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Anne IDOUX-THIVET

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AnneIDOUX-THIVET

LesPrunelles

d'Émérencie

Page 3: Anne IDOUX-THIVET

©AnneIDOUX-THIVET,2018

ISBNnumérique:979-10-262-1920-0

Courriel:[email protected]

Internet:www.librinova.com

LeCodedelapropriétéintellectuelleinterditlescopiesoureproductionsdestinéesàuneutilisationcollective.Toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaiteparquelqueprocédéquecesoit,sansleconsentementdel’auteuroudesesayantscause,estilliciteetconstitueunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

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Àmesparents

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Prologue

Émérencie. Un nom à coucher dehors. Heureusement pour Sophie, ils’agissait de son deuxième prénom.De son deuxième prénom seulement.Elle avait huit ans quand elle l’avait lu pour la première fois sur sa carted’identité.Émérencie. À l’époque, elle n’avait pasmesuré à quel point ilétaitoriginal.Elles’étaitjusteditqu’ilétaitjoliàcalligraphiermaispastrèsagréable à prononcer. Et puis elle l’avait oublié. Jusqu’à cemois de juin2001oùelleavaitreçusaconvocationpourleBrevetpuisapportésacarted’identitéaucollègeenvuedelapassationdel’examen.Sescopinesavaientvouluvoir saphotoet étaient tombéesdumêmecoup sur son improbabledeuxième prénom : Émérencie. Trois ou quatre filles s’étaient moquéesd’elle.Sophieenavaitétévexéeetavaitexigédesamèreuneexplication.Lescréolesdecettedernières’étaientfrénétiquementagitéestandisqu’ellecouvrait sa fille de baisers contrits : « Je sais bien que ce prénom estcomplètement idiot mais ta grand-mère y tenait. Elle était à l’hôpital.D’après les médecins, elle n’avait aucune chance de se remettre de sonaccident. Je n’avais pas le droit de lui refuser ce petit caprice. Tucomprends, n’est-ce-pas ? » Sophie n’en était pas revenue. Elle avaittoujourscruqu’iln’yavaitquedanslessériestéléquetoutpouvaitsejouerauchevetd’unmourant.Pourtant,elleavaitapprouvédelatête,renonçantàse révoltercontreSolange,cettegrand-mèrequ’ellen’avait jamaisconnuemais qui avait l’air si gentille sur les photos. En plus, sa mère lui avaitraconté que Solange fleurait toujours bon lemuguet. Or Sophie était trèssensible au parfum des fleurs. Dans ces conditions olfactives (mêmeposthumes),impossiblepourl’adolescented’envouloiràsagrand-mère.Samèreavaitrepris,lesyeuxpétillants:

—Mais j’ai été astucieuse. J’ai magistralement édulcoré l’affaire. J’aimêmecarrémentrattrapélecoup.UnpeucommelabonneféedelaBelleauBois dormant qui change lamort promise à la petite princesse en un trèslongsommeil,situvoiscequejeveuxdire...Jet’aibaptiséeSophie.Etj’aifaitinscrireÉmérenciecommedeuxièmeprénom.Voilà,letourétaitjouéetl’officierd’étatciviln’amêmepastiqué.Maintenantquej’ypense,j’aieu

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de laveinequ’ilait laissépasserun trucpareil.Maman t’avait inventéunsacré prénom !Mais bon, tout est bien qui finit bien. Tu as la chance det’appelerSophieetjen’aipastrahimamanenparvenantàfaireenregistrersalubie.

—Mouais…Donc,enfait, jedois teremercier,avaitcommentésafilleensoupirant.

— On peut dire ça, oui, avait conclu sa mère dans un rire aussiprimesautierquelarobequ’elleportaitcejour-là.

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Partie1

Uneplanteconstelléedepetitesfleursd’unincroyablebleuardoiseattirason attention. Ses feuilles formées d’une, deux, trois… sept foliolesarrondiesetéchancréesavaientlanuancegris-argentdesfeuillesd’olivier.Sophien’avaitjamaisvuuneplantepareille.

******

Lesdeuxjeunesfillescueillirentunbouquetdelisqu’ellesdéposèrentàmespieds.Cefutmonpremiercontactaveclemondedesplantes.

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NewYork

Incroyable.Voilàque«Émérencie»serappelait inopinémentàsonbonsouvenir,là,aubeaumilieud’unesalleduMetropolitanMuseumofArtdeNew York. Ainsi donc, ce prénom qu’elle s’était empressée de jeter auxoubliettessitôtlesmoqueriesdesescamaradesencaisséesnevenaitpasdenullepart,concoctépourelleseuleparunevieilledamedivaguantsursonlit d’hôpital. Non. Il existait une autre Émérencie. Et Sophie venait detombernezànezavecelle.Unlongbâtondematriarchedanslamaindroite,un livreouvertdans lagauche,« l’autre»se tenait là,deboutdevantelle.Quiétait-elle?Unebergère?Unereine,quisait.Entoutcas,ellen’étaitpasn’importe qui, ainsi qu’en témoignait l’importance des trois personnagesavec lesquels elle faisait corps. Car d’après l’étiquette fixée en bas de lavitrinequil’abritait,ÉmérenciedéfiaitlessièclesencompagniedelaViergeMarie,del’enfantJésusetd’Anne,lagrand-mèrematernelledecedernier.Troisfemmesquiveillaientsurunenfant.Quoid’étonnant?Aprèstout,cesont les femmes qui portent le monde. Sophie était bien placée pour lesavoir.

