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AQMI, UNE FILIALE D’AL-QAÏDA OU ORGANISATION ALGÉRIENNE ? Djallil LOUNNAS * INTRODUCTION Malgré un passé récent tragique, sanglant et marqué par l’extrême violence des années 1990, l’Algérie était pour la première fois de son histoire frappée le 11 avril 2007 par une vague d’attentats-suicide islamistes. Jusque-là les groupes armés islamistes n’avaient presque jamais eu recours en tant que modus operandi aux attentats-suicide. Les rares attaques de ce type avaient été le résultat de décisions individuelles et non de stratégies du GIA 1 , de l’AIS 2 ou plus tard du GSPC 3 . Cependant, entre-temps, ce dernier avait pris, en janvier 2007, le nom d’AQMI tandis que son chef, Abdelmalek Droukdel, alias Abou Moussab Abdelwadoud, déclarait : « Les enfants d’Okba et de * Djallil Lounnas, docteur en sciences politiques, est professeur-assistant à l’École de gouvernance et d’économie (EGE) de Rabat et chercheur au Centre des études et de recherches sur l’Afrique et la Méditerranée (CERAM). Il a publié notamment dans Foro Internaciona, « L’islamisme au Maghreb à l’aube du printemps arabe » (à paraître en janvier 2012), un chapitre intitulé « AQMI : résilience et changements d’une organisation » dans une étude réalisée en octobre-décembre 2010 pour le compte de la Defense and Research Center of Canada sur les guerres asymétriques, « La guerre civile algérienne et la communauté internationale, 1989-1999 » dans la revue MERIA (mars 2008) et « L’islamisme : de la révolution à l’intégration » dans la revue Dire (printemps 2007). 1. Groupe islamique armé (GIA), groupe radical armé d’inspiration salafiste dont les attaques ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts, notamment civils. Créé en 1992, il fut totalement démantelé en 2003. 2. Armée islamique du Salut (AIS), le bras armé du front islamique du Salut (FIS), c’est un groupe d’inspiration djazairiste (algérianiste). Très active entre 1992 et 1997, l’AIS cessa les combats en octobre 1997 suite à un accord avec le gouvernement algérien. Elle s’est auto-dissoute en 1999. 3. Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), créé en 1998 après sa rupture avec le GIA, suite aux massacres de civils qu’il avait perpétrés. C’est le principal groupe armé encore en activité en Algérie. Il a fait allégeance à Al-Qaïda en 2006, avant de prendre pour nom Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en février 2007. Maghreb-Machrek, N° 208, Été 2011

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AQMI, une filiale d’al-Qaïda ou organisation algérienne ?

Djallil Lounnas *

introduction

Malgré un passé récent tragique, sanglant et marqué par l’extrême violence des années 1990, l’Algérie était pour la première fois de son histoire frappée le 11 avril 2007 par une vague d’attentats-suicide islamistes. Jusque-là les groupes armés islamistes n’avaient presque jamais eu recours en tant que modus operandi aux attentats-suicide. Les rares attaques de ce type avaient été le résultat de décisions individuelles et non de stratégies du GIA 1, de l’AIS 2 ou plus tard du GSPC 3. Cependant, entre-temps, ce dernier avait pris, en janvier 2007, le nom d’AQMI tandis que son chef, Abdelmalek Droukdel, alias Abou Moussab Abdelwadoud, déclarait : « Les enfants d’Okba et de

* Djallil Lounnas, docteur en sciences politiques, est professeur-assistant à l’École de gouvernance et d’économie (EGE) de Rabat et chercheur au Centre des études et de recherches sur l’Afrique et la Méditerranée (CERAM). Il a publié notamment dans Foro Internaciona, « L’islamisme au Maghreb à l’aube du printemps arabe » (à paraître en janvier 2012), un chapitre intitulé « AQMI : résilience et changements d’une organisation » dans une étude réalisée en octobre-décembre 2010 pour le compte de la Defense and Research Center of Canada sur les guerres asymétriques, « La guerre civile algérienne et la communauté internationale, 1989-1999 » dans la revue MERIA (mars 2008) et « L’islamisme : de la révolution à l’intégration » dans la revue Dire (printemps 2007).

1. Groupe islamique armé (GIA), groupe radical armé d’inspiration salafiste dont les attaques ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts, notamment civils. Créé en 1992, il fut totalement démantelé en 2003.

2. Armée islamique du Salut (AIS), le bras armé du front islamique du Salut (FIS), c’est un groupe d’inspiration djazairiste (algérianiste). Très active entre 1992 et 1997, l’AIS cessa les combats en octobre 1997 suite à un accord avec le gouvernement algérien. Elle s’est auto-dissoute en 1999.

3. Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), créé en 1998 après sa rupture avec le GIA, suite aux massacres de civils qu’il avait perpétrés. C’est le principal groupe armé encore en activité en Algérie. Il a fait allégeance à Al-Qaïda en 2006, avant de prendre pour nom Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en février 2007.

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Tarek sont de retour 4. » Pour légitimer son combat, il se référait aux sources de la conquête islamique du Maghreb 5 et affichait ainsi une volonté de retour aux valeurs originelles et constitutives de l’islam.

Initié dans les maquis algériens, résultat du long processus des années 1990, la création en 2007 d’AQMI, et son maintien depuis, n’a pu voir le jour sans une réévaluation complète des méthodes de guerre – attentats-suicide et prises d’otages – auxquelles recourt « la maison mère », Al-Qaïda centrale 6. Et, s’il est avéré qu’AQMI a un temps adopté le mode opératoire des groupes de Ben Laden et eu recours à la même stratégie de communication – la diffusion de vidéos montrant « les kamikazes » et poursuivant les mêmes buts idéologiques –, cette décision a provoqué de profondes divisions obligeant AQMI à se repenser et à adopter une nouvelle stratégie à partir de 2010. On y verra l’émergence d’un processus, inévitable, d’institutionnalisation d’une organisation active – processus résultant des tensions exercées sur ses membres au cours de leurs interactions par la confrontation entre les conditions de leurs environnements interne (valeurs, règles, normes et croyances de la population de leur appartenance) et externe (domaine de l’action), d’une part, et celles, d’autre part, de leur maison mère officiellement imposées par le statut d’affilié et diffusés par son leadership.

Pour rappel, le modèle de Richard Scott 7 offre une grille d’analyse d’une organisation active fondée sur l’observation de ses trois « piliers institutionnels », qui définissent au terme du processus d’institutionnalisation, son identité sociale, en l’occurrence celle d’AQMI – identité pouvant éventuellement être, en raison de l’affaiblissement du leadership d’Al-Qaïda et/ou de la domination de l’environnement interne, différente de celle officielle de son affiliation. Ainsi, le pilier cognitif renvoie aux croyances, idées, structures de pensées et aux conceptions en découlant ; le pilier normatif, aux normes, codes, conventions et standards d’actions alors que le pilier régulateur correspond aux règles, lois et armatures légales qui en émanent. Aussi, leur analyse permettra de comprendre comment AQMI a pu acquérir la nature et la dimension nécessaires pour être légitimes et réussir à s’implanter durablement, c’est-à-dire en s’institutionnalisant, sans être rejetée par son environnement interne. Cette analyse montre que les règles, valeurs et schémas cognitifs de l’organisation, produits du processus d’institutionnalisation, doivent être à la fois compatibles avec celles de la région de son implantation, « son environnement interne », et avec celles de l’organisation dont elle se réclame.

4. Droukdal fait référence à Okba ben Nafi et Tarek ibn Zeyad, généraux des armées musulmanes de l’Empire omeyyade (661-750). Okba conquiert le Maghreb en 680 tandis que Tarek fait la conquête de l’Andalousie en 711.

5. Cité dans M. Guidère, Al-Qaïda à la conquête du Maghreb. Le terrorisme aux portes de L’Europe, Paris, éditions du Rocher, 2007, p. 9.

6. Par Al-Qaïda centrale, nous faisons référence aux groupes d’Al-Qaïda en Afghanistan et au Pakistan, dirigés par Oussama Ben Laden.

