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Antonin Artaud: de la chair au cri Table de matières AVANT PROPOS OU STRATÈGIE D’ATTAQUE............................................2 I. LA PRÉSENCE À SOI..........................................................5 II. LA CHAIR OÙ LE DÉSIR DE LA PRÉSENCE À SOI..................................8 III. LA BOUCHE-BÉE OÙ L’ATTITUDE DE L’ABSENCE À SOI............................21 IV. LA FORCE EXTRÊME QUI AGIT SUR SOI.........................................28 V. POURQUOI SE FAIRE UN CORPS SANS ORGANES ?.................................35 VI. LE CRI OU LA PRÉSENCE À SOI...............................................38 1

Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

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Antonin Artaud: de la chair au criTable de matièresI. AVANT PROPOS OU STRATÉGIE D’ATTAQUE............................................................................................4 II. IL FAUT DIRE QUE CE QU’ON SE PROPOSE EST LA COMPRÉHENSION DES TEXTES ARTAUDIENS ET CE QUE NOUS NOUS EFFORÇONS D’ARRIVER À LA COMPRÉHENSION PAR UNE STRATÉGIE DE S’ATTAQUER À SES TEXTES. COMMENT DOIT-ON ABORDER LES TEXTES D’ARTAUD, ET SURTOUT COMMENT SE DÉBROUILLER PARMI DES TEXTES CRITIQUES QUI OFFRENT DES CH

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Antonin Artaud: de la chair au cri

Table de matières

AVANT PROPOS OU STRATÈGIE D’ATTAQUE.....................................................................................................2

I. LA PRÉSENCE À SOI.............................................................................................................................................5

II. LA CHAIR OÙ LE DÉSIR DE LA PRÉSENCE À SOI.......................................................................................8

III. LA BOUCHE-BÉE OÙ L’ATTITUDE DE L’ABSENCE À SOI.......................................................................21

IV. LA FORCE EXTRÊME QUI AGIT SUR SOI....................................................................................................28

V. POURQUOI SE FAIRE UN CORPS SANS ORGANES ?.................................................................................35

VI. LE CRI OU LA PRÉSENCE À SOI......................................................................................................................38

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Avant propos ou stratégie d’attaque

Il faut dire que ce qu’on se propose est la compréhension des textes artaudiens et ce que nous

nous efforçons d’arriver à la compréhension par une stratégie de s’attaquer à ses textes.

Comment doit-on aborder les textes d’Artaud, et surtout comment se débrouiller parmi des textes

critiques qui offrent des choix de lectures assez large ? Et en outre, n’oublions l’érudition

d’Artaud, ses nombreuse lectures, ses références et même des systèmes de pensée portant sur

différents domaines, de civilisation antiques au cinéma, ses œuvres sont pleines de « références »

cachés. Ses théories visant théâtre montrent une connaissance profonde de la religion, des

œuvres mystiques, comme celles de la kabbale, de l’alchimie, et Héliogabale où l’anarchiste

couronné, est basée sur des recherches historiques très amples. Difficile d’identifier ce type de

références sous-jacentes aux textes artaudiens si on n’a pas les mêmes lectures que lui, au moins.

Mais peut-être c’est ce qu’on appelle lecture difficile, une lecture qui ouvre plutôt un écart entre

que faire un pont lecteur et texte par le fait que son auteur possède certaines connaissances où

certaines expériences inaccessibles. Car ce sont peut de gens qui ont été des auteurs et qui ont été

également enfermés dans un asile, et qui ont été traités par les électrochocs et tout un arsenal de

pilules et drogues, tout cela sous un fond de manque de nourriture. Et il existe encore peu

d’hommes qui ont subi tout cela et qui ont eu les expériences révélatrices des voyages chez les

anciennes civilisations mexicaines. Paule Thévenin nous explique encore plus des détails de sa

biographie qui ne fait que ajouter un plus à l’unicité d’Artaud et peut-être une preuve de plus à

l’herméticité des textes artaudiens, biographie qui comprend tant des éléments qui pourraient être

des expériences incommunicables. En fait, le problème de l’unicité d’Artaud a été déjà posé par

les critiques d’Artaud qui ont analysé le poids que l’unicité de sa vie a sur ses écrits, d’autres ont

pensé à l’influence de sa maladie sur ses écrits et procèdent donc à des analyses en des

psychanalyse pour essayer de déchiffrer Artaud. Et il y a la catégorie spéciale de Deleuze et

Guattari qui même si s’attaquent à identifier Artaud le Schizo, et d’en tirer certaines réflexions

sur la schizophrénie, ils restent du côté de la vérité artaudienne en ce qu’ils ont identifié certaines

aspects de l’œuvre artaudienne et, je me permets de lancer cette hypothèse, sans avoir vérifié ce

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fait, que la pensée deleuzienne s’est identifié à la pensée artaudienne à plusieurs degrés et même

implicitement, et je pense que dans Deleuze on pourrait retrouver d’Artaud non seulement dans

les références explicites mais également, je souligne, implicitement.

Dans toute l’abondance des textes sur Artaud il y a la figure de Paule Thévenin, et ses analyses

précieuses pour la connaissance d’Artaud m’ont conduit à penser qu’en fait l’œuvre d’Artaud est

indissociable de la vie et de l’unicité de la vie d’Artaud, appelons-nous-la unicité, schizophrénie

où comme on voudra. On connaît le fait que les traitements des cliniques de psychiatrie sur

l’homme sont inhumains, enfermement et isolation, pilules qui transforment le malade dans une

légume, électrochocs. La vie et l’œuvre d’Artaud ne peuvent pas être dissociés, imaginons quel

type affreux détachement pourrait être fait par un homme qui a eu une telle sorte de vie, et ne le

sont pas du tout ni par son auteur, car les lettres publiés sont pleines de références qui visent des

réalités concrètes de la vie de l’auteur et qui offrent beaucoup des informations sur l’atmosphère

des asiles pendant l’occupation nazie. De plus, il faut lire les témoignages de Thévenin pour voir

certaines motivations que Artaud trouve dans l’écriture, motivation qu’il avoue même dans une

lettre à Jacques Rivière, celle de la nécessité d’écrire par peur de perdre ses pensée, sa parole doit

être inscrite par nécessité.

Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa

matérialisation dans les mots. Lors donc je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la

crainte de perdre toute la pensée. 1

Paule Thévenin nous raconte qu’il y avait toujours un cahier dans la poche intérieur de son

manteau qu’il sortait chaque fois qu’il sentait le besoin d’écrire où de dessiner quelque chose

n’importe où il se trouvait, dans les restaurants, chez des amis. C’est de cette façon qu’on doit

jeter un œil sur son biographie raconté par Thévenin, témoin de son souffrance et des ses actes

créateurs, qui nous dit encore de sa façon de créer, débout, avec la participation de tout son

corps.

Il ne faut pas disséquer sa biographie et rapprocher tout aspect de son œuvre à cette biographie,

mais justement ne perdre de vue l’extrême souffrance, physique qu’Artaud a enduré pendant des

années. N’oublions non plus la famine qui lui a été imposé pendant l’occupation nazie. Et si nous

1 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes suivi de Pèse- Nerfs et autres textes, Ed. Gallimard, Paris, 1968, p. 20.

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suivons cette route des veines calcinées nous pouvons peut-être savoir la mesure dont son corps a

été supplicié, dont sa pensée et son esprit ont été atteints.

Et le propos de ce texte est de justement de dégager certains contacts manqués entre le corps et le

moi, la pensée et le moi, le moi et le monde. Car je pense qu’Artaud a souffert d’une essentielle

absence à soi, et d’une sempiternelle quête de la présence à soi.

Philippe Sollers2 souligne l’importance qu’Artaud même a attribué à sa biographie, et nous invite

à voir le texte publié de la conférence de 1947, tenue par Artaud, au théâtre Vieux-Colombier,

pour voir la préparation intense qu’Artaud à fait pour cette conférence et également ses notes

réunis dans le tome XXVI des Œuvres Complètes et le poids énorme que les années

d’enfermement dans des asiles d’aliénés ont eu sur cet homme :

C’est une histoire de douleurs, et il y a d’autres histoires de douleurs que le mienne, mais celle-ci

est trouble, je peux dire qu’elle provient d’une cause que le monde et la société actuelle

donneraient tout pour la garder cachée et c’est à ce titre que je veux en parler.3

Ne parle-t-il pas dans Suppôts et Supplications4 d’une scission terrible du moi et du corps après

un traitement de l’électrochoc qu’il a senti son moi rentrer dans son corps à peine deux heures

après l’application des électrochocs ?

2 Philippe Sollers, L’éloge de l’infini, Ed. Gallimard, Paris, 2003, p. 491.3 Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Tome XXVI, Ed. Gallimard, Paris, 1994, p.4 Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Tome XIV, Ed. Gallimard, Paris, 1978.

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La Présence à soi

Dès ses premières œuvres Artaud parle d’une certaine déperdition, un manque vital, une

asphyxie centrale que ressent son être, un effondrement. Ses lettres à Jacques Rivières nous

expliquent sont désespoir et accuse une maladie « qui touche  à l’essence de l’être et a ses

possibilités centrales d’expression »5. Nous voulons, à partir de ces lettres lancer l’idée que

l’œuvre d’Artaud est un enchaînement de présences et absences à soi, de désirs et projection et

forcements d’être vraiment présent à soi. Et cet impouvoir d’être présent à soi revêt plusieurs

formes au fur et à mesure qu’on avance avec la lecture de ses textes : les premiers textes sont

sous le signe d’une maladie qui affecte le nœud vital de son être, et d’une certaine angoisse de la

dépossession de son être, angoisse qui donne à toute forme, à toute expression et à toute pensée

l’idée d’une certaine dépossession de son moi, dans le sens d’une inspiration, d’une voix

intérieure inspiré par un autre, l’existence de l’ autre qui parle à travers son corps, « dans mon

inconscient ce sont les autres que j’entends »6. L’autre côté de l’absence à soi sera celle de non

coïncidence pensée – langage et qu’Artaud avec une intensité croissante : de la lettre à Jacques

Rivière où il dit que la révolte contre le mot est conditionné de leur coïncidence avec « le jet de

pensée »7 jusqu’à l’angoisse terrifiante de avoir affaire à toute forme et tout surgissement de

pensée dans la masse informulée contenue par sa chair contient un terrible angoisse, « ces formes

terrifiantes qui s’avancent, je sens que le désespoir qu’elles m’apportent est vivant. »8 La forme

qui est pensée ou mot, la terreur éprouvée par Artaud, ne signifient pas que l’auteur veut sombrer

dans un état de inconscience mais les formes sont celle qui coupent les attaches vitales  de

l’homme et qui tranchent la chair.

5 Antonin Artaud, L’ombilic des limbes, op. cit, p. 406 Ibidem, p. 51.7 Ibidem, p. 14.8 Ibidem, p. 121.

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La présence a soi est une exigence claire qu’Artaud formule dans ses premiers écrits et qu’il

associe à la chair en tant qu’élément qui doit apporter à son moi la cohésion moi-pensée, moi-

langage, moi-monde.

Ce qui représente pour Artaud la présence à soie est défini dès les premières correspondances

avec Jacques Rivière et les premiers textes écrits :

[…] se rejoindre à tous les instants, c’est ne cesser à aucun moment de se sentir dans son être

interne, dans la masse informulée de sa vie, dans la substance de la réalité c’est ne pas sentir en soi

de trou capital, d’absence vitale, c’est sentir toujours sa pensée égale à sa pensée, quelles que soient

par ailleurs les insuffisances de la forme qu’on est capables de lui donner.9

Donc la présence à soi est la présence de son moi dans son être, dans le monde, dans la réalité et

ceci sera incarné par la chair, en tant qu’élément qui doit mettre dans un rapport complet le moi

et sa vie, le moi et sa pensée et qui doit offrir des certitudes, une certitude profonde qui est

attaché à sa chair.

