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Angélique T10 - Angélique se révolte Part 2ekladata.com/1jI7xlGK41AgDKNUzk-hX1VHa-A/Angelique-T10...hésitait à se montrer. Elle avait, au contraire plusieurs et d'excellentes

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  • La série01 : Angélique, marquise des anges 102 : Angélique, marquise des anges 203 : Le chemin de Versailles 104 : Le chemin de Versailles 205 : Angélique et le roi 106 : Angélique et le roi 207 : Indomptable Angélique 108 : Indomptable Angélique 209 : Angélique se révolte 110 : Angélique se révolte 211 : Angélique et son amour 112 : Angélique et son amour 213 : Angélique et le Nouveau Monde 114 : Angélique et le Nouveau Monde 2

  • 15 : La tentation d'Angélique 116 : La tentation d'Angélique 217 : Angélique et la démone 118 : Angélique et la démone 219 : Angélique et le complot des ombres20 : Angélique à Québec 121 : Angélique à Québec 222 : Angélique à Québec 323 : La route de l'espoir 124 : La route de l'espoir 225 : La victoire d'Angélique 126 : La victoire d'Angélique 2

  • Troisième partieLes protestants de La

    Rochelle

  • Chapitre 1Le soir tombait lorsque la carriole demaître Gabriel Berne entra dans LaRochelle. Le ciel d'un bleu foncé,intense et encore comme imprégné de laluminosité du jour se déployait derrièreles clochers ajourés et les remparts àdemi démantelés, souvenirs desorgueilleuses fortifications abattues parRichelieu.

    Les quinquets étaient allumés de coinsen coins. La ville donnait l'impressiond'être propre et rassurante. Pasd'ivrognes, ni de passants aux mines

  • patibulaires. Les gens allaient d'un pasde promenade malgré l'heure tardive.

    Maître Gabriel fit une première haltedevant un porche encore ouvert.

    – Ce sont mes entrepôts. Ils donnent surle port. Mais je préfère débarquer messacs de blé par-derrière, loin desregards indiscrets...

    Il laissa entrer les mules et les deuxchariots, puis après avoir donné desordres à des commis accourus, remontadans la carriole. Celle-ci tressautaitdurement sur les cailloux ronds dontétaient pavées les ruelles et sur lesquelsle cheval patinait parfois en faisantjaillir des étincelles.

  • – Notre quartier des remparts est fortcalme, expliqua encore le marchand quiparaissait content de rentrer chez lui.Nous sommes pourtant à deux pas desquais et... Il allait expliquer quelquechose vantant sans doute l'agrémentd'être à la fois près de l'activité du portet loin de ses bruits, lorsque, à untournant de la rue, de violentes lumièreset des voix animées vinrent lui donner undémenti.

    On apercevait des allées et venues degens d'armes, munis de hallebardes et detorches, dont les flammes illuminaientcrûment la façade blanche d'une hautedemeure, percée en son milieu par uneporte cochère dont les battants étaient

  • ouverts.

    – Des archers dans ma cour, bougonnamaître Gabriel. Que se passe-t-il ?

    Néanmoins, il descendit de voiture sansparaître ému.

    – Suivez-moi, vous et votre fille. Il n'y aaucune raison pour que vous restiezdehors, fit-il, voyant qu'Angéliquehésitait à se montrer. Elle avait, aucontraire plusieurs et d'excellentesraisons pour ne pas le suivre dans cetantre de la maréchaussée. Mais souspeine de se faire remarquer, elle setrouvait dans l'obligation de suivre sonnouveau maître.

  • Les archers croisèrent leurs hallebardes.

    – Pas de voisins. Nous avons ordre dedisperser tout rassemblement.

    – Je ne viens pas en voisin, je suis lemaître de cette maison.

    – Ah ! bon. Alors ça va.

    Ayant traversé la cour, maître Gabrielmonta quelques marches et pénétra dansune entrée basse de plafond, assombriede lourdes tapisseries et de tableaux. Unchandelier à six branches brûlait sur uneconsole.

    Un jeune garçon descendit l'escalier depierre en franchissant les degrés deuxpar deux dans sa hâte.

  • – Vite, père, montez. Les Papistesveulent emmener l'oncle à la messe.

    – Il a quatre-vingt-six ans et ne peut pasmarcher. C'est une plaisanterie, fitmaître Gabriel d'un ton rassurant.

    Au sommet de l'escalier, un homme vêtuavec recherche de velours châtaigne, etdont les manchettes et la cravate, demême que la perruque très soignée,trahissaient le rang élevé, s'approcha enposant ses hauts talons avec unenonchalance navrée.

    – Mon cher Berne, je suis fort heureuxde vous voir arriver. J'étais désolé deme trouver dans l'obligation de-forcervotre porte en votre absence mais il

  • s'agissait d'un cas exceptionnel...

    – Monsieur le Lieutenant-Général, jesuis très honoré de votre visite, dit lemarchand en s'inclinant profondément,mais puis-je vous demander desexplications ?

    – Vous savez que de nouveaux décrets, àl'application desquels nous ne pouvonsnous dérober, exigent que tout moribondappartenant à la Religion PrétendueRéformée, soit visité par un prêtrecatholique, afin que dans la mesure dupossible il puisse quitter ce mondedélivré des hérésies qui le priveront dusalut éternel. Ayant appris que votreoncle, le sieur Lazare Berne, était àl'article de la mort, un zélé capucin, le

  • père Germain, a cru de son strict devoird'aller chercher le curé de la paroisse laplus proche, accompagné de l'huissier,selon les formalités requises.

    « Ces messieurs ayant été accueillis defaçon fort saumâtre par les femmes devotre maison – ah ! les femmes, monpauvre ami ! – n'ont pu remplir toutd'abord leur mission, si bien queconnaissant l'amitié que j'ai pour vous,on m'a requis pour calmer ces dames, cedont je me suis félicité, car votre pauvreoncle, avant de mourir...

    – Il est mort ?

    – Il n'en a plus que pour quelquesinstants. Votre oncle, dis-je, devant

  • l'approche de l'éternité, a enfin étééclairé par la grâce et a demandé àrecevoir les sacrements.

    Tout à coup une voix de fillette stridente,hystérique, se mit à hurler.

    – Pas cela !... Pas cela dans la maison denos ancêtres...

    Le Lieutenant-Général ceintura lui-mêmeune petite forme maigre qui seprécipitait et lui appliqua une mainchargée de bagues sur la bouche.

    – Maître Berne, est-ce votre .fille ?...demanda-t-il très froid. (Simultanémentil poussa un rugissement.) Elle m'amordu, la garce !...

  • Une rumeur de scandale montait desprofondeurs de la maison.

    – Hou ! Hou !... hors d'ici.

    Une petite vieille surgie d'un corridor,pareille à une sorcière, se mit à lancerdes projectiles, on ne savait quoi.Angélique s'aperçut que c'étaient desoignons. Tout ce qui était tombé sous lamain de la vieille Huguenote... Desvalets frappaient de leurs gros soulierssur les dalles du vestibule.

    Seul maître Gabriel demeuraitimpassible. D'un ton très sec, il enjoignità sa fille de se taire.

    Cependant, par la fenêtre, le Lieutenant-

  • Général avait fait un signe. Des soldatsmontèrent. Leur présence calma lesremous et la curiosité agglutina tout lemonde à l'entrée d'une chambre. Sur unoreiller, Angélique distingua vaguementla tête d'un vieillard qui, en effet,paraissait à la dernière extrémité, sinonmort.

    – Mon fils, je vous apporte Notre-Seigneur Jésus-Christ ! dit le prêtre ens'avançant.

    Ces paroles eurent un effet magique.

    Le vieillard ouvrit brusquement un œilextrêmement aigu et vif et dressa la têteau bout d'un long cou décharné.

  • – Je ne crois pas que cela puisse être envotre pouvoir.

    – Vous avez consenti, tout à l'heure...

    – Je n'en ai pas souvenance.

    – On ne pouvait interpréter autrement lemouvement de vos lèvres.

    – J'avais soif, c'est tout. Mais souvenez-vous, monsieur le curé, que j'ai mangédu cuir bouilli et de la soupe auxchardons pendant le siège de LaRochelle. Ce n'est pas pour, cinquanteans plus tard, renier des croyances aunom desquelles vingt-trois millehabitants de ma cité sont morts sur vingt-huit mille.

  • – Vous radotez !...

    – Possible, mais vous ne me ferez pasradoter à l'envers.

    – Vous allez mourir.

    – Que nenni !

    Il cria d'une drôle de voix fêlée, maisencore allègre :

    – ... Qu'on m'apporte un verre de vin desBorderies.

    Les gens de la maison s'esclaffèrentbruyamment. L'oncle ressuscitait. Lecapucin, outré, réclama le silence. Ilfallait châtier ces insolents hérétiques.Tâter de la prison leur apprendrait à

  • montrer au moins une déférenceapparente, sinon de cœur. Un règlementspécial avait été institué d'ailleurs pourceux qui, par leur attitude extérieure,incitaient au scandale.

    À ce moment une odeur de brûléparvenant aux narines d'Angélique luisuggéra de s'écarter de ces débats dontrien de bon ne pouvait sortir pour elle,ni pour personne, et de se diriger vers lacuisine.

    C'était une pièce immense, chaude, bienmeublée et qui, tout de suite, lui futsympathique. Elle s'empressa dedéposer Honorine dans un fauteuil prèsde l'âtre, et soulevant le couvercle d'unemarmite, découvrit des topinambours qui

  • commençaient à se caraméliser maisqu'on pouvait encore sauver de lacalcination définitive. Elle jeta unelouche d'eau dans le chaudron, atténua laflamme puis, regardant autour d'elle,décida de disposer le couvert sur lalongue table centrale.

    La discussion finirait bien par s'apaiseret, puisqu'elle était servante, elle sedevait de préparer le repas.

    Elle demeurait ahurie et péniblementimpressionnée par la scène bizarre del'arrivée. Une maison protestante n'étaitpeut-être pas le refuge idéal. Mais cemarchand avait agi avec humanité à sonégard. Il semblait n'avoir aucun soupçonsur sa personnalité. On perdrait sa piste.

  • Qui viendrait la chercher, servante d'unmarchand huguenot de La Rochelle !Elle poussa la porte d'un office sombreet frais et trouva ce qu'elle y cherchait.Des réserves de vivres soigneusementrangées et étiquetées.

    – Est-ce votre servante ? demanda lavoix de l'intendant.

    – Oui, monseigneur.

    – Elle appartient à la R.P.R. ?

    – En effet.

    – Et l'enfant ?... Sa fille. Une bâtardesans doute. Dans ce cas, elle doit êtreélevée dans la religion catholique... L'a-t-on fait baptiser ?...

  • Angélique demeurait soigneusement ledos tourné, à ranger des pommes. Soncœur battait à grands coups. Elleentendit maître Gabriel répondre qu'ilavait engagé tout nouvellement cetteservante, mais qu'il ne manquerait pasde s'informer de sa situation et de cellede son enfant et de la tenir au courantdes lois.

    – Et votre fille à vous, monsieur Berne,quel âge a-t-elle ?

    – Douze ans.

    – Précisément. Un récent décret autoriseles filles élevées dans la R.P.R. àchoisir dès douze ans la religion àlaquelle elles désirent appartenir.

  • – Je crois que ma fille a déjà choisi,murmura maître Gabriel, vous avez puvous en rendre compte tout à l'heure.

