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Lucien GOLDMANN (1967) “La pensée des «Lumières».” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Lucien GOLDMANN(1967)

“La penséedes «Lumières».”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e

anniversaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel : [email protected] Site web pédagogique : http   ://jmt-sociologue.uqac.ca/ à partir du texte de :

Lucien GOLDMANN

“La pensée des « Lumières ».”

Un article publié dans la revue Annales. Économies, sociétés, civilisations. 22e année, N. 4, 1967. pp. 752-779. Chronique “Études”. Persée.

Sous licence Creative Commons

Police de caractères utilisés :pour le texte : Times New Roman, 14 points.pour les citations : Times New Roman 12 points.pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’

Édition complétée le 27 juin 2019 à Chicoutimi, Québec.

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Lucien GOLDMANN

“La pensée des « Lumières ».”

Un article publié dans la revue Annales. Économies, sociétés, civilisations. 22e année, N. 4, 1967. pp. 752-779. Chronique “Études”. Persée.

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Lucien GOLDMANN

“La pensée des « Lumières ».”

Un article publié dans la revue Annales. Économies, sociétés, civilisations. 22e année, N. 4, 1967. pp. 752-779. Chronique “Études”. Persée.

Le texte dont nous publions ici la traduction française est né comme écrit de circonstance. Il constitue à peu près le tiers d'une contribution sur les Lumières et le Christianisme qui nous avait été demandée pour un ouvrage collectif en langue allemande consacré à l'Histoire de la Pensée Chrétienne.

L'éditeur ayant par la suite abandonné son projet, notre contribution sera publiée comme brochure autonome.

Pour l'information du lecteur, nous en indiquons sommairement le plan :

— la première partie est consacrée à deux caractéristiques épistémologiques de la pensée des Lumières :

a) la valeur primordiale accordée à un savoir conçu comme autonome, indépendant de tout lien immédiat avec la praxis qui est surtout considérée comme son application technique ou sociale,

b) le fait que ce savoir est conçu comme constitué d'éléments suffisamment autonomes pour pouvoir être transmis dans l’ordre extérieur et alphabétique du dictionnaire  ;

— la deuxième partie étudie les positions opposées de la pensée dialectique :

a) unité organique et immédiate du théorique et du pratique,

b) conception de la pensée humaine comme totalité structurée, et expose la critique dialectique de la pensée des Lumières telle qu'elle est exprimée dans le Faust de Gœthe et dans la Phénoménologie de Hegel ;

— la troisième partie est constituée par le texte ci-joint ;

— la quatrième étudie l'attitude de la pensée des Lumières envers la religion chrétienne ;

— la dernière, enfin, s'interroge en guise de conclusion sur la valeur actuelle du rationalisme. — L. G.

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Après avoir donné une description structurelle d'ensemble, une étude de la Philosophie des Lumières devrait mettre en évidence les articulations internes des différentes tendances qui la constituent ; une [753] telle tentative a déjà été faite, mais de manière purement empirique : et il ne nous est pas possible de la reprendre aujourd'hui à un niveau suffisamment scientifique. Néanmoins, nous croyons pouvoir suggérer quelques hypothèses sur la nature de la pensée des Lumières.

On entend généralement par Philosophie des Lumières les divers courants de pensée rationalistes et empiristes qui se sont développés au XVIIIe siècle dans les pays d'Europe occidentale surtout en France et en Angleterre. Il faut cependant bien voir que ces courants, si on les considère du point de vue historique et même sociologique, ont leurs racines dans les siècles précédents et que leur évolution se poursuit jusqu'à l'époque actuelle.

Par ailleurs, il existe, comme l'ont déjà indiqué Hegel, et, de manière plus détaillée, Groethuysen, une parenté étroite entre les philosophes anti-chrétiens et les penseurs qui, au XVIIIe siècle, en France par exemple, défendaient le christianisme contre les attaques des Lumières. Vue dans une perspective sociologique, la philosophie des Lumières apparaît comme une importante étape historique dans l'évolution globale de la pensée bourgeoise européenne, laquelle est elle-même un chapitre de l'histoire de la pensée humaine en général.

Pour comprendre les idées essentielles des Lumières, il faut donc partir de l'analyse de l'activité la plus importante de la bourgeoisie, qui seule permet de comprendre son évolution sociale et intellectuelle, à savoir l'activité économique, et en particulier, l'élément essentiel de celle-ci : l'échange.

Sociologiquement, l'histoire de la bourgeoisie est d'abord une histoire de l'économie ; il faut cependant souligner que l'économie, au sens étroit où ce terme est employé ici, n'existe pas dans toute société humaine, en tous temps et en tous lieux, mais seulement là où il n'y a pas de groupe humain à l'intérieur duquel la production et la distribution de biens sont globalement organisés, d'une manière

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quelconque, par la raison, la contrainte, la tradition, la religion, etc.. On ne peut donc parler d'économie dans une famille paysanne qui produit pour la satisfaction de ses propres besoins, ni dans un domaine féodal où l'on consomme des biens produits sur le domaine même ou obtenus par des redevances en nature, ni d'ailleurs dans une société à économie planifiée comme par exemple la société soviétique contemporaine. Dans tous ces cas, la production et la distribution sont en effet organisées, de façon juste ou inique, selon des méthodes humaines ou barbares, mais toujours par rapport à la valeur d'usage des biens produits, par rapport à leur qualité.

Il n'y a économie que là où l'activité des hommes n'est plus directement régie par la valeur d'usage des biens qu'ils produisent, par l'utilité de ces biens pour les individus ou la société, mais par la possibilité de les vendre sur le marché et de réaliser leur valeur d'échange.

[754]Or, plus une telle organisation de la production et de la distribution

fondée sur l'échange se développe à l'intérieur des formes de production antérieures, jusqu'à les remplacer entièrement, plus elle entraîne une transformation du mode de vie et des structures mentales des individus.

Il est d'autant plus difficile d'énumérer les caractéristiques principales de cette transformation que l'ordre génétique de leur apparition ne correspond pas à leur ordre systématique. Comme notre propos n'est cependant pas d'écrire un ouvrage historique, nous adopterons un ordre systématique en mentionnant en premier lieu une caractéristique qui n'apparaît que dans les économies d'échange évoluées, mais qui constitue le fondement de toutes les autres et nous mène d'emblée au centre de l'histoire intellectuelle de la bourgeoisie européenne.

Du fait du développement de l'économie de marché, l'individu qui ne constituait jusqu'alors qu'un élément partiel à l'intérieur du processus global de production et de circulation des biens, apparaît tout à coup à sa propre conscience et à celle de ses contemporains comme un élément autonome, une sorte de monade, un commencement absolu. Le processus global ne cesse pas pour autant d'exister, et il implique naturellement une régulation de la production

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et de l'échange ; mais alors que dans les formes antérieures de la société il se manifestait non seulement en fait dans la réalité, mais aussi dans la conscience des hommes sous forme de prescriptions traditionnelles, religieuses, rationnelles, etc.. qui déterminaient leur comportement, dans la société nouvelle, toute prescription de ce genre disparaît progressivement des consciences. La régulation se fait implicitement sur le marché par le jeu aveugle de l'offre et de la demande, et le processus global n'apparaît plus que comme le résultat mécanique et non concerté de l'action réciproque et juxtaposée d'une infinité d'individus autonomes qui ont un comportement aussi rationnel que possible par rapport à la sauvegarde de leurs intérêts, et règlent leur conduite d'après la connaissance qu'ils ont du marché et nullement en fonction d'autorités ou de valeurs supra-individuelles.

Aussi, dès le XVIIIe siècle, le développement de l'économie de marché entraînait une transformation progressive de la pensée occidentale. Or, c'est dans le développement de cette économie que réside, nous semble-t-il, le fondement sociologique des deux visions du monde qui, à côté des visions tragique, romantique et plus tard dialectique, domineront la pensée européenne : le rationalisme et l'empirisme, dont la synthèse aboutit à la Philosophie des Lumières.

Rationalisme et empirisme semblent pourtant à première vue deux conceptions philosophiques si rigoureusement opposées que l'on est plutôt étonné de leur trouver une origine commune dans le développement [755] du tiers état ; de même, on imagine avec peine que les philosophes français des Lumières aient pu adopter sans grande difficulté une position intermédiaire entre ces deux perspectives opposées.

En réalité, ces deux visions du monde ont un fondement commun ; celui de considérer la conscience individuelle comme origine absolue de la connaissance et de l'action. Pour le rationalisme, cette origine se trouve dans les idées claires, innées, indépendantes de toute expérience ; pour l'empirisme, qui nie radicalement l'existence d'idées innées, dans les perceptions qui s'organisent plus ou moins mécaniquement en pensée consciente.

En ce qui concerne la position intermédiaire, celle des Lumières, la plupart de ses tenants français étaient farouchement anti-cartésiens, raillaient la physique de Descartes, son « roman des tourbillons » et,

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prenant pour modèles Newton et Locke, niaient, à l'instar de ce dernier et de tous les empiristes, l'existence d'idées innées, en admettant l'hypothèse que la conscience individuelle part toujours des données sensibles et de l'expérience. Cependant, presque tous reconnaissaient, expressément ou implicitement le rôle actif de l'entendement qui assemble les connaissances, acquises par la perception et conservées par la mémoire, pour les organiser en pensée et en science, et qui les oriente sous l'influence de la passion et de l'action vers la plus grande satisfaction et le plus grand bonheur de l'individu.