Artaud « travaille dans l’unique durée » 10 qu’est-ce que cela veut dire sinon une exigence

d’écrire dans une permanente présence à soi ? Il y a une exigence vitale d’Artaud celle de la

présence à soi, de la non-séparation esprit-matière, vérité-vie, corps-langage et tout cela dans une

obsessive répétition de cette besoin : la chair signifie appréhension immédiate du monde, coup

de foudre, qui doit relier ce qu’il sent comme séparé. Il adresse une prière fervente à sa chair

lorsqu’elle celle-ci devient écorce et ne rentre plus en contact avec le monde, mais il invoque la

momie de la chair car son contact vital avec le monde a été déjà rompu par l’angoisse et par un

certain trait inné, et il lutte obstinément avec son inconscient quand celui-ci veut dominer son

moi. Il faut tout son possible, pour garder non seulement son Intelligence du monde, mais

également sa lucidité et il s’acharne contre le « royaume des ombres » pour faire sortir son moi.

La présence à soi est communication ininterrompue avec les choses, une Complétude, des

rapports au monde, pas de manque, pas de trou mais une vérité pleine, une certitude, un absolu,

et, lui cherche tout cela, premièrement dans la matière car la vérité de la vie est dans

l’impulsivité de la matière. 9 Ibidem. p. 70-71.10 Ibidem, p. 154.

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Lorsqu’il parle de souffle et de cri, il vise toujours la complétude de la présence à soi et d’un

langage qui ne provient de rien d’autre que de l’Infini de son intérieur et de son extérieur.

C’est comme une plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent,

profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie.11

Il s’agit pour Artaud d’une dépossession de son moi et des essais répétés, continus de

réappropriation, et ces essais de réappropriation partent de la chair, Derrida donne à cela une

formule merveilleuse:

Si ma parole n’est pas mon souffle, si ma lettre n’est pas ma parole, c’est que déjà mon souffle

n’était plus mon corps, que mon corps n’était plus mon geste, que mon geste n’était plus ma vie.

Une métaphysique de la chair, déterminant l’être comme vie, l’esprit comme corps propre, pensée

non séparée.12

Il identifie également Van Gogh à ces espèces de tourments lorsqu’il parle de la raison de son

suicide, raison qu’il attribue à l’ancestrale division matière-esprit que Van Gogh a subi

corporellement. Il attribue à cette division un cercle vicieux de prédominance qui a été crée par

l’humanité dès ses origines et la raison de son suicide n’a pas été le sien, mais celui de la

société, c’est pourquoi Artaud considère Van Gogh comme « le suicidé de la société », celui

mort par une souffrance provoquée par les séparations. Et on verra, qu’Artaud, s’identifie

pleinement avec la situation de Van Gogh, lui-aussi, en tant que victime de la société, une société

qui l’a envoûté dans un asile d’aliénés :

Van Gogh n’est pas mort d’un état de délire propre

mais d’avoir été corporellement le champ d’un problème autour duquel, depuis les origines, se

débat l’esprit inique de cette humanité.

Celui de la prédominance de la chair sur l’esprit, où du corps sur la chair, ou de l’esprit sur l’un et

l’autre.13

11 Artaud, Théâtre et son double, p. 144.12 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Éditions du Seuil, Paris, 1967, p. 289.13 Antonin Artaud, Œuvres complètes, Tome XIII, Editions Gallimard, 1974, p. 20.

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La chair ou le désir de présence à soi

La question du titre est posée pour deux textes réunis dans Textes de la période

surréaliste 14 écrits entre 1925 – 1928. Cette question doit être interprétée en deux sens : celui

défini dans la Position de la chair, de localisation et celui du Correspondance de la Momie, de

déperdition, d’absence. Les enjeux de la confrontation de deux textes seront de dégager dans un

premier moment, la signification de la chair en tant que vecteur principal entre langage et pensée,

dans le sens d’appropriation et d’appréhension impulsive des choses et dans un second moment

en tant que manque vitale, momification. Le premier sens de la question est bien celui de

demande de localisation et le deuxième a une dimension ludique et exprime la posture de

quelqu’un qui a perdu un objet concret et cherche ses poches, étonné de l’absence de l’objet, la

« bouche bée » 15 ne sachant comment il l’a perdu. Cette métaphore servira de repère pour les

espaces sondées à travers la chair. La bouche-bée sera l’hypostase spéciale des « vécus » de la

chair. Les enjeux de cette question à double sens sont de saisir l’hypostase particulière de la

Chair chez Artaud par rapport aux théoriciens de la Chair. Mais également pouvoir répondre

qu’est-ce que la chair d’Artaud ? Qu’est-ce qu’être dans la Chair d’Artaud ? Comment sent la

chair d’Artaud ? A la fin on devra savoir cela et ne pas dégager une sorte de compendium du

travail de la chair.

Pour mieux comprendre « l’énigme de chair qui voulut s’appeler Antonin Artaud »,

comme bien dit Derrida16, on doit l’appliquer avec prudence à la chair merleau-pontyenne car le

schéma « idéale » pensée par Merleau-Ponty n’est pas toujours valable pour tout Artaud. Par

contre, les réflexions de Merleau-Ponty nous aideront de mieux saisir la matière dont la chair est

faite. Entreprise difficile car, pour Artaud, la chair semble avoir la ponctualité d’une position et

cette position sera à localiser et surtout ses acceptions changent et se métamorphosent,

s’enrichissent.

14 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes, op. cit.15 Natalie Barberger, « Bouche bée », Rue Descartes 2002/4, N° 38, p. 71-82.16 Jacques Derrida, L’Ecriture et la Différence, Editions du Seuil, 1976, Paris, p. 292

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Dans la Position de la chair il y a une dynamique de la localisation de la chair, une

identification de la position de la chair par rapport à la Vie, à la Vérité et à la Pensée. La Chair

est pour Artaud force de vie, intensité, frémissement.

Pour Artaud, la chair se situe dans les limbes de conscience pour être puis intégrée à la Vie, à la

Connaissance, à l’Etre, à L’Esprit. Système abstrait de localisation sans doute, qu’Artaud résout

dans une localisation anatomique et ponctuelle, « dans la finesse des moelles »17 d’où naît

également toute pensée. La chair est chemin, route, flux, mouvement, dynamique dans le schéma

de l’Etre, tous les chemins mènent à la Chair, ceux de l’esprit et ceux de la pensée. « Je refait à

chacune de vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair.» 18 La chair

prend vie dans l’excitation des nerfs, elle s’étend sur le monde comme un « poil hérissé »19 ;

Mais quels sont les fondements de la Chair en tant que vécu ? Les premiers écrits d’Artaud sont

marqués par des ruptures, soit les mots ne correspondent pas à la pensée, soit la pensée avorte et

n’arrive à rien. Or la Chair semble être un élément de cohésion du Moi brisé.

Il est intéressant de noter que la chair n’apparaît plus dans les textes d’Artaud écrits après 1928,

la chair sera remplacée par le corps et ses organes, par l’incarnation et finalement par le corps

sans organes.

L’étude Evelyne Grossman à propos de la signification de chair dans les premières textes

d’Artaud soutient l’idée de l’unité de la chair, de «  double indissociable de matière et d’esprit,

d’organique et de spirituel, fusionnées »20, et la matière qui assure un continuum entre pensée et

corps. Mais dans une logique de la position de la chair, ne devra-t-elle être localisée avant la

pensée ? Ne doit-on supposer que la pensée doit être enracinée dans la chair ? Artaud semble

affirmer cela : « Je refais à chacune de vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée

dans ma chair. »21 

Le schéma est donc plutôt : chair – pensée – langage ou autrement dit, la parole doit

trouver sa racine dans la chair, dans la Vie. Toute parole, toute pensée doit normalement pro-

venir de la chair. Mais la chair en elle-même se comporte d’une certaine manière.

17 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes, op. cit., p 190.18 Ibidem p. 18919 Ibidem p. 19020 Evelyne Grossman, Entre corps et langue : espace du texte (Antonin Artaud, James Joyce), Ed. Nathan, Paris, 1996, p. 49.21 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes, op. cit. p. 189

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La chair, chez Grossman, se trouve sous le régime de « pré » en tant que pré-subjective,

pré-égologique, précédent du Moi et du corps. La chair est rapprochée à un territoire primordial

où le Moi n’est pas encore distingué or la Chair devra être localisé en tant qu’origine de la

pensée, en tant que vie de la pensée qui pourraient faire naître des formes ou la parole, si

nécessaire :

Je parle de la vie physique, de la vie substantielle de la pensée […], je parle de ce minimum de vie

pensante et à l’état brut- non arrivée jusqu’à la parole, mais capable au besoin d’y arriver- et sans

lequel l’âme ne peut plus vivre, et la vie est comme si elle n’était plus.22

Elle localise la chair dans un espace pré-subjectif mais c’est toujours elle qui écrit que le sujet

qui anime la chair est impersonnel et quand elle interprète les idées de Merleau-Ponty elle le fait

d’une manière très synthétique et, en comprimant les idées du philosophe, arrive à une

conclusion, qui n’est pas satisfaisante. Car la conclusion de est Grossman assigne un quelques

pages à l’analyse de la chair en l’intégrant dans le concept « d’écrire la Chair » pour revenir

ensuite sur se pas et l’intégrer dans « l’écrit dans la chair ». Chez elle, la première chair est pré-

symbolique et la deuxième est symbolique, deux termes qui semblent être liées à la méthode

psychanalytique. La façon générale d’interpréter les idées d’Artaud peuvent être vraie, et mêmes

ses interprétations du symbolique et pré-symbolique, mais pour ce qui tient de la Chair, je pense

que l’analyse n’est pas menée jusqu’au bout. Les références à la théorie merleau-pontyenne de la

chair sont incomplètes et ne révèlent pas toute la vérité de la chair. Grossman s’attaque à cet

aspect psychanalytique que Merleau-Ponty dégage assez furtivement dans sa théorie : "Faire une

psychanalyse de la Nature : c'est la chair, la mère"23 idée que Merleau-Ponty n’a pas même fini

par intégrer dans son œuvre et qui se trouve dans ses notes de travail, et même si le philosophe

considère la philosophie de la chair comme un élément constitutif d’une vraie psychanalyse, la

Chair en tant que telle ne doit pas être considéré à mon avis, assimilée à une théorie de pulsions

où de régimes pré-symboliques psychanalytiques (par exemple, « symbiose mère-enfant »24).

Même si Merleau-Ponty a été comparé avec Lacan les arguments de Grossman à propos

d’Artaud ne restent pas débout, dans le sens que l’interprétation de la chair artaudienne reste

creuse, et on se demande après la lecture de Grossman, qu’est—ce que c’est a Chair pour

Artaud ? On profite de l’occasion de cette, appelons-nous-le « critique », pour délimiter un peu le

22 Antonin Artaud, op. cit. p. 7023 Merleau-Ponty, p. 31524 Grossman p. 54

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sens de la démarche d’analyse et on doit dire dès le débout que la démarche ne sera pas soutenue

par les notions psychanalytiques. Même si, chez Artaud, on pourrait rapprocher certaines aspects

de la création d’Artaud à la méthode psychanalytique mais, ce n’est pas valable pour la chair.

Avoir une chair implique un certain vivre que la psychanalyse ne peut pas expliquer la chair est

vécu, « expérience » qui ne doit pas être interprétée (et que fait la psychanalyse sinon interpréter

l’intériorité, les profondeurs, les Ças de son sujet ou mieux appliquer à celui-là, ses notions et ses

schémas ?), mais comprise. On va s’efforcer de dégager un sens, une intelligibilité et de deviner

la concrétude de l’expérience de la chair car n part de l’hypothèse que l’expérience de la chair, et

celle du corps a été pour Artaud un vécu vrai, dans sa vie. En tant que vécu véritable cela doit

nous fournir une vérité le besoin d’appliquer une méthode interprétative comme la psychanalyse.

