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ANTONIO GRAMSCI HOMME D’ACTION – THÉORICIEN DU POLITIQUE ET PHILOSOPHE DE LA PRAXIS INTRODUCTION Antonio GRAMSCI, dirigeant du parti communiste italien qu’il avait créé en 1921, devient parlementaire en 1924 au moment où Mussolini se prépare à durcir le régime fasciste. En 1926 Gramsci est arrêté puis condamné à 20 ans de prison pour conspiration. Accablé par la maladie et longuement privé de soins il décèdera le 27 avril 1937. Durant son incarcération et dans des conditions très précaires, Gramsci a écrit beaucoup, si bien qu’il laisse à la postérité un véritable monument intellectuel : les Cahiers de prison (I Quaderni de Carcere). Ce sont plus de 2200 pages de réflexions sur la société, l’histoire la culture et le politique. Après une période de flottement entre un Gramsci statufié comme héros national italien en tant que martyr du fascisme et symbole de la résistance au régime mussolinien, puis un Gramsci penseur marxiste hétérodoxe, voire révisionniste, on redécouvre aujourd’hui le vrai Gramsci, grâce aux rééditions critiques des Cahiers de prison et à cause de la situation actuelle où en dépit de la domination presque sans partage du système capitaliste libéral, des peuples toujours plus nombreux cherchent à construire un avenir débarrassé de toute forme d’exploitation et d’aliénation. L’écrivain, cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini, debout devant la tombe de Gramsci, dialogue avec celui-ci, qu’il appelle « humble frère » et termine disant : « … sentant combien ta pensée reste présente ici-bas chez tous les esprits libres ». Plus loin en parlant des Cahiers de prison il crie « qui (écrits) de sa main affaiblie/esquissait l’idéal qui illumine ». C’est dire la richesse de la pensée gramscienne que nous nous proposons de saisir au cours de cette conférence. Mais n’oublions pas que Antonio Gramsci c’était aussi un homme d’action, un lutteur obstiné, aussi notre plan est le suivant : 1- Une vie de luttes 2- Un penseur de la culture et du politique 3- La pensée philosophique de Gramsci 4- Bibliographie utilisée : GRAMSCI Antonio.- Cuaderni del Carcere. Edizione critica dell’Istituto Gramsci À cura di Valentino Gerratana.- ET BIBLIOTECA DUCOL Jacques.- Antonio Gramsci. Une pensée révolutionnaire. Ed.Connaissances et savoirs, 2016. HOARE Georges, SPERBER Nathan. - Introduction à Antonio Gramsci. Ed ; La Découverte, Paris, 2013 . PAULESU Luca. - Nino mi chiamo. Fantabiografia del piccolo Antonio Gramsci. Ed. Economica Universale Feltrinelli, Milano 2015. PIOTTE Jean-Marc.- La pensée politique de Gramsci. Ed. LUX Humanités, 2010. RICCI François. - Gramsci dans le texte. Ed. Sociales, 1977. VACCA Giuseppe.- Vita e pensieri di Antonio Gramsci. Ed. Einaudi, Torino, 2014

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ANTONIOGRAMSCIHOMMED’ACTION–THÉORICIENDUPOLITIQUE

ETPHILOSOPHEDELAPRAXIS

INTRODUCTION

Antonio GRAMSCI, dirigeant du parti communiste italien qu’il avait créé en 1921,devientparlementaireen1924aumomentoùMussoliniseprépareàdurcir lerégimefasciste.En 1926 Gramsci est arrêté puis condamné à 20 ans de prison pour conspiration.Accabléparlamaladieetlonguementprivédesoinsildécèderale27avril1937.Durant son incarcération et dans des conditions très précaires, Gramsci a écritbeaucoup, si bien qu’il laisse à la postérité un véritable monument intellectuel: lesCahiersdeprison(IQuadernideCarcere).Cesontplusde2200pagesderéflexionssurlasociété,l’histoirelacultureetlepolitique.AprèsunepériodedeflottemententreunGramscistatufiécommehérosnationalitalienentantquemartyrdufascismeetsymboledelarésistanceaurégimemussolinien,puisun Gramsci penseur marxiste hétérodoxe, voire révisionniste, on redécouvreaujourd’hui le vrai Gramsci, grâce aux rééditions critiques des Cahiers de prison et àcause de la situation actuelle où en dépit de la domination presque sans partage dusystèmecapitalistelibéral,despeuplestoujoursplusnombreuxcherchentàconstruireunavenirdébarrassédetouteformed’exploitationetd’aliénation.L’écrivain, cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini, debout devant la tombe de Gramsci,dialogue avec celui-ci, qu’il appelle « humble frère » et termine disant: « … sentantcombien ta pensée reste présente ici-bas chez tous les esprits libres ». Plus loin enparlantdesCahiersdeprisonilcrie« qui(écrits)desamainaffaiblie/esquissaitl’idéalquiillumine ».C’estdire la richessede lapenséegramsciennequenousnousproposonsde saisir aucours de cette conférence. Mais n’oublions pas que Antonio Gramsci c’était aussi unhommed’action,unlutteurobstiné,aussinotreplanestlesuivant:

1- Uneviedeluttes2- Unpenseurdelacultureetdupolitique3- LapenséephilosophiquedeGramsci4-

Bibliographieutilisée:GRAMSCIAntonio.-CuadernidelCarcere.Edizionecriticadell’IstitutoGramsci ÀcuradiValentinoGerratana.-ETBIBLIOTECADUCOLJacques.-AntonioGramsci.Unepenséerévolutionnaire.Ed.Connaissanceset savoirs,2016.HOAREGeorges,SPERBERNathan.-IntroductionàAntonioGramsci.Ed ;LaDécouverte, Paris,2013.PAULESULuca.-Ninomichiamo.FantabiografiadelpiccoloAntonioGramsci.Ed. EconomicaUniversaleFeltrinelli,Milano2015.PIOTTEJean-Marc.-LapenséepolitiquedeGramsci.Ed.LUXHumanités,2010.RICCIFrançois.-Gramscidansletexte.Ed.Sociales,1977.VACCAGiuseppe.-VitaepensieridiAntonioGramsci.Ed.Einaudi,Torino,2014

I-UNEVIEDELUTTES

1-LuttepourlavieetlasurvieAntonioGramscinaîtle22janvier1891enSardaigneàAles,unpetitbourg.Ilappartientàune famillede la toutepetitebourgeoisiesarde.À lanaissancede« Nino », sonpèreFrancescoGramsciestunbureaucrateàl’administrationlocaledel’étatcivil.En1897,lamisères’abatsurlafamilleGramsciquandlepèreestdémisdesesfonctionsetaccusédemalversation,extorsionetfalsification.IlsembleraitqueFrancescoGramsciaitétélavictimed’unevendettapolitiquelocale.Francescoestincarcéréde1898à1904etlesconséquencespoursafemmeetsesseptenfants sont terribles. La maisonnée tombe dans une misère noire. La mère devientfileusedetextileàdomicile.Le jeune Antonio doit abandonner les études en 1903 et 1904 pour travailler etcontribuerainsiauxrevenusdesafamille.IltravailleaubureauducadastredeGhilarza,10heuresparjour,9liresparmois,l’équivalentd’unkilodepain.C’estégalementdurant cettepériodeque lepetitAntoniocommenceàmanifesterdessymptômes de malformation physique: sa colonne vertébrale se développeanormalement, il devient bossu. Les médecins du bourg proposent à la mère desuspendre de longues heures l’enfant à une poutre du plafond afin de le redresser.Opérationstupide,arriéréeethumiliantepourAntonio.Àl’écolelespetitscamaradessemettent à l’appeler « su gobbu », le bossu et à lui jeter des pierres dans la cour derécréation.Enplusdelabosse,ilaunétatdesantésifragilequesamèreconserverajusqu’en1914un petit cercueil prêt à accueillir sa dépouille. Gramsci se bat et contre lamaladie etcontre ses camarades et contre la misère. Cette abnégation devant l’adversité lecaractériseratoutaulongdesonexistence.Le sort du jeune Gramsci se joue en vérité à l’école, car il a une intelligence très au-dessus de la normale et une capacité de travail inouïe. Après le collège, il entre surconcoursaulycéeDettorideCagliari.Ayantobtenuuneboursepourétudiantspauvres,Gramscientreàl’UniversitédeTurinen1911.Iloptepouruncursusdephilologieetdelinguistique.MaislapassiondujeuneGramscipourlapolitiqueleconduiraàdélaisserlesbancsdelafaculté. En avril 1915 il passera son dernier examen universitaire et s’engagera alorspleinementdanslaluttemilitanteetrévolutionnaire.2-LutteenfaveurdelaclasseouvrièreGramsciécritàsafemmele6mars1924:« Qu’est-cequim’aempêchédedevenirunevéritableloqueempesée ?L’instinctdelarébellion:déjàenfant,j’étaiscontrelesriches,parcequejenepouvaispascontinuermesétudes,moiquiavais10/10danstouteslesmatières à l’école élémentaire, tandis que pouvait les continuer le fils du boucher, dupharmacien, du marchand de tissus. Puis je me révoltais contre tous les riches quiopprimaientlespaysanssardesetjepensaisalorsqu’ilfallaitlutterpourl’indépendancenationalede la région: “A lamer lescontinentaux !”.Puis j’ai connu la classeouvrière