On voit que les différences qui séparent les trois visions du monde, incontestables lorsqu'on se place dans la perspective de l'une d'entre elles, apparaissent moins radicales vues de l'extérieur et qu'il s'agit simplement de trois variantes d'individualisme, la prédominance de l'une ou de l'autre d'entre elles étant favorisée par sa situation sociologique concrète dans un pays et à une époque donnés.

Or, il existe des liens évidents et étroits entre le développement de l'économie de marché dans laquelle l'individu apparaît comme source autonome de ses décisions et de ses actes, et l'apparition de ces visions du monde, qui toutes trois voient dans la conscience de ce même individu la source première de la connaissance et de l'action. De même, au moment où les hommes ont perdu toute conscience de l'existence d'une organisation globale supra-individuelle de la production et de la distribution des biens, les philosophes des Lumières réclament très haut la reconnaissance de l'entendement individuel comme instance suprême, qui ne doit se soumettre à aucune autorité supérieure.

Sur ce fondement de l'individualisme, d'autres liens unissent cependant encore la philosophie des Lumières à la bourgeoisie. Il nous semble en effet que les catégories mentales des Lumières correspondent toutes, plus ou moins, à la structure de l'échange, qui constitue à son tour le [756] noyau de la société bourgeoise naissante. Nous nous contenterons d'en énumérer les plus importantes.

Tout acte d'achat et de vente suppose l'action conjuguée d'au moins deux partenaires qui sont l'un vis-à-vis de l'autre dans une relation abstraite et rigide, que l'on peut définir à peu près de la manière

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suivante : l'accord de deux volontés autonomes crée un engagement réciproque qui ne peut être modifié que par un nouvel accord ou par la preuve que la volonté de l'un des partenaires n'était pas libre et autonome au moment de l'acte, soit du fait d'une imposture (savoir diminué), soit du fait d'une contrainte (action entravée). Cette relation inhérente à tout acte d'échange et qui constitue la seule relation interhumaine que comporte un tel acte, est ce que nous appelons un contrat.

Il n'est donc pas surprenant que les penseurs individualistes, et les philosophes des Lumières en particulier, aient imaginé la société comme le produit d'un contrat entre un grand nombre d'individus autonomes rassemblés en communauté. Le contrat est la catégorie fondamentale par laquelle la philosophie des Lumières se représente soit la société humaine, soit tout au moins l'État. Aussi rencontrons-nous ce concept chez un grand nombre de penseurs, depuis Hobbes et Locke jusqu'à Grotius et Diderot et surtout naturellement chez Rousseau.

À propos de ce dernier, on peut se demander pourquoi sa théorie a pratiquement relégué à l'arrière-plan toutes les autres et pourquoi, depuis la publication du Contrat Social, toutes ces dernières sont tombées dans le domaine de l'érudition pure. C'est l'analyse des idées historiques et politiques des Lumières qui nous permettra de répondre à cette question. Pour l'instant, nous remarquerons seulement que les autres théories, soit parce qu'elles correspondaient au goût de la plupart des philosophes des Lumières pour la monarchie, soit parce qu'elles se référaient à la situation politique au XVIIe siècle, définissaient le contrat social comme un contrat de sujétion, qui constituerait le fondement de l'État, alors que J.-J. Rousseau liait la théorie du contrat aux autres valeurs fondamentales des Lumières, et surtout à l'idée d'égalité. Pour Rousseau en effet, le contrat social est un accord entre des individus libres et égaux qui s'engagent chacun à se soumettre entièrement à la volonté générale. En voici d'ailleurs la définition :

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« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible d'un tout. » 1

[757]Le Contrat social donne naissance à la volonté générale, dans

laquelle « tous les citoyens sont égaux » (Livre III, ch. 6), et celle-ci détermine à son tour la forme du gouvernement.

Ajoutons que la fortune exceptionnelle du livre de Rousseau provient peut-être aussi du fait que l'auteur relie, d'une manière abstraite sans doute, mais pour la première fois dans l'histoire, la théorie du contrat à la distinction entre volonté individuelle et volonté générale — distinction qui, chez Marx et Hegel, deviendra fondamentale comme analyse de la sphère civile et de la sphère étatique de la vie sociale et de leurs relations mutuelles.

Reprenons cependant l'étude de l'échange. Celui-ci a naturellement pour condition absolue l’égalité entre les partenaires. Quelles que soient dans les autres domaines de la vie sociale les différences de condition ou de fortune qui les séparent, à l'intérieur de l'échange les partenaires sont rigoureusement égaux, chacun est à la fois acquéreur et vendeur de marchandise (même si l'une des marchandises échangées prend la forme abstraite de l'argent). L'échange comporte donc un élément essentiellement démocratique. Il ne s'agit sans doute que d'une démocratie formelle qui ne concerne en rien le contenu réel de la vie sociale. (Pour souligner ce caractère et montrer l'inégalité réelle du contrat, la critique marxiste de la démocratie formelle analysera un acte d'échange privilégié : l'achat et la vente de la force de travail.)

Cependant, quelles que soient les différences sociales ou économiques qui séparent les partenaires, l'acte d'achat et de vente en fait abstraction. L'égalité formelle entre les contractants réels ou éventuels est la condition première de la possibilité même du contrat.

De même, l'échange est l'origine de l'idée d'universalité. L'acheteur ou le vendeur cherche sur le marché un partenaire sans se soucier des

1 J.-J. ROUSSEAU, D u Contrat Social, introduction et commentaires par Maurice Halbwachs, éd. Aubier, 1943, Livre I, ch. 6, p. 92.

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qualités personnelles de ce dernier. En principe, lorsque l'échange est suffisamment développé, le comportement du contractant à l'égard de son partenaire est fixé selon une règle générale indépendante de la personne concrète dans laquelle il s'incarne 2. La catégorie d'universalité (virtuellement impliquée dans n'importe quel catalogue qui offre des marchandises déterminées pour un prix déterminé à un acheteur inconnu) devient ainsi peu à peu à la fois le résultat et la condition de l'échange.

Une autre catégorie mentale à la fois produite et favorisée par l'échange et nécessaire à son développement est la tolérance. Cette affirmation est tellement évidente qu'il est presque superflu de la justifier. En principe l'échangeur s'intéresse fort peu aux convictions religieuses [758] ou morales de son partenaire, de même qu'il ignore ses autres qualités concrètes. Du point de vue de l'échange, ces convictions sont sans importance et il serait absurde de les prendre en considération. Que le partenaire du contrat soit chrétien, juif ou mahométan, cela ne change rien à sa capacité de conclure le contrat de manière valable. Cette analyse est d'ailleurs confirmée par la réalité historique ; le développement des relations commerciales a toujours été contraire au fanatisme et aux guerres de religion.

Passons maintenant aux deux catégories les plus importantes qui, comme les autres, sont à la fois le résultat et la condition nécessaire du développement de l'échange : la liberté et la propriété.

L'échange n'est possible qu'entre des partenaires égaux et libres. Toute atteinte à la liberté de décision ou d'action supprime immédiatement sa possibilité. Un esclave ou un serf ne peut rien vendre sans l'approbation de son maître ou de son seigneur. Or, il est pratiquement inconcevable qu'un marchand soit obligé, chaque fois qu'il veut conclure un achat ou une vente, de s'informer du passé, du statut social et des droits de son partenaire. Ce dernier problème s'est d'ailleurs posé effectivement aux XIIe et XIIIe siècles, au moment où les villes commençaient à se développer en Europe, en pleine économie naturelle, ce qui entraînait des complications juridiques. Souvent l'activité commerciale, qui était le fondement même des villes nouvelles, était entravée par la structure féodale de la

2 Ceci ne vaut que pour l'économie libérale et non pour l'économie de monopole, qui recèle déjà des éléments de planification.

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campagne ; il devenait par exemple de plus en plus difficile d'admettre que des actes d'achat et de vente conclus dans la ville puissent tout à coup être déclarés nuls et non avenus simplement parce que le partenaire était un serf qui s'était enfui et qui n'avait pas le droit d'acheter ou de vendre. C'est ainsi qu'on instaura d'abord une juridiction spéciale pour les jours de marché, le jus fori, et que, par la suite, les villes acquirent leur franchise, souvent au prix d'une lutte longue et pénible ; c'est ce qui s'exprime — entre autres — dans le dicton « l'air de la ville rend libre », qui signifie qu'en règle générale, l'acquisition de la qualité de citoyen ou même parfois seulement un séjour suffisamment prolongé dans la circonscription urbaine, abolit toute trace de servage antérieur.

Enfin, l'échange ne peut avoir lieu que si les deux partenaires disposent en droit des biens qu'ils veulent échanger et même, plus précisément, s'ils jouissent du droit illimité qu'a le propriétaire selon le droit romain, d'user de ses biens comme il l'entend, s'ils ont le jus utendi et abutendi.

Avec cela nous avons terminé l'énumération des principales catégories mentales nécessaires au développement d'une société fondée sur l'échange des marchandises, c'est-à-dire d'une société bourgeoise libérale, et produites en même temps par cette société : l'individualisme [759] (ou la disparition de toute autorité supra-individuelle) l'égalité, la liberté, l’universalité, le contrat (en tant que mode fondamental des relations humaines), la tolérance et la propriété.

Or, tous ceux qui connaissent le XVIIIe siècle français savent que ces catégories sont aussi — et ce n'est pas un hasard — les catégories fondamentales de la pensée des Lumières.