Il faut uniquement comprendre ce qu’Artaud écrit. C’est cela que nous conseille Paule

Thévenin25, par son démarche même de compréhension de l’œuvre. C’est elle qui tient l’œuvre

d’Artaud enracinée dans un milieu réel, papable, vécu et qui établi des relations étroites entre

l’homme-artiste et son œuvre, en brisant les interprétations, et avec des forts arguments, liés à la

psychologie. Les racines de la pensée d’Artaud, et la chair est origine, devront être plutôt

cherchées dans la philosophie orientale, où dans une conception magique, mystique. De même

que ses théories sur le théâtre qui visent une certaine efficacité de cet art dans le sens des gestes

symboliques sur lesquels les anciennes cultures basaient tous leurs rituels et tout la capacité de

entrer en contact avec l’invisible, avec le mana des choses, la force rendue visible à travers la

matière. Comme le geste magique qui doit assurer le contact de la matière avec son invisible, par

l’efficacité, de même la chair est l’efficacité de la pensée. Si la pensée ne passe pas par la chair,

la pensée n’est pas efficace, le langage ne devient qu’une écorce, une forme. Car le mot doit

provenir des moelles, il doit être macéré avant, pour sortir fort, efficace. Et le symbolique n’est

pas abject pour Artaud, comme suggère Grossman, le symbolique est celui qui doit unifier

matière et esprit, est celui qui devra assurer leur coïncidence. Et ce pour cette raison que la

localisation pré-symbolique de la chair et puis cet écrit dans la chair que Grossman pense comme

un écrit symbolique qu’Artaud, en fin de comptes, rejette, n’est pas soutenue, car Artaud nous

explique bien lors de son visite à Mexique, chez les Tarahumaras, le poids énorme du

symbolique, de rituels dans lesquels tout geste est doué d’un sens qui vise à atteindre la vérité

profonde de l’invisible.

25 Paule Thévenin,

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Grossman attribue la chair-pensée –langage à un pré-sujet, la chair est force impersonnelle qui

anime tant l’esprit que le corps, et les deux tendent à devenir de la même substance :

Il s'agit de faire constamment avorter le sujet de l'énonciation personnelle avant que son

surgissement ne fasse avorter la pensée et la langue. Une force énonciative impersonnelle, pré-

subjective, surgit qui fait trébucher la langue, que l'esprit puisse se corporiser, le corps se

subtiliser.26

Elle reprend la pensée merleau-pontyenne- « c'est cette vision subtilisée que nous appelons

pensée »27 et l’attribue à un sujet impersonnel sans tenir compte du fait que les textes d’Artaud,

même celles qui concernent sa chair, son pleins de références à Moi, et à Soi et, on verra ci-après

des exemples qui contredisent ses analyses. Disons qu’il y a une dissolution du « je » dans la

chair, dans le sens d’une dissipation dans un sorte de l’infini. Les rapports établis par Grossman

dans le fragment ci-dessous, avorter le sujet pour ne pas avorter la pensée et la langue, puis la

force impersonnelle qui fait unit l’esprit et la matière, ont une certaine « complexité négative »,

qui témoignent un certain amalgame confus des idées. Ces notions de pré-symbolique, et de

force impersonnelle, sont intégrées dans sa logique de construction des arguments. Car, l’auteur

voit dans les premiers textes d’Artaud une sorte d’enfantement de l’artiste à travers son œuvre,

sans trauma, pré-symbolique, et cet enfantement se fait dans la chair. Puis, en analysant

Héliogabale où l’anarchiste couronné, elle arrive au symbolique, celui du Père, celui de

castration qui est inscrit dans la chair. Elle voit son œuvre comme une sorte de vie, de

l’enfantement jusqu’à la mort. Mais son œuvre, et pour le moment la chair, pourra avoir un plus

de cohérence et de consistance par l’intermédiaire des théories du théâtre, des voyages, des

lettres écrits et même des dessins. Comprendre tout cela, pas linéairement, comme progression

chronologique, mais en profondeur, dans une angoissante descente. L’analyse de Grossman, dans

sa profondeur, pourrait être rapprochée aux théories de Nicolas Abraham sur l’ontogénèse, par

des concepts tels que pré-réflexif, où un certain vécu mère-enfant. D’ailleurs, cet auteur est cité

par Grossman dans sa bibliographie, mais pas dans l’analyse de la chair. Bine quelle avoue un

rapprochement de Merleau-Ponty et Artaud concernant la chair, le fond de ses analyses est

construit de façon indirecte par des idées appartenant à d’autres champs de pensée que ceux de

Merleau-Ponty, c’est pourquoi les analyses des textes d’Artaud semblent un peu forcées, et étant

plutôt des adaptations à quelque idées préconçue.

26 Grossman, p. 5927 Merleau-Ponty p.

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Merleau-Ponty parle d’une unité pré-réflexive et pré-objective du corps, qui soutient la

conscience. Le pré-subjectif de Grossman et le pré-symbolique, tombent comme localisations de

la chair. Merleau-Ponty, attribue au concept de chair une dimension d’idéalité, c’est-à-dire que

cette idée d’attribuer à la chair le rôle d’élément (au sens d’élément primordial comme l’eau, le

feu, l’air) de cohésion entre corps et monde. Merleau-Ponty invente et utilise plusieurs concepts

liés à la chair : la chair-corps, la chair-idée, chair-pensée, chair-langage, la chair-monde, et il

veut démontrer l’empiètement de deux termes de chaque rapport, leurs entrelacs.

D’ailleurs, Artaud insiste sur un certain type de présence à soi qui est réalisé dans la Chair:

Mais penser […] c’est se rejoindre à tous les instants, c’est ne cesser à aucun moment de se sentir

dans son être interne, dans la masse informulée de la vie, dans la substance de la réalité, c’est ne

pas sentir en soi de trou capital, d’absence vitale, c’est sentir toujours sa pensée égale à sa pensée,

quelles que soient par ailleurs les insuffisances de la forme qu’on est capable de lui donner. 28

Ou quand il parle de la similitude absolue de la vie et de sa conscience. N’est-ce pas ce

qu’observe Derrida dans sa logique de la parole soufflée consacrée à Artaud, lorsqu’il définit la

métaphysique de la chair ? :

Cette métaphysique de la chair est aussi commandée par l'angoisse de la dépossession, l'expérience

de la vie perdue, de la pensée séparée, du corps exilé loin de l'esprit.29

La chair et la pensée constituent le moment de prise du monde et la langue est le moment de

reprise, parcours très bien expliqué par la phénoménologie du langage merleau-pontyienne.

L’encrage de la chair dans la pensée et le langage est une condition nécessaire pour respecter un

principe de réalité, fait très bien souligné par Artaud.

Donc pour respecter le principe de la Vie, il faut que la chair soit la matière d’où la pensée

émerge, seul une pensée incarnée est porteuse de la vérité de la vie. Pas de concepts, pas de

termes, pas de principes seule « l’intellectualité de la chair pure ».30

Si la chair c’est le principe du monde et cet être charnel que peut être perçu, peut être senti il

semble que entre la chair et le visible existe un rapport d’identité. Il faut souligner que la théorie

merleau-pontyenne est plus complexe : entre la chair, d’une part, et le visible et l’invisible,

d’autre part, il y a une liaison spéciale, nommée par notre philosophe entrelacs, le chiasme.

28 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes, op. cit.. p. 70-71.29 Jacques Derrida, op. cit. p. 30 Ibidem p. 192

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Page 14: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

Il y a un autre texte écrit par Camille Dumoulié31 qui dans son sous-chapitre

« Métaphysique de la chair » analyse également la chair et la met comme élément fondateur

d’une métaphysique, cette métaphysique étant liée à un technique spirituelle, d’une part, et à une

stratégie de connaissance, tout cela étant mis sous le signe d’une sémiotique du corps. Les

analyses de technique spirituelle, qui et celle de l’extase, et de la stratégie de connaissance, qui

est celle de la connaissance par le trou sont très intéressantes mais s’éloignent un peu du concept

chair et ce n’est qu’à la fin que la chair réapparaît intégrée à une sémiotique du corps et des

affects, qui sont les signes préverbaux et le pulsionnel. Et se demande à la fin, comment sera le

langage issu d’un tel « corps », car cette chair sera plutôt vouée à l’aphasie, donc cette

métaphysique, plutôt un échec.

La dynamique de position et de rapports devient plus complexe dans les autres textes

écrits par Artaud au début de son existence littéraire, pendant 1924 et 1928. De l’intégralité des

textes publiés, pendant ce temps-là, la dynamique de la position de la chair est complétée. Mais,

premièrement il faut remarquer que la position signifie également rapport, positionnement par

rapport à quelque chose. Dans la logique de cette dynamique, la chair se trouve sous plusieurs

rapports : elle est localisée premièrement dans le corps, dans les moelles, traversée par les nerfs,

irriguée par le sang, pour être ensuite localisée à l’aide des différents rapports, chair-Monde (qui

englobe plusieurs sous-rapports chair-connaissance, chair-Vérité, chair-Vie). chair- pensée,

chair-Soi et finalement et le plus important chair-Etre. Le premier rapport a été déjà analysé plus

haut, mais pour conclure il faudra peut-être ajouter que cette chair est la matière qui doit

engendrer un type spécial de pensée et qui devra assurer une absolue soumission de la pensée.

Avant de procéder à une telle analyse dissection, il faut nécessairement, ajouter que ces positions

ne sont pas tellement délimitées dans la pensée d’Artaud et que cette division est plutôt formelle

et veut être un moyen de mieux comprendre l’objet de notre analyse car l’étude menée par

Grossman sur ce sujet jusqu’à présent nous semble plutôt ambiguës. La clef pour saisir le sens de

la Chair, dans tous ses sens, sera plutôt Derrida, et de façon, disons conceptuelle, sera Merleau-

Ponty.

Ces positions sont articulés dans un dynamique, donc celle-ci s’entremêlent et se complètent et

ne sont pas, dans la pratique d’Artaud des positions séparables. Pourtant, cette approche de

structuration peut s’avérer fécond. Pour revenir à nos positions de la chair, disons que dans la

31 Camille Dumouillé, Antonin Artaud, Editions du Seuil, 1996, Paris

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Page 15: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

première position par rapport au monde, la chair est un poil hérissé au monde qui connaît,

appréhende ; possède spontanément et profondément (au sens d’obscurément), connaît

directement et promptement le Monde ; ce sont les idées qui véhiculent dans la Position de la

Chair. Il y a cette idée de connaissance du monde, d’approfondissement du monde, dans le sens

d’une baisse dans l’intériorité, l’intimité du monde. Ce poil hérissé offre une image complète de

cette position chair-monde qui veut être celle d’une position de verticalité ambiguë, ce poil agit

sur le monde mais le monde agit également sur lui, il s’agit d’une communication retournée32 qui

semble coïncider avec l’idée merleau -pontyenne d’entrelacs et de chiasme.

Pour la seconde position identifiée, le rapport chair-pensée, la phrase écrite par Artaud dévoile

un sens essentiel :

Ces forces informulés qui m’assiègent, il faudra bien un jour que ma raison les accueille, qu’elles

s’installent à la place de la haute pensée, ces forces qui du dehors ont la forme d’un cri. Il y a des

cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C’est cela, moi, que j’appelle

Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à chacune de vibrations de ma langue tous

les chemins de ma pensée dans ma chair.33

Et ce sens essentiel est celui de la coïncidence, de la convergence de pensée et chair, il s’agit de

l’encrage de la pensée dans la chair, et cet encrage doit être complet et sans détour. Il s’agit d’un

chemin re-faisable, pas uniquement possible mais nécessaire. On pourrait dire que la pensée est

égale à la Chair dans une coïncidence parfaite, sans séparation.

Pour ce qui tient de la troisième position identifiée, il faut dire que le rapport Chair-Soi est

en fait un rapport d’incompatibilité, le moi devrait s’émanciper, dominer et penser le Soi, pour

arriver aux vérités révélées par la Chair :

Certes, je fais encore (mais pour combien de temps ?) ce que je veux de mes membres mais je ne

commande plus à mon esprit, et que mon inconscient tout entier me commande avec des

impulsions qui viennent du fond de mes rages nerveuses et du tourbillonnement de mon sang.34

Il s’agit vraiment d’un effacement du moi sous la domination du soi et c’est en cela que consiste

cette incompatibilité, car la pensée doit être formulé par le moi, la vie doit être vécue toujours

par le moi. Car la Chair doit être éprouvée avec lucidité à l’intérieur d’un moi conscient. Le soi

est à gagner, à penser et sortir le Moi de son effondrement dans le Soi. La lutte sous le fond

d’une paralysie, une asphyxie qui affectent l’élémentaire conscience, ce nœud de vie où

32 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes, op. cit. p. 191.33 Ibidem p. 190.34 Ibidem p. 121.