d’une ville industrielle et j’ai compris ce que signifiait réellement ce que j’avais lu deMarx,toutd’abordparsimplecuriositéintellectuelle ».LejournalisteengagéGramsci,en1912adhèreauPartisocialisteitalien(PSI),dontl’ailegaucheestincarnéeparBenitoMussoliniet,en1914,aumomentoùlamajoritéduPSIprônelaneutralité,Gramsciirajusqu’àdéfendrecedernierdansundesespremiersarticles,àl’occasiondesonsoutienàlaparticipationdel’Italieauconflit.Mais c’est en 1915 qu’il abandonne les études universitaires et qu’il commencevéritablementuneexistencedejournalisteetd’hommepolitique.Ildevientl’undestroisrédacteursdelasectionsocialistedeTurin:IlGridodelPopolo,eten1917ildevientrédacteurenchef.Il intervientrégulièrementdansl’autrejournalsocialistedeTurinl’Avantidanslarubriqueculturelleetpolitique.Oncommenceàs’intéresseràGramsciàl’occasiondelaRévolutionrussede1917,carilécritquelquesarticles restés célèbresdontunenparticulier au titre iconoclaste: « LarévolutioncontreleCapitaldeMarx »Lesfaitsontfaitéclaterlesschémasclassiquesàpartir desquels l’histoire de la Russie aurait dû se dérouler selon les canons dumatérialismehistorique.PourGramscilapenséemarxienneauthentiqueestcellequi« reconnaîttoujourscommeplusgrandfacteurdel’histoire,nonlesfaitséconomiquesbruts,maisl’homme,maislessociétésdeshommes,ceshommesquiserapprochententreeux,secomprennententreeux,développentàtraverstouscescontactsunevolontésocialecollective »Gramscicréel’OrdinenuovoCrééenmai1919parGramsci,TerracinietTogliatti l’OrdineNuovoremplace IlGridodelPopolo.Ilaparmisesbuts,entreautres,demettreàl’ordredujouràl’exempledessoviets, la nécessité d’introduire dans les usines de nouvelles formes de pouvoirouvrier:lesCONSEILSD’USINEPendant le biennio rosso « les deux années rouges » qui se produira réellement del’été1919 à l’automne1920 à Turin, Gramsci et son journal défendent les Conseilsd’usine contre le parti et le syndicat, car ces Conseils constituent l’exemple vivant dedémocratie prolétarienne et point de départ possible d’une transformationrévolutionnairedelasociété.PourGramsci ladictatureduprolétariatcen’estpas ladictatured’unparti commeenURSS,maiscelled’uneclasse.C’estpourquoiilluisembleessentielqueleConseild’usinesoit éludirectementpar tous les travailleurs, syndiquésounon,membresduparti ounon, afin que les ouvriers, en tant que classe, assument pleinement leur fonctiondirigeante et dominante, la fonction historique qui leur incombe en tant queproducteurs.DanslesConseilscommedanslefuturÉtatprolétarien« leconceptdecitoyentombeendésuétude et s’y substitue celui de camarade: la collaboration pour produire bien etutilementdéveloppelasolidarité,multiplielesliensd’affectionetdefraternité ».

DirigeantduPCILE21 janvier1921aucongrèsdeLivournedupartisocialisteunescission intervient:les minoritaires, dont Gramsci, fondent au théâtre San Marco le Parti CommunisteItalien.Finmai1922GramscipartpourMoscoucommereprésentantduPCIauseinduKomintern.Alors qu’il est traité dans un sanatorium, il fait la rencontre de Julca Schucht, uneviolonistedontiltombeamoureux.Ilssemarienten1923etaurontdeuxfils,en1924et1926,maisGramscineverrajamaislecadet.IlretourneenItalieen1924etdevientdirigeantduparti.Le12févriersortàMilanlepremiernumérodel’Unità.Éludéputéenavril1924,ilarrivele12maiàRome,protégéparl’immunitéparlementaire.Le16mai1925,ilprononceauParlementsonpremieretseuldiscoursenprésencedeMussolinicontreleprojetdeloiquiviseàinterdirelafranc-maçonnerie.Enjanvier1926ildevientsecrétairegénéralduPCIetcombatlefascisme,maispasentantqu’ennemispécifique,maiscommereprésentantdelabourgeoisie.Ilestarrêtéle8novembre1926àsondomicileromain.3-LuttecontrelefascismeSadéterminationàcombattre le fascismeetMussoliniétait tellequecedernierauraitexigédujuge:« Nousdevonsempêchercecerveaudefonctionnerpendantvingtans »,mais Antonio Gramsci persiste et signe. Il écrit à sa mère: « Je voudrais pour êtrevraimenttranquillequetunet’effraiespasetceciquellequesoitmacondamnation.Ilfautquetucomprennesbienquejesuisundétenupolitique,undétenupolitiquequin’apas et n’aura jamais à avoir honte de cette situation. Parce que au fond, cettecondamnationetcettedétention,jelesaivouluesmoi-même,d’unecertainefaçon,parceque je n’ai jamais voulu changer mes opinions pour lesquelles je suis prêt, nonseulementàresterenprison,maisàdonnermavie… »L’accusationn’apasdefaitsprécisaussionprononceunesentencetrèslourde(20ans,4mois et 5 jours de prison) pour « activité conspiratrice, instigation à la guerre civile,apologieducrimeetincitationàlahainedeclasse ».IlestemprisonnéàTurià30kmausuddeBari,danslesPouilles.Isolédansunecelluleinsalubre, ce n’est que 6 mois plus tard qu’il obtient le nécessaire pour écrire: ilcommencealorslarédactiondes29Cahiersdeprison.GramsciesttransférédanslacliniqueQuisisanadeRomeenI9R5dansunétatcritique:ilesttropfaiblepourlireetécrire.Exténuéettuberculeux,devenuincapablededigérer,Gramscidécèdele27Avril1937,àl’âgedequarante-sixans.

II-PENSEURDELACULTUREETDUPOLITIQUE

À-L’ORGANISATIONDELACULTURE

Gramsciaccordeuneplaceprimordialeà laculture,carcelle-ciestorganiquement liéeau pouvoir dominant. Avant de prendre le pouvoir, il faut s’assurer d’une hégémonieculturelle.C’estainsiquelesrévolutionscommunistespromisesparlathéoriedeMarxn’avaient pas eu lieu dans les sociétés industrielles de son époque, parce que si lepouvoir bourgeois tient, ditGramsci, cen’est pasuniquementpar lamainde fer aveclaquelle il tient le prolétariat, mais essentiellement grâce à son emprise sur lesreprésentations culturelles de la masse des travailleurs. Comment organiser cettehégémonieculturelle ?LacultureenquestionPourGramscilacultureestl’antithèsed’unsystèmeetàplusforteraisond’unsystèmede valeurs et encore moins un savoir encyclopédique ou l’ensemble des productionsd’uneéliteéduquéeGramsci considère que chaque individu participe à la culture d’une société, à sonmaintienouàsonbouleversementdanslamesureoùilentretientunrapportaumondequil’environne,constituéparsapratiqueetsapenséeauquotidienEn1916ildéfinissaitainsilaculture:« Elleestorganisation,disciplineduvéritablemoiintérieur ;elleestprisedepossessiondesaproprepersonnalité,elleestconquêted’uneconsciencesupérieure ».Maisenmêmetempscespratiquespopulairesquotidiennesd’uneépoquesontforgéesen partie sous l’influence de productions culturelles émanant de l’élite, si bien queGramsciseposelaquestiondesrelationsréciproquesentreculturepopulaireetculturedesélites.Cedernierpointconduitàlaquestiondesliaisonsentrecultureetdominationsociale et plus généralement entre culture et politique. La culture à tous ses échelonsporteenelledesramificationspolitiquesintimesaupointquelemondedelacultureestaussiunsiteprivilégiédesluttespolitiques,unterrainsurlequellepouvoirs’engendre,s’exerce,maisaussisecombatetserenouvelle.Onnepeutpasarriveraupouvoirsansavoiracquisaupréalablel’hégémonieculturelle.D’oùlesquestionssurl’organisationdelacultureetdesfoyersculturels.Maissurtoutqueldoitêtrelerôledesintellectuels ?LesintellectuelsGramsciestleseulintellectuelmarxisteàétudierendétaillaquestiondesintellectuelset c’est si bien vrai que certains commentateurs de Gramsci établissent leur étudeautourduthèmedel’intellectuelorganiquedeGramsci.Marx et les marxistes traditionnels prêtent peu d’attention aux intellectuels qu’ilsconsidèrentcommedesdéserteurséduquésdelabourgeoisie,prêtantmain-forte,surleplanthéorique,auxmassesouvrièresnonéduquées.Cet intérêt pour les intellectuels est lié au fait que Gramsci considère qu’à l’époquemoderne,entantquegroupeparticulier,lesintellectuelsinterviennentdanslaluttedesclasses:eneffetnonseulementilsapparaissentnécessairesaufonctionnementdel’État

