient son inconscient, il ne pourra pascroire que ses idées soient libres et il craindra toujours d'exprimer tous ses

mauvais souhaits, comme s'il suffisait de les exprimer pour qu'ils se réalisent ».

Cette impossibilité de dire ses mauvais souhaits implique une deuxième fonc-tion de la dénégation : « Je ne l'ai pas fait », exprime alors la dénégation de

l'efficacité et de la toute-puissance de la pensée que sous-tend le désir : « Je nel'ai que pensé. » Il suffit alors de désinvestir la pensée du voeu qu'elle exprime.La dénégation agit alors comme agirait un rituel d'effacement, le souffle quiefface, le sujet qui fait comme si cela n'avait jamais existé. Les pensées commeles paroles s'envolent, les désirs restent. A la limite de ce type de dénégation

1188 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

il y a dans la situation analytique de par le mécanisme de la projection, une déso-lidarisation radicale du sujet par rapport à ses mauvaises pensées et ses mauvaissouhaits : « Je n'avais jamais eu de telles idées avant mon analyse, c'est vous

qui me les avez suggérées. » « Je vais vous parler de sexualité puisqu'il n'y a

que cela qui vous intéresse. » Le sujet retrouve son innocence au détriment du

psychanalyste accusé de curiosités malsaines.Freud définit le sentiment de culpabilité comme une perception interne, ce

qui l'oppose aux effets du mécanisme de la projection. Comme la projection,le sentiment de culpabilité naît sur le terrain de l'ambivalence affective. On

connaît, cependant, le destin différent de cette ambivalence chez l'obsédé etle paranoïaque ; le premier se livre à une lutte, contre son désir refoulé, seulela dénégation permet de l'exprimer tout en maintenant le procès du refoule-ment. Le paranoïaque se livre à une lutte (externe) contre ses ennemis exté-rieurs. Le premier se sent coupable et sa culpabilité annonce la mise en périlde ses défenses internes et de ses formations réactionnelles. Le second est

toujours innocent, seuls les autres sont coupables.C'est donc en tant que perception interne que le sentiment de culpabilité

est appelé par Freud dans Totem et Tabou « conscience angoissante ». Il reprendalors la deuxième conception de l'angoisse, telle que Green l'a longuementdéveloppée.

« L'angoisse, nous le savons, a sa source dans l'inconscient, la psychologiedes névroses nous a montré que lorsque les désirs ont subi un refoulement,leur libido se transforme en angoisse. » Mais Freud ajoute alors plus loin ceci,qui rejoint le caractère mystérieux du sentiment de culpabilité inconscient :« Et à ce propos nous rappellerons que dans la conscience morale, il y a aussi

quelque chose d'inconnu et d'inconscient, à savoir les raisons du refoulement etde la répudiation de certains désirs. Et c'est cet inconnu et inconscient quidétermine le caractère angoissant de cette conscience morale. »

Ce qui est inconscient maintenant nous le connaissons, c'est le désir

réprimé inscrit dans la toute-puissance de la pensée. Ce qui est inconnu et

qui est aussi inconscient se réfère à la troisième conception de l'angoisse : lamenace de la perte de l'objet, de son amour et de sa protection. L'inconnuserait alors celui vis-à-vis de qui, ou pour qui, ces désirs sont réprimés. Ilannoncerait alors le Surmoi et l'Idéal du Moi. Si la conscience est consciencede quelque chose, la conscience morale prend sa source énergétique dans la

répression du désir en même temps qu'elle est méconnaissance de celui vis-à-vis de qui le désir réprimé doit être caché. D'un point de vue dynamique et

conflictuel, le sentiment de culpabilité inconscient serait le résultat d'un doubleeffet de méconnaissance, celui du désir et celui de la personne vis-à-vis de quice désir doit être réprimé.

La situation analytique donne à cet inconnu le visage de l'analyste. Para-doxalement cet inconnu est censé tout connaître sur le désir réprimé. D'unecertaine manière il y a projection du désir inconscient de l'analysé dans lesavoir supposé qu'en possède l'analyste. Mais la projection joue dans un toutautre sens que dans la paranoïa, l'analyste sait, mais l'analysé ne veut rienen savoir. « Trop chercher à savoir » (comme OEdipe) serait au bout du comptese faire le sujet de sa faute. Si l'analysé vient à exhiber son sentiment de culpa-bilité, c'est qu'il s'adresse à un analyste, juge neutre et sans parti pris qui

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1189

mieux qu'un confesseur a le pouvoir d'effacer. Dans une certaine mesure, le

pouvoir dénégateur serait alors attribué à l'analyste. Il lui serait demandé,

pour diminuer la conscience angoissante, d'extirper la source de cette cons-

cience, voire de rassurer l'analysé en lui montrant que ce qu'il se reproche« n'est pas bien grave ». Il est évident que dans ce cas le procès du refoulement

serait maintenu, même et surtout au prix de la désaffectation du sentiment

coupable.C'est pourquoi, au lieu du sentiment de culpabilité, la référence lacanienne

à un sujet « supposé savoir », est tout à fait insuffisante. Elle masque, par

rapport au transfert, la fonction dénégatrice de la référence au savoir analy-tique. Le sujet « supposé savoir » n'est que le point de départ de ce que sera la« relation » transférentielle. Le juge neutre devenant alors partie prenante, il

est directement concerné par le désir qu'on veut lui cacher.C'est pour ne pas perdre son amour qu'un tel désir est réprimé. Le conflit

apparaît dans sa triangulation oedipienne, où le désir est réprimé pour conserver

l'amour de l'objet du désir ou de l'objet interdicteur. La référence au jugeneutre ou au savoir scientifique est la dénégation de cette relation amoureuse

conflictuelle.On comprend mieux ainsi le double effet de méconnaissance du sentiment

de culpabilité lorsque celui-ci surgit à la conscience et est exprimé dans la

situation analytique. Expression et conséquence énergétique d'un désir interdit

et refoulé, il devient dans la relation transférentielle un moyen indirect de

conserver l'amour de l'objet. Mais cette référence à l'amour de l'objet est

méconnue, tant l'importance du désir coupable rend impossible toute relation

amoureuse. Si bien que l'on peut dire que le désir est réprimé en fonction de

l'amour de l'objet, l'amour de l'objet est méconnu en fonction du désir cou-

pable et de son effet de refoulement qu'est le sentiment de culpabilité.

Le sentiment d'indignité est une forme de sentiment de culpabilité inconscient,

qui apparaît comme symétrique et inverse dans la relation amoureuse ou dans

la mégalomanie dépressive. Dans le premier cas, la relation amoureuse s'effec-

tue au détriment de la pulsion (inhibée quant au but) et au profit de l'objet,dans le deuxième cas, le lieu de la mégalomanie va être celui de l'insatisfaction

pulsionnelle.Un rien comble l'amoureux transi lorsqu'il se trouve en présence de l'objet

idéalisé. Un regard, une approbation, un compliment et l'univers se transforme.

Lorsque derrière la croisée se lève le rideau sous lequel Mme de Chasteller

glisse un oeil, Lucien Loewen est transporté au septième ciel de l'élationamoureuse. A la limite, l'oeil de l'aimée serait, si je puis dire, « en trop », le

regard, s'il est beau, risque de faire choir le cavalier de son cheval ; le signe

surfit, le rideau qui se soulève et qui protège' encore le mystère de l'objet.La satisfaction du désir pourrait paraître dérisoire comparée à de tels émois

élationnels, la « pulsion inhibée quant au but » permet de conserver l'idéalisa-tion de l'objet et ainsi de préserver le narcissisme du sujet.

Rien ne saurait combler la douleur du déprimé. Quand celui-ci demande à

l'analyste s'il a connu un cas comparable au sien, il revendique alors la singu-larité de son drame, comme l'incurabilité de sa maladie. Le sentiment de rejet

qu'exprime le déprimé, ne saurait se comprendre seulement par le truchement

1190 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

des mécanismes projectifs et identificatoires tels qu'on les trouve explicitésdans l'oeuvre de Freud et de M. Klein. Il est issu directement de l'investisse-ment mégalomaniaque de l'insatisfaction pulsionnelle. Si le sujet qui souffremille morts se sent rejeté c'est aussi qu'il rejette par avance tout amour outoute aide qui pourrait le soulager. Aussi grand que soit cet amour il lui appa-raîtra toujours comme une goutte d'eau qui ne fait qu'aviver l'ampleur de sasoif. L'expérience clinique nous apprend que le déprimé se trouve souventacculé au suicide par une tentative de gratification. Tout se passe alors commesi celui qui prétend ainsi vouloir calmer sa « douleur morale », ne saurait alors

prendre en considération « la longueur, la largeur et la profondeur » de sonmal et de son insatisfaction douloureuse. Seule la mort comme punition ouanesthésie suprême est capable de mettre fin à son mal.

L'affect oscille entre ces deux points ultimes et mythiques et innocents :— la jouissance absolue, et— la douleur exquise.

Celui qui en fait l'expérience ne sait rien en dire sinon « après coup » etde façon dérisoire.

Apparaît aussi dérisoire l'expérience après coup de la satisfaction pulsion-nelle par rapport à l'illusion mégalomaniaque de la satisfaction hallucinatoire.Seul l'investissement narcissique de l'insatisfaction pulsionnelle donne à la

jouissance une marque d'éternité. On peut dire d'une jouissance qu'elle est

délirante, d'un amour qu'il est fou, pour parler d'une jouissance éternelle ilfaut être délirant.

C'est le cas du délire pervers du Président Schreber : ce dieu jouisseurn'arrête pas de jouir et qui plus est, jouit comme un dieu. Ce dieu créateurn'arrête pas d'enfanter. Mieux vaut l'enfantement sans fin de créatures, fussent-elles bâclées à la 6-4-2 (elles ne portent pas ombrage au créateur), que l'expé-rience réelle et douloureuse de la création toujours limitée.

La quête de savoir du paranoïaque repose économiquement sur l'insatis-faction pulsionnelle. Chez le jaloux, la question implicite qui est posée et à

laquelle évidemment n'est jamais donnée de réponse, est la suivante : jouit-elle mieux avec l'autre qu'avec moi ? Car pour le savoir il faudrait y être, et

pour y être il faudrait être à sa place. Mais en s'identifiant ainsi à sa femme, le

jaloux perdrait sa position de voyeur qui, au travers de sa quête jamais satis-faite de la vérité, lui permet de maîtriser, d'éterniser et d'immobiliser les oscilla-tions de l'acte de jouissance.

La question pathétique que pose par son acte le pervers, par la métaphoredélirante le paranoïaque, n'est pas seulement celle de la connaissance de la

jouissance mais aussi celle de la connaissance par la jouissance. La psychana-lyse parle de l'affect en tant qu'objet de connaissance, de verbalisation, ce quiconduit à une éthique de la maîtrise. Peut-être peut-elle nous apprendredavantage sur ce que serait la connaissance par l'affect.

CHRISTIAN DAVID

AFFECT, TRAVAIL ET SIGNIFICATION

Au soir de sa vie, il semble que Freud, outre les limites et les difficultés

thérapeutiques de la psychanalyse, ait également voulu souligner ses lacuneset ses obscurités conceptuelles : André Green nous le rappelle à plusieursreprises reprenant d'ailleurs occasionnellement à son compte cette perspicaceet prudente insistance. La structure intime de l'objet psychique est dite, en 1938,«recéler encore beaucoup de mystère ». Si les pulsions trouvent bien dans le Çaune première expression psychique, c'est, pour l'Abrégé, « sous une formeinconnue de nous ». L'inconscient ignore par définition la qualité, mais celle-ci,tardivement reconnue comme irréductible à la quantité, participe à l'essencede l'expérience affective, dont la plus grande part est certainement inconsciente.

Certes, « la distinction entre un aspect objectif (quantité) et un aspect subjec-tif (qualité) peut conduire à des développements relativement indépendants,mais il faut bien que les deux dimensions se rejoignent » (Rapport, p. 178).Il le faut bien ; mais comment ? Nouvelle énigme. Il y a donc bien lieu, lestravaux post-freudiens n'ayant pas levé l'ignorance ni dissipé le mystère, deconsidérer comme le fait Green que « l'affect défie l'investigation psychana-lytique » (p. 177). Que signifie-t-il ? Est-il même possible d'en parler ?

Confronté à ce Sphynx notre rapporteur a parié, en psychanalyste, pour la

possibilité de lui répondre : si Freud a pu parler de l'inconscient c'est quel'on peut parler psychanalytiquement de l'affect, quelle que soit la part d'indi-cible qu'il comporte, sans quoi cela signifierait l'impossibilité de la psychana-lyse même (cf. p. 10). J'aime cette assurance initiale dont le bien-fondé appa-raîtra ensuite de façon éclatante. S'il y a lieu d'être reconnaissant à Green

aujourd'hui ce n'est pas seulement ni même d'abord, en effet, pour le consi-dérable labeur dont il nous a offert le résultat, synthétique et fécond, mais pourla mise au point fondamentale qu'il a accomplie et pour la prise de positionsalutaire qu'elle implique.