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Page 16: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

l’émission de la pensée s’accroche. Et il s’agit d’une sorte de lutte, il s’agit de gagner autant que

possible le soi, de le penser :

Il me faut des efforts d’imagination insensés, décuplés par l’étreinte de cette étouffante asphyxie

pour arriver à penser mon mal. Et si je m’obstine ainsi dans cette poursuite, dans ce besoin de fixer

une fois pour toutes l’état de mon étouffement … 35

Sans la chair il n’y a pas de rapport possible, le monde ne sera mis jamais dans quelque rapport

que ce soit avec le moi. La chair est un élément d’importance vitale, c’est elle qui est la texture

même de l’expérience d’être, et celle d’être dans le monde. N’est-pas la même valeur reconnue

par Merleau-Ponty lorsqu’il parle de chair du monde appliqué à ma chair, et de leur

empiètement. Entre ma chair et la chair du monde, nulle inégalité, mais une sorte de circulation -

je pénètre dans la chair du monde qui réciproquement me pénètre et c'est le croisement l'un sur

l'autre de ces deux mouvements inverses qui constitue le chiasme. Mais si Merleau-Ponty se

réfère à un certain rapport moi-monde et Artaud élargit la position de la chair également par

rapport à moi et à soi. Donc, chair interne qui doit être un élément de cohésion du moi et de mes

pensées, de mon langage, de mes actes.

La chair est un élément ontologique, fait partie de l’Être, est une condition, un mode d’être au

monde.

Il me parle de Narcissisme, je lui rétorque qu’il s’agit de ma vie. J’ai le culte non pas de moi mais

de la chair dans le sens sensible de mot chair. Toutes les choses ne me touchent qu’en tant qu’elles

affectent ma chair, qu’elles coïncident avec elle, et à ce point même où elles l’ébranlent, pas au-

delà. Rien ne me touche, ne m’intéresse que ce qui s’adresse directement à ma chair. Et à ce

moment il me parle de soi. Je lui rétorque que le Moi et le Soi sont deux termes distincts et à ne pas

confondre, et sont très exactement les deux termes qui se balancent de l’équilibre de la chair. 36

La sensibilité de la chair est celle qui doit faire la liaison entre le moi interne et l’extérieur. C’est

elle, en tant que texture, qui doit être vecteur de tout ce qui passe en moi. Au plan

phénoménologique, la chair (leib) est un médium entre l’objectivité du corps, le corps vécu et

senti (corps-sujet du monde) et l’objectivité du monde. Elle est celle qui assure le lien interactif

entre l’intériorité et l’extériorité : part sensible (corps vécu dans le monde de la vie), mais plus

encore, « un élément de l’être »37, sorte de principe incarné, une manière d’être élémentaire, non

pas une matière où une substance. En ce sens, la chair de l’homme prend part à celle du monde :

35 Antonin Artaud, op. cit p. 12136 Antonin Artaud op. cit p. 123.37 Merleau-Ponty, 1964, p.183

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Page 17: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

notre chair est expression, sensibilité, sens, texture même de l’expérience. Reste que la chair est

notre condition : vulnérabilité et vitalité, puissance et sensibilité. 38 

Et le deuxième sens de la question du titre devient pressante, où est la chair, où s’est-elle

enfouie ? Qu’est-ce que la momie pour Artaud ? La momie est celle qui ignore le vide, qui a peur

des pulsations de mort, celle qui s’attache à la conscience, phénomènes.

« Physiquement je ne suis pas, de par ma chair massacrée, incomplète »39, n’est-ce pas cette

affirmation une confirmation du fait que la chair est condition essentielle de l’être, « une manière

de monde », comme écrit Artaud. ? 40

Mais dans quel sens, l’être au monde doit être expliqué ? Que veux Artaud dire par Vie, car la

chair semble intimement liée à la Chair ? Quel type de vie ? Une vie en tant que foyer «auquel ne

touchent pas les formes »41. Et alors la momie est le corps touché par un certain type de forme,

que ce soit la pensée, que ce soit le langage. Le corps devient alors écorce vidée de vie, momie :

Ces narines d’os et de peau

par où commencent les ténèbres

de l’absolu, et la peinture de ces lèvres

que tu fermes comme un rideau42

Qu’est-ce que fait la momie ? Comme meut-elle dans l’espace interne et externe ? Quel est

l’espace dans lequel la momie ? La perte de chair ne signifie-t-elle sortie de l’obscurité ? Il y a

donc une perte de chair essentielle dans la momie mais cette perte de chair est une issue de

l’ombre, de l’abîme, du chaos de l’être, ouverture de la chair aux phénomènes, « qui ignore tout

des frontières de son vide »43.

Ce devenir-momie pourrait être éclairé sous la lumière d’autres écrits artaudiens, ceux qui

visent des théories théâtrales, où Artaud fait une comparaison très expressive entre le mal et la

peste, et la façon dont le mal-fléau attaque le corps et l’esprit humain. Artaud démontre que la

peste attaque deux organes très importants de l’homme, le cerveau et les poumons, organes qu’il

associe à la conscience et à la volonté, car « on peut s’empêcher de penser où de respirer »44, et

on peut également, rythmer notre respiration, elle est contrôlable toute comme la pensée, et alors

38 Bernard Andrieu (sous la dir.), Le dictionnaire du corps en sciences humaine et sociales, CNRS EDITIONS, Paris, 2006, p. 8539 Ibidem, p. 223.40 Ibidem, p. 224.41 AA, IV, p. 1442 AA p. 22243 AA, p. 22444 AA, IV, p. 21

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Page 18: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

la fatalité est ce qui agit sur certains aspects de notre être et dans l’effet produit notre volonté est

annihilé, en fait notre volonté n’existe pas dès le débout sous l’action de la fatalité. Il y a

toujours, chez Artaud, d’une part une « entité » qui échappe à la raison, au mot, à l’être même et

de l’autre une « entité » qui détruit la raison, le mot, et atteint au plein centre de l’être. La force

fait partie de la deuxième catégorie, mais où même cette affection profonde de la peste, et que

nous pensons être valable pour la force ? Le déchirement du corps qu’Artaud décrit dans le

phénomène de la peste est bien documenté, et on pourra suivre et croire la note de l’éditeur en

cela, les symptômes sont exacts, n’est-il pas semblable à la momification, à ce processus de

déchirement de la chair ?

A partir des mécanismes, de l’histoire et des symptômes de la peste, Artaud s’engage dans

une analyse philosophique de la peste qui, d’un part affecte le corps, comme nous avons déjà dit,

mais de l’autre passe inaperçue sans douleur, sans bubons, sans aucune marque sur l’homme.

Nous pensons que c’est de cette manière que la force devra être comprise, d’une part en tant que

destructrice de certaines facultés de l’homme et de l’autre en tant que non-manifestation. La

peste est le mal qui atteint au premier moment sur nos corps, et dont le mécanisme d’opération

est un de destruction. C’est, peut-être, un tel mal dont la chair a été atteinte et est devenue

momie. Un sorte de mal qui fait que la chair s’échappe en quelque manière du corps. Et non

seulement le mal induit le chaos dans le corps et son déchirement, mais l’intérieur s’échappe par

les orifices :

La chair est finalement le principe d’une coïncidence entre le moi et le monde, un principe

ancrée dans une matérialité, dans une matière, qualifions-nous-la, comme infinie, dans le sens de

la demande de Merleau-Ponty, où mettre les limites du corps puisque le corps est chair et le

monde est également chair ? Artaud cherche ce plan d’immanence entre matière et esprit qui est

précisément la chair. « Physiquement je ne suis pas de par ma chair massacrée »45, cela ne peut

que nous confirmer l’acception ontologique de la chair, qui doit être posée à la base de l’Être. La

chair peut être donc bel et bien être comprise comme un « concept » autonome sans la soumettre

à une acception des pulsions où d’un ordre symbolique. La chair devra être vue, et Paule

Thévenin, nous donne cette piste par ses analyses même qui se rattachent à une réalité concrète

de l’artiste Artaud, comme principe immanent qui lie la matière de l’esprit. Et le concret qui

pourrait expliquer, où clarifier une telle notion que celle de la chair sera peut-être les voyages

45 AA p. 223

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Page 19: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

entreprises par Artaud, dans des pays où existent encore des civilisations sauvages comme celle

des Tarahumaras, où sont intérêt pour la culture orientale, le théâtre de Bali, qui répondent, suite

aux écrits mêmes d’Artaud, à cette unification moi-monde, à l’idéal d’Artaud en ce qui concerne

l’être-au-monde véritable, et un être moi-même véritable. La chair échappe à l’acception

uniquement psychanalytique et s’ouvre comme matière d’origine de la connaissance vraie du

monde, comme texture commune du moi et du monde.

Artaud a choisi de sonder son être obscure, de se jeter dans sa souffrance la plus intime et

abîmé, il choisit l’abîme de sa chair pour se connaître et se rapprocher du monde. Pas de raison,

pas de termes, pas de langue, pas de concepts ! A ce moment de sa vie et de son œuvre, il

souhaite être dans le silence des concepts, pour mieux saisir ses origines, l’origine de sa pensée,

de ses idées qu’il les a mis dans sa chair. La chair est désignée, ontologiquement, comme origine

de l’être, pas psychanalytiquement comme origine du sujet.

Proposons donc une localisation ultime de la chair : à la base de l’être, et je dirai de

sentiment d’être, opposé à non-être, principe de genèse de l’être, base, fondement. La chair doit

être « perçue » selon les théoriciens, comme fondement de l’être et, selon Artaud, on le voit bien,

comme fondement et effondrement de l’être. Pour répondre vraiment à la question du titre, on

pourrait dire que la chair est partout, en ce qu’elle n’est pas encadrée par le corps, elle

communique, et s’échappe du corps à touts les degrés, mais, la chair devient finalement pour

Artaud, écorce qui n’est plus en contact avec rien, qui fait du corps une momie. C’est cette image

de la momie qui nous donne l’indice de l’idéalisme d’Artaud en ce qui concerne le désir de

présence à soi dans la chair, car la momie deviendra « l’homme-charogne »46, un espèce

d’homme qui ne se met plus devant le Danger, c’est-à-dire, qui n’affronte pas le vide, l’infini,

pour en sortir al Vérité, et il fonde ses angoisses sur des principes déjà existant dans la société et

reste comme une momie au carrefour des phénomènes, ignorant les limites de son vide, qui ne

« arque qu’absences, absences, absences » et absences de quoi sinon de ce moi tel qu’il apparaît

dans la chair, de la «chair d’égo »47 le moi immanent qui est sa propre chair, le principe de

présence à soi.

46 Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Tome IV, Ed. Gallimard, Paris, 1978, p. 40.47 Evelyne Grossman et Jacques Rogozinski, « Deleuze lecteur d’Artaud- Artaud, lecteur de Deleuze », Rue Descartes n°59 / 2007, p. 89 

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Mais cette momie n’est pas exactement la négation de « l’égo-chair », n’est pas encore

une vraie absence de soi car il y a encore de chair, et la conscience du manque est dans quelque

sorte toujours une présence à soi. Ne parle Michaux d’une connaissance du trou48 ?

La bouche-bée ou l’attitude de l’absence/présence à soi

48

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Page 21: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

Ce qui pourrait révéler de certaines vérités sur la pensée d’Artaud sont les hypostases

extrêmes, celles à la limite de la pensée, du corps et du langage. Car qu’est-ce qui surprend chez

Artaud sinon les images de corps tourmenté, morcelé, où les lignes de fuite d’un pensée de

l’abîme, où la pratique insatiable des cris et des glossolalies ? Il y a d’une part les extrêmes,

appelons-nous-les, obscures l’abîme comme extrême de la pensée, le cri comme extrême du

langage, le chair comme extrême du corps. Artaud est un sondeur des zones obscures.