    – Mon cher ami (la voix de l'intendantétait sèche), je déplore que vous preniezmes indications avec un certain esprit,comment dirais-je, quelque peucaustique, voire, frondeur. Je suis auregret d'insister. Tout cela estextrêmement sérieux. Et je n'ai qu'unconseil à vous donner : Abjurez...Abjurez, croyez-moi, avant qu'il ne soittrop tard, vous vous épargnerez milleennuis, mille déboires.

    Angélique aurait bien aimé que M. deBardagne allât s'écouter par ailleurs.Elle était fatiguée de tourner le dos et

  • d'attiser le feu pour se donner unecontenance.

    Enfin la voix se perdit dans l'escalier.Peu après la porte de la maison, puiscelle de la cour claquaient sur des bruitsde bottes, de sabots de cheval et lesmembres de la famille apparurent l'unaprès l'autre dans la cuisine puis serangèrent debout autour de la table. Lavieille servante, celle qui avait lancé lesoignons, trottina comme une sourisjusqu'à la cheminée et poussa un soupirde soulagement en constatant que lerepas qu'elle avait si complètementoublié dans la fièvre des événements,n'avait pas souffert de dommage.

    – Merci, ma belle, souffla-t-elle à

  • Angélique. Sans vous, notre maîtrem'aurait chanté pouille.

    La vieille servante, Rebecca, aprèsavoir déposé le plat, se tint au bout de latable et le pasteur Beaucaire prit laparole pour une courte allocution quiétait peut-être une prière appelant sur lefrugal repas la bénédiction du Seigneur.Puis chacun s'assit. Angéliquedemeurait, mal à l'aise, près de l'âtre.Maître Gabriel l'interpella :

    – Dame Angélique, approchez et prenezplace. Nos serviteurs ont toujours faitpartie de la famille. Votre enfant aussinous honore par sa présence.L'innocence attire la bénédiction deDieu sur une maison. Il faut lui trouver

  • une chaise à sa taille.

    Le jeune garçon, Martial, bondit etrevint peu après avec une chaise pourbébé qu'on avait dû reléguer dans lescombles, depuis que le dernier-né, lepetit garçon de sept ans, avait revêtu sonpremier haut-de-chausses. Angélique yassit Honorine qui promena surl'assemblée un regard olympien.

    À la lueur blonde des chandelles, elleparut examiner avec le plus grand soinces visages citadins surgis del'obscurité, au-dessus de leurs rabats etde leurs cols immaculés. L'ombremangeait les vêtements noirs. Les ailesblanches des coiffes des femmes, commedes oiseaux incertains, se tournaient vers

  • elle. Puis son dévolu se fixa sur lepasteur Beaucaire, à l'autre bout de latable et elle lui adressa son pluscharmant sourire, avec une mimiqueexpressive et quelques mots qu'on necomprit pas très bien mais dontl'intention aimable ne faisait aucundoute. Ce tact dans le choix de sespréférences, fixées d'emblée sur lepersonnage le plus honoré de la société,enchanta tout le monde.

    – Seigneur, qu'elle est belle, s'exclama lajeune Abigaël, fille du pasteur.

    – Qu'elle est gentille ! dit Séverine.

    – Ses cheveux sont comme le cuivre descasseroles, cria Martial.

  • Ils riaient, charmés, heureux, tandisqu'Honorine continuait à contempler lepasteur avec une admiration dévote. Levieil homme parut touché et même flattéd'avoir pu inspirer un sentiment aussiexclusif à cette jeune demoiselle. Ildemanda à ce qu'elle fût servie lapremière.

    – Les petits sont rois parmi nous. LeSeigneur aimait à les accueillir.

    Il parla de la parabole de l'enfant queJésus avait placé au milieu des adultesaux esprits tourmentés en leur disant :« Si vous ne devenez pareils à ce petitenfant, vous n'entrerez pas dans leRoyaume des Cieux. »

  • Les visages retrouvèrent leur gravité,pour l'écouter, et le fils aîné de lamaison, se levant, fit le service selonl'usage dans les familles bourgeoises.

    – Père, dit Séverine, la fille de douzeans, d'un ton passionné, qu'auriez-vousfait si l'on avait obligé l'oncle Lazare àcommunier. Qu'auriez-vous fait ?...

    – On ne peut obliger quelqu'un àcommunier de force, ma fille. LesPapistes eux-mêmes considéreraient lachose comme sacrilège et non valablevis-à-vis de Dieu.

    – Mais s'ils l'avaient fait cependant,comment auriez-vous agi ? Les auriez-vous tués ?

  • Elle avait des prunelles noires,dévorantes, dans un petit visage crayeux,auquel son bonnet blanc, proche de lacoiffe paysanne, conférait uneexpression vieillotte.

    – La violence, ma fille... commençamaître Gabriel.

    Elle grimaça de sa grande boucheingrate.

    – Naturellement, vous les auriez laisséfaire. Et le déshonneur serait sur notremaison.

    – Ce ne sont pas les enfants qui peuventjuger de ces choses, tonna maîtreGabriel, subitement en colère.

  • C'était un homme aux apparencespaisibles et qu'on eût volontiers imaginéen bon vivant. Il n'y avait, en fait, malgrésa silhouette légèrement bedonnante et ladouceur de ses yeux bleus, d'homme pluséloigné d'une telle définition. Angéliquedevait apprendre à son contact qu'unRochelais cache la dureté de la glace,sous un tiède revêtement matérialiste.Alors elle se souvenait par éclairs descoups de bâton dont il l'avait elle-mêmeassommée sur la route des Sables-d'Olonne. Fait pour s'attabler devant desortolans et en savourer toute lamoelleuse perfection, il se nourrissaitsans aucune peine d'un quignon de painet d'une gousse d'ail, à la façon du bonroi Henri, lequel avait été longtemps

  • l'hôte de La Rochelle avant d'allerentendre la messe à Paris.

    Lorsque la famille se fut retirée dans uneautre pièce pour y lire la Bible,Angélique, restée seule avec la vieilleservante, se sentit profondémentdéprimée.

    – Je ne sais pas si réellement ce repasvous suffit, dit-elle, mais mon enfant n'apas assez mangé. Même au fond de laforêt, elle a toujours été mieux nourrieque dans cette maison où pourtant l'onsemble riche. Est-ce que la famine et lamisère du Poitou se répandent jusqu'ici ?

    – Qu'allez-vous chercher là ? s'exclamala vieille indignée. Nous autres

  • Rochelais, nous sommes les plus richesde tous les habitants des autres villes duRoyaume. Et pourtant nous revenons deloin. Après le siège, vous n'auriez pastrouvé un radis. Mais allez-y voir,maintenant, dans les entrepôts, sur lesquais... Nous regorgeons demarchandises, de vins, de sel et devictuailles.

    – Mais alors, pourquoi cetteparcimonie ?

    – Ah ! On voit bien que vous n'êtes pasde chez nous ! Vous savez que pour nousautres, depuis le siège, c'est resté dansnos habitudes de couper un hareng enquatre et de compter les patates. Fallaitvoir le père de M. Gabriel ! Ah !

  • l'admirable homme ! On aurait pu luifaire manger des cailloux sans qu'il s'enaperçoive ! N'y avait que pour le vinqu'il était difficile. Les plus beaux vinsdes Charentes, on les trouve là-dessousdans notre cave, ajouta-t-elle en frappantde son sabot le dallage de la cuisine.

    Tout en parlant, elle desservait lesécuelles et commençait à les laver dansun baquet rempli d'eau bouillante.Angélique la regardait les bras ballants.Elle faisait décidément une piètreservante. Mais elle avait faim. Elle sesentait même frileuse comme si elleallait tomber malade. La brûlure de sonépaule suppurait et collait à son corsage.Chaque mouvement lui rappelait la

  • minute infamante, la peur, les tortures del'angoisse, toutes choses encore sirécentes qu'elle les sentait sur ellecomme une ombre froide.

    Elle prit Honorine dans ses bras.Honorine ne réclamait pas. Elle neréclamait jamais. Qu'elle eût le refugedes bras de sa mère paraissait lui suffireen tout. Elle était peut-être comme cesprotestants qui ne désirent pour vivrequ'une chose essentielle et peuvent sedétacher des autres. Comme ils luiavaient souri tout à l'heure, à l'enfant...L'enfant maudite !... Fallait-il demeurersous ce toit ?... Fallait-il s'en éloigner ?Pour aller vers quel refuge ?

    – Tenez, voilà du caillé et du pain pour

  • la petite, dit la vieille servante endisposant une portion énorme sur un coinde la table.

    – Mais si vos maîtres...

    – Diront rien, surtout pour elle... Je lesconnais. Après vous la coucherez là.

    Elle montra à Angélique dans unrenfoncement de la cuisine un vaste littrès haut et couvert d'édredons.

    – N'est-ce pas la place habituelle oùvous couchez vous-même ?

    – Non, moi j'ai une paillasse en bas, prèsdes magasins. Je dors là pour veiller auxvoleurs.

  • Lorsque Angélique eut rassasié etcouché l'enfant, elle revint près de l'âtre.Elle n'aurait pas le courage de dormircette nuit. Elle préférait cent fois retenirla présence de la vieille Rebecca,bavarde, on le sentait et qui pourrait luiêtre de bon conseil pour son existencefuture. La vieille tisonnait quelque peules braises ardentes.

    – Asseyez-vous là, ma belle, dit-elle endésignant un escabeau en face d'elle.Nous allons gratter un crabe. Avec là-dessus un bon petit vin de Saint-Martin-de-Ré. Voilà qui vous remettra le cœuren place.

    Le crabe qu'elle avait tiré d'un vivierdans l'office était énorme comme une

  • assiette. Il remuait vaguement et deviolet devenait rose puis rouge. Rebeccale retourna d'un tisonnier expert. Aprèsquoi elle le brisa avec dextérité et enremit la moitié à Angélique.

    – Faites comme moi, tenez votre couteaude cette façon. Surtout, n'en laissez rien,que la carcasse. Tout est bon dans uncrabe.

    La chair fumante, extraite de la pince,avait la saveur de la mer, son goût sidifférent de celui des produits de laterre, qu'il semble qu'on aborde ainsi àla nostalgie des horizons lointains, à lapoésie des rivages.

    – ... Goûtez-moi ce vin, insista Rebecca.

  • Il fleure le goémon.

    Elle tendit une oreille inquiète.

    – ... Des fois que dame Anna viendraitpar ici. Elle ferait sa tête...

    Mais la grande maison était silencieuse.Après le chant des psaumes, chacun étaitallé se coucher. Une lampe à huileveillait près du vieillard malade. Dansson sous-sol, maître Gabriel faisait sescomptes. Dans la cuisine, le feucrépitait. Et l'on entendait derrière lesvantaux fermés une rumeur chuchotante :la mer.

    – Pour sûr, non, vous n'êtes pas de cheznous, reprit la vieille. Avec des yeux

  • comme ça, peut-être venez-vous deBretagne ?...

    – Non, je viens du Poitou, dit Angéliquequi regretta aussitôt d'avoir parlé.

    Quand donc apprendrait-elle àconsidérer le monde comme hostile,semé d'embûches ?...

    – Il s'est passé du vilain par là, ditl'autre d'un air entendu. Racontez voir unpeu.

    Ses yeux brillaient de curiosité.

