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M. Walid Ben Hamida L'arbitrage Etat-investisseur face à un désordre procédural : la concurrence des procédures et les conflits de juridictions In: Annuaire français de droit international, volume 51, 2005. pp. 564-602. Citer ce document / Cite this document : Ben Hamida Walid. L'arbitrage Etat-investisseur face à un désordre procédural : la concurrence des procédures et les conflits de juridictions. In: Annuaire français de droit international, volume 51, 2005. pp. 564-602. doi : 10.3406/afdi.2005.3898 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_2005_num_51_1_3898

Arbitrage Etat-investisseur face à un désordre procédural

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M. Walid Ben Hamida

L'arbitrage Etat-investisseur face à un désordre procédural : laconcurrence des procédures et les conflits de juridictionsIn: Annuaire français de droit international, volume 51, 2005. pp. 564-602.

Citer ce document / Cite this document :

Ben Hamida Walid. L'arbitrage Etat-investisseur face à un désordre procédural : la concurrence des procédures et les conflitsde juridictions. In: Annuaire français de droit international, volume 51, 2005. pp. 564-602.

doi : 10.3406/afdi.2005.3898

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_2005_num_51_1_3898

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ANNUAIRE FRANÇAIS DE DROIT INTERNATIONAL LI - 2005 - CNRS Éditions, Paris

L'ARBITRAGE ETAT-INVESTISSEUR FACE À UN DÉSORDRE PROCÉDURAL :

LA CONCURRENCE DES PROCÉDURES ET LES CONFLITS DE JURIDICTIONS

Walid BEN HAMIDA

1. Dans un article publié dans cet Annuaire en 1959, Geneviève Guyomar soulignait l'insuffisance des moyens procéduraux dont disposent les personnes privées face aux États 1. L'arbitrage international entre États et particuliers était, selon les règles traditionnellement admises, « impossible » 2. Si un arbitrage est organisé entre un État et une personne privée, il était forcément soumis à la législation interne de l'État intéressé avec tous les inconvénients que cela peut entraîner pour les particuliers en cause. La seule voie procédurale ouverte pour régler les litiges transnationaux était le recours à la protection diplomatique lorsque l'État dont la personne privée était ressortissante acceptait d'endosser sa réclamation. La procédure de règlement des différends transnationaux était consensuelle et purement étatique. Les États se comportaient comme maîtres du litige tout au long de la procédure. Le particulier était souvent effacé et son intervention directe pour choisir les juges ou pour plaider sa cause devant les juridictions internationales était non seulement exceptionnelle, mais était encore perçue comme une « anomalie » 3.

Cette description des moyens transnationaux de règlement des différends dressée il y a moins de cinquante ans frappe par son contraste avec la situation actuelle. La structure juridictionnelle de l'ordre juridique transnational est améliorée. L'arbitrage sort de l'ombre, prend une importance grandissante pour se placer au premier plan. Le rôle de la personne privée est renforcé. Les tendances juridiques auxquelles nous étions tranquillement habitués ont été bouleversées 4.

À côté de l'arbitrage traditionnel fondé sur une clause arbitrale (une clause compromissoire ou un compromis), on a vu apparaître à partir de la fin des années 80 un nouvel arbitrage fondé sur une offre publique d'arbitrage exprimée erga omnes dans une loi nationale ou dans un traité bilatéral (TBI) ou multilatéral (TMI) d'investissement. En effet, le 14 avril 1988, dans l'affaire SPP cl

(*) Walid Ben HAMIDA, maître de conférences à l'Université d'Évry-Val d'Essonne et à Sciences Po, Paris. Cet article est tiré d'une communication au colloque international « Où va le droit de l'investissement ? », organisé par le laboratoire « Droit des relations internationales, des marchés et des négociations » de la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis », Gammarth, 3-4 Mars 2006.

1. G. Guyomar, « L'arbitrage concernant les rapports entre États et particuliers », cet Annuaire, 1959, pp. 335-345.

2. Ibid., p. 335. 3. Ibid., p. 345. Voy. aussi pour une description historique plus complète du rôle des particuliers

dans le contentieux international, D. SCHULÉ, Le droit d'accès des particuliers aux juridictions internationales, thèse, Paris, 1934.

4. F. HORCHANI, « Le droit international des investissements à l'heure de la mondialisation », JDI, 2004, p. 369.

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Egypte, un tribunal arbitral a admis pour la première fois qu'une personne privée pouvait se fonder sur une loi nationale prévoyant le recours à l'arbitrage pour engager une procédure arbitrale contre un État, en l'absence d'une clause compromissoire ou d'un compromis. Deux ans plus tard, un autre tribunal arbitral s'est déclaré compétent pour trancher le litige opposant la société AAPL au Sri Lanka, sur le seul fondement du traité bilatéral de protection des investissements conclu entre le Royaume-Uni et le Sri Lanka qui contenait une disposition renvoyant à l'arbitrage du CIRDI.

Depuis ces sentences historiques, le nombre des instances arbitrales engagées sur le fondement des traités d'investissement ne cesse d'augmenter. On assiste ainsi à une vague continue d'arbitrages de ce type. Un rapport publié par la CNUCED 5 fait état d'au moins deux cent vingt-neuf affaires fondées sur un traité bilatéral ou multilatéral d'investissement. Pour la seule année 2005, au moins quarante-huit arbitrages ont été engagés sur le fondement de ces traités. Le rapport montre également qu'au moins soixante et un gouvernements se trouvent aujourd'hui défendeurs devant des investisseurs privés. En haut de la liste, on trouve l'Argentine avec au moins quarante-deux procédures arbitrales mettant en cause majoritairement les mesures d'urgence adoptées pour sortir de la crise économique. Le Mexique vient en deuxième position avec dix-sept réclamations arbitrales fondées essentiellement sur le chapitre 11 de l'ALENA. Certains États développés tels que l'Allemagne, le Canada et les États-Unis ne sont pas épargnés par ce phénomène. Il est très révélateur de souligner que les États-Unis sont le troisième pays impliqué dans des arbitrages fondés sur un traité d'investissement, avec onze procédures arbitrales engagées sur le fondement du chapitre 11 de l'ALENA.

À ces deux cent dix-neuf affaires fondées sur des traités internationaux, on peut ajouter une dizaine d'affaires introduites sur le fondement d'une législation nationale relative aux investissements mettant en cause des États comme l'Egypte, la Tunisie, l'Albanie, la Géorgie, le Cameroun, le Kazakhstan et la République kirghize.