7. R. W. Scott, Institutions and Organizations, Thousand Oaks, Sage, 2001.

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le pilier cognitif

La matrice idéologique d’Al-Qaïda centrale : le salafisme djihadiste

Le salafisme vient du mot salafiyya, qui fait référence aux pieux prédécesseurs (al-salaf al-salihoun) de l’époque du Prophète, de ses compagnons et de ses quatre successeurs (Khoulafa al-Rachidoun) jusqu’en 661. Ceux-là même qui s’en réclament prétendent suivre la voie du Prophète et de ses successeurs 8. À l’origine, ce mouvement réformiste luttait contre l’invasion coloniale et l’impérialisme européen 9. Aujourd’hui, il appelle à une stricte observation du Coran, des comportements du Prophète et de ses compagnons (sunna). Et pour cause, les salafistes ont une vision très négative du monde actuel, la modernité ayant dégradé la pratique de l’islam « des jours glorieux de l’Oumma ». Pour revenir à l’islam originel, il faut donc combattre la modernité et « corriger la croyance et les pratiques globales 10 » contemporaines 11. Le but étant de le purifier des hérésies, en revenant à l’islam pratiqué par « les pères vertueux 12 ». Cette volonté d’application à la lettre du « message » (le Coran) est la tendance la plus dure et la plus rigide des mouvements islamistes.

Pour sa part, Al-Qaïda appartient au courant « salafiste djihadiste » qui veut retourner à l’islam originel en ayant recours à la Guerre Sainte, « le djihad ». Son chef irakien, Abou Mossab el-Zarquaoui, précisait que : « Nous avons pris un engagement avec Dieu, celui de ranimer les principes anciens et d’adhérer aux traditions des pieux successeurs (Khoulafa el-Rachidoune) 13 ». Ce rigorisme wahhabite émergeant dans les années 1950-1960 a profondément marqué Oussama Ben Laden qui s’est principalement structuré, au niveau idéologique, autour de trois personnages : Sayyid Qotb (1906-1966), Abu A’la Mawdoudi (1903-1979) et surtout Abdullah Azzam (1941-1989).

Les écrits et les pensées de Qotb et de Mawdoudi constituent le socle idéologique d’Al-Qaïda. Qotb était un frère musulman égyptien dont le mouvement fut violemment réprimé par Nasser dans les années 1950-1960. C’est lui qui, durant ces années de répression, a élaboré une vision du

8. J.-P. Filiu, « Définir Al-Qaïda », Critique internationale, n° 47, avril-juin 2010, p. 112.

9. Ibid.10. W. A. Meguid, « La Politique du régime égyptien à l’égard des islamistes »,

dans B. Kodmani-Darwish, M. Chartouni-Dubarry (dir.), Les États arabes face à la contestation islamiste : travaux et recherches de l’IFRI, Paris, Ifri/Armand Collin, 1997, p. 100.

11. M. E. Stout, J. M. Huckabey, J. R. Schindler, J. Lacey, The Terrorist Perspective Project: strategic and Operational Views of Al-Qaeda and Associated Movements, Annapolis, Naval Institute Press, 2008, p. 2.

12. Ibid., p. 100.13. Ibid.

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monde, notamment musulman 14, qu’il qualifiait de « jahiliya », de barbarie antéislamique. Cette vision, reprise par les islamistes révolutionnaires, a marqué la rupture entre la doctrine traditionnelle initiale des Frères musulmans et celle d’« accommodation » des pouvoirs arabes actuellement en place. Selon lui, il est nécessaire de combattre cette jahiliya pour mettre en place un État islamique à l’image de ce qu’avait pensé le Prophète en son temps. Il devenait, pour établir son État islamique, nécessaire d’abattre comme l’avait fait, en son temps, le Prophète, cette jahiliya 15. Comme l’explique Gilles Kepel, dans cette perspective, « les membres du corps social ne sont plus tenus pour musulmans » et sont ainsi accusés d’impiété et taxés de « kofr » (impies). Dès lors, conformément à la conception de Qobt, faire couler le sang de l’impie est licite. C’est essentiellement cette doctrine qui a inspiré les islamistes révolutionnaires : les salafistes djihadistes 16.

Mawdoudi est, quant à lui, un penseur musulman pakistanais qui vivait en Inde. Il a publié un ouvrage, Djihad dans l’islam qui prône le refus de la Constitution d’un État musulman en Inde, et qui milite essentiellement, pour la création d’un État islamique. Mawdoudi considère le nationalisme comme kofr, le concept d’État-nation étant selon lui essentiellement européen 17. Il s’est également inspiré de la pensée d’ibn Taïmiyya (1268-1323), penseur musulman dont les thèmes sont encore aujourd’hui régulièrement repris par les leaders d’Al-Qaïda, dont notamment celui de « Tawhid » (l’unité de Dieu). Pour ibn Taïmiyya, Allah est « le seul souverain de l’univers et, à ce titre, c’est à lui seul que l’on doit dévotion et obéissance 18 ». De ce fait, « l’obéissance aux lois des hommes est un acte de grave impiété, passible de la peine de mort 19 ». Ce faisant, Mawdoudi a théorisé l’islam en une doctrine politique, transformant, ainsi, cette religion en une idéologie politique.

Enfin, Abdullah Azzam, Palestinien proche des Frères musulmans jordaniens, est considéré par beaucoup comme le véritable fondateur d’Al-Qaïda. Azzam a créé – en 1984 à Peshawar – en pleine guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques le bureau des services alors chargé de mobiliser des jeunes du monde arabe. C’est lui qui, ayant recruté Oussama Ben Laden, en est considéré comme le père spirituel. Cette guerre et cette victoire des Afghans contre les Soviétiques a été un moment décisif pour l’ensemble des futurs leaders d’Al-Qaïda car elles démontraient qu’il était possible de battre une grande puissance (URSS en 1987) et la forcer à quitter le Moyen-Orient 20. Azzam a pour la première fois prononcé le mot « Qaïda »

14. G. Kepel, Djihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000, p. 29.

15. Ibid.16. Ibid., p. 30.17. Ibid., p. 32.18. M. E. Stout, J. M. Huckabey, J. R. Schindler, J. Lacey, op. cit., 2008, p. 8.19. Ibid.20. B. Riedel, The search for Al-Qaeda: its Leadership, Ideology and Future,

Washington, Brookings Institution Press, 2008, p. 7.

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(la base). En avril 1987, il considérait comme impérative 21 la mise en place d’une « base solide » dans le monde arabe. Selon lui, « le mouvement islamique ne sera capable d’établir son projet de société que grâce à un djihad populaire général dont le mouvement en sera le cœur battant et le cerveau brillant… La société islamique a besoin de naître, et sa naissance se fera dans la douleur et dans la peine 22 ». Début 1988, il énumère dans la revue al-Djihad plusieurs règles qui donneront forme au « groupe pieux et d’avant-garde des pionniers », constitutives des fondements d’Al-Qaïda. Assassiné en 1989, dans des circonstances non élucidées, d’Azzam exerce encore une forte influence.

C’est à partir de ces différents courants de pensées que Ben Laden, porté par Ayman al-Zawahiri, fonde en août 1988 en Afghanistan sa base militaire (Qaïda el-Asskariya) un camp d’entraînement pour les volontaires au djihad, bientôt suivie par la création d’une base de données (Qaïda el-Maalumat) 23. C’est de ce lieu qu’il lance, en août 1996, une déclaration de guerre aux États-Unis qui fait référence aux « hadiths » (les paroles du Prophète) et à ibn Taïmiyya dans laquelle il rappelle les souffrances infligées par « l’alliance judéo-croisée » aux musulmans – l’occupation des lieux saints en Arabie Saoudite par les États-Unis étant considérée comme le plus grand affront contre l’islam 24.

Organisation apocalyptique 25 se réclamant de la parole divine, Al-Qaïda utilise implacablement la violence collective. « Révolutionnaires internationalistes 26 », ses adhérents se prévalent d’un islam rigoriste. Ainsi, la révolution doit intervenir à l’échelle internationale et dans l’ensemble de « l’Oumma », c’est-à-dire du monde islamique. Dans ce cadre, le Coran y étant considéré comme « la véritable Constitution », ils rejettent tout programme politique ou système d’élections. Ils ont de ce fait une vision totalisante de l’ordre social, estimant dans leur imaginaire que la référence, « l’âge d’or de l’islam », correspond à l’époque du Prophète et de ses quatre successeurs.