Il faut remercier Green de nous avoir montré, clairement, fermement, quel'ordre de l'affect est celui de la réalité psychique (p. 228), que l'inconscient

s'indique par lui (p. 176), bref qu'il constitue « une référence centrale du champpsychanalytique » (p. 242) ce qu'illustre son rôle de pivot dans le modèle hypo-thétique terminal. Face à l'influence du lacanisme en France, de l'ego-psycho-logy aux Etats-Unis, un tel rappel est précieux. Il ne s'agit pas que d'un rappelau reste, mais d'une réaffirmation indispensable, débouchant sur une élabo-ration notionnelle de la réalité affective demeurée jusqu'alors très insuffisante,principalement dans la littérature analytique de langue française. Pour qui la

pratique et la théorie de la pratique ne peuvent suffire en psychanalyse, pourqui elle est aussi, par vocation, une théorie générale du fonctionnement

psychique, la démarche de Green ne peut que susciter le plus vif intérêt.A la fin du premier chapitre de son Rapport, celui-ci nous fait remarquer

que « la difficulté essentielle d'une théorie psychanalytique des affects est desubstituer subrepticement un point de vue phénoménologique au point de vue

1192 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

métapsychologique » (p. 80). De même en effet que l'analyste, installé derrièrele divan, ne peut ni ne doit se contenter de « sentir » son patient, de même s'ilse propose de théoriser les résultats de son expérience clinique des affects, il nesaurait se limiter à une description, si fine et profonde soit-elle. Puisqu'il y a du

caché, non seulement au niveau du langage proféré mais dans tout le discoursde l'analysé — pour reprendre la très utile et importante distinction du Rap-port — il s'agit d'expliquer d'où vient cette occultation ; s'il y a des discordances,des oppositions, au sein d'un matériel par essence hétérogène, il s'agit de formerdes hypothèses, voire des « conceptions », en vue d'obtenir le maximum d'intel-

ligibilité. C'est dire que l'analyste devra résister à la fascination, si puissantedans l'ordre émotionnel, de la qualité, avec ses irisations, et s'interroger à lafois sur la genèse et sur la structure des affects, appréhendés ou inférés, en vuede déceler leur nature, leurs fonctions, leur sens, voire leur part de non-sens.

Refusant, ici comme ailleurs, aussi bien d'emprunter la voie mystiquede la perception, prétendument directe, de l'affectivité inconsciente — que lavoie linguistique, inadéquate à un objet qui ne saurait être traité comme un

analogon du langage, il s'interrogera plutôt, afin de suivre un chemin qui soitvraiment le sien, sur l'essence, les modalités, les buts du travail psychique icien cause, et il commencera par tenter d'approfondir cette notion elle-même

(notion freudienne par excellence : « travail du rêve », « travail du deuil ») etsa portée. C'est dans cette direction qu'A. Green invite à chercher la solutiondes difficultés liées au problème de l'affect (cf. p. 211) ; aussi bien son incitationse trouve-t-elle à l'origine de la présente intervention.

Je crois, en effet, qu'en s'efforçant d'y répondre il devient possible d'yvoir plus clair dans la problématique très complexe qui nous occupe, et cela

parce que, tant dans le plan de la réflexion théorique que dans celui de ce queBinswanger nommait heureusement « l'expérience herméneutique », travailet sens, affect et signification, se rencontrent et se recoupent. C'est parce qu'ily a partie liée entre travail psychique et genèsepuis transformations du sens quel'économique — dont il serait erroné de limiter la teneur à l'énergétique — etle dynamique — qui comprend le symbolique mais ne s'y borne point — se

conjuguent dans un processus commun, à la fois structurant la psyché et

présupposant son organisation topique virtuelle.De la reconnaissance d'une indissociable solidarité de la force et du sens,

qu'un Ricoeur accentue dans l'oeuvre de Freud et que Green a choisie pour filconducteur de sa pensée (p. 247), il découle — notation capitale pour ce quitouche l'affect — qu'on définisse le facteur économique « non seulement commece qui transforme des forces mais comme ce qui élabore des valeurs » (ibid.).Ne devrait-il pas s'ensuivre aussi une formulation et une conception renou-velées (en tout état de cause moins tributaires des analogies et des métaphorestirées des sciences de la Nature) du point de vue économique dans sonensemble ? Une telle révision paraît d'autant plus souhaitable que l'extensionet les développements de la psychanalyse ont accrédité la prépondérance qu'in-contestablement Freud, au terme de son oeuvre, lui accordait. Encore faut-il

qu'il demeure un point de vue authentiquement psychanalytique; encorefaut-il qu'on soit en mesure d'en affirmer plus et autre chose que sa seule

prééminence.Le voeu d'une telle révision — nullement destinée, comme cela s'est vu,

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1193

à la volatilisation de ce qu'il y a de spécifique et d'inéliminable dans ce pointde vue, mais au contraire à le mieux maintenir et surtout à mieux le manier —

me semble trouver, chose digne d'attention étant donné la conjoncture idéo-

logique française, une sorte de correspondance dans une orientation récente de

certaines recherches linguistiques vers le fait sémantique. Enfin, les linguistesen viendraient-ils à s'intéresser au sens ? J'en prendrai à témoin un travail

paru récemment sous la plume de A.-J. Greimas (1). Il vaut la peine de s'attar-

der ici quelque peu en citant assez abondamment : « Si l'entreprise des structu-

ralistes classiques a finalement échoué, dit-il, c'est en partie parce que, satis-faits des résultats obtenus dans l'analyse du signifiant, ils se sont attaqués aux

morphèmes, c'est-à-dire aux signes, en pensant, à l'aide de procédés formels,

tromper en quelque sorte le sens et passer imperceptiblement d'un niveau à

l'autre, d'un en deçà du sens à la distribution des significations. » Or, si l'onvoit que « le problème de la constitution du signifiant est déjà le problème dusens " (p. 10) ; si l'on s'aperçoit que « toute interrogation est métalinguistique »

(P- 13) ; si l'on est attentif au fait que le sens ne signifie pas seulement ce que les

mots veulent dire mais qu'il est aussi une direction, c'est-à-dire, dans le

langage des philosophes, une intentionalité, une finalité (j'ajouterai : dans le

langage des psychanalystes cela même qui constitue le fondement des principesdu fonctionnement mental), il en résulte pour le linguiste soucieux de la ques-tion du sens, que ce dernier peut se définir « en tant que forme du sens, comme

la possibilité de transformation du sens » (p. 15) (« la production de sens n'ayantde sens que si elle est transformation du sens donné »). Le sens s'identifie alors,en terme de linguistique, avec «le procès d'actualisation orienté qui, comme tout

procès sémiotique est présupposé par — et présuppose — un système ou un

programme, virtuel ou réalisé » (p. 16). Rappellerai-je, ici, que dans le champ

psychanalytique A. Green définit le sujet comme procès (p. 245) ?En dehors de l'affirmation de l'irréductible transcendance du sens, de la

« signifiance », par rapport aux signifiants (affirmation qui, émanant d'un

linguiste distingué, a son intérêt et son poids) il nous faut surtout retenir le lien

constitutif, ici établi, entre sens et transformation, nous souvenant par ailleurs

qu'il existe un même lien, dans la pensée psychanalytique, entre transformationet travail psychique. Si paradoxal, en effet, que dans le contexte où nous sommesil puisse paraître, s'impose un rapprochement entre la catégorie de l'économique

(telle que la spécifie notre rapporteur : celle de la quantité mouvante, moteur

des distributions, des échanges, des transformations), et la catégorie du séman-

tique ou plus exactement du sémiotique, telle que la cerne Greimas et plus

largement, telle qu'elle s'affirme comme facteur inéliminable en linguistique

générale. L'affect, mixte indissociable et, à la limite, impensable, de quantitéet de qualité, modalité d'expression psychique des pulsions... l'affect est luiaussi inéliminable, inaliénable : il faut donc lui accorder sa vraie place, qui est

centrale, à peine de ne plus se situer dans le champ psychanalytique.De même, si on ne peut négliger dans l'étude de « cette couverture sonore

ou graphique qui, tout en n'ayant rien à faire avec le sens, le laisse filtrer et

parvenir jusqu'à nous » — ainsi Greimas désigne-t-il le langage (p. 8) — ce

pour quoi il est fait, c'est-à-dire la communication du sens ; pareillement on ne

(1) A.-J. GREIMAS, Du sens, Seuil, 1970.

1194 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

peut, dans l'étude psychanalytique de l'affectivité se contenter de définir samanifestation essentielle comme une « décharge motrice destinée à transformer

(de façon interne) le corps propre, sans rapport avec le monde extérieur » (1) :il faut aussi y voir un phénomène qui représente et signifie à sa manière le fonds

pulsionnel où il s'origine et qui, en dépit de son enracinement somatique immé-

diat, signifiera à plus forte raison, pour son propre compte, les conjoncturespulsionnelles ultérieures (quelles que soient l'intimité et la quasi constance deses connexions avec les représentations proprement dites). Sans quoi on conce-vrait mal que les affects revêtent la valeur signalisante et cognitive qui est aussila leur.

Ce qui fait la collusion foncière, bien que souvent négligée, de la signifi-cation, du travail et de l'affect, c'est le fait qu'à la source du sens il y a l'exigencede travail par quoi se définit la pulsion et qui donne lieu à son existence entant que représentation psychique de la pulsion qui seule est l'objet d'uneétude psychanalytique. Bien plus, le travail que l'appareil psychique doitfournir du fait de son lien avec le corps, ne consiste-t-il pas essentiellement dansce qu'on pourrait appeler une information, une structuration, sémantiqueprogressive, certes, guidée par la préstructure des fantasmes originaires et des

premiers mécanismes du fonctionnement mental (comme nous le rappelaitGreen) mais où les lignes de force de l'affectivité, primaire et secondaire,jouent un rôle primordial et spécifique. Quelle que soit l'obscurité qui enveloppela nature du lien somato-psychique, il est décisif que la transition selon quoila pulsion en vient à être représentée suppose l'introduction de la qualité,inconsciente aussi bien que consciente. Nul doute que cette première " repré-sentation » psychique de la pulsion comporte, dans le mélange indécomposablequi la forme, des éléments où la part de ce qui reviendra à l'affect prédominesur la part de ce qui reviendra à la représentation au sens étroit du terme.N'est-ce pas dire alors que cette délégation, si fruste et archaïque soit-elle,est le fruit d'une première transformation ou métamorphose, où l'on peutbien alléguer que ce qui préfigure l'affect accomplit, aussi bien que ce quipréfigure la représentation, une opération productrice de sens, de signifiancepotentielle tout au moins. Bien qu'il soit vrai qu'à des niveaux de différen-ciation plus poussée l'affect, lorsqu'il se décharge de façon automatique, isolée,tienne lieu de représentation, il demeure tout aussi vrai qu'à l'origine l'embryond'affect, si je puis dire, a autant de part, sinon davantage, à la représentativitéde la pulsion que les ébauches de ce qui sera la représentation. C'est ce quid'ailleurs se trouve à mon avis impliqué, entre autres choses, par la formule

lapidaire du Rapport : L'affect est épiphanie de l'autre. »Il s'ensuit que l'affect, dès son principe et avant même qu'il ne s'individua-

lise, réalise un travail, travail psychique inaugural en quelque sorte. Ne serait-ildonc pas fructueux de regarder le rôle ultérieur de l'affect (à condition d'yinclure le désir) comme celui d'une participation spécifique à la métamorphosedu sens par quoi « les motions pulsionnelles » se métabolisent (si l'on me

passe le terme) ? Une telle vue impliquerait une valeur et une fonction propresde l'affectivité, si liée soit-elle aux représentations.

Ces considérations, que j'aurais aimées moins abstraites, ont une référence

(1) S. FREUD, Métapsychologie, p. 85, n. 1.

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1195

et une incidence clinique moins indirecte qu'on pourrait le penser. Ainsi,l'installation, le développement et la dissolution du transfert sont des momentset des témoins d'un travail de l'affect jouant son rôle propre au sein de l'éla-boration fantasmatique, mnésique et perceptive qui se fait parallèlement.Mais surtout n'est-ce pas le sentiment de presque tous les analystes que ce quise passe de non-verbal dans la cure exerce une influence déterminante sur le

processus analytique. Or, dans cette dimension, n'est-on pas fondé à croire

que les courants affectifs conscients et principalement peut-être les construc-tions d'affects postulées par Freud, concourent, à leur manière — et dans unecertaine mesure indépendamment des associations représentatives conscienteset inconscientes —, aux changements qui s'opèrent ?

Un peu comme il est impossible de préciser ce que signifie tel discours

musical, alors même qu'on en est pénétré et modifié, il me semble qu'en deçàet à côté des enchaînements symboliques que le déroulement des représenta-tions permet, une analyse se fait par le biais d'une élaboration affective inces-sante — où les modulations vont de l'insensible au brutal — élaboration quiappartient bien au domaine du sens et à la dimension de l'inconscient mais de

façon autre que l'élaboration proprement représentative ou fantasmatique, ausens strict. Bien entendu ceci est affaire de conventions théoriques et termino-

logiques : je me référais à l'instant exclusivement au cadre freudien ; dans le

système kleinien, les mêmes idées devraient être exprimées tout différemmentétant donné la conception du fantasme inconscient qui y a cours où l'affect,dans sa valeur qualitative, est inclus comme partie intégrante.

En fin de compte, dans la perspective que je défends ici, l'affect d'une partjouerait son rôle élaborateur à la naissance même du fonctionnement psychique,et d'autre part serait par la suite susceptible de contribuer spécifiquement(mais non, sauf exceptionnellement, d'une manière autonome) aux divers

processus intra et intersubjectifs. Le dynamisme de la représentation pulsion-nelle se structurant à partir d'un niveau de sens indifférencié ou potentiel etselon une complexification et une différenciation à la fois formelles et fonction-nelles de plus en plus poussées, il y aurait ainsi un métabolisme affectif souset cojacent à la combinatoire des représentations, métabolisme dont les consi-dérations quantitatives en termes de variations dans la tension d'excitationsont impuissantes à rendre compte et dont les évaluations qualitatives en termesde « rythme de déroulement chronologique des modifications » (Freud) sonttout à fait insuffisantes. L'étude psychanalytique de l'affect et des affects poureux-mêmes et en tant que qualités psychiques reste donc sinon toute à fairedu moins grandement insatisfaisante et incomplète. Y contribuer serait tra-vailler à la solution des difficultés créées par l'introduction de la notion de

quantité en psychanalyse. Une étude économique ne saurait se limiter à des

supputations sur le jeu des énergies d'investissement et de contre-investisse-ment. Le point de vue économique, en tant que point de vue sur le fonctionne-ment psychique doit se comprendre comme ce qui a trait au travail ayant lieudans l'appareil psychique, en définissant ce travail par sa relation à la manifes-tation et à l'élaboration du sens.