2. Ce « baby boom »6 des arbitrages fondés sur les traités d'investissement modifie radicalement la nature des moyens transnationaux de règlement des différends. On note que le recours de plus en plus fréquent aux arbitrages transnationaux consentis dans les TBI et les TMI ne semble pas ralentir le développement et la progression des traités d'investissement. Les États continuent à conclure de tels accords. Le rapport de la CNUCED sur l'investissement dans le monde de 2005 7 fait état d'au moins deux mille trois cent quatre vingt-douze traités bilatéraux d'investissement conclus au 31 décembre 2004. Il est significatif de relever qu'en 2004, le nombre des TBI conclus entre pays en développement dans le cadre de ce que l'on peut appeler la « coopération sud- sud » dépasse le nombre des TBI conclus entre pays en voie de développement et pays développés. Il résulte également du même rapport qu'au 31 avril 2005, il existe deux cent douze traités multilatéraux contenant des dispositions sur les investissements 8.

5. Investor-State Disputes Arising from Investment Treaties : A Review, [http://www.unctad.org/en/ docs/iteht20054_en.pdf ] .

6. S. ALEXANDROV, « The "Baby Boom" of Treaty-based Arbitrations and the Jurisdiction of ICSID Tribunals. Shareholders as "Investors" and Junsdiciton Ratione Tempons », The Law and Practice of International Courts and Tribunals, 2005, vol. 4, pp. 19-59.

7. [httpy/www unctad.org/Templates/WebFlyer.asp?intItemID= 3489&lang=l]. 8. Op.cit.,p. 28

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Le développement spectaculaire de l'arbitrage fondé sur les traités d'investissement et la prolifération de ces traités s'inscrivent dans un contexte favorable à la promotion des procédures de règlement des différends. Une tendance générale associant l'efficacité substantielle et l'efficacité procédurale se manifeste. Le recours à un mécanisme de règlement de différends dont les décisions sont obligatoires devient une donnée essentielle de toute relation internationale9. Le droit au juge est, dans une société internationale qui se juridictionnalise, le pivot de la prédominance du droit 10. On peut aujourd'hui annoncer que si les siècles passés étaient les siècles de la formation de la norme juridique, de sa consolidation et de son expansion, le siècle que nous vivons est le siècle de l'expansion des procédures de règlement des différends et de la multiplication des juridictions n.

Ainsi, dans le seul domaine du contentieux économique international, à côté de l'arbitrage unilatéral fondé sur les traités et les lois des investissements 12, on remarque la création et la prolifération de plusieurs mécanismes de règlement des différends d'inspirations diverses. On peut citer, à titre d'exemple, l'organe de règlement des différends de l'OMC, les procédures prévues dans les différents accords de libre échange, les mécanismes prévus dans les conventions fiscales internationales, les différentes cours régionales des droits de l'homme qui contrôlent le respect de certains droits économiques et les juridictions communautaires en Europe, en Afrique et en Amérique latine (CJCE, Cour de justice de l'Amérique centrale et Cour de justice de la Communauté andine). Ces mécanismes s'ajoutent aux juridictions traditionnelles telles que les juridictions internes, les juridictions choisies par les parties en vertu d'une clause de règlement des litiges insérée dans un contrat, les juridictions du droit international public telles que la CIJ et l'arbitrage interétatique. Certes, ces différents mécanismes n'obéissent pas aux mêmes conditions de compétence, ni aux mêmes modalités de saisine dans la mesure où certains d'entre eux sont exclusivement interétatiques alors que d'autres, ouverts aux personnes privées, sont de nature transnationale. Il n'en demeure pas moins qu'ils peuvent être conduits à connaître d'un litige économique international. Il y a donc « trop de juges » 13 aptes à intervenir dans le contentieux économique international.

La création de plusieurs juridictions emporte des conséquences quant à la physionomie du contentieux économique transnational. La multiplication des juridictions entraîne d'éventuels chevauchements de compétences entre elles. Elle génère un désordre procédural dont il convient de démontrer les manifestations (I). Cette démonstration nous conduit, ensuite, à réfléchir sur les moyens et les techniques pour coordonner les compétences et restaurer l'harmonie du contentieux transnational (II).

9. Ch. LEBEN, « La juridiction internationale », Droits n" 9 : La fonction déjuger, 1989, p. 145. 10. Y. BANIFATEMI, « Le droit au juge et l'arbitrage commercial international », in Libertés, justice,

tolérance. Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, Bruylant, 2004, vol. I, p. 168. 11. Voy. sur le phénomène, Y. SHANY, The Competing Jurisdictions of International Courts and Tri

bunals, Oxford, 2003 ; P-M. DUPUY, « La multiplication des juridictions internationales menace-t-elle le maintien de l'unité de l'ordre juridique international ? », in Clés pour un siècle, Dalloz, 2000, p. 1223.

12. Pour une étude de l'arbitrage fondé sur les traités internationaux et les lois nationales, voy. W. BEN HAMIDA, L'arbitrage transnational unilatéral - Réflexions sur une procédure réservée à l'initia- tive d'une personne privée contre une personne publique, thèse sous la direction de Ph. FOUCHARD, Pans II, 2003 et A. PRUJINER, « L'arbitrage unilatéral : un coucou dans le nid de l'arbitrage conventionnel ? », Rev. arb., 2005, p. 61.

13. J. CAZALA, « La contestation de la compétence exclusive de la Cour de justice des Communautés européennes. Étude des relations entre divers systèmes internationaux de règlement des différends », RTDE, 2004, p. 513.

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I. - LE DÉSORDRE

3. La coexistence d'une procédure arbitrale efficace ouverte aux investisseurs privés 14 avec d'autres mécanismes de règlement des différends génère des situations de conflits et de concurrence de compétences. Sans vouloir en dresser un inventaire complet, trois situations de conflit, au moins, peuvent être établies : le conflit entre l'arbitrage État-investisseur et les procédures contractuelles de règlement des différends (A), le conflit entre l'arbitrage État-investisseur et les procédures de règlement des différends prévues par les législations internes (B) et, enfin, le conflit entre l'arbitrage État-investisseur et les procédures de règlement des différends prévues par certains traités internationaux (C).