Quelles qu'aient pu être les divergences qui opposèrent par ailleurs les différents philosophes des Lumières, ces catégories furent admises (à quelques exceptions près sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir), par la plupart d'entre eux, et tenues pour les valeurs naturelles et fondamentales de l'existence humaine et de la société. L'individualisme critique, la liberté et l'égalité entre tous les hommes, l'universalité des lois, la tolérance et le droit à la propriété privée constituent ce que nous pourrions appeler le dénominateur commun de la pensée des Lumières dont seuls quelques points ont été contestés

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(par exemple le principe de la propriété privée) par des penseurs appartenant à l'aile extrémiste du mouvement, tels que Morelly et Mably. Et c'est à partir de ces valeurs fondamentales communes que les penseurs des Lumières ont ensuite construit leurs différents systèmes d'explication du monde.

La plupart de leurs idées dans le domaine des sciences physiques avaient déjà été élaborées par les penseurs du XVIIe siècle de Galilée et Descartes jusqu'à Newton, de sorte qu'au XVIIIe siècle, les philosophes français se sont contentés en ce domaine de reprendre la plupart du temps leurs travaux. Sans insister sur ce point, qui ne touche pas directement à notre sujet, nous tenons pourtant à mentionner que l'élaboration des sciences modernes de la nature est l'une des plus grandes réalisations dont le mérite revienne aux penseurs rationalistes et empiristes.

L'idée que la nature est un livre écrit en langage mathématique, que l'univers entier est régi par des lois générales qui ne connaissent pas d'exception ; l'élimination de tout élément de mystère, d'étrangeté, et jusqu'à l'élimination du miracle (même si beaucoup de savants n'ont pas osé formuler expressément ce dernier point dans leur théorie) ; l'affirmation de l'existence de lois naturelles constantes, immuables, conformes à la raison (Malebranche, qui était à la fois prêtre et philosophe, supposait que Dieu n'agit que par l'intermédiaire de lois générales) ; l'affirmation que ces lois doivent être confirmées par l'expérience, furent dans le domaine de la science positive, des conquêtes du XVIIe siècle dont hérita le siècle des Lumières.

On comprend pourquoi, même si l'on trouve au XVIIIe siècle quelques savants de grande envergure, tels Buffon et d'Alembert, il n'en reste pas moins que les penseurs français des Lumières s'intéressent en premier lieu aux problèmes de philosophie, de morale, de religion et de [760] politique, problèmes qu'ils essaient de résoudre à l'aide des valeurs énumérées plus haut.

Et tout d'abord, ils ont affaire au problème de la morale où ils se heurtent à une difficulté fondamentale : si l'on proclame en effet l'autonomie radicale de la raison individuelle, compromettant par là même, l'autorité de toute instance supra-individuelle, on ne saurait justifier les règles de conduite que par le fait qu'elles sont acceptées de manière contingente ou nécessaire par les individus ou qu'elles sont

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conformes aux intérêts bien compris de ceux-ci. C'est là un problème qui n'a pas encore été résolu jusqu'à nos jours, bien que l'évolution historique l'ait rendu plus urgent que jamais ; pour le désigner par un terme moderne, c'est le problème du nihilisme.

La pensée chrétienne traditionnelle fondait les normes sur la volonté divine et, plus tard, dans sa forme à demi rationaliste, sur la raison que Dieu avait accordée à tout homme.

Avec l'apparition et le développement de la pensée dialectique, un certain nombre de philosophes, Hegel, Marx, Lukacs, Heidegger, prennent conscience du fait (quelles que soient les différences qui les séparent) que l'homme est une partie active du tout (de la totalité, de l'Être), si bien que, d'une part, tous les jugements de valeur font partie de la réalité et se fondent sur elle, alors que, d'autre part, toute réalité a elle-même un caractère actif et valorisant.

Mais, entre ces deux étapes, les grands courants de la pensée individualiste : rationalisme, empirisme et Lumières, ont continué à se développer ; or, ayant aboli toute réalité supra-individuelle — Dieu, communauté, totalité, Être — ils avaient séparé aussi radicalement les deux modes de la conscience individuelle : la connaissance rationnelle et la valorisation. Dès le XVIIe siècle, la science était devenue « objective ». Mais la question se posait de savoir sur quoi on pouvait encore dans ce cas fonder les jugements de valeur ; or, à cette question l'individualisme permet de donner seulement trois réponses, à savoir :

a) On nie toute possibilité d'établir des jugements de valeur ou des normes universelles à partir de la conscience individuelle et on se contente d'affirmer que, si chaque individu poursuit de manière rationnelle son propre intérêt bien compris, ou s'il recherche le maximum de plaisir, la communauté humaine fonctionnera automatiquement de manière satisfaisante ;

b) On affirme la possibilité de fonder des normes conformes au bien général sur la raison humaine, universelle et identique dans chaque individu ;

c) On admet l'hypothèse que l'aspiration de tous les individus à la satisfaction de leurs propres besoins peut constituer le fondement d'un [762] certain nombre de règles, et que celles-ci

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peuvent à leur tour concourir au bien général ; sans doute ne prétendent-elles pas à une validité universelle (comme dans le cas b), mais elles pourraient assurer un accord pratique et un fonctionnement satisfaisant de la vie sociale.

La différence entre la première de ces réponses et les deux suivantes réside dans le fait que celle-là renonce explicitement aux normes supra-individuelles universellement ou généralement reconnues, tandis que celles-ci constituent une tentative désespérée pour fonder de telles normes sur la raison individuelle ou sur l'aspiration individuelle au maximum de plaisir.

La première, la seule radicale, fut formulée dès le XVIIe siècle, — occasionnellement il est vrai — par le philosophe rationaliste Descartes, et exprimée de manière plus fondamentale par le poète individualiste Corneille. Elle aboutit à la constatation que l'individualisme, en séparant jugements de faits et jugements de valeur, s'est privé de tout pouvoir de justifier quelque norme morale que ce soit.

Lorsque la Princesse Elisabeth écrivit à Descartes pour lui demander une règle de conduite générale, celui-ci commença par répondre :

« Il y a encore une vérité dont la connaissance me semble fort utile, qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres et dont par conséquent les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu'on ne saurait subsister seul et qu'on est en effet l'une des parties de cet État, de cette société, de cette famille à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa personne en particulier... » (Lettre du 15/9/1644.)

En ajoutant cependant que cette règle doit être suivie avec « mesure et discrétion ». A cela la Princesse répondit finement qu'elle ne doutait nullement de la validité de ces règles mais ne voyait pas comment on pouvait les fonder dans la philosophie de Descartes, ni les mettre en harmonie avec l'ensemble de sa pensée. Question délicate qui força Descartes à battre en retraite : trois semaines plus tard, il lui envoya la réponse suivante, hautement caractéristique :

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Lucien Goldmann, “La pensée des « Lumières ».” (1967) 18

« J'avoue qu'il est difficile de mesurer exactement jusqu'où la raison ordonne que nous nous intéressions pour le public mais aussi n'est-ce pas une chose en quoi il soit nécessaire d'être fort exact : il suffit de satisfaire à sa conscience, et on peut en cela donner beaucoup à son inclination. Car Dieu a tellement établi l'ordre des choses et conjoint les hommes ensemble d'une si étroite société, qu'encore que chacun rapportât tout à soi-même, et n'eût aucune charité pour les autres, il ne laisserait pas de s'employer ordinairement pour eux en [762] tout ce qui serait en son pouvoir, pourvu qu'il usât de prudence, principalement s'il vivait en un siècle où les mœurs ne fussent point corrompues.  » (Lettre du 6 octobre 1644.)

C'est là un schéma de pensée que nous retrouverons du moins partiellement chez un grand nombre de philosophes des Lumières pour lesquels l'intérêt individuel coïncide avec l'intérêt général. Il en résulte qu'il suffit d'agir conformément à son intérêt égoïste sans se préoccuper des autres pour que l'action soit conforme à l'intérêt de tous ; idée que n'expriment en général pas de manière explicite les philosophes des Lumières, mais qui constituera plus tard la base même de l'économie classique.

Les philosophes des Lumières étaient cependant trop engagés dans la lutte contre l'ordre social existant 3 — lutte qu'ils menaient entre autres au nom de l'intérêt général — pour imaginer l'abolition de cette dernière notion, qui avait tant d'importance à leurs yeux. Il faut d'ailleurs ajouter que Descartes, en dehors même de la lettre que nous venons de citer s'est toujours contenté d'une morale provisoire, sans jamais essayer d'établir une morale définitive à partir de ses prémisses philosophiques. La morale de la « générosité » pose seulement le principe de l'autonomie de la volonté et n'implique pas de détermination précise de ce que doit être le comportement à l'égard d'autrui.

Parallèlement, le plus grand poète individualiste français, Corneille, après avoir développé dans quatre pièces célèbres (Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte) le drame du héros généreux découvrait par la suite que la même structure dramatique convenait tout aussi bien à un héros égoïste et méchant ; aussi écrivit-il, avant de s'attaquer à la composition de drames construits autour de tels héros (Attila, par

3 Déjà trop engagés, si l'on se place par rapport à Descartes, encore trop engagés, si on les situe par rapport à l'économie classique.

