Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

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  • 8/13/2019 Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

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    Les troubadours, leursvies, leurs oeuvres, leur

    influence (2e dition)Joseph Anglade,...

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

    http://www.bnf.fr/http://gallica.bnf.fr/
  • 8/13/2019 Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

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    Anglade, Joseph (1868-1930). Les troubadours, leurs vies, leurs oeuvres, leur influence (2e dition) Joseph Anglade,.... 1919.

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    http://www.bnf.fr/pages/accedocu/docs_gallica.htmmailto:[email protected]:[email protected]://www.bnf.fr/pages/accedocu/docs_gallica.htmhttp://www.bnf.fr/http://gallica.bnf.fr/
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    JOSEPH ANGLADE

    Professeur l'Universit de Toulouse

    LES

    TROUBADOURS

    LEURS VIES LEURS UVRES

    LEUR INFLUENCE

    DEUXIME DITION

    Librairie Armand Colin

    io3, Boulevard Saint-Michel, PARIS

    1919

    Tous droits 48 reproduction, de traduction et d'adaptation rervs pour tous pala

  • 8/13/2019 Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

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    Publlihcd Octobcr 24lb, nineteen hundred and cight.

    Privilege of Copyright in th United States reserved,

    bndef th Ad approved Slafcti, 3, 1903,

    by Mai Leclerc and H. Bourrelier, proprietors of Librairie Armand Colin.

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    LES TROUBADOURS

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    LIBRAIRIE ARMAND COLIN

    Du mime Auteur

    Grammaire lmentaire de l'Ancien franais. Un volume

    in-i8, broch.

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    AVANT-PROPOS

    Ce livre est issu d'un cours profess l'Uni-

    versit de Nancy pendant le semestre d'hiver de

    19074908! C'tait la une matire bien nouvelle

    pour le public clair auquel nous nous adressions,

    et que nous remercions ici de sa sympathie, Le

    dsir de lui faire connatre sous une forme acces-

    sible, dpourvue de l'appareil d'rudition qui

    accompagne d'ordinaire ces tudes, une priode

    glorieuse de notre ancienne littrature explique le

    caractre de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on

    plus d'affirmations que de discussions. Il est des-

    tin au grand public, celui du moins qui sait

    s'intresser encore aux choses du pass, non parce

    qu'elles sont le pass, mais parce qu'elles sont

    belles et intressantes.

    C'est l'intention de ce public que nous avons

    multipli les citations. Nous aurions dsir les

    donner dans le texte provenal. On aurait pu

    ainsi mieux goter les vers gracieux de Bernard

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    VI AVANT-PROPOS

    de Ventadour ou de la comtesse de Die, le style

    ferme et nergique de Peire Cardenal, et surtout

    tant d'artifices de mtre ou de style dont la tra-

    duction ne peut garder la moindre trace. Mais ce

    volume en et t dmesurment grossi, et de plus

    toute une partie du charme de cette langue aurait

    chapp ceux qui ne la connaissent pas. Pour

    les autres, esprons qu'une anthologie provenale,

    avec traduction, ne se fera pas trop longtemps

    attendre.

    On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes

    dans les notes qui accompagnent le volume. Cettedernire partie de notre travail comprend des notes

    bibliographiques et des additions. Nous avons

    voulu tre utile ceux qui s'intressent la posie

    des troubadours en leur donnant, non pas une

    bibliographie complte, mais de simples notes

    qui leur permettront d'tudier plus fond les

    sujets que nous traitons. Nous savons les s ervices

    que peut rendre un guide de ce genre, mme rduit

    de modestes proportions.

    On voudra bien ne pas chercher dans ce livre

    ce que nous n'avons pas voulu y mettre une his-

    toire complte de l'ancienne littrature provenale.

    Nous avons voulu simplement crire l'histoire de

    la posie des troubadours en nous en tenant aux

    plus grands noms, en

    choisissant les plus int-ressants ou les plus caractristiques d'une priode.

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    AVANT-PROPOS Vil

    Il n'y sera donc question ni de Gaucelm Faidit,

    ni de Peirol, ni de Folquet de Romans, ni de

    tant d'autres qui mriteraient l'honneur d'tre

    nomms . Pour t ous ceux-l on trouvera des

    renseignements dans le livre toujours prcieux

    de Diez, Vies et GlCuvres des Troubadours. (Il

    n'existe malheureusement de traduction franaise

    que de la premire dition, qui est vieillie.) Nous

    l'avons constamment consult pour une partie de

    notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus

    grande partie est d'ailleurs errone, nous a t

    moins utile.

    Ce livre rponalt-il un besoin? Il nous l'a

    sembl. Il nous a sembl qu'il tait temps de

    faire sortir la posie des troubadours des ncro-

    poles scientifiques que sont trop souvent nos

    revues, nos collections et nos dissertations, pour

    la produire au grand jour. L'tude des trouba-

    dours a profit du

    dveloppement

    des tudes

    romanes. Plusieurs ditions ont paru, d'autres

    sont en prparation; certaines parties de l'histoire

    littraire ont t traites fond. Ce sont les

    rsultats de ces divers travaux que nous avons

    voulu rsumer. Aprs tout les troubadours n'ont

    pas crit pour que leurs uvres deviennent des

    sujets de thses de doctorat ou de discussions

    acadmiques. Ils ont crit pour le public, pour un

    grand public o les femmes d'intelligence et de

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    VIII AVANT-PBQPOa'

    coeur formaient la majorit et o rgnait le culte

    de la posie. Malgr la diffrence des temps et des

    murs, ce public ne doit pas avoir compltement

    disparu du moins nous ne le croyons pas.

    En tout cas nous nous comparerions volontiers

    un adversaire du drobar- clus on verra plus loin

    que ces mots dsignent une manire d'cr-ire qui

    consiste drouter les profanes et rserver la

    posie aux seuls initis. A quoi un grand trou-

    badour, Giraut de Bornelh, rpondit un jour par

    la dclaration suivante, qui sert de dbut une

    de ses chansons Je ferais, si j'avais assez detalent, une chansonnette assez claire pour que

    mon petit-fils la comprit. C'est la pense qui nous

    a souvent guid dans la rdaction de ce travail.

    Nous l'aurions voulu assez clair et assez simple

    pour qu'il ft la porte de tout le monde y

    avons-nous russi?

    Nous avions l'intention de ddier ce volume

    notre vieux matre Camille Chabaneau. Nous ne

    pouvons le ddier aujourd'hui qu' sa mmoire

    vnre.

    J. A.

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    LES TROUBADOURS. 1

    LES TROUBADOURS

    CHAPITRE PREMIER

    INTRODUCTION

    La civilisation gallo-romaine. Maintien de traditions artis-

    tiques et littraires. Les limites de la langue d'oc. Les ori-

    gines limousines. de la posie des troubadours. La priodeprparatoire (xi' s.). Le premier troubadour. Caractre

    artistique et aristocratique de la posie des troubadours. -Germesde faiblesse et de dcadence. Aperu sommaire de son histoire.

    Grandes divisions. Comparaison avec la posie de langue

    d'ol. .

    L'tude des littratures modernes s'est renouvele

    depuis qu'on a appliqu cette tude la mthode

    comparative qui a donn de si heureux rsultats en

    linguistique. L'habitude a rgn longtemps d'tudieren elles-mmes, sans regarder pour ainsi dire

    l'extrieur, chacune des grandes littratures natio-

    nales. Mais on a reconnu assez vite les dfauts et les

    faiblesses de cette mthode. On n'ose pas et cela

    depuis les origines tudier l'histoire du roman-

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    2 LES TROUBADOURS

    tisme franais, sans tudier en mme temps l'histoire

    littraire des pays voisins. L'histoire. de certains

    genres au xvn sicle, sur lesquels il semblait que

    tout et t dit, a t renouvele rcemment par

    l'tude des rapports littraires de la France et de

    l'Espagne. La posie franaise du xvi sicle a subi

    de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps

    souponne et mme admise, mais que les rudits

    contemporains ont seuls tudie en dtail.

    La m me mthode applique l'tude des littra-

    tures du moyen ge a donn d'aussi heureux rsul-

    tats. Pour prendre comme exemple l'Italie, les his-

    toriens de sa littrature n'ont pas eu de peine

    reconnatre que l'pope franaise tait l'origine

    de sa posie pique et que sa premire posie lyrique

    tait imite de la posie lyrique provenale.

    Cette influence de la posie des troubadours sur

    la littrature des peuples romans a t reconnue

    depuis longtemps. Diez l'avait dj marque en tu-

    diant la posie galicienne, qu'il a t un des premiers

    faire connatre. Les textes ont tpublis depuis

    et la dmonstration a t reprise avec plus d'ampleur;

    la conclusion est hors de doute. La m me conclusion

    s'impose ceux qui ont tudi les origines de la

    posie catalane. Dans le fond comme dans la forme,

    dans les ides comme dans la technique, on retrouve

    partout la trace d'une influence provenale. Quant

    la posie lyrique franaise, celle de langue d'ol,

    l'influence de la posie lyrique

    mridionale a t

    magistralement dmontre dans un livre dont il suffit,

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    INTRODUCTION 3

    de rappeler le titre Les Origines de la Posie lyrique

    en France, par M. Jeanroy.