    – ... Ah ! je vois ça, reprit-elle commeAngélique demeurait silencieuse, vousen avez tant vu que vous n'osez pas enparler, vous êtes comme la Jeanne ou

  • comme la Madeleine, des cousines auboulanger, ou comme cette grosse Sarahdu village de Vernon, qui en est devenuequasiment folle. Faites donc pas cettetête-là, j'ai rien dit. Et mangez plutôt. Ons'arrange de tout, allez ! Chacune secroit la plus malheureuse et puis il y enaura toujours une autre qui aura pire àvous raconter. La guerre, les sièges, lesfamines, qu'est-ce que vous voulez queça vous apporte une fois que c'est entrain ? Du malheur. Et pourquoi seriez-vous oubliée dans la distribution ? Il n'ya pas de raison. « Quand l'enseignechevauche, la fille perd l'honneur », ditle proverbe. Moi, j'ai vécu le siège, etmes trois enfants y sont morts de faim...Je vais vous raconter cela…

  • Angélique pensait, légèrement choquéede ce raisonnement simpliste :

    « Oui, mais moi, j'étais la marquise duPlessis-Bellière. »

    Sous sa haute coiffe, une sorte de hennintout en largeur, la vieille Rebecca avaitune face ratatinée et des yeux rieursenfouis au milieu de ses rides. Mêmelorsqu'elle parlait avec gravité dechoses tragiques, son regard conservaitla même lueur amusée.

    – Moi, dit Angélique, cette fois à hautevoix (et elle s'étonna de s'entendre) j'aitenu mon enfant égorgé dans mes bras.

    Elle frémit encore tout entière.

  • – Oui, je vous comprends, ma belle.Quand on a perdu un enfant on passedans un autre monde. On n'est pluspareille aux autres. Moi, c'en est trois,je dis trois innocents que j'ai couchésdans leur tombe pendant le siège.

    « J'ai vécu le Siège, oui ma fille, j'avaisvingt-cinq ans et j'étais mère de troispetits dont l'aîné avait sept ans. C'est luiqui est parti le premier, je croyais qu'ildormait et je ne voulais pas l'éveiller enme disant que pendant qu'il dormait ilaurait moins faim. Mais vers le soir, dene pas le voir bouger, j'ai commencé àme sentir mal à l'aise... Et à mesure quej'approchais de son lit, je commençais àcomprendre. Il était mort depuis le

  • matin. Mort de faim ! Je vous l'ai dit, mafille, les guerres, les sièges, pourquoivoulez-vous que cela apporte dubonheur ?

    – Mais pourquoi n'essayiez-vous pas desortir de la ville ? jeta Angéliqueindignée. Était-ce impossible ?

    – Hors de la ville, il y avait les soldatsde M. de Richelieu. Et puis ce n'était pasmoi qui pouvais décider si la ville étaitvaincue ou non. Tous les jours onattendait l'Anglais. Mais l'Anglais étaitvenu et puis il était reparti et M. deRichelieu avait construit sa digue. Tousles jours on croyait qu'il allait se passerquelque chose. Quoi au juste ? Lessoldats mouraient de faim sur les

  • remparts. Mon homme y partait, toutdolent. Il n'avait plus la force de tenir sahallebarde et je voyais qu'il s'appuyaitau mur. Quand, un soir, il n'est pasrentré, j'ai compris. Il s'était endormimort sur les remparts et on l'avaitbalancé dans la fosse commune. Onn'osait pas jeter les cadavres par-dessusl'enceinte pour que les troupes royalesne voient pas qu'il ne resterait bientôtplus personne de garnison… La faim,c'est une chose qu'on ne peut pas décrireni faire comprendre quand on ne l'a pasconnue... Surtout quand cela durelongtemps... Quand on sort dans la rue,on espère chaque fois... On doit trouverquelque chose... On cherche partout,derrière chaque borne, sous chaque

  • marche, on cherche sur les murs commes'il pouvait y avoir quelque chose àmanger entre les pierres... Une herbe...Quand j'entendais bouger des sourisdans le plancher, quelle aubaine ! Je lesguettais des heures et mon petit aîné étaittrès habile à les attraper. Il y a unmarchand flamand qui a vendu des peauxvieilles de six ou sept ans. Elles firentgrand bien. La ville en a acheté 800qu'elle a fournies aux soldats et auxhabitants capables de porter les armes.De leurs bouillons on faisait de bonnesgelées... J'ai pu en obtenir pour les deuxenfants qui me restaient... Et il ne sepassait toujours rien qu'un peu plus dedouleur chaque jour... On ne voyait dansles rues que des squelettes terreux, des

  • corps ensevelis qu'on traînait à peine ausépulcre... Le mari portait sa femme surl'épaule, comme une pièce de lard...Deux filles sur un brancard, le vieuxpère... la mère portait le fils sur les brascomme au baptême...

    – Ne pouviez-vous quitter la ville ? Fuirla faim ?

    – Hors des remparts, les soldats du Roinous attendaient. Les hommes, ils lespendaient, les femmes ils en faisaient cequ'ils voulaient, les enfants ?... Peut-onsavoir ce qu'ils devenaient entre leursmains. Et puis quitter la ville, ça ne sepouvait pas. Ça voulait dire qu'elle étaitvaincue. Il y a des choses qu'on ne peutpas faire. On ne sait pas pourquoi.

  • Fallait mourir avec elle ou bien... Je neme souviens plus quand mon second estmort. Je me rappelle seulement que,lorsque les députés sont alléss'agenouiller devant le roi Louis XIIIpour porter sur un coussin les clés de LaRochelle, il me restait plus que le pluspetit... On criait, on se hâtait : « Auxportes... des chariots, du pain... » Et moije courais aussi... je croyais que jecourais mais je devais me traîner commeles autres, comme des fantômes, enm'appuyant d'un mur à l'autre.

    « Tous des fantômes, on aurait dit... Jeregardais le petit, ses yeux noirs si grosdans sa figure toute menue, et je medisais : C'est fini, les députés ont

  • apporté la soumission... Le Roi entredans la ville, le pain entre dans laville !... C'est fini, la ville est vaincue.Mais il te restera celui-là. Au moins,celui-là. La soumission est venue àtemps pour ce petit-là, me disais-je...quelques jours encore et tu aurais étéune mère aux bras vides. Dieu soit loué !Eh bien, vous ne savez pas ce qui estarrivé ?

    – Non, dit Angélique en la regardantavec des yeux terrifiés, sans penser quele Siège remontait déjà à quarante-quatre ans.

    – Eh bien ! – buvez donc un coup au lieude laisser votre vin se réchauffer : fautle boire bien frais le vin de l'île de Ré –

  • eh bien ! voilà donc aux portes lessoldats qui distribuaient des miches depain chaudes encore des fours du campmilitaire. Ils avaient ordre de bien secomporter envers les vaillantsRochelais... Alors, les soldats quand onne les pousse pas, vous savez, c'est aussià l'occasion des hommes comme lesautres... j'en ai même vu qui pleuraienten nous regardant... Moi, donc, j'aimangé, j'ai mangé, et le petit mangeaitaussi, en tenant sa miche à deux mainscomme un écureuil... Et puis, tout àcoup, il est mort... D'avoir trop mangé,trop vite... La tête lui est tombée surl'épaule et c'était fini. J'avais plus qu'àl'enterrer, comme les autres... Et qu'est-ce que vous pensez que je suis devenue

  • après ?... Folle, bien sûr, quasimentfolle... Eh bien ! ma fille, retenez quandmême une chose de tout cela. Quoi qu'onait passé, quoi qu'on ait enduré, la viec'est comme une araignée, ça renoue tousles fils cassés, plus vite qu'on ne croiraitet on ne peut pas l'en empêcher...

    Un instant, elle s'interrompit et onentendit le grattement de son couteauagile dans la carapace du crabe.

    – Ce qui me consolait, au début, reprit-elle, c'était de manger. De voir toutesces choses dont on avait été privé àportée de la main, cela me donnaitcomme une sorte de contentement et,pendant ce temps-là, j'oubliais. Et puisaprès, ce qui me consolait, c'était de

  • regarder la mer. Je m'en allais sur lesfalaises et je restais là longtemps.J'entendais le bruit des pioches quidémolissaient les remparts et les toursde La Rochelle, de notre villeorgueilleuse. Mais la mer était là etpersonne ne pourrait me l'ôter. Voilà cequi me consolait, ma fille... Et puis unhomme m'a aimée. C'était un papiste. Il yen avait tant maintenant à La Rochelle !On aurait dit qu'il en sortait des pavés.Mais celui-là savait bien parler d'amouret c'était tout ce que je lui demandais.On se serait bien mariés, mais quellehistoire ! Fallait alors me convertir. Ça,vraiment, ce n'était pas dans mes goûts.Il est parti sur un navire pour Saint-Malo, où il avait des parents et un

  • héritage. Je ne l'ai plus revu... Bast ! Ilm'avait donné un enfant, un garçon... Etvoilà, fallait me remettre à vivre, pasvrai... Les enfants, ça vous donne de laforce.

    Quand Rebecca eut terminé son récit,elle se leva en secouant son tablier pouren détacher les esquilles de carapacequi y demeuraient. Puis elle tendit denouveau l'oreille, attentive.

    – Non, c'est la mer que j'écoute. Elle sefâche, la gueuse... on dirait. Allons voir.

    Au fond du réduit, où se dressait le lit,elle tira le vantail d'une fenêtre, ouvrit lacroisée aux meneaux de plomb. L'airs'engouffra dans un coup de vent avec sa

  • riche odeur d'algues et de sel ; le bruitdes vagues se brisant contre les rempartsobligeait a élever la voix.

    Des nuées couraient avec de bizarresnuances de plomb fondu lorsqu'ellespassaient sur la lune, des fumerolles, desmouvements d'écharpes couleur d'encre.Sur le clair-obscur de la nuit agitée,l'immobilité des remparts figeait leurmasse noire. À gauche se profilait unetour surmontée d'une haute pyramidegothique au sommet de laquelles'allumait un fanal. Phare pour lesnavires qui franchissaient les courantsde la mer des Pertuis entre les îles. Lasilhouette d'une sentinelle avec sahallebarde se profilait. Le soldat allait

  • le dos courbé contre le vent. Aprèsavoir ranimé la flamme que l'on voyaitdanser entre les ogives de la tourelle, ilredescendit les escaliers en tournevispour se réfugier dans le corps de garde.

    La maison de maître Gabriel n'étaitséparée des remparts que par une ruelleétroite. Un garçon agile eût pu, de lafenêtre, s'amuser à sauter sur le cheminde ronde. Rebecca expliqua à Angéliquequ'elle connaissait tous les militaires quiprenaient la garde de jour et de nuit à laTour de la Lanterne. Car elle écossaitses pois devant la fenêtre ouverte, ouravaudait les bas de la maisonnée, euxpassaient en bâillant et on bavardait.Elle était la première à connaître toute la

  • vie du port car les sentinelles de la Tourde la Lanterne devaient signalerl'arrivée des flottes de sel ou de vin,venant de Hollande, des Flandres,d'Espagne, d'Angleterre ou d'Amérique,chaque navire, de guerre ou decommerce, étranger ou rochelais. Dèsqu'une voile blanche pointait, àl'horizon, sous les îles d'Oléron ou deRé, l'homme embouchait sa trompe. Puisà l'entrée du havre, une cloche sonnaitlonguement. Et l'effervescences'emparait des courtiers, des marchands,des armateurs. À La Rochelle, on nes'ennuyait jamais à cause de tous cesnavires qui, chaque jour, déversaient surses quais la vie du monde entier.

  • Autrefois, on signalait les arrivées de laTour Saint-Nicolas, mais maintenantqu'elle avait été à moitié jetée à bas, lasi belle tour, cet honneur en revenait à laLanterne.