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Lucien Goldmann, “La pensée des « Lumières ».” (1967) 19

exemple), deux pièces de transition (Rodogune et Héraclius) caractérisées par le fait que la vertu et le vice y apparaissent comme équivalents

Dans tout cela, nous ne voulons naturellement pas dire que l'individualisme n'est compatible avec aucune morale, mais au contraire qu'il peut se concilier avec toutes les morales, de sorte qu'il reste, dans son essence, neutre par rapport à chacune d'entre elles. C'est justement pourquoi on ne peut, à partir de l'individualisme, démontrer la nécessité d'aucun système 'particulier de valeurs.

Or c'est là un problème plus actuel que jamais dans la société industrielle occidentale, où les hommes ont acquis un immense pouvoir sur la nature grâce à l'enrichissement énorme du savoir scientifique, mais [763] où l'on s'aperçoit de plus en plus que cette connaissance rationnelle est moralement neutre et ne peut en aucune façon contribuer à fonder des positions morales ou des échelles de valeurs particulières. Cette impossibilité de démontrer, à l'intérieur de la vision du monde rationaliste, la nécessité de valeurs, quelles qu'elles soient, est comme nous l'avons déjà dit la base épistémologique et structurelle du nihilisme.

Il faut cependant souligner que la neutralité axiologique de l'individualisme ne se rapporte qu'à des valeurs de contenu, aux relations d'amour, de haine ou d'indifférence à l'égard d'autrui. En revanche les valeurs formelles énumérées plus haut : liberté, égalité, tolérance et, parallèlement à ces valeurs, le concept de justice, sont dans l'histoire, étroitement et structurellement liées à l'individualisme ; c'est pourquoi, dans la mesure où elles peuvent être réalisées sans difficulté, ces valeurs gardent leur prédominance dans la société capitaliste occidentale ; cependant, en cas de crise grave, elles risquent, justement parce qu'en dernier ressort l'individualisme est moralement neutre, d'être abandonnées et remplacées par des valeurs opposées. Le national-socialisme en Allemagne en fut l'exemple le plus frappant et le plus terrible, mais il y en eut malheureusement d'autres.

Revenons cependant à l'objet de notre étude, qui n'est pas la société contemporaine, mais la pensée individualiste au XVIIIe siècle, la philosophie française des Lumières, dont les représentants menaient un combat acharné contre la religion, la tyrannie et le despotisme.

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À l'intérieur de ce combat il leur paraissait bien entendu important de démontrer que des valeurs qui régissaient en fait la vie sociale ou qui permettraient de la régir pouvaient être fondées, indépendamment de toute religion, sur la raison individuelle. Il n'est donc pas étonnant que les grands penseurs, à la seule exception du marquis de Sade qui, en marge des Lumières, a créé un univers imaginaire systématiquement bâti sur le mépris et la haine des hommes, n'aient pas aperçu les difficultés qui surgissent dès que l'on veut fonder sur la conscience individuelle les valeurs généralement admises par la société existante. Les « extrémistes » Mably, Morelly, fondaient les valeurs sur la raison ; les Encyclopédistes, d'Holbach, Helvétius, par exemple, supposaient purement et simplement que les lois morales découlaient de l'intérêt individuel. D'Holbach partait de la constatation que l'individu aspire toujours à son propre bonheur, de sorte que, ayant besoin des autres hommes pour être heureux, il a intérêt à travailler au bonheur général et à agir dans le sens de l'intérêt commun, c'est pourquoi, si les hommes sont immoraux, c'est la plupart du temps par ignorance, et faute de connaître leur intérêt véritable.

Plus réaliste, Helvétius, qui par ailleurs est l'un des fondateurs de la pensée sociologique, se rendait compte de la complexité de la question. [764] Tout en supposant, avec d'Holbach, que les lois morales pouvaient être ramenées aux intérêts individuels, il admettait que les intérêts puissent diverger selon les groupes sociaux. C'est pourquoi il distinguait entre les « sociétés particulières » et le général. Nous nous permettons de citer un passage de la Table Sommaire de son livre De l'Esprit (Discours II : de l'esprit par rapport à la société) :

« On se propose de prouver dans ce discours que le même intérêt, qui préside au jugement que nous portons sur les actions, et nous les fait regarder comme vertueuses, vicieuses ou permises, selon qu'elles sont utiles, nuisibles ou indifférentes au public, préside pareillement au jugement que nous portons sur les idées  ; et qu'ainsi tant en matière de morale que d'esprit, c'est l'intérêt seul qui dicte tous nos jugements  : vérité dont on ne peut apercevoir toute l'étendue qu'en considérant la probité et l’esprit relativement : 1° à un particulier, 2° à une petite société, 3° à une nation, 4° aux différents siècles et aux différents pays, 5° à l’univers. »

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Dans ce passage, en s'interrogeant sur les rapports entre les intérêts des différents groupes sociaux et la morale qui les gouverne, Helvé-tius pose les premières bases d'une sociologie de la connaissance.

S'il avait poursuivi cette entreprise jusqu'à ses ultimes conséquences, il aurait dépassé les Lumières pour aboutir à une philosophie de l'histoire. Mais il était trop homme de son époque, trop soumis à l'influence des Lumières, pour ne pas s'arrêter à mi-chemin. Il supposa donc qu'en chaque homme la conscience, aussi bien dans son aspect de constatation que dans son aspect normatif, coexiste avec la possibilité d'une connaissance et d'un jugement de valeur plus objectifs qui lui permettent de placer l'intérêt général au-dessus de l'intérêt des sociétés limitées dont il fait partie ; dans cette perspective, il distingue entre les « vertus de préjugé » et les « vraies vertus », les premières touchant l'intérêt des groupes particuliers concrets, les secondes l'intérêt de l'humanité entière. Nous rejoignons ainsi, avec des détours il est vrai, les idées d'Holbach.

Diderot prit pour point de départ les mêmes thèses, mais il avait, comme toujours, une conscience plus aiguë de leurs limites et hésitait entre les différents points de vue qui lui paraissaient également justes et inconciliables. Des philosophes plus modérés, les Anglais et J.-J. Rousseau par exemple, imaginaient un sens inné de la solidarité ou de l'amour d'autrui qui, à partir d'individus isolés, soucieux de leur seul bonheur égoïste, créerait la société et la vie morale, ou du moins pourrait les créer dans certaines conditions particulières.

Quelque conception que l'on envisage, il s'agit cependant toujours d'un seul et même problème : établir la validité et la nécessité de la [765] morale bourgeoise existante en la fondant sur la conscience individuelle ; c'est un problème insoluble, nous l'avons déjà vu, mais les philosophes des Lumières, absorbés par la lutte contre la religion et le despotisme, ne s'en sont généralement pas aperçus.

Bien entendu, leurs conceptions morales contiennent, malgré la diversité des systèmes, beaucoup d'éléments communs, car leur contenu correspond aux conceptions morales de la moyenne et de la grande bourgeoisie 4, avec cette distinction que les extrémistes et

4 Les morales de ces deux groupes ont de nombreux éléments en commun, mais elles divergent en quelques points importants, par exemple dans la question de la jouissance et de l'ascèse, donc dans la morale sexuelle. Par

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Lucien Goldmann, “La pensée des « Lumières ».” (1967) 22

Rousseau avaient conscience de l'opposition entre les intérêts individuels et l'intérêt général et fondaient les valeurs sur la « raison » ou sur la « nature », tandis que d'Holbach et les Encyclopédistes tendaient à croire que le bien général est en harmonie avec l'intérêt particulier.

Passons maintenant aux idées religieuses des Lumières ; il nous faut immédiatement préciser que nous nous trouvons en face de deux problèmes distincts qui devront être traités séparément :

a) Les idées religieuses des philosophes, dans la mesure où elles ont leur origine dans leurs propres catégories mentales ;

b) Les rapports des philosophes avec le christianisme.

Quelles que soient en effet leurs divergences à l'égard des idées religieuses (à l'intérieur de certaines limites naturellement) tous s'accordaient, de Meslier à d'Holbach, d'Helvétius et Diderot à Voltaire, pour témoigner leur hostilité au christianisme traditionnel et à l'Église.

Laissons donc de côté cette hostilité qui leur est commune pour examiner leur attitude individuelle à l'égard de la religion. Nous distinguons à première vue trois positions : l'athéisme des penseurs les plus radicaux, le déisme de Voltaire et le théisme de Rousseau ou de Mably. Au premier examen on pourrait penser que théisme et déisme ne sont que des inconséquences, des concessions de pure forme faites à l'opinion, alors qu'il s'agirait de visions du monde en dernière instance et essentiellement athées. Le christianisme traditionnel a souvent posé le problème de cette façon et c'est ainsi que Pascal, Garasse et plusieurs autres défenseurs du christianisme au XVIIe

siècle avaient vu les choses. D'autre part, on a affirmé non sans raison, que le déisme et le théisme sont les premières concessions idéologiques de la bourgeoisie à la peur que commençait déjà à lui inspirer le peuple : la religion, superflue pour les hommes cultivés,

contre les valeurs telles que la compassion, la sympathie à l'égard des semblables, le respect de la personne humaine et de la propriété d'autrui leur sont communes.

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Lucien Goldmann, “La pensée des « Lumières ».” (1967) 23

resterait utile, voire nécessaire, pour tenir en respect la masse ignorante des dépossédés.