    Enfin on n'a pas eu de peine dcouvrir des traces

    de cette influence dans la littrature allemande. Le

    savant Karl Bartsch, qui la philologie germanique

    doit autant que la philologie romane et plus particu-

    lirement provenale, a montr que deux Minne-

    singer, Friedrich von Hausen et le comte Rodolphe

    deNeuenburg, de la fin du xne sicle, avaient formel-

    lement imit deux troubadours bien connus, Folquet

    de Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du Minnesang

    laisse entrevoir de nombreuses traces d'emprunt.

    Ces simples constatations suffisent marquer

    l'intrt de notre sujet. Nous y reviendrons en dtail

    par la suite, quand nous aurons fait grands traits

    l'histoire interne de la posie provenale. Pour le

    moment nous voudrions tudier ses origines, dli-

    miter son domaine, marquer son caractre, sa dure,

    sa valeur, rsumer en un mot ce qu'il est indispen-

    sable de connatre avant d'aborder l'tude des trou-

    badours. Nous serons obligs de passer rapidement

    sur des points importants, de rsumer en quelques

    lignes ou de rappeler par une simple oallusion des

    travaux de grande valeur; mais le caractre que

    nous voulons laisser ces tudes sur les troubadours

    nous y oblige. Nous nous promettons seulement de

    ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui

    n'ait t dmontr, renvoyant pour le dtail des

    dmonstrations d'autres tudes d'un caractre plus

    scientifique que celle-ci.

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    4 LES TROUBADOURS

    La civilisation romaine avait pntr en Gaule par

    la Provence et par le Languedoc, par Marseille et

    par Narbonne, qui toutes deux avaient dj connu la

    civilisation grecque. 'De bonne heure de savantes

    coles d'enseignement suprieur s'levrent dans les

    provinces mridionales. Il suffit de rappeler l'clat

    dont brillaient au ive sicle Bordeaux et Prigueux,

    Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et

    Lyon.

    C'est par le Midi galement qu'avait commenc

    l'vanglisation des Gaules de gracieuses lgendes

    le rappellent encore aujourd'hui en Provence. Ces

    causes runies donnrent ces pays, pendant les

    premiers sicles de l're chrtienne, une vie intellec-

    tuelle et artistique que d'autres parties de la Gaule

    n'avaient pas connue ou ne connaissaient plus. Sans

    doute, dans l'Est et le Nord-Est, les coles de

    Besanon, d'Autun et de Trves, comme celles de

    Bourges et d'Orlans, dans le Centre, taient restes

    clbres, mais leur dcadence, pour des causes que

    nous n'avons pas rappeler ici,

    avait tplus rapide

    que celle des coles du Midi. Trves en particulier,

    malgr Ausone, tait, comme l'a remarqu M. Jullian,

    une grande place d'armes plutt qu'une grande

    Universit (1). Une curieuse anecdote, rapporte par

    Grgoire de Tours, nous renseigne sur l 'tat d'esprit

    d'un abb parisien de son temps que le caprice du

    roi Clotaire voulait envoyer comme vque Avi-

    gnon, en Avignon, comme on dit plus euphonique-

    ment, en Provence Le pauvre saint Domnolus. c. r

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    INTRODUCTION 5

    c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prires,

    demandant Dieu de ne_pas tre envoy parmi les

    senalores sophisticos (c'taient les conseillers muni-

    cipaux du temps) et les judices philosophicos (la

    magistrature 1) qui peuplaient Avignon; il affirmaitque, vu sa simplicit, le poste qu'on lui offrait serait

    pour lui une humiliation plutt qu'un honneur (2).

    Il semble donc que dans la plupart des villes du

    Midi de la Gaule des traditions littraires et arlis^

    tiques s'taient maintenues, au moins jusqu' la

    rnovation des tudes classiques l'poque de Char-

    lemagne. A cette date, cent cinquante ans peine

    noussparent

    despremiers

    monumentspotiques

    de

    la langue d'oc, qui sont un pome philosophique

    commentant le De Consolatione de Boce, et un

    pome sur sainte Foy d'Agen. A la fin du xie sicle

    apparat le premier troubadour, Guillaume, comte

    de Poitiers.

    La tentation est grande d'expliquer par une survi-

    vance des traditions littraires la naissance de ce

    mouvement potique. La posie des troubadours

    serait l'hritire de la posie latine de la dcadence.

    Une explication de ce genre parat mme si naturelle

    qu'on pourrait tre port s'en contenter tout

    d'abord et n'en point chercher d'autre. Cependant

    la vrit parat tre bien diffrente. Nous essaierons

    de la dgager aprs avoir dlimit le domaine lin-

    guistique de l'ancienne langue d'oc. La question des

    origines sera plus claire aprs cet expos.

    Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas

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    6 LES TROUBADOURS

    avoir chang depuis le moyen ge. La ligne qui

    spare les deux langues de la France part de la rive

    droite de la Garonne, son confluent avec la Dor-

    dogne, remonte vers le nord, en laissant Angoulme

    dans le domaine de la langue

    d'ol et en dpassant

    Limoges, Guret et Montluon; elle redescend en-

    suite vers Lyon par Roanne et Saint-tienne.

    Une partie du Dauphin (jusqu'au-dessous de

    Grenoble), la Franche-Comt (jusqu'aux environs de

    Montbliard) et les dialectes rojnans de la Suisse

    forment un groupe linguistique que le savant Ascoli

    a dnomm franco-provenal (3),, cause des traits

    communs aux langues

    franaise etprovenale que

    prsentent les dialectes de cette rgion.En redescendant vers la Mditerrane la frontire

    linguistique se confond avec la frontire politique,sauf en ce qui concerne le Val d'Aoste qui appartient

    au franco-provensal et quelques villages italiens de

    langue d'oc.

    Au sud-ouest, la limite linguistique dpassait de

    beaucoup les limites de la France actuelle; car le

    catalan, avec Barcelone, Valence et les les Balares

    est du domaine de la langue provenale.

    La rgion que nous venons de dlimiter grandstraits comprenait, comme aujourd'hui, plusieursdialectes. Les principaux taient le limousin, quivoisinait avec les dialectes de la langue d'ol (sain-

    tongeais et poitevin), le gascon, qui occupait, peu

    prs comme aujourd'hui, la boucle forme par la

    Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne

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    INTRODUCTION 7

    et de Dauphin et le provenal proprement dit.

    Aujourd'hui ces dialectes prsentent des diffrences

    profondes; livrs eux-mmes pendant des sicles,

    ils ont librement volu. Il n'en tait pas d e mme

    aux origines; les diffrences taient beaucoup moins

    sensibles.

    De plus, il se forma de bonne heure une sorte de

    langue littraire. Sans Acadmie, sans rgles, par la

    force des choses, disons mieux, par la force de la

    posie, la langue des premiers troubadours s'imposa

    leurs successeurs. On peut reconnatre des diff-

    rences dialectales en petit nombre chez quel-

    ques-uns d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la

    langue resta la mme, du dbut du xn sicle la

    fin du xm\

    Le dialecte auquel cette langue tait le plus appa-

    rente tait le dialecte limousin. Il y a l une indi-

    cation prcieuse, qui n'a pas chapp ceux qui se

    sont occups les premiers des origines de la posie

    provenale. La linguistique a servi de point de

    dpart aux recherches d'histoire littraire. C'est dansce dialecte limousin qu'ont t crites les premires

    posies des troubadours, c'est lui qui s'est impos

    aux potes du xn et du xm" sicle (4).

    Il se produisit mme un phnomne peu frquent

    dans l'histoire littraire. La langue limousine-pro-

    venale devint la seule- langue potique non seu-

    lement du midi de la France, mais d'une partie de

    l'Espagne et de l'Italie. Des

    potes ns dans le

    domaine de langue d'ol, en Saintonge par exemple,

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    8 LES TROUBADOURS

    crivirent en provenal. Une lgende attribuait

    Dante l'intention d'crire la Divine Comdie dans

    cette langue (n'oublions pas que son matre, Bru-

    netto Latini, crivit en franais, et son compatriote

    Sordel en provenal); ce qui est certain, c'est qu'ilest l'auteur des vers provenaux qu'il met dans la

    bouche d'Arnaut Daniel dans la Divine Comdie.

    Mais il est temps de revenir la question des ori-

    gines, que nous avons d laisser en suspens elle est

    d'ailleurs dj rsolue.