    C'était heureux pour la maison de maîtreGabriel. Rebecca pouvait louer leSeigneur d'avoir été guidée vers cettemaison pour y offrir ses services.

    Elle referma la fenêtre, remit lespanneaux de bois et le silence revint,plus profond d'avoir été arraché auxtourments de la tempête. Angéliquepassa sa langue sur ses lèvres. Ellesétaient fraîches et salées.

    Elle s'aperçut qu'Honorine avait été

  • réveillée. Dressée sur le lit, avec sachevelure luisante sur ses petitesépaules nues, elle ressemblait à un bébé-sirène qui a entendu l'appel des flots.Ses yeux vagues étaient pleins d'unsonge étrange. Angélique la recoucha etla reborda. Elle se rappelaitqu'Honorine était marquée du signe deNeptune. Le petit garçon de sept ansétait assis sur la dernière marche del'escalier qui menait aux autres étages.Caché dans l'ombre, il avait dû écouteravidement les récits de la vieilleservante.

    Celle-ci passa devant lui en hochant latête à plusieurs reprises.

    – C't'enfant a pris la vie de sa mère en

  • venant au monde. L'est point aimé...

    Elle commença de descendre enmarmonnant.

    – ... Des orphelins qui souffrent, desmères qui pleurent, c'est ainsi...S'arrêtera pas de sitôt, la ronde deslarmes, c'est moi qui vous le dis...

    Le point blanc de sa coiffe se perditdans l'obscurité.

    – Il faut aller te coucher, dit Angéliqueau petit garçon.

    Il se leva docilement. Il avait un visagesouffreteux. Son nez coulait. Sescheveux raides accentuaient son aspectminable.

  • – Comment t'appelles-tu ? interrogea-t-elle.

    Il ne répondit pas et se mit à monterl'escalier en frôlant les murs. Ilressemblait à un rat craintif. Elle s'avisa,alors qu'il était déjà à l'étage au-dessus,qu'il n'avait pas demandé de lumière etelle le rejoignit vivement.

    – Petit, attends, tu n'y vois rien, tupourrais tomber.

    Elle lui prit la main, une petite pattefroide et fluette, et cela lui fit un choc aucœur. C'était le rappel d'un gesteinfiniment doux qu'elle n'avait pasaccompli depuis longtemps.

  • Il montait toujours et elle le suivait. Ilétait semblable à une petite ombre àpeine incarnée, mystérieuse et quil'entraînait. C'était lui maintenant,semblait-il, qui l'avait prise par la main.

    – Est-ce là que tu loges ?

    Il fit oui du menton, en la regardant cettefois, comme s'il ne croyait pas à saprésence. On avait aménagé dans legrenier un lit qui ressemblait plutôt à ungrabat. La paillasse ne devait pas êtresouvent secouée, les draps étaientdouteux, la couverture bien légère pourla saison. En hiver, il devait faire glacialici. Dans l'encadrement d'une lucarneronde, la lune par instants montrait sonvisage blême, et éclairait, sous

  • l'entrecroisement des fortes poutres,l'amoncellement d'objets hétéroclites,coffres, meubles désaffectés.

    Juste en face du lit, il y avait même ungrand miroir fêlé.

    – Te plais-tu ici ? demanda-t-elle àl'enfant. N'as-tu pas froid, ou peur ? Y a-t-il des choses qui bougent,quelquefois ?

    Elle capta son regard effrayé.

    « Certainement, il y a des rats », se dit-elle, et il a peur.

    Elle commença à le déshabiller. Cesépaules maigres sous ses mains, c'étaitle corps fragile de Florimond quand il

  • était petit, ces lèvres closes, celles deCantor qui parlait si peu, mais chantaiten secret, cette nostalgie dans le regard,celle de l'enfant Charles-Henri quirêvait à sa mère.

    Il semblait étonné qu'on l'aidât à sedéshabiller. Il voulait lui-même ôter sesvêtements. Il les plia sur un escabeauavec le plus grand soin. Dans sa chemiseblanche, il paraissait encore plusmaigre.

    « Cet enfant meurt de faim. »

    Elle le prit dans ses bras et le serracontre elle. Des larmes coulaient de sesyeux sans qu'elle y prît garde. Ellen'avait jamais été qu'une mère

  • superficielle, se disait-elle. Elle lesavait défendus du froid et de la faim à lafaçon des bêtes, parce qu'ils étaient sespetits, mais cette délectation du cœur àles serrer contre elle, à s'emplir les yeuxde leur vue, à vivre de leur vie, elle nel'avait pas connue et ne l'avait pasrecherchée. Les racines qui la liaient àeux, elle ne les avait ressenties quedepuis qu'on les lui avait arrachées sicruellement. La plaie vive continuait desaigner, creusant en elle la douleur de cequi aurait pu être et qu'elle avait négligé.

    « O mes fils ! mes fils !... » Ils étaientvenus trop tôt. Ils avaient encombré savie. Elle leur en avait voulu parfois deleur présence qui la forçait à se

  • détourner de son propre destin pours'occuper du leur. Elle n'était pas mûrepour les délicats bonheurs. Il faut que lafemme s'enfante avant que naisse lamère.

    Elle borda le petit garçon dans son lit enlui souriant pour qu'il ne s'étonnât pas deses larmes. Après l'avoir embrassé, elleredescendit.

    Dans l'arrière-cuisine, près du lit, elleôta son premier corsage, puis se brossalonguement les cheveux. Maintenant, ellene voulait plus s'en aller. La maison desremparts, devant la mer, était pleinepour elle d'attente et la protégerait.

  • Chapitre 2Le lendemain, Mme Anna lui remit nonsans solennité et des parolesappropriées, une Bible reliée en vélinnoir.

    – J'ai remarqué, ma fille, que vous nevous joignez pas aux répons des prières.Sans doute avez-vous laissé s'attiédirvotre foi. Voici le Livre des Livres oùtoute femme croyante peut puiser l'espritde soumission, de fidélité et dedévouement nécessaire à sa condition.

    Demeurée seule, Angélique après avoir

  • retourné la Bible entre ses mains, partità la recherche de maître Gabriel. Lecommis l'avertit que celui-ci était aurez-de-chaussée, dans ses magasins où iltenait ses livres de comptes.

    Par la cour on accédait, en descendantun seuil, à deux ou trois grandes sallesoù le marchand entreposait ses denréesles plus précieuses, entre autres deséchantillons de vins des Charentes et deseaux-de-vie dont il était un des plusgrands fournisseurs pour la Hollande etl'Angleterre. Précisément, un capitaineanglais prenait congé après avoir passécommande et sans doute tâté du palais.Une odeur d'eau-de-vie flottait, desmouches rôdaient autour des deux

  • hanaps de verrerie dans lesquels elleavait été goûtée.

    Le capitaine anglais passa très raide, enprenant cependant la peine de tirer sonfeutre délavé devant Angélique et enformulant un compliment sur la« charming wife of maître Gabriel ».Celui-ci, sans lever le nez de son livre,rectifia sèchement.

    – Not my wife : servant...

    – Aoh ! yes, dit l'Angais en saluantderechef d'un air ravi.

    Angélique ne comprenant pas l'anglaisn'avait pas suivi le dialogue ni cherché àl'interpréter. Elle était trop préoccupée

  • des réactions qui allaient suivre sonaveu.

    – Maître Gabriel, fit-elle en rassemblanttout son courage, je dois dissiper unmalentendu. J'aurais dû le faire plus tôt.Je n'appartiens pas à la religionréformée, comme vous et les vôtresparaissez le supposer. Je... je suiscatholique.

    Le marchand sursauta et parut fortcontrarié.

    – Mais alors pourquoi vous êtes-vouslaissé marquer à la fleur de lys ? s'écria-t-il. Vous auriez dû proclamer votreconfession. Vous vous seriez épargné cetaffreux supplice. La loi est formelle :

  • toute femme réformée, coupable d'undélit quelconque, doit être marquée à lafleur de lys et fouettée. Grâce au jugecoreligionnaire que nous avions trouvéaux Sables, j'ai pu vous éviter le fouet.Mais il ne pouvait passer outre pourl'autre partie de la condamnation carvous aviez été prise avec de dangereuxbandits. Savez-vous que trois ont étépendus et les autres condamnés auxgalères ?

    – Je l'ignorais. Pauvres gens !

    – Vous ne paraissez pas plus émue quecela ! C'était pourtant vos compagnons...

    – Je les connais à peine.

  • Maître Gabriel eut un grand geste quienvoya un pâté d'encre sur ses additions.

    – Pourquoi donc ne vous êtes-vous pasexpliquée à temps, malheureuse !

    Il sécha avec soin la tache et essuya saplume.

    – Pour une catholique, être marquée à lafleur de lys, c'est reconnaître qu'elles'est rendue coupable de délitsinfamants : assassinats, prostitution,vols. Vous risquez d'être emprisonnée ouenvoyée comme « fille à colons » auCanada, si l'on vous découvre. Pourquoin'avez-vous pas parlé à temps ?

    Il l'examina avec attention, et dit à mi-

  • voix :

    – Peut-être ne teniez-vous pas à ce qu'onvous pose trop de questions ?

    – Non, en effet, maître Gabriel. Je n'ytenais pas. À ce moment-là, je nepensais qu'à ma fille. J'ignorais encoreque vous l'aviez sauvée. Je me suislaissé faire, sans comprendre ce quim'arrivait... Maintenant c'est trop tard.Je suis marquée pour la vie. Mais vousseul le savez, maître Gabriel, si vous neme trahissez pas...

    – Je vous ai déjà reçue dans mademeure. Nul n'attentera à votre sécuritétant que vous serez sous mon toit. Telleest la loi ancienne d'hospitalité.

  • – Vous ne me chassez donc pas ?

    – Pourquoi vous chasserais-je ?

    – Je tâcherai de ne pas décevoir votreconfiance, maître Gabriel, cependant...je veux vous dire tout de suite...

    – Je sais ce que vous voulez me dire,bougonna-t-il. Que vous ne comptez pasvous convertir. Rien ne vous empêchecependant de lire la Bible. Ouvrez-lachaque jour, à n'importe quelle page.Chaque fois, vous trouverez la réponsequi vous est nécessaire. Sa lecture vousrappellera un pays oublié et vousélèvera le cœur.

    Il la lui remit entre les mains.

  • Un soleil – un soleil du sud – ruisselaitdans la cour, au centre de laquelle sedressait un palmier au tronc velu,déployant les roues aiguisées de sespalmes sur le ciel d'un bleu limpide etclair. Le long du mur, près d'un banc, onvoyait un lilas d'Espagne, une bordée deroses trémières grosses comme deschoux, et dans des jarres antiques desbouquets de giroflées brunes et jaunes.Dans un coin, sous une voûte encoquille, un bassin et sa fontaine dont lemurmure achevait de donner un cachetexotique à cette cour mi-patio, mi-jardinde province. La haute porte cochèrefermait sur tout cela ses vantauxprotecteurs.

  • Angélique revint en arrière pourreprendre diligemment les verres laisséssur la table afin de les rincer à lacuisine.

    – Maître Gabriel, excusez-moi de vousdéranger à nouveau. Mme Anna est-elleresponsable de la maison ? Est-ce à elleque je dois demander les ordres ?

    – Ma tante n'a jamais su distinguer laforme d'une casserole de celle d'unchapeau, bougonna-t-il. Quand elle s'enmêle, cela va de mal en pis et d'ailleurscela l'ennuie.