[766]Mais, s'il est vrai que le Dieu de Voltaire ou de Rousseau n'a pas

grand-chose en commun avec le Dieu transcendant de la religion chrétienne, s'il est vrai également que les philosophes ont souvent admis la nécessité d'une double vérité selon qu'on s'adressait à la classe cultivée ou au peuple ignorant, il n'en reste pas moins que leur pensée religieuse prend sa source avant tout dans la structure même de leur propre vision philosophique.

Nous avons déjà dit que tous les grands penseurs des Lumières concevaient la vie sociale comme une sorte de somme ou de produit de la pensée et des actions d'un grand nombre d'individus dont chacun constituait un point de départ absolu et libre. Cette manière de voir le monde fait cependant naître inévitablement une question : comment obtenir le minimum d'accord indispensable pour que l'ensemble puisse fonctionner, sinon parfaitement, du moins sans trop de heurts ? Car tous les philosophes des Lumières étaient persuadés, même s'ils prenaient une attitude critique intransigeante vis-à-vis de l'ordre social et politique existant, qu'un ordre social idéal, individualiste, fondé sur la liberté, l'égalité et la tolérance, etc.. était au moins virtuellement possible.

Ils imaginaient le monde physique et social sous la forme d'une immense machine composée de pièces isolées, indépendantes les unes des autres et plus ou moins bien assemblées. Une telle machine n'avait d'ailleurs rien d'extraordinaire, elle n'était que le modèle agrandi de ces machines qui s'étaient imposées quelques années auparavant et qui frappaient tant l'imagination des Encyclopédies. Mais elle ne pouvait fonctionner que si elle était construite, comme les autres machines, par un technicien habile d'après un plan conscient et voulu. C'est ainsi que prit corps l'image d'un Dieu grand horloger (ou jardinier) qui aurait dessiné et créé l'univers, image si souvent évoquée dans la littérature des Lumières.

Le Dieu des philosophes déistes ou théistes n'est donc pas une simple concession faite à la tradition ou un épouvantail à l'usage du peuple ignorant, il a une nécessité théorique interne pour toutes les visions du monde à caractère plus ou moins rationaliste. Les

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empiristes se trouvaient bien, eux aussi, confrontés avec le même problème, mais ils pouvaient l'écarter comme insoluble sans pour cela être accusés d'inconséquence.

Cette question s'était déjà posée avant le XVIIIe siècle. Depuis un siècle, les penseurs individualistes avaient dû, pour les raisons que nous venons d'indiquer, situer l'origine du lien entre les parties constitutives de l'univers en dehors de celui-ci, dans la volonté d'un Dieu transcendant. L'harmonie pré-établie de Leibniz, la cause efficiente agissant conformément aux lois générales chez Malebranche — le parallélisme [767] psycho-physique chez Spinoza — ce sont des réponses anticipées à une question qui préoccupera encore les penseurs du XVIIIe siècle, et qui, dans sa forme vulgarisée, donnera naissance à l'image du grand horloger. On pourrait ajouter que chez plus d'un philosophe des Lumières cette image est teintée d'optimisme : le grand horloger a construit non pas une machine quelconque mais une machine merveilleuse, qui permettrait aux hommes, si seulement ils étaient raisonnables, de vivre heureux et satisfaits — optimisme qui était lié aux conditions particulières et concrètes de leur lutte. Fait plus caractéristique, cette structure mentale se retrouve à la même époque chez les adversaires des Lumières, chez les défenseurs de la foi chrétienne, où elle explique la fortune immense que connut l'argument physico-théologique.

Quant aux idées politiques des philosophes des Lumières, elles semblent au premier abord très simples : liberté, égalité, universalité des lois, suppression de tout arbitraire, tolérance, respect de l'intérêt général ; il y a naturellement des différences entre les extrémistes, qui voulaient étendre l'égalité au domaine économique et prêchaient soit l'abolition de la propriété privée du sol (Morelly, Mably) soit sa limitation (Rousseau), et les modérés qui n'envisageaient que l'égalité devant la loi. Mais en réalité, les choses sont plus complexes ; en posant le problème du système politique présent et à venir, les philosophes se trouvaient devant une contradiction qui avait sa racine dans la structure la plus profonde de leur pensée. L'image que la pensée individualiste et surtout la philosophie des Lumières se fait de l'homme est statique ; il y manque toute dimension historique, il n'y a qu'un seul ordre social valable : l'ordre naturel 5, et tous les systèmes 5 On sait quelle importance revêtait au XVIIIe siècle ce concept de « nature »,

qui est à l'origine, entre autres, d'un cliché significatif de l'époque : « le bon

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sociaux et politiques qui s'éloignent de ce modèle sont plus ou moins corrompus suivant la distance qui les en sépare. En outre, la conception naturaliste et mécaniste du monde et de l'ordre social a conduit beaucoup de penseurs des Lumières, et surtout le groupe des Encyclopédistes, à croire à la détermination de la volonté humaine par des facteurs naturels et sociaux.

Par ailleurs cependant, ces mêmes penseurs combattaient un ordre social et politique qu'ils considéraient comme profondément corrompu et qu'ils condamnaient plus ou moins radicalement. Ils étaient donc amenés à se poser un certain nombre de problèmes dont la solution ne leur était pas donnée par leur système philosophique. Qu'ils situent avec Rousseau l'état naturel au début de l'histoire ou qu'ils regardent cet état comme inhérent à l'homme en tant qu'individu doué de raison, de toute façon, une question se posait : comment les hommes s'étaient-ils éloignés de cet état idéal, comment en étaient-ils déchus ? En général [768] les philosophes avaient à cela une réponse simple : les tyrans et les prêtres avaient exploité la crainte des premiers hommes et en avaient profité pour les opprimer et les maintenir dans l'ignorance, pour fausser leur esprit par des préjugés, instaurant ainsi la corruption générale des mœurs ; cet état de choses ne pourrait être transformé que par l'abolition des préjugés et la diffusion de l'instruction. (La plupart des philosophes étaient hostiles à l'idée d'une révolte qui transformerait qualitativement l'ordre social, non seulement parce qu'ils appartenaient à la bourgeoisie mais aussi parce que cette idée faisait appel à une réalité historique : or toute réalité historique était étrangère, et même opposée à leur structure mentale.)

Il faut ajouter que dans tout cela l'optimisme des philosophes français des Lumières avait pour arrière-plan social l'évolution historique de la société française qui marchait à grands pas vers la Révolution. Les penseurs français pouvaient négliger la question de savoir « comment » s'effectuerait ce progrès historique ou y répondre superficiellement parce que, dans la réalité sociale française, c'était une question relativement facile à résoudre. En revanche, la découverte par l'idéalisme allemand de l'histoire en tant que problème et de la philosophie de l'histoire 6 traduit la faiblesse de la bourgeoisie

sauvage ».6 Depuis les écrits de Haut sur la philosophie de l'histoire jusqu'à la philosophie

de l'histoire proprement dite de Hegel.

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allemande, incapable de transformer pratiquement la société dans le sens de ses intérêts.

Une autre question complémentaire, et beaucoup plus difficile, se posait aussi : comment s'affranchir des préjugés si la pensée, corrompue par ces préjugés, est le produit nécessaire d'une situation sociale pourrie et si cette situation sociale à son tour ne peut être modifiée ou abolie que par une pensée saine et libre de préjugés ? Ici, les philosophes des Lumières se trouvaient pris dans un cercle d'où ils ne pouvaient guère espérer sortir que par un « miracle », c'est-à-dire en faisant appel à un « éducateur », à un « législateur » et surtout à un gouvernement « éclairé », cultivé, respectueux de la légalité, soucieux de créer des conditions sociales et politiques favorables au progrès de la société. Du point de vue philosophique, c'était là sans doute une inconséquence car où trouver, en une époque foncièrement mauvaise, le bon éducateur ou le bon législateur ? Les philosophes eux-mêmes n'avaient-ils pas montré que la détention d'un pouvoir illimité corrompt trop souvent les hommes ? Comment dans ces conditions justifier leur optimisme et leur espoir ? Les choses s'expliquent mieux si l'on se place dans une perspective sociologique : la monarchie éclairée, surtout dans les pays européens arriérés tels que la Prusse, l'Autriche ou la Russie [769] remplissait à l'époque une fonction moderne et progressiste favorisant le développement de la bourgeoisie contre les résistances des formes sociales périmées.

C'est ainsi que les philosophes qui, en France, préparaient la voie à la Révolution, se réclamaient de souverains absolus, de Frédéric II, Catherine de Russie et même de Marie-Thérèse d'Autriche et fondaient sur eux de grands espoirs. Les relations étroites de Voltaire et Frédéric II, Diderot et Catherine de Russie sont bien connues. Sans doute durent-ils reconnaître plus tard que la politique effective pratiquée par ces monarques, qu'ils avaient tout d'abord idéalisés, correspondait mal à leurs vœux et à leur conception du monde. Mais, aussi longtemps qu'on s'en tenait à l'individualisme et qu'on ne passait pas à la dialectique historique, aucune autre solution n'était possible : aussi 1' « alliance » des philosophes et des despotes éclairés est-elle restée un cliché historique, malgré la rupture ultérieure entre "Voltaire et Frédéric II et malgré un écrit de vieillesse de Diderot, l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, apologie désespérée du philosophe Sénèque, lequel resta conseiller de Néron et couvrit les actions du

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tyran jusqu'au jour où celui-ci lui ordonna de se suicider. L'argumentation de Diderot est la suivante : Sénèque n'a-t-il pas eu raison de rester à la cour puisqu'il était impossible d'abolir la tyrannie et que le philosophe espérait chaque fois pouvoir empêcher un crime du tyran ?