Or, il est notoire que les transformations affectives ont une valeur d'index

particulièrement précieuse, comme Freud l'a montré et comme Green le

rappelle. Il y a lieu, en effet, de ne jamais oublier que tout opaques et aveuglants

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que parfois puissent être nos affects, toute désorganisante leur éventuelle

action, ces aveugles sont souvent en même temps les meilleurs des guides et les

plus sûrs des révélateurs. C'est bien pourquoi l'écoute analytique serait infirme

qui négligerait ou sous-estimerait les messages originaux et irremplaçablesde l'affectivité — tant celle qui s'inscrit dans le transfert que celle qui prendorigine ou se répercute dans le contre-transfert — au profit du souci de décryp-tage des symboles et du décodage du matériel verbal. L'écoute analytiquesuppose, certes, un travail intellectuel, mais elle doit pour répondre aux

exigences de la cure, comparable en cela à l'écoute musicale, être sensibleau style, à l'intonation, au tempo, aux inflexions, aux modulations, bref à

l'expression : elle nécessite donc un contact intime aussi bien avec les affectsde l'autre qu'avec les siens propres, elle demande leur saisie intuitive et leur

compréhension immédiate. Que l'expressivité puisse souvent refléter toutautre chose que ce que croit ressentir le sujet qui parle ou qui vit sous nos

yeux cela ne fait que renvoyer à la complexité infinie de l'organisation affective,au dynamisme inconscient des constructions d'affects, c'est-à-dire en fin de

compte à toute la richesse muette du coeur, à lui-même en grande partieinaccessible.

Si je devais résumer d'une phrase ma pensée, je dirais que l'affectivité

m'apparait comme une dimension absolument originale des transformations

psychiques — la notion de transformation condensant celle de travail et cellede sens — en un mot donc comme une modalité spécifique de travail du sens.

MICHEL DE M'UZAN

AFFECT ET PROCESSUS D'AFFECTATION

Je tiens à dire qu'à mon avis, le travail d'André Green suscite d'entrée de

jeu le respect, un sentiment (pour ne pas dire un affect), qu'on garde entier

après la lecture, et après avoir considéré les très nombreux aspects du problèmequi y sont mis en lumière tant dans les chapitres historiques que dans les

parties critique et théorique. En vérité, André Green nous convie d'abord àune sorte de parcours à travers tout l'édifice psychanalytique, et je pensequ'il est peu de points relatifs au thème de son rapport qui lui aient échappé.Peut-être est-il même allé bien au delà, si tant est qu'il existe quelque facettede l'édifice qui ne s'articule d'une manière ou d'une autre avec la question del'affect. Cela étant, il va de soi qu'au moment de parler d'un tel travail, on nelaisse pas d'être conscient du caractère arbitraire de l'entreprise, étant donné

qu'en s'attachant à tel ou tel point, on en néglige nécessairement bien d'autres,peut-être des plus importants. Pour ma part, j'ai été ainsi amené à retenir en

particulier l'une des notions proposées par Green, celle de procès ou de pro-cessusqui, tout en étant assez générale, me paraît avoir le double mérite d'êtreféconde sur le plan théorique et de correspondre incontestablement à uneréalité clinique.

Indépendamment des réflexions directes qui lui sont consacrées, cettenotion imprègne littéralement le travail de Green, mais elle s'affirme peu à

peu à mesure du développement en dessinant une trajectoire visible. Je n'enmentionnerai que quelques moments : la définition catégorielle de l'affect (p. 15),la double définition qui traite de l'affectation énergétique des représentations(p. 177), enfin celle de travail (p. 211). Je noterai aussi un terme clé introduitau passage, celui de « psychisation » (p. 182) qui est remarquablement illustré,dans un mouvement inversé, par une suite de propositions allant, par exemple,de : « J'ai réfléchi à ce que ma conversation avec mon ami Pierre m'a ouvertdes horizons sur les raisons de mon attachement pour A... » à : « Mon corpsest comme un poids mort... tout est étrange... j'ai un voile devant les yeux... »

(p. 189).Je me propose donc de relever certains aspects de ce procès pour en suivre

les conséquences et, à partir de là, de formuler une sorte d'hypothèse généralesur l'affect. Une hypothèse, cela va de soi, que je ne puis développer réellementdans les limites d'une intervention et dont par conséquent je ne définirai queles lignes essentielles ; mais à laquelle je crois bon de m'arrêter dans la mesureoù elle fait place à des questions en apparence purement terminologiques,tout en rendant compte positivement du balancement de la pensée de Freuddevant l'idée d'affect inconscient.

Je noterai d'abord que tout au long du rapport d'André Green, l'idée

s'impose que l'affect est lié à la notion de recherche, de poursuite ; c'est pour-quoi sans doute l'auteur consacre quelques pages à l'étude des nuances séman-

tiques. De fait, l'affect est quelque chose qui advient, qui trouve sa place surune trajectoire et prend sa pleine valeur au terme de ce que je nommerai un

REV. FR. PSYCHANAL. 76

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processus d'affectation, pour désigner l'aspect dynamique, l'orientation vers unbut qui donnent au phénomène son caractère spécifique. Vu sous cet anglel'usage du terme d'affect en général peut être mis en question, d'abord parcequ'il se présente pour le tout dont il n'est qu'une partie ; ensuite parce qu'envertu de sa valeur substantive marquée, il tend à arrêter, à figer quelque chosed'essentiellement mouvant, tout en confondant dans la même idée des modesde fonctionnement psychique tout à fait différents. J'espère montrer qu'il ne

s'agit pas là d'une simple querelle de mots, mais de questions bien fondées

puisqu'elles portent sur la position topique de Paffect, l'opposition affect duMoi - affect du Ça, la notion d'affect inconscient, etc. D'un côté Green nousdit que « l'essence de l'affect est en dehors du langage, mais qu'il peut se laisserdire par lui », de l'autre il nous rappelle aussi que « le Moi a pour fonctiond'être le lieu où l'affect se manifeste, cependant que le Ça est le lieu où sontbandées les forces qui vont lui donner naissance ». L'affect ne trouve donc biensa pleine définition qu'à la fin du parcours suivi par les forces dont il peutprocéder. Ce parcours ou processus d'affectation, comme je propose de l'appeler,doit concerner tous les systèmes psychiques, alors que l'affect lui-même resteétroitement lié à la conscience, ou plus exactement au système perception-conscience, pour tenir compte des articulations verbales, des éléments moteurset des sensations. " L'affect, selon Green, est regard sur le corps ému, il est

pris entre le corps et la conscience. » En ce sens, et au regard de la théorie,car pour la praxis la notion est parfaitement légitime, il n'y aurait pas à stricte-ment parler d'affects inconscients. Les fameux « germes en puissance », les

Affektbildungen dont parle Freud dans les Ecrits métapsychologiques seraientà considérer comme des stades originaires du processus d'affectation, desmoments premiers au sens naturel et mécanique. C'est peut-être à cela queGreen fait allusion — j'espère ne pas altérer sa pensée — lorsqu'il mentionneune certaine catégorie d'affects surgis de l'intérieur du corps, par une élévationsubite d'investissement née sans le secours de la représentation (p. 177). Pourma part, je pense que ce temps élémentaire d'une élévation du niveau d'inves-

tissement, au plus profond de l'appareil psychique, existe régulièrement quelsque soient les facteurs déclenchants, y compris la confrontation avec une repré-sentation Cs. Mais de toute manière, l'affect dans son sens plein, c'est-à-dire

délimité, inextricablement lié à l'existence d'un Moi pour l'éprouver (p. 166)ne trouve sa place qu'assez tard sur la trajectoire du processus d'affectation,laquelle, plus ou moins complète, plus ou moins complexe, suppose la disso-ciation des conglomérats primitifs et, à son terme, de nouvelles articulations etdissociations. Il s'agit donc d'un mouvement progressif de différenciation quipeut s'arrêter en cours de route par suite des aléas des articulations entre sensa-

tions, représentations de choses et représentations de mots. Pleinement déve-

loppé, presque au sens d'une maturation, l'affect ne peut être conçu que dansson rapport avec la mémoire, il pourrait même n'être dans son sens étroit quele souvenir d'une expérience, ou mieux encore, le souvenir d'une élaborationtendancieuse effectuée dans le passé. A cet égard, j'attache beaucoup d'impor-tance à cette remarque de Green, selon laquelle «aucune notion plus que l'affectn'est plus directement liée à la dimension historique » (j'ajouterai toutefois àcondition que celle-ci ne soit pas conçue comme pur enregistrement de faits).Ailleurs, lorsque la trajectoire ne s'accomplit pas complètement, les qualités

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1199

propres de l'affect ne s'affirment plus avec autant de netteté, car alors il se

produit des décalages entre sensations et représentations, qui peuvent parfoisêtre de l'ordre fonctionnel. Le patient, par exemple, pleure sans savoir pourquoi,ou plutôt presque sans le savoir. Dans ce cas, Green l'a bien noté, l'affectest devenu avant tout une défense contre la représentation. Il arrive aussi— cela m'est surtout apparu dans le deuil — qu'il soit une défense contre le

développement d'un autre affect. Mais quoi qu'il en soit, la relation avec le

système perception-conscience est prépondérante, et j'accentuerais mêmevolontiers l'importance de la notion de sensation, comme Green le fait en parti-culier dans l'examen critique du manuscrit G (p. 23). Dès lors je suis quelquepeu arrêté par les notions d'affect du Ça et d'affect du Moi, ainsi que par celled'affect inconscient, car même si l'on sépare comme il convient les manifes-tations où l'économique prévaut de celles, plus complexes, où le travail de repré-sentation est plus largement engagé (« effet de symbolisation », au sens de

Green), il demeure que la distinction entre ces deux types d'affects doit

dépendre essentiellement du degré de stabilité de l'investissement du Moiet de la relativité de son pouvoir d'inhibition. Dans les deux cas, toutefois, onse trouve à une même extrémité du processus d'affectation, un seuil a étéfranchi.

Deux notions auxquelles Green s'est attaché peuvent éclairer ce passage del'accession à l'affect enregistrable par la conscience, donc à l'affect proprementdit, ce sont la décharge et le régime économique. A mon avis, ces deux notionsdoivent être prises en considération, étant propres à ôter aux distinctions

topiques et structurales ce qu'elles pourraient avoir de facilement figé (c'est un

point que j'ai déjà eu l'occasion de traiter ) (1).Les affects, écrit Freud, correspondent à des processus de décharge. Et

ailleurs : « Les investissements pulsionnels cherchant (2) la décharge, c'est, ànotre avis, tout ce qu'il y a dans le Ça. » Cette formulation est en accord avecun énoncé plus ancien, où il est dit que le noyau de l'inconscient est constitué

par des représentations qui veulent (2) décharger leur investissement. Je pensequ'il convient de souligner les verbes chercher et vouloir, parce qu'ils sous-entendent qu'à partir d'un certain enracinement somatique, une certaine

quantité orientée s'est heurtée à un obstacle et que la décharge de cette quantiténe peut s'effectuer que dans un autre lieu que celui où elle est née. L'obstacle,il serait trop long d'en traiter réellement ici, mais il est probable qu'il est à mettreau compte d'un contre-investissement primaire, et le lien avec Eros, cause d'un

détour, serait alors à discuter. Quant à la décharge, est-il nécessaire de rappelerqu'elle est distincte de la libre circulation de l'énergie, celle-ci n'exprimantprécisément que la recherche de la décharge. Déplacement et condensation ne

représentent que la quête de l'énergie, son mouvement vers une issue. Tantôtil peut s'agir d'une décharge fractionnée, c'est-à-dire impliquant parallèlementtoute une série de liaisons, un regroupement des sensations, des représentationset des divers effets moteurs où s'épuise le quantum énergétique restant ;tantôt c'est une décharge massive — l'effraction dans le Moi dont parle Green —

qui court-circuite tout le travail articulant les diverses représentations pour

(1) Expérience de l'inconscient, L'inconscient; n° 4, oct.-décembre 1967.(2) C'est moi qui souligne.

I200 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

déboucher sur des modifications fonctionnelles accompagnées d'une tendance

à une libération par l'acte ou par l'action. Action qui, du reste, peut encore

retracer une certaine histoire plus ou moins oubliée. Enfin, lorsque l'échelon

de l'acte est lui-même court-circuité, le destin du processus d'affectation ne

permet pas de parler d'affect, car il peut être absolument silencieux. Les forces

engagées n'ayant acquis aucune qualité, elles contribuent à une sorte d'exci-

tation pure qui tend à se décharger dans l'organique, lieu qui est celui où le

processus s'engage et qui prend pour l'appareil psychique la même valeur quele monde extérieur. Cette sorte d'aller et retour presque sur place, qui éjectele corps même et représente le trajet le plus court, impose fortement idée du

principe d'inertie ou de Nirvâna. On reconnaîtra ici certains aspects de ce

qu'on est convenu d'appeler l'ordre psychosomatique, toutefois j'ajouterai

que même dans ce cas extrême, il est parfois possible de repérer quelque chose

d'équivalent à une qualité : c'est la rage, avec ses relations étroites avec la

contrainte, la frustration et l'agression.Ainsi, contrairement à André Green — mais cela reste un point de discus-

sion —, je ne conçois guère, compte tenu de mes prémisses, que la décharge

puisse s'accomplir au lieu même où la tension est née, c'est-à-dire dans le Ça,à moins d'étendre à l'extrême ses limites, comme le voulait Groddeck, ou bien

encore de problématiser les distinctions topiques et structurales, comme j'aidit tout à l'heure que je le croyais utile.