    Pour la rsoudre, il fallait connatre auparavant ce

    fait si important que les premires uvres potiques

    nous viennent de l'ouest et dusud-ouest, du

    Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait

    savoir que la langue des troubadours s'appela

    d'abord langue limousine . C'est en effet dans le

    Limousin, et en partie dans le Poitou, plus vraisem-

    blablement la limite commune des deux provinces,

    qu'on peut placer le berceau de la posie des trou-

    badours. Le premier d'entre eux n'est-il pas Guil-

    laume VII, c omte de Poitiers (5)?

    Il a exist des u sons poitevins (mlodies). Dans

    cette partie de la France o les dialectes d'oc et ceux

    d'ol taient en contact, il semble qu'on ait compos

    de nombreux chants populaires, romances, aubes,

    pastourelles, rondes et danses c'est dans ces chants

    qu'il faut chercher l'origine de la posie des trou-

    badours.

    La forme artistique de leurs premires composi-

    sitions, la technique lgante de leur mtrique,

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    INTRODUCTION 9

    toutes choses qui nous loignent de la facture

    simple et fruste de la posie populaire, ne doivent

    pas nous faire illusion sur les humbles origines de

    leur art. La chanson courtoise, qui est le produit le

    plus remarquable de la posie des troubadours, a eu

    pour aeule la chanson populaire, chanson d'amour

    ou rondes de printemps. Rondes de printemps sur-

    tout, si on en juge par le dbut des chansons cour-

    toises qui r appellent presque toutes la rapparition

    des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux;

    la mention du mois de mai, du rossignol, de l'hiron-

    delle ou de l'alouette, oiseaux populaires et po-

    tiques, laisse entrevoir ds les premiers vers deschansons les plus conventionnelles les origines .loin-

    taines de cette posie.

    D'ailleurs parmi les genres traits par les trouba-

    dours, il en est quelques-uns qui ont gard leur type

    populaire. Rappelons seulement que les principaux

    d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un

    chevalier, qui est ordinairement le pote, et une ber-

    gre l'aube,

    genre curieux o un

    personnage qui a

    veill toute la nuit sur un rendez-vous amoureux

    annonce son ami la naissance du jour et l'avertit en

    mme temps du danger; les ballades et danses dont

    il reste quelques exemples et quelques autres genres

    plus rares qu'il est inutile de citer ici (6).

    Mais en dehors de ces genres, qui ont conserv

    surtout au dbut un certain caractre populaire, la

    posie des troubadours est une posie essentielle-

    ment artistique, de l'art le plus raffin. Un seul dtail

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    10 LES TROUBADOURS

    marque bien sa diffrence avec la posie populaire

    qui lui a donn naissance. On sait que celle-ci ne pr-

    sente pas une trs grande varit dans l'emploi des

    mtres et dans la combinaison des strophes; les

    moyens d'expression de la

    posie et de la

    musiquepopulaires, compagnes habituelles, sont simples. Eh

    bien, c'est par centaines qu'on a pu compter les

    formes de strophes dans la lyrique provenale; on

    en a relev 817 et le compte est incomplet. En ra-

    lit on peut dire qu'il y en a prs d'un millier,

    depuis la courte strophe de trois vers jusqu' la

    strophe de quarante-deux vers. Il y a l une richesse

    strophique, une technique telle qu'aucune posie

    lyrique peut-tre n'en peut offrir de semblable. Le

    caractre artistique de cette posie s'affirme avec

    vidence mesure qu'on avance dans son tude;

    qu'il suffise pour le moment d'avoir marqu par un

    aperu trs sommaire de sa forme combien elle s'est

    loigne de la simplicit qu'elle a d avoir ses

    origines (7).

    A quelle poque peut-on fixer ces origines? On

    comprend qu'tant donn le caractre populaire de

    cette premire posie il est bien difficile de donner

    une date mm3 approximative. La chanson populaire,

    avec ses thmes assez simples, dans leur apparente

    varit, a exist de tout temps. Le folklore relve

    peu prs dans tous les pays, au moins dans les pays

    dits civiliss, si diffrents qu'ils soient de race et de

    civilisation, des chansons qui ont entre elles de nom-

    breux traits communs. L'auteur des Origines de la

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    21/338

    INTRODUCTION 1 t

    J Posie lyrique en France a pu citer (p. 457), dans la

    posie populaire russe contemporaine, des chansons

    sur le thme de la Mal marie o un cosaque joue

    auprs de la dame abandonne le mme rle de con-

    solateur que jouent les chevaliers dans les chansons

    populaires du moyen ge. N'essayons donc pas de

    fixer une date la premire priode de la posie des

    troubadours. Pour nous cette posie commence avec

    Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine,

    dont le rgne s'tend de 1087 1127. Il est cependant

    vraisemblable que le dbut et le milieu du xi, sicle

    ont vu se multiplier les chansons populaires, c'est la

    priode prparatoire, la priode de germination pour ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou du

    moins les hypothses, peuvent s'appuyer sur des faits

    incontestables.

    D'abord, si la posie lyrique est peu dveloppe

    pendant le xi sicle, s'il ne nous en reste que

    quelques fragments, il s'est conserv jusqu' nos

    jours des posies d'un genre diffrent, comme la

    paraphrase de Boce, et la chanson de sainte Foy

    d'Agen, dj cites. Ce dernier pome surtout a t

    une heureuse surprise pour les rudits, qui en soup-

    onnaient l'existence depuis que le prsident Fauchet

    l'avait cit au xvi sicle, et qui ne l'ont connu que

    depuis quelques annes, grce au flair d'un savant

    portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par

    hasard dans la bibliothque de l'Universit de

    Leyde (8).

    La Chanson de sainte Foy par le caractre archa-

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    12 LES TROUBADOURS

    que de ses formes nous fait remonter tout fait aux

    origines de la langue d'oc. La mtrique, quoiqu'il

    ne s'agisse pas d'une posie lyrique mais d'un

    pome pique et narratif, est dj d'une facture

    remarquable. C'est de la posie savante, n'en dou-

    tons pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et

    mme peut-tre avant, car on discute encore sur ce

    point), la langue qui tait apte la posie savante

    tait-elle incapable de servir l'expression de simples

    sentiments populaires? Est-ce que les clercs,, qui

    nous devons sans doute les deux pomes que nous

    venons de citer, n'auraient pas, dans le cas contraire,

    employ leur langue habituelle, le latin, pour louer

    le caractre de Boce ou pour chanter les miracles

    de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils

    se sont servis de l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en.

    composer, sans trop de maladresse dans les deux

    cas, un assez long pome, c'est qu'il existait autour

    d'eux une langue et une posie toutes formes.

    Redescendons de prs d 'un sicle et examinons les

    premires posies du premier troubadour connu,Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs de

    l'an 1100. Nous trouvons ici une langue potique

    capable d'exprimer les sentiments les plus levs et

    les plus dlicats (joints, il est vrai, aux sentiments

    les plus vulgaires et mme les plus grossiers). Nous

    remarquons surtout une technique dj merveil-

    leuse. Il existe des rgles potiques, il y a des con-

    ventions, des

    lois, toutes choses

    qui caractrisent ce

    qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte

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    INTRODUCTION 113

    de Poitiers ne l'a pas invent; il en a trouv certaines

    rgles tablies; il existait une tradition. C'est pen-

    dant le xi sicle que cette tradition s'est sinon

    forme, au moins

    dveloppe.

    Entre lespomes

    nar-

    ratifs du dbut et les posies de Guillaume de Poitiers

    la langue s'est assouplie, la posie populaire s'est

    dveloppe, elle a grandi, pendant le xi sicle, et

    elle nous apparat transforme avec le premier trou-

    badour, trs lgante dj, trs belle et ne sentant

    ses origines que par sa jeunesse et par sa fracheur.

    C'est donc dans le xie sicle qu'il faut placer la

    priode la plus ancienne de la posie des trouba-

    dours, celle que nous ne connaissons pas, mais que

    nous pouvons reconstituer par hypothse, et en nous

    aidant aussi, comme on l'a fait, de certains refrains

    qui nous ont t conservs. Un texte clbre nous

    prouve que les premiers troubadours avaient peut-

    tre eu conscience des origines de leur art. Il nous

    est dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a

    vcu dans la premire moiti du xn sicle, avait

    compos des pastourelles la manire antique .

    Malheureusement l'auteur de la biographie des trou-

    badours qui nous donne ce dtail a vcu au

    XIII sicle et c'est peut-tre son point de vue qu'il

    se plaait quand il parle de la manire antique .

    De sorte que le renseignement n'a peut-tre pas

    toute la valeur qu'on a voulu lui .attribuer. Mais

    mme si on ne fait pas tat de ce texte, les vraisem-

    blances sont infiniment nombreuses en faveur de

    l'hypothse que nous venons d'exposer.