Enfin, il faut encore mettre en évidence une autre contradiction interne de la pensée des Lumières concernant les idéaux sociaux et politiques, contradiction qui a eu des conséquences importantes aussi bien sur la structure de ce mouvement intellectuel que sur l'histoire sociale et politique ultérieure de l'Europe : c'est celle qui existe, dans une société individualiste fondée sur la propriété privée et de ce fait même dans une philosophie individualiste, entre deux catégories fondamentales des Lumières : la Liberté et l'Égalité. Dans une société de ce type, chacune de ces deux valeurs prise dans une acception absolue doit nécessairement entraîner la limitation de l'autre, et réciproquement. Si la liberté est totale, ou du moins si elle ne se heurte pas à des obstacles notables, elle entraîne naturellement de grandes inégalités économiques, sociales et par là même, politiques. En revanche dans une société individualiste, il n'est possible d'instaurer l'égalité dans la vie sociale qu'en limitant sévèrement la liberté d'acquisition des biens ou en supprimant la propriété privée.

*Après cette description générale des catégories fondamentales de la

philosophie des Lumières, nous devons ajouter que cette dernière possède, comme tout mouvement idéologique, une structure interne où [770] l'on distingue des courants divers. Malheureusement les connaissances nécessaires à une analyse structurelle et sociologique de ces courants nous manquent encore. Nous mentionnerons simplement que cette structure est dessinée à partir des contradictions que nous venons de mettre en évidence 7.

Le premier courant comprendrait, en France, ceux qui mettant au premier rang les valeurs d'égalité, aboutissent à une vue pessimiste de 7 Il faut cependant faire observer que les contradictions ne suffisent pas à

expliquer la division en courants et que ces courants ne se forment qu'à partir du moment où les hommes prennent conscience des contradictions. Or une telle prise de conscience est généralement due à des causes sociales, qui dans le cas des Lumières n'ont pas encore été analysées, du moins à notre connaissance.

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l'évolution historique et à une critique sévère de l'ordre social individualiste existant auquel ils opposent l'idée d'une société idéale fondée sur la raison. Au nombre de ceux-ci il faut ranger le groupe des penseurs extrémistes, Morelly, Mably et Meslier qui, afin d'assurer l'égalité entre tous les membres de la société, réclamaient non seulement une limitation stricte de la liberté individuelle, mais encore abandonnèrent un des principes fondamentaux des Lumières : le droit à la propriété privée du sol, qu'ils appelaient un mal funeste.

On a souvent été tenté de rapprocher cette position de la pensée socialiste moderne ; cependant, les philosophes extrémistes des Lumières en étaient éloignés sur plus d'un point, d'abord parce qu'ils ignoraient toute analyse historique qui tiendrait compte des forces réelles capables d'agir dans le sens de leur idéal, mais aussi parce qu'ils fondaient implicitement cet idéal sur la « nature » et sur la « raison », prenant ainsi une position essentiellement spiritualiste, de sorte que, matérialistes, les penseurs socialistes modernes sont philosophiquement plus proches des penseurs des Lumières plus modérés.

Il suffira pour faire ressortir les grandes différences qui séparent des figures comme celles de Mably et de Morelly de la pensée socialiste moderne, d'indiquer que Mably rencontre son idéal social dans l'aristocratie Spartiate et critique sévèrement la démocratie athénienne du siècle de Périclès, tandis que Morelly veut, dans son Code de la nature, établir ses principes d'une manière définitive et absolue, pour interdire toute recherche et toute réflexion sur les problèmes de morale et de métaphysique.

Nous écrivions au début de cet essai que les philosophes des Lumières s'étaient éloignés du cartésianisme, s'inspirant plutôt du sensualisme de Locke. En réalité, au XVIIIe siècle en France, les penseurs extrémistes que nous venons de mentionner sont ceux qui ont gardé le plus d'éléments cartésiens dans leur vision du monde et si l'on regarde l'idée d'une dualité entre les sens et la raison, entre l'âme et le corps, comme un élément essentiel du cartésianisme, on devrait leur adjoindre [771] Rousseau ; en effet, même si ce dernier ne réclamait pas l'abolition de la propriété privée, il n'en attribuait pas moins une extrême importance à l'égalité et critiquait sévèrement les inégalités de la société moderne. Cependant même si contrairement aux extrémistes Rousseau n'a pas abandonné l'idée de liberté d'où

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découle le « Contrat social », il se heurte comme eux au problème de la propriété privée, à la contradiction entre la liberté de posséder et l'exigence d'égalité ; il en vient à discuter la possibilité et la nécessité d'empêcher un enrichissement excessif des individus. L'idéal de Rousseau apparaît comme une sorte de démocratie petite-bourgeoise dont les membres seraient à la fois libres et égaux, à condition qu'aucun d'eux ne soit ni très pauvre ni très riche.

Ainsi Rousseau a-t-il une position intermédiaire entre, d'une part, le groupe qui refuse la propriété privée et, d'autre part, celui des Encyclopédistes et de Voltaire. Il a d'une part, malgré certaines divergences, de nombreux petits points communs avec les premiers : condamnation du matérialisme, aspiration à un ordre social fondé sur la raison, critique de l'évolution historique qui aboutit à l'inégalité, volonté de limiter les inégalités économiques ; mais d'autre part, il admet, avec les Encyclopédistes et Voltaire, la nécessité d'accepter des restrictions importantes à l'égalité.

Quant aux grandes personnalités du groupe des Encyclopédistes, d'Holbach, Helvétius 8 et en partie Diderot, on peut les définir comme des sensualistes orientés vers un matérialisme moniste. Leur modèle n'est plus Descartes, mais Locke, aussi ont-ils une attitude positive à l'égard de l'évolution historique et surtout à l'égard du progrès de la technique artisanale et industrielle. Il est clair également que l'on trouve parmi eux les athées les plus radicaux, tandis qu'inversement ceux des penseurs dont les idées sociales étaient les plus avancées devaient appuyer leur idéal social, qu'ils opposaient à la réalité, sur une autorité, et inclinaient par conséquent au déisme et même au théisme. Au sujet des idées religieuses des Encyclopédistes, il faut cependant distinguer le point de vue « officiel » soutenu dans l'Encyclopédie et leur opinion réelle telle qu'elle s'exprime dans leurs autres écrits. L'Encyclopédie représentait d'une part un grand ouvrage polémique dirigé contre les préjugés, l'ignorance et l'Ancien Régime mais, d'autre part, elle était aussi une entreprise économique importante, suspecte aux autorités : de gros capitaux y étaient engagés et on ne pouvait la mener à bien que grâce à l'appui de hauts fonctionnaires gagnés aux idées progressistes. Sa réussite dépendait donc d'un nombre suffisant d'acheteurs, et aussi de protections que 8 Bien que ce dernier n'ait pas collaboré à l'Encyclopédie, il appartenait à cette

tendance.

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l'on pouvait espérer trouver à l'intérieur de l'appareil de l'État et qui permettraient d'éviter une interdiction [772] définitive — la publication fut effectivement par deux fois interdite, et par deux fois, l'interdiction fut levée. Or, ces deux facteurs — nombre des acheteurs et permis officiel d'imprimer — étaient conditionnés par la modération du ton. C'est pourquoi de nombreux articles insistent sur la vérité de la religion chrétienne et sur le caractère positif de la monarchie, surtout dans sa forme actuelle. Ceci n'empêchait pas le lecteur averti de découvrir dans ces mêmes articles un contenu contraire à ces affirmations et propre à éveiller des convictions opposées. Le procédé, certes, n'était pas neuf ; Bayle l'avait déjà utilisé dans son Dictionnaire et les autorités le connaissaient bien ; aussi ne pouvait-on plus l'employer d'une manière par trop transparente. Cependant c'est l'Encyclopédie qui, à côté des écrits de Rousseau, d'Holbach, d'Helvétius 9, ébranla l'ancienne manière de penser et posa les fondements des nouvelles catégories mentales, préparant ainsi les esprits à la Révolution.

Voltaire occupait une position philosophiquement plus modérée, mais peut-être plus intransigeante et plus polémique dans les questions où sa vision du monde et ses valeurs entraient en conflit avec la réalité. Même s'il rejetait les idées sociales extrémistes d'un Mably ou d'un Rousseau, ou le matérialisme philosophique d'un Diderot, d'un d'Holbach ou d'un Helvétius, même s'il acceptait plus facilement qu'eux le despotisme éclairé de Frédéric II, se sentant même parfois en accord avec lui, il n'en fut pas moins, avec son style léger, spirituel, acéré, l'un des champions les plus acharnés de la lutte contre l'intolérance et contre l'Église catholique. Il ne s'agit là sans doute que d'un aspect partiel de la pensée des Lumières, mais essentiel dans une perspective de lutte, et on doit reconnaître aux écrits de Voltaire une importance historique primordiale à la fois qualitative et quantitative.

Enfin, à l'aile la plus modérée, s'y rattachant sinon par le contenu des idées du moins par la structure de la pensée, nous trouvons les « économistes » ou plus exactement les « physiocrates », défenseurs du « despotisme » (monarchie absolue). Pour remplacer l'ancienne idéologie de la monarchie « de droit divin » et le respect de la 9 La plupart des écrits critiques de Diderot ne furent connus qu'après sa mort.