moderne,maisdepluslaluttepourlaconquêteetpourlemaintiendel’hégémonienepeutseréduireàl’affrontementdirectdesclasses,maisdoitinvestirleterrainculturel ;La réflexiondeGramsci sur cette notiond’intellectuel part de cette constatationque:« tous les hommes sont des intellectuels, on peut dire les choses ainsi ;mais tous leshommesn’ontpasdanslasociétélafonctiond’intellectuel ».Quelle est cette fonction ? Quelle place l’intellectuel occupe dans les rapports deproduction ? Pour mener à bien son étude, Gramsci choisit deux points de vue dansl’étudeduconceptd’intellectuel:lepremierconsisteàdéfinirl’intellectuelparlaplaceet la fonction qu’il occupe au sein d’une structure sociale. Il s’engage ici dans unedéfinition de type sociologique. Il donnera le nom d’organique à cet intellectuel ainsidéfini. La secondedéfinition,de typehistorique, consisteà étudier l’intellectuelpar laplaceet lafonctionqu’iloccupeauseind’unprocessushistorique.Cetintellectuelseraqualifiédetraditionnel.L’intellectuelorganiqueDans la mesure où chacun utilise à un degré plus ou moins élevé ses capacitéscérébrales,tousleshommespeuventêtreconsidéréscommedesintellectuels.Maistousn’exercentpas la fonctiond’intellectuel.Quelleestcette fonction ?Quelleplaceoccupel’intellectueldanslesrapportsdeproduction ?Gramsci écrit ceci à ce sujet: « chaque groupe social, naissant sur le terrain origineld’une fonctionessentielle,dans lemondede laproductionéconomique,créeenmêmetempsquelui,organiquement,uneouplusieurscouchesd’intellectuelsquiluidonnentsonhomogénéitéetlaconsciencedesaproprefonction,nonseulementdansledomaineéconomique,maisaussidansledomainepolitiqueetsocial:lechefd’entreprisecréesontechnicien de l’industrie, le spécialiste de l’économie politique, l’organisateur d’unenouvelleculture,d’unnouveaudroit,etc. »Cet intellectuel organique est donc appelé à jouer un rôle d’organisateur dansl’avènementdunouveau systèmeproductif, culturel, politiqueet juridique. Il y a ainsides couches d’intellectuels avec des degrés de qualifications intellectuelles parfoishiérarchisées,carlesfonctionsàexercersontdiverses:techniques,politiques,etc.Précisémentunedespremièresfonctionsàassurer,c’estdemettreenplacelanouvelleforme d’économie. Ainsi dans la premièremoitié du XX ° siècle la petite bourgeoisiecitadineitalienneproduisitdestechniciens.Ilssontaussichargésdelafonctionhégémonique,hégémonieàlaquelleaspirelaclassedominante dans la société civile. Ils travaillent dans les différentes organisationsculturelles,commel’École,lesorganismesdediffusion(journaux,radio,cinéma),etdanslespartisdelaclassedominante.Le prolétariat dèsmaintenant produit des intellectuels au niveau hégémonique étantuneclassequiaspireàladirectiondelasociété.IlaunParti-intellectuel,desécolesdeformation,desmoyensdediffusion,enparticulierunepresse,et surtoutdesmilitantsquisontdevéritableséducateurs.Les intellectuels organiques sont aussi les organisateurs de la coercition qu’exerce laclasse dominante sur les autres classes par l’intermédiaire de l’État. Il s’agit desministres,députés, sénateurs,cadresde l’appareiladministratif,politique, judiciaireetmilitaire.L’intellectuelenfinapourmissiondefaireprendreconscienceauxmembresdelaclassequ’il sert de leur communauté d’intérêts et de susciter une conception du mondehomogène et autonome. En fait l’intellectuel doit avoir un rôle positif, éliminer les

élémentsétrangersaupassédelaclasseetluiproposerunavenirassuré,sanslimitesetsansfin.Quelleplaceoccupel’intellectuelorganique ?Marxplaçait les intellectuelsdans la classebourgeoise.Gramscine les inclutpasdanscetteclasse,maisdansdesorganisations:éducation, journalisme,universités,grandesécoles,instituts,écolesd’ingénieurs,partispolitiquessyndicats,etc.ParailleursGramsciparleàleursujetde« ceti »,enfrançaisdecouchessociales.Doncles intellectuelsnefontpaspartiedesclassessociales, ilsnesontpas« englués »danscelles-ci,maissontreliésorganiquementàelles,c’est-à-direontdesliensplusoumoinsfortsaveclesclassessociales.Toutdépenddutyped’organisation.Prenonslecasd’une organisation patronale: elle est faite d’intellectuels qui sont à la fois patronscapitalistes, c’est-à-dire propriétaires des moyens de production et intellectuelsorganisateursauxniveauxéconomique,social,cultureletpolitique.Entantquepatroniltravaillepour luien tantqu’intellectuel ilœuvrepour ladominationde laclassede labourgeoisiesurl’ensembledelasociété.L’originedeclassed’un intellectuelpeutêtredifférenteetmêmeopposéeà laclasseàlaquelle il est relié organiquement. Un individu, originaire de la classe ouvrière, peutdevenirunintellectuelorganiquedelabourgeoisie.Lelienorganiquequireliel’intellectuelàlaclassesocialequ’ilsertn’estpascoercitifaupointqu’ilemprisonne l’intellectuel.L’intellectuelorganiqueaunecertaineautonomieparrapportàlaclassesociale.Cetteautonomieestduetoutd’abordàlaspécificitédesafonctiond’organisateur,éducateur,spécialisteetfaiseurd’homogénéitédelaconsciencedeclasse.Lanécessitédefaireappelàluicréeaussicetteautonomie.Cetteautonomiepermetquel’intellectuelsoitenmesuredecritiquerlaclasseàlaquelleil est lié organiquement. Cela fait partie de son travail: il est considéré commel’autoconsciencecritiquedecetteclasse.C’estsansdouteparcequelesintellectuelsduparti bolchevique n’ont pas été critiques assez tôt que l’URSS a connu le culte de lapersonnalité.LesintellectuelstraditionnelsLesintellectuelstraditionnelssontceuxquipréexistentàlaclassesocialemontante,etquecettedernièrevatrouversursonchemin.Gramsciécrit:« chaquegroupesocialessentiel,aumomentoùilémergeàlasurfacedel’histoire, venant de la précédente structure économique dont il exprime un de sesdéveloppements,atrouvé,dumoinsdansl’histoiretellequ’elles’estdérouléejusqu’àcejour,descatégoriesd’intellectuelsquiexistaientavantluietqui,deplus,apparaissaientcomme les représentants d’une continuité historique que n’avaient même pasinterrompue les changements les plus compliqués et les plus radicaux des formessocialesetpolitiques ».L’intellectuel traditionnel typeque cite enpremierGramsci c’est l’ecclésiastiquequi amonopolisé pendant des siècles « durant une phase historique entière»de certainsservices importants: l’idéologie religieuse, c’est-à-dire la philosophie et la science del’époque, l’école, l’instruction, la morale, la justice, l’assistance, etc. La catégorie desecclésiastiquespeutêtreconsidéréecommelacatégoriedesintellectuelsorganiquesdel’aristocratie foncièrepour laquelle ilsontexercé l’hégémoniedans lasociétécivileencontrôlant tous les services évoqués ci-dessus et avec qui ils partageaient aussil’exercicedelapropriétéféodaleetlesprivilègesd’Étatquiyétaientrattachés.