La jeune femme sourit longuement au groupe sculpté, étrangementconnectée à ses augustes sujets si délicatement dorés. Mais l’instant degrâce s’évanouit brusquement, chassé par ce vertigineux scénario quiperturbait demanière récurrente la vie et les sensdeSophie.Commeuneéclipse.Lemondesefigeait,letempss’arrêtaitetcettequestionfondaitsurelleavecuneangoissantefulgurance:«Est-cequej’existe?».Plusriennecomptait que cette question : « Est-ce que j’existe ? ». Sophie se sentaitcommedédoublée. Ilyavait laSophiedéboussoléequisedemandaitavecterreur « Est-ce que j’existe ? » et la Sophie consciente qui arrivaittranquillementavecl’antidote:«Inscris-toidansl’espaceetdansletempsettuverrasquetuexistes».

Inscris-toidansl’espace.Sophietournalatête.ElleétaitauMetropolitanMuseum of Art au milieu d’une foule d’inconnus qui, manifestement,existaient.EllesetrouvaitàNewYork,unemétropolegrouillantedemondeplantée sur une planète Terre qui tournait bien avant sa naissance. Voilà.

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Commeespace,onnepouvaitguèrefaireplusgrand,plusprésent.

Inscris-toidansletemps.Ilétaitdixheures,le24mai.Sophieétaitlafilled’Isabelle qui était la fille de Solange dont elle avait vu toutes les raresphotographiesmais qu’elle n’avait jamais connue. Elle ne connaissait pasnonplus sonpèreetn’avait jamais entenduparlerd’aucunde sesgrands-pères.Filleunique,Sophieétaitincapablederemonterhautdanssalignée.Les branches du temps auxquelles elle se raccrochait étaient ténues etexclusivementféminines.Maisçasuffisait.Elleavaitunemèreetavaiteuune grand-mère, c’était donc qu’elle existait. Sa recette spatio-temporelleétaitinfaillible.

Il y avait une explication toute simple à ces brusques questionnementsexistentiels.L’épilepsie.L’épilepsiedeSophie.

Sophieétaitépileptiquedepuisl’adolescence.Heureusement,ellen’avaitfaitqu’uneseulecrisegénéralisé.Descrisespartielles,enrevanche,elleenfaisaitquotidiennement,sansmêmelesavoirlaplupartdutemps.Certainesrevêtaient la forme de ces drôles de crises existentielles au sens le pluslittéralduterme.

La seule et unique fois où Sophie avait parlé à son neurologue de cesfascinantscourts-circuitsouvrantunefailledansl’espace-temps,ilavaiteul’air surpris. Officiellement, elle souffrait d’une « épilepsie myocloniquejuvénile».Sespetitescrisesexistentiellesnefaisaientpaspartiedutableau.Ellespouvaientsemanifesterchezd’autresépileptiquesmaisthéoriquementpaschezelle.Etpourtantsi.Ilfallaitcroirequesoncerveauétaitcapricieux.Et facétieux.Quoiqu’ilensoit,cetextraordinairequestionnement luiétaittellementfamilierqu’ilfaisaitpartied’elle.

Il paraît que Sophie était « bien équilibrée » - entendre par là que sontraitement médicamenteux faisait bien son travail. En fait, les petitessecousses musculaires caractéristiques de son épilepsie revenaientsournoisementlabousculerdèsqu’ellemanquaitdesommeil,cequiétaitlecas depuis qu’elle avait bravé six fuseaux horaires pour débarquer àNewYork. Mais elle ne le regrettait pas. Son tête- à-tête avec la statued’Émérencie en valait largement la peine. Elle savait à présent que son

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deuxième prénom avait une réalité en dehors d’elle. C’était plutôtréconfortant. Désormais, elle pourrait le convoquer dans les moments derésolutionspatio-temporelledesesminicrisesexistentielles.«Jem’appelleSophie-Émérencie.Jesuislafilled’Isabelleetlapetite-filledeSolange.Ilya eu aumoinsune autreÉmérencie avantmoi.C’est doncque j’existe. »,récita-t-elleàmi-voix.Parfait.

Parfaitetpassionnant.

Àprésentqu’elleavaitrencontrél’autreÉmérencie,lajeunefemmeétaitbiendécidéeànepluslalâcher.

Dans lavie,Sophieavaitunmétierpresqu’aussi rarequesondeuxièmeprénom.Ellefabriquaitdessavonnettesàbasedel’huiledesesoliviers.Elleen possédait une petite plantation, achetée avec l’argent que son père –démissionnairemais apparemment assez fortuné - avait eu le bongoût deplacer surun compte établi à sanaissance aunomde«SophieChênet ».Chênet était le nomde samère.Sonnomà lui,Sophie l’ignorait. Il avaitrefusédelareconnaître.Tantpispourlui.

Dixansplustôt,sonjules«Jules»(çanes’inventepas)l’avaitplaquéedansdes circonstancesqui l’avaient profondémentmeurtrie.Alorsdans lafoulée, c’était elle qui avait tout plaqué à son tour : Paris, ses amis, sescollègues,sabalbutiantecarrièrede techniciennede laboratoirespécialiséedansles transfusionssanguines.Etelleétaitvenues’installerenProvence.D’où l’oliveraie. D’où les savonnettes. Entourée de ses six chèvres et de«MousselinedesGenêts»,sonânessegriseauxyeuxdoux,lajeunefemmen’avait pas vu filer les années, des années dont les moments de loisirsavaientétéoccupésàdévorerdesromanspoliciers.Etmêmeàtenterd’enécrire–mais,cela,c’étaitsonpetitsecret.

Si Sophie avait pu traverser l’Atlantique, c’était qu’elle avait gagné unweek-end prolongé à New York en envoyant un SMS pendant les pubsd’uneémissiontélévisée.Benoît,sonvoisin,avaitbienvoulus’occuperdesesbêtespendantcinqjours.C’étaitvraimentsympadesapart.