772

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tradition révélée, ils avaient esquissé le programme d'une monarchie fondée sur les catégories mentales rationnelles des Lumières et structurée par ces mêmes catégories. Dans l'histoire des sciences sociales, une place particulière revient aux physiocrates, et ceci non seulement dans la mesure où ils ont créé la science de l'économie politique, mais aussi parce que dans le « Tableau Économique » ils ont projeté pour la première fois un modèle global de processus économique, qui devait être nécessairement incompris des économistes bourgeois classiques, situés encore dans la perspective d'un individualisme radical, mais qui fut repris, d'abord [773] par Marx, dans Le Capital, puis par les marxistes ultérieurs — et également, à partir de Schumpeter, par les économistes bourgeois.

L'idée fondamentale des physiocrates nous paraît avoir été celle que, dans un pays où les capitaux sont investis principalement dans l'agriculture plutôt que dans l'industrie, si l'on supprimait toutes les limitations de la propriété privée et si l'on instaurait une liberté économique totale, le revenu national devrait être suffisant pour entretenir, à côté d'un Tiers-État vivant du salaire et du profit, une classe de propriétaires terriens (c'est-à-dire naturellement une aristocratie) vivant d'une rente foncière toujours croissante ; si bien que l'existence simultanée d'une bourgeoisie prospère et d'une noblesse puissante pourrait constituer la base d'une monarchie éclairée moderne. Les physiocrates étaient naturellement les « têtes de Turcs » des extrémistes, en particulier de Mably qui s'indignait contre leur économisme au nom de 1'« esprit » et de la « vertu » ; on remarquera une fois de plus qu'il est risqué d'identifier les philosophes extrémistes des Lumières aux théoriciens ultérieurs du socialisme, et combien on doit être prudent en ce domaine quand on veut affirmer aussi bien des parentés spirituelles que des divergences.

*Nous avons essayé de décrire la structure catégoriale de la pensée

des Lumières. Bien entendu les écrits de chaque philosophe traduisent cette structure générale selon un mode d'expression qui lui est propre. Mais, sans analyser les figures individuelles, ce qui dépasserait le cadre de cet essai, nous devons cependant noter que deux des plus grands d'entre eux, Rousseau et Diderot, bien que leur pensée soit régie par les catégories fondamentales des Lumières, sont les seuls, parmi tous ces philosophes, à avoir senti et reconnu aussi les aspects

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négatifs et les contradictions d'une part de la société bourgeoise — c'est le cas de Rousseau — et d'autre part de la pensée des Lumières elle-même — et c'est le cas de Diderot. C'est pourquoi les grands penseurs de l'idéalisme allemand qui ont dépassé la philosophie des Lumières, Kant, Gœthe et Hegel, ont particulièrement admiré ces deux figures.

Tandis que l'idéal social des autres philosophes des Lumières, surtout de ceux qui étaient groupés autour d'Holbach et d'Helvétius, ou celui d'un penseur modéré comme Voltaire, était le reflet idéalisé de la société bourgeoise naissante et que certains, par exemple d'Holbach, poussaient ce « sociocentrisme » si loin qu'ils ne voyaient pas les contradictions possibles entre l'intérêt privé et le bien général, Rousseau critique sévèrement une société construite sur les intérêts particuliers antagonistes. Ses deux célèbres pamphlets, le Discours sur les sciences et les arts [774] et le Discours sur l’origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, ont précisément pour pivot le contraste entre l'absence d'antagonisme dans la vie des hommes primitifs indépendants les uns des autres (ou des premières sociétés de bergers), et la société moderne bâtie sur la concurrence, les oppositions et l'égoïsme à outrance, sur 1' « amour-propre ». Ainsi naquit cette idée fondamentale pour la vision du monde de Rousseau que, sur le plan humain et moral, l'évolution de la société manifeste non pas un progrès, mais une régression. Voltaire et les philosophes des Lumières lui ont reproché, sans doute à tort, d'avoir voulu ramener la société à son état primitif ; Rousseau savait naturellement que c'était impossible. Mais il opposait à l'évolution négative de la société non pas une analyse historique qui aurait mis en lumière des forces agissant à l'encontre de cette évolution et capables de l'orienter dans une autre direction, mais un idéal social fondé sur les catégories essentielles des Lumières — liberté, égalité, tolérance et contrat, idéal qu'il a décrit dans le Contrat Social, une des expressions les plus importantes de la pensée des Lumières ; Rousseau croit possible de réaliser un tel idéal social à partir de forces morales qui se trouvent en germe dans l'homme et pourraient être développées par un bon gouvernement ou un bon éducateur. Ici, il se heurte cependant à la même difficulté que les autres philosophes des Lumières : l'origine d'une telle législation ou d'un tel éducateur dans une société décadente et corrompue. Il faut cependant dire en sa faveur que la sincérité de

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ses convictions démocratiques l'a amené à laisser la question sans réponse plutôt que de se réclamer, comme le firent Voltaire et Diderot, de figures comme Frédéric II ou Catherine de Russie, et d'espérer de tels souverains une solution au problème social. En outre, par la distinction abstraite et schématique qu'il établit entre les hommes « mauvais », égoïstes, de la société présente et les « bons » citoyens de la communauté bâtie sur le contrat social — qui participent à la volonté générale et s'y soumettent entièrement, — Rousseau est le premier parmi les penseurs des Lumières à voir la dualité de l'individu dans la société bourgeoise, à la fois homme privé, égoïste, concret et « citoyen » abstrait agissant au nom de 1' « intérêt général », dualité qui constitue un caractère spécifique de l'homme moderne. Cependant Rousseau l'a présentée selon les catégories des Lumières, en opposant d'une manière abstraite les deux attitudes, sans comprendre qu'elles se conditionnent mutuellement et ne sont que deux éléments contradictoires et complémentaires d'une seule et même totalité concrète.

C'est seulement avec l'idéalisme allemand, et d'abord avec Kant, que l'analyse rousseauiste des relations entre l'homme privé et le citoyen, entre l'intérêt égoïste et le bien général, entre le « vice » et la « vertu », fut dépassée. Kant maintient le caractère abstrait de la dualité, [775] mais il la conçoit non plus comme l'expression de deux formes différentes de société, une forme réelle et une forme idéale, mais comme contradiction existant à l'intérieur de la conscience individuelle entre l'intérêt sensible et l'exigence morale. Le fait que les deux philosophes aient néanmoins centré leur pensée sur cette dualité abstraite pourrait bien être une des raisons principales de l'admiration de Kant pour Rousseau.

Cependant, l'analyse réelle des rapports entre la société bourgeoise et l'État, entre l'homme privé et le citoyen, en tant qu'aspects complémentaires, partiels et se conditionnant mutuellement, d'une structure psychique liée à une forme déterminée et particulière de la vie sociale était réservée à la pensée dialectique.

*Dans l'histoire de la pensée occidentale, Diderot nous paraît être un

penseur au moins aussi important, sinon plus, que Rousseau. En effet, d'une part, dès qu'il se trouve en face d'adversaires véritables des

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Lumières, adversaires sociaux, politiques ou même doctrinaux, il défend catégoriquement les valeurs décrites plus haut ; mais, d'autre part, il exprime dans beaucoup de publications de moindre importance ou d'écrits fondamentaux inédits, ses doutes non seulement quant à la valeur générale de la société bourgeoise et de son idéologie, mais aussi quant à la valeur générale d'un grand nombre de catégories mentales des Lumières. C'est ainsi qu'il put être à la fois l'organisateur et le directeur spirituel de l'Encyclopédie de laquelle son nom est inséparable, et l'un des plus grands essayistes de l'histoire de la pensée occidentale.

Il existe certes un lien entre l'Encyclopédie et la forme de l'essai (sinon une figure comme celle de Diderot serait difficilement concevable) mais à l'intérieur même de cette relation il y a aussi une opposition fondamentale. On a peine à imaginer un essai d'Holbach ou d'Helvétius, alors que Diderot est l'un des trois ou quatre grands essayistes de l'histoire. Comment expliquer cette situation ?

Nous avons déjà souligné à quel point l'Encyclopédie est intimement liée à la philosophie individualiste des Lumières. Or, on trouve la forme littéraire de l'essai, au début de l'essor de la pensée individualiste dans le modèle inimitable de tous les essayistes, qui a donné son nom au genre, l'ouvrage de Michel de Montaigne, grand seigneur, conseiller au Parlement de Bordeaux, qui mettais en question toutes les valeurs traditionnelles, et plus tard, lors du dépassement de l'individualisme et des premiers pas au-delà des Lumières, en direction de la pensée dialectique, sous la plume du génial essayiste Denis Diderot, fils du coutelier de Langres, qui, après avoir dans l'Encyclopédie donné à la vision du monde de la bourgeoisie son expression la plus remarquable, [776] commença à avoir des doutes et à la mettre en question. La différence entre l'Encyclopédie et l'essai est semblable à celle qui existe entre un savoir qui répond à des questions précisément posées et une interrogation à laquelle aucun savoir n'est encore susceptible de répondre. L'Encyclopédie est d'abord une entreprise collective qui s'est donné pour tâche de transmettre au public et aux générations à venir la somme des connaissances acquises. Bien entendu, les Encyclopédistes étaient conscients du fait que ces connaissances ne représentaient qu'une infime partie du savoir universel, et que les générations à venir leur ajouteraient d'innombrables connaissances

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nouvelles. Les paroles de Wagner dans Faust, « Je sais beaucoup, sans doute, mais je voudrais tout savoir », ne sont qu'une parodie de la devise des Encyclopédistes, dont la formulation exacte pourrait être « Je sais sans doute quelque chose, mais je veux savoir plus, et avancer aussi loin que possible sur une voie où nos descendants nous dépasseront de beaucoup ». La vraie conception rationaliste du savoir peut se traduire par l'image, connue dès le Moyen Age, mais souvent reprise depuis, des nains montés sur le dos du géant qui pensent ainsi, malgré leur petite taille, voir bien plus loin que le géant lui-même. Cependant la structure du savoir, les catégories fondamentales énumérées au début de cet essai, le caractère universel de la vérité, le fait de fonder celle-ci dans la conscience individuelle, l'égalité et la liberté naturelles à tous les hommes, le fondement de la propriété privée dans la nature humaine, semblaient aux Encyclopédistes des conquêtes définitives de l'esprit humain. Et ce sont précisément ces catégories que Diderot met en question.