A. Arbitrage État-investisseur et procédures contractuelles

4. Il arrive souvent que l'investisseur et l'État soient liés par un contrat d'État contenant une clause de règlement des différends. Cette clause, qu'elle soit arbitrale ou d'élection de for, lorsqu'elle coexiste avec une offre d'arbitrage exprimée dans un traité international d'investissement soulève un problème de concurrence de procédures.

5. Sur un plan théorique, pour fixer la relation entre les clauses contractuelles de règlement des différends et celles qui figurent dans les traités d'investissement, deux positions peuvent être adoptées. La première consiste à justifier la primauté de la procédure contractuelle. Elle peut reposer sur plusieurs arguments. En premier lieu, l'équilibre contractuel, la bonne foi contractuelle et l'autonomie de volonté impliquent que le choix libre des moyens de règlement des différends doit être respecté. En second lieu, le fait que le mécanisme spécial est un mécanisme librement négocié qui convient mieux aux besoins, aux aspirations et aux intérêts des parties. Enfin, on peut invoquer le principe generalia specia- libus non derogant. La seconde position, en revanche, consiste à dire que l'arbitrage État-investisseur prévu dans un traité international l'emporte. Elle peut s'appuyer sur la suprématie du droit international et des procédures internationales de règlement des différends, sur le fait que l'offre d'arbitrage incorporée dans un traité international a la valeur d'une obligation internationale qui exprime une exigence imperative de politique générale en matière d'investissement à laquelle on ne peut pas déroger15, et enfin sur l'idée selon laquelle la liberté contractuelle et le libre choix des moyens de règlement des litiges ont été remplacés par un cadre nouveau préétabli qui réglemente désormais les rapports transnationaux.

6. Quelle était la position des tribunaux arbitraux appelés à fixer la relation entre offre d'arbitrage exprimée dans un traité international et les clauses contractuelles de règlement des différends ? Pour fixer la relation entre l'arbitrage prévu dans un traité d'investissement et la clause contractuelle de règlement des différends, la jurisprudence a élaboré une distinction fondamentale entre réclamation fondée sur le traité international d'investissement et réclamation fondée sur le contrat. Le critère qui permet de distinguer les deux catégories

14. Sur les procédures ouvertes aux particuliers, voy. F. ORREGO-VlCUNA, « Individuals and Non- states Entities before International Courts and Tribunals », Max Planck UNYB, 2001, p 53.

15. Ainsi pour les États-Unis, l'existence d'une telle offre est une exigence imperative pour la conclusion d'un TBI, K. VANDEVELDE, United States Bilateral Investment Treaties . Policy and Practice, Kluwer, 1992, p. 159.

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de réclamations est celui de la source de la norme violée. La réclamation fondée sur un traité d'investissement porte sur un droit prévu dans ce traité. La réclamation contractuelle a pour objet un droit prévu et défini dans le contrat 16. Cette distinction a permis aux tribunaux arbitraux d'éviter de raisonner en terme de primauté d'un mécanisme sur l'autre et d'assigner à chacun un domaine de compétence propre. Les tribunaux dissocient le rapport contractuel qui demeure soumis au mécanisme contractuel et le rapport lié au traité international qui relève de la compétence des tribunaux arbitraux statuant sur le fondement de l'offre d'arbitrage. Ils affirment que le litige soumis sur le fondement d'un traité international sera soumis au droit international et porte sur la question de savoir si l'État a respecté ou non ses engagements conventionnels, alors que celui soumis en vertu d'une clause contractuelle porte sur la question de la responsabilité contractuelle de l'État qui sera appréciée en application du droit choisi dans le contrat. Les deux juges n'opèrent pas dans le même domaine. Le juge du contrat examine la responsabilité contractuelle. Le juge du traité d'investissement apprécie la responsabilité internationale 17. Il en résulte que l'investisseur privé peut utiliser successivement ou simultanément les deux procédures (la procédure contractuelle pour contester les violations du contrat, et l'arbitrage du traité d'investissement pour soumettre les litiges relatifs aux violations des règles prévues dans le traité d'investissement). Il en résulte également qu'une clause contractuelle de règlement des différends ne peut pas interdire à l'investisseur de soumettre une réclamation relative à un traité d'investissement à l'arbitre statuant sur le fondement de ce traité.

7. La distinction entre réclamation fondée sur le traité d'investissement et réclamation fondée sur le contrat peut se justifier. On peut distinguer entre deux ordres distincts : l'ordre du contrat et l'ordre du traité international. Chaque ordre a son propre corps de normes et son propre juge. Des faits similaires peuvent donner lieu à deux litiges différents : un litige contractuel et un litige fondé sur le traité d'investissement. Il n'y a donc aucun conflit dans la mesure où chaque juge statue sur un litige distinct. Comme l'a affirmé un auteur, l'objectif d'un traité d'investissement n'est pas la protection contractuelle mais l'instauration d'un système indépendant de protection conventionnelle ; un droit contractuel ne peut jamais découler d'un traité international 18.

8. Certaines remarques, peuvent néanmoins être faites s'agissant du critère de la source de la norme violée et la distinction treaty claims! contract daims.

En premier lieu, la position de la jurisprudence pour fixer la relation entre clause contractuelle de règlement des différends et offre d'arbitrage prévue dans un traité d'investissement renforce la position de la demanderesse, c'est-à-dire l'investisseur privé, dans la mesure où « le droit invoqué par l'investisseur permet de déterminer la compétence du tribunal arbitral » 19. On ajoute qu'à suivre les directives jurisprudentielles, dans l'hypothèse où le contrat et le traité se réfèrent aux mêmes mécanismes arbitraux, le demandeur peut demander

16. B. CREMADES & D. CAIRNS, « Contract and Treaty Claims and Choice of Forum in Foreign Investment Disputes », ICC Institute of World Business Law : Parallel State and Arbitral Procedures in International Arbitration, 24th annual meeting, 15 novembre 2004, (à paraître), p. 3.

17. Voy. p. ex. la décision du comité ad hoc dans l'affaire Wena cl Egypte, JDI, 2003, p. 167 et sur la question, E. GAILLARD, « L'arbitrage sur le fondement des traités de protection des investissements », Rev arb., 2003, p. 853 et Y. Shany, « Contract Claims vs. Treaty Claims : Mapping Conflicts between ICSID Decisions of Multisourced Investment Claims »,AJIL, 2005, p. 835.