Toute personne ou organisation se réclamant d’Al-Qaïda doit se rallier à cette idéologie, à son mode de pensée et à sa perception du « système-monde ». Cependant, dans le cas d’AQMI, de profondes divergences doctrinales existent entre les mouvements islamistes maghrébins, notamment algériens, et Al-Qaïda centrale.

21. J.-P. Filiu, Les neufs Vies d’Al-Qaïda, Paris, Fayard, 2009, p. 49.22. R. Gunaratna, Al-Qaïda : au cœur du premier réseau terroriste mondial, Paris,

éditions Autrement, 2002, p. 8.23. J.-P. Filiu, op. cit., 2009, pp. 46-47.24. G. Kepel, op. cit., 2000, p. 313.25. Voir, à ce sujet l’excellente analyse de J.-P. Filiu, L’Apocalypse dans l’Islam,

Paris, Fayard, 2008.26. G. Kepel, op. cit., 2000, p. 313.

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Le salafisme en Algérie : le malentendu avec Al-Qaïda centrale

Les radicaux islamistes algériens (à l’origine du GIA, et dont la scission a fait émerger le GSPC, devenu AQMI) ont toujours affirmé leur appartenance au courant salafiste, partageant en ce sens la même idéologie et la même vision du monde qu’Al-Qaïda centrale. De ce fait, et comme le note Séverine Labat 27, dès la création du Front islamique du salut 28 (FIS), la branche radicale de ce parti, sous le leadership de son numéro deux, Ali Benhadj, s’est revendiquée du salafisme.

Dans les faits, ceci s’est traduit par un strict mimétisme des faits et gestes du Prophète Mahomet, jusque dans les détails de la vie quotidienne. Dans certains bastions du FIS, de jeunes Algériens armés de bâtons sillonnaient dans les années 1990 des quartiers entiers dans les villes et les villages, afin « de commander le bien et pourchasser le mal » (Al amr bil maarouf oua el-nahya Aan el-Mounkar), interdisant la vente d’alcool, forçant les femmes à porter le voile, exigeant des familles qu’elles démantèlent leurs paraboles, les chaînes de télévisions occidentales, notamment françaises – sources de perversion et de vices néfastes pour la société 29. En agissant ainsi, ils se plaçaient dans la tradition et dans l’orthodoxie salafiste de rejet de l’Occident et de toute modernité ainsi que dans une volonté de rétablir par la force si nécessaire une société analogue à celle du Prophète.

Également, et bien qu’adhérant à un parti qui fait partie du jeu électoral entre 1989 et 1992, Ali Benhadj déclarait, dans un entretien au journal algérien Horizons : « Il n’y pas de démocratie parce que la seule source du pouvoir, c’est Allah, à travers le Coran, et non le peuple. Si le peuple vote contre la loi de Dieu, cela n’est rien d’autre qu’un blasphème. Dans ce cas, il faut tuer ces mécréants pour la bonne raison que ces derniers veulent se substituer à l’autorité de Dieu 30. » Benhadj, en salafiste orthodoxe, reprenait les thèses avancées sur la démocratie par el-Qotb et Mawdoudi. C’est après l’interruption du processus électoral de janvier 1992, suivi en février par la dissolution du FIS, que les islamistes algériens ont opté pour le djihad. Le GIA, principal groupe islamiste armé des années 1990, va se réclamer immédiatement de l’idéologie salafiste et demande l’aide de l’organisation de Ben Laden. Il le fera en s’appuyant sur ceux appelés alors les « Algériens afghans », plusieurs centaines voire quelques milliers, qui avaient combattu, dans les années 1980, en Afghanistan aux cotés des moudjahidines afghans. Ainsi, Omar

27. S. Labat, Les Islamistes algériens : entre les urnes et le maquis, Paris, Le Seuil, 1995, p. 88.

28. Front islamique du Salut (FIS), parti qui a dominé l’échiquier politique algérien entre 1989 et 1991 avant d’être dissous à la suite d’un coup d’État de l’armée algérienne pour l’empêcher de prendre le pouvoir, suite à sa victoire aux élections législatives de janvier 1992. Ce fut le début de la guerre civile en Algérie 1992-1999 qui a fait près de 200 000 morts.

29. M. Sifaoui, Al-Qaïda au Maghreb Islamique : le groupe terroriste qui menace la France, Paris, éditions Encre d’Orient, 2010, p. 36.

30. Ibid., p. 40.

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Chikhi, un des membres dirigeants du GIA, explique que Ben Laden, dont l’organisation comptait un grand nombre d’Afghans algériens, était en contact permanent avec le GIA. « Il nous a même proposé de nous venir en aide et c’est pour cela que Djamel Zitouni [chef du GIA à l’époque] m’a demandé de me rendre au Soudan en 1994 pour le rencontrer. […] Outre son aide financière, Ben Laden nous a aussi affecté plusieurs de ses éléments pour participer à l’action armée 31. » Ceci fut confirmé par un autre membre du GIA, Ali Kadouri, qui déclare que le nom de Ben Laden revenait souvent au sein de son groupe, qu’il les aidait financièrement, leur fournissait le matériel et assurait même l’entraînement des jeunes recrues dans ses camps en Afghanistan et au Soudan 32. Abou Qoutada, prédicateur palestinien très proche de Ben Laden, et dont les fatwas légitimaient les actions d’Al-Qaïda, déclarait en 1994 à propos de Djamel Zitouni, le chef du GIA : « Il mène un combat clairvoyant, s’appuyant sur des bases salafistes justes 33. »

Pourtant, dès le début, de profondes divergences apparaissent entre le GIA et Al-Qaïda centrale et celles-ci qui vont lourdement peser sur les transformations successives du mouvement salafiste armé en Algérie.

Tout d’abord, sur le plan idéologique, bien qu’il suivent les traditions salafistes classiques, le salafisme algérien – ou « néo-salafisme », tel que le qualifie Séverine Labat – est également influencé par les traditions religieuses et politiques algériennes, en particulier le rite malékite. On retrouve de nombreuses références à ibn Taïmiyya, à Sayyid Qotb et au wahhabisme. Toutefois, le wahhabisme y est revisité par « les Oulémas » (les penseurs algériens classiques), dont ben Badis et ses compagnons qui, tout en préconisant un retour aux premières sources de l’islam, invitent les croyants à faire leur propre lecture des textes révélés 34. Les Oulémas s’inspirent également de l’islam confrérique très puissant au Maghreb, qui insufflent ainsi une dimension millénariste à leur doctrine politique 35. Enfin, même si les salafistes algériens rejettent le concept de nationalisme, ils se prévalent, ne serait-ce qu’inconsciemment, de la tradition nationaliste algérienne, puisqu’ils font régulièrement référence à la guerre de libération algérienne et à la présence continue de la France en Algérie 36. Ainsi s’inscrivent-ils inconsciemment dans la poursuite d’une lutte pour une indépendance mal acquise et incomplète. Ces divergences doctrinales, qui ont rapidement opposé Al-Qaïda au GIA, sont révélées dans un échange de lettres, datant de1955, entre Ayman el-Zawahiri et Djamel Zitouni, le chef du GIA : « Nous ne considérons pas Sayyid Qotb comme faisant partie des Oulémas qui ont eu la même compréhension que les Apôtres. […] Il est, de ce fait, tombé dans l’hérésie… des errements trop évidents pour qu’on les énumère. […] Il

31. M. Mokeddem, Les Afghans algériens : de la Djamaa à Al-Qaïda, Alger, éditions ANEP, 2002, p. 59.

32. Ibid. 33. Ibid, p. 89. 34. S. Labat, op. cit., 1995, p. 88. 35. Ibid. 36. M. Sifaoui, op. cit., 2010, p. 46.

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est clair que les ouvrages de Sayyid Qotb ne peuvent en aucun cas constituer une référence 37 ». La dérive sanglante du GIA contre les populations civiles achèvera leur rupture en 1996.