Ce pouvoir hégémonique doublé d’un pouvoir économique entraine avec lerenforcement du pouvoir monarchique, des luttes entre le pouvoir civil et celui desclercs.Cesluttespourraientlaissercroirequelesclercssontindépendantsdesclassessocialeset ils sont persuadés qu’ils le sont.Or ils ont eu en Francedumoins, unepositiondeclassearistocratiquejusqu’àlaRévolution.Aprèsavoirtraverséplusieurscrisesgraves,ils s’aligneront progressivement sur les positions de la nouvelle classe dominante, labourgeoisie.Lesintellectuelsdelapetitebourgeoisierurale,c’est-à-direlesmédecins,lesavocats,lesnotaires constituent au début du capitalisme les intellectuels organiques de labourgeoisiemercantilisteetmanufacturière.Lesintellectuelsdetyperuralsonttraditionnelsaussi,c’est-à-direliésàlamassesocialecampagnarde etpetitebourgeoisiedesbourgs, pas encoremise enmouvementpar lesystème capitaliste: ce type d’intellectuel met en relation la masse paysanne avecl’administration d’Etat ou locale (avocats, notaires, prêtre oumaître d’école). Et cettefonctions’accompagned’unefonctionpolitico-sociale.Gramsci emploie aussi le concept d’intellectuel traditionnel pour désigner lesphilosophesidéalistes.Ilsseposentcommeindépendantsdesclassessocialesetcommereprésentantsd’unecontinuitéhistoriquedepuisPlaton.Benedetto Croce est le représentant typique de cette catégorie d’intellectuels. Sonaffirmationd’autonomiemasqueenréalitéunepositiondeclasse: ilest l’idéologuedulibéralismeitalienetlemaîtredesintellectuelslibérauxdesonpays.La caractéristique essentielle de l’intellectuel traditionnel est de « s’autopercevoir »comme libreet indépendantdu coursde l’histoire, commedépositaired’une traditionculturellemultiséculairecequiluiconfèreraitlégitimitéetimpartialitéfaceauxconflitspolitiquesetsociaux.L’intellectuelorganiquedanslesluttespolitiquesLes intellectuels(nouveaux),de laclasseouvrièresontappelésàdiffuserunenouvelleconceptiondumonde, àproduireunenouvelle cultureet à assumerun rôledirecteurdanslecombatpolitique.Ildoitêtreunconstructeur,unorganisateur,« unpersuadeurpermanent ».Il doit travailler à l’homogénéisation politique et culturelle de la classe ouvrière afinqu’elle acquière une conscience de soi et se prépare ainsi à entrer sur la scène del’histoireentantqu’acteurcollectif.Danscedomainel’intellectuelintégralpourGramscic’étaitLéninequiétait:lesavantouproducteur d’un nouveau savoir, l’éducateur du prolétariat par ses discours ou sontravail de militant, l’organisateur de l’hégémonie du prolétariat sur les paysans etl’organisateur, comme chef d’État, de la coercition de la classe ouvrière sur labourgeoisie.LesfoyersculturelsOrganismespublicsetprivésLes lieux de formation et de diffusion de l’éducation et de la culture sont nombreux.GramsciparlenotammentduParlementetsalégislation,dusystèmepénalpourlesquels

il parlede fonctionéducativenégative,mais aussidespartispolitiques,des syndicats,desÉglises,desclubspopulaires,sansoublierlapresse,lesmuséeslesbibliothèques…L’ÉcoleL’éducation constitue une préoccupation constante chez Gramsci, car l’éducation sertd’abord à former les intellectuels. Ceux-ci en retour, seront en mesure d’élever lesmassespopulairessurleplandel’esprit.Cesdernièresenfin,defaçoncroissanteserontà même de s’autoéduquer, afin de devenir des acteurs à part entière de la nouvellecultureengestation. L’écoleoccupeuneplaceessentielleetced’autantplusquesatrajectoirepersonnelleestparlante à ce sujet.Mais il y a aussi les circonstances: en1923 la réforme fascistedel’écoleperturbeGramscisibienquedanssescarnetsilproposeunepédagogieoriginalequiselonluiavantagesurtoutlesjeunesdesclassesdéfavorisées.Ainsi l’éducation de la jeunesse doit passer par une première phase éducativeconformiste, voire coercitive, par laquelle l’enfant doit assimiler de nouvellesdispositionscorporellesetpsychiques,ainsiqu’unecertaineformedesocialité,commepréalablesàuneéducationplusricheetpositive.Cetteopérationdeconformisationserad’autantpluslaborieuseetpéniblequel’enfantvientd’unmilieusocialpeuéduqué.Ets’il est issu du monde paysan il faut commencer par déraciner les superstitions, lescroyancesfolkloriquesenlamagieauxquellesl’enfantauraétéexposédanssafamilleetauvillage.Mais àmesureque le cursus avance, auniveau secondairepuisuniversitaire,Gramscinote que l’élément disciplinaire laisse la place à l’exercice de la réflexion critiquespontanée. À terme le conformisme engendre donc son contraire: la liberté dejugement.Il émet certaines propositions très modernes: instituer une filière secondairecommune ;symbiosedesenseignementsintellectuelsetmanuels ;éducationdesadultes.LaPresseGramsciconsidèreque lapressepeutêtreconsidérée lapluspertinenteetdynamiquedu réseau d’institutions qu’il a retenu comme porteurs de données éducatives etculturelles.Enétudiantlesgrandsjournauxitaliens,qu’ilconsidéraitcommelavoixdesélites,ilenarriveàlaconclusionqu’ilsexerçaientuneformedemagistèrepolitiqueetculturelsurlesdestinéesdupaysdurantlesdécenniesquiontsuivil’unité.IlétudieplusprécisémentleCorrieredellaSera,legrandquotidienMilanais.CejournalétaitconnupoursonsoutienindéfectibleauxprofitsindustrielsduNorddel’Italie,maisiltâchaitparailleursdepromouvoirdesprojetspolitiquesàl’échellenationale,dansuneviséeunificatriceoùlabourgeoisieindustrielletrouveraitàs’intégrersanssesacrifier.Gramscinotequ’en1913larédactionchangedecapetprivilégieuneallianceavec« lebloc sudiste », principalement la bourgeoisie terrienne, plutôt qu’avec les travailleursindustrielsduNord.Mais d’un autre côté, Gramsci reconnaît au journal et au professionnalisme de sesjournalistes un contenu culturel très riche. Le journal avait créé autour de lui une« véritable atmosphère intellectuelle » remplissant ainsi une forme de fonctionpédagogique.

Gramsci rêve justement de voir un jour la presse prolétarienne incarner une tellefonctionéducative.Il dresse ainsi la liste des rubriques de cette presse future et il parle à propos de ceprojetde« journalismeintégral »:àlafoismilitantetpédagogique,politiqueetculturel,scientifique et historique. Il ne s’agit pas seulement de satisfaire les besoins de sonpublic, mais de les étendre progressivement. Le journalisme participera ainsi àl’autoéducationdesmassespopulaires.

B-LAPENSÉEPOLITIQUEDEGRAMSCI

Gramsci va faire une analyse très fine du politique, car il a vécu l’échec de la vaguerévolutionnaireenItalieduNord:« lebiennorosso »,etqu’iladirigédurantdeuxanslePCI.Doncils’estinterrogésurl’actionàmenerpouratteindrelepouvoir.L’ÉtatCritiquede« l’Étatveilleurdenuit ».Gramscis’élèveavecbeaucoupd’ironiecontrelestenantsde« l’Étatveilleurdenuit »ouencore en italien « Stato carabiniere » qui voient dans l’Etat le souverain impartialchargé seulement du maintien de l’ordre public et du respect de la loi votée par lasouveraineténationale.Celaprovientdufaitquepourleslibérauxilyaunedistinctionorganique entre société civile et société politique. Gramsci écrit: « La théorie libéralereposesuruneerreurthéoriquedontiln’estpasdifficiled’identifierl’originepratique:sur la distinction entre société civile et société politique, distinction qui, deméthodologique est devenue et est présentée commeorganique. Ainsi on affirmequel’activitééconomiqueestpropreàlasociétécivileetquel’Étatnedoitpasintervenir.Gramscipourbienmontrer la réalitéet lanaturede l’État il revient sur société civile,sociétépolitiqueetÉtat,maisuniquementparméthoded’analyse.Sociétécivile,sociétépolitique,État.La société civile est définie comme englobant toutes les relations sociales et lesorganisationsquineparticipentnià lareproductionéconomiquede lasociétécommelesentreprisescapitalistes,niàlaviedel’État.Il s’agit donc d’institutions privées, parmi lesquelles il faut compter les organisationsreligieuses, dont l’Église catholique, les syndicats et les partis politiques, lesétablissements culturels (médias,maisons d’édition, etc.) et toute forme d’associationlibredecitoyens.PourGramsci la société civile se conçoit comme le terrain socialoù les rivalitéset lesluttes à caractère idéologique et culturel se jouent et se dénouent entre individus etgroupessociaux.C’estunchampouvertauxdébats,à l’exercicede lapersuasionetduconsentement. C’est tout le travail de l’intellectuel organique considéré par Gramscicomme« persuadeurpermanent ».La sociétépolitiqueest le territoirede la coercition,de la contrainte,de ladominationnue, de l’exercice de la force qui peut être de nature militaire, policière, juridique,administrative. Donc la société politique correspond à une certaine fraction de l’Etat,correspondantauxfonctionsd’administrationetderépression(l’éducationparexemplen’enfaitpaspartienilesfonctionssociales:hôpitaux,etc.).L’Étatlui-même.Gramscin’apasunedéfinitionfermée,maisilproposecommepremièreapproche la formulesuivante:État=sociétépolitique+sociétécivile, c’est-à-dire« unehégémonie cuirasséede coercition ».AlorsGramsci avance l’idée suivante. L’Etat c’estl’unité de la société politique qui est domination et de la société civile qui est