C'est ici qu'intervient la notion de régime économique qui me paraît capitaleet à laquelle du reste j'ai consacré beaucoup d'attention dans un travail anté-rieur. Green ne l'a pas non plus négligée, et nos points de vue se rejoignent de

nouveau lorsqu'il souligne que le point de vue économique ne se limite pas à

l'aspect quantitatif, mais qu'il faut tenir compte de la transformation du statut

de l'énergie, de son passage de la libre circulation à la liaison. Dans cette pers-pective, l'affect au sens étroit que je lui ai donné dans le processus d'affectation

naît au décours d'un moment précis, celui d'une expérience économique définie

par une reprise de la libre circulation de l'énergie là où elle est normalementliée — étant exclu le domaine des petites quantités engagées en particulier dans

l'épreuve de réalité, le jugement, etc. Tout se passe comme si les lois du proces-sus primaire étaient venues tout à coup, quoique brièvement, régir le système

supérieur. L'accession limitée et momentanée d'une libre circulation de l'énergieà ce niveau tout à la fois émeut et permet des liaisons qualitatives nouvelles.

En son tout premier début, la situation est sans doute comparable à celle oùla quantité déferle dans le Moi, comme Green le décrit, mais où grâce au pouvoird'inhibition du Moi elle évolue dans un registre différent. On peut dire que la

mémoire est réellement engagée dans l'expérience, engagée et nourrie du fait

de la constitution de nouvelles traces mnésiques (on ne se souvient que de ce

qui vous a touché).C'est ici que je retrouve un des aspects de la notion de « psychisation »

introduite par Green. Si l'affect naît avant que de nouvelles liaisons s'établissent,au moment où la « séparation économique » entre les divers éléments d'un

complexe de représentations est précisément suspendue, on conçoit qu'il n'est

plus seulement lié à un quantum, mais aussi à des modifications de régimeénergétique. Considérées sous cet angle, on voit une fois de plus combien les

frontières entre les systèmes psychiques sont fluides. Dans une sorte de pulsa-

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1201

tion qui est la vie même, les distinctions topiques sont mises en question,remaniées. Il s'agit là, à mon avis, d'un temps primordial du processus d'affec-

tation qui précède et annonce l'émergence imminente de l'affect proprement

dit, celui-ci étant spécifié à partir d'un état proche de la dépersonnalisation,où ce qui a trait au corps, à l'émoi, à la sensation, à l'ébranlement, au change-ment se trouve enchevêtré. Il va de soi que cet état n'a pas les mêmes conno-

tations que les accès dramatiques de la névrose de dépersonnalisation, pour ma

part je pencherais à le considérer comme la phase centrale du processus d'affec-

tation, lequel ici aboutit enfin à l'affect susceptible de toutes ses nuances.

Ainsi les émois vécus dans la dépersonnalisation ne peuvent être mis sur le

même plan que les affects, puisqu'ils n'en sont que les temps premiers et

nécessaires. Ce sont des moments fugaces, à la limite de l'indicible le plus

souvent, mais qui ne sont jamais absents, si recouverts qu'ils soient sur le

moment par l'affect lui-même qui rejette ainsi ce qui a permis sa naissance.

Ce temps de la dépersonnalisation pourrait correspondre à ce que Green

nomme l'événement dans son modèle théorique. Pour lui, en effet, il s'agitd'une rupture dans une trame, d'un moment où se condensent des expériencesdiverses dans lesquelles le « saisissement » est régulier et source d'inquiétante

étrangeté. Je reconnais toutefois qu'à mon sens, s'il existe un certain rapportentre ce temps de dépersonnalisation et l'événement dont parle Green, leurs

fonctions ne sont pas superposables. Pour proposer une image, je dirai qu'àla position de structure transitionnelle de la névrose de dépersonnalisation dans

la nosographie des psychonévroses correspond la situation transitionnelle du

phénomène de dépersonnalisation dans la trajectoire du processus d'affectation.

Et c'est là que se situent les modifications souvent brusques du régime éner-

gétique. Or, on le sait, la dépersonnalisation est relative à une perturbation de

l'économie narcissique. Green écrit à ce propos, en rappelant la situation du

sujet contemplant sa propre image dans le miroir : « L'affect est un objet de

fascination hypnotique pour le Moi. L'affect est ce qui, dans l'analyse, main-

tient le Moi dans une position de dépendance par rapport au narcissisme. »

En tout cas, la situation décrite ici est bien de celles qui se colorent d'inquié-tante étrangeté : en se découvrant, le sujet se sépare de lui-même pour se

retrouver, et cette expérience, qui à un moment donné peut être singulière-ment dépersonnalisante, engage pleinement le corps et la sensorialité. Ainsi,la saisie de l'identité passerait par l'expérience d'un ébranlement initial, c'est-à-

dire un saisissement.Faute de pouvoir ici développer entièrement mes vues, je les résumerai

en disant que le processus d'affectation est un mouvement qui participe à la

découverte que le sujet fait de son identité, et qu'il décrit une trajectoire dans

laquelle un phénomène apparenté à la dépersonnalisation occupe une place

centrale, celle d'un agent de transition, avant que ne se forment les affects

proprement dits. Ces derniers, lorsqu'ils ne se limitent pas à leur rôle de

témoin et à leur fonction de décharge, c'est-à-dire lorsqu'il existe un Moi

suffisamment investi pour disposer de son pouvoir d'inhibition, permettent le

resaisissement du passé, participent à la constitution de nouvelles traces mné-

siques et à l'élaboration de l'actuel qui constituera le passé vivant de demain.« C'est par la souffrance que s'atteint la vérité du sujet », écrit André

Green, je dirais que c'est par l'affect et le processus dans lequel il prend place.

1202 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

Mais il me faut encore faire quelques remarques. J'ai rencontré les vues deGreen sur de nombreux points, même lorsque les accents étaient posés diffé-remment. Or, cet accord même m'engage maintenant à exprimer une certaine

perplexité — ce qui revient à une demande d'éclaircissements — devant latoute dernière partie du rapport, qui traite du modèle théorique. Je n'insisterai

pas sur l'introduction d'une terminologie extra-analytique (conjoncture, événe-

ment) que Green, certes, définit, mais qui n'en est pas moins problématiqueparce que, d'une part, elle risque souvent d'être mal saisie, et que, d'autre partelle expose au danger d'introduire des concepts nouveaux (contrairement à laloi de l'économie) dont l'intégration à l'édifice psychanalytique est toujoursdélicate. Je me bornerai également à observer en passant que l'ingéniosité et

l'originalité du schéma proprement dit pourrait se passer de parrainage.D'autres points en revanche demandent à mon sens un examen plus attentif.

Ainsi dans le passage où à propos de son schéma, Green parle du support du

fantasme, s'avançant, venu du côté de l'événement, et qu'il l'identifie avec un

pouvoir de crainte et d'anticipation, je crois entendre que ces deux termesdéfinissent précisément le bouleversement économique, les modifications

énergétiques dont il a été question. Mais est-ce bien cela ? D'autre part, cemême support, qui est mouvement, serait en même temps un lieu, celui où ledésir se dévoile et par surcroît se déforme. Je reconnais n'être pas sûr d'avoir

parfaitement compris sur un plan métapsychologique ce que peut être le

support d'un fantasme qui serait en même temps le point de révélation du désir.Pour ce qui vient du côté de l'objet, notion composite, dit Green, où s'entrela-cent une fois de plus désir et identification, nous aurions affaire avec la repré-sentation psychique de la pulsion. Mais si archaïque soit-elle, celle-ci appartientbien à l'ordre du fantasme. Il faudrait donc conclure à une sorte de clivageentre le fantasme et son ordre d'un côté, et le support de ce fantasme de

l'autre, qui est simultanément lieu de révélation du désir. N'est-ce pas pro-blématique ?

Enfin, si l'hallucination négative est la représentation de l'absence de

représentation, plutôt que de considérer avec Green le phénomène commel'effet le plus saisissant de Paffect, je le rattacherais à un temps particulier,transitoire du processus d'affectation. L'hallucination négative serait alorsrelative à un échec du processus d'affectation, lorsqu'il tourne court au lieude s'accomplir jusqu'au bout, puisqu'en définitive la vocation de l'affect estde parvenir enfin à se dire.

RENÉ MAJOR

L'AFFECT PEUT-IL ÊTRE UN « SIGNIFIANT » ?

Dans le souci légitime de redonner à l'affect la place entière qui lui revient

aussi bien dans la pratique que dans la théorie psychanalytique, marquant parlà les insuffisances des systèmes théoriques qui en tiendraient trop peu compte,André Green est conduit pour défendre son point de vue à des formulations

qui suscitent certaines interrogations : L'affect peut-il subir le refoulement ?Peut-il tenir lieu de la représentation ? La représentation elle-même est-ellesi nettement du côté de la pensée et l'affect du côté du corps ? Enfin, et surtout,l'affect peut-il être un « signifiant » ?

Ces questions sont corrélatives les unes des autres et pour susceptible decontroverse que puisse apparaître la position de Green sur ces différents pointsfondamentaux de son travail, elle n'en demeure pas moins cohérente dans son

ensemble, et partant, séduisante. Situons-nous d'emblée au coeur du débat.La démonstration de Green repose sur les prémisses formulées d'une opposi-tion de l'affect et du langage. S'il ne fait pas de doute qu'une telle dichotomie,du moins entre affect et représentation, se manifeste comme effet du processusdéfensif, il n'en demeure pas moins que Freud conçoit cette division comme la

conséquence de la tension qui s'exerce au sein même de l'appareil du langage.Dans cette optique la situation analytique confère moins au champ du discoursune extension qu'elle ne révèle l'intension (1) des éléments constitutifs du

langage, et l'affect renvoie moins au corps comme tel qu'à un élément parti-culier du langage qui peut même tenir lieu de l'affect, l'image cénesthésique :sensation interne liée au souvenir de la satisfaction, à la direction de l'appareilpsychique du désagréable à l'agréable telle qu'elle est imprimée par le désir.Plutôt qu'une hétérogénéité du signifiant, l'examen de l'appareil du langagefait apparaître à la fois la disparité des matériaux qui prêtent leur concours à lamise en place de l'image acoustique (le signifiant) et l'unicité de celle-ci dansla position qu'elle occupe au sein de l'appareil et qui maintient une vectorisation nécessaire, tout comme pour l'appareil psychique. C'est cette vectorisation

qui se trouve abolie si l'on fait de l'affect, de l'acte et des états du corps propre,des signifiants. Le problème est d'importance étant donné ses incidences sur la

compréhension de la situation analytique, sur la conception du travail de l'ana-

lyse et de l'interprétation, sur les conditions du devenir conscient et les possi-bilités de symbolisation.

En effet, c'est en fournissant au préconscient des liens intermédiaires quesont les représentations de mot que s'opère le travail analytique, et seul échappeà ces liens intermédiaires l'affect qui lui est soit inconscient soit conscient.Affect et préconscient s'excluent. Le refoulement proprement dit concerneessentiellement le retrait de l'investissement préconscient. Pour Freud, et

jusqu'en 1927, Green sera d'accord, le refoulement refuse à la représentation

(1) Concept emprunté à la logique symbolique de Carnap.

1204 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

sa traduction en mots. Ce n'est pas tant l'accès à la conscience qui est refusé àla représentation que sa liaison à une image verbale préconsciente. L'affect poursa part, traduction subjective de la quantité d'énergie pulsionnelle, se manifestecomme un processus de décharge, soit qu'il subisse des transformations, soitencore qu'il soit inhibé ou supprimé. Avec l'article sur le fétichisme, Greenfait opérer à la pensée de Freud un renversement de sa position quant à l'affectet au refoulement. Et pourtant... Freud précise bien, dans le passage dont nous

débattons, qu'en introduisant le terme de désaveu, il entend différencier lesvicissitudes de l'idée de celles de l'affect. Je considère pour ma part que Freudy précise que le refoulement, bien que portant sur la représentation, entraînedes vicissitudes de l'affect (déplacement, transformation, conversion) alors quece sont les vicissitudes de la représentation elle-même qui sont concernées parle désaveu. Ainsi la représentation de la castration, par exemple, peut parfaite-ment être refoulée et l'horreur liée à son dévoilement subir des transforma-tions. Plutôt que par un tel déplacement de l'affect, le fétiche, quant à lui, seconstitue par déplacement de la représentation désavouée dans l'expérience dela perception. Le refoulement opérerait ainsi toujours sur la représentation,même si cette opération a pour effet une déliaison de l'affect qui sera voué àla recherche de représentations substitutives. A l'inverse, Green en vient à faireporter spécifiquement le refoulement sur l'affect. Et sans doute y est-il amenélogiquement afin d'établir une parité de l'affect et de la représentation, et dèslors faire de l'affect un signifiant en titre.

C'est bien sûr, et j'y faisais allusion liminairement, la question du langage,point de départ et de retour, qui hante toute la démarche de Green. J'ai étéétonné de l'entendre dire ce matin que la conception du langage chez Freudporte la marque « d'un âge antérieur aux progrès remarquables de la linguis-tique ". Que la linguistique tout comme la biologie aient fait d'immenses

progrès paraît incontestable, mais je pense que la théorie du langage établie

par Freud à l'orée de la voie qu'il a frayée (théorie peu connue il est vrai et

susceptible de développements) demeure encore la seule congruente à lapratique et à la théorie psychanalytiques. Qui plus est, elle me paraît fondatricede la méthode.