C’est dans ce contexte que le GSPC naît en 1998. Sa création avait été jugée nécessaire par Ben Laden après sa rupture avec le GIA, qui l’avait ainsi dénommé. La création de ce nouveau groupe par Hassan Hattab a été supervisée par Ben Laden et par Abou Qoutada avec lequel Hattab communiquait régulièrement.

À cet égard, on relèvera que dans son premier communiqué en septembre 1998, le GSPC affirme « la nécessité d’unir dans ses rangs tous ceux qui se réclament de l’islam salafiste en Algérie 38 ». Il se place donc immédiatement dans la matrice idéologique d’Al-Qaïda centrale : le salafisme. Parmi les objectifs doctrinaux énoncés dans sa Charte figurent le combat contre le régime algérien qui renie la Charia (la loi islamique), du djihad jusqu’à l’admission de la primauté de la parole d’Allah et celui de la lutte contre les idées et les théories étrangères, la laïcité et toute autre forme de pensée qui irait à l’encontre du comportement d’un « salafi 39 ». Mais si le GSPC confirme le retour de la mouvance radicale dans le giron salafiste et d’Al-Qaïda centrale, il ne situe son combat qu’en Algérie et ne fait aucune mention d’une quelconque lutte contre des puissances étrangères 40. En conséquence, à cause de son refus de se joindre au combat panislamiste de Ben Laden suite aux attentas du 11 septembre et de l’invasion de l’Irak en 2003, Hassan Hattab, « islamo-nationaliste » est écarté en octobre 2003 de la direction du GSPC par la faction d’Abdelmalek Droukdal 41 et remplacé par Nabil Sahraoui. Cependant, si le nouveau chef du GSPC s’engage dans un rapprochement avec Al-Qaïda, il souhaite préserver son indépendance. Dans une entrevue accordée en 2004 au comité médiatique du GSPC, alors qu’il présente ses excuses à Ben Laden pour leur manque de soutien à Al-Qaïda, il évoque dans le même temps leur complémentarité, tout en précisant l’inexistence de tout lien structurel entre leurs organisations 42. Cette déclaration révèle clairement la volonté des islamistes algériens de se revendiquer d’Al-Qaïda tout en restant maîtres de leurs décisions.

Après la mort de Sahraoui et de ses principaux lieutenants en juin 2004 son remplacement par Abdelmalek Droukdel sous le nom de guerre d’Abou Moussab Abdel Woudoud précipite l’adhésion entière du groupe à Al-Qaïda centrale – nom de guerre significatif dans la mesure où de nombreux membres d’Al-Qaïda ont pour nom de guerre Abou Moussab 43.

37. M. Mokeddem, op. cit., 2002, p. 186.38. M. Guidère, op. cit., 2007, p. 61.39. Ibid., p. 63. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 70.42. Ibid., pp. 78-7943. Référence à Moussab ben Omar, le compagnon et porte-étendard du Prophète,

tué au combat en 625 à la bataille d’Ouhoud.

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Il renforce ses contacts avec Al-Qaïda, notamment avec Abou Moussab el-Zarqaoui, et s’applique à imiter méthodiquement l’organisation dans tous ses aspects. C’est ainsi que, suivant son exemple en Irak, il lance un magazine en ligne, al-Djamaa dans lequel, tout en reprenant la rhétorique d’Al-Qaïda, il publie régulièrement des articles de maîtres à penser du salafisme 44. Ainsi, les mots « apostat » et « tyran » de la lutte pour la défense de l’Algérie, classiques de la propagande islamiste algérienne, vont être de plus en plus remplacés par les expressions « croisés » et « coalition judéo-chrétienne » symboles chers à Al-Qaïda de la lutte contre « l’Occident croisé pour la défense de l’Oumma ». Finalement, en septembre 2006, al-Zawahiri confirme la place du GSPC dans l’orbite d’Al-Qaïda, tandis que Droukdel formalise son allégeance dans une longue missive écrite dans le style le plus pur de l’organisation centrale 45. En janvier 2007, le GSPC adopte le nom d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).

Cela étant, en faisant resurgir de profondes divergences au sein du GSPC, cette allégeance à Al-Qaïda n’a pas été facile. Rappelons à cet égard qu’un communiqué d’AQMI fait mention du long débat de ses membres sur l’adhésion du groupe à l’organisation 46. Autre preuve de ces profondes divergences : Droukdel a été obligé de négocier son allégeance à Ben Laden en faisant la promesse aux dirigeants du GSPC de poursuivre le djihad spécifiquement et prioritairement en Algérie, avant de le faire au niveau régional et international 47. Enfin, il faut rappeler que Mokhtar ben Mokhtar, un ancien d’Afghanistan, chef des phalanges du Sud, était opposé à cette adhésion 48.

Ainsi, dès le début, le salafisme algérien s’est nettement différencié du salafisme d’Al-Qaïda centrale. Traversé par différents courants, le salafisme d’AQMI s’apparente plus à une affinité, voire à une certaine complémentarité avec celui d’Al-Qaïda centrale, qu’à une adhésion complète et sans réserve.

le pilier normatif

Les valeurs d’Al-Qaïda centrale : l’Oumma, le djihad et le martyr

Dans ses normes de violence, ses objectifs et/ou ses valeurs, Al-Qaïda, n’est pas très différente des organisations islamistes.

Son premier objectif est la restauration de l’Oumma, autrement dit de « la communauté des musulmans », en transcendant les frontières des États-

44. M. Guidère, op. cit., 2007, p. 104.45. Ibid., pp. 127-132.46. Ibid., p. 130. 47. Ibid.48. M. Mokeddem, Al-Qaïda au Maghreb islamique : contrebande au nom de l’islam,

Alger, éditions Casbah, 2010, p. 162.

45AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?

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nations 49 et en s’opposant au sécularisme. En effet, contrairement à sa logique salafiste qui rejette le nationalisme, Al-Qaïda prône un communautarisme religieux ; elle vise à regrouper l’ensemble des musulmans dans une même nation guidée par la charia l’Oumma. Le mot Oumma provenant du substantif Oum (la mère) – la source d’inspiration, la référence et, par extension, l’origine de la pensée. En effet, utilisée près de 64 fois dans le Coran et dans divers contextes, l’Oumma se réfère à la communauté qui « appelle au bien et détourne du mal », celle « qui a reçu le message du Prophète et se soumet à Dieu ». Elle symbolise aussi « le témoignage des hommes, la communauté médiane », elle est « la meilleure, l’unique 50 ». Dans la conception d’Al-Qaïda, l’Oumma procède « par inclusion » à la construction d’une identité transnationale, exclusivement fondée sur l’islam. Elle procède « par exclusion » à l’édification de plusieurs cercles d’adversité dont en premier lieu le monde occidental « judéo-croisé », soutenu par les régimes nationaux apostats en place 51.

La défense de l’Oumma agressée et violée revient comme un leitmotiv dans les paroles des dirigeants d’Al-Qaïda. En effet, une grande partie des écrits et des prises de parole d’al-Zawahiri, numéro deux de l’organisation, est consacrée aux méfaits de l’Occident à l’encontre de celle-ci. Selon lui, ce sont les politiques occidentales qui ont poussé les pays musulmans vers le déclin, les divisant en États faibles et corrompus, dirigés par des leaders qui en distribuent les richesses à l’Occident 52.

Al-Qaïda met en avant deux autres valeurs fondamentales qu’elle s’attache à inculquer à ses partisans, celles-ci étant le corollaire de la première : celle du djihad, la Guerre Sainte, et celle du martyr.