consentement. Gramsci parle alors d’État intégral et dans ce cas il le décrit « commel’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeantenon seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir leconsentementactifdesgouvernés ».Ainsidéfini,onvoitqueGramscirécusel’hypothèselibéraledelaneutralitépolitiquedelasociétécivile.StratégieettactiquepolitiquesEstetOuestGramsciappliquesathéoriedesociétécivile,sociétépolitiqueà laRévolutionde1917enRussieoùellearéussietparcontreelleaéchouéenoccident.LaRussieétantl’Estetl’Occidentl’ouestilécrit:« Al’Estl’État(c’est-à-direlasociétépolitique)étaittout,lasociétécivileétaitprimitiveet sans forme ; à l’Ouest, entre l’Etat et la société civile existait un juste rapport etderrière la faiblessede l’Etat onpouvait voir immédiatement la structure solidede lasociétécivile.L’Étatétaitseulementunetranchéeavancée,derrièrelaquellesetrouvaitunsystèmepuissantdefortificationsetdecasemates ».C’estpourquoi,dit-il,laréalitépolitiquedel’Ouestdoitconduireàadopterunestratégierévolutionnairedifférentedecelledesbolcheviks.GuerredemouvementetguerredepositionLa guerre de mouvement était la stratégie révolutionnaire appropriée pour lesbolcheviksen1917,carl’Étattsaristereprésentaitlaforceconcentréed’unesociétéparailleurs peu avancée et peu organisée, ou « gélatineuse » et était susceptible des’effondrer sous le coup d’une attaque frontale.EnEuropedel’Ouestilconsidèrequelaprioritérevientàlaguerredepositionetnonàlaguerredemouvement,quinedisparaîtpas,maisdevientsubsidiaire.Autrementditpourlesrévolutionnairesenoccidentlaprioritéc’estuneguerredesiègesur le terrain des luttes culturelles et idéologiques au sein de la société civile pourdevenirhégémoniqueLePartiLeParti:« unintellectuelcollectif »Gramsci définit le parti politique à la fois comme le représentant et le principeorganisateurd’uneclassesociale.Àuneclassesocialedonnée,aristocratie,bourgeoisie,prolétariat,doitcorrespondreunpartiunique.Dansunrégimeparlementairepeuventexisterplusieurspartisauxintérêtsparticuliers divergents, mais Gramsci prétend que ce sont autant de « différentesfactions d’un grand parti bourgeois officieux ». Dès qu’il y a danger pour l’ordrebourgeoisilsfontfrontcommun.Les partis politiques sont appelés à jouer un rôle croissant au fur et àmesure que lasociétécapitalistesedéveloppeetsecomplexifie.Auseinde laconstellationde lasociétécivile,c’est lepartiquiva faire figured’acteurdécisif.Etparmi tous lespartis,c’estbiensûr leparticommunistequiva jouer lerôle

décisif.Aussil’appelle-t-ildanslesCahiersdePrison,« Princemoderne »,parréférenceàMachiavelquienappelaitàLaurentleMagnifiquepoursecouriruneItalieenproieauxinvasionsétrangèresetauxdissensionsinternes.AuXX°sièclecen’estplusunindividuquiestLePrince,maisunorganismesocial.Peut-êtrequel’expressionPrincemoderneservaitaussiàendormirlacensurecarcérale.LeParticommunisteacommepremièretâchenonpasdefairelarévolution,maisaiderlaclasseouvrièreàprendreconscienced’elle-mêmeetdevenirainsi« uneclassepour-soi »,etcelagrâceauxintellectuelsorganiquesquianimentleparti.Alors la classe sociale, politiquement et culturellement homogénéisée engendreraunevolonté collective, et le parti lui-même sera « un intellectuel collectif », comme lequalifiaPalmiroTogliatti,secrétairegénéralduPCI.LePartin’estdoncpasdestinéàcapterlemomentpropicepourfairelarévolution.Celarelève d’une interprétation mécaniste ou déterministe de l’histoire, c’est pour lui du« marxismevulgaire ».Les intellectuelsorganiquesdoiventparveniràcréer l’hégémoniedelaclasseouvrièreetêtreenmesuredepasserdesalliancesdeclasseetpopulariserainsisonprojet,afinderéaliserunerévolutionnationale-populaire(voirci-dessousrétrospectivehistorique).L’organisationinternedupartiGramsci opte pour une organisation très structurée, quasi militaire, il en utilise lestermes.L’équiped’intellectuelsorganiquesàlatêtedupartiestcommesonétat-major,lesmassesdesmilitantslessoldats,alorsqu’ungroupeintermédiairedepetitscadresoude délégués locaux joue le rôle de sous-officiers, opérant la jonction entre les deuxpremiers.Les dirigeants doivent avoir des capacités d’analyse de la situation sociopolitiquecombinéeàl’empathiepourlepeuple-nation.LesdeuxécueilsdelastratégierévolutionnaireLepremierc’estd’abordl’économismequiestfétichisationdesrelationséconomiques ;ensuite le mécanismequi est croyance en un cours de l’histoire réglé comme unemachine ; enfin le fatalismequi considère le socialisme comme destin nécessaire del’humanité.Le deuxièmeécueil c’est le spontanéisme de la révolution. Ici Gramsci vise deuxthéoriciens.GeorgesSorel (1847-1922),quidanssesRéflexionssur laviolence élève« legrandsoir »delagrèvegénéraleaurangdemythe,yvoyantunembrasementrévolutionnairesoudainqu’aucunpartin’apréparéouorganisé.RosaLuxembourg quidansLaGrèvedemasses tombeaussidans lemysticismedugrandsoir.RétrospectivehistoriqueGramsci lorsqu’il théorise sur le social, il le fait après avoir enquêté et interrogél’histoire. Mais une fois théorisé il revient à l’histoire pour vérification et adaptation.C’estainsiquepourlepolitiqueils’estbasésurlaRévolutionfrançaiseetl’Empire ;sur

le Risorgimento et le fascisme. Il en a tiré un certain nombre de concepts comme:révolutionnationale-populaire,révolutionpassive,criseorganiqueetcésarisme.Larévolutionnationalepopulaire.DelaRévolutionfrançaiseGramsciretientessentiellementLaTerreurjacobinede1793-1794,carelleestsignificativepoursonpropossurl’hégémoniedanslasociétécivileetlaquestiondesalliances.Voicicequ’expliqueG.HoharedansIntroductionàAntonioGramsci:« Ainsimalgrélesviolencesparfois aveuglesde laTerreur,Gramsci veut considérer les Jacobins commedes protagonistes héroïques pour s’être projetés au-delà de leurs intérêts matérielsimmédiats(ceuxdelapetitebourgeoisieurbainedontilsétaientissus)afindes’établircomme représentants de la révolution elle-même, c’est-à-dire d’une révolution“nationale-populaire”, où labourgeoisie sedevaitd’être à la têted’unealliance forgéeavec les autres classesde la société (les artisans sans-culottes, la paysannerie) contretouteslessurvivancesdel’AncienRégime ».Larévolutionpassive:leRisorgimentoPour Gramsci le Risorgimento est une révolution bourgeoise, mais aux modalitésinverses de celles de la Révolution française. Il y a certes deux partis bourgeois: lesModérésdeCavourliésauRoidePiémontSardaigneetlePartidel’actiondeMazziniet Garibaldi qui se pose comme alternative volontariste et romantique de gauche parrapport au Parti modéré. Gramsci ne voit pas dans cette opposition la rivalitéinconciliablequ’ilyeutentreGirondinsetMontagnardsàlaConvention.Lesdeuxpartisitaliensontencommunderejeterlamobilisationdesmassespaysannesde la Péninsule dans les guerres pour l’indépendance et l’unification du pays. Ils secontentèrentdesoutenirlesarméesduPiémontetlesvolontairesgaribaldiens.Laméfiancevis-à-visdesmasses,àcausedelapeurdelarévoltepourexigerlaréformeagraire,aempêchétouteformationd’unbloc« national-populaire »ettoute« solidaritéorganique »entrevilleetcampagne.Pour qualifier cette situation italienne Gramsci, utilise l’expression « révolutionpassive ».C’estune« révolutionsansrévolution ».Ilyaeutransformationpolitiquedelasociété, avec l’unification du pays sous un gouvernement bourgeois, sansmouvementpopulaire,sansbouleversementdelaviedesmassesetdoncsansintégrationpolitiqueactivedecesdernièresdansl’ordrenouveau.(Cf.LeGuépard).DelaCriseorganiqueaucésarisme.Qu’est-cequ’unecriseorganique ?«Lacriseconsisteencequel’anciensemeurtetlenouveaunepeutpasnaître ;pendantcetinterrègne,unevariétédesymptômesmorbidesapparaissent ».Ceciestvalableparexempleencequiconcernelarévolutionturinoisedesannées1919et1920.Ce genre de crise débouche souvent sur un phénomène que Gramsci nomme« césarisme »Le premier césarisme visé est bien sûr celui de Mussolini, mais il va l’appliquer àNapoléonI°etNapoléonIIIetàBismarck.