L’isomorphisme de l’obscurité, du gouffre est présent partout dans son œuvre ; et la lumière

n’apparaît que pour scintiller, parfois, ces zones obscures, les irriguer de formes, de couleurs,

d’objets, de mots.

Une image très forte et assez mineure, ayant peu d’apparitions, est la bouche-bée, un

abîme ouvert par la bouche. Artaud ne nomme pas bouche-bée ce qu’il décrit mais en tenant

compte de l’expressivité de cette figure, on verra que le terme est adéquat. Mineure, nous venons

de dire, mais essentielle. Posture essentielle qui est complémentaire à la localisation de la chair.

Essentielle, nous avons dit, car c’est une chose de se sentir choir entièrement avec son corps et

c’est autre chose d’avoir l’image de sa propre chute encadrée par une bouche. Cela dit beaucoup

sur l’importance, où mieux sur l’indissociabilité du corps et de la pensée. La bouche ouvre le

« Je suis un abîme complet »49 et une chute :

Et comme pour donner tout son sens à ce vertige, à cette faim tournante, voici qu’une bouche

s’étend et s’entr’ouvre qui semble voir pour bout de rejoindre les quatre horizons. Une bouche

comme un cachet de vie pour apostiller les ténèbres et la chute, donner une issue rayonnante au

vertige qui draine tout vers le bas.50

La bouche semble s’emparer de tout, elle est celle qui marque d’une par le bas, et de l’autre l’au-

delà, le haut, l’issue. La bouche est béate sur le bas, les ténèbres, donc tournée au sens de la

chute. Il s’agit d’une chute dans la matière que la bouche marque.

L’analyse remarquable réalisée par Michel Juffé, dans la revue le Coq-héron51, porte entre

autres sur des notions telles quelles l’abîme, le chaos, notions que l’auteur veut les placer à la

genèse du sujet. Nous ne nous intéressons pas à la naissance de quiconque, à ce moment, mais

seul nous intéresse, les conclusions de l’auteur concernant l’abîme et la chute, notions que nous

considérons élémentaires de l’ouverture de notre bouche-bée. Les analyses visant les théories de

49 AA Ombilic p.9050 Ibidem, p. 155.51 Michel Juffé, « Genèse du sujet et altérité chez Nicolas Abraham et Emmanuel Lévinas », Le Coq-héron, Paris, 2002/4, n°171, p. 26-46.

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Page 22: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

Levinas, et certains commentaires de l’auteur nous intéressent surtout et la façon dont ceux-ci

s’articulent dans l’image de la bouche-bée. Premièrement, il faut dire que l’article est orienté

vers l’élucidation de certaines théories portant sur la genèse du sujet, et celle de l’Être. Suivant la

pensée de Levinas, distingue une certaine origine fictive de l’être, celle de l’il y a, qui « est le

sans-nom, l’illimité, l’abîme dont il faut sortir pour être existant »52, c’est chaos. Origine fictive

car ce concept est insaisissable, et ne pourra être pensé, vécu car ce ne serait plus chaos, c’est

une figure de la pensée qui cherche un début de son analyse. C’est l’être en général, un être

impersonnel, chaotique, abyssal, non-chose, une plénitude anonyme dont il faut sortir. Mais de

cet il y a, que l’on peut aussi bien nommer compacité pure qu’obscurité totale, comment

pourrait-on passer du sans-limite au limité, de la plénitude indifférenciée à une existence

particulière ? Comment une singularité peut-elle surgir d’une équivalence de tout en tout ? Il

faut bien un « quelque chose » pour donner lieu et temps à « quelque chose ».

Un monde où existent toutes les potentialités, non encore figées par des dieux créateurs, une

profondeur béante, une bouche ouverte qui n’a pas encore proféré un son (khainen : ouvrir la

bouche, béer), un espace encore illimité, sans forme figée.

Artaud lui-même évoque une telle image pour se référer aux croyances concernant le Fils de

Dieu, qui lui ont été racontés par les tarahumaras , qui sortit des lèvres ouvertes du Soleil.

Plus intéressant encore, l’analyse réalisée par Deleuze 53 sur les peintures de Francis

Bacon, où la chair est liée à morphologie de la bouche. Deleuze passe rapidement de la bouche

ouverte au cri mais la dissociation de ces deux états de la bouche est faite. Le philosophe établit

un athlétisme du corps, fait de viande, des os et de la chair. La viande est l’état du corps où «  la

chair et les os se confrontent localement, au lieu de se composer structuralement. »54 . Le concept

de bouche a été analysé par Deleuze, en relation aux peintures de Bacon, notamment. Le double

mouvement qu’Artaud évoque plus haut (p. 12) est également enregistré par Deleuze, en tant que

montée et descente. Mais surtout la chute de la chair, qui descend des os et que la bouche

encadre de la même manière, en tant trou par lequel la chair descend, la même idée apparaît

chez Artaud :

La préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur, moi qui manque de terre à tous les degrés.

Présumas-tu vraiment ma descente dans ce bas monde avec la bouche ouverte et l’esprit

52 Ibidem, p 35. 53 Gilles Deleuze, Francis Bacon-Logique de la sensation, Editions de la différence, Paris, 1981.54 Ibidem, p. 20.

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perpétuellement étonné. Présumas-tu ces cris dans tous les sens du monde et de la langue, comme

d’un fil éperdument dévidé.55

La bouche-bée est une sorte de posture avant le cri, posture qu’il faut différencier dans sa

visibilité. Le cri est ce qui vient du fond dans la sonorité, la bouche-bée est celle qui descend

dans la chair. La bouche est celle qui dit opérer tout un mouvement avant de devenir un cri. La

bouche-bée est la visibilité, l’évidence du cri. La bouche-bée est en direct contact avec le chaos,

l’abîme, la chute, elle clôt la chute.

« Le vide est un obstacle insurmontable à la propagation du son »56, écrit Matras et

argumente son affirmation en disant qu’on ne peut plus entendre une sonnerie, à l’intérieur d’une

cloche de verre reliée à une machine pneumatique, dès que le vide est obtenu ; on ne peut que la

voir fonctionner. C’est en cela que le moment de bouche-bée est différent du cri, la bouche-bée

étant la posture face à la chute dans le chaos, elle est l’étonnement, la stupéfaction devant un

certain type de chaos.

Chez Artaud, le chaos et la pensée sont liés, ce chaos est éventualité, potentialité des manières

d’être et de pensée. Deleuze voit la chute indissociable de la sensation, toute sensation se

manifeste par une chute. Le mouvement de la sensation est la chute. La sensation est mouvement

dans la chair par un rythme. Ce rythme est celui de la descente. Ne pourrait-on rapprocher cette

idée précieuse de la chute – trou artaudienne ? Celle qui donne effectivement une pensée, la

place d’où la pensée surgit :

[…] et quelque chose d’un bec d’une colombe réelle troua la masse confuse des états, toute la

pensée profonde à ce moment, se stratifiait, se résolvait, devenait transparente et réduite.57

N’est-ce pas ce qu’Artaud nous dit, dans une lettre de 1946, à propos de l’Ombilic de limbes et

de Pèse-Nerfs ? Il confirme ce que les œuvres semblent nous transmettre : « un inexprimable

exprimé par des œuvres qui ne sont que des débâcles présents. »58 . Il faut choir dans une sorte

d’espace pour connaître, pour penser, pour obtenir un savoir. La pensée surgit du gouffre, le

savoir est souterrain. Et Artaud, le dit, ce moment de silence de la bouche-bée, en descente :

Mais au milieu de cette misère sans nom, il y a place pour un orgueil, qui a aussi comme une face

de conscience. C’est si l’on veut la connaissance par le vide, une espèce de cri abaissé qui au lieu

55 Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes suivi de Le Pèse-Nerfs et autres textes, Editions Gallimard, 1968, Paris, p. 161-16256 Jean Jacques Matras, Le son, Editions Presses Universitaires de France, Paris, 1957, p. 857 AA p. 58 Derrida p. 290

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qu’il monte, descend. Mon esprit s’est ouvert par le ventre et c’est par le bas qu’il entasse une

sombre et intraduisible science, pleine de marées souterraines, d’édifices concaves, d’une agitation

congelée. Qu’on ne prenne pas ceci pour des images. Ce voudrait être la forme d’un abominable

savoir. Mais je réclame seulement pour qui me considère le silence, mais un silence intellectuel si

j’ose dire, et pareil à mon attente crispée.59

La bouché-bée est « l’entrée du souffle dans les sphères incréées »60 c’est la marque visible de

cet entrée. La bouche-bée-gouffre est la sensation « propice » qui engendre le cri.

Et c’est, en fait, la sensation générale en tant que chute, que la bouche-bée marque. Une

sensation de la chair, un vertige du gouffre.

Et ces acteurs s’ils avaient su entendre, et que leur oreilles se fussent transformées tout à coup en

coquilles de résonance, eussent été saisis de vertige à la pensée des complications et je dirai même

des gouffres de ce qu’on appelle « le naturel » peut présenter et ouvrir à l’esprit.61

Tout cela témoigne un rythme de la sensation, vers le bas, de descente. La bouche-bée perd ses

caractéristiques d’organes et devient un trou par lequel la chair descend. La bouche-bée est en

quelque sorte une illocalisation du corps, une issue rayonnante, une déformation, en quelque

sorte dans le sens de la momie, qui est « absences, absences, absences » 62

La chair se dissipe dans la momie toute comme la bouche-bée se confond avec les ténèbres

qu’elle ouvre. L’illocalisation est l’anonymat de la chair :

Ils disent avoir entendu du gouffre monter les

syllabes de ce vocable :

AR-TAU

où ils ont toujours voulu voir la désignation d’une

force sombre mais jamais celle d’un individu. (AA, Suppôts et supplications p 167)

La bouche-bée et son ouverture de la chair témoigne des profondeurs où le «  je » est

impossible, où la forme, l’individu sont également impossibles. Le corps, en tant que tel, le

visage avec des traits accomplis n’existent pas. La bouche-bée est un conflit corps-monde, qui se

résout dans un issue du corps au monde.

Nathalie Braberger63 a écrit un admirable où analyse certaines peintures et œuvres

littéraires ayant comme thème « la bouche bée » et ses significations. L’auteur dégage, elle-aussi,

59 Antonin Artaud, op. cit., p. 219.60 Antonin Artaud, Les tarahumaras, Lettres de Rodez, Tome IX, Ed. Gallimard, Paris, 1979, p. 157.61 AA, II, 150-15162 AA, Ombilic des limes, p. 22463 Barberger N., « Bouche bée », Rue Descartes 2002/4, N° 38, p. 71-82.

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Page 25: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

l’intime connexion entre la bouche-bée et l’idée de chute, la bouche-bée étant la porte ouverte

par le corps à ses profondeurs charnelles. Merleau-Ponty, nous donne également l’image de la

béance entre intérieur et extérieur, entre visible et invisible :

[…] une couleur toute nue, et en général le visible, n’est pas un morceau d’être absolument dur,

insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt une sorte

de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs toujours béants […]64

Cette bouche que nous essayons de définir pourrait être rapprochée au creux merleau-pontyen

qui s’établit entre le moi et le monde. Moi et les choses, faits du même tissu, sommes comme

deux prototypes d'un seul et même être charnel, qui creuse le visible d'invisible, le présent d'une

absence, et enroule les premiers sur les seconds. La bouche qui témoigne en fait une certaine

présence mais également l’absence.

Pour attacher une signification finale à notre bouche, définissons-la comme un acte qui,

d’une part brouille les limites du corps, dans le sens d’une extension, vers le monde, l’extérieur,

et de l’autre, marque une descente vers les profondeurs intérieures, un signe extérieur de la chute

interne vers un abîme et même vers un limite, une absence de la pensée, un vide. C’est dans ce

sens que la bouche cesse d’être organe et devient trou, et pourra, bel et bien devenir tuyau,

cafetière où entonnoir, en ce qu’elle est un vase communiquant avec le monde, et également la

marque de l’illimité espace intérieur. Une question qu’on a déjà posée plus haut surgit de

nouveau naturellement, où mettre les limites du corps ? La chair est en fait une absence

d’organes, dans les vécus de la chair, le cerveau s’effrite, le cœur, la rate, le foie, le sexe, et

surtout le sexe, qui se gonfle et surgit dans l’air, en cercles comme un ballon et la bouche-bée

nous donne une idée de la ce type d’effacement des organes, plus que tout autre organe

l’imaginaire artaudien.