  • 8/13/2019 Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

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    i4 LES TROUBADOURS

    Quoi qu'il en soit des origines de cette posie et

    la prendre telle qu'elle se prsente nous chez les

    premiers troubadours du xue sicle, elle a ds le

    dbut un caractre d'lgance raffine qu'elle a con-

    serv jusqu'en son extrme dcadence. C'est une

    posie essentiellement courtoise et aristocratique. 11

    faut entendre par le mot courtois une posie de

    cour, faite exclusivement pour des milieux lgants,

    rarement pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.

    Ce caractre s'explique par l'tat de la socit

    l'poque des troubadours et aussi en partie par leur

    condition sociale. Beaucoup d'entre eux et le pre-

    mier entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et

    duc d'Aquitaine, furent de grands seigneurs

    plusieurs rois et autres gens de qualit cultivrent

    la posie et protgrent les potes. Car pour ceux

    d'entre eux qui taient de petite extrace comme

    dit Villon, la protection d'un grand seigneur les

    mettait l'abri des misres de la vie la posie

    n'a jamais bien nourri son homme, sauf certaines

    poques privilgies; le moyen ge ne fut pas une de

    ces poques; ou plutt s'il le fut dans le Midi de la

    France, et si les troubadours y obtinrent de bonne

    heure crdit et considration, ce fut, le plus souvent,

    au prix de leur indpendance, et leur posie y prit

    un caractre peu prs exclusivement aristocra-

    tique.

    Mais quelle a utre socit que celle des grands

    seigneurs du temps auraient-ils pu s'adresser? Et

    quel got pour la posie auraient-ils trouv en

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    25/338

    INTRODUCTION i5

    dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'tait pas

    encore assez cultive, du moins au dbut de la

    priode qui nous occupe. Sans doute, dans la plupart

    des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son

    importance politique. En Provence et en Languedoc,les consulats, imits des institutions similaires qui

    florissaient en Italie, s'lvent de plus en plus nom-

    breux la fin du xn sicle; ils sont en plein clat au

    xiii0 dans toutes les grandes cits mridionales. La

    bourgeoisie a fini par dresser son pouvoir en face de

    celui de la noblesse; elle a imit ses gots et a pris

    ses habitudes; et pendant le xm sicle on observe

    dans laposie provenale

    des traces de transforma-

    tion, image du changement qui s'est opr ou qui

    s'opre dans la socit. Mais cette poque la posie

    lyrique est en pleine dcadence. Pendant sa priode

    la plus brillante elle est reste une posie aristocra-

    tique elle ne pouvait pas tre autre chose.

    On connat assez par l'histoire de la civilisation la

    transformation profonde qu'a produite dans les

    murs le dveloppement de l'esprit chevaleresque et

    courtois. Il semble que cette transformation se soit

    produite plus rapide et plus complte dans la socit

    fodale du Midi de la France. Pour quelles raisons y

    prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble de ces qualits

    que l'on dnommait du gracieux nom de cour-

    toisie , motqui nous est rest mais qui s'est singuli-

    rement affaibli? Il n'est pas trs facile de l'expliquer.

    Peut-tre le caractre fut-il, cette poque, dans ces

    rgions, plus gai et plus lger, l'esprit plus vif et

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    26/338

    16 LES TROUBADOURS

    plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large.

    Ceci est possible ce qui est moins probable c'est

    que le climat y soit pour quelque chose, comme l'ont

    cru trop d'historiens trangers qui voient les pays du

    Midi, qu'il s'agisse de la Grce, de l'Italie ou du Midi

    de la France, travers leur rve d'hommes du Nord.

    Ce qui est certain enfin c'est que ds les dbuts la

    posie provenale reflta les ides et les murs de

    ces milieux. C'est dans la conception de l'amour sur-

    tout que ces ides diffrent de celles des ges prc-

    dents et que la socit fodale mridionale est en

    avance sur celle du Nord. Les ides chevaleresques

    du temps avaient contribu relever la condition de

    la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme.

    Elle devint dans la plupart des pays o se dveloppa

    l'esprit de la chevalerie un objet de respect et d'ado-

    ration. C'est dans le Midi de la France que cette vo-

    lution se produisit d'abord avec le plus d'clat. Les

    troubadours ont cr par leur thorie de l 'amour

    courtois un vritable culte de la femme. Le mot ne

    paraitra pas trop fort, quand nous aurons examincette thorie, que nous en aurons tudi le dvelop-

    pement et que nous verrons l'amour profane ainsi

    conu se transformer presque insensiblement en

    dvotion la Vierge. Cette volution est rgulire;

    elle est sortie sans effort de la conception primitive.

    C'est le dveloppement de ce thme de l'amour

    courtois qui a fait l'originalit de la posie des trou-

    badours. C'est luiqu'elle

    doit et son clat et son

    influence sur tous les pays o ont pntr les ides

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    INTRODUCTION 17

    LES TROUBADOURS.

    de la chevalerie. Elle lui doit d'tre reste encore

    vivante, malgr les ans. A tel point qu'en un certain

    sens on pourrait l'appeler classique. Ne nous posons

    pas la question clbre qu'est-ce qu'un classique?

    Mais si l'on rduisait le classicisme au fait d'avoir

    exprim sous une forme parfaite des vrits ter-

    nelles, l'ancienne posie provenale mriterait le

    nom de classique. Pour la forme, on peut dire

    qu'aucune posie lyrique ne l'a cultive avec plus de

    soin, disons mieux, avec plus d'amour; quant au

    fond, les sentiments qui y sont exprims sont de

    ceux qui, idaliss et ennoblis, ont toujours fait

    vibrer les curs des hommes. Et quel charme de

    plus pouvons-nous donc exiger de la posie?

    La posie morale, didactique, ou satirique a eu te

    mme caractre aristocratique que la chanson .

    La posie lyrique mridionale se divise en plusieurs

    genres, dont les principaux sont la chanson, con-

    sacre l'exaltation de l'amour courtois et le sirvents

    ou seruentois, comme on l'appelle dans la posie

    d Nord. C'est le sirvents qui sert l'expressiondes ides morales, ou d e la s atire personnelle, litt-

    raire, politique et sociale. La posie des troubadours

    a connu.toutes ces divisions du genre; mais l encore

    on voit qu'elle est un produit de la socit aristocra-

    tique. Les pices diffamatoires ne sont pas rares

    dans cette posie. Un grand seigneur refusait-il sa

    protection un troubadour? La vengeance du pote

    .irritable s'exprimait

    sous forme de satire person-

    nelle, dure et mprisante. Les posies de ce genre

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    18 LES TROUBADOURS

    qui nous sont restes et elles sont assez nom-

    breuses sont de curieux documents pour l'histoire

    des murs.

    Malheureusement cette posie portait, ds ses

    origines, des germes de faiblesse et de dcadence.Son existence tait trop intimement lie celle de

    cette socit brillante au milieu de laquelle elle

    s'tait dveloppe et pour laquelle elle tait faite. Le

    moindre changement dans les murs ou dans les

    conditions d'existence de cette socit devait avoir

    pour consquence la transformation ou la dcadence

    de cette posie. La noblesse mridionale s'appauvrit

    assez vite pour

    de nombreuses raisons dont lesprin-

    cipales sont les suivantes les contributions aux

    croisades, le dveloppement de la bourgeoisie et sans

    doute aussi l'abus du luxe, des ftes et des tournois.

    Mais surtout elle eut supporter, pendant et aprs

    la croisade contre les Albigeois, de Toulouse aux

    bords du Rhne, les consquences de la dfaite. Les

    cours o les troubadours trouvaient aide et protec-

    tion devinrent de plus en plus rares et bientt dispa-

    rurent tout fait. A la fin du xme sicle un trs petit

    nombre seulement, dans toute la France mridionale,

    essayaient de maintenir les anciennes traditions.

    Avec la dcadence de la chevalerie commena la

    dcadence de la posie des troubadours. Elle tait

    frappe mort ds les dbuts du xme sicle. Non pas

    que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui

    prirent part la croisade contre les Albigeois aient

    tmoign des sentiments hostiles la posie et sex

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    INTRODUCTION 19

    reprsentants. Il y avait parmi eux des potes de

    langue d'ol, comme Amauri d Craon, Roger d'An-

    doli, Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a mme

    voulu tirer de ce fait la conclusion

    piquante que

    ces

    chevaliers-potes auraient profit de la guerre pour

    introduire dans le Midi un genre potique, la pastou-

    relle, qui serait ne dans les pays du Nord. On n'a

    pas eu de peine rpondre que la croisade laquelle

    ils prirent part n'tait rien moins am'ttue croisade

    potique (9).

    D'une tout autre importance fut, notre point de

    vue, l'tablissement du' tribunal de l'Inquisition. Ce

    tribunal d'exception fut tabli dans les principaux

    centres du Midi, d'abord Toulouse et Narbonne.