Gramsci se pose la question des causes d’une telle désintégration sociopolitiqueaboutissantaucésarisme.Ilapprofonditlecasitalien.Gramsciditquec’est laPremièreGuerremondialequi a toutdéstabilisé, carelleavunotamment les masses paysannes du pays être jetées sur les champs de bataille,provoquantuntraumatismesansprécédentpourunecatégoriesocialequiétaitrestéelargement passive lors du Risorgimento. Ces masses après la guerre sont devenuesagitéesetdifficilesàpacifier,cesontlesmilicesfascistesquienviennentàbout.

III-PENSÉEPHILOSOPHIQUEDEGRAMSCIAntonio Gramsci n’est pas à proprement parler un philosophe, mais les Cahiers dePrisoncontiennentunesériederéflexionsquirelèventdudomainedelaphilosophie.Àcommencer par la question fondamentale de la philosophie: qu’est-ce que l’homme ?Mais également: quel est le sens de l’action humaine ? Et enfin qu’est-ce que laconnaissance et comment savoir si on l’a atteinte ? Mais nous ne sommes pas enprésence d’un corpus philosophique. Nous sommes en présence d’une série deréflexionsphilosophiques.Philosophiespontanéeetphilosophiedesphilosophes.Qu’estquel’homme ?PourGramsci, l’hommeestavanttoutunanimalsocialethistorique,dontlaréalitéestconstituée par les relations qui l’unissent aux autres hommes. L’essence de l’hommeprovient de l’extérieur, du monde et elle est produite par l’ensemble des rapportssociaux. Par rapports sociaux il faut entendre: rapports de production, c’est-à-direrapport entre propriétaires des moyens de production et travailleurs salariés qu’onappelleaussi forcede travail ; rapportsde consommation ; rapportsdedistributionettouslesrapportsquiconstituentlabasedelaviematérielleetcontribuentàconstruireetàfaçonnerlesindividusquiysontnécessairementimpliqués).DoncGramsci considèrequ’il fautcombattre touteconceptiond’une« naturehumaineidentiqueàelle-mêmeetsansdéveloppement ».Unetelleconceptionreposesur l’idéecontradictoired’unenaturehumainequi,bienqu’apparuedans l’histoire(quelacausesoitDieu ou l’évolutiondeDarwin), serait enmême temps indépendante de l’histoirequantàsescaractéristiquesfondamentales.Cettefaçondeconcevoirlanaturehumaineestpartagéeàlafoisparlespenseurschrétiens, laphilosophieclassique,ainsiqueparlesempiristesetlesmatérialistes.Pascal,parexempleécrit:« tousnouspartageonsavecnosancêtresunenaturetoujourségaleàelle-même » ;ainsique:« toutelasuitedeshommesdepuistantdesièclesdoitêtreconsidéréecommeunmêmehommequisubsistetoujours ».Hume, philosophe empiriste anglais dit: « les hommes sont les mêmes à toutes lesépoques et en tous lieux… il y a des principes constants et universels de la naturehumaine ».Kantconsidèrequelanaturehumainequiestrepérableenchaqueindividuprisàpart,constitueleressortdetouteviehistoriqueetsociale.Etconcernantcettesociabilitédelanature humaine, il utilise l’expression de « l’insociable sociabilité des hommes » quiseraitunedispositiontrèsmanifestedelanaturehumaine.PourGramscicesthéoriessontàrejeter.Cequiestvraic’estquel’essence,c’est-à-direcequifaitqu’unechoseestcequ’elleest,n’estpasidéelle,maismatérielle ;ellen’estpasinterne à la chose prise à part, mais originairement externe, renvoyant toujours endehors d’elle-même, au monde dont elle provient, elle n’est pas invariante, maishistorique.Lanaturehumainenepeutseretrouverenaucunhommeparticulier,maisdanstoutel’histoiredugenrehumain.Et toute la richesse potentielle de l’individualité humaine repose sur le fait que c’estl’histoireetl’ensembledesrapportssociauxquilarégissentetladéterminent.

Ainsiàlasimpleindividualitébiologiquesesuperposevoires’imposeuneindividualitédéterminée historiquement et socialement, une personnalité se formant et setransformant sur la base du « faire », le travail, l’activité physique et intellectuelle. Etcela débute avec l’éducation de l’enfant. Dans ce domaine nous avons une lettre deGramsci à sa femme: « (votre) conception de de l’éducation (est) tropmétaphysiquedans lamesureoucetteconceptionprésupposequel’hommeexisteenpuissancedansl’enfantetqu’ilfautl’aideràdéveloppercequiestdéjàlatentenlui,sanscoercitionenlaissant faire les forces spontanées de la nature et je ne sais quoi encore. Moi aucontraire jepenseque l’hommeestdans sa totalitéune formationhistoriqueobtenuepar la coercition… et s’il en était autrement on tomberait dans une espèce detranscendanceoud’immanence ».Ilrevientsurlanaturehistoriquedel’hommeavecl’imagegéologiquesuivante.« Sionouvre un individu, on trouve sous forme de strates des éléments de l’homme descavernesetdesprincipesdelasciencelaplusavancée ;lespréjugésdetouteslesphaseshistoriquespassées ».Autrementditchaqueépoquede l’histoirea léguéaux individusduprésentdesdoctrines,descroyances,dessuperstitionsquisurviventàl’étatdetracesdansl’esprithumain.Gramsci ajoute qu’il faut prendre une connaissance critique de tout cela pour savoirvraimentquionest.« Lepointdedépartdel’élaborationcritiqueestlaconsciencedecequi est réellement, c’est-à-dire un connais-toi toi-même en tant que produit duprocessus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi, une infinité detraces,sansbénéficed’inventaire,ilfautcommencerparfaireuntelinventaire ».LephilosopheLucienSèvereprendceladansuneformule:« Lapersonnalitéd’unêtrehumainc’estenmêmetempscequ’unhommefaitdesavieetcequesaviefaitdelui ».TouthommeestphilosopheGramsciaffirme« qu’ilfautdétruirelepréjugéfortrependuselonlequellaphilosophieserait quelque chose de très difficile parce qu’elle est l’activité intellectuelle propred’unecatégoriedéterminéedesavantsspécialisésoudephilosophesprofessionnelsetfaiseursdesystèmes.Ilfautdoncdémontreraupréalablequetousleshommessontdesphilosophes ».Etailleurss’ildonneenquelquessorteunepremièreréponseendisantquesitousleshommessontphilosophes,c’estparcequ’ilssontcapablesdeseforgereux-mêmes,parleur travail, par leurspratiquesquotidiennes, une certaine conceptiondumonde, unecertainephilosophie.Mais cet homme qui travaille ne construit pas de système philosophique, mais sonactivité, par sa finalité et par les solidarités qu’elle crée nécessairement, est porteused’unedimensionphilosophique: l’hommeau travail c’est l’universalitéde la conditionhumaine.L’hommenepeutpasnepastravailler.Gramsci nous explique que cette philosophie spontanée propre à tout lemonde peutêtreappréhendée:danslelangage,danslesenscommunetlebonsens,danslareligionpopulaire et les croyances, superstitions, façons de faire, dans ce qu’on appelle plusgénéralementfolklore.Laquestiondulangage