    – Alors qui doit diriger la maison ?

    – Vous, pourquoi pas ? dit-il en la

  • regardant pardessus ses lunettes. Vousm'avez l'air d'une femme entendue. Qu'ily ait de quoi manger dans la marmite etpas de poussière sur les meubles, c'esttout ce que je demande. Pour les achatsnécessaires, vous me demanderezl'argent. Tenez, en voici déjà.

    Il lui remit une bourse. Ces détailsdomestiques l'agaçaient visiblementcomme la plupart des hommes. Il larappela cependant.

    – Attention, j'exige des comptes précis.Savez-vous écrire et compter ?

    – Oui, monsieur, répondit Angélique.

    Le soir venu, après avoir servi à la

  • maisonnée, sous le regard perplexe de latante Anna, une soupe aux choux corséede lard, des poissons grillés frottésd'aromates et ruisselants de beurre, ungâteau aux pommes et des salades, aprèsavoir fait reluire les bassines de cuivrede la cuisine, frotté les beaux meublesdes chambres, et arraché un sourire aupetit Laurier en lui racontant l'histoire dela princesse Cendrillon, Angéliquerompue, mais apaisée, sentait qu'elleavait signé un nouveau bail avec la vie.Des questions cruciales telles que desavoir si elle échapperait définitivementaux recherches du Roi, étaient reléguéesà l'arrière-plan et il lui apparaissaitbeaucoup plus important que le petitgarçon dormît paisiblement cette nuit.

  • Elle alla le voir à plusieurs reprises,dans son grenier. Elle le cajola, luiraconta des histoires, le gronda un peu,mais chaque fois qu'elle remontait à pasde loup, espérant le trouver endormi, ilétait à nouveau assis sur sa couchette,guettant son reflet dans le miroir.

    À la quatrième fois, elle n'y tint plus.Depuis trop longtemps, des années peut-être, ce petit ne devait dormir que par à-coups, épuisé, se réveillant en sursautpour surprendre les grattements des rats,les formes inquiétantes créées par ledésordre du grenier, pensant à ce qu'il necomprenait pas, les psaumes tragiquesqu'on lui faisait chanter, les parolesqu'on disait en le regardant : cet enfant a

  • pris la vie de sa mère...

    Chaque nuit devait être pour lui unelongue épreuve à franchir, loin desprésences familières, et de la chaleurhumaine, un voyage triste et froid dontl'aube à la lucarne annonçait le terme.Alors, peut-être glissait-il dans unsommeil rassuré. Pas pour longtemps,car tante Anna réveillait tout le mondedès 5 heures au plus tard.

    Angélique ouvrit une armoire, prit unepaire de draps et se rendit dans unepetite chambre qu'elle avait remarquée.Personne ne semblait l'habiter. Laurier ydormirait en confiance, rassuré par levoisinage de la cuisine, de l'oncleLazare dont la toux nocturne lui

  • rappellerait une présence proche, le tic-tac de la grosse horloge sur le palier. Deplus, Angélique lui laisserait, lespremières nuits, une veilleuse.

    Elle fit le lit d'une main preste, tira àdemi les courtines qui étaient de bellesoie brochée. Une soie de Hollande.Angélique pouvait apprécier la valeurde tout ce qu'il y avait dans cette maison,peut-être plus encore que ses hôtes quisemblaient à la fois rechercher etdédaigner ce confort cossu.

    À la cuisine, elle décrocha du mur unebassinoire, l'ouvrit, y jeta vivementquelques braises. Comme elle revenait,elle vit qu'une autre porte dans la petitechambre en question s'était ouverte, qui

  • communiquait avec celle de maîtreBerne.

    Celui-ci se tenait sur le seuil, un doigtentre les pages d'un livre de prières.

    – Que cherchez-vous encore ici, dameAngélique ? Je vous rappelle qu'il estminuit passé. Votre service ne vouscontraint pas à veiller jusqu'à une heureaussi tardive.

    Le ton courtois ne cachait pas un certainagacement. Lorsque maître Berne, sescomptes achevés, se retirait dans sachambre pour y méditer les SaintesÉcritures, il aimait sentir sa demeureendormie autour de lui et non troubléed'allées et venues ménagères.

  • Angélique passa à plusieurs reprises labassinoire entre les draps frais.

    – Pardonnez-moi, maître Gabriel, jeprends note de votre remarque et jeveillerai à m'y conformer. Mais je veuxpréparer ce lit inoccupé pour le petitLaurier qui est trop mal installé là-hautdans ce grenier.

    Elle sentit, plus qu'elle ne vit, car ellelui tournait le dos, l'éclair de colère quitraversait les yeux gris du marchand.

    – Cette chambre ne doit pas êtredérangée. C'est celle de ma défunteépouse.

    Angélique lui fit face. Il paraissait très

  • atteint, furieux, même.

    Elle dit avec gentillesse.

    – Je comprends. Mais je n'ai pas trouvéd'autre pièce pour l'installer.

    Maître Gabriel paraissait chercher lasolution d'un problème ardu.

    – Qui cela ?

    – Laurier.

    – Pourquoi voulez-vous le mettre ici ?

    – Il loge dans le grenier. Il a peur toutseul et il ne parvient pas à dormir. J'aipensé qu'en l'installant ici il serait plustranquille.

  • – Quelle idée ! Il faut qu'il s'aguerrisse.Vous voulez en faire une mauviette. Moiaussi j'ai dormi dans ce grenier quandj'étais enfant.

    – Et vous n'aviez pas peur des rats ?

    – Si fait. Mais je me suis habitué.

    – Eh bien ! lui ne s'habitue pas. Chaquenuit, il dort mal, peu ou pas du tout. C'estune des raisons pour lesquelles il est simaigre et souffreteux.

    – Il ne s'est jamais plaint.

    – Les enfants se plaignent rarement,surtout lorsque personne ne sepréoccupe de les écouter, dit sèchementAngélique.

  • – Un garçon doit s'endurcir. Vous parlezcomme une femme.

    – Non, comme une mère..., fit-elle en leregardant gravement.

    Son regard se voila. Il poussa unprofond soupir.

    – Je m'étais promis que jamais personned'autre ne reposerait dans ce lit où elle arendu le dernier soupir.

    – La fidélité de votre sentiment vous faitgrand honneur, maître Gabriel. Mais,pour son enfant, ne croyez-vous pasqu'elle-même s'en réjouirait ?

    Le marchand poussa un nouveau soupir.

  • – Ah ! je ne sais plus, dit-il... Vousmettez toute la maison à l'envers. Jecroyais que le petit dormait avec sonaîné. Mais il est vrai que le grenier...j'en ai de mauvais souvenirs, je l'avoue.Allez... faites comme vous l'entendez.

    Angélique connaissait trop le chemindes combles pour avoir besoin d'unechandelle. Elle grimpa quatre à quatre.

    – Je viens te chercher, dit-elle à Laurier,toujours assis et aussi éveillé qu'un petitchat-huant.

    – Vous m'emmenez où ?

    – Là où tu seras bien. Près de ton père...

    Elle descendit en le portant avec

  • précaution. Laurier regardait avecravissement la chambre tiède, laprésence de son père et reniflait l'odeurfamilière des étages. De son lit, ilpouvait apercevoir, de l'autre côté dupalier, le reflet du feu dans la grandecuisine. La stupeur le rendit loquace.

    – Je vais dormir là ? Tous les soirs ?

    – Oui, ton père a pensé que tu étais sigrand maintenant qu'il te fallait un grandlit.

    – Oh ! merci, mon père.

    Angélique s'éloigna pour préparer laveilleuse à huile. Lorsqu'elle revintportant la coupe de verre rouge, Laurier

  • s'était endormi. Sa tête menue ressortaitsur l'oreiller. Il semblait perdu dans cevaste lit mais une expression de bien-être innocent transformait ses traits.

    Maître Gabriel, à son chevet, lecontemplait pensivement. Angélique sepencha pour caresser doucement le frontpâle de l'enfant.

    – Petit homme ! fit-elle avec tendresse.

    Elle leva les yeux sur le marchand.

    – ... Ne m'en veuillez pas. Je ne pouvaissupporter de le sentir malheureux.

    – Ne vous faites pas de soucis, dameAngélique. Je crois que tout est bienainsi.

  • Il ajouta, après un moment d'hésitation :

    – ... Pourtant non. Ce soir, en méditantles Écritures, je me suis fait le reprochede ne pas avoir été équitable enversvous, car j'aurais dû vous remettre uneavance sur vos gages.

    – Vous n'y êtes pas obligé, maîtreGabriel, je sais qu'une servante doitattendre un mois, en donnant satisfactionà ses nouveaux maîtres, avant derecevoir son salaire.

    – Mais vous êtes venue chez moi dénuéede tout. Et il est écrit dans la Bible :« Tu n'opprimeras point le mercenairepauvre et indigent, qu'il soit l'un de tesfrères ou l'un des étrangers demeurant

  • dans ton pays, dans tes portes. Tu luidonneras le salaire de sa journée avantle coucher du soleil, car il est pauvre etil lui tarde de le recevoir. » Voici doncce que j'avais décidé de vous remettre.

    Il lui tendit une bourse tirée des basquesde son habit.

    – C'est un peu après le coucher du soleil,dit-il cependant.

    Un léger humour démentait parfois cequ'il avait de solennel. Angélique pensaque, né dans une autre confession, uneautre ville, il aurait pu être un épicurienspirituel, comme le chevalier de Méré,par exemple.

  • – Je ne suis pas opprimée dans votremaison, maître Gabriel, dit-elle ensouriant. Soyez rassuré, je ne risque pasde crier à l'Éternel contre vous. Jen'oublierai jamais votre bonté.

    En s'éloignant, Angélique commençait àcomprendre pourquoi il y avait eu toutde suite entre elle et le marchand unesorte de familiarité, d'entente, comme ils'en crée entre personnes qui se sontdéjà connues en d'autres circonstances.Maintenant, elle en était sûre, elle l'avaitrencontré quelque part. Où ? Quand ? Àquelle occasion avait-il penché vers ellece sourire tranquille et généreux qui,parfois, venait éclairer son visage froidet fermé ?

  • Chapitre 3Cette pensée que maître Gabriel pourraitl'avoir rencontrée autrefois, la tracassalongtemps, puis elle l'oublia.

    Le soir lorsque tante Anna et les invitéss'étaient retirés après la prière, maîtreGabriel sacrifiait parfois à une habitudebonhomme. Il allait dans sa chambrechoisir au mur une longue pipehollandaise, dont il avait toute unecollection. Il la bourrait soigneusementde tabac puis revenait à la cuisineprendre une braise pour l'allumer.

  • Après quoi il s'appuyait au chambranlede la porte et fumait en regardant, lesyeux mi-clos à travers la fumée, lagrande salle familiale, le va-et-vient desservantes, des enfants et des deux chatsde la maison. Ces soirs-là, ses enfantssavaient qu'il était d'excellente humeuret se permettaient de lui poser desquestions, de l'entretenir de leursaffaires. Depuis quelque temps, Lauriers'en mêlait aussi. Il se transformait,prenait un air futé, et tenait tête auxsarcasmes de Martial.

    Un soir qu'il était assis sur les genouxd'Angélique et que celle-ci lui caressaitdoucement les cheveux, elle surprit leregard méditatif du marchand, entre les

  • volutes bleues de la fumée. Elle alla au-devant des reproches qu’elle sentaitvenir.