La bouche-bée est un rapport du corps au vide, et alors le corps devient matière volatilisée,

subtilisée par les mouvements. Dans le rite du peyotl, Artaud, nous explique le principe de

devenir chair, d’affronter le vide, par la danse d’une femme et d’un homme qui perdent leur

corps, et deviennent idées, immatérialité, leur corps se subtilise sous la forme d’une matière

volatilisée :

Or à la façon dont ils se tenaient l’un devant l’autre, à la façon surtout dont ils se tenaient chacun

dans l’espace comme ils se seraient tenus dans les poches du vide et les coupures de l’infini on

comprenait que ce n’était plus du tout un homme ou une femme qui étaient là, mais deux

64 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible suivi de notes de travail, Ed. Gallimard, 1964, Paris, 173

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Page 26: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

principes : le mâle, bouche ouverte, aux gencives claquantes, rouges, embrasées, sanglantes et

comme déchiquetées par les racines des dents, translucides à ce moment-là, telles des langues de

commandement ; la femelle, larve édentée, aux molaires trouées par la lime, comme une rate dans

sa ratière, comprimée dans son propre rut, fuyant, tournant, devant le mâle hirsute ;65

La danse passe vraiment par leurs bouches, et leur corps semble s’échapper par la bouche

ouverte, et un autre corps propre naîtra ailleurs. La même idée, du corps qui s’échappe par la

bouche apparaît chez Deleuze, qui, en parlant les peintures de Bacon, atteint, dans la logique de

la sensation qu’il tente construire ce type de d’image. Et si on regarde les peintures de Bacon, on

arrive à comprendre ce type de posture, où la bouche ouverte marque le brouillage des corps, et

ce brouillage et cette bouche sont inscrits dans une sensation, qui est, en fait, un vécu de la chair,

et cette chair n’est ni corps, ni esprit, mais une matière qui ne tient compte ni des limites

raisonnables tracés par le corps, ni des espaces délimités par une raison. La bouche-bée marque,

comme on a déjà dit, mais il est bien de souligner, cette issue du corps dans l’illimité, une

posture du corps qui fait que ce même corps échappe à lui-même et se délivre à l’espace entier,

et « des choses sorties comme de ce qui était votre rate, votre foie, votre cœur ou vos poumons se

dégagent inlassablement dans cette atmosphère […] 66 cette atmosphère n’est rien d’autre que

l’Infini, tel qu’il est décrit par Artaud. On saisit, donc, de nouveau, la réversibilité marquée par la

bouche-bée, en tant que relation moi-monde. D’une part sortie, issue, et de l’autre chute, gouffre,

les deux sens étant des postures corporelles extrêmes qui marquent certaines sensations extrêmes

comme le brouillage de limites du corps et l’expansion de l’Être dans l’Infini. Ce que Deleuze

définit comme « pure présence », dans laquelle le corps s’échappe et découvre, en même temps,

le matériel dont il est fait67. La bouche-bée représente alors une absence/présence, c’est la figure

du double, elle donne sur l’intérieur mais s’ouvre également sur l’extérieur et permet une

circulation, une réversibilité entre les deux :

Savoir qu’il y a pour l’âme une issue corporelle, permet de rejoindre cette âme en sens inverse et

d’en retrouver l’être, par des sortes de mathématiques analogies.

La bouche est celle d’où sorte de lettres, et celle qui marque l’ouverture à l’infini, est celle qui

assure une cohésion, étant donc présence à soi, semblable à l’idée que se fait Artaud de la

création lorsqu’il participe au rite de ciguri, rite de création :

65 Antonin Artaud, tome IX, p. 23.66 Artaud, tome IX, p. 2667 Deleuze, op. cit, p. 38

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Page 27: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

qui explique comment les choses sont dans le vide et celui-ci dans l’infini, et comment

elles en sortirent dans la Réalité et furent faites68 –ix, p.20

Mais également, la bouche marque le trou, l’absence, l’entrée dans les ténèbres qui ne sont pas

saisibles, pensables par le moi, et qui ressemble à la vision qu’Artaud a eu, pendant sont séjour

chez les tarahumaras, quand il a participé au rite du peyotl et dans le cadre duquel il a

consommé les racines de la plante qui a donné le nom au rite, d’une « énorme bouche mais

épouvantablement refoulée, orgueilleuse, illisible, jalouse de son invisibilité »69

La force extrême qui agit sur soi

L’idée de force a été développée par Artaud, surtout, à partir de ses théories de théâtre et

ses voyages. La force est envisagée comme efficacité, c'est-à-dire comme une unité, comme ce

qui doit unir la séparation par excellence: l’esprit et la matière. La force est également

communication avec ce qui est invisible. Dans notre analyse de la force artaudienne, nous nous

efforcerons de saisir ce type de forces extrêmes qu’Artaud a saisi dans son texte, car nous

pensons que dans ce type d’extrémisme tous les conflits, et les contradictions artaudienne se

68 Artaud, tome IX, p. 20.69 Ibidem, p. 26.

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Page 28: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

résolvent afin de nous offrir une compréhension parfaitement cohérente de sa pensée. On peut y

trouver des forces-pensée, des forces-langage, des forces-corps mais également, des forces de

l’affectivité, et, en somme, la force est utilisée dans beaucoup de contextes par Artaud, mais

nous pensons pouvoir illustrer un mécanisme général de la force qui comprend toutes les sous-

forces.

Cette force se manifeste, elle est saisissable au niveau sons que chez Artaud on pourrait

distinguer une force des forces qui fait que tous les forces se réunissent dans cette sorte de force

générale : pensée et corps se meuvent sous l’actions de la force. La force donne un geste

Il s’agit, en effet, de saisir la force des forces, pour mieux comprendre la pensée

compliquée, et multiplement rapportée d’Artaud. On peut y trouver des forces-pensée, des

forces-langage, des forces-corps mais nous pensons pouvoir prouver l’existence d’un mécanisme

général de la force qui se manifeste d’une façon ou d’une autre et qui transforment le corps dans

une de zone traversée d’intensités, un instrument de captation. La force des forces se manifeste,

étant au niveau d’un corps et d’un pensée implicite sans différenciation, celle-ci est rythme et

devient souffle et corps sans organes. Artaud parle de la qualité de la force de se mouvoir hors de

la sphère de la pensée, de la raison, de la conscience, en se référant au travail de l’acteur qui doit

capter les forces :

L’acteur doué trouve dans son instinct des quoi capter et faire rayonner certaines forces ; mais ces

forces qui ont leur trajet matériel d’organes et dans les organes, on l’étonnerait fort si on lui

révélait qu’elles existent car il n’a jamais pensé qu’elles aient pu un jour exister.70

Ce que nous essayerons de faire serait de capter les forces extrêmes qui résolvent, d’une

manière magique, par des voies mystiques, les éléments qui décomposent l’être, des forces dont

le siège est dans le corps, hors de la raison.

Les forces sont à capter, et le corps sera celui qui rendra les forces saisissable car la force

est invisible et le corps performe un mouvement ou un geste qui la rend visible. Deleuze

rapproche également cette idée de force qui échappe à la sensation, même si la force donne la

sensation, les forces qui s’exercent sur le corps, ces mêmes forces, voire sont insensibles et la

sensation « bâtie » sur des forces donne toute autre chose que les forces qui la conditionnent. Et

alors, nous pourrons dire que la force devra être indentifiable dans des hypostases, dans des

issues, dans des gestes. Le théâtre de la cruauté envisagé par Artaud est un théâtre bâti sur des

forces qui s’adressent à la sensibilité, à la matière ; voire, ces forces doivent surgir au niveau de 70 AA, IV, p. 126

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Page 29: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

la matière. Le théâtre doit s’occuper des événements pas de l’Homme, c’est à partir de cette idée

qu’Artaud décrit la façon dont la conquête de Mexique pourrait être mise en scène, où les

hommes avec ses passions et son psychologie seront, nécessairement, une émanation de certaines

forces. Artaud parle de force, premièrement pour se rapporte aux rituels qu’il a vue en Mexique,

et suivant cette expérience, il utilise plutôt l’idée de Force de la Nature qui est ce que les

tarahumaras manient dans leurs rituels, une prise de contact avec l’invisible, une participation

aux secrets de la Nature. Mais, partant de ses théories du théâtre, on pourrait mieux définir l’idée

de force qui apparaît dès les premiers paragraphes écrits et qui associent la force à la faim ; en ce

qu’elle est nécessité. Deleuze parle d’une d’un sentir pur opéré par la force et cette force « ne fait

rien et n’agit pas »71 mais elle est tout simplement présente. Et la signification de capter les

forces est  probablement, lié à cette passivité de la force qui doit être tirée, dirigée ce qu’Artaud

Car les Mexicains captent le Manas, les forces qui dorment en toute forme et qui ne peuvent sortir

d’une contemplation des formes pour elles-mêmes, mais sortent d’une identification magique avec

ces formes.72

Artaud identifie la qualité de latence de la force qui ne sort pas, d’elle-même, mais qui est

réalisée, devient manifeste par une action qui doit agir sur elle pour performer un réveil. Le plus

important aspect reste celui de maîtriser des forces, de les manipuler. Le mécanisme de la force

est semblable à une certaine pensée des actes qu’Artaud développe au cours de sa théorie sur le

théâtre, notamment que la vie doit être poussé par nos actes, nos actes doivent coïncider avec

notre pensée. C’est ainsi que la force doit être retrouvée, en tant que élément de coïncidence

entre la vie et l’acte mais à partir de l’extérieur, la force est extérieure, et par des opérations

internes l’homme doit être capable de la capter, il doit avoir une certaine faculté pour la déplacer,

la diriger. L’homme doit avoir une certaine faculté magique pour maîtriser des forces invisibles

et pour accomplit des actes appuyés sur ces forces. Ces forces peuvent bel et bien exister même

si les formes qui les ont détenues disparaissent, ce qui nous renvoie de nouveau aux affirmations

de l’autonomie des forces par rapport à toute sensation, à toute pensée :

On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Au-dessus et en dehors du papyrus, il y a des forces :

on nous enlèvera pour quelque temps la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur

énergie.73

71 Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, Paris, 1991, p. 199.72 AA, IV, p. 1373 AA, IV, p. 11

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Page 30: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

Nous avons dit faculté magique car force et magie sont étroitement liées dans la pensée

artaudienne, en ce que la magie est la maîtrise des forces de l’invisible.

En parlant du serpent Quetzalcoatl, Artaud attribue les mouvements intenses du serpent à une

opération de captation de la force qui donne un toute autre chose, dans ce cas, la force « éveille

un clavier déchirant ».74 Et il oppose les actions intéressées présentes dans les rituels mexicains

la gratuité des actions qui s’explique par une impuissance, la manque de la volonté, je dirai, de

posséder la vie. Suivant le modèle des mexicains et leur totems qui aident à capter le manas, la

force de toute forme, les européens se livrent à des séparations entre quoi que ce soit et la vie, au

lieu de s’identifier à celle-ci. Artaud a une idée de la force proche de l’idée nietzschienne du

monde que le philosophe pense en termes de forces, et pour lequel le monde est force que

l’homme doit dominer par sa volonté de puissance. C’est ainsi que l’homme-acteur artaudien

doit maîtriser un royaume d’ombres, le royaume de l’invisible qui n’est pas vide mais formé

d’une plénitude de forces, ce royaume, ce monde correspond à l’imago mundi nietzschien, ce

« monstre de force », « une mer de forces en tempête et en flux »75, monde limité par le néant,

sans forme fixe, un flux et un reflux continu. Mais cette force, doit, être doublée, selon

Nietzsche, par la volonté de puissance et nous pourrons interpréter cela dans le sens que la force

extérieure a besoin d’un intérieur humain, sinon cette force ne pourrait être considéré force, elle

doit être considéré force, idée pareille à l’identification magique des mexicains à leur totems,

sans cette identification les totems ne seront que simples objet, c’est, donc, l’homme qui investit

la force dans la force.

