4
Qu’une nouvelle ère commence, et que sa peinture soit née vers 1869, nul ne l’ignore plus. Mais qu’avec elle commence un passé de l’art sans précédent, à peine en avons-nous pris conscience. 7 Que figurer les dieux ait été pendant des millénaires la raison d’être de l’art, on le savait. 8 Le sens du mot art a changé lorsqu’il a cessé de s’appliquer d’abord à des œuvres destinées à susciter l’admiration, comme le monde de l’art a changé lorsqu’il a cessé d’être seulement celui de telles œuvres ; lorsque s’y sont introduites celles qui exercent sur nous une action manifestement étrangère au dessin de leur créateur. Si l’entrée en scène de milliers d’œuvres religieuses que nul n’avait admirées ensemble, que nul n’admirait il y a un siècle, met en question l’art tel que le concevaient Delacroix, Baudelaire et Wagner, mais aussi Taine et Marx, c’est que les arts sacrés (comme le nôtre, auquel leurs formes semblent apporter une inépuisable et mystérieuse légitimation) récusent ou dédaignent la soumission des images au témoignage de nos sens. 9 Les figures sacrées au temple par un lien plus profond que celui de la soumission à l’architecture : comme l’architecte, le sculpteur restitue aux divinités souterraines, et d’abord à l’absolu, une ombre désinfectée de l’apparence. 11

André Malraux - Les Métamorphoses Des Dieux

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Extraits

Citation preview

Page 1: André Malraux - Les Métamorphoses Des Dieux

Qu’une nouvelle ère commence, et que sa peinture soit née vers 1869, nul ne l’ignore plus. Mais qu’avec elle commence un passé de l’art sans précédent, à peine en avons-nous pris conscience. 7

Que figurer les dieux ait été pendant des millénaires la raison d’être de l’art, on le savait. 8

Le sens du mot art a changé lorsqu’il a cessé de s’appliquer d’abord à des œuvres destinées à susciter l’admiration, comme le monde de l’art a changé lorsqu’il a cessé d’être seulement celui de telles œuvres ; lorsque s’y sont introduites celles qui exercent sur nous une action manifestement étrangère au dessin de leur créateur.

Si l’entrée en scène de milliers d’œuvres religieuses que nul n’avait admirées ensemble, que nul n’admirait il y a un siècle, met en question l’art tel que le concevaient Delacroix, Baudelaire et Wagner, mais aussi Taine et Marx, c’est que les arts sacrés (comme le nôtre, auquel leurs formes semblent apporter une inépuisable et mystérieuse légitimation) récusent ou dédaignent la soumission des images au témoignage de nos sens. 9

Les figures sacrées au temple par un lien plus profond que celui de la soumission à l’architecture : comme l’architecte, le sculpteur restitue aux divinités souterraines, et d’abord à l’absolu, une ombre désinfectée de l’apparence. 11

Pour toutes, à des degrés divers, le réel est apparence ; et autre chose existe, qui n’est pas apparence et ne s’appelle pas toujours Dieu. 13-14

Pourquoi voyons-nous si clairement ce que les contemporains voient si mal, ne virent pas du tout ? Parce qu’entre le XVIIe et le XIX siècle, le monde de l’art – l’ensemble des œuvres auxquelles les spectateurs sont sensibles – a changé de nature. Parce que ce monde s’est imposé à nous lorsque le Musée imaginaire a montré que l’histoire de l’art ne coïncidait avec celle de l’imitation de la nature que pour quelques siècles.

Page 2: André Malraux - Les Métamorphoses Des Dieux

Parce que nous savons aujourd’hui, qu’un mosaïste byzantin subissait le style byzantin plus que les formes de sa rue, plus que le visage de sa mère. Que nature, spectacles, vie, se glissent presque toujours dans un art à travers le filtre de l’art existant, et non un style à travers les passants. 655

L’Antiquité était un répertoire de sujets parce qu’elle était un répertoire d’actes exaltants. 656

L’art ne s’adressait plus au public de Tien et de Shakespeare, mais à une société dont un bourgeois latiniste faisait partie plus qu’un grand seigneur illettré – et dont les membres étaient unis par l’imaginaire culturel, la qualité de l’homme qu’il appelait, et le style qui l’exprimait. 657

Le romantisme n’a pas effacé Racine, mais nous a presque fait oublier le goût tel qu’on l’entendait alors, et qui était avant tout celui d’une qualité de civilisation. 657

Les romantiques illustres sont d’abord les poètes, et c’est en tant que poème, qu’ils ressuscitent la peinture du passé. 658

Le symbole, non le modèle : la gloire du maître que nul n’imite succède à la gloire de ceux que tous voudraient imiter. 659

Si le beau qui succède à la beauté – est « le reflet » de l’infini, peu importe qu’il soit exprimé par des mots, des notes ou des formes. Les artistes cessent d’en être le juge. La nouvelle poésie, qui fait de l’art une valeur suprême, crée le milieu qui la reconnaît pour telle ; comme les Prophètes, elle appelle sa communauté en proclamant sa foi. 659

Les adversaires de Racine étaient, pour ses admirateurs, des ignorants qui méconnaissaient son art ; les adversaires de Victor Hugo sont, pour ses fidèles, des adversaires de l’art. 659

Le Panthéon du premier romantisme se crée contre ce monde de formes, par des formes également transmissibles.

Page 3: André Malraux - Les Métamorphoses Des Dieux

On « avait du génie », on n’était pas un génie ; l’homme était son âme et non son pouvoir, même quand ce pouvoir créait des images libérées du jugement. 661

Malgré le divin confus qu’exalte le romantisme, le beau n’est pas pour lui un don de Dieu, mais le plus haut pouvoir d’un homme privilégié : l’artiste.

Jamais Shakespeare et Cervantès, Rembrandt et Michel-Ange ne furent si grands pour eux-mêmes que pour le XIXe siècle ; Titien, qui eût reconnu en Delacroix un fils, n’eût pas compris la nature de la vénération que Baudelaire lui porte, et que tous les romantismes portent à Rembrandt. Ils inventent leur personnage de génie, dont les dernières incarnations seront Wagner et Rodin ; et, le projetant sur tout le passé, transforment Buonarroti en Michel-Ange. La communauté de l’art découvre ses héros en même temps qu’elle découvre ses martyrs ; ce qu’elle appelle désormais le bourgeois, qu’il s’agisse de l’épicier ou de Louis-Philippe, c’est l’Infidèle. 661

Alors le musée cesse d’être une collection ; alors la création apparaît à l’artiste, non comme l’expression du pouvoir qui permit à Poussin de continuer Raphael, ou même à Fragonard de continuer Rubens, mais comme celle d’un pouvoir qui transcende l’histoire et fait, de l’appel que Titien entendit comme une voix secrète, la sommation des siècles.