18. B. Cremades & D. Cairns, op. cit. 19. « The choice of rights by the investor will determine the course of investment disputes », B. CREMADES

& D. Cairns, ibid., p. 3.

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l'établissement de deux tribunaux arbitraux différents. Ainsi, à titre d'exemple, si le contrat d'investissement renvoie au CIRDI et que le TBI prévoit le recours à ce même mécanisme, l'investisseur peut demander l'établissement de deux tribunaux CIRDI différents car les deux litiges ne sont pas les mêmes.

En second lieu, le critère de la source de la norme oblige les tribunaux arbitraux à opérer une analyse du fond de la réclamation au stade de la compétence. Cette appréciation peut bien sûr être opérée prima facie. Il n'en demeure moins que l'imprécision des normes substantielles prévues dans les traités d'investissement 20 et la tendance des investisseurs privés d'habiller des réclamations purement contractuelles par la couverture conventionnelle21, rendent la tâche des arbitres assez difficile. En conséquence, la détermination effective de la relation entre les deux mécanismes ne peut donc être fixée définitivement qu'après l'examen du fond, ce qui peut nécessiter plusieurs années.

En troisième lieu, la solution jurisprudentielle n'est pas à l'abri des critiques. Celles-ci ne portent pas comme on pourrait le penser sur le risque de la double indemnisation dans la mesure où chaque juge peut prendre en considération pour l'allocation du dommage la compensation accordée par l'autre. Ainsi, dans l'affaire Wena cl Egypte, le tribunal arbitral statuant sur le fondement du TBI a déduit le montant du dommage accordé par l'arbitre statuant sur le fondement de la clause d'arbitrage contractuelle 22. La critique concerne en réalité le fondement même et l'opportunité de la solution jurisprudentielle. C'est ainsi que P. Mayer, dans un colloque organisé à Paris, a qualifié la distinction BIT claims/ contract daims d'étrange, soulignant que l'étanchéité ne peut être totale. Il a affirmé qu'il n'y a qu'un seul rapport entre l'État et l'investisseur qu'on s'est néanmoins ingénié à découper en deux fines tranches superposées, chacune dépendant d'un tribunal différent. Sur le fondement de la distinction, P. Mayer affirme qu'un litige se définit par les faits allégués, par la prétention et non par les règles invoquées. Un tribunal peut appliquer toutes les règles qui régissent le litige ; il n'y a aucune raison de lui interdire d'appliquer une catégorie de règle. « C'est comme si dans un litige interne le demandeur avait à la fois à se prévaloir de certaines règles du code civil et de certaines règle du code de commerce et qu'on lui disait "Allez devant le tribunal de grande instance pour le code civil et devant le tribunal de commerce pour les règles qui sont dans le code de commerce" ». En outre, P. Mayer a critiqué l'opportunité de la distinction. Selon lui, la clause juridictionnelle devrait être large et prévoir qu'on puisse soumettre au CIRDI toute les demandes aussi bien en ce qu'elles sont basées sur le traité qu'en ce qu'elles sont basées sur le contrat et le droit applicable au contrat. L'auteur soutient qu'il est autant dans l'intérêt de l'État que de l'investisseur qu'un même tribunal examinera tous les aspects du litige. Cette unité milite en faveur d'une déconnection de l'aspect procédural par rapport à l'aspect substantiel 23.

Dans le même esprit, I. Fadlallah souligne qu'« il faut se garder de spécialiser les juridictions, destinées à résoudre les litiges relatifs aux investissements, en fonction des fondement des demandes. L'on aboutirait, sinon, à un dépeçage artificiel des litiges ». L'auteur remarque que la convention de Washington a été

20. On pense, à titre d'exemple, à la règle du traitement juste et équitable et à la règle du respect des engagements.

21. Voy. sur cette question, Z. DOUGLAS, « The Hybrid Foundations of Investment Treaty Arbitration », BYIL, 2003, p. 242.

22. Sentence du 8 décembre 2000, ILM, 2002, p. 896, § 127. 23. Colloque organisé par l'Institut des Hautes Études Internationales de Paris II, Nouveaux déve

loppements dans le contentieux arbitral transnational relatif à l'investissement international, Anthemis- LGDJ, 2006, table ronde, pp. 195-200.

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d'abord conclue pour donner un for arbitral international aux contrats d'investissement, quelle que soit la loi applicable, et qu'il n'existe pas de principe de division du travail entre les arbitres CIRDI, gardien du respect du droit international, et l'arbitre du contrat à qui serait dévolue la tâche moins noble de vérification de la bonne exécution contractuelle 24.

9. Dans le même ordre d'idée, on souligne que le critère de la source de la norme violée a été élaboré par les arbitres statuant sur le fondement des traités d'investissement. Il n'est pas certain que les arbitres ou les juges qui statueront sur le fondement d'une clause contractuelle de règlement des différends consacreront ce critère. La solution élaborée par le juge du traité ne s'impose pas théoriquement au juge du contrat. Libre dans la détermination de sa compétence, ce dernier peut décider souverainement d'examiner les violations d'un traité d'investissement. Il serait donc intéressant de suivre la position du juge du contrat lorsqu'il se prononce sur sa compétence alors qu'un arbitre s'est déjà déclaré compétent pour trancher un litige en application d'un traité d'investissement. La relation entre traité d'investissement et contrat implique un débat. Pour l'instant, une partie seulement s'est prononcée...

10. Enfin, on ne peut pas manquer de souligner une certaine hypocrisie doctrinale et jurisprudentielle dans le traitement de cette question. Durant des années, un effort gigantesque a été déployé pour apporter une justification théorique à l'application du droit international au contrat d'État. Comme cela a été relevé, certains auteurs considèrent qu'un État qui viole un contrat soumis au droit international engage sa responsabilité internationale25. Aujourd'hui, avec l'avènement de l'arbitrage fondé sur les traités d'investissement, on rattache le contrat d'État au droit interne, oubliant qu'il peut aussi être soumis au droit international afin de distinguer les deux sources de normes et de permettre à l'investisseur d'utiliser le deux mécanismes.