Dans un article paru dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, l’auteur

donne des repères de la force en partant des théories établies par Christian Wolf, et ses

réflexions ont un apport important sur la notion de la force dans la conception d’Artaud.

L’auteur attribue la force à une source de modifications qui se passe dans l’âme et il distingue les

pouvoirs ou les facultés de l’âme de la force, les facultés étant la possibilité de faire quelque

chose, tandis que la force est plutôt l’effort de faire quelque chose, « il doit se rencontrer en elle,

l’effort de l’action. » 76 La force unique est principe de génération, du passage du possible dans

74 Idem75 Nietzsche, Vie et Vérité, textes choisis par Jean Granier, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p. 101.76 Goubet J.-F., Force et facultés de l’âme dans la métaphysique allemande de Wolff, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2003/3, Tome 128 - n° 3, p. 337-350.

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Page 31: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

l’existant et c’est justement ce qu’Artaud projette comme force qui doit surgir de la sensibilité à

la réalité, donc du possible à l’existant:

La où les images de la peste en relation avec un état puissant de désorganisation physique sont

comme les dernières fusées d’une force spirituelle qui s’épuise, les images de la poésie au théâtre

sont une force spirituelle qui commence sa trajectoire dans le sensible et se passe de la réalité. 77

De même que Artaud, l’auteur de l’article fait certaines différences entre forces, en ce qu’il y a

une force de l’âme, où l’entendement, l’imagination représentent une seule force qui fait que ce

passage du possible dans l’existant soit effectif, une force naturelle, et également une force du

corps. Les images qu’Artaud nous offre semblent mettre l’accent sur la force cosmique qui est

dans le monde, et qui a certaines manifestations qui sont plutôt

Un désastre social si complet, un tel désordre organique, ce débordement de vices, cette sorte

d’exorcisme total qui presse l’âme et la pousse à bout, indiquent la présence d’un état qui est

d’autre part une force extrême et où se retrouvent à vif toutes les puissances de la nature au

moment où celle-ci va accomplir quelque chose d’essentiel.78

Le plus important approche de la force est la comparaison qu’Artaud établi entre force et

peste qui veut être une force intelligente matérialisée dans la peste et qui se ressemble à l’idée de

fatalité et cette fatalité est vue comme un mal qui attaque parfois sans aucun symptôme et qui

détruit l’homme sans perte de matière, sans lésion mais qui également détruit la volonté

humaine.

L’état du pestiféré qui meurt sans destruction de matière, avec en lui tous les stigmates

d’un mal absolu et presque abstrait, est identique à l’état de l’acteur que ses sentiments sondent

intégralement et bouleversent sans profit pour la réalité.

Il est intéressant de noter qu’Artaud utilise à un moment donné pour se référer aux

fondements du théâtre de la cruauté, la notion de posséder certaines forces dominantes, syntagme

suivi d’une note qui approche les forces aux idées.

Il y a également la force des gestes, dont Artaud parle beaucoup, surtout à partir de ses

jugements sur le théâtre Balinais, qui utilise beaucoup les mouvements corporels, les gestes et,

donc, la force de gestes, devient un sorte d’identification magique entre le geste et la force qu’il

est censé porter avec lui, Il propose un « départ » d’un geste de force pour que celui-ci contrôle

l’attitude générale du corps, tout comme il parle de psychanalyse qui pour guérir un malade le

77 AA, IV, p. 6078 AA IV P.27

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Page 32: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

fait quelque fois elle le fait prendre une attitude extérieure conforme à l’état auquel le malade

doit arriver. Il s’agit ici d’un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, d’une action même de

l’extérieur, que le théâtre doit accomplir pour arriver à l’intériorité, et tout cela requiert et est

réalisé par la force. L’emphase que nous avons mise sur l’action n’a pas été fortuite car l’action

est, pour Artaud, intimement liée à la force, en tant que communication avec ces forces qui

produisent « dans l’inconscient  des images énergiques » 79

La peste prend des images qui dorment, un désordre latent et les pousse jusqu’aux gestes les plus

extrêmes ; et le théâtre lui aussi prend des gestes et les pousse à bout : comme la peste il refait la

chaîne entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre la virtualité du possible et ce qui existe dans la

nature matérialisée.80

On arrive à la qualité latente de la force qui fait le passage entre non-existant et existant ; et c’est

ce que Nietzsche, décrit que cette force pourrait être comprise suivant le principe divin, en tant

que « force d’indéfinie métamorphose »81 qui doit se substituer au Dieu. Toujours sur ce plan de

la création, artistique, cette-fois-ci, Artaud, décrit des lignes de forces que la conscience doit

percer, belle image de la création qu’Artaud nous offre et qui consiste à déterminer de « lignes de

forces, et sur ces ondes, la conscience amoindrie, révoltée ou désespérée de quelques-uns

surnagera comme un fétu. »82

La force est le principe créateur mais non seulement, la force est également, un principe

des origines, par la force, on descend à nos origines, on suit la force de l’extérieur vers nos

profondeurs, la force entre dans le corps, condition nécessaire de la chute :

Nous somme ici et soudainement en pleine lutte métaphysique, et le côté durcifié du corps en

transe, raidi par le reflux des forces cosmiques qui l’assiègent, est admirablement traduit par cette

danse frénétique, et en même temps pleine de raideurs et d’angles où l’on sent tout à coup que

commence la chute à pic de l’esprit. 83

Il y a une réaction en chaîne : de l’extérieur, les forces entrent dans le corps, le font agir, les

manifester, et les manifestations des forces dans ce corps agissent sur l’intérieur et cet intérieur

choit dans la profondeur.

Ce que Deleuze nous enseigne à propos de la force, nous croyons être remarquablement

proche de la vision artaudienne, et lorsque Deleuze affirme que l’enjeu de la peinture est de

79 AA IV P. 79.80 Ibidem p. 2781 Nietzsche, op. cit. p. 141.82 AA IV P. 12483 Artaud, IV, p. 62.

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capter les forces et de rendre non pas le visible mais rendre visible ce qui n’est pas visible on

reconnaît l’idée supérieure qu’Artaud s’est fait de théâtre, en tant que « formidable appel de

forces »84 et ce théâtre doit être une manifestation des forces, il est contraint par les forces, c’est

ainsi qu’il devient théâtre de la cruauté, de la nécessité d’une action accomplie jusqu’au bout,

comme la chute car « tout ce qui agit est cruauté, action poussée à bout »85 et cette action sera

une manifestation de la force, c’est un mouvement d’une force implacable, nécessaire. Une

dissociation est nécessaire, celle évoquée par Deleuze, de lutte de forces, d’accouplement,

lorsqu’il se réfère au cri dépeint par Bacon, et identifie la force sensible du cri et la force

insensible de ce qui fait crier et c’est justement cette réaction en chaîne des forces qu’on trouve

chez Artaud. La force extérieure, quelque fois celle du mal, déclenche, une réaction du corps,

toujours en tant que force. La force des gestes n’est rien d’autre que cela, le corps assiégé par des

forces qui répond par des forces.

Quoi qu’il en soit, la force anonyme et générique, qui peut avoir beaucoup de noms, mais

qui peut, bel et bien rester sans nom, est cette idée est développé à l’opposé des chefs-d’œuvre

dont l’invention a perverti l’idée de création en tant que contact avec la force : de la pensée, de

l’idée, de la vie et ce qu’on voudra :

Et nous pourrions voir que c’est notre vénération devant ce qui a été fait, si beau et si valable que

ce soit, qui nous pétrifie et nous empêche de prendre contact avec la force qui est dessous, qu’on

appelle l’énergie pensante, la force vitale, le déterminisme des échanges, les menstrues de la lune

ou tout ce qu’on voudra. 86

Invitation à voir au-delà du texte, de la littérature, mais également, à se révolter contre les

apparences, les conventions pour être capable de saisir et de se mettre en contact avec la force

qui engendre des idées, des pensées, des sensations fortes, « sous la poésie des textes il y a la

poésie tout court, sans formes ni textes »87. Le théâtre doit être donc, pour Artaud, un théâtre de

force retournée, une force qui réagit à une force, la deuxième plus générique qui fait que la force

du théâtre surgisse de son Fond même, en tant que nécessité.

La force est celle qui doit agir sur l’homme pour l’animer, pour secouer la fatigue éternelle des

organes et donc pour lui rendre une certaine présence à soi, semblable aux effets de la peste

qu’Artaud décrit. Cette force vais engendrer la force du corps même qui vais se contracter où se

84 Artaud IV p. 29.85 Artaud IV, p. 82.86 Artaud IV p. 7687 Artaud IV p. 76

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Page 34: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

décontracter dans l’espace et dans son intérieur en tant que réaction à la force qui a agi sur lui. Il

devient alors également force, les gestes qu’il fait sous l’action de la force sont des gestes de

force.

On se demande la pertinence de cette force externe, naturelle, d’où provient-elle ? Il pourra être

le destin, et Artaud nous parle de fatalité, c’est-à dire d’une force qui ne dépend de l’homme

mais qui peut l’animer dans des gestes, des rythmes. Est-ce que cela veut dire qu’impouvoir

d’Artaud de présence à soi est devenu à un tel degré qu’il invoque les forces naturelles d’agir sur

le corps, de lui secouer les organes pour lui redonner la vie ?

Pourquoi se faire un corps sans organes ?

Les forces qui agissent sur le corps opèrent un anéantissement de l’intériorité corporelle en tant

que telle, avec ces organes, pour créer une virtualité, une ombre, de la manière que la peste agit

sur le corps comme une force qui agit sur le corps du pestiféré, qui vise la destruction des

organes, et sillonne le corps de bubons qui permettent à la pourriture interne de s’échapper, de la

même façon le corps sans organes doit être crée par une force qui efface les organes du corps

C’est alors qu’une fatigue atroce, la fatigue d’une aspiration magnétique centrale, de ses

molécules scindées en deux et tirées vers leur anéantissement, s’empare de lui. Ses humeurs

affolées, bousculées, en désordre, lui paraissent galoper à travers son corps. Son estomac se

soulève, intérieur de son ventre semble vouloir jaillir par l’orifice des dents. Son pouls qui tantôt se

ralentit jusqu’à devenir une ombre, une virtualité de pouls, et tantôt galope, suit les

bouillonnements de sa fièvre interne, le ruisselant égarement de son esprit. Ce pouls qui bat à

coups précipités comme son cœur, qui devient intense, plein, bruyant ; cet œil rouge, incendié, puis

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Page 35: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

vitreux ; cette langue qui halète, énorme et grosse, d’abord blanche, puis rouge, puis noire et

comme charbonneuse et fendillée, tout annonce un orage organique sans précédent. Bientôt les

humeurs sillonnées comme une terre par le foudre, comme un volcan travaillé par des orages

souterrains, cherchent leur issue à l’extérieur. Au milieu de tâches, des points plus ardents se

créent, autour de ces points la peau se soulève en cloques comme des bulles d’air sous l’épiderme

d’une lave, et ces bulles sont entourées de cercles, dont le dernier, pareil à l’anneau de Saturne

autour de l’astre en pleine incandescence, indique la limite extrême d’un bubon.

Le corps en est sillonné. Mais comme les volcans ont leurs points d’élection sur la terre, les

bubons ont leurs points d’élection sur l’étendue du corps humain. A deux ou trois travers de doigt

de l’aine, sous les aisselles, aux endroits précieux où les glandes actives accomplissent fidèlement

leurs fonctions, des bubons apparaissent, par où l’organisme se décharge, ou de sa pourriture

interne, ou, suivant le cas de sa vie.88

Il faut faire un saut pour parler du corps sans organes car ce type de corps apparaît dans les

dernières œuvres d’Artaud, notamment dans Pour en finir avec le jugement du Dieu et ce saut

est nécessaire pour compléter l’image des extrêmes artaudiennes et pour mieux comprendre ses

rapports ultimes avec son corps. Il y a chez lui une perte systématique de chair, de force, de

souffle, qui sera représenté par le désir de ce corps sans organes et il faut pour comprendre ce

concept avancer la lecture de textes plus tardifs où on voit bien que pour Artaud ce qui reste est

un corps et la clef de cette « réduction » sera le volume de Suppôts et Supplications :

Il n’y a de dedans, pas d’esprit, de dehors ou de conscience, rien que le corps tel qu’on le voit, un

corps qui ne cesse pas d’être, même quand l’œil tombe qui le voit.