    – Vous trouvez que je le gâte trop pourun garçon ?... Pourtant, voyez comme ils'est fortifié. Ses joues sont devenuesplus roses. Les enfants ont besoin detendresse, maître Gabriel, pour croître,comme les fleurs ont besoin d'eau...

    – Je ne vous le dénie pas, dameAngélique, je reconnais que vos bonssoins sont en train de faire un bel enfantde ce petit avorton dont la vue m'étaitpénible, je l'avoue... J'ai péché parinjustice, par ignorance aussi. Jem'entends mieux à flairer la qualité d'unebonne eau-de-vie ou d'une fourrure du

  • Canada, qu'à distinguer ce qui peut êtrenécessaire à un enfant. Ce qui m'intrigue,c'est que, de cette tendresse, vous enfassiez si peu de cas pour votre propreenfant... Certes vous prenez bien soind'elle, mais jamais je ne vous ai vuel'embrasser, lui sourire ou même laserrer dans vos bras.

    – Moi ?... Je fais cela ? s'écriaAngélique en rougissant jusqu'à la racinedes cheveux.

    Et elle regarda avec atterrementHonorine, assise devant son assiette debouillie.

    On l'avait laissée seule à table parcequ'elle ne se hâtait pas. Depuis quelque

  • temps, elle mettait des heures à manger,la cuillère au poing, et les yeux dans levide. Angélique avait attribué à laclaustration – l'enfant ayant l'habitude devivre au grand air – la perte de sonrobuste appétit. Se pourrait-ilqu'Honorine eût souffert d'être négligéepar sa propre mère ? Quellescomparaisons établissait-elle derrièreses petits yeux sagaces et brillants ? Elleavait souvent de violentes colères quiénervaient Angélique. Découvrir cetteminuscule volonté et se heurter à ellel'étonnait et l'indignait. Elle perdaitpatience. « Méssante ! » lui criaitHonorine courroucée. Angélique lamettait au lit ou la confiait à Rebeccapour laquelle la petite avait un faible.

  • Angélique s'était penchée sur Laurier. Enlui elle retrouvait ses petits garçons, sesvrais enfants. Mais Honorine n'était pasencore vraiment son enfant.

    « Maître Gabriel a raison, se dit-elle.Ma fille... je l'ai acceptée dans ma viemais je ne peux admettre de l'aimer... Ilne peut pas savoir !... C'est une choseimpossible pour moi. S'il savait, ilcomprendrait... »

    – Vous vous êtes attachée à mon fils,disait maître Gabriel avec un demi-sourire, et moi je me suis attaché à votrefille. Je n'oublierai jamais cette petitechose abandonnée qui dormait au piedde l'arbre et qui m'a tendu les mainslorsque je l'ai réveillée, en me

  • gazouillant toute sa triste histoire.

    Les traits d'Angélique se crispèrent. Elleeut une expression si bouleversée quemaître Gabriel se maudit d'avoir parlé.Avec la pudeur des hommes quel'émotion embarrasse, il se racla lagorge, parut se rappeler un brusquesouci et s'en alla. Laurier le suivit.Chaque soir, maître Gabriel luiaccordait de venir rôder parmi lesmarchandises du magasin.

    Angélique resta seule avec Honorine.Elle vivait un instant étrange, crucial, etl'angoisse l'étouffait comme si le gestequ'elle allait faire, ou ne ferait pas,déciderait de sa vie. Il était curieux quela cause en fût cette « petite chose »

  • comme disait maître Gabriel, assiseavec un air de hautaine rêverie. Elle crutrevoir sa sœur Hortense, la pie-grièche.Celle-ci, toute laide et méchante qu'ellefût, avait toujours eu un maintien deprincesse. Honorine, sur sa chaise haute,très droite et ne se plaignant pas,ressuscitait l'image effacée. Même gestedu cou, même façon altière de porter latête. Hortense, même petite, était fortmaigre. Honorine, au contraire, seprésentait ronde, râblée, bien plantée.Mais dans l'attitude, dans le regard desmêmes yeux noirs, étirés et incisifs, laparenté se révélait certaine. Angélique,au lieu d'en être contrariée, s'endécouvrit soulagée. Elle tendit les brasvers Honorine.

  • – Viens !

    Honorine, sortie de ses rêves, laconsidéra d'un air songeur, puis unsourire étira sa bouche jusqu'auxoreilles.

    – Non ! dit-elle, en se cachant sous latable.

    – Viens, mais viens donc !

    – Non !

    Angélique dut aller la prendre, l'extrairede sa cachette et l'enlever non sanspeine.

    – Elle pèse autant que du plomb, maparole...

  • Elle regardait le visage de sa fille avecune intensité douloureuse.

    – Tu es rousse, mais tu es belle... monenfant !... Que je le veuille ou non, c'estmoi qui t'ai mise au monde. Et, surtout,tu es là ! Tu es liée à moi par l'horreurmême que j'éprouvais à te sentir en moi,la complicité de nos deux faiblessesluttant pour s'arracher à leurs sortsmonstrueux, l'implacable destin,l'aveugle destin qui nous a voulues mèreet fille. Mon cœur !

    Angélique posait ses lèvres sur la jouefraîche.

    Cette odeur de bébé lui rappelait cellede la forêt, aux temps uniques de la

  • Révolte du Poitou. Elle s'était transfuséeen elle pour dissoudre la sécheresse desa haine. À côté des massacres et desembuscades, il y avait eu Honorine etses petits pieds blancs qu'Angéliqueréchauffait devant le feu des âtres.Honorine ouvrant ses yeux sages dansles bras de l'abbé de Lesdiguière,Honorine appelant Angélique dans lebois d'hiver et l'arrachant à l'horriblefascination de la clairière des pendus.

    Il y avait eu le dénuement de la grotte oùelle avait poussé son premier cri, legrincement du « tour » qui l'entraînaitdans l'obscurité de l'orphelinat. « Oh !tous ces enfants abandonnés au seuil desportes et que ramassait Monsieur

  • Vincent ! Comment peut-on abandonnerun enfant ? Moi j'ai abandonné mapropre fille. Bénie soit la Providencequi me l'a rendue. Y a-t-il douleur plusamère que de traîner au fond de soncœur le boulet tragique d'un enfantperdu ? Où es-tu, chair de ma chair ? Oùerres-tu, tes petites mains tendues, enaveugle, à travers l'inconnu où je t'aiprécipitée ? Comment te reconnaîtrai-jedans la mort ? Aurai-je seulement ledroit de te connaître dans l'autre monde,moi, ta mère qui t'ai abandonnée ?... »

    Angélique tressaillit, s'éveilla commed'un songe. Elle était dans la cuisine demaître Gabriel, à La Rochelle, elle étaitassise près du feu qui s'éteignait et

  • Honorine était sur ses genoux et elle laserrait éperdument contre elle.

    – Ma vie !

    Le flot d'amour longtemps contenu,presque ignoré, jaillissait avec lapuissance d'une source qui déboucheenfin des ténèbres de la terre, d'un airpurifié.

    – Je ne savais pas que je t'aimaisautant... Pourquoi ne pas t'aimer ?...

    Pourquoi ? Sa raison cherchait et netrouvait plus. Il ne lui restait vraimentrien de sa vie passée. Tout avait chavirédans un précipice d'ombre. La grâceinnocente d'Honorine, l'éclat de sa

  • vitalité inscrite sur ce visage rond, labéatitude de son sourire à l'instant oùelle voyait se pencher sur elle pourl'embrasser celle qui représentait toutson univers, ce charnel sentiment depossession qu'Angélique éprouvait à sonégard : « Tu n'as que moi, je n'ai quetoi... » tout cela effaçait, comme derrièreun rideau impénétrable, les raisonsqu'elle avait eues de haïr cette petiteexistence.

    Comme l'esprit oublie vite !

    Le corps oublie moins vite. Angéliqueentendait parfois sonner le cor d'Isaacde Rambourg dans ses cauchemars, il luiarrivait aussi de sentir sur ses poignetset ses chevilles la tenaille de mains

  • brutales la clouant au sol.

    Mais en se réveillant, elle voyait dansersur le mur, en face, la lueur de la flammeallumée au sommet de la Tour de laLanterne pour guider les navires.Honorine dormait près d'elle. Angéliquela contemplait longuement et s'apaisait,s'émerveillant de ce trésor qui lui restaitet qui justifiait sa pauvre existencedétruite et traquée.

    – Dors, petit cœur, dors, mon enfant, mavie... tu es près de ta mère. Ne crainsplus rien. 

    Depuis qu'elle savait qu'Angélique étaitpapiste, Séverine la considérait avecune sainte horreur.

  • – Cette fille a été placée chez nous par lacompagnie du Saint-Sacrement, pournous espionner, j'en suis sûre, déclarait-elle à la cantonade.

    Tante Anna approuvait.

    – C'est, en effet, fort possible, ma pauvreenfant. Prions le Seigneur d'échapper àses entreprises !

    « Quelles chipies ! » pensait Angéliquedont la patience était à rude épreuve.

    L'œil de Séverine la suivait pour laprendre en faute. Elle affectait uneraideur exemplaire, imitée de celle de satante, et parfois pouffait soudain d'un airmoqueur :

  • « L'homme pervers, l'homme inique Marche la fausseté dans la bouche. »

    psalmodiait-elle.

    « Il cligne des yeux, parle du pied Fait des signes avec les doigts... »

    – N'est-ce pas, ma tante ?

    C'est ainsi qu'Angélique apprit que cesdames lui reprochaient une exubérancetrès déplacée...

    – Si tu étais allée à la cour du Roi,Séverine, lui fit-elle remarquer un jour,tu saurais que se tenir comme toi, droitecomme un bâton, avec des mouvementsraides de pantin, est un signe de peud'éducation ; l'aisance des gestes doit

  • s'acquérir.

    – La cour est un lieu de perdition, fitSéverine, vexée.

    Ce fut le tour d'Angélique d'éclater derire. La grande fillette la quitta rouge decolère.

    Elle avait cependant des côtésvulnérables. Attirée, comme toutes lesjeunes filles de cet âge, par les bébés,elle brûlait d'obtenir les bonnes grâcesd'Honorine. Gauchement, elle essayaitde la prendre dans ses bras, elle lasuivait partout, voulait la faire manger,l'aider à s'habiller.

    – Laisse ! Laisse ! criait Honorine, avec

  • une fureur d'impératrice outragée.

    Angélique en avait de la peine pourSéverine qui s'écartait humblement. Il luiétait difficile de persuader son irasciblerejeton de se montrer plus aimable.Honorine avait ses préférences et sesantipathies bien prononcées. En général,tous les représentants du sexe masculintrouvaient grâce à ses yeux. Elleobservait la plus douce déférence vis-à-vis de Laurier. Maître Gabriel étaitl'objet d'une admiration respectueuse. Lepasteur Beaucaire continuait à recueillirtoutes les faveurs, chaque fois qu'il semontrait. Mais son idole était Martial. Illui avait fabriqué, avec son couteau, unpetit coffret sculpté, dans lequel elle

  • rangeait ses trésors : boutons, perles,cailloux, plumes de poulets... La petiteavait une manie maternelle. En laregardant déambuler, son coffret sous lebras, son petit chat de l'autre, Angéliquese rappelait le coffret incrusté de nacredans lequel elle-même, autrefois,rangeait les souvenirs glanés au cours desa vie tourmentée.