Ainsi, Abu Moussab al-Souri, un proche de Ben Laden, a rédigé une Encyclopédie du Djihad, véritable manuel de référence de guérilla dans les camps de Ben Laden en Afghanistan. Il y explique que les gouvernements islamiques n’ont jamais été instaurés pacifiquement ou dans le cadre d’une coopération 53. Pour lui, ils ne peuvent être, et ne seront, établis que « par la plume et par les fusils, par les mots et par les balles, par la langue et par les dents 54 ». De son côté, al-Zawahiri fait régulièrement référence à un assaut des Croisés, des sionistes et des Indous contre le monde musulman et l’Oumma 55. Il rappelle le déploiement américain en Arabie Saoudite et s’en prend à l’État d’Israël, les deux étant perçus comme les occupants des trois lieux saints de l’islam : la Mecque, Médine et Jérusalem. C’est pourquoi

49. M. Castells, The Power of Identity, Malden, Blackwell, 2010, p. 111. 50. Y. ben Achour, « Oumma islamique et droits des minorités », dans H. Pallard,

S. Tzitzis (dir.), Minorités, culture et droits fondamentaux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 26.

51. Ibid., p. 27. 52. B. Riedel, op. cit., 2008, p. 25. 53. P. Garaude, Al-Qaïda, Paris, Larousse, 2010, p. 137. 54. Ibid. 55. B. Riedel, op. cit., 2008, p. 31.

46 Djallil LOunnAs

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il faut absolument les contrer selon lui. Le djihad est donc nécessaire afin de protéger l’Oumma et de recréer le califat. Pour al-Zawahiri, le djihad constitue le devoir individuel de tout musulman afin « de combattre les ennemis de l’islam, les incroyants et tous ces corrompus qui les soutiennent en s’alliant avec eux 56 ».

Abdullah Azzam, quant à lui, a publié un ouvrage intitulé Rejoignez la caravane dans lequel il écrit : « Quand l’ennemi pénètre en terre musulmane, le djihad devient individuellement obligatoire, selon tous les juristes, les Moufassirin et les Mouhadditin [les exégètes du Coran et les paroles du Prophète]. […] Donner de l’argent, si grande que soit la somme, ne dispense personne du djihad physique… Il reste obligatoire jusqu’à ce que la moindre parcelle de terrain qui fut jadis islamique soit reconquise 57 ». Les limites dans l’usage de la violence fixées par le Coran et le Prophète sont également contournées puisque dans la préface de la déclaration du FIS pour le djihad contre les Juifs et les croisés publiée le 23 février 1998, Ben Laden déclarait la guerre, exhortant ses partisans ainsi : « Loué soit Dieu qui a révélé le Livre !… Quand les mois interdits seront passés, alors combattez et massacrez les païens partout où ils se trouvent, saisissez-vous d’eux, assiégez-les et guettez-les dans tous les stratagèmes de la guerre 58 ! » La mort de civils innocents est justifiée de manière simple et implacable. De la même façon, al-Zawahiri justifie la mort des Occidentaux. Pour lui : « Les électeurs occidentaux votent librement. Leurs peuples ont donc volontairement réclamé, soutenu, appuyé la création d’Israël... Ils ne connaissent que le langage de leurs intérêts soutenus par la force militaire brute… Nous devons parler le même langage qu’eux… 59 »

Il est donc licite de les tuer. Finalement, pour lever toute objection dans le cas où des civils innocents étaient tués, il dira : « Dieu reconnaîtra les siens. » La voie est donc ouverte à tous les extrêmes et la violence au service de l’Oumma en serait la norme.

Mais, au-delà de ces valeurs et normes fondamentales de l’ensemble des combattants d’Al-Qaïda, c’est la valeur du « Chahid » (le martyr) qui, par le fait d’y consentir, signe l’appartenance ou non à l’organisation et à son idéologie. Le Chahid, dont le seul but est le triomphe de l’islam, représente le don de soi, la valeur suprême.

En fait, l’islam fait une distinction très claire entre le « moudjahid » (le combattant) et le Chahid. En effet, le martyr est dans la société musulmane une figure intermédiaire entre le héros et le saint 60. Alors que le moudjahid

56. Ibid.57. Cité dans R. Gunaratna, op. cit., 2002, p. 105. 58. Ibid., p. 106.59. Cité dans G. Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’Islam, Paris, Gallimard, 2004,

p. 129. 60. F. Khosrokhavar, Les nouveaux Martyrs d’Allah, Paris, éditions Flammarion,

2002, pp. 12-14.

47AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?

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est respecté et considéré comme un héros « parce qu’il a combattu pour Dieu », le martyr est « celui qui est tombé dans le chemin de Dieu », pour avoir lutté activement, voire violemment, contre l’oppresseur et l’hérétique. C’est un sacrifice impliquant un combat dans lequel les deux adversaires risquent leurs vies 61. Ainsi, le Chahid apparaît comme un combattant qui paie de sa vie pour la lutte contre l’infidèle et dont la mort sacrée atteste de la véracité et de la force de sa foi 62. À cet égard, un verset du Coran précise que « combattre sur le chemin de Dieu, c’est obtenir la mort ou la victoire : dans les deux cas, nous lui vaudrons un salaire magnifique » (Coran, 4, 74).

En effet, au sein d’Al-Qaïda, la notion de martyr occupe une place centrale, tant au niveau du mode opératoire qu’au niveau de la psychologie de ses membres. À cet égard, Ben Laden déclarait en 1996 : « Ce que les occidentaux ne comprennent pas, c’est que nous aimons autant la mort qu’eux sont attachés à la vie. Mon plus grand regret est de ne pas être encore mort en martyr, parce que cette vie est corrompue 63. » De ce fait, le martyr apparaît dans la perspective d’Al-Qaïda comme étant le but commun qui soude non seulement l’intégralité de ses membres, mais aussi l’ensemble de l’Oumma dans ce djihad contre les mécréants et les apostats. Le sacrifice humain est ainsi glorifié par plusieurs prédicateurs plus ou moins proches d’Al-Qaïda, tel le Cheikh al-Qardaoui, un Égyptien vivant au Qatar : « Allah est juste. Dans sa sagesse, il a donné aux plus faibles ce que les plus forts ne possèdent pas, le pouvoir de transformer leur corps en bombe 64. »

Sublimé, qualifié de pur et de déterminé, le martyr et son culte sont des éléments centraux de l’organisation. Rappelons qu’Ahmad al-Hazwani, un des pirates de l’air du 11 septembre, avait écrit cinq mois avant ces attentats que : « Le temps de l’humiliation et de la soumission est révolu. […] Allah, je me donne à toi, accepte-moi comme martyr. Puissions-nous être soutenus par tous les prophètes, le peuple saint, les martyrs et les fidèles 65. […] »

AQMI et Al-Qaïda centrale : similarité plutôt qu’identité des valeurs

Rapidement, après l’éviction de Hattab et le début de son rapprochement avec Al-Qaïda centrale, le GSPC s’est inscrit dans la perspective d’une lutte non plus uniquement « algéro-algérienne », mais plus globale, visant à la libération de l’Oumma. À cet égard, lors d’une rare entrevue accordée au new York Times, Droukdel, devenu entre-temps chef d’AQMI, déclare : « Pourquoi ne devrions-nous pas nous joindre à nos frères, alors que toutes ces nations sont unies contre les musulmans et les séparent 66 ? » Il invoque

61. Idid.62. F. Khosrokhavar, op. cit.,2002, p. 22. 63. Cité dans P. Garaude, op. cit., 2010, p. 138.64. Ibid., p. 13965. Ibid., p. 141. 66. Voir “An Interview With Abdelmalek Droukdal”, The new York Times, 1er juillet

2008.

48 Djallil LOunnAs

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plus précisément « les crimes perpétrés à Gaza, en Irak, en Afghanistan, en Somalie, et en bien d’autres endroits. Ce sont des crimes perpétrés par les alliés judéo-chrétiens 67. » Ainsi adopte-t-il la rhétorique de lutte de Ben Laden et place le combat d’AQMI dans celui plus global de l’Oumma.

Ce faisant, le GSPC entame une véritable mutation en devenant une branche d’Al-Qaïda, en se réclamant de ses fondements institutionnels, dont notamment, ses valeurs, et en utilisant son discours. Cependant, au niveau des valeurs, un problème fondamental reste en suspens, celui du martyr. En effet, comme le souligne Luis Martinez, « l’engagement dans l’islamisme armé des années 1990 n’a pas débuté sous le registre du martyr ou du sacrifice, mais plutôt sous celui du changement social et politique 68. » L’objectif est alors de renverser le pouvoir en place. De plus, les notions de « martyr » et de « chahid » sont profondément ancrées dans l’imaginaire collectif algérien. Elles puisent leur origine dans le souvenir de la guerre d’indépendance et de ceux tombés pour cette cause durant cette période, l’État algérien célébrant leur sacrifice en rappelant sans cesse et à tous son million et demi de martyrs – dont des maquisards de l’ Armée de libération nationale (ALN) ayant perdu la vie au combat et des civils algériens tués par l’armée française. Les chahids célébrés par les groupes islamistes armés dans les années 1990 sont quant à eux morts lors d’affrontements avec les services de sécurité algériens. Ainsi, bien que la violence armée ait été extrêmement dure et dévastatrice en Algérie, il n’y eut que très peu d’attentats-suicide 69.