Et ce corps est un fait.

Moi.89

Pour revenir à la qualité mystérieuse de ce concept, on peut remarquer, suite à un

inventaire rigoureux de ses occurrences, que le corps sans organes est placé premièrement sous

le signe du désir. Artaud désire de se construire un corps sans organes mais sans nous dire

comment se faire un corps sans organes ? Suivons les indices des occurrences :

Pourquoi il le désire, pour connaître la réalité, donc le corps sans organes est « vecteur » d’une

connaissance vraie (je ne vois pas autre sens au syntagme connaître la réalité) ; mais une réalité

autre qui n’est pas encore inventé car le corps sans organes n’existe pas encore, il est une

aspiration, il doit être créé. Où plutôt cette besoin d’un corps sans organes surgit d’une nécessité

88 AA IV p. 1989 Antonin Artaud, Œuvres complètes, Tome XIV, Editions Gallimard, 1978, p. 17

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Page 36: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

qui, à notre avis, transparaît dès ses premières œuvres qui soit cohérente avec le « drame »

essentiel qui traverse l‘œuvre artaudienne, celle du cercle vicieux  dans le sens qu’il apparaît

dans ce Van Gogh où le suicidé de la société :

Celui de la prédominance de la chair sur l’esprit, où du corps sur la chair, ou de l’esprit sur l’un et

l’autre.90

Il y a chez Artaud un conflit perpétuel, où plutôt un réarrangement, repositionnement

sempiternel, des son esprit, de sa pensée, de sa chair, de son langage, repositionnement dans le

sens d’un sur-gissement (ce qui est au dessus) de l’un par rapport à l’autre. Le drame est

qu’Artaud cherche la coïncidence corps-esprit :

On ne sépare pas le corps de l’esprit, ni le sens de l’intelligence, surtout dans un domaine où la

fatigue sans cesse renouvelée des organes a besoin de secousses brusques pour raviver notre

entendement. 91

Qu’est-ce que cette fatigue sinon un effacement des organes par rapport à un corps-esprit qui doit

les secouer pour qu’ils « fonctionnent » ?

Artaud nie ses organes, et nie également l’idée d’organisme, en tant qu’ennemi du corps.

Le corps est une négation qui vise l’unification, ce corps n’est plus divisé en organes, ce corps

est matière et fonctionnement, dans le sens d’efficacité, car ce corps devra être construit pour

mieux se rapporter au monde.

Mon moi ne peut reconnaître ses organes, ce sont les organes de dieu, et il y a toujours ici, ce

type de d’obsession de la dépossession, de l’aliénation, car les organes sont celles par lesquels

l’aliénation de l’homme, par rapport à soi, et surtout par rapport à la vérité. Deleuze assimile le

corps sans organes comme « un corps hystérique» dans le sens d’une extrême présence à soi, et

cette présence à soi a préoccupé Artaud dès le début et il décrit la situation idéale, dans ses

recherches de l’ombilic des limbes :

[…] se rejoindre à tous les instants, c’est ne cesser à aucun moment de se sentir dans son être

interne, dans la masse informulée de sa vie, dans la substance de la réalité c’est ne pas sentir en soi

de trou capital, d’absence vitale, c’est sentir toujours sa pensée égale à sa pensée, quelles que soient

par ailleurs les insuffisances de la forme qu’on est capables de lui donner.92

90 Antonin Artaud, Œuvres complètes, Tome XIII, Editions Gallimard, 1974, p. 20.91 AA IV P. 8492 AA, I, P. 70-71.

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Page 37: Antonin Artaud - De La Chair Au Cri

La raison du corps sans organes est la lutte contre l’aliénation, un corps « des intensités et

affects »93 qui sera construit comme réceptacle de la sensibilité, ayant des organes provisoires,

qui seraient là pour recevoir des forces invisibles. Le corps sans organes sera une pure surface

d’immanence pour capter les forces et également pour capter le monde. Toujours dans

l’effacement du soi, la présence, est le désir d’un moi de devenir, un pur réceptacle, un corps

convulsif, qui danse librement dans des espaces de l’envers :

Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses

automatismes et rendu à sa véritable liberté.

Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers

comme le délire des bals musette

et cet envers sera son véritable endroit.94

Pourquoi se faire un corps sans organes ? Pour « s’enfermer » définitivement dans le monde,

pour être dans une extase perpétuelle, pour ne plus rentrer dans le corps.

Le cri ou la présence à soi

Il faut tout d’abord dire qu’Artaud développe sa théorie du souffle à partir la kabbale, qui,

selon lui soutient ce souffle à partir des principes du Masculin et Féminin, pour dégager ensuite

une pratique du souffle qu’il attribue à un « athlétisme affectif »95, le souffle étant attribué à

chaque sentiment, à chaque mouvement de l’esprit, à chaque bondissement de l’affectivité

humain. Le souffle est basé sur la matérialité fluidique de l’âme et le rythme de celle-ci et le

corps s’appuie sur le souffle ; et voilà l’importance du souffle, qui sera un athlétisme de l’âme

qui n’est pas fait pour des passions médianes  mais pour des « revendications désespérés de

l’âme »96, revendications de quoi ? Il paraît qu’il s’agit des revendications d’une affectivité, une

revendication de la vie par un « souffle volontaire »97 qui joue sur le vide et le plein, sur le

connexe et le concave, sur la caverne et la projection, sur le manifesté et le non-manifesté.

93 Deleuze, Logique de la Sensation, p. 35.94 Artaud ; Pour en finir avec le jugement du Dieu95 AA IV P. 12596 AA IV P. 13097 AA IV p. 129

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Savoir qu’il y a pour l’âme une issue corporelle, permet de rejoindre cette âme en sens inverse ; et

d’en retrouver l’être par des sortes de mathématiques analogies.98

Le souffle est la maîtrise du corps et de la parole. En parlant de la peste, Artaud décrit les modes

opératoires du fléau qui attaque véritablement le cerveau et les poumons, même si Artaud a

voulu donner une description exacte de ce fléau, l’important est la façon dont il a vu cette

correspondance entre l’attaque de la peste sur le deux organes qui sont pour Artaud, les organes

de la volonté et de la conscience, les seules que l’homme peut contrôler, « on peut s’empêcher de

respirer et de penser »99, nous explique Artaud, et également le souffle peur être contrôlée

volontairement à travers le rythme.

Il s’agit toujours des enjeux du corps et de son ex-expression, et cette technique du souffle sera

complétée par la pratique des cris. Et il faut partir de l’affirmation que le cri est une

réappropriation du corps et du langage, dans le sens suggéré de Derrida, et dans son concept de

« parole soufflée » dans le sens de volée, car Artaud « ressent » l’expression comme un vol :

Artaud savait que toute parole tombée loin du corps, s’offrant à être entendue ou reçue […] devient

aussitôt parole volée. Signification dont je suis dépossédé parce qu’elle est signification. 100

Pour expliquer un peu cette dépossession, il faut revenir à la chair pour dire que la chair est

également une angoisse de dépossession, la chair devra être idéalement, ce matériel de cohésion

de tout, corps et esprit, esprit et parole, parole et corps. Nous avons souligné idéalement, car la

chair était censée accomplir cette fusion mais la substance vitale se perd, et Artaud l’invoque, par

une sorte de poésie magique mais la chair ne revient qu’en tant que momie. Momie qui est

définie comme perte de sensibilité de la matière vitale, de sensibilité, comme impossibilité de

« conjurer cette chair »101. Le cri accomplit pratiquement ce qu’Artaud décrit idéalement à travers

l’élément de la chair. Il accomplit ce type de réappropriation du corps qu’Artaud, par le cri, force

de rentrer dans son moi.

Il y a pour Artaud, un souffle caverneux, qu’il associe au féminin et qui correspond au tempo de

l’inspiration et un souffle de projection, associé au masculin, qui correspond au tempo de

l’expiration. Artaud décrit longuement les deux tempos parfois dans leur enchaînement, parfois

en les délimitant et en suivant leurs mouvements uniques.

98 AA IV P. 12799 AA, IV, p. 21100 Jacques Derrida, L’Ecriture et la Différence, Editions du Seuil, Paris, 1976, p. 261.

101 Artaud, Ombilic, op.cit., p. 224

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Le cri est une extase du corps, où comme dit Deleuze, « un trou par lequel le corps entier

s’échappe. »102 :

Car le cri

organiquement,

et le souffle qui l’accompagne

ont ce pouvoir d’exhausser le corps,

de l’emmener à cet état d’animation, de fulguration de ses

parois internes, d’ébullition vraie de ses puissances, de ses

facultés et de ses voix,

qui ne demande pas un an d’efforts 

mais ne peut pas non plus se contenter d’une minute

et exige une dépense insensée de volonté et de sensibilité. (A.A. DISQUE VERT n°4 nov-dec

1953, p. 40-41)

Le cri est l’excitateur du corps, son animation, sa force et en même temps le cri est extase qui

mettent le corps en dehors de la voix qui crie.

Le cri est un son extrême poussé jusqu’au bout de l’être, de haut en bas, comme nous venons de

dire, Nietzsche identifie la nécessité du cri aux états d’extrême plaisir et celles d’extrêmes

déplaisir, « dans l’ivresse du sentiment »103, un cri puissant et immédiat, un cri provenu des

certaines forces. Ce que Nietzsche veut établir par le cri est un extrême du langage en tant que

son, « une pure sonorité »104. Il reconnaît la force du langage dans le concept, et attribue la force

de la « conceptualisation » au lyrisme, mais de l’autre part il reconnaît les limites du langage

dans des états limites, extrêmes que le concept ne peut pas couvrir. Dans le langage articulé, il y

a une perte et cette perte est justement celle de l’émotion même qui veut surgir dans la parole.

Et justement, Artaud associe le cri, au principe féminin du souffle, celui de la chute dans es

profondeurs, ses cris ne sont pas expression, mais effondrement :

Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l‘angoisse armée en

guerre, et de la revendication.

C’est comme une plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent,

profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie.

Neutre. Féminin. Masculin

Pour lancer ce cri je me vide.

102 Deleuze, logique de la sensation p.103 Nietzsche, naissance de la tragédie, p. 308104 Idem.

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Non pas d’air mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme.

Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place je le force à rentrer en

moi. 105

D’une autre côte du cri, c’est-à-dire dans d’autres termes, c’est Deleuze qui réfléchit, et associe

le cri à une « réaction » devant des forces invisibles, et ces forces sont les sensations, le cri est la

force invisible rendue visible, force invisible qui agit sur le corps.

Pour Artaud, la force invisible est la force de ses profondeurs, et le cri est la manifestation de

cette force qui sort des profondeurs et cette manifestation :

[...] et j ne me souviens pas avoir entendu dans ma vie quelque chose qui indiquât de façon plus

retentissante et manifeste à quelles profondeurs la Volonté humaine descend soulever sa prescience

de la nuit106

Le cri est le langage construit sur le vide, qui par du vide, le cri est création, dans le sens entendu

par Artaud, c'est-à-dire certitude de sa connaissance, un canal qui circule de haut en bas, qui

traverse tout chair, pensée, corps, langage mais qui n’appartient à rien :

D’un geste à un cri ou à un son il n’y a pas de passage : tout correspond comme à travers des

canaux creusés à même l’esprit ! 107

Par le cri, Artaud s’accomplit dans une présence à soi, par le cri la souffrance est à lui, le corps

est rentré en lui, son action est à soi.

105 AA IV P. 144106 –IX, p. 23107 AA IV P. 55

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