Dès ses premiers écrits, Freud rompt avec le dualisme corps-esprit pourtenter de trouver le lien manquant qui puisse rétablir la continuité. Son inter-prétation des apahasies lui fournit l'occasion d'élaborer un appareil du lan-gage — entièrement différent de ceux décrits jusqu'alors — qui lui servira demodèle aussi bien à l'interprétation des rêves et du mot d'esprit que pour laconstruction de l'appareil psychique. Ce qui est pertinent à notre discussionc'est de rappeler que des impressions cénesthésiques viennent dès l'origineconstituer des éléments du mot, une sorte d'engramme dans la psyché quioffre un début de frayage pour ces empreintes psychiques que sont les imagesacoustiques. L'enfant apprendrait à parler à partir des images acoustiques quelui renvoient les propres sons qu'il émet, se fabriquant ainsi sa construction

langagière personnelle qui porte la marque des fantasmes inconscients. C'estce dialecte en quelque sorte que tente de corriger l'apprentissage de la langue.L'affect serait contemporain, du moins comme virtualité, de ces premièresimpressions cénesthésiques prises dans le réseau constitutif du mot qui intègreaussi les images visuelles et motrices. L'impression cénesthésique serait à l'affect

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1205

ce que la trace mnésique est à la représentation. Les précurseurs des deux modes

d'expression de la pulsion sont d'emblée parties constituantes de l'unité fonc-tionnelle du langage. De plus, ce qui est capital dans la conception de Freud,c'est la vectorisation de l'appareil qui entraîne une prévalence de l'image acous-

tique. En effet, l'image acoustique vient constituer la seule extrémité sensoriellede la représentation de mot, la seule qui la relie à la représentation de chose.Freud fonde dès lors la totale dépendance de la fonction de l'association verbalesur l'apport de l'image acoustique.

Il était à partir de là conséquent que l'hypnose fût abandonnée pour laméthode de la libre association. Freud venait d'ailleurs précisément de réfuterla théorie de Charcot d'un appareil du langage selon lequel aucune prévalencen'était accordée à l'un ou l'autre des divers éléments constituants du mot :chacun de ces éléments, auditif, visuel, moteur ou cénesthésique, avait unemême valence, et ils étaient permutables. Ainsi conçu, l'appareil habille surmesures une théorie de la suggestion, puisque l'affect (et l'affect de transfert)pourrait à lui seul induire des modifications de l'équilibre économique du sujet.Faire partager à l'affect, à l'acte et aux états du corps propre le statut parti-culier de l'image acoustique, constitue un retour subreptice à cette théorie.Cette aventure paraît inévitable dès lors que l'un ou l'autre des éléments setrouve exclu d'une conception du langage.

C'est d'ailleurs cette image acoustique au sens où Freud l'entendait qui sevoit vingt ans plus tard rebaptisée « signifiant » par de Saussure. L'imageacoustique demeure par excellence la représentation naturelle du mot en tant

que fait de langue, même virtuel, en dehors de toute réalisation dans la parole.Ainsi en est-il du langage intérieur, celui de Freud selon son aveu, procédanten temps ordinaire par images acoustiques indistinctes, accompagnées de légersmouvements des lèvres. L'élément moteur par exemple n'occupe naturelle-ment qu'une place subordonnée par rapport à l'image acoustique. C'est ence sens que nous comprenons l'affirmation de l'Esquisse selon laquelle les imagesmotrices servent en partie les buts de leur association aux représentationsde mot.

La libre association repose sur l'apport de l'image auditive à laquelle estramenée l'image visuelle. En cela elle procède dans le sens inverse du rêve,tout en tendant à maintenir la même libre circulation de l'énergie pulsionnelledans le courant intersystémique. En redonnant au processus primaire un accèsau processus secondaire, la situation analytique rend possible l'interprétationdu conflit psychique à partir d'un discours singulier, selon les règles mêmes de

l'interprétation des rêves. Quant à l'affect, la libre association l'inhibe ou le

réprime en général moins facilement que ne le fait le travail du rêve, mais les

perceptions internes d'origine corporelle viennent figurer comme des percep-tions externes et l'affect comme inscrit dans la trame du discours. Désarticulé,l'affect ne tient pas lieu de représentation, il en usurpe la place. Appliqué au

transfert, il constitue à la fois le contre-investissement qui entraîne la rupturede la chaîne associative et l'appoint énergétique indispensable au rétablisse-ment des liaisons.

Si dans l'étude des rêves Freud tient compte de l'affect comme d'un indicede représentations manquantes — et « psychiquement nous ne pouvons appré-cier un affect que dans sa liaison à un contenu représentatif » — l'interpréta-

1206 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

tion, quant à elle, porte essentiellement sur les représentations et plus précisé-ment sur les images verbales du récit du rêve qui enveloppent un contenulatent. L'examen de la technique analytique de Freud montre qu'il n'en est pasautrement pour l'interprétation dans la cure. Tout en prenant en considérationle transfert, elle porte sur le système des représentations, fussent-elles, d'ailleurs,celles de l'analyste. Sinon, il en est comme pour le rêve, nous retombons vite

dans l'erreur des prédécesseurs de Freud qui le considéraient comme unensemble pictural sans voir la relation symbolique de chaque élément du rébus

avec un mot ou une partie d'un mot. Lorsque dans le cabinet de Freud

l'Homme aux loups se trouve à heure fixe en proie à la peur d'être dévoré, l'ana-

lyste comprendra, certes, que son patient se défend contre le désir de se sou-

mettre sexuellement à lui comme à son père, mais le lien qu'il importe d'éta-

blir, et en l'absence duquel surgit l'affect, c'est bien entre le chiffre romain

que l'aiguille de l'horloge vient tout à coup couvrir sous ses yeux et l'heure à

laquelle aurait été observé autrefois le coït parental. En de nombreuses figu-rations substitutives dont le cheminement est constamment retracé, cette repré-sentation véhicule et cristallise successivement un contenu affectif et fan-

tasmatique.D'autre part, la situation analytique, par son aménagement même et par le

relief donné à la perception auditive et aux représentations auxquelles elle

donne lieu, privilégie le fantasme qui, tout comme il nous est dit pour le Moi

et le Surmoi, se constitue à partir des choses entendues tout en intégrant le vuet le vécu. Nous retrouvons là une vectorisation identique à celle de l'appareildu langage.

Il en est de même pour le processus du devenir conscient. Les représenta-tions de chose soumises à l'attraction de l'inconscient et au jeu de l'énergielibre semblent s'être départies des qualités de leurs propres résidus perceptuels.Elles acquièrent la capacité de devenir conscientes par leur liaison avec les

résidus de perceptions de mots (1). Ces résidus verbaux proviennent fondamen-

talement des perceptions auditives et fournissent ainsi au préconscient une

source sensorielle. L'exemple est éloquent : Freud devine que l'accusation deDora portée contre Mme K., à savoir qu'elle aime son père parce qu'il est

homme fortuné, masque son contraire, l'infortune de son impuissance, par la

voie du double sens de Vermôgen. Si Dora disposait consciemment de l'imagevisuelle de ce fantasme, comme elle le précise, ce n'est pourtant que par le relais

de la représentation verbale que s'opère la reconversion de l'affect à la représen-tation de chose, temps du désinvestissement du symptôme de la toux nerveuse.

La représentation est symbolisable. L'affect ne l'est pas, parce qu'il ne peutétablir un pont intersystémique ; tout au plus peut-il constituer un indice dela représentation manquante qui pourrait rétablir cette viabilité. Si l'on veut

parler de signifiant et de signifié — personnellement je n'y tiens pas puisque le

vocabulaire freudien comporte les désignations utiles : l'image acoustique etle concept inconscient (celui d'une petite chose pouvant être séparée du corps) —

ce qui commande le passage d'un équivalent symbolique à un autre, dont onsait toute l'importance dans la cure, c'est uniquement le signifiant au sens

(1) FREUD (S.), L'inconscient, S.E., vol. XIV, p. 202.

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1207

freudien de l'image acoustique. Par exemple, dans l'équivalence faeces-enfantc'est l'expression « faire » ou « donner » un enfant à quelqu'un.

La prévalence accordée par Freud dans son appareil du langage à l'imageacoustique, extrémité sensorielle de la représentation de mot préconsciente,et sa position privilégiée de pouvoir véhiculer l'image visuelle et l'affect sup-portent donc sa conception de l'appareil psychique, du devenir conscient etde l'interprétation.

Lorsqu'il nous décrit des types de séances André Green nous présente l'und'eux à dominante affective et un autre à dominante représentative où l'ana-

lyste et l'analysé sont comme captifs l'un de l'autre, dans un rapport en quelquesorte d'hypnotiseur à hypnotisé. Il faut reconnaître que ces descriptions recou-vrent une certaine image réaliste de l'impact de la résistance, mais même

lorsque l'affect tend à couvrir toute remémoration par la répétition, l'énigmeainsi posée ne laisse-t-elle pas entrevoir une image visuelle négligemment jetéedans le champ associatif de l'analyste qui puisse évoquer le mot manquant ?Ne trouve-t-on pas aussi, dans le deuxième cas, parmi le défilé incessant desmots tous apparemment vêtus à la même mode et dépourvus d'affect appeal,l'un d'eux qui se présente travesti et dont le manteau verbal couvre pourl'analysé une chose qu'il ne saurait voir ?

Enfin, il ne va pas sans difficulté de concevoir l'hallucination négative,« effet de l'affect », comme « représentation de l'absence de représentation »

alors que plus simplement elle se présente, avec la résurgence d'angoisse,comme l'échec de la représentation à devenir objet de perception.

C'est le propre de la résistance d'emprunter ces chemins qui apparemmentne mènent nulle part mais sa double polarité offre d'aventure quelque parcourssingulier, toujours néanmoins dans le sens des vecteurs établis dans l'appareildu langage et l'appareil psychique.

Sans issue s'avère donc la voie sur laquelle s'offre l'affect comme signifiant,car en lui faisant occuper la place de l'image acoustique, on acharne le leurre

(sic) plutôt qu'on ne fait de l'affect un signifiant de la chair. C'est le repaireconnu de l'hystérique où s'investit cette occupation, et la volonté de faire passerl'entendement par l'affect ne peut laisser recours qu'à la suggestion. Toutcomme la conscience peut se laisser fasciner par l'inconscient au point que des

parties du corps viennent usurper la place du signifiant (1), l'affect, dans lasolution hystérique, devient réellement « un objet de fascination hypnotiquepour le Moi ».

(1) Ce qui apparaît à l'évidence dans la description de « la machine à influencer » de Tausk.

RÉPONSE D'ANDRÉ GREEN

Je voudrais, moins par souci de politesse que pour dire mon sentiment,exprimer ma gratitude à l'égard de tous ceux qui ont contribué à la discussionintroduite par le rapport sur l'affect. Y compris ceux qui, pour une raison ou

pour une autre, ont limité leur contribution à l'expression orale. A ceux quiont pris la peine de laisser une trace écrite de leur intervention, je dois une préci-sion : ma réponse ne tiendra pas toujours la balance égale entre eux. Si jeréponds un peu plus brièvement à certains plutôt qu'à d'autres, c'est simple-ment parce que leurs interventions ou bien développent des conceptions person-nelles à propos du thème du rapport, quoique un peu marginalement, ou bien

complètent celui-ci, ce dont je les remercie sans trouver à y redire. J'en prendsacte en leur demandant de m'excuser de m'attarder un peu plus longuement à

répondre à ceux qui ont discuté mon travail.

J. Mynard a trouvé dans mon rapport une confirmation des idées qu'il adéfendues sur l'investissement d'emprise mentale. Je ne suis pas bien sûr queles passages de mon rapport relatifs à la maîtrise des affects rencontrent tout à faitce qu'il décrit sous cette expression. Mon sentiment est que sa réflexion tourneautour de la génitalisation de mécanismes que je suis personnellement tentéde rattacher à la phase anale, qu'il s'agisse de leurs aspects pulsionnels oudéfensifs. Mais peut-être ne l'ai-je pas bien compris. Il me semble à cet égardque ce que j'avance sur le destin des affects est moins univoque et plus conflic-tuel pris dans la contradiction des exigences maturatives vers la maîtrise etla résurgence périodique de leur dynamisme primitif qui témoigne de leurimmaîtrisabilité. A tort ou à raison, j'ai l'impression que Mynard n'échappepas à une vue qui me paraît quelque peu idéalisante. Il me semble entendreun écho lointain des philosophies extrême-orientales derrière ces formulations

psychanalytiques. Mais je ne pourrais que me réjouir de me tromper, et suis,en tout cas, heureux que mon travail lui ait été utile pour l'élaboration de ses

propres conceptions.D. Braunschweig et M. Fain, dans une intervention dont tous auront

apprécié la richesse, ont poursuivi à l'occasion de cette discussion, un dialoguequ'ils entretiennent avec moi depuis quelque temps. Je trouve dans leur contri-bution un écho et un prolongement des idées que je défends et qu'ils étoffentà partir d'une expérience qui me fait défaut : celle des syndromes psychoso-matiques de l'enfance. C'est pourquoi je ne puis qu'admettre leurs suggestionsqui me paraissent plausibles et fécondes. Elles apportent à certaines construc-tions d'un caractère spéculatif l'enrichissement de l'observation concrète.Et pourtant, il m'est difficile de répondre à leurs questions parce que mon

121O REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

terrain d'expérience essentiellement fondé sur les analyses d'adultes, est

différent. Métapsychologiquement cependant, je ne puis que souscrire aux

hypothèses de la censure maternelle édifiée sur le mode du pare-excitations,sur la sexualisation de cette censure comme mode de liaison par Eros de la

pulsion de mort en tant que « rattrapage de fortune » et sur sa visée d'extinction

affective. Je ne vois non plus rien à redire sur l'insuffisante libidinisation

du Moi dans ces cas, témoin d'un trouble de l'équilibre narcissisme - auto-

érotisme. De même, l'idée qu'on pourrait se trouver ici en face d'un précur-seur du sentiment inconscient de culpabilité (un pont étant ainsi jeté entre maso-

chisme érogëne et masochisme moral), me semble défendable à condition de

faire droit à tous les remaniements structuraux qui accompagnent la constitu-

tion du Surmoi oedipien de type paternel. Toute la clinique psychanalytiquemoderne s'attache aux relations dans les deux sens entre les phases préoedipienneset oedipiennes du développement. Le point sur lequel D. Braunschweig et

M. Fain et moi-même sommes d'accord est l'existence d'une « structure oedi-

pienne »qui rend compte de ces phases plus qu'elle ne découle d'elles. Ces consi-

dérations génétiques et structurales s'appliquent également aux grands aspects

métapsychologiques dont nous étudions, eux et moi, les fonctions et les consé-

quences. Ainsi en est-il des relations entre le narcissisme primaire et le maso-

chisme primaire d'une part, et de l'intrication Eros - pulsion de mort, d'autre

part. Ce que je puis rappeler ici c'est que le narcissisme primaire, le principe du

Nirvâna, la pulsion de mort sont des concepts structuraux et non des états.