B. Arbitrage État-investisseur et procédures législatives

11. Par procédures législatives, on vise le recours aux juridictions étatiques traditionnellement et historiquement compétentes pour régler les litiges relatifs aux investissements et les arbitrages unilatéraux consentis dans certains codes nationaux des investissements. Il convient donc d'analyser la concurrence entre arbitrage fondé sur un traité d'investissement et juridictions étatiques (1) et la concurrence entre arbitrage fondé sur un traité et arbitrage fondé sur une législation nationale relative aux investissements (2).

1. Arbitrage État-investisseur et juridictions étatiques

12. La relation entre les juridictions arbitrales internationales et les juridictions nationales est un sujet controversé.

Dans le droit de l'arbitrage, la question a été résolue par le recours au principe de l'effet négatif de la clause d'arbitrage. On considère que la conclusion d'un accord arbitral interdit aux juridictions étatiques le règlement des différends visé par cet accord 26. Il est à souligner qu'en application de ce principe, les juges

24. 1. FADLALLAH, « La distinction treaty daims- contract claims et la compétence de l'arbitre CIRDI : faisons-nous fausse route ? », in Nouveaux développements dans le contentieux arbitral transnational relatif à l'investissement international, ibid., p. 211.

25. Sur ce débat, voy. Ch. Leben, « La théorie du contrat d'État et l'évolution du droit international des investissements », RCADI, 2003, vol 302, pp. 197-386.

26. Ph. FOUCHARD, E. Gaillard, B. GOLDMAN, Traité de l'arbitrage commercial international, Litec, 1996, p. 416.

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internes se déclarent incompétents sans aucune analyse du droit applicable au fond du litige. En d'autres termes, le fondement de la réclamation n'est pas pris en considération pour déterminer les relations entre juridictions arbitrales et juridictions étatiques. On considère également que les parties renoncent implicitement à l'accord arbitral lorsque, en présence d'une clause d'arbitrage, l'une d'elle porte un litige devant une juridiction étatique et que l'autre se défend au fond sans contester la compétence de cette juridiction 27.

En droit international, le rapport entre juridictions arbitrales internationales et juridictions nationales a été conçu différemment selon la théorie dualiste ou « disintegrative » et la théorie moniste ou « integrative » 28. Selon les tenants de la théorie dualiste, les juridictions nationales et les juridictions internationales agissent dans deux sphères différentes : l'ordre interne et l'ordre international. Les juridictions nationales sont des acteurs internes qui appliquent le droit interne et ne peuvent pas être considérées comme faisant partie du système international de règlement des différends. Les adeptes de la théorie moniste considèrent, en revanche, que les juridictions nationales et les juridictions internationales assurent une même fonction : résoudre les différends et garantir le respect de la norme juridique. Le juge national fait partie du système judiciaire international au moins lorsqu'il applique le droit international. La théorie « integrative » qui s'inspire partiellement des conceptions de G. Scelle sur le dédoublement fonctionnel29 trouve un support indirect dans la théorie de « la transnational legal process » de Harold Koh 30 et les constructions doctrinales de Anne-Mary Slaughter sur l'émergence d'une « communauté globale des juges » ou d'une « communauté épistémolo- gique des juridictions nationales et juridictions internationales » 31.

13. Pour résoudre le conflit entre arbitrage État-investisseur et recours aux juridictions étatiques, les arbitres ont utilisé le même critère de la source de la norme violée conçu pour résoudre le conflit entre offre d'arbitrage et clause contractuelle de règlement des différends. Les arbitres statuant sur le fondement des traités d'investissement se considèrent comme une juridiction internationale agissant dans l'ordre international dont la fonction est de contrôler le respect des règles internationales prévues dans les traités d'investissement32. Le recours aux juridictions internes n'a aucune incidence sur la compétence internationale établie sur le fondement d'un traité d'investissement. On considère ainsi que l'investisseur ne renonce pas à l'offre d'arbitrage exprimée dans un traité international s'il agit devant les juridictions internes ou s'il répond sur le fond à une action introduite par l'État devant ses propres juridictions. Dans la mesure où les deux procédures ne contrôlent pas les mêmes normes, l'investisseur peut recourir aux deux mécanismes. Il peut saisir le juge interne pour contester les violations du droit interne. Il peut aussi simultanément ou successivement saisir un tribunal arbitral statuant sur le fondement d'un traité international d'investissement pour contester les violations du droit international.

27. Ibid. , p. 419. Voy. sur l'approche de la Common law, R-M. HALL, « Waiver of Arbitration Rights », [http://www.robertmhall.com/articles/WaivArbRights.htm#_edn2] .

28. Sur cette question, nous sommes redevable des analyses de Y. SHANY, « Jurisdictional Competition Between National and International Courts : Should International Jurisdiction-Regulating Rules Apply ? », (à paraître).

29. G. SCELLE, « La phénomène juridique du dédoublement fonctionnel », Rechsfragen der Intena- tionalen Orgmzatwn. Festschrift fur Hans Wehberg, 1956, p. 324.

30. H KOH, « Transnational Legal Process », Nebraska Law Review, 1996, p. 184. 31 « Epistemological Community of National and International Courts », A-M. SLAUGHTER,

« A Global Community of Courts », Harv. Int'l L.J., 2003, p. 191. 32. Voy , p. ex. la décision du comité ad hoc dans l'affaire Vivendi cl Argentine, JDI, 2003, p. 195 ;

la décision Sahni cl Maroc, JDI, 2002, p. 196 et la décision CMS cl Argentine, JDI, 2004, p. 249.

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572 ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL

Cette analyse dualiste ou « disintegrative » s'inspire du mécanisme de la protection diplomatique. On distingue à cette fin entre les juridictions internationales qui examinent les réclamations internationales en application du droit international et les juridictions étatiques qui interviennent pour trancher un litige entre l'État et l'investisseur en application du droit interne. On affirme, en outre, que la saisine des juridictions étatiques, qu'implique la règle de l'épuisement des voies de recours internes, n'a aucun effet sur la compétence d'une juridiction internationale. En effet, les décisions judiciaires nationales et internationales se meuvent dans des sphères différentes. Les premières impliquent des questions de droit international et les secondes des questions de droit interne 33. Dans l'affaire Elettronica Sicula, une chambre de la CIJ a mis l'accent sur la dissociation entre les deux ordres juridiques. Elle a indiqué que « la conformité d'un acte au droit interne et sa conformité aux dispositions d'un traité sont des questions différentes. Ce qui constitue une violation d'un traité peut être licite en droit interne, et ce qui est illicite en droit interne peut n'entraîner aucune violation d'une disposition conventionnelle » 34. Dans le même sens, la Commission européenne des droits de l'homme a distingué entre le litige qui oppose deux États et le litige qui oppose un ressortissant à un de ces États. Elle considère qu'une demande interétatique portant sur la violation d'un droit reconnu par la convention européenne des droits de l'homme n'interdit pas une pétition individuelle concernant le même droit 35.