    Les relations d'Honorine avec l'espèceféminine étaient plus compliquées. Passél'âge canonique, elle lui inspirait la plusgrande tendresse. Rebecca et toutes lesgrand-mères avaient droit à ses sourires.Vis-à-vis des femmes d'âge moyen, lebébé observait une stricte neutralité. Leschoses se gâtaient avec les jeunes filles,

  • et ses contemporaines, considéréescomme rivales en puissance, étaientl'objet de sa haine. Elle avait faillicrever les yeux de la petite Ruth, âgéede trois ans, la dernière fille de l'avocatCarrère. À tout prendre, cette rondepoupée d'Honorine, tanguant dans sesjupes d'un air décidé, mettait beaucoupd'animation dans la maison.

    Souvent elle poussait un cri étrange dontAngélique avait appris à reconnaîtrel'accent. Cela signifiait qu'Honorinesouffrait d'être enfermée et voulait voirla mer. Sur la plage, plus rien n'existaitpour elle que le jeu des vagues et desgoémons et le domaine merveilleux descoquillages. Pareille à une citrouille

  • dans ses jupes retroussées, ellepataugeait avec ardeur. Angélique lasuivait en échangeant quelques parolesavec les cueilleuses de moules.

    Au pied des remparts, la marée laissait àdécouvert de vastes espaces rocheux,chevelus d'algues, à trous d'eau claire oùse cachaient des crabes. Une nuée degamins s'y ébattaient, avec les mouettes.Parmi eux on retrouvait, plus souventque nécessaire, le jeune Martial, enrupture de son banc d'écolier. Martialdonnait bien des soucis à son père. Ilavait des dispositions pour l'étude, maispréférait courir la maraude avec sabande d'amis parmi lesquels onrencontrait les principales fortes têtes du

  • quartier dont les deux fils aînés del'avocat Carrère, Jean et Thomas, etcelui du médecin, Joseph.

    Maître Gabriel déplorait que le jeunegarçon ne pût connaître la fortediscipline d'un collège. Il avait alorsdécidé d'envoyer son fils aîné enHollande. Il y apprendrait au moins labonne marche d'un commerce.

    Angélique s'attristait à l'avance de cedépart fatal. Bien des choses en Martiallui rappelaient son fils Florimond. Ellereconnaissait, derrière sa désinvolturesouriante, l'inquiétude de l'adolescentqui s'avance sur un terrain mouvant etqui, découvrant la société où il doitvivre, s'aperçoit tout à coup que sa place

  • n'y est déjà plus. C'était cette découverteaffreuse qui avait poussé Florimond àquitter sa mère, à s'enfuir, à chercher uncoin de la terre où il pourrait être lui-même et non chargé de la doublemalédiction de ses parents.

    Martial aussi, un jour, s'enfuirait et cesjeunes garçons que l'incroyableaveuglement des adultes retenait encoreau rivage condamné.

    Ce jour-là, ils étaient assis au sommetd'un rocher, penchés les uns vers lesautres et tellement absorbés qu'ils nel'entendirent pas approcher. Le ventremuait leurs longs cheveux, leschemises ouvertes sur les jeunespoitrines. Elle fut saisie d'angoisse à la

  • pensée que la machine qui devait lesbroyer était déjà en place, tapie commeun monstre au cœur même de la ville.Martial lisait d'une voix appliquée : « ...Il ne fait jamais froid aux Ilesd'Amérique. Aussi la glace n'y est pointconnue et ce serait un prodige que d'envoir. Il n'y est point quatre saisonségales et diverses comme en Europe,mais deux seulement. L'une est celle oùles pluies sont fort fréquentes, d'avril ennovembre, et l'autre, celle des grandessécheresses... Toutefois, la terre y esttoujours revêtue d'une agréable verdureet demeure presque en tout tempscouronnée de fleurs et de fruits... »

    – Y a-t-il de la vigne, là-bas ?

  • interrompit un gamin aux cheveuxcouleur de paille, parce que mon pèreest un réfugié des Charentes, unvigneron. Et qu'est-ce qu'on irait fairenous autres dans un pays où il n'y a pasde vigne ?

    – Oui, il y a de la vigne, affirma Martialtriomphant. Écoute la suite... « La vignevient fort bien en ces Iles et outre uneespèce de vigne sauvage, qui croîtnaturellement parmi les bois et qui portede beaux et gros raisins, on voit, en biendes endroits, des vignes cultivéescomme en France, mais qui produisentdeux fois l'année et, parfois même plussouvent... »

    La leçon de géographie se poursuivit par

  • la description des arbres à pain, despapayers aux branches desquelspoussent des sortes de melons, le cocoau délicieux lait végétal. « ... Lesavonnier produit un savon liquide quilave et blanchit le linge, le calebassierproduit des récipients et des ustensilesde ménage qui n'ont pas besoin d'êtrefabriqués par des artisans... »

    – Et de quelle couleur sont donc leshabitants de ces îles chaudes ? Rouges,avec des plumes, comme en Nouvelle-France ?

    Martial feuilleta le petit livre et dit qu'ilne trouvait pas le renseignement à cesujet. D'un commun accord, ils setournèrent vers Angélique, assise près

  • d'eux, Honorine sur les genoux.

    – Savez-vous la couleur de ces îliens,dame Angélique ?

    – Je crois qu'ils sont noirs, fit-elle, parceque, depuis longtemps, on amène desesclaves d'Afrique dans ces îles.

    – Mais les Caraïbes, eux, ne sont pas desNoirs, fit remarquer le jeune ThomasCarrère qui écoutait volontiers les récitsdes marins sur le port.

    Martial trancha le débat :

    – Nous n'aurons qu'à demander aupasteur Rochefort quand nous le verrons.

    – Le pasteur Rochefort, dis-tu ?

  • Angélique avait sursauté.

    – Parles-tu de ce grand voyageur qui estl'auteur d'un livre sur les îlesd'Amérique ?

    – Et que je suis en train de lire à mescamarades. Voyez !

    Il lui montra l'édition récente etfraîchement reliée et ajouta à mi-voix :

    – ... On risque cinquante livres d'amendeet la prison lorsqu'on est découvert enpossession de cette relation de voyages,parce qu'il paraît que cela donne auxprotestants le goût d'émigrer. Nousdevons donc faire très attention...

    Angélique tournait les pages

  • qu'illustraient des croquis naïfsreprésentant des arbres ou des animauxde ces pays lointains.

    Du néant de son passé resurgissait unevision oubliée et qui toujours lui avaitparu sans explication, mais marquée parle sceau du destin : la visite de cepasteur Rochefort, lorsqu'elle avait unedizaine d'années, à Monteloup.

    Ce sombre et solitaire cavalier, arrivépar un temps d'orage et de fin du monde,avait parlé de choses inconnues etsingulières, d'hommes rouges auxcheveux de plumes, de terres viergespeuplées de monstres anciens…

    Mais, à l'époque – il y avait maintenant

  • plus de vingt années de cela – l'étrangetéde sa visite n'avait résidé ni dans sonapparition insolite ni dans l'exotisme deses propos. Non. Sa visite était restéecelle d'un messager du destin,redoutable et mal compréhensible, celuid'un appel au loin. À cet appel, venu del'autre bout du monde, son frère aînéJosselin avait répondu aussitôt. Il avaitquitté sa famille, son pays et personnen'avait jamais su ce qu'il était devenu1.

    – Mais ce pasteur Rochefort doit êtremort aujourd'hui ? dit-elle d'une voix quilui parut faible et mal assurée

    – Oh ! non. Il est très vieux, mais ilvoyage toujours.

  • Le jeune garçon continua plus bas :

    – En ce moment, il est à La Rochelle.Personne ne doit savoir qui le cache,sans cela il serait immédiatement arrêté.Cela vous intéresserait-il de le voir etde l'entendre, dame Angélique ?

    Et, comme elle avait fait un signeaffirmatif, il lui fourra quelque chosedans la main.

    C'était une grossière piécette de plombsur laquelle on pouvait discerner unecroix surmontée d'une colombe.

    – Avec ce « méreau » vous pourrez vousprésenter à l'Assemblée qui doit se tenirprès du hameau de Jouvex, lui expliqua

  • Martial. Là, vous verrez et entendrez lepasteur Rochefort. Il doit y prendre laparole, car c'est pour lui qu'a lieul'Assemblée. Il y aura plus de dix milledes nôtres...

  • Chapitre 4Le jeune garçon avait exagéré en pensantque « l'Assemblée au désert », àlaquelle se rendait Angélique, réuniraitdix mille fervents.

    La crainte retenait beaucoup de ceux-ciet le fond de cette saline asséchée etentourée de digues, sur lesquelless'entassaient encore des monceauxconsidérables de sel, pouvait tenirdifficilement quelques milliers depèlerins au plus.

    La saline désaffectée avait été choisie

  • parce qu'elle formait un ravin isolé,limité par deux arêtes rocheuses,dissimulant ce repli à ceux quitraversaient la plaine marécageuseautour de La Rochelle. La mer étaitproche et apportait l'accompagnement desa rumeur au bourdonnement des voix.On se saluait au fur et à mesure desarrivées, on s'installait en échangeantquelques commentaires.

    Un demi-cercle de pierres calcairesformait un grossier amphithéâtre autourd'une petite table devant laquelle devaitparler le prédicateur.

    – Ceci est la chaire, et l'autre qu'oùapporte est la table de la communion, luiexpliqua Martial.

  • Il avait tenu à l'accompagner, fier del'avoir « recrutée ». Avec lui, elle avaitpris place dans la carriole du boulangerdu quartier, dont le mitron de fils,Anasthase, était un autre ami du jeuneBerne.

    Tante Anna et Séverine qui arrivaientdans une autre carriole transportant lepapetier, sa femme et sa fille, eurent unhaut-le-corps en apercevant « laPapiste ». On les vit, de loin, discuteravec maître Gabriel qui les escortait àcheval, en lui démontrant sans doute lesdangers de cette présence. Le marchandhaussait les épaules. Un remous de lafoule cacha le groupe. On apportait unplat d'étain recouvert d'un linge blanc

  • sous lequel on devinait la forme d'unetourte de pain, puis deux coupes d'étain.Au pied de la table fut déposée unecruche de grès également protégée d'unlinge.

    Angélique avait beaucoup hésité à serendre à cette assemblée. Elle risquaitles plus graves sanctions si une chosepareille s'ébruitait. Mais ici, presquetout le monde risquait quelque chose, quides amendes ruineuses, qui la prison,qui la mort même, comme ces« convertis », lesquels se glissaienttristement, honteusement parmi leursanciens coreligionnaires, n'ayant purésister aux tourments qui lespoursuivaient depuis leur abjuration.

  • Tous ces gens traqués étaient vêtus denoir ou de couleurs sombres. L'un desplus grands armateurs de La Rochelle,Manigault, apparut au contraire, trèsdigne dans un habit de velours prune,bas noirs et souliers à boucles d'argent.Chacun le trouva fort bel homme, suivide son nègre Siriki. Il tenait par la mainson fils Jérémie, dont il était très fier, uncharmant séraphin aux longues bouclesblondes que ses quatre sœurs et sa mèreadulaient comme un petit roi.

    La famille de l'avocat Carrère était làégalement, au grand complet. L'ampleurde Mme Carrère annonçait une onzièmematernité.

    Quelques authentiques gentilhommes se

  • reconnaissaient à leurs épées. Ils segroupaient entre eux et ils se mirent àparlementer.

    – Place, place pour Mme de Rohan !

    Des valets apportaient, au premier rang,un fauteuil en tapisserie dans lequel pritplace une vieille dame autoritaire, lamain montrant des serres de vieillechouette, sur sa canne à pommeaud'argent.