Cela veut dire qu'ils évoquent des situations jamais réalisées en fait, mais des

tendances vers... Alors que insomnies précoces, spasmes du sanglot, incons-

cience sont, eux, des états, c'est-à-dire forcément des combinaisons de pulsionset de défenses obéissant à plusieurs principes (Nirvâna, plaisir, réalité), produitsd'une histoire vécue et des influences extérieures, objet de compromis, de réé-

laborations, de remaniements, etc.. La position structurale adoptée par moi

dans cette étude tend forcément à ne pas donner toute sa portée aux articulations

génétiques sur lesquelles ils ont justement attiré l'attention tout en ne perdant

pas de vue la référence axiologique.

Quant au cas particulier qu'ils étudient, à mon tour de leur poser une ques-

tion, il serait intéressant de savoir dans quelle mesure les enfants atteints du

spasme du sanglot ne réagissent pas contre une influence maternelle (je dis

influence et non imago parce que je ne sais pas si ce dernier terme est appli-cable ici) vécue comme toute puissante et objectivante. L'observation (super-

ficielle) de ces mères donne l'impression que la conflictualisation avec l'enfant

est ressentie par elles comme si celui-ci les châtrait, mettait en relief leur pouvoirexclusivement maternel et non paternel, soulignait en quelque sorte leur envie

du pénis et l'échec de cette envie, l'autorité restant en fait le pouvoir du père

qui se fait obéir « au doigt et à l'oeil ». Aussi, en retour désirent-elles annihiler

le jeune protestataire ou, en tout cas, disposer de lui comme d'un instrument

docile. En hurlant, puis en se pâmant, l'enfant met en oeuvre à la fois sa protes-tation par la décharge motrice et le désir maternel de le voir disparaître. Il

s'auto-expulse de la scène à la fois pour échapper au triomphe de la mère qui le

verrait soumis, et pour réaliser le voeu de celle-ci de le voir disparaître comme

individu libidinal. Ce recours à une défense biologique irait en quelque sorte

à contre-courant de l'étayage qui amène la pulsion à se différencier dans le

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1211

registre psychosexuel et constitue une déviation de l'évolution des pulsions d'auto-

conservation dans le sens du narcissisme par un renversement masochiquemoins imprégné par l'érotisation de la passivité que par cette «simulation »(sans

que ce terme s'entende avec sa connotation péjorative, mais au sens d'imitation)d'inconscience. Une manifestation telle que le spasme du sanglot vient sanc-

tionner le droit de vie et de mort de la mère sur l'enfant au point de vue vital,ce qui est différent du pouvoir exercé par le père au regard de la Loi. Comme si,

privé de ce recours, l'enfant, plutôt que d'accepter la censure maternelle,s'excluait momentanément sur le registre vital. Les larmes ne sont pas le pré-lude d'une attente, mais l'ouverture d'une brèche par laquelle il se donne la

sensation de ne pas exister.Cette hypothèse, complémentaire de celle de Denise Braunschweig et

Michel Fain, jetterait un pont entre leur interprétation et la mienne. Deux ques-tions abordées par Denise Braunschweig et Michel Fain : celle des structures« anti-affectives » et celle du sentiment inconscient de culpabilité ont été

traitées par J. Bergeret et J.-C. Sempé.Jean Bergeret apporte par son intervention un complément à ce qu'on

pourrait appeler une caractérologie psychanalytique de l'affect. Sa descriptionde l'anti-affect chez les « inaffectifs » répond en effet à une forme de névrose

du caractère dont l'existence prête peu à discussion. Le mérite de la contribu-

tion de Bergeret est de nous montrer les implications contre-transférentielles

de l'analyse des sujets présentant une telle structure, par le passage à l'acte.

Ainsi se trouvent illustrées certaines propositions contenues dans le rapportselon lesquelles le recours au soma comme le passage à l'acte — et dans le cas

de Bergeret, son induction projective au niveau de l'autre n'en est que plusdémonstrative — représentent les voies en court-circuit qui bloquent l'éla-

boration inconsciente.

J.-C. Sempé a, lui aussi, comblé une lacune de mon rapport par l'analysedu sentiment inconscient de culpabilité. Sa contribution éclaire les parts

respectives de l'acte, du désir et de la toute-puissance de la pensée, qui est

en fin de compte le ressort essentiel de cette culpabilité inconsciente. Un des

mérites de cette intervention est de souligner combien la projection devient

nécessaire pour maintenir cet affect à l'état inconscient. Manoeuvre défensive

qui se retrouve dans l'analyse par l'accusation de l'analyste. En outre, l'élabo-

ration de cette position dans les diverses structures nous montre autant de

destins différents à partir d'une situation de départ commune. La situation

de transfert les explicite. La connaissance par l'affect sur quoi se termine l'inter-

vention de J.-C. Sempé pose tout le problème de cette « conation » qu'A. Valen-

stein nous a rappelée.J'en viens maintenant à trois contributions qui abordent les hypothèses

métapsychologiques que j'ai défendues en les discutant soit pour les préciserdans une optique personnelle, soit pour les réfuter.

C. David, dans son intervention, pousse plus loin que je ne l'ai fait la soli-

darité de la force et du sens en montrant que leur confrontation ne se borne pasà une action d'antagonisme et de collaboration, mais aussi d'interpénétration.Dès lors que l'on admet que le sens est transformation, le travail qui portesur la force concerne au premier chef le sens. A cet égard il n'y a pas oppositionentre économique et sémantique, mais, pour ainsi dire, comme le double

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déchiffrage d'une seule réalité : celle du travail psychique. C. David dit ici,encore mieux que moi, ce que je veux dire. Dans cette perspective l'affect est

alors bien un signifiant par une opération productrice de sens. Et sans doute

y a-t-il un profit à remplacer le terme de signification, trop chargé de préjugésintellectualistes, par celui de signifiance. Cependant, ne nous hâtons pas

d'amalgamer les deux sphères : celle de la représentation et celle de l'affect,

puisque ce qui importe c'est la spécificité du travail de transformation qui y

opère. C. David marque très fortement l'aspect qualitatif de ce travail qui est,selon lui, irréductible aux variations quantitatives, soulignant ainsi la spécificité

affective. Je lui accorde volontiers que tout reste à faire dans ce domaine à partirde l'étude du transfert et du contre-transfert.

Lui dirai-je — mais il le sait — combien j'ai été sensible à son évocation

de l'écoute musicale (on pourrait dire du phrasé analytique) justifiant ainsi

l'exergue que j'ai tiré de ces vers de Shakespeare qui ouvrent La nuit des rois.

Cette « richesse muette du coeur » dont il parle, c'est l'immense pudeur de

Freud qui la tient le plus souvent dans cette mutité, alors que tout nous révèle

qu'il la possédait au plus haut point. Sans elle, la psychanalyse ne serait pasnée. Sans cette qualité (aux deux sens du terme) nous ne serions pas psycha-

nalystes. Sans doute, la pudeur nous oblige aussi à en être avare d'expressionet l'analyste le plus souvent conserve la froideur du chirurgien, dans l'intérêt

même du patient.La contribution de Michel de M'Uzan témoigne de la parenté de nos deux

démarches. Rien d'étonnant à cela, dans la mesure où certaines références

communes — même si nos positions respectives à leur égard ne sont pastout à fait identiques — nous unissent. Je conçois son intervention comme une

extension de mon rapport, l'une des directions vers lesquelles on peut lui donner

une suite. Et ceci non plus ne m'étonne pas, car M. de M'Uzan a élaboré son

intervention à partir d'une analyse « analytique », si je puis me permettre cette

redondance, du texte. Le processus d'affectation rend remarquablement comptede l'aspect dynamique de l'affect. A côté des questions relatives aux aspects

économiques et topiques les plus généralement mis en valeur, prend placeici l'aspect paradoxalement le moins traité de la question, alors que l'affect

se définit comme une quantité mouvante. Parcours, trajectoire, mouvement pro-

grédient, à cette idée s'adjoint celle d'une différenciation progressive. A cet égard,il serait bon de rappeler que l'aspect dynamique ne se résume pas à celui de la

force motrice, mais comprend le jeu des forces motrices contradictoires. De ce

fait, les distinctions entre décharge et régime économique sont précieuses, le

premier terme signifiant épuisement énergétique, alors que le second impliquecirculation de l'énergie. Y a-t-il des décharges dans le Ça ? M. de M'Uzan en

doute ; personnellement, je tendrais à le croire, mais ici la preuve est difficile

à apporter dans un sens ou dans l'autre. Notre désaccord est moins important

qu'il pourrait le paraître si ces orages prennent la voie du soma.

Je ne verrais pas non plus d'inconvénient à situer la dépersonnalisation

par rapport à l'affect comme le fait M. de M'Uzan. La véritable discussion quise tient entre nous et qui fixe les limites de notre accord concerne le modèle

théorique proposé au terme de mon travail. Je comprends qu'une telle tenta-

tive ne résolve pas toutes les questions. Si, en effet, je conçois, venant du côté

de l'événement, le support du fantasme comme un bouleversement de régime

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1213

économique — ce que de M'Uzan est prêt à accepter — je ne suis pas sûr

en revanche que ce qui vient du côté de l'objet, à savoir la représentationpsychique de la pulsion, appartienne à l'ordre du fantasme. Je dirais plutôt— mais ceci est hypothétique — que celle-ci émerge du travail sur le corps

qui aboutit à la motion pulsionnelle. Sur ce point, la présentation du rapportapporte — du moins je l'espère — certaines précisions.

Quant à l'hallucination négative, le malentendu ici vient de ce que notre

interprétation du phénomène est différente. Si je ne conçois pas celle-ci

comme un raté du processus d'affectation, mais comme une (a)représentation,un irreprésentable, c'est parce que j'y vois le point de tension extrême de l'anta-

gonisme et de l'équilibre entre représentation et affect. Point où toute représen-tation étant abolie, l'affect est à son acmé. Freud ne dit-il pas que la constatationde l'absence de pénis chez la mère provoque une impression semblable à celle

de la chute du trône ou de l'autel ?R. Major est, de tous les intervenants, celui qui, après avoir examiné les

hypothèses que j'ai présentées, a été amené à discuter le plus radicalement leur

validité métapsychologique. Sa critique est précieuse à ce titre puisqu'elletémoigne de ce que le débat reste ouvert.