14. Néanmoins, l'utilisation de cette dissociation pour résoudre le conflit entre juridictions arbitrales internationales et juridictions étatiques dans le contentieux international relatif à l'investissement peut soulever certaines réserves. En effet, dans le cadre de la protection diplomatique, la distinction entre litige interne et litige international repose sur le fait que les parties ne sont Cas les mêmes. Sur le plan interne, le litige oppose une personne privée à un État. Sur le plan international, le litige oppose exclusivement deux États. Or, dans le cadre d'un litige relatif à un investissement, le litige oppose les mêmes parties : l'État et l'investisseur. Bien plus, contrairement au juge de la protection diplomatique qui applique exclusivement le droit international, l'arbitre statuant sur le fondement d'un traité d'investissement peut appliquer le droit interne. En effet, un nombre important des traités d'investissement prévoit qu'un tribunal arbitral peut appliquer au fond du litige le droit de l'État hôte partie au litige. L'article X (4) du TBI Canada- Argentine (1991) prévoit ainsi que le tribunal arbitral « tranche le différend conformément aux dispositions du présent accord [le TBI], en tenant compte des lois de la Partie contractante en cause dans le différend, y compris de ses règles relatives aux conflits de lois, des dispositions d'un accord particulier conclu relativement à un [investissement] et des principes de droit international » 36. Dans le même sens, dans l'affaire Goetz, un tribunal arbi-

33. W-S. DODGE, « National Courts and International Arbitration : Exhaustion of Remedies and Res Judicata under Chapter Eleven of NAFTA », Hastings Int. and Comp. Law Review, 2000, p. 367.

34. CIJ Recueil 1989, p. 15. 35. Donnelly cl Royaume-Uni, requête n° 5577-5583/72, décision du 5/4/1973, YB Euro. Conv. on HR

XVI, 1973, p. 212. La dissociation entre litige interne et litige international ne se limite pas au contentieux transnational. Il a été souligné que même entre États, « un différends interétatique interne » peut coexister avec un différend international. Un État dans la mesure où sa personnalité juridique est reconnue dans l'ordre interne d'un autre État peut agir devant les juridictions internes de ce dernier en cette qualité. Ainsi, le Conseil d'État français admet la recevabilité des recours intentés par des États étrangers contre l'État français pour excès de pouvoir, CE, Ass., 15 octobre 1993, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande et Gouverneur de la colonie royale de Hong Kong, Rec. CE, p. 267 et 14 décembre 1994, Confédération Helvétique, Rec. CE, p. 549, voy. C. SANTULLI, Droit du contentieux international, Montchrestien, 2005, p. 7.

36. Sur la question du droit applicable, voy. B. TAIDA, Applicable Law in International Investment Arbitration, Eleven International Publishing, 2005.

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 573

tral, présidé par P. Weil, l'un des fervents défenseurs de l'internationalisation des contrats d'État, après avoir mis l'accent sur le retour remarquable du droit international dans les relations transnationales, a pris soin de relativiser son affirmation. Il a noté que l'« internationalisation des rapports d'investissement - qu'ils soient contractuels ou non - ne conduit certes pas à une "dénationalisation" radicale des relations juridiques nées de l'investissement étranger, au point que le droit national de l'État hôte serait privé de toute pertinence ou application au profit d'un rôle exclusif du droit international. Elle signifie seulement que ces relations relèvent simultanément- en parallèle, pourrait-on dire - de la maîtrise souveraine de l'État d'accueil sur son droit national et des engagements internationaux auxquels il a souscrit » 37. Il en résulte que dans le domaine des relations transnationales, une application exclusive et radicale du droit international pourrait paraître injustifiée.

Inversement, le juge national peut aussi appliquer le droit international. On remarque d'ailleurs une tendance générale de la prise en considération de la norme internationale par les juges internes 38. Rien n'empêche le juge national d'appliquer les règles internationales prévues dans les traités d'investissement. Ainsi, d'après certains auteurs, les TBI, comme les traités d'amitié, de commerce et de navigation, posent des obligations précises et sont directement invocables devant les juridictions internes 39. Dans le même sens, la jurisprudence américaine n'a pas hésité à appliquer les règles des traités d'amitié, de commerce et de navigation dont les dispositions substantielles se rapprochent de celles des traités d'investissement 40.

Enfin, l'introduction du critère de la source de la norme violée pour trancher les conflits de compétences entre arbitrage État-investisseur et juridictions étatiques est étrangère à la théorie de l'arbitrage. Les juridictions internes, en application du principe de l'effet négatif, se déclarent incompétentes dès qu'elles constatent l'existence d'un accord d'arbitrage sans aucune investigation sur le droit applicable au fond. Le critère de la source de la norme peut aussi entraîner une multiplication indéfinie de litiges. S'il suffit de démontrer une norme différente pour déduire l'existence d'un litige différent, on pourrait imaginer plusieurs juges compétents, chacun sur le fondement de son propre système juridique. Une telle analyse, si elle était étendue à l'arbitrage traditionnel, pourrait ruiner tout le mécanisme arbitral. Elle signifie, en effet, que l'existence d'une clause d'arbitrage n'oblige les juridictions étatiques à se déclarer incompétentes que dans la mesure où la demande arbitrale n'est pas fondée sur le droit national de la juridiction saisie. Si la demande arbitrale repose, en revanche, sur un droit étranger, sur le droit international ou sur la lex mercatoria, le litige soumis au juge interne différerait de celui soumis à l'arbitre. Un État dont le droit national n'a pas été appliqué par les arbitres pour une raison ou pour une autre pourrait démontrer l'existence d'un litige distinct résultant de la violation de son propre droit et

37. Sentence Antoine Goetz cl Burundi, 9 février 1999, 15 ICSID Review-FILJ, 2000, p. 457. 38. Sur cette tendance, voy. L. Paradell Trius, International Law m National Legal Systems :

Constitutional Obstacles and Opportunities, European Public Law Series, vol. XXVI, Esperia Publications Ltd, London, 2002, pp. 29-31.