On se souvient également que le GSPC a massivement envoyé des Algériens combattre en Irak dans les rangs d’Al-Qaïda sous les ordres d’al-Zarqaoui. Celui-ci avait pour coutume de dire : « une âme fidèle pour cent infidèles », faisant ainsi référence à une brigade spéciale de volontaires martyrs qu’il avait créée 70. De l’avis d’anciens d’Irak, cette brigade aurait fait « des merveilles » et les biographies de « ses martyrs » ont été régulièrement publiées sur Internet, suscitant l’admiration des radicaux islamistes. À cet égard, les autorités américaines affirment avoir intercepté en 2005 150 Algériens voulant rejoindre Al-Qaïda en Irak 71. Pourtant, même si le numéro deux du GSPC, Abu el-Bara, un proche de Droukdel, approuve la conversion du groupe en AQMI, il oppose cependant son veto aux opérations martyres. Sa mort en janvier 2007 lors d’un accrochage avec les services de sécurité change l’orientation du groupe sur cette question et soulève de profondes divisions. Le 11 avril 2007, suite aux premiers attentats-suicide perpétrés par AQMI, un communiqué indique : « Nous disons aux renégats et à leurs

67. Ibid.68. L. Martinez, « Le cheminement singulier de la violence islamiste en Algérie »,

Critique Internationale 20 (juillet 2003), p. 166.69. Le plus connu est celui contre le commissariat central d’Alger en janvier 1995

qui a fait 47 morts. 70. M. Guidère, op. cit., 2007, p. 92.71. Ibid., pp. 172-173.

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maîtres croisés : recevez la nouvelle de la venue des jeunes combattants de l’Islam, qui aiment la mort et le martyr comme vous aimez la vie de débauche et de délinquants 72. » Ainsi, le martyr, en tant que valeur venait d’être adopté sans toutefois faire l’unanimité au sein d’AQMI.

le pilier régulateur

Le mode opératoire d’Al-Qaïda centrale

Al-Qaïda utilise plusieurs techniques classiques de guérilla : voitures piégées simultanément, embuscades, etc. Cependant, à côté de celles-ci, deux modes opératoires « peu conventionnels » se dégagent : les attentats-suicide spectaculaires et les prises d’otages suivies d’exécutions.

L’attentat-suicide est « une action violente ayant des motivations politiques et exécutée consciemment, activement et avec, a priori, l’intention non seulement de tuer la cible, mais aussi de se tuer soi-même. La mort garantie et planifiée de l’auteur constitue un pré-requis pour le succès de l’opération 73. » Ces attentats sont, ainsi, la forme la plus agressive du terrorisme, et les terroristes y ont recours quitte à perdre le soutien de leur propre communauté 74. Cette forme de terrorisme se distingue par le fait que l’auteur de l’attentat est prêt à mourir, sacrifice perçu comme nécessaire autant par ses commanditaires que par lui-même 75. Ce faisant, il signe ainsi sa complète adhésion au groupe terroriste, à sa cause et à la légitimité d’un tel acte.

Al-Zawahiri, dans Les Cavaliers sous l’étendard du Prophète, attribue principalement l’échec des soulèvements islamistes des années 1990, en Algérie et en Égypte, principalement aux interventions d’une coalition occidentale formée par les États, les ONG, les organisations multinationales, etc. 76 Ces expériences du djihad auraient montré que « l’Occident est non seulement impie, mais menteur et hypocrite, car les principes dont il se regorge ne sont bons que pour lui les peuples musulmans ne pouvant en jouir qu’à la façon dont l’esclave recueille les miettes de son maître 77. » Aussi estime-t-il nécessaire d’y répandre la terreur, particulièrement aux États-Unis, car « cela les forcera à mener eux-mêmes la bataille contre les musulmans, à la place des dictatures qu’ils soutiennent, ou à reconsidérer leurs plans après avoir reconnus l’échec de l’affrontement violent et

72. Cité dans L. Martinez, « Al-Qaïda au Maghreb islamique », Iss analysis, novembre 2007, p. 2.

73. S. Shay, The shahids: Islam and suicide Attacks, New Brunswick, N.J. Transaction Publishers, 2004, p. 6.

74. R. A. Pape, “The Strategic Logic of Suicide Terrorism”, American Political science Review 97, 3 août 2003, p. 345.

75. Ibid., p. 346. 76. G. Kepel (dir.), Al-Qaïda dans le texte, Paris, PUF, 2005, pp. 285-311.77. Ibid., p. 287.

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injuste contre les musulmans 78 ». Étant donné, l’écrasante supériorité technologique occidentale étant, al-Zawahiri juge nécessaire et légitime de recourir à « des opérations martyres (istishad), parce qu’elles sont le plus aptes à infliger des pertes terribles à l’ennemi, tout en étant peu coûteuses en moudjahidines 79. » En clair, « ces opérations exigent, en se concentrant sur les méthodes, de les rendre efficaces et humainement moins coûteuses en moudjahidin 80. »

L’enlèvement d’otage suivi de leur exécution filmée répondent à la même logique. Ainsi, pour A. Kydd, H. et B. Walter, l’un des premiers objectifs de l’organisation serait de montrer à l’ennemi qu’elle est aussi puissante, redoutable et déterminée à infliger à n’importe quel prix de lourdes pertes au gouvernement ciblé 81. Cependant, la réalisation d’un tel objectif dépend de la vulnérabilité du régime politique visé 82. Et pour cause, les images mises en scène d’otages filmés sont pour les opinions publiques, notamment occidentales, insoutenables et les incitent à se retourner contre leurs gouvernements. Ainsi, dans les cas de l’Irak et de l’Afghanistan, ces images ont pour but d’exercer une pression afin qu’ils se retirent de ces deux pays, tout en créant des tensions entre les pays auxquelles appartiennent les otages et les États-Unis 83. Enfin, leur diffusion sur le Net dans le monde musulman s’inscrit dans la perspective d’apparaître comme les vengeurs des humiliations occidentales à l’encontre de l’Oumma. On se souvient encore de Nick Berg, otage américain décapité par al-Zarqaoui, qui portait une tunique orange semblable à celles portées par les détenus d’Al-Qaïda à Guantanamo. Cette diffusion coïncidait avec celle des images des sévices infligés par des soldats américains aux prisonniers de la prison d’Abou Ghraib à Bagdad. C’est un message à destination de l’Oumma invitant à « rejoindre Al-Qaïda qui vous vengera ». Cette logique instrumentale tout comme celle des attentats-suicide peut s’institutionnaliser en développant conformisme et orthodoxie.

Aussi, tout groupe se revendiquant d’Al-Qaïda doit, pour être légitime, s’efforcer de reproduire ces modes opératoires, marques identitaires distinctives de l’organisation. En retour, une caution morale et religieuse lui est fournie, de même que l’appui logistique, l’entraînement de ses hommes et l’aide financière nécessaire. Ce faisant, ses actions confirmeraient leur institutionnalisation et la réalité sociale du statut officiel du groupe.

78. Ibid., p. 303.79. Ibid., p. 307.80. Cité dans G. Keppel, op. cit., 2004, p. 130.81. A. Kydd, B. Walter, “The Strategies of Terrorism”, International security,

n° 31, vol. 1, 2006, p. 59.82. Ibid., p. 61.83. A. Rodier, Al-Qaïda : les connexions mondiales du terrorisme, Paris, éditions

Ellipses, 2006, pp. 140-141.

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Le mode opératoire d’AQMI : le grand malentendu.