En résumé, le point de vue de R. Major est que la représentation est symbo-lisable, tandis que l'affect ne l'est pas. Cette capacité symbolique, la représen-tation la devrait à la vectorisation qui l'oriente vers le langage (lien entre repré-sentation de chose et représentation de mot par l'intermédiaire de l'image

acoustique). Major va même jusqu'à soutenir que l'affect ne renvoie qu'à unélément particulier du langage, l'image cénesthésique. Pour Major, s'appuyantsur le travail de Freud sur l'aphasie, l'appareil psychique est homologue de

l'appareil du langage. Toute vectorisation a pour orientation l'acheminement

vers la représentation de mot. Dans ces conditions, l'affect excluant le précons-cient échappe au pont intersystémique par lequel l'inconscient, passant parle préconscient, devient conscient. Certes, il y a passage pour l'affect, de

l'inconscient au conscient, mais par un court-circuit. Major admet donc

implicitement l'affect inconscient, mais c'est pour lui dénier une valeur de

symbolisation, puisque le relais préconscient nécessaire à la connexion entre

représentation de chose et représentation de mot fait défaut ici. Cette inter-

prétation de Major du texte, commenté dans le rapport, du Moi et du Ça,est à l'opposé de la mienne. Les conclusions de Major me semblent cependant

paradoxales. Car d'une part il sépare l'affect de la sphère corporelle, alors

que Freud ne cesse de rappeler son enracinement corporel, allant jusqu'à sou-tenir que la réalité dernière de l'affect est d'ordre physiologique. D'autre part, en

le rattachant à l'image cénesthésique, Major conçoit celui-ci comme un « élé-ment particulier du langage ». Il en fait donc un relais sur la voie du langageet on s'attendrait alors à lui voir attribuer un rôle dans la production du signi-fiant, comme en témoigne sa proposition : « L'impression cénesthésique seraità l'affect ce que la trace mnésique est à la représentation », ajoutant ensuite :« Les précurseurs des deux modes d'expression de la pulsion sont d'emblée

partie constituante de l'unité fonctionnelle du langage. » On se serait, en ce cas,attendu à ce que l'affect joue son rôle à part égale avec la représentation dansla verbalisation. Nous serions alors moins en désaccord qu'il n'y parait au

premier abord. Mais Major rompt cette parité par la prévalence accordée

REV. FR. PSYCHANAL.. 77

1214 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-1970

à l'image acoustique, du fait de la vectorisation, et rejette l'affect du côté de

l'hypnose, que Freud abandonna et qu'il me soupçonne de vouloir remettre

en honneur.On se doutera que je ne partage pas cette façon d'interpréter la pensée de

Freud. Contrairement à Major, qui retrouve l'image acoustique partout dans

les textes freudiens, je ne la rencontre, quant à moi, jamais après ce texte sur

l'Aphasie. En outre, je ne puis m'associer à cette réduction de l'affect à sa

dimension imaginaire sous la forme de l'image cénesthésique. En fin de compte,la position de Major non seulement rompt avec le dualisme représentation-

affect, mais encore lui substitue une théorie moniste de la représentation dans

la mesure où l'image cénesthésique — même lorsqu'elle est qualifiée de sensa-

tion interne liée au souvenir de la satisfaction — est dans cette optique (c'est le

cas de le dire) une image, donc une représentation.Or, s'il faut bien tenir compte de la vectorisation de l'appareil du langage,

cet appareil, dont on ne trouve plus trace dans l'oeuvre de Freud passé le cap de

l'Aphasie, il faut aussi tenir compte de la vectorisation de l'oeuvre de Freud. A cet

égard, il me semble significatif que Major, de même que tous ceux qui cherchent

à faire prévaloir une interprétation linguistique de la psychanalyse, se réfère

à la première topique et exceptionnellement à la seconde. Or, ce sur quoi

j'ai mis l'accent, est que, au fur et à mesure du développement de cette oeuvre,de l'inconscient au Ça, l'imaginaire et le système des représentations perd de

l'importance en faveur de la motion pulsionnelle, beaucoup plus proche de

l'affect. En ce qui me concerne, j'ai pensé que la coexistence de divers systèmesde symbolisation (primaire et secondaire) se rencontrait dans le processusde la concaténation, autrement appelé mise en chaîne, de l'association libre.

A cet égard, je ne vois pas de contradiction entre le fait de dire, comme je le

fais, que l'affect tient lieu de représentation, et qu'il en usurpe la place, comme

le fait Major. Ce qui m'a paru important, c'était d'envisager la différence des

cas où l'affect s'assujettit au procès de la chaîne, lui conservant sa valeur signi-ficative, et celle où il la brise, cassant le procès.

Réduire l'interprétation aux seules données des représentations me paraîtfaire courir à la technique un risque dangereux. Pour lutter contre une certaine

pratique « hystérique » de la psychanalyse, proche de l'hypnose et de la sugges-

tion, Major en vient à préférer une manière de « psychanalyser »que j'appelleraisvolontiers obsessionnelle. Si l'une et l'autre comportent des dangers, il me faut

rappeler ici que Freud signale que l'acceptation du refoulé sur la base des

représentations, fréquent chez l'obsessionnel, est le cas où la dénégation s'yrévèle la plus inattaquable. Il m'a semblé que la distinction entre langage et

discours permettait de sortir de cette impasse de l'hégémonie du signifiantverbal sans tomber dans celle de la référence au vécu ineffable. Le discours est

constitué par cette mise en chaîne faisant coexister non seulement des symbo-lisations d'ordre et de niveau divers, mais des matériaux hétérogènes dans une

structure qui romprait avec la linéarité constitutive du langage et permettraitde concevoir cette « écriture » sur un mode à la fois polyphonique et poly-

graphique.Ayant décrit ces séances à dominante représentative et à dominante affec-

tive, il n'est point contestable que dans la forêt vierge comme dans le désert

peut se trouver également le diamant du mot manquant. Je ne crois pas

INTERVENTIONS SUR L'AFFECT 1215

que la fonction de ces types de séance soit uniquement de le cacher dans la

végétation surabondante ou le sable pierreux. Aurais-je le sentiment que jel'ai trouvé que je me déciderais plutôt à ne pas m'y arrêter parce qu'il mesemble que c'est le régime économique du procès de la séance qui en interditl'élaboration. En somme, je ne crois pas à la valeur dynamique d'une telle

interprétation dans un tel contexte.Ce n'est pas que je récuse le type d'interprétation où Major reprend

l'exemple de Freud. J'en use aussi. Ce que je conteste, c'est que ces interpré-tations sont prototypiques ou exclusives. Les considérer ainsi, n'est-ce pas làsuccomber à la séduction narcissique de la toute-puissance du maître-mot ?La valorisation des jeux verbaux — Major sait que ce n'est pas de lui que jeparle — me paraît conduire à une pratique opératoire momifiée. Heureusementou malheureusement, entre ce que les analystes font et ce qu'ils écrivent qu'ilsfont, il y a quelque différence. Quant à moi, je ne crois pas qu'il soit possiblede faire de la psychanalyse une analyse du langage, ou un art oraculaire quifait s'évanouir la force qui vectorise le sens. Il est important de ne pas oublier

que le langage lui-même est périodiquement subverti par une force qui balayed'un revers de main le château de cartes de ses constructions les plus hardies,histoire de lui rappeler, de temps à autres, ses limites.

Ici se clôt, pour le moment, ce débat si important. Pour le moment, car ilne fait pas de doute qu'il continuera de se poursuivre parce qu'il est essentiel.Comment pourrait-il en être autrement, dans la mesure où, à travers lui, sedessinent en fait des orientations théoriques et pratiques majeures et que se

joue aussi la question de la place de la psychanalyse dans les sciences de pointed'aujourd'hui.

Nécrologies

THEODOR REIK

Il y a 35 ans, en décembre 1925, Theodor Reik écrivait le discours queFreud l'avait chargé de prononcer, devant la Société viennoise de Psychanalyse,à la mémoire de Karl Abraham. Voici aujourd'hui, dans la Revue françaisede Psychanalyse) une note à l'occasion de la mort de Theodor Reik, le31 décembre 1969. Toutes proportions gardées, le rituel se poursuit en somme,étiré, il est vrai, par la distance, le temps, le nombre : Reik, Autrichien d'origine,Américain d'adoption, est peu connu en France où on le confond souvent,sur l'énoncé de son nom, avec son presque homonyme Reich ; il a fait partiede la première génération post-freudienne, ce qui remonte, en matière d'His-toire de la psychanalyse, à la nuit des temps ; Abraham avait été son analysteet son ami, ce que Reik n'a pas été pour 1 auteur de la présente note. Celle-cirisquerait ainsi de n'être que pure formalité si l'éloignement, le manque decontacts ne présentaient, en même temps que des inconvénients, quelquesavantages : ils dispensent du panégyrique sur commande, du de mortuis nihilnisi bonum (Freud avait d'ailleurs félicité Reik parlant d'Abraham d'avoir sualler au-delà ; remarque ambiguë : si le discours n'était pas pure louange,c'était sans doute qu'on y percevait, plus qu'une appréciation « objective »,un reste d'ambivalence transférentielle) ; en outre, ils laissent la parole à Reiklui-même, tel qu'il se dessine dans son oeuvre. Les jalons marquant le coursde sa vie s'y repèrent facilement : sa naissance en Bohême, en 1888, son enfancedans la Vienne de Freud au sein d'une famille juive modeste, la mort de sonpère alors qu'il avait 18 ans, sa résolution, prise quelque temps après, et tenueintégralement de lire Goethe de la première à la dernière ligne, ses études depsychologie, sa rencontre avec Freud. Tout ceci vient sous sa plume sansprojet autobiographique d'ailleurs ; il suffit de mettre dans l'ordre chronolo-gique les souvenirs apparaissant dans les fragments d'auto-analyse qui émaillentses ouvrages. Abraham, comme il a été dit, fut son analyste. Après quoi, bienque sa qualité de non-médecin fasse, pour lui comme pour d'autres, problème(Freud, en 1926, à peu près en même temps qu'il écrivait « La question del'analyse profane », commentait son cas dans une lettre à la Neue freie Presse),Reik commence à exercer lui-même la psychanalyse, à Vienne puis à Berlin.L'occupation nazie l'oblige à se réfugier à La Haye puis, en 1939, aux Etats-Unis. C'est là qu'il vivra désormais, en conflit d'ailleurs avec ses confrèresde la Société psychanalytique dont il ne partageait pas plus le titre (de médecin)que les idées. Il fondera d'ailleurs une association « National PsychologicalAssociation for Psychoanalysis ».

Au cours de sa longue existence, Reik a contracté deux unions dont laseconde semble avoir été plus satisfaisante que la première, procréé troisenfants et produit, en un labeur acharné probablement, une oeuvre abondante,mi écrite en allemand, mi en anglais. Le Masochisme, seul livre traduit enfrançais jusqu'à maintenant semble-t-il, n'en donne qu'une image parcellaireet plutôt terne. Peut-être a-t-on choisi pour cette traduction un ouvrage quel'on a cru conforme au goût psychanalytique français. Il est vrai que l'oeuvrede Reik lui est, ou lui était, en grande partie étrangère. Ses écrits, écrits-fleuves,au fort et lent débit, pourraient se répartir en trois courants : la psychanalyseappliquée (Ritual, par exemple, que Freud préfaça), les études psychologico-psychanalytiques (auxquelles appartiendrait Le Masochisme ou The Psychologyof Sex Relations), enfin les essais auto-analytiques greffés sur un thème culturel(fragment littéraire, roman, oeuvre musicale, etc.). Dans tout cela, rien quipuisse contribuer à l'édification du corps de la théorie psychanalytique, rien

qui l'élargisse ou l'infirme. Reik s'y réfère, se proclamant freudien orthodoxe(il ne s'est effectivement jamais séparé de Freud à qui il voua jusqu'à sa finun culte fidèle), mais en même temps se méfie de toute démarche qui s'éloi-gnerait par trop du contenu de la séance analytique, surtout si elle utilise une

1218 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

terminologie néo-formée. Il a souvent insisté, avec raison sans doute, maisaussi avec un certain manque de rigueur, sur le vécu de la séance, sensible àl'analyste non pas en raison de sa formation mais en proportion d'un donspécifique pour l'exercice psychanalytique (cf. Listening with the third ear).Souvent marquées par une sorte de psychologisme de plus ou moins bon aloi,certaines de ses vues sur la pratique analytique, sur la transmission de l'analyse,sur les sociétés psychanalytiques apparaissent néanmoins pertinentes. Ainsitrouve-t-on chez lui côte à côte défauts pesants et qualités de premier plan :lourdeur, répétitions, visée littéraire réticente et médiocrement soutenue(certains de ses ouvrages furent aux Etats-Unis des « best-sellers ») ; en contre-partie, richesse et exactitude de l'information dans ses essais de psychanalyseappliquée en particulier et, dans les passages dits auto-analytiques, un ton devoix juste et probablement unique en son genre. Cette originalité rend, au-delàdu bavardage, la lecture de Reik attachante. Mais aussi elle oblige à reconsidéreret peut-être à reformuler en d'autres termes la difficile question de l'écrituresur l'analyse ou de l'écriture analytique. En ce sens, elle demeure actuelle,malgré son parfum un peu désuet ; en ce sens, Theodor Reik pourtantmarqué par son lieu et son époque — il est resté, malgré son émigration et lesannées, un Viennois du début du siècle — porte témoignage après sa mortdans un débat dont les dimensions et les termes ne pouvaient se préciserqu'après un certain écoulement de l'Histoire psychanalytique.

Jacqueline ROUSSEAU-DUJARDIN.

HERMAN NUNBERG

L'oeuvre de Herman Nunberg, décédé le 20 mai 1970, occupe une placeconsidérable dans l'histoire de la psychanalyse.

Né en 1884 à Bendzin (Pologne), il fait à Cracovie ses études secondaires et,malgré son intérêt pour l'histoire, deux années de médecine. Il se rend ensuiteà Zurich, où il bénéficie de l'enseignement d'Eugen Bleuler et de Cari G. Jung,et suit assidûment les cours sur l'hypnose. Revenu à Cracovie, il découvre lestravaux de Freud et, lors de la première guerre mondiale, vient s'installerà Vienne, où il devient membre de la Société psychanalytique.

En 1933, il émigré avec sa famille et, répondant à l'invitation de l'Universitéde Philadelphie, professe un an dans cette ville. Il se fixe enfin à New York,où il exercera jusqu'à sa mort.

Malgré une très élogieuse préface de Freud, son premier ouvrage, AllgemeineNeurosenlehre auf Psychoanalystischer Grundlage (1932) ne parut en traductionsanglaise, puis française, qu'en 1955 et 1957. Le souci qu'il y témoigne den'avancer aucune conclusion théorique qui ne se fonde sur l'apport de l'expé-rience clinique, ne cessera de le guider dans sa réflexion. C'est ainsi qu'en 1960,dans son texte Curiosité, il déclare : « J'ai voulu (...) montrer à quel point estprogressive la compréhension théorique de certains problèmes, et à quel pointnous devons être circonspects vis-à-vis de nos conclusions théoriques ».

Ses réflexions, notamment, sur la fonction du Moi et son rôle dans le pro-cessus de guérison, ont grandement contribué au développement de la penséepsychanalytique.

L'enseignement de Nunberg — qui assura, dé 1950 à 1952, la Présidencede la Société psychanalytique de New York — ne se limitait pas aux séminaireset aux contrôles, mais se poursuivait dans un rapport constant avec ses élèves,qu'il continuait de guider dans leur travail clinique et théorique.