    En mme temps saint Dominique fondait, ds les pre-

    mires annes du XIII sicle, le couvent de Prouilhe

    et engageait avec toute l'ardeur d'un croyant du

    moyen ge la lutte contre l'hrsie. Il ne semble pas,

    du moins au dbut, que la posie profane ait t per-

    scute. Cependant l'glise proscrivit les livres en

    langue vulgaire qui traitaient de choses religieuses.

    On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour

    elle ce que des livres de ce genre se rpandissent

    dans le peuple. Nous savons aussi que quelques trou-

    badours s'exilrent, peut-tre pour aller chercher

    l'tranger d'autres protecteurs, peut-tre aussi par

    peur de l'Inquisition. Cependant aucun document

    formel ne nous per-net de croire qu'elle les ait pour-

    suivis comme complices des hrtiques.Mais l'tablissement de l'Inquisition, la fondation

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    20 LES TROUBADOURS

    de l'ordre des frres Prcheurs par saint Domi-

    nique, et de nombreux ordres religieux, pendant le

    xm sicle, produisirent un changement sensible

    dans la socit. Le got des choses religieuses, de

    l'orthodoxie surtout fut restaur. On ne s'intressa

    plus la posie purement profane. On ne comprit

    plus le paganisme qui animait la posie de l'ge pr-

    cdent. Deux troubadours de la dcadence nous

    avouent -*et ces tmoignages, quoique rares, sont

    prcieux que d'aprs les gens d'glise la posie

    est un pch. Cet aveu est caractristique; il est

    l'indice d'une nouvelle conception de la vie et de la

    posie. C'est en ce sens qu'on peut dire que le dve-

    loppement de l 'esprit religieux a contribu hter la

    dcadence de l'ancienne posie.

    L'histoire de cette posie est donc brve; sa vie est

    courte et elle meurt jeune, comme ceux qui sont

    aims des dieux. Diez le premier a divis son histoire

    en trois grandes priodes, celle de son dveloppe-

    ment, celle de son ge d 'or et celle de sa dcadence.

    La premire va, d'aprs lui, de 1090 1140; la

    deuxime de 1140 1250; la troisime de 1250 il

    1292. Les dates qui marquent ces priodes n'ont rien

    d'absolu. Mais d'une manire gnrale elle les

    limitent assez bien.

    C'est entre 1140 1250 que Diez place la priode

    la plus florissante de la posie provenale. Si l'on

    avait le got des divisions et des subdivisions, on

    pourrait en tablir dans cet espace de plus d'un

    sicle; on montrerait sans peine que les plus grands

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    INTROHUCTION 21

    troubadours appartiennent la fin du xue sicle et

    que les germes de dcadence sont dj sensibles ds

    le dbut du xme. Mais quoi bon tablir des distinc-

    tions oiseuses? Une priode d'histoire littraire, sur-

    tout au moyen ge, ne se laisse pas limiter avec une

    rigoureuse prcision. Admettons donc d'une manire

    gnrale les dates fixes par le premier historien de la

    posie des troubadours.

    Nous pourrions arrter ici cette vue sommaire de

    l'histoire de la posie provenale. Mais il n'est pas

    sans intrt de donner, pour terminer cette introduc-

    tion, un aperu rapide de la posie de la langue d'ol

    cette poque.

    Cette

    comparaison,

    en faisant ressortir

    l'originalit de la lyrique provenale, montrera aussi

    quelles lacunes graves on remarque dans la littra-

    ture de la langue d'oc.

    Par ses origines connues la posie des troubadours

    est peu prs contemporaine de la Chanson de

    Roland. Sa priode de splendeur correspond une

    priode de mme clat dans la posie pique fran-

    aise. La fin du XII sicle, qui marque dans la

    France du) Midi la priode la plus brillante, est

    l'poque o natt dans la France du Nord la posie

    narrative et courtoise. Aux posies des troubadours

    correspondent vers la fin du xne sicle les romans

    d'aventures du grand pote champenois Chrtien de

    Troyes c'est l'poque o il chante d'Iseut la blonde,

    d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot

    du Lac et de Parceval le Gallois.

    C'est cette poque aussi que se placent les pre-

  • 8/13/2019 Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

    32/338

    22 LES TROUBADOUIIS

    miers monuments de la posie lyrique que Gaston

    Paris appelle l'cole provenalisante . Les

    quelques chansons d'amour composes par Chrtien

    de Troyes pour Marie de Champagne sont parmi les

    premires que l'on puisse rattacher cette cole.

    Celles de Conon de Bthune, de Gui de Couci, le

    Jean de Brienne, de Gace Brul sont un peu post-

    rieures. C'est au dbut du xme sicle que cette

    posie lyrique de langue d'ol est dans tout son

    clat.

    Elle passe bientt de la noblesse, au milieu de

    laquelle elle a pris naissance, comme dans les cours

    du Midi, la bourgeoisie qui petit petit voit

    grandir son importance. L'cole bourgeoise d'Arrs

    produit les potes les plus remarquables du temps.

    La posie pique cde sa place aux romans d'aven-

    tures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette

    priode du xnr sicle, qui est pour la littrature du

    Midi une priode de dcadence et de mort, de nou-

    veaux genres naissent dans la littrature franaise;

    elle dborde de sve et de vie. Laposie allgorique

    commence, ainsi que la satire, la posie dramatique,

    et l'histoire. Ces nombreux genres si varis dont le

    xme sicle montre les origines sont le prsage d'une

    magnifique floraison; la littrature du Midi meurt

    au mme moment parce qu'elle n'a pas pu se

    renouveler.

    Elle l'aurait pu peut-tre, si elle s'tait souvenue

    de ses

    origines populaires;

    elle aurait retrouv

    cette source toujours fconde dans toutes les littra-

  • 8/13/2019 Anglade, J.(1919) Les Troubadours (2e Ed.)

    33/338

    INTRODUCTION 23

    tures une vie nouvelle ou bien elle en aurait t heu-

    reusement transforme. Mais le souvenir de ces loin-

    taines origines tait perdu depuis longtemps. Pendant

    la dcadence aucun effort, aucune tentative ne fut

    faite pour y remonter.

    Cette posie aristocratique ne fit d'effort que pour

    se perdre plus srement. On rechercha pendant la

    dernire priode les difficults de la forme plutOtque

    l'originalit du fond on revint aux choses dj vieillies

    ou mortes, la prciosit, la jonglerie des mots, des

    rimes et des mtres, tous ces artifices purils de la

    forme qui sont en honneur dans toutes les littratures

    vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait

    sortir.

    Est-ce dire que les principaux genres que nous

    avons numrs, en parlant de la littrature do

    langue d'ol, lui aient t inconnus? Quelques-uns

    peut-tre. En ce qui concerne la posie pique, la

    question a t discute et rsolue avec clat dans un

    sens affirmatif par Fauriel. Il parat assez vraisem-

    blable, au premier abord, qu'un pays comme le Midi

    de la France, qui a eu tant souffrir des invasions

    sarrasines, en ait gard le souvenir. D'autre part

    l'clat de la posie lyrique, ds ses origines, laisse

    supposer que le talent n'aurait pas manqu ses jon-

    gleurs pour mettre en vers cette matire pique. Et

    que sont la Chanson de Roland, toute la magnifique

    geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'Aimeri

    de Narbonne et de la Morf d'Aimeri sinon le rcit

    d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces pomes

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    24 LES TROUBADOURS

    n'auraient-ils pas t prcds d'une pope qui

    aurait t chante sans tre crite, dans les pays qui

    avaient le plus souffert des invasions? Une pareille

    hypothse n'aurait rien d'absurde, on comprend

    qu'elle ait t soutenue avec vraisemblance, et qu'elle

    ait trouv des partisans convaincus.

    Cependant, si flatteur que cela ft pour l'amour-

    propre des mridionaux d'avoir fourni leurs frres

    de langue d'ol la matire pique en mme temps que

    la matire lyrique, il faut laisser cette hypothse dans

    son domaine d'hypothse aucun fait n'est venu la

    confirmer. Il semble au contraire que l'tude des ori-

    gines de l'pope franaise lui soit de plus en plus

    dfavorable. La littrature mridionale a peu de

    choses offrir en comparaison de la splendide flo-

    raison pique du Nord. Cependant si la belle pope

    de Grarl de Roussillon n'est pas d'origine mridio-

    nale, la Chanson de lci Croisade reste comme un tmoi-

    gnage remarquable des aptitudes des potes du Midi

    la posie pique.

    En fut-il de mme pour la posie dramatique? Iciaussi les textes sont assez rares. Et cela est fcheux,

    parce qu'il semble bien que les reprsentations dra-

    matiques aient t de bonne heure un objet de prdi-

    lection pour les populations du Midi. Nous n'avons

    que quelques fragments anciens et nous sommes

    rduits, pour crire son histoire, des textes qui sont

    tout rcents et imits probablement d'originaux

    franais. La

    question

    de

    l'originalit de la

    posie dra-

    matique en langue.d'oc reste donc assez douteuse.