Au niveau du mode opératoire, deux changements fondamentaux consécutifs à la conversion du GSPC en AQMI, à savoir : l’apparition des attentats-suicide, et celle des prises d’otage, relativement rares dans le passé, la plus spectaculaire étant l’enlèvement d’une trentaine de touristes, en mars 2003, dans le Sahara algérien 84.

Cependant, ces changements, objet d’un profond débat interne au sein de la direction, n’interviennent pas aisément. En effet, en septembre 2006, au moment de l’allégeance du GSPC à Al-Qaïda centrale et de son acceptation en tant qu’AQMI par al-Zawahiri, Ahmed Zérabib, alias Abou el-Bara, devenu numéro deux et mufti de cette nouvelle organisation, avait, bien que très proche de Droukdel, imposé le caractère illicite des attaques contre des civils 85. Il était totalement opposé aux attentats-suicide prônés par Al-Qaïda centrale, même si, comme le souligne Mathieu Guidère, « le martyr » tenait une place importante dans l’enseignement dispensé aux recrues. Sa mort en janvier 2007 allait changer la donne.

En effet, son successeur, Abou Hassan Rachid el-Boulaidi, ainsi que le chef des opérations d’AQMI 86, Zoheir Harik, alias Sofiane Fassila, ne s’embarrassent 87 pas des principes d’el-Bara, d’autant que Droukdel, le chef d’AQMI, voulait entériner son adhésion à Al-Qaïda centrale par une stricte application de son mode opératoire. Enfin, rappelons que ce changement coïncidait également avec le retour des Algériens qui avaient combattu en Irak dans les rangs d’un groupe d’Al-Qaïda connu pour son recours massif aux attentats-suicide. Ils en étaient revenus très influencés. On relève également l’admiration de Droukdel pour « le courage » d’al-Zarqaoui qu’il qualifiait de « lion ». Leur proximité ne laisse que très peu de doutes quant à l’accueil favorable réservé par Droukdel à ses conseils notamment le recours par AQMI aux attentats-suicide.

C’est ainsi que d’avril 2007 à fin 2009, l’Algérie connaît une vague d’attentats-suicide sans précédent ciblant les édifices gouvernementaux et publics, les forces de sécurité et même le président Bouteflika en septembre 2007. Des attentats-suicide frappent également le Maroc. C’est à cette époque que Droukdel annonce la création « d’une brigade des martyrs » sur le modèle de celle d’Al-Qaïda en Irak : « Nous avons décidé d’utiliser les opérations martyres contre nos ennemis. […] La liste des candidats

84. Une partie des 32 touristes, en majorité des Allemands et des Autrichiens, pris en otage en mars 2003 dans le Sud algérien, allaient être libérés après un assaut de l’armée algérienne ; le reste fut libéré au nord du Mali, en échange du paiement d’une rançon de 5 millions d’euros.

85. M. Guidère, op. cit., 2007, pp. 160-161.86. Ibid., p. 160.87. « Une année depuis l’attentat ayant ciblé le palais du gouvernement », el-

Watan, 7 février 2009.

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au martyr s’allonge chaque jour 88. » Par ailleurs, les journaux algériens relèvent à plusieurs reprises l’arrestation de kamikazes potentiels, souvent très jeunes et donc plus facilement embrigadables 89.

Ce changement dans AQMI s’est de plus accompagné d’une pratique relativement peu répandue dans les années 1990, et même du temps du GSPC, la prise d’otages étrangers. En effet, exception faite de l’épisode de mars 2003 et de l’enlèvement des époux Thévenot en octobre 1993, ainsi que du drame des moines de Tibhirine en 1996. Au temps du GIA, les étrangers pris pour cible étaient généralement assassinés. Ces prises d’otages touchent tout d’abord la population algérienne, puisque sur 375 enlèvements réalisés en 2006, 115 l’ont été par AQMI 90. Puis, impressionnée par l’impact médiatique des prises d’otages étrangers en Irak, en Somalie et en Afghanistan, AQMI adopte, dès 2007, ces mêmes procédés 91, légitimés par des fatwas religieuses, souvent fondées sur des fatwas de l’époque des croisades et aujourd’hui réinterprétées, qui rappellent à « ces étrangers qu’ils se déplacent en territoires musulmans grâce à un visa donné par un gouvernement ennemi, non musulman 92 ». « Des déplacements illégaux, puisque non établis par contrat avec les musulmans », mettent, donc, ces étrangers en situation d’ennemis. Dès lors, « faire couler leur sang devient licite et leur argent peut être pris en toute légalité puisqu’il appartient aux pays qui combattent l’islam et les musulmans 93. » Cela donne ainsi libre cours à la prise d’otages de plusieurs dizaines d’étrangers de toutes nationalités, aussi bien dans le Sud de l’Algérie que dans les pays du Sahel, essentiellement le Mali et la Mauritanie. Cependant, ces deux modes opératoires font apparaître deux différences majeures au sein d’AQMI.

Tout d’abord, les dissensions profondes au sein même du leadership d’AQMI au sujet de cette introduction des attentats-suicide entraînent les redditions dans les services de sécurité algériens de 81 émirs depuis 2008 dont celle d’Abou Abbas, ancien mufti d’AQMI, encourageant ses anciens camarades « à revenir dans le droit chemin 94. » Ceci témoigne d’une situation d’autant plus proche de l’anomie dans la direction d’AQMI, que

88. M. Guidère, op. cit., 2007, pp. 169-170.89. Voir « Un dangereux groupe terroriste démantelé à el-Oued : cinq kamikazes

potentiels sous mandat de dépôt », L’Expression, 9 septembre 2008 ; S. Tlemcani « Le GSPC calque son Mode opératoire sur celui d’Al-Qaïda en Irak », el-Watan, 16 décembre 2007.

90. M. Mokeddem, op. cit., 2010, p. 26.91. Ibid.92. Ibid., pp. 27-28.93. M. Mokeddem, op. cit, 2010, p. 26.94. M. S. Loucif, « La reddition massive des émirs continue : l’armée tient sa

mine d’informations », L’Expression, 18 juillet 2010.

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des appels d’anciens chefs d’AQMI, du GIA et du FIS pour une fin de la violence étaient lancés 95.

De son côté, la presse algérienne rapportait inlassablement la possibilité de la reddition ou au moins de l’observation d’un début de trêve par Mokthar Belmokhtar, chef de la zone du Sahel d’AQMI 96. Un autre indicateur de ces tensions, voire de changement des institutions de l’organisation terroriste maghrébine, est celui de la reddition au début de l’année 2009 de son chef des opérations, Ali Bentouri, successeur de Zoheir Harik, le cerveau des attentats-suicide d’AQMI, tué fin 2007 97.

Concernant les prises d’otages, il existe là encore une différence majeure avec Al-Qaïda centrale. En effet, celles ordonnées par Ben Laden en Afghanistan, au Pakistan ou en Irak avaient pour but d’obtenir des concessions de la part des puissances occidentales, et plus spécifiquement le retrait de leurs forces armées. Il s’agissait de transmettre un message politique à ces puissances. De plus, à quelques exceptions près, la plupart des otages avaient souvent été exécutés après quelques semaines seulement. Dans le cadre d’AQMI, certes plusieurs dizaines d’étrangers avaient été kidnappés, essentiellement par la phalange de Mokhtar Belmokhtar au Sud, et par un autre de ses émirs au Mali, l’Algérien Abdelhamid Abou Zeid. Mais en général tous avaient été libérés au bout de quelques mois en échange de rançons, sauf pour trois d’entre eux, dont un seul aurait été exécuté toutefois sans certitude que son exécution ait été préméditée par ses ravisseurs. En effet, le premier des trois, une touriste allemande, est décédé en 2003 à la suite d’une insolation ; le second, un français, serait mort en juillet 2010 par manque de médicaments pour traiter sa maladie 98 ; enfin, l’exécution confirmée par AQMI du Britannique Edwin Dyer après plusieurs mois de captivité, a eu lieu suite au refus du gouvernement Brown de céder aux exigences des terroristes, à savoir le paiement d’une rançon, réduite de 10 à 6 millions de dollars, et la libération d’un chef islamiste, Abou Qutada al-Filistini, emprisonné à Londres 99. Selon les autorités algériennes, les rançons prélevées par AQMI s’élèveraient à 150 millions d’euros 100. Cet argent lui aurait servi à acheter des armes et des munitions destinées aux

95. B. Neila, « Des fondateurs du GSPC, du GIA et de l’ex-FIS en appellent aux ulémas : les terroristes doivent déposer les armes », Journal Liberté, 30 septembre 2009.