39. W. SACHS, « The New U.S. Bilateral Investment Treaties », Int. Tax and Bus. Law, 1984, p. 197 et les auteurs cités. Voy. aussi R. E. DALTON, « National Treaty Law and Practice : United States », in National Treaty Law and Practice (Austria, Chile, Colombia, Japan, Netherlands, U.S.), M. LEIGH, M. BLAKESLEE et L-B. EDERINGTON, (éd.), Washington DC, ASIL, Studies in Transnational Legal Policy, 1999, n° 30, p. 13, Consultable sur le site [http://www.asil.org/dalton.pdf].

40. Spiess v. Itoh, 643 F.2d 353 (5th Cir. 04/24/1981) ;Asakura v. City of Seattle, 265 US 332 (1924). On souligne que dans l'affaire Elettronica Sicula, l'Italie a soutenu devant la CIJ que son traité d'amitié avec les États-Unis avait un effet direct dans l'ordre juridique interne italien.

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songer à « régler son compte » avec l'investisseur étranger devant ses juridictions internes.

2. Arbitrage fondé sur le traité et arbitrage fondé sur la loi

15. Une vingtaine d'État consentent à l'arbitrage dans les traités d'investissement, tout en exprimant également un consentement d'arbitrage dans leur législation nationale sur les investissements. Se pose alors la question de savoir comment articuler l'arbitrage fondé sur le traité international et l'arbitrage fondé sur la législation interne.

Une première façon de résoudre le problème peut consister à distinguer entre le litige fondé sur la loi nationale et le litige fondé sur le traité international d'investissement. L'arbitre statuant sur le fondement de la loi contrôle le respect des engagements législatifs, l'arbitre statuant sur le fondement du traité le respect des engagements internationaux. Ce problème s'est posé dans l'affaire Petrobart cl Kirghizstan. Le litige est survenu en raison du défaut de paiement de certaines factures émises à l'occasion d'un contrat de vente de gaz conclu par la société Petrobart, société incorporée à Gibraltar et une entité publique kirghize. Petrobart a saisi en premier lieu un tribunal arbitral CNUDCI sur le fondement de la loi kirghize sur l'investissement du 24 septembre 1997, qui contenait un consentement à l'arbitrage CNUDCI. Dans une sentence du 13 févier 2003, le tribunal arbitral s'est déclaré incompétent au motif que le contrat de vente de gaz ne constituait pas un investissement protégé au sens de ladite loi. Le 1er septembre 2003, la même société a saisi un autre tribunal arbitral CNUDCI sur le fondement de l'article 26 de la charte de l'énergie. Devant ce second tribunal, la République kirghize a soulevé l'incompétence en invoquant principalement les principes de Y estoppel et de la res judicata. Dans une sentence rendue le 29 mars 2005 41, le tribunal a rejeté ce moyen en soulignant l'absence d'identité entre les deux litiges. Il a relevé que le premier litige était fondé sur une disposition législative alors que le second reposait sur un traité international 42. Après avoir remarqué que la charte de l'énergie n'interdisait pas à un investisseur de bénéficier de deux mécanismes arbitraux, le tribunal a affirmé que même si la loi kirghize et la charte de l'énergie se référaient au règlement de la CNUDCI, les deux instruments ne prévoyaient pas les mêmes modalités de désignation des arbitres 43.

16. La solution élaborée pour fixer les relations entre le mécanisme arbitral prévu dans la loi nationale et le mécanisme arbitral offert dans le traité d'investissement encourt les mêmes critiques que celles formulées précédemment. À la dualité : arbitre statuant sur le fondement de la loi et arbitre statuant sur le fondement d'un traité, ne correspond pas une dualité : norme interne/norme internationale. L'arbitre statuant sur le fondement d'un code d'investissement peut être conduit à appliquer le droit international et les traités d'investissement. De même, l'arbitre statuant sur le fondement d'un traité d'investissement peut appliquer le droit interne et les dispositions d'un code national d'investissement.

On note qu'une offre législative d'arbitrage peut soulever, en outre, un conflit de compétences lorsqu'elle coexiste avec une clause contractuelle de règlement des différends. Selon un auteur, si le CIRDI est saisi sur le fondement d'une loi

41. Sentence consultable sur le site [http://www.investmentclaims.com]. 42. Ibid., p. 67. 43. La charte désigne le secrétaire général de la Cour permanente d'arbitrage à La Haye comme

autorité de désignation tandis que la loi kirghize opte pour le secrétaire général du CIRDI.

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 575

nationale sur l'investissement, les arbitres CIRDI ne peuvent, dans un tel cas, examiner que les réclamations fondées sur la loi nationale à l'exclusion des réclamations contractuelles44. Il n'en demeure pas moins qu'une telle analyse peut paraître très difficile à justifier si le contrat est soumis au droit de l'État hôte, à moins que les arbitres puissent séparer deux réclamations distinctes et parviennent à distinguer à l'intérieur du droit interne entre violation du code d'investissement et violation des autres sources de droit commun prévues dans le contrat.

On peut d'ailleurs imaginer une situation dans laquelle quatre mécanismes différents pourraient être saisis : l'arbitrage prévu dans le traité d'investissement, l'arbitrage offert dans la loi nationale, le mécanisme contractuellement convenu, et éventuellement les juridictions étatiques 45.

C. Arbitrage État-investisseur et autres procédures prévues dans les traités internationaux

II convient ici de distinguer les traités d'investissement (1) des autres traités internationaux contenant des mécanismes de règlement des différends applicables au contentieux économique international (2).

1. Les traités d'investissement

17. Le premier cas de conflit survient dans le cadre du même traité d'investissement. Les traités d'investissement prévoient généralement deux mécanismes de règlement des différends : un mécanisme interétatique et un arbitrage transnational. Il convient donc d'examiner leur relation (a). Toutefois, le conflit de compétences ne surgit pas seulement entre mécanismes transnationaux et mécanismes interétatiques. L'existence de plusieurs offres d'arbitrage peut engendrer des conflits entre les arbitrages État-investisseur (b).

a) Arbitrage État-investisseur et procédure interétatique

18. Dans la quasi-totalité des traités d'investissement, la clause d'arbitrage État-investisseur (clause verticale) s'accompagne d'une autre clause instituant un mécanisme relatif au règlement des différends interétatiques (clause horizontale). Les mécanismes interétatiques sont variés46. Certains traités instituent une procédure d'arbitrage interétatique qui peut être engagée après l'échec des tentatives de négociation durant une période déterminée 47. D'autres prévoient la possibilité de saisir la CIJ 48. La charte de l'énergie et l'ALENA prévoient, enfin, la constitution d'un groupe spécial arbitral {panel) 49.