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    CHAPITRE II

    CONDITION DES TROUBADOURS

    LGENDES ET RALIT

    TROUBADOURS ET JONGLEURS

    Troubadours d'origine noble, bourgeoise. Potesses proven-ales. Les protecteurs des troubadours. Sources de leurs

    biographies. Nostradamus. Biographies de Bernard de Venta-

    dour, de Guillem de Capestang, deJaufre Rudel, de Peire Vidal,de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh. Lgendes et

    ralit. Jongleurs et troubadours.

    Nous possdons des posies d'environ quatre cents

    troubadours, du xn et du xm sicle. Nous connais-

    sons aussi le nom de soixante-dix autres potes dont

    les uvres ne nous ont pas t conserves. Ce chiffredonne une ide de l'activit potique qui a rgn

    pendant ces deux sicles. Mais le temps a fait subir

    ce trsor des pertes irrparables. Les posies des

    troubadours furent runies ds le xl et le xnr3 sicle

    en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas

    disparu depuis cette poque lointaine? Avec une

    pieuse sagacit, quelques savants ont suivi la trace

    des manuscrits signals par les

    rudits du xm etsurtout du xvn et du xvm sicle (1); mais leurs

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    CONDITION DES TROUBADOURS 27

    efforts n'ont pas t toujours couronns de succs.

    Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux

    provenalistes. 11 y a une quarantaine d'annes

    M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscritdes plus importants pour l'histoire des derniers trou-

    badours. Suivant la potique rflexion du savant

    diteur, la terre de Provence avait t lgre

    au vieux manuscrit . Il avait sjourn en effet

    plusieurs annes (2) enfoui au pied d'un olivier. Plus

    rcemment, dans une des bibliothques les plus fr-

    quentes de Florence, un savant italien dcouvrait il

    son tour un autre manuscritqui

    mettait aujour plus

    d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus

    jusque-l (3). Mais ces hasards sont rares et il faut se

    rsigner admettre que de nombreuses richesses

    sont jamais perdues.

    Celles qui nous restent proviennent de t rouba-

    dours de toute classe et de toute condition. Le pre-

    mier connu, est, comme on l'a vu, un homme de

    haut parage , Guillaume de Poitiers, duc d'Aqui-

    taine. Parmi les plus anciens se trouvent galement

    d'autres personnages de noble naissance. Ains

    Jaufre Rudel, qui s'enamoura de la Princesse

    lointaine et qui usa la voile et la rame pour

    chercher sa mort suivant l'expression de Ptrarque,

    tait prince de Blaye. Cinq rois se sont exercs la

    posie provenale il est vrai qu'on a remarqu il

    leur sujet que leur contribution n'avait pas t des

    plus brillantes. La liste des troubadours comprend

    encore dix comtes, cinq marquis et autant de

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    28 LES TROUBADOURS

    vicomtes; parmi eux Bertran de Boru. Beaucoup

    d'autres sont de puissants barons ou de riches che-

    valiers. Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans

    fortune qui abandonnent le mtier des armes pour

    la posie (4).

    Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes

    classes que sont closes les vocations potiques. Un

    des troubadours les plus anciens et les plus ori-

    ginaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, tait un

    enfant illgitime. Un des plus gracieux, le Limousin

    Bernard de Ventadour, tait le fils d'un domestique

    du chteau de Ventadour, dont les seigneurs, potes

    eux-mmes, furent depuis les origines de la posi

    provenale les protecteurs ns des troubadours

    Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie

    provenale, fut si difiante, tait aussi de petite nais-

    sance. De mme origine fut sans doute le dernier

    troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.

    D'autres troubabours, et non des moindres,

    s'taient destins d'abord l'tat ecclsiastique. La

    biographie provenale nous raconte de

    plus d'un

    qu'arriv l'ge d'homme il s'prit des joies du

    monde n et quitta le mtier de clerc pour celui de

    troubadour. Il est vrai que plusieurs suivirent une

    voie inverse. Bertran de Born, aprs une vie con-

    sacre aux armes et la posie, finit obscurment

    l'abbaye de Dalon. Le troubadour Folquet de Mar-

    seille, fils d'un riche marchand, entr dans les ordres

    aprs sa carrire potique, devint vque de Tou-

    louse. Il se signala, dans ce nouveau poste, par un'

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    CONDITION DES TROUBADOURS 29

    tel zle contre les Albigeois que l'glise le sanctifia.

    Un demi-sicle plus tard le troubadour Gui Fol-

    queys, devenu pape sous le nom de Clment IV,

    accordait cent jours d'indulgence qui rcitait ses

    posies; htons-nous de dire qu'il s'agissait de

    prires la Vierge.

    Les sentiments de l'glise vis--vis de la posie

    des troubadours paraissent avoir vari avec le

    temps et peut-tre aussi avec les hommes. Ainsi

    Gui d'Ussel, qui appartenait une noble famille de

    troubadours, et qui tait chanoine de Brioude, dut

    jurer au lgat du pape de renoncer la posie pro-

    fane. En revanche le moine de Montaudon avait la

    permission de son suprieur de se livrer la posie

    dans l'intrieur de son couvent. De plus il tait auto-

    ris visiter les chteaux du voisinage et y rciter

    ses chansons; seulement il devait rapporter au clotre

    les prsents qu'il recevait. On a compt seize eccl-

    siastiques parmi les troubadours, dont deux vques

    et plusieurs chanoines. Au point de vue profane,

    trs profane mme, la palme appartient parmi ceux-ci un chanoine de Maguelone, Daude de Prades,

    qui peut compter au nombre des anctres les plus

    immdiats de Rabelais; il vivait au xme sicle, et son

    activit potique ne parat pas avoir t gne par ses

    suprieurs.

    La bourgeoisie enfin a fourni galement bon

    nombre de troubadours les fils de marchands ne

    sont

    pas rares

    parmi eux Bartolom Zorzi, de

    Venise, tait marchand; lias Cairel, originaire du

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    30 LES TROUBADOURS

    Prigord, tait graveur en mtaux prcieux; Arnaut

    de Mareuil et plusieurs autres taient notaires.

    Toutes les classes de la socit taient ainsi repr-

    sentes dans ce monde trange des troubadours;

    fils de nobles, fils de bourgeois, ou simples fils de

    gueux, un mm amour pour la posie les rappro-

    chait.

    Il manquerait un fleuron cette couronne po-

    tique, si nous n'ajoutions que les femmes aussi

    s'exercrent avec honneur la posie. On compte dix-

    sept potesses parmi elles Batrice, la gracieuse

    comtesse de Die, dont les chansons nous font con-

    natre le roman d'amour avec le troubadour Raim-

    baut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme

    d'bles IV, passait pour une connaisseuse en art

    potique; elle composa des posies et fut choisie

    comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des

    questions de casuistique amoureuse (5).

    Dans certaines familles les deux poux taient

    potes nous connaissons au moins deux exemples

    d'unions de ce genre (6). Quelquefois il se formaitune vraie dynastie de troubadours, comme dans la

    famille des chtelains d'Ussel, en Limousin. Gui

    d'Ussel, nous dit le biographe, tait un noble ch-

    telain l'un de ses frres s'appelait bles, l'autre

    Pierre; son cousin s'appelait lie; et tous quatre

    taient troubadours. Gui trouvait de bonnes chan-

    sons, lie de bonnes tensons et bles les mauvaises

    [il y

    a l une distinctionqui

    n e nousparat pas

    trs

    claire peut-tre les mauvaises lensons dsignent-elles

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    CONDI TION DES TROUBADOURS 31

    des tensons grossires, comme cela arrivait quel-

    quefois]. Pierre chantait tout ce que son cousin et

    ses frres composaient. Gui tait chanoine de Brioude

    et de Montferran. C'est lui, on s'en souvient,

    que le lgat du pape fit jurer de renoncer la posie

    profane.

    On voit, par cette rapide esquisse, combien varie

    fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi

    eux qui la fortune sourit en mme temps que la

    posie, ds leur berceau; et il y eut aussi de pauvres

    hres, qui, pris d'idal et de rve, n'eurent d'autre

    ressource pour le raliser que de courir le monde.

    Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands

    voyageurs. Nous en connaissons qui sont alls en

    Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire,

    comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born,

    qui sjournrent en Normandie. D'autres paraissent

    avoir vcu la cour des comtes de Champagne,

    comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-tre

    Rigaut de Barbezieux.

    Quant au sud de la

    France, la

    pninsule ibriqueet au nord de l'Italie, c 'tait leur pays de prdilection.