La récente publication de ses Mémoires (New York, 1969), et celle desMinutes de la Société psychanalytique de Vienne, qu'il enrichit d'une impor-tante introduction et de nombreuses notes, ont rappelé aux psychanalystesactuels que bien des idées qui nous paraissent aujourd'hui évidentes ont étéintroduites par Nunberg, au terme d'un long travail d'approfondissement.

Son désir de voir se poursuivre les discussions sur la théorie et la pratiquede la psychanalyse l'amena à accepter la présidence de la Fondation pour ledéveloppement de la psychanalyse et la recherche, dont il avait lui-mêmesuscité la création.

TABLE DES MATIERESDU TOME XXXIV

THÉORIE.ABRAHAM (G.). — Hypothèses pour une recherche du « bon moment »

de l'interprétation 860ANZIEU (D.). — Eléments d'une théorie de l'interprétation 755BARANDE (I.)- — Qu'est-ce, ce qui est ainsi compulsionnellement

répété ? 457— Les préambules à 1' « interprétation-surprise » 857BERGERET (J.). — Les états limites 601— Les « inaffectifs » 1183BOONS (M.-C). — Automatisme, compulsion : marque, re-marques.. 541— Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues

romanes (L'interprétation) 852BOURDIER (P.). — Aspects du pessimisme freudien 207BRAUNSCHWEIG (D.)- — Le narcissisme dans la cure 191— et FAIN (M.). — Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes

de Langues romanes (L'affect) 1175BURGER (M.). — L'interprétation chez une suicidaire 835CHILAND (C). — En relisant les textes de Freud sur la compulsion

de répétition 407COSNIER (J.). — A propos de l'équilibre des investissements narcis-

siques et objectaux dans la cure analytique 575DALIBARD (Y.). — Interprétation sur le rapport d'Anzieu 826DAVID (Ch.). — Impulsion novatrice et compulsion de répétition... 503— La fascination de l'illimité : antagonisme sexuel et oppositions

pulsionnelles dans la Penthésilée de Kleist 653— Interprétation et affect 854— Affect, travail et signification 1191DECOBERT (S.). — Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes

de Langues romanes (L'interprétation) 863DUJARIER (L.). — La compulsion de répétition dans l'oeuvre de Freud. 359FAIN (M.). — Intervention au Colloque sur la compulsion de répétition 453— Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues

romanes (L'interprétation) 841(et D. BRAUNSCHWEIG), Intervention au XXXe Congrès des Psycha-nalystes de Langues romanes (L'affect) 1175

FONAGY (L). — Les bases pulsionnelles de la phonation 101FREUD (S.)- — Malaise dans la civilisation 9GENDROT ( J.-A.). — Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes

de Langues romanes (L'interprétation) 832GILLIBERT (J.). — La naissance de la répétition 509GREEN (A.). — Répétition, différence, réplication 461— L'affect (rapport au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues

romanes) 885HOLLANDE (Cl.). — Introduction au Colloque sur la Compulsion de

répétition 355— et SOULÉ (M.). — Pour introduire un colloque sur la Compulsion

de répétition 373LUZES (P.). — La valeur de l'interprétation 850MAJOR (R.). — L'interprétation comme lien symbolique 846— L'affect peut-il être un « signifiant »? 1203M'UZAN (M. de). — Le même et l'identique 441— Affect et processus d'affectation 1197MYNARD (J.). — De l'investissement d'emprise mentale sur les affects 1171NACHT (S.). — L'automatisme de répétition 459— Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues

romanes (L'interprétation) 821NEYRAUT (M.). — Solitude et transfert 81

1220 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 5-6-I970

NEYRAUT-SUTTERMAN (Th.). — Parricide et épilepsie ; à propos d'unarticle de Freud sur Dostoïevski 635

ROUSSEAU-DUJARDIN (J.). — Intervention au XXXe Congrès des Psy-chanalystes de Langues romanes (L'interprétation) 827

SEGAL (H.). — Notes sur la formation du symbole 685SEMPE (J.-C). — La chute du père et la restauration 233— A propos du sentiment de culpabilité inconscient 1187STRACHEY (J.). — La nature de l'action thérapeutique de la psychanalyse

-255

CLINIQUE.ALBY (J.-M.). — Courte présentation d'un cas clinique.. . 437DANON-BOILEAU (H.). — À propos de la compulsion de répétition chez

l'adolescent psychotique 427FAIN (M.) et KREISLER (L.). — Discussion sur la genèse des fonctions

représentatives à propos de deux observations pédiatriques.... 285LACOMBE (P.). — La lumière symbole de la mère 141MELTZER (D.). — Note sur la réceptivité analytique 137MONTAGNIER (M.-Th.). — A propos de la psychothérapie d'un patient

automutilateur 697SOULÉ (M.). — La « ficelle » dans le jeu de la bobine, étude génétique

de sa maîtrise 431VILLE (E.). — Un cas clinique à propos de la compulsion de répétition 419

ACTUALITÉ.

ROUSSEAU-DUJARDIN (J.). — Quand l'interprétation est portée parles notes 307

RÉFLEXIONS CRITIQUES.CHASSEGUET-SMIRGEL (J.). — Le Tsarévitch immolé, par A. BESANÇON 153DUJARIER (L.). — Psychanalyse de la situation atomique, par F. FORNARI 729EKSTEIN (R.). — Dialogue avec Sammy, par J. MCDOUGALL et

S. LEBOVICI 733FAIN (M.). — A partir de Freud, par F. PASCHE 709GILLIBERT (J.). — Un oeil en trop, par A. GREEN 161LEBOVICI (S.). — Freud et le problème du changement, par D. WIDLÖCHER 721LEDOUX (M.). — Freud et le problème du changement, par D. WIDLÖCHER 724MCDOUGALL (J.) et GAMMILL (J.). — The Psychoanalytic Process par

D. MELTZER 167VIDERMAN (S.). — Relire Ferenczi 317

LES LIVRES.GLOVER (E.). — The Birth of the Ego 173GRINKER (R. R. Sr.), WERBLE (B.), DRYE (R. C). — The Borderline

syndrome 176MARMOR (J.). — Modem Psychoanalysis : New Directions and Pers-

pectives (J. MCDOUGALL) 179

REVUE DES REVUES.

American Journal of Orthopsychiatry 739Journal of the American Psychoanalytic Association 341Psychoanalytic Quarterly 737Psychoanalytic Review 335Psychosomatic Medicine 183

COLLOQUE.Colloque de la Société psychanalytique de Paris sur « la Compulsion

de répétition » (Paris, 29 et 30 juin 1969) 353

CONGRÈS.XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (Paris,

15-18 mai 1970) 749

Le directeur de la Publication : Christian DAVID.

1971. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)ÊDIT. N« 31 217 Dépôt légal : 1-1971 IMP. N° 22 397

IMPRIME EN FRANCE

1671. — Imprimerie dM Preisea Universitaire de France. — Vendôme (France)

IMPRIME EN FRANCE

XXX<SUP>e</SUP> Congrès des Psychanalystes de Langues Romanes Organisé par la SOCIETE PSYCHANALYTIQUE DE PARIS avec le concours de l'Associationpsychanalytique de France des Sociétés de Psychanalyse belge, canadienne, espagnole, suisse et du Groupe d'Etude portugais Paris, du 15 au 18 mai 1970

Allocution de Pierre MARTY, Président de la Société psychanalytique de ParisMessage de Léo RANGELL, Président de l'Association psychanalytique internationale

PREMIERE PARTIEPremier rapportDidier ANZIEU, Eléments d'une théorie de l'interprétationInterventions

S. NACHTYves DALIBARDJacqueline ROUSSEAU-DUJARDINJ. A. GENDROTMarthe BURGERMichel FAINRené MAJORPedro LUZESMarie-Claire BOONSChristian DAVIDIlse BARANDEGeorges ABRAHAMSimone DECOBERTDidier ANZIEU, réponse aux interventions

DEUXIEME PARTIEDeuxième rapportAndré GREEN, L'AffectPrésentation de l'Affect

InterventionsJacques MYNARDDenise BRAUNSCHWEIG et Michel FAINJean BERGERETJean-Claude SEMPEChristian DAVIDMichel de M'UZANRené MAJORAndré GREEN, réponse aux interventionsNécrologieTable des matières

TABLE DES MATIERES DU TOME XXXIVTHEORIE.

ABRAHAM (G.). - Hypothèses pour une recherche du "bon moment" de l'interprétationANZIEU (D.). - Eléments d'une théorie de l'interprétationBARANDE (I.). - Qu'est-ce, ce qui est ainsi compulsionnellement répété?BARANDE (I.). - Les préambules à l'"interprétation-surprise"BERGERET (J.). - Les états limitesBERGERET (J.). - Les "inaffectifs"BOONS (M.-C.). - Automatisme, compulsion: marque, re-marquesBOONS (M.-C.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'interprétation)BOURDIER (P.). - Aspects du pessimisme freudienBRAUNSCHWEIG (D.). - Le narcissisme dans la cureBRAUNSCHWEIG (D.) et FAIN (M.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'affect)BURGER (M.). - L'interprétation chez une suicidaireCHILAND (C.). - En relisant les textes de Freud sur la compulsion de répétitionCOSNIER (J.). - A propos de l'équilibre des investissements narcissiques et objectaux dans la cure analytiqueDALIBARD (Y.). - Interprétation sur le rapport d'AnzieuDAVID (Ch.). - Impulsion novatrice et compulsion de répétitionDAVID (Ch.). - La fascination de l'illimité: antagonisme sexuel et oppositions pulsionnelles dans la Penthésilée de KleistDAVID (Ch.). - Interprétation et affectDAVID (Ch.). - Affect, travail et significationDECOBERT (S.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'interprétation)DUJARIER (L.). - La compulsion de répétition dans l'oeuvre de Freud.FAIN (M.). - Intervention au Colloque sur la compulsion de répétitionFAIN (M.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'interprétation)(FAIN (M.) et D. BRAUNSCHWEIG), Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'affect)FONAGY (I.). - Les bases pulsionnelles de la phonationFREUD (S.). - Malaise dans la civilisationGENDROT (J.-A.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'interprétation)GILLIBERT (J.). - La naissance de la répétitionGREEN (A.). - Répétition, différence, réplicationGREEN (A.). - L'affect (rapport au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes)HOLLANDE (Cl.). - Introduction au Colloque sur la Compulsion de répétitionHOLLANDE (Cl.) et SOULE (M.). - Pour introduire un colloque sur la Compulsion de répétitionLUZES (P.). - La valeur de l'interprétationMAJOR (R.). - L'interprétation comme lien symboliqueMAJOR (R.). - L'affect peut-il être un "signifiant"?M'UZAN (M. de). - Le même et l'identiqueM'UZAN (M. de). - Affect et processus d'affectationMYNARD (J.). - De l'investissement d'emprise mentale sur les affectsNACHT (S.). - L'automatisme de répétitionNACHT (S.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'interprétation)NEYRAUT (M.). - Solitude et transfertNEYRAUT-SUTTERMAN (Th.). - Parricide et épilepsie; à propos d'un article de Freud sur DostoïevskiROUSSEAU-DUJARDIN (J.). - Intervention au XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (L'interprétation)SEGAL (H.). - Notes sur la formation du symboleSEMPE (J.-C.). - La chute du père et la restaurationSEMPE (J.-C.). - A propos du sentiment de culpabilité inconscientSTRACHEY (J.). - La nature de l'action thérapeutique de la psychanalyse

CLINIQUE.ALBY (J.-M.). - Courte présentation d'un cas cliniqueDANON-BOILEAU (H.). - A propos de la compulsion de répétition chez l'adolescent psychotiqueFAIN (M.) et KREISLER (L.). - Discussion sur la genèse des fonctions représentatives à propos de deux observations pédiatriquesLACOMBE (P.). - La lumière symbole de la mèreMELTZER (D.). - Note sur la réceptivité analytiqueMONTAGNIER (M.-Th.). - A propos de la psychothérapie d'un patient automutilateurSOULE (M.). - La "ficelle" dans le jeu de la bobine, étude génétique de sa maîtriseVILLE (E.). - Un cas clinique à propos de la compulsion de répétition

ACTUALITE.

ROUSSEAU-DUJARDIN (J.). - Quand l'interprétation est portée par les notesREFLEXIONS CRITIQUES.

CHASSEGUET-SMIRGEL (J.). - Le Tsarévitch immolé, par A. BESANCONDUJARIER (L.). - Psychanalyse de la situation atomique, par F. FORNARIEKSTEIN (R.). - Dialogue avec Sammy, par J. MCDOUGALL et S. LEBOVICIFAIN (M.). - A partir de Freud, par F. PASCHEGILLIBERT (J.). - Un oeil en trop, par A. GREENLEBOVICI (S.). - Freud et le problème du changement, par D. WIDLOCHERLEDOUX (M.). - Freud et le problème du changement, par D. WIDLOCHERMCDOUGALL (J.) et GAMMILL (J.). - The Psychoanalytic Process par D. MELTZERVIDERMAN (S.). - Relire Ferenczi

LES LIVRES.GLOVER (E.). - The Birth of the EgoGRINKER (R. R. Sr.), WERBLE (B.), DRYE (R. C.). - The Borderline syndromeMARMOR (J.). - Modern Psychoanalysis: New Directions and Perspectives (J. MCDOUGALL)

REVUE DES REVUES.American Journal of OrthopsychiatryJournal of the American Psychoanalytic AssociationPsychoanalytic QuarterlyPsychoanalytic ReviewPsychosomatic Medicine

COLLOQUE.Colloque de la Société psychanalytique de Paris sur "la Compulsion de répétition" (Paris, 29 et 30 juin 1969)

CONGRES.XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes (Paris, 15-18 mai 1970)