Un mot ici sur l'essai en tant que genre littéraire. S'il se contentait de mettre en question sur le plan théorique un certain nombre de vérités reçues il ne constituerait pas un genre littéraire propre mais un traité plus ou moins philosophique, et cela d'autant plus que les adversaires du scepticisme ont depuis longtemps montré que toute pensée radicalement sceptique est contradictoire, dans la mesure où, si elle veut être conséquente, elle ne saurait affirmer sa propre vérité : si rien n'est vrai, cette affirmation elle-même ne saurait l'être.

L'essai, bien qu'il soit la plupart du temps d'inspiration sceptique, a pour point de départ une position très éloignée du scepticisme. Ce qui compte en premier lieu pour l'essayiste, ce n'est pas la mise en question conceptuelle de certaines vérités ou de certaines valeurs, mais la possibilité et la nécessité de cette mise en question, ainsi que l'obligation, et en même temps l'impossibilité, de donner une réponse aux problèmes qu'il soulève. Il cherche une réponse théorique à un certain nombre de questions fondamentales pour l'existence des hommes, mais de son point de vue, n'a aucune chance de la trouver.

D'où l'originalité de l'essai. Car, si les œuvres littéraires sont des univers complexes, et structurés, créés par l'imagination de l'artiste, [777] de personnages individuels, d'objets particuliers, de situations concrètes, si les œuvres philosophiques sont les expressions conceptuelles de visions du monde déterminées, l'essai est à la fois

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abstrait et concret. Avec la philosophie il a en commun le fait de poser surtout des questions conceptuelles fondamentales pour l'existence des hommes, même si, contrairement au philosophe, il ne peut ou ne veut y répondre. Avec la littérature, il a en commun le fait d'éviter de poser ces questions sous une forme purement abstraite et conceptuelle et de les soulever à l’occasion d'un personnage individuel ou d'une situation concrète, personnage ou situation qui peuvent être empruntés à la littérature ou, ce qui est le cas chez les grands essayistes, à la vie réelle. L'essai véritable est donc nécessairement ambigu et ironique ; il semble évoquer des personnages individuels et des situations concrètes, qui ne sont pourtant pour l'essayiste que les « occasions » de poser les questions conceptuelles qui seules l'intéressent vraiment. Aussi Diderot dessine-t-il lui aussi le plus souvent des personnages individuels à l'occasion desquels surgit la mise en question des principes les plus importants de la pensée des Lumières.

Son essai le plus célèbre est un écrit qu'il ne fit jamais éditer, que Gœthe traduisit et publia après sa mort et que Hegel choisit pour représenter dans la Phénoménologie une des figures de l'Esprit : le Neveu de Rameau.

Le philosophe rencontre dans un café le neveu du grand musicien, personnage curieux, parasite vivant aux dépens de riches bourgeois qu'il méprise, jugeant sans hypocrisie la société et sa propre situation et mettant en question par là même, à la lumière de son expérience personnelle, toutes les vérités généralement admises de l'ordre bourgeois ; si bien qu'au cours de l'entretien il devient de plus en plus difficile de savoir qui a raison, du philosophe qui défend les « vérités générales » de la morale et de l'ordre bourgeois, ou du parasite qui, à la lumière de la réalité vécue, découvre cet ordre et cette morale tels qu'ils se présentent dans chaque cas individuel et révèle l'insuffisance et souvent même la fausseté de vérités prétendues immuables.

Laissons cependant Hegel lui-même montrer, à propos de cet essai, les limites de l'individualisme des Lumières et leur dépassement.

Voici donc d'un côté :

« ... (le) discours que l'esprit tient de soi-même et sur soi-même... Ce discours est la folie du musicien qui "entassait et brouillait tout ensemble trente airs italiens, français, tragiques et comiques"... » (Il est) « ... la

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perversion de tous les concepts et de toutes les réalités ; il est l'imposture universelle envers soi-même et les autres, et l'impudence d'énoncer cette imposture, et justement pour cela la plus haute vérité. »

[778]En face de lui, le philosophe :

« ... la conscience posée qui fait honnêtement consister la mélodie du bien et du vrai dans l'identité des tons, c'est-à-dire dans une seule note » et à qui « cette vérité apparaît comme un fatras de sagesse et de folie, "un mélange de sagacité et de bassesse, d'idées justes et alternativement fausses". »

Le discours « de cette conscience simple du vrai et du bien » ne peut cependant être vis-à-vis de l'autre que « monosyllabique », « car elle ne peut rien lui dire qu'elle ne sache et ne dise elle-même ». « ... Même ses mots "honteux, vil" ont déjà (la) sottise » ... « de croire qu'elle dit à son partenaire quelque chose de nouveau et de différent », alors que « celui-ci les dit sur soi-même ». Quant à l'objection « que le bon et le noble ne perdent pas leur valeur en étant joints au mal ou mélangés avec lui, car c'est là leur condition et leur nécessité et que c'est en cela que consiste la sagesse de la nature », elle n'est pas non plus une réponse décisive, mais seulement un résumé trivial des affirmations de l'autre, « que ce qu'on nomme noble et bon est dans son essence l'inverse de soi-même, de même que le mal est inversement ce qui est excellent ». Il ne peut non plus lui répondre par 1' « effectivité de l'excellent, en illustrant ce dernier par l'exemple d'un cas imaginé, ou encore d'une anecdote vraie » qui montrerait « que l'excellent n'est pas un nom vide », car en étant forcé de se référer à cet exemple, il avoue par là même que cette effectivité est une exception qui dans le monde réel ne constitue que quelque chose de « rare », une « espèce » ; or, « représenter l'existence du bien et du noble comme une anecdote singulière, qu'elle soit imaginée ou vraie, est la chose la plus amère qu'on puisse en dire » 10. Hegel montre ensuite qu'en écrivant cet essai, Diderot a déjà dépassé le point de vue que son personnage y défend explicitement.

10 HEGEL, op. cit., t. II, pp. 80 et suiv. 778.

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Dans d'autres essais, comme dans l’Entretien d'un père avec ses enfants, Diderot soulève à l'occasion de cas particuliers et concrets des questions comme celles-ci : la loi générale qu'il considère en tant que telle comme justifiée et indispensable doit-elle être suivie hic et nunc, en chaque cas particulier, une telle obéissance n'entraîne-t-elle pas une plus grande injustice ? La loi doit être générale et il est juste par exemple qu'elle ne laisse pas des époux hériter l'un de l'autre puisque c'est là le seul moyen d'assurer l'harmonie de la vie conjugale. Mais si un homme qui a dépensé toute sa fortune pour soigner sa femme malade trouve après la mort de celle-ci une somme lui appartenant et dont personne ne soupçonne l'existence, cet homme doit-il, pour obéir à la loi, la remettre aux riches parents de sa femme et vivre lui-même dans [779] la misère, ou bien a-t-il le droit de se l'approprier afin de se dédommager partiellement de la fortune qu'il a dépensée pour son ancienne compagne ? Diderot cite plusieurs exemples analogues sans répondre à la question soulevée. Dans l’Entretien d'un père avec ses enfants, il nous montre deux hommes entrés en conflit avec la loi qui ne font qu'agir l'un à l'égard de l'autre avec le plus grand désintéressement et la plus grande affection, deux figures d'une extrême noblesse morale et qui pourtant seront condamnés par la société comme criminels et vauriens.

L'essai Jacques le Fataliste est un long entretien entre Jacques, le valet, et son maître ; au cours du dialogue où tous deux se racontent sans fin leurs aventures, nous voyons la réalité sans cesse opposée aux vues raisonnables et à la prudence et, souvent, le serviteur devenir en fait le maître et le maître dépendre du serviteur.

De même, Diderot est le seul philosophe des Lumières qui fût conscient du fait que, si les hommes sont déterminés par les circonstances sociales, ces circonstances elles-mêmes sont à leur tour le résultat de l'action des hommes.

Bien qu'il n'ait pas plus que Rousseau réussi à élaborer ou même seulement esquisser une philosophie dialectique (nous ne trouverons les principaux éléments d'une telle philosophie qu'à partir de Kant), il était cependant plus conscient que tous les autres penseurs des Lumières de la complexité du monde social. C'est pourquoi il fut estimé à bon droit, non seulement par Lessing, mais aussi par Hegel et par Goethe comme l'une des plus grandes figures de la philosophie du XVIIIe siècle.

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Lucien Goldmann, “La pensée des « Lumières ».” (1967) 39

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