    C'est l qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs

    plus gnreux protecteurs en Italie les marquis de

    Montferrat et d'Este, dans la marche de Trvise;

    l'empereur Frdric II. En Espagne ils vinrent en

    foule la cour des rois de Castille et d'Aragon, en

    particulier celles du roi Alfonse X le Savant et de

    Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les

    noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi

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    32 LES TROUBADOURS

    des plus connus ce sont les comtes de Toulouse et de

    Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de

    Montpellier, les vicomtes de Bziers, les vicomtes de

    Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A

    ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'An-

    gleterre qui ont vcu en France, comme Henri au

    Court-Mantel et surtout Richard Cur de Lion, pote

    lui-mme, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire

    Vidal, de Folquet de Marseille (7).

    Ce rapide coup d'oeil sur l'histoire des troubadours

    nous laisse entrevoir combien ardent tait, dans toutes

    les classes de la socit, l'amour de la posie et de

    quelle faveur y jouissaient les potes. Une tude

    rapide de leurs biographies confirmera ces impres-

    sions. Jamais peut-tre la posie n'a suscit tant

    d'enthousiasme, tant de dvouements.

    Il existe deux sources priricipales pour la biogra-

    phie des troubadours l'une ancienne, l'autre plus

    rcente. Celle-ci est du clbre Jehan de Notredame,

    plus conuu sous le nom de Nostradamus, procureur

    du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, la fin du

    xvi sicle, et mystificateur littraire des plus auda-

    cieux. Il connaissait trs bien l'ancienne posie pro-

    venale et il avait sa disposition de prcieux docu-

    ments que nous ne possdons plus. Il pouvait rendre

    service aux tudes provenales pour lesquelles ilavait

    une si grande sympathie. Il s'est amus crer une vie

    lgendaire des troubadours en mlant des faits exacts

    ce que lui suggraient son imagination et sa fantaisie.Il tirait ses renseignements, prtendait-il, du manus-

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    34 LES TROUBADOURS

    naissait de l eur vie que des lgendes; mais il semble

    avoir choisi parmi les plus intressantes.

    Si son rcit est des plus suspects au point de vue

    historique et s'il a crit en pote la vie des troubadours,

    son uvre est un document de premier ordre, non

    seulement pour l'histoire de la littrature, mais encore

    et surtout pour l'histoire de la socit du Midi de la

    France au moyen ge. (9) C'est ce titre que ces

    biographies mritent d'tre examines ici; elles nous

    feront connatre le milieu o vcurent les trouba-

    dours n'oublions pas seulement, avant de les aborder,

    que la plupart sont des lgendes, nes dans l'esprit

    des contemporains des troubadours et dont le chro-

    niqueur anonyme s'est fait l'cho.

    Commenons par une des rares biographies, dont

    l'auteur nous soit connu celle de Bernard de Venta-

    dour, crite dans la premire moiti du xtin sicle

    par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la dis-

    tingue de toutes les autres, c'est que l'auteur en a

    recueilli les lments auprs du vicomte bles IV de

    Ventadour, descendant d'bles II, pote, proteteur et matre de Bernard.

    Bernard de Ventadour tait originaire du chteau de

    Ventadour, en Limousin. Il tait de naissance pauvre,fils d'un domestique qui chauffait le four. Il tait bel

    homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il tait

    courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en

    affection cause de son talent potique et l'honora gran-dement. Le vicomte avait pour femme une dame aimable

    et gaie, qui s'intressait beaucoup aux chansons deBernard; elle s'prit de lui et lui d'elle. Longtemps

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    CONDITION DES TROUBADOURS 3:i

    dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnonsl'eussent remarqu quand il s'en aperut, il s'loigna de

    son pote e t fit enfermer et garder s vrement la dame.

    Celle-ci fit donner cong Bernard, en lui disant de quitterle

    pays. Et il

    partit; il s'en alla vers la duchesse de

    Normandie, qui tait jeune et de grand mrite. Bernard

    de Ventadour trouva auprs d'elle un excellent accueil.

    Mais bientt elle devint la femme du roi Henri d'Angle-

    terre (10). Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint

    vers le bon comte de Toulouse et demeura auprs de lui

    jusqu' la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se

    retira l'abbaye de Dalon; c'est l qu'il mourut.

    Plusieurs points sont remarquer dans ce rcit.

    C'est d'abord le soin que prend le vicomte pote du

    fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il

    reconnat des dons potiques. Et c'est aussi l'ingrati-

    tude de cet enfant gt, mais c'est surtout la punition

    dont elle fut paye. Par ce temps de haute et basse

    justice, la vie d'un pauvre pote pouvait paratre peu

    de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta

    de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus

    dans son intimit.

    Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite

    d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le

    chroniqueur anonyme raconte l'histoire.

    Guillem de Capestang tait un chevalier de la

    contre du Roussillon, voisine de la Catalogne et du

    Narbonnais. Il tait trs beau, trs bon cavalier ei

    trs courtois. Il y avait dans la contre une dame

    appele Seremonde, femme du seigneur de Castei-

    Roussillon. Celui-ci tait un homme riche, mais dur

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    36 LES TROUBADOURS

    sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de

    Capestang faisait de belles chansons sur la dame de

    son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant

    le troubadour la chasse, il le tua. Ensuite il lui

    enleva le cur et le fit porter par un cuyer son

    chteau. Il le fit rtir avec du poivre et le donna

    manger sa femme. Et quand elle l'eut mang, le

    seigneur lui dit ce que c'tait, et elle en perdit la vue

    et l'oue. Revenue elle, elle lui dit Seigneur, vous

    m'avez donn un si bon mets que jamais je n'en

    mangerai de semblable. Il voulut la frapper, mais

    elle se prcipita du haut de sa fentre et se tua. La

    cruaut du seigneur de Castel-Roussillon et le sui-

    cide de la dame causrent une grande tristesse dans

    le pays. Tous les chevaliers de la contre, tous ceux

    qui taient jeunes, se runirent, le roi d'Espagne

    se mit leur tte et le comte fut pris et tu. Les

    corps des deux victimes furent ports en grande

    pompe dans l'glise de Perpignan. Tous les ans avait

    lieu un plerinage et les parfaits amants priaient

    Dieu pour l eur me.C'est l, sous sa forme provenale, le roman du

    Chtelain de Coucy (11), pome du xme sicle, comme

    la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le

    lieu de chercher ici si le rcit a un fondement histo-

    rique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il

    n'est pas une variante d'un conte populaire.

    Opposons cette lgende une des plus gracieuses

    et des

    plus

    touchantes

    que

    le

    biographe

    nous ait trans-

    mises. C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel,

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    CONDITION DES TROUBADOURS 37

    prince de Blaye, fut le hros. Voici ce rcit dans sa

    sche brivet

    Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'enamoura de la

    princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la

    courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux plerins qui reve-

    naient d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle posie avec

    de belles mlodies. Pour aller la voir il se croisa et

    s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie

    le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mour-

    rait sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'ame-

    nrent Tripoli et le dposrent en une auberge, comme

    mort. On avertit la comtesse, qui vint son chevet et le

    prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'oue

    et l'odorat; et il loua Dien et le remercia d'avoir soutenu

    sa vie jusqu' ce moment. Il mourut ainsi entre les brasde la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la

    maison des Templiers et entra dans les ordres le mme

    jour, pour la douleur qu'elle prouva de sa mort (12).

    Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas

    manqu d frapper les historiens et les potes,

    depuis Ptrarque jusqu' l'auteur de la Princesse

    lointaine, jusqu' Carducci et Gaston Paris, en

    passant par Uhland, Swinburne et autres. HenriHeine en a senti toute la posie et l'a admirablement

    rendue dans une des plus belles pices de son

    Romancero. On peut se douter par avance de tout ce

    que l'imagination du pote romantique a su ajouter

    au simple rcit du v ieux chroniqueur.

    Dans le chteau de Blaye, on voit la muraille de

    tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses

    mains sages.

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    38 LES TROUBADOURS

    Elle y broda toute son me, et des larmes d'amour ont

    sanctifi la tapisserie brode de soie qui reprsente le

    tableau suivant

    Comment la comtesse vit Rudel mourant couch sur le

    rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rves.

    Rudel aussi a vu ici pour la premire et pour la dernirefois en ralit la dame qui l'a si souvent charm dans

    ses rves.

    Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureuse-

    ment dans ses bras; elle embrasse le ple visage de celui

    qui a si bien chant ses louanges.Dans le chteau de Blaye, toutes les nuits, il y a comme

    un bruit de vtements, comme un frmissement. Les

    figures des tapisseries commencent soudain s'animer.

    Le troubadour et sa dame secouent leurs membres

    .endormis, sortent du mur et se promnent travers les

    salles.

    Tendres propos, doux badinage, mlancoliques secrets,

    galanterie posthume de l'poque des chants d'amour.

    Geoffroy, mon coeur mort est rchauff par ta voix;

    dans les charbons depuis longtemps teint? je sens une

    nouvelle flamme.

    Mlisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regardedans les yeux, je revis, moi aussi; m on mal terrestre, mes

    souffrances terrestres sont seules mortes.

    Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rve; et

    maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le D ieude l'amour a fait ce miracle.

    Mlisande, qu'est-ce, que le rve? Qu'est-ce que la

    mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est-la ralit

    et je t'aime, ternellement belle.

    Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silen-

    cieuse claire par la lune; je ne voudrais j amais plus

    sortir aux rayons du soleil.

    Mlisande, chre folle, tu es toi-mme la lumire et

    le soleil. Partout o tu passes fleurit le printemps, l'amour

    et la joie du mois de mai sortent de terre. C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres

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    spectres; ils vont d e ct et d'autre, pendant que la lune

    laisse tomber ses rayons par les fentres gothiques.

    Mais, repoussant ces gracieux fantmes, la fin revient

    l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la

    tapisserie.

    Enfin une des plus romanesques biographies est

    bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrire

    potique s'tend sur la premire partie du xm sicle.

    Il semble avoir t dou d'une imagination fertile et

    touch d'un grain de folie. Son imagination ne

    dpassait peut-tre pas celle du chroniqueur qui lui

    a prt de si tranges aventures. pris d'inconnu

    Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une

    Grecque de l'le de Chypre. On lui donna

    entendre, raconte son biographe, qu'elle tait nice

    de l'empereur de Constantinople et qu' cause d'elle

    il avait des droits l'empire. Il n'en fallait pas

    davantage pour mettre en branle son imagination et

    son ambition. Il employa son argent faire con-

    struire un vaisseau pour aller conqurir l'empire.

    Et il portait des armes impriales, se faisait appeler

    empereur et sa femme impratrice.

    Voil pour la folie des grandeurs. Mais ce n'tait

    pas la seule dont la nature l'et gnreusement dot.

    Il tait l'homme le plus fou du monde, dit la chro-

    nique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou

    qu'il voulait tait vrai. Et c'est ainsi qu'il s'prenait

    de toutes les dames qu'il voyait et qu'il leur faisait

    des dclarations. Ces femmes d'esprit se moquaient

    de lui, mais lui laissaient croire tout co qu'il

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    voulait . Et il croyait, continue le chroniqueur,

    qu'il tait l'ami de toutes et que chacune se donnerait

    la mort pour lui.

    Mal lui en prit cependant avec Azalas, femme du

    seigneur de Marseille, Barral de Baux.

    Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que

    Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux

    qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant.

    Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur

    Barral remettait aussitt la paix, et lui accordait par piti

    tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que

    Barrai s'tait lev et que la dame tait seule en sa chambre.

    Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui

    baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'tait le

    seigneur Barrai et s e leva en s ouriant. Elle regarda et vit

    que c 'tait ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit crier

    et faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent

    ses cris et demandrent ce que c'tait. ,Et Peire Vidal

    s'enfuit.

    La dame fit appeler son mari; mais les troubadours

    avaient dcidment des privilges Barrai, comme

    un galant homme, prit l'aventure en riant; et il

    gronda sa femme d'avoir fait. tant de bruit pour l'acte

    d'un fou.

    La dame exigea le dpart du troubadour, qui se

    rfugia Gnes. L, ayant appris qu'Azalas le

    poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se

    consolait par des chansons, sans oser revenir en

    Provence. Enfin Barrai de Baux, qui aimait beau-

    coup son pote, obtint son pardon, le lui manda en

    Syrie, et Peire Vidal, pardonn, revint joyeusement

    a Marseille.

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    Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour

    lui. Il s'tait pris d'une grande dame qu'il surnom-

    mait la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si

    ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il tait un

    de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a,

    habitait un chteau des environs de Carcassonne.

    Pour lui tmoigner ses sentiments, Peire Vidal ne

    trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. Il

    se vtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux

    bergers et aux chiens. Cette fantaisie drgle faillit

    lui tre fatale. Ptres et chiens se mirent sa pour-

    suite.

    Le pauvre loup en cet esclandre,

    Empch par son hoqueton,Ne put n i fuir ni se dfendre.

    Il fut port pour mort au chteau de la Louve.

    Quand elle apprit que c'tait Peire Vidal, elle

    commena rire beaucoup de sa folie, et son mari

    de mme. Son mari le fit mettre en un lieu bien

    tranquille; il manda un mdecin et le fit soigner jus-

    qu' ce qu'il ft guri. Peire Vidal paya ces soins

    et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons

    (De chantar m'era laissalz).

    Une des plus tranges biographies est celle de

    Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva

    Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle

    jusqu'au lac de Cme. Il advint que la dame mourut.

    Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou;

    il crut qu'elle simulait la mort pour se sparer de

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    lui. Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soii

    il lui demandait si elle tait morte ou vivante; si

    elle tait vivante, qu'elle revnt vers lui; si elle tait

    morte, qu'elle. lui contt ses peines et il lui ferait

    dire toutes les messes qu'elle voudrait.

    Il fut chass de la cit. Il partit la recherche de

    devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que

    s'il rcitait cent cinquante patentres par jour, s'il

    donnait des aumnes sept pauvres avant de se mettre

    table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un

    seul jour, sa femme reviendrait la vie, mais sans

    pouvoir manger, ni boire ni parler. Le pauvre homme

    suivit le conseil avec joie; seulement quand l'anne

    fut termine, il s'aperut qu'il tait bern; il se dses-

    pra et se l aissa mourir.

    Terminons cette revue par une biographie di-

    fiante.

    Giraut de Bornelh tait Limousin, de la contre d'Exci-

    deuil. Il tait de basse naissance, mais il tait trs

    savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle. Il fut

    appel le matre des troubadours, et il l'est encore parles bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots

    subtils qui expriment bien les sentiments amoureux. Sa

    vie tait la suivante tout l'hiver il restait l'cole et

    tudiait; tout l't il parcourait les chteaux, menant avec

    lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne

    voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le

    donnait ses parents pauvres et l'glise de la ville o il

    naquit.

    Mais voil assez de lgendes, tragiques ou gra-cieuses nous en passons beaucoup d 'autres soub

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    La connaissance de ces conditions d'existence doit

    nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils man-

    quent de dignit, c'est certain, dans les demandes

    qu'ils adreseent aux grands seigneurs; avec inso-

    lence ou humilit, par la menace ou la flatterie, ilstchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un

    beau vtement, celui-ci quelques deniers le milieu

    o ils vivaient n'tait pas une cole de caractre.

    Vouloir leur en faire un reproche, c'est mconnatre

    les conditions de leur vie et ignorer leur histoire.

    Renan, traitant dans l'Hisfoire litlraire de la

    France (13), de la posie hbraque au xm sicle,

    dit en parlant d'un

    pote juif, Gorni, dont la vie res-

    semble trangement celle d'un troubadour

    Gorni n'tait pas pote d'une faon dsintresse.

    Il l'tait de profession. Tout nous montre eh lui un

    adulateur, ou un insulteur vnal, qui mesurait

    l'loge ou le blme aux profits ou aux mcomptes

    de sa vie de mendiant littraire. Les rflexions de

    Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu

    qu'tait Boileau, reprochant Colletet, non pas de

    faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain

    de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le

    chercher de chteau en chteau cette ncessit

    explique et excuse bien des choses.

    Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la per-

    sonne des jongleurs. Les jongleurs taient un hri-

    tage de la socit romaine ils existaient d'ailleurs

    avant elle et on peut suivre leur histoire depuis

    l'Empire jusqu'aux origines des littratures mo-

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    dernes. Ils taient en pleine activit quand les trou-

    badours commencrent chanter. Les jongleurs

    devinrent pour eux des auxiliaires les troubadours

    grands seigneurs et ils taient nombreux l'ori-

    gine leur confirent souvent le soin de rciter les

    chansons qu'ils avaient composes. Leur rle grandit

    ainsi, en mme temps que le got pour la posie se

    dveloppait.

    Le rle de ces deux classes, troubadours et jon-

    gleurs, tant bien dlimit, il n'y avait pas de raison,

    du moins au dbut de leur histoire, pour qu'elles

    fussent rivales. Seulement il n'tait pas rare de voir

    un jongleur s'lever au rang de troubadour. Le

    mtier de jongleur exigeait certaines qualits une

    mmoire fidle et une grande habilet toucher des

    instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus

    d'un sentit s'veiller en lui le got de la posie, et

    son instruction gnrale de jongleur, sa connais-

    sance de l'art et de la technique des troubadours lui

    permirent d'arriver son tour au rang de pote. Ce

    contact continuel entre troubadours et jongleurs

    favorisait la confusion des deux classes. Vingt et

    un troubadours au moins furent en mme temps

    jongleurs (14).

    Cette confusion n'aurait pas t grav