96. I. Ghioua, « Redditions et démantèlement de réseaux terroristes : Droukdel subit une saignée », L’Expression, 30 septembre 2009.

97. T. Madjid, « Après la reddition du cerveau des attentats kamikazes, les scissions s’accentuent au sein du GSPC », Liberté, 2 février 2009.

98. M. Mokeddem, op. cit., 2010, p. 52.99. Ibid., pp. 101-04.100. B. Neila, « L’Algérie appelle à des procédures contre les États ne respectant

pas leurs engagements. AQMI a récolté 150 millions d’euros de l’argent des rançons », Liberté, 12 septembre 2010.

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maquis algériens ainsi qu’à l’octroi de récompenses aux contrebandiers locaux du Sahel pour s’en assurer la complicité 101.

Ces activités « lucratives » ont soulevé de nombreuses tensions à l’intérieur d’AQMI. Ainsi, alors que la phalange d’Abou Zeid avait été responsable de la mort des deux otages occidentaux, celle de Mokhtar Belmokhtar avait libéré contre rançons pratiquement tous les siens. À l’évidence, Droukdel n’arrivait à imposer sa ligne de commandement à aucun de ces deux groupes supposés être sous son autorité. Il faut dire que lui-même en dépendait pour ses approvisionnements en armes et en argent et ce d’autant plus qu’ils bénéficiaient de relations étroites avec les mafias locales et trafiquants en tout genre 102. Ces deux groupes menaient donc leurs propres négociations, voire leur propre djihad, Droukdel ne pouvant les désavouer sans risque de perdre une source d’armements, de revenus et d’appuis 103.

conclusion : aQmi dans un nouvel environnement maghrébin

Cette revue de l’histoire naturelle d’AQMI, « i. e. la description des processus [d’institutionnalisation] par lesquels elle développe au cours du temps ses structures distinctives, mais aussi ses capacités et ses obligations » devrait avoir montré :

« combien ses structures et buts originaux on été transformés […] et que les buts officiels de l’organisation diffèrent (masquent) des objectifs réels qui ont été transformés au cours des interactions avec des intérêts tant internes qu’externes à l’organisation 104. »

Bien sûr, dans ce cadre de la théorie des organisations complexes, celle d’AQMI, dont l’histoire naturelle remonterait avant celle du GSPC, voire celle du GIA :

« Se distingue de l’organisation d’un instrument mécanistique conçu pour la réalisation de buts spécifiés – expression structurelle de l’action rationnelle – et est vue comme un système organique adaptif, affecté par les caractéristiques sociales de ses participants aussi bien que par les différentes pressions imposées par son environnement. Dans une mesure variable et au cours du temps, les organisations se transforment en institutions 105. »

101. M. Mokeddem, op. cit., 2010, pp. 117-120.102. J.-P. Filiu, « Les autres fronts d’Al-Qaïda », Études, octobre 2010, pp. 302-

303.103. Ibid.104. Scott, op. cit., 2010, pp. 24-25.105. Ibid., p. 23.

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Considérées ainsi, les organisations complexes « ont besoin de bien plus que de ressources matérielles et/ou d’informations techniques. Elles ont aussi besoin de la crédibilité et de l’acceptation sociale 106. »

Ceci étant, AQMI a une identité sociale officielle définie par son statut d’affilié à Al-Qaïda, qui a masqué son identité réelle qui correspond, comme nous l’avons vu, à une adaptation plus ou moins importante à l’environnement maghrébin. Les limites d’adaptation étant fonction des besoins de légitimité de l’organisation maghrébine, demandeuse, vis-à-vis d’Al-Qaïda. À cet égard, et pour cette dernière, moins de fidélité d’AQMI, envers elle, se traduit par moins d’accès à ses ressources, et réciproquement ; pour AQMI, moins d’accès aux ressources d’Al-Qaïda se traduit par moins de demande de légitimité à celle-ci. En effet, le ralliement à Al Qaida, devait permettre à AQMI, par une nouvelle légitimité acquise auprès de Ben Laden, référence des islamistes radicaux, de mobiliser autour d’elle les groupes islamistes armés en activité au Maghreb, et ce faisant, avoir accès à plus de ressources matérielles et humaines. Or, AQMI a faiblement mobilisé autour d’elle étant donné que les groupes islamistes libyens se sont fondus dans Al Qaida centrale tandis que les groupes islamistes marocains et tunisiens ne se sont pas ralliés à elle. De ce fait, un faible accès aux ressources d’Al Qaida à réduit la référence d’AQMI à cette dernière, et donc sa demande de légitimité 107.

Ainsi, après le 11 septembre 2001, la montée en puissance de la guerre contre Al-Qaïda a quasiment réduit à zéro l’accessibilité à ses ressources, par ailleurs très diminuées. L’effondrement du régime des Talibans, ses leaders charismatiques en fuite et clandestins, ses réseaux financiers et d’armement déconnectés et ses camps d’entraînement et de formation des cadres détruits, Al-Qaïda centrale a vu ses liens et interactions avec AQMI se distendre et, par voie de conséquence, leurs piliers institutionnels respectifs, notamment régulateurs et normatifs, se différencier à tel point que les identités sociales de ces deux entités ne sont plus suffisamment semblables pour qu’elles constituent ensemble une réelle organisation. D’ailleurs, consciente de la baisse de sa légitimité à l’égard de son affilié et donc de son autorité et d’autre part du fait de l’échec d’AQMI à attaquer l’Europe, ce qui était un des principaux objectifs qui lui aient été assignés par Zawahiri, Al-Qaïda centrale ne fait presque plus référence à AQMI dans

106. Ibid., p. 58.107. Deux éléments l’indiquent. Tout d’abord, Droukdal, chef de l’AQMI, fait peu

référence, à partir de fin 2008, à Ben Laden dans ses discours sauf une fois fin 2010, lorsqu’il demande aux européens de négocier le sort des otages au Sahel directement avec le chef d’Al Qaida. AQMI était alors considérablement affaiblie et cherchait à se rapprocher de Ben Laden . Autre élément, alors que les talibans pakistanais et Al Qaida en Irak promettent de venger Ben Laden, tué en mai 2011, et mènent des attentats meurtriers en Afghanistan, au Pakistan et en Irak, l’AQMI se contente d’un communique laconique dénonçant la mort de Ben Laden sans pour autant mener d’actes de vengeance ni exécuter les otages occidentaux qu’elle détient.

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ses communications officielles que cela soit les discours de ses dirigeants ou ses communiqués.

En effet, l’adaptation d’AQMI à son environnement interne – dans lequel la place prépondérante de sa composante algérienne salafiste lui attribue un caractère identitaire algérien dominant – l’a par ailleurs sérieusement affaibli en raison de l’évolution de cet environnement et de l’émergence depuis 2008-2010 d’une valeur, celle de la réconciliation. Pour autant, on n’y voit pas une incompatibilité avec une appartenance à ce qui ne serait plus une organisation complexe mais une mouvance d’Al-Qaïda. S’agissant de celle-ci, notre conclusion est proche de celle de la théorie de la CIA du Leaderless Djihad selon laquelle 108 :

« La direction d’Al-Qaïda, enfermée dans les zones tribales, serait au niveau opérationnel en déclin. Elle aurait, cependant, inspiré des mouvements locaux de djihad aux visées globales. »

Plus précisément, depuis 2001, les destructions des structures hiérarchiques centrales opérationnelles et fonctionnelles de son pilier régulateur et l’affaiblissement de son pilier normatif ne lui laissent pour exister que son pilier cognitif. Ainsi, soumise aux forces centrifuges des environnements internes de ses affiliés, Al-Qaïda est condamnée à devenir une nébuleuse.

108. Voir M. Sageman, Leaderless Djihad: Terror networks in the XXIth century, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008.

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