Le langage est un véritable prisme grâce auquel nous pensons le monde qui nousentoureetc’estparlelangagedechacunquel’onpeutjugerdelaplusoumoinsgrandecomplexitédesaconceptiondumonde.Pour Gramsci se pose alors un problème essentiel: comment les classes subalternespourrontàlafoisselibérerd’unevisionétroitedumonde,liéeàdemultiplesdialecteslocauxpropresauxclassespopulaires.Ailleurs il insistedisant: «queceluiquineparleque ledialecteoucomprendmal lalangue nationale, partage nécessairement une conception du monde plus ou moinsrestreinteetarriérée, fossiliséeanachroniqueà l’égarddesgrandscourantsdepenséequidominentl’histoiremondiale ».SenscommunetfolkloreGramsci reprend à son compte ce qu’écrit Descartes au début du Discours de laMéthode: « le bon sens est la chosedumonde lamieuxpartagée…et la puissancedebienjugeretdistinguerlevraid’aveclefaux,quiestproprementlebonsensoularaisonégaleentousleshommes ».Gramscien tire laconclusionque laphilosophienepeutêtre l’apanagedeceuxquisedisentphilosophes,parceque levrai lieude laphilosophieest l’ensembledesœuvreshumaines, parce que le besoin de philosopher est au cœur de tout processus deconnaissance et de toute activité humaine, même s’il ne s’exprime pas à travers lelangagetechniquedelaphilosophieinstitutionnelle.Les philosophes spécialistes se distinguent des philosophes du quotidien par la plusgrandecohérenceinternedeleurréflexion,paruneplushautecapacitéd’argumentationetparuneformationculturellequileurassureuneconnaissancedelapenséehumaine.Entre lesdeuxphilosophies, il n’y aquedesdifférencesquantitatives,maisnullementqualitatives,ainsitousleshommessontégalementphilosophes.Laphilosophiedupeupleestunephilosophiedusenscommunquiestuneconceptionambiguë,contradictoireetmultiforme.Mais Gramsci indique qu’il faut prendre les contenus du sens commun tout aussisérieusementqu’onleferaitdesproductionsdesphilosophesdeprofession.Ainsi,prenonslelieucommunleplusconnu:« prenderelecoseconfilosofia ».L’analysepourrait nous dire de prime abord que l’homme doit se résigner et patienter pourattendredes joursmeilleurs.Maisun autre contenuestprésent: c’est l’invitation à laréflexionetàserendrecomptequecequiarriveestaufondrationneletqu’entantquetelilestnécessairedel’affronterenconcentrantsespropresforcesetnonpasselaisserentrainerpardes impulsions instinctivesetviolentes.Autrementdit il faut surmonterlespassionsbestiales.Gramsci considère que les deux philosophies s’influencentmutuellement au cours del’histoire,sibienquesenscommunethautephilosophiecontribuentensembleàdéfinirlaréalitéculturelled’uneépoquedonnée.Donctouthistoriendelasociétéquiignoreraitlesenscommuncommettraitunefautescientifique.D’autantplusquecesenscommun,cette culture populaire qui, pour Gramsci est synonyme de folklore, est en continueldevenir historique, il se transforme continuellement s’enrichissant des notionsscientifiquesetd’opinionsphilosophiquesdevenueshabitudes.

Lesenscommunseraitlefolkloredelaphilosophieetoccuperaitunepositionmédianeentrelefolkloreproprementditetlaphilosophie,lascience,l’économiedesspécialistes.Pour lescommentateursdeGramsci,commelephilosophePierreDucol, le folkloreestcertes une culture populaire très élémentaire,mais dans des circonstances précises ilpeutêtred’uneaideprécieusepour laphilosophieparessencesoucieusedevérité.Eneffet le sens commun, ajoute-t-il, contrairement aux arguties et aux obscuritésmétaphysiquespseudoprofondes,pseudoscientifiquespermetbiensouventdemettreen évidence la cause exacte, simple et à portée demain d’un phénomène, parce qu’ils’appuietoujourssurunecertainedosed’ex-périmentalismeetd’observationdirectedela réalité, même s’il faut admettre la caractéristique empirique et limitée d’une telleconnaissance.Prenons l’expression: « il ne l’emportera pas avec lui dans la tombe ». Simple constatd’égalitédevantlamort ?Ouisansdoute.Maislaquestionsuivanteseprésente:qu’est-ce qui incite les hommes à posséder et certains à amasser des fortunes colossales ?Comment procèdent-ils ? Pourquoi accepte-t-on toute une vie des inégalités aussicriantes ?Quefaire ?Pour Gramsci, jusqu’à l’apparition de la philosophie de la praxis (le matérialismehistorique) aucune philosophie n’était attentive à ces différents niveaux de laphilosophieetdelaculture.Ildisaitqu’il« fautsenourrirdelahautecultureetenmêmetempsplongersesracinesdansl’humusdelaculturepopulairetellequ’elleestavecsesgoûts, ses tendances, son monde intellectuel et moral même encore arriéré ettraditionnel »Gramscidisaitcela,carilprésentaitlesenscommuncommeJanusàdeuxvisages contrastés: traditionaliste d’un côté avec par exemple ses proverbes ou sespréceptesdelasagessepopulaire,maisdel’autreilcontientdesgermesderésistanceàl’ordre établi, un regard critique porté sur la société du point de vue des classespopulaires.LaphilosophieetsonépoqueGramsci considère que la philosophie d’une époque « n’est pas celle de tel ou telphilosophe,nicelledeteloutelgrouped’intellectuels,ni telleoutellegrande fractiondes masses populaires ; elle est la combinaison de tous ces éléments qui convergentdans une direction déterminée, convergence qui devient norme de l’action collective,c’est-à-direquidevienthistoireconcrèteetintégrale ».Ainsi notre conception dumonde n’est jamais simplement personnelle,mais toujourscollective,elleesttoujourscelledugroupedéterminéauquelnousappartenons.Et si les découvertes individuelles de quelques grands penseurs, de quelques géniesdoivent être estimées à leur juste valeur en tant que telle et être diffusées de façoncritique,qu’ellessoientsocialiséesc’est-à-diremisesàlaportéeduplusgrandnombreafinqu’ellespuissentdevenirlabased’actionsessentielles.Laconclusionquidécouledecequiprécèdec’estquesilaphilosophied’uneépoquedoitêtre considérée comme la synthèse des philosophies individuelles, des positionsscientifiques,desopinionspolitiquesetreligieuses,desaffirmationsdusenscommun,laphilosophiedelapraxisquiconsidèrecela,estdoncfinalementl’histoireenacte,c’est-à-direlavieelle-même.

Idéologieethégémonie.L’idéologieGramsciaccordeunegrandeimportanceà l’idéologie,car la luttepourl’hégémonieesttoujourségalementlutteentredifférentesidéologies ;maisaussiparceque« dupointdevuedel’hégémonie,c’estl’idéologiequicimenteleplusprofondémentlasociétécivileetparconséquentl’Etat ».Toute classe dominante qui veut asseoir durablement sa domination et dirigerl’ensembledelasociétéenfonctiondesespropresintérêtsabesoindes’imposerdanscequeGramsciappelle les« structures idéologiques »,de les investiroud’encréerdenouvelles.Gramsci considère que l’idéologie: « est une conception du monde qui se manifesteimplicitement dans l’art, dans le droit, dans l’activité économique, dans toutes lesmanifestationsdelavieindividuelleetcollective ».CetteaffirmationviseenparticulierBenedetto Croce et les libéraux, mais aussi le matérialisme dogmatique de NicolaïBoukharine, qui s’accordent tous pour considérer qu’en toutes circonstances lesidéologiessontdesélucubrationsarbitraires,nesontquedepuresapparencesinutilesvoire stupides. Marx lui-même dans « l’Idéologie Allemande » de 1846, définissaitl’idéologiecommeuneespèced’illusioncollective,commeunvoiletrompeurmasquantlaréalitéconflictuelleetcontradictoiredesrapportsdeproduction,sousdesprincipesuniversalistesdutype:liberté,égalité,fraternité.Dans cette perspective Gramsci écrit: « il faut donc faire la distinction entre lesidéologies historiquement organisées, c’est-à-dire liées nécessairement à une certainestructure, et les idéologies arbitraires, rationalistes, sophistiquées. En tantqu’historiquement nécessaires elles sont un facteur d’union, capables de mobiliserensemble des coalitions sociales hétérogènes sous desmots d’ordre universalistes dutypeliberté,égalitéfraternité ».Le rôle historique de l’idéologie peut être illustré. L’exemple le plus parlant pourGramscic’estceluidelaphilosophiedesLumières.C’estainsi,note-t-ilquelesidéesdesphilosophes des Lumières s’étaient diffusées au fil du XVIII ° siècle, non seulementauprèsde labourgeoisie française,maisaussi,nécessairement simplifiées, auseindesclasses populaires, réformant le sens commun et préparant ainsi l’hégémonie de laclassemontante:labourgeoisie.L’hégémonieL’hégémoniec’estenquelquesorteunedirection intellectuelleetmoralede la sociétécivile, grâceà saméthodede travail: l’obtentionduconsensus.C’estenquelquesorteprendreladirectionintellectuelleetmoraledelasociétécivile.Par exemple en 1789 il y a consensus quand la paysannerie française a apporté sonsoutien très largementmajoritaire à labourgeoisiequi enabolissant juridiquement lesystèmeféodallorsdelanuitdu4août1789l’alibéréedescontraintesetdesentravesliéesausystèmed’AncienRégime.L’hégémonie c’est donc ce jeu dialectique continuel d’une domination qui se veuttoujours plus consensuelle d’un pouvoir de fait fondé sur la force, mais qui cherchecependant à être reconnu comme pouvoir légitime fondé sur l’autorité morale etpolitique.