    L'affluence était maintenant à soncomble. Mais tout se passait dansl'ordre. Des jeunes gens circulaientprésentant une poche de toile où l'ondéposait la contribution demandée pourl'entretien des ministres du culte. La

  • plupart des gens étaient assis par terre,parmi les résidus poisseux de sel marin.Les plus riches ou les plus prévoyantsavaient apporté des coussins, des sacset, certains, des chaufferettes à charbonde bois, car il faisait fort frais etventeux.

    Sur la lande, on pouvait apercevoir,attachés aux maigres tamaris ou gardéspar des garçons obligeants, les chevaux,les ânes, les mulets de tous lesassistants. Les garçons devaient aussiservir de sentinelles pour signalerl'approche possible de dragons du Roi.Les charrettes, brancards levés,attendaient la fin de la cérémonie.

    Un cantique s'éleva bientôt, repris par le

  • chœur sourd et puissant de la foule.

    Trois personnages vêtus de noir etcoiffés d'immenses chapeaux ronds,également noirs, s'avancèrent vers lecentre occupé par les tables.

    L'un d'eux était le pasteur Beaucaire.Mais Angélique examina avidement leplus grand et le plus âgé du groupe.Malgré les cheveux blancs quiencadraient ce visage hâlé et ridé, ellereconnaissait « l'Homme noir », levoyageur légendaire de son enfance. Savie vagabonde, les dangers affrontésdans ses multiples pérégrinationssemblaient avoir conservé bien droit soncorps sec et maigre.

  • Le troisième pasteur était un personnagetrapu et rougeaud, au regard vif etautoritaire. Ce fut lui qui prit la paroled'une voix forte et qui portait loin.

    – Mes frères, le Seigneur a voulu fairetomber mes chaînes et c'est pénétré d'unprofond bonheur que je puis à nouveauélever la voix parmi vous. Ma personnen'a aucune importance. Je ne suis qu'unserviteur de Dieu, mais écrasé par unetâche immense : le souci de mon petittroupeau, c'est-à-dire de vous tous,réformés de La Rochelle, qui cherchezla voie du salut parmi des embûchesclique jour plus rudes...

    À son discours, Angélique comprit qu'ils'agissait du pasteur Tavenaz,

  • responsable du Colloque de LaRochelle, c'est-à-dire de l'ensemble deséglises protestantes de la ville. Luiaussi, il était sorti récemment de prisonoù il avait été retenu six mois.

    – Certains d'entre vous sont venus metrouver en me disant : « Devons-nousprendre les armes, comme nos pèresl'ont fait jadis ? »... question que, peut-être, beaucoup se posent dans le secret,cédant à la tentation dangereuse de lahaine qui n'est pas toujours aussi bonneconseillère que la prudence. Jecommencerai donc par vous donner monjugement : je suis pour la non-violence.Loin de moi l’idée de minimiserl'héroïsme de nos pères qui ont su

  • affronter les horreurs du siège de 1628,mais notre confession est-elle sortiegrandie de cette immense et fièrerébellion ? Hélas ! non ! Peu ne s'en estfallu qu'il n'y eût plus un seul huguenotdans La Rochelle et que notre foi devîntà jamais absente de ces murs !

    Le pasteur Tavenaz continua longtempssur ce ton. Il évoqua le synode nationalqui devait se réunir à Montélimarl'année suivante et au cours duquel unmémoire serait rédigé sur lestracasseries administratives et autresdont les huguenots français étaientvictimes, mémoire qui serait remis auRoi en main propre. Il termina par undernier appel à la confiance et au calme,

  • prenant exemple de son propre cas et decelui du pasteur Beaucaire.

    La vieille duchesse de Rohan avaitmarqué à plusieurs reprises sonimpatience pendant ce long discours.Elle hochait la tête, frappait le sol de sacanne. Ces conseils bourgeois nedevaient pas lui plaire. Mais elle dutsonger qu'elle était trop vieille pourjouer aux frondeuses et se tut avec unprofond soupir.

    Un murmure d'approbation s'élevait del'assistance. Il n'y eut qu'un homme pourse dresser, un paysan à la frange basse,son chapeau plaqué à deux mains sur sachemise blanche.

  • – Moi, dit-il, je suis du pays de Jaransdans la Gâtine. Les dragons du Roi sontvenus dans notre hameau. Ils ont mis lefeu à notre temple. Et puis ils m'ont prismes jambons, mes pains, mes deuxvaches, mon âne et ma femme. Alors,des fois, je pense que si je pouvaisprendre une hache et les tuer tous, ça mesoulagerait ben !...

    Quelques rires, vite étouffés, avaientfusé à l'énumération qu'avait donnée lepauvre homme de la perte de ses biens.

    Le paysan sinistré regardait autour delui. Son regard cherchait à comprendre.

    – Ma femme, ils l'ont traînée par lescheveux sur le chemin... Ce qu'ils lui ont

  • fait, je n'suis pas près de l'oublier...Après, ils l'ont jetée dans le puits...

    La voix se perdit dans les premiersdéferlements d'un psaume qui s'élevait,repris en chœur, par des milliers devoix.

    Le pasteur Rochefort avait pris laparole. Il rappelait aux fidèles le récitde l'Exode et comment les Juifs sevoyant poursuivis par les Égyptiensavaient supplié Moïse : « Laisse-nousservir les Égyptiens plutôt que de périrau désert... » Mais l'Éternel avaitmanifesté sa puissance en noyant lesarmées du Pharaon et les Juifs avaientfinalement atteint la terre de Canaan.Plus tôt l'auraient-ils atteinte s'ils

  • n'avaient pas douté de la bonté del'Éternel qui ne les entraînait vers ledésert que pour les arracher à unesclavage infamant où ils risquaientd'oublier la Foi de leurs pères.

    Le pasteur Rochefort entamavaillamment ce chant de Moïse :

    Je chanterai à l'Éternel, car il a faitéclater sa gloire

    Il a précipité dans la mer le cheval etson cavalier

    L'Éternel est ma force et le sujet de malouange

    C'est lui qui m'a sauvé...

    Sa voix, légèrement cassée par l'âge,était encore forte. Mais il chantait

  • presque seul. Les gens fatigués, transis,ne reprenaient que mollement le psaumeque d'ailleurs ils semblaient malconnaître.

    Décontenancé, le vieil homme s'arrêta,jeta un regard étonné sur l'assistance etreprit d'un ton pressant.

    – N'avez-vous pas compris, mes frères,le sens de ce récit ? À vivre sous leboisseau, la chandelle s'éteint. À vivreen esclavage, les Juifs auraient fini paradorer les dieux égyptiens. Voici ledanger qui nous guette tous. On vous ademandé tout à l'heure si vous vouliezprendre les armes pour vous défendre oubien subir avec résignation lespersécutions dont vous êtes l'objet. J'ai

  • pris la parole pour vous proposer unetroisième solution : partir ! Des paysneufs, immenses, vous offrent le refuged'une terre vierge que vous pourriezfaire prospérer pour la gloire duSeigneur, tout en vous épanouissantl'âme dans l'exercice respecté de votrereligion...

    Ses paroles se perdaient dans unbrouhaha de fin de séance. Autourd'Angélique, des gens s'étaient mis àparler entre eux à mi-voix :

    – Alors et votre affaire de garance enLanguedoc ?...

    – Si nous salions la marée, comme auPortugal, on vendrait le double de notre

  • pêche, c'est sûr !... mais voilà, c'estinterdit par la gabelle.

    – Pour une grande assemblée commecelle-ci, tu aurais pu mettre tes beauxhabits, Josias Merlut.

    – Avec cette boue !...

    Les suggestions du pasteur Rochefortn'intéressent apparemment personne.

    Le son d'une crécelle, agitée par unjeune servant, ramena le silence. Lepasteur Tavenaz, jetant un regard à soncollègue, qui signifiait « Je vous l'avaisbien dit », reprit la parole.

    L'assemblée ne pouvait s'achever sansqu'on eût procédé à un vote à main levée

  • qui déterminerait nettement quelle devaitêtre la ligne de conduite des Rochelais àl'avenir.

    Quels étaient ceux qui désiraient larésistance armée ?

    Personne ne bougea.

    Quels étaient ceux qui désiraient partir ?

    – Moi !... Moi !... crièrent une dizaine degamins assis au premier rang.

    – Moi, hurla Martial en se dressant prèsd'Angélique.

    Les protestations indignées des parentscouvrirent les voix juvéniles et l'avocatCarrère envoya une gifle à son fils le

  • plus proche.

    Le sieur Manigault se leva, déploya savigoureuse stature sur un fond d'océangrisâtre et étendit la main pour apaiserles remous.

    – Monsieur le Pasteur, dit-il, ens'adressant avec un profond respect auvieux et célèbre voyageur, cela a étépour nous un grand honneur de vousentendre, mais ne vous étonnez pas qu'àLa Rochelle l'idée de l'émigration aitpeu d'adeptes...

    Il posa la main sur son cœur.

    – ... La Rochelle, nous l'avons là, dit-ilavec force, c'est notre citadelle, la ville

  • fondée par nos pères et pour laquelle ilssont morts. Aucun de nous ne peutl'abandonner.

    – Vaut-il mieux abandonner votre foi ?s'écria le vieux pasteur d'une voixtremblante.

    – Il n'en est pas question. La Rochelleappartient aux huguenots. Elle resteratoujours aux huguenots. Son âme est néede la Réforme. On ne change pas l'âmed'une cité.

    Il y eut des applaudissements. Manigaultavait parlé un langage sain et qui allaitdroit au cœur des Rochelais.

    – Que peut-on contre nous ? entendait-on

  • murmurer. C'est nous qui possédonsl'argent !

    – C'est évident : tout s'effondrerait sansnous.

    – Il paraît que M. Colbert a demandé desréformés pour lancer des manufactures.

    Angélique demeurait pensive, le regardfixé sur le morceau d'océan gris,moucheté de blanc, que l’on apercevaitentre les dunes.

    À quelques pas d'elle le pasteurRochefort, lui aussi, regardait la mer.Elle l'entendit murmurer :

    – Ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ilsont des oreilles et ils n'entendent pas...

  • Lui, que voyait-il, de son regardd'homme éclairé ? Dans ce troupeau quis'éloignait, dénombrait-il déjà lesmartyrs, les renégats ?... Touscondamnés !...

    La peur, qui un moment avait fait trêve,s'insinuait dans le cœur d'Angélique. « Ilfaut partir ». Le rivage n'était pas sûr. Lamarée continuerait à monter etl'atteindrait aussi un jour, avecHonorine. Seule, par lassitude, elle seserait peut-être laissé atteindre. Maiselle devait sauver Honorine. La sueurperla à son front à la seule pensée queles dragons du Roi pourraient un jours'emparer d’Honorine, la torturer avecleurs gros rires, la jeter par la fenêtre,

  • sur les piques.

    Elle se mit à marcher, en toute hâte, pourretrouver sa fille.

    La pluie tombait. Des flaques sur lechemin reflétaient le ciel blanchâtre. Uncavalier la dépassa et se retourna à demisur sa selle. C'était maître Gabriel.

    – Vous prendrai-je en croupe, dameAngélique ?

    Elle eut un choc bizarre. Elle se voyaitsur une route défoncée dans un décorsemblable, un cavalier se tournait verselle et il avait le sourire de maîtreGabriel.

    – Non, s'entendit-elle répondre après un

  • instant assez long. Je ne suis que votreservante, maître Gabriel. On jaserait...

    – Il est vrai que nous ne sommes pas ici