L’hégémonie s’obtient en investissant les appareils idéologiques: entreprises,médias,écoles,etc.c’estlàques’exercel’hégémonie.L’un des plus efficaces et public c’est le système scolaire: c’est là que s’exercel’hégémoniedeslibérauxsurlesintellectuels.Voyons le casde l’écolede Jules Ferry. Leprincipe fondateur c’est d’apprendre à lire,écrireetcompteràtouslesenfantssansdistinctiond’originesociale.Maisparailleursilmetenplacedesstructuresquipermettentàlabourgeoisied’écarterdesUniversitésetdes grandes Écoles la grandemasse des fils d’ouvriers et de paysans. Ils sortiront aumieux avec le certificat d’études et pourront ainsi mieux saisir les instructions descontremaîtresdanslesentreprisesindustrielles.Gramsci cite et développe deux autres appareils idéologiques majeurs: la presse engénéraletl’Églisequidéveloppesapropreidéologie.LeBlochistoriqueLe concept de Bloc historique est un apport essentiel de Gramsci, car il touche laquestionthéoriquecentraledumarxisme:lerapportentrestructureetsuperstructure,entrethéorieetpratique,entreforcesmatériellesetidéologie.Marx, dans Contribution à la Critique de l’économie politique en 1859 écrit:« l’ensembledesrapportsdeproductionformentlastructureéconomiquedelasociété,la base concrètesur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et àlaquellecorrespondentdesformesdeconsciencesocialedéterminée ».Ilyadoncentreinfrastructureetsuperstructureunrapportdedétermination.L’infrastructure, pour mémoire, est composée des forces productives (ressourcesnaturelles et machines, ainsi que la force de travail) et des rapports de production(classes sociales, domination, aliénation, salariat). De l’infrastructure découle lasuperstructure qui possède trois niveaux: d’abord le politique et le juridique, c’est-à-dire l’État ; puis les représentations idéologiques que sont la religion, la philosophie,l’art,laculture ;enfinlaconsciencedesoi.Pour illustrercette théorie,onpeutprendre l’exemplesuivant.Unesociété fondéesurl’esclavage (infrastructure économique) sera accompagnée d’un régime politique quitolère ou encourage l’esclavage, d’un système juridique qui le sanctionne, d’uneidéologiereligieuseoumoralequilejustifie.DutempsdeGramsci,avantlaguerrede14-18,beaucoupd’intellectuelsetdepolitiquesdespartissocialisteseuropéens,réduisaienttoutelaviesocialeàl’économique.Interprétéedefaçondéterministeetposantlaprioritésansfaillesdupremierniveausurlesecond,ladistinctioninfrastructure/superstructureétaitdevenueunmoyenfaciledenierl’autonomiedupolitiqueetdelaculture.Gramsci considèrequeprésenter et expliquerque toute fluctuationdupolitiqueetdel’idéologique est une expression immédiate de la structure relève de l’infantilismeprimitif.PourGramsci lepolitiqueestune scienceetunart autonomeet la réalitéde l’Étatnesauraient être travestie jusqu’à n’y voir plus qu’un « comité qui gère les affairescommunes de la classe bourgeoise tour entière ». (Manifeste du Particommuniste1848).Gramscicritiqueetrejettel’économisme,carilrefusetoutevisionmécanistedel’actionde la structure sur les superstructures. Chez lui, infrastructure et superstructure

constituentdesmomentsd’importanceégaledelaviesociale.Lesdeuxs’interpénètrent,seconstituentmutuellementetagissentsanscesseenretourl’unsurl’autre.Leurunité concrète,organique, àunmomentdonnéde l’histoire, c’estprécisément cequeGramscientendpar« blochistorique ».Pourillustrerleconcept,GramsciseréfèreàlaRévolutionfrançaise.Àcemoment-là,labourgeoisie détenait déjà les formes nouvelles de l’économie (industrie, commerce,banque)etparsarévolution,ellearéaliséunblochistoriquenouveauàlafoisencréantdessuperstructurespolitiquescorrespondantàdesformesnouvellesdel’économie,quicorrespondait jusque-là aux formes anciennes de la propriété terrienne féodale et enréalisantlesalliancescapablesdebriserlesanciennessuperstructuresetd’encréerdenouvelles: alliance avec la paysannerie qui avait elle aussi besoin d’abolir lessurvivances du régime féodal (nuit du 4 août), avec les artisans (suppression descorporations)etlesouvriersdesvilles.Un autre exemple: le Risorgimento. Gramsci montre comment la politique guerrièred’unification conduite par le royaume de Piémont-Sardaigne a pu engendrer sur laPéninsuleunblochistoriqueparticulier,fondésuruneséried’éléments:ladominationéconomique de la bourgeoisie industrielle nordiste, en alliance objective avec lespropriétaires terriens du Sud ; la prépondérance politique du Piémont et d’une éliteassimilée ;lapassivitésocialedelapaysannerie,absorbéeàl’échellevillageoisedansdesréseaux de patronage animés par les notables locaux ; la subalternité du prolétariatindustrielduNord,tropréduitnumériquement, tropprivilégiééconomiquementvis-à-vis des masses paysannes, pour ne pas tomber dans des revendications à caractèremajoritairementcorporatiste.EnconclusionnouspouvonsciterGramsciquiditque:« lemomentde l’hégémonieetdu consensus quelles que soient les périodes historiques considérées est la formehistoriquenécessairedublochistoriqueconcret ».

CONCLUSIONParsavieetparsonœuvre,AntonioGramsciapparaîtcommel’undespenseursleplusriche du XX ° siècle. Et l’on n’a pas encore exploité tous ses écrits et tout compris.Cependant on peut dire que la philosophie politique de Gramsci renouvellecomplètement la pensée marxiste. C’est si bien vrai que l’historien britannique EricHobsbawndit,biensûravecbeaucoupd’ironie,queGramsci« nefutpasunevictimedeStaline,puisqueMussolinil’avaitdéjàréduitàl’impuissance ».Gramsci manifeste, en effet, une liberté intellectuelle sans limites et sans tabous. Ilrepense le marxisme et élabore des concepts qui sont subversifs par rapport aumarxismeorthodoxe.C’estainsiquel’hégémonieestnonseulementunconceptquis’appliqueàlarecherchedu consentement de la société civile pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, maisindirectement c’est aussi une critique de la dictature du Parti et de son dirigeant, àl’époqueStaline.Demême le conceptdeBlochistoriqueconcret contientunecritiqueenbonneetdueformedudéterminismeéconomiquequi était le credoenURSS,maisaussi au seinduPCF et du PCI. Gramsci n’admet qu’en dernière analyse le rôle déterminant del’infrastructure.Pourlerôlemajeuresttenuparl’hommequiseulpeutmodifierlecoursdel’histoire.CertesonpeutconsidérerquelesréflexionsdeGramscisontdatéesetqu’onnepeutpasl’abstraire de son époque où la réflexion concernait la prise du pouvoir par la classeouvrièreoccidentaleetpourcelailfallaittirerlesleçonsdeséchecsrévolutionnairesenAllemagneetenItalienotamment,etéviterdesuccomberdansladictaturestalinienne.Celaétantconvenu,ilestindéniablequeGramsciestdeplusenplusd’actualitédanslemondecontemporain.Ilpeutêtreconsidérécommeuneréférencepourtouslespeuplesexploitésethumiliésparunsystèmecapitalisteinsensibleàlamisèrehumaine.Gramscidonnedesclefs,ouvredespistesetdonneducourageàtous« lesdamnésdelaTerre ».L’idée majeure donnée par Gramsci pour changer le cours de l’histoire c’est:l’intellectuel organique qui est un guide, un organisateur, un inventeur de nouvelleculture et enfin un faiseur d’hégémonie. D’où la priorité donnée à la culture et àl’éducationdesmassespopulairesetformerdelasortedesintellectuelsorganiquesauservicedupeupleetdesonparti.Gramsciabeletbien« esquisséunidéalquiillumine ».