44. A-S. EL-KOSHERI, « Contractual Claims and Treaty Claims within the ICSID Arbitration System », ICC Institute of World Business Law, 24th annual meeting, op. cit., p. 5.

45. Dans le contexte spécifique de la loi égyptienne n° 43, les arbitres statuant dans l'affaire SPP semblent trouver une solution à ce dilemme dans la hiérarchie pyramidale qu'ils ont établie entre la clause contractuelle de règlement des différends, l'arbitrage prévu dans un TBI et l'arbitrage offert dans la loi nationale, decision sur la compétence du 27 novembre 1985, JDI, 1994, p. 219, obs. E. GAILLARD. Voy. sur cette décision, L LANKARANI EL-ZEIN, « Quelques remarques sur la sentence SPP c. La République arabe d'Egypte », RBDI, 1994, pp. 535-536.

46. Pour les mécanismes interétatiques prévus dans les TBI, voy. P. PETERS, « Dispute Settlement Arrangements in Investment Treaties »,NYIL, 1991, pp. 102-117.

47. TBI Suisse-Ukraine (1995). 48. TBI États-Unis-Haïti (1983). 49. Article 27 de la charte de l'énergie et chapitre 20 de l'ALENA.

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19. La procédure interétatique peut concurrencer l'arbitrage État-investisseur. En effet, les deux mécanismes visent les différends relatifs à l'interprétation et à l'application des dispositions protectrices de la même convention internationale. Le concours peut se présenter lorsque l'État endosse la réclamation de son ressortissant devant l'instance interétatique. Il peut surgir lorsqu'un État demande à un tribunal arbitral constitué sur le fondement d'une offre d'arbitrage dans un litige transnational de surseoir à statuer car il souhaite régler, devant l'instance interétatique, un différend relatif à l'interprétation d'une règle conventionnelle invoquée par la personne privée. De même, une utilisation excessive de l'arbitrage État-investisseur peut amener les États à recourir aux mécanismes interétatiques pour résister à certaines demandes jugées vexatoires ou pour s'opposer à certaines interprétations courageuses adoptées par les tribunaux arbitraux.

20. À ce jour, à deux reprises, des États ont essayé de bloquer le recours à l'arbitrage État-investisseur en mettant ou en tentant de mettre en œuvre le mécanisme interétatique de règlement des différends.

Dans l'affaire Middle East Cernent Shipping and Handling Co. S. A cl Egypte 50, l'Egypte a demandé au tribunal arbitral statuant sur le fondement du TBI Egypte-Grèce de surseoir à statuer au motif qu'elle souhaitait régler par la voie diplomatique une question relative à l'interprétation d'une disposition du TBI invoquée par l'investisseur privé comme fondement à sa demande. Estimant que rien ne prouvait la mise en place du mécanisme interétatique de règlement des différends, le tribunal arbitral n'a pas donné suite à la demande égyptienne.

Dans l'affaire Lucchetti S.A. and Lucchetti Peru, S.A. cl Pérou51, après la requête d'arbitrage enregistrée le 24 décembre 2002, le Pérou est entré dans des négociations diplomatiques avec le Chili. L'objectif du Pérou était de convaincre le Chili que le litige soumis au CIRDI par Lucchetti ne remplissait pas la condition de compétence ratione temporis et ne relevait pas, en conséquence, de la compétence du tribunal arbitral statuant sur le fondement du TBI. Face à la fermeté chilienne, le Pérou a demandé la mise en œuvre de l'arbitrage État-État, arguant l'existence d'un litige interétatique relatif à l'interprétation et à l'application du TBI52. Le 7 août 2003, le Pérou a demandé au tribunal CIRDI de suspendre la procédure au motif que son litige avec Lucchetti faisait l'objet d'une procédure concurrente devant un tribunal arbitral interétatique établi en vertu du même traité international. Dans sa décision du 16 septembre 2003, le tribunal CIRDI a relevé que les conditions de suspension de l'arbitrage n'étaient pas réunies et a rejeté la demande du Pérou 53.

21. Pour éviter les chevauchements de procédures, certains instruments prévoient des clauses de coordination entre les deux mécanismes. Tel est le cas du TBI Canada-Barbade (1996) qui dispose dans son article 12 que « toute instance introduite sur le fondement du présent article [différend entre un investisseur et un État] est sans préjudice des droits des Parties contractantes aux termes de l'article XIII [différend entre parties contractantes]. Néanmoins, ce principe demeurant, il est convenu qu'aucune des Parties contractantes n'accordera la protection diplomatique, ni ne fera une réclamation internationale, en rapport avec un préjudice ou un dommage particulier subi par l'un de ses investisseurs lorsque ce préjudice ou ce dommage fait, ou aura fait, l'objet d'un arbitrage

50. Sentence du 12 avril 2002, [www.worldbank.org/icisid]. 51. Sentence du 7 février 2005, [www.worldbank.org/icisid]. 52. INVEST-SD : Investment Law and Policy Weekly News Bulletin, Dec. 19, 2003. 53. Décision non publiée. Voy. le § 9 de la sentence arbitrale.

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sur le fondement du présent article, sauf si l'autre Partie contractante ne se conforme pas à la sentence arbitrale rendue en l'espèce ».

La clause de coordination fait disparaître la compétence de l'organe interétatique de règlement des différends dès la mise en œuvre de l'arbitrage transnational. Elle remplit trois fonctions : elle fait obstacle à l'engagement simultané des deux procédures de règlement des différends ; elle évite que le même litige soit tranché deux fois ; elle empêchera, enfin, que le mécanisme interétatique soit une instance d'appel des décisions transnationales. En effet, si un arbitre est saisi, le mécanisme interétatique ne peut intervenir que pour garantir l'exécution des sentences arbitrales transnationales. En l'absence d'une telle clause, ces risques sont à craindre. En effet, les investisseurs n'hésitent pas à exercer des pressions sur leur gouvernement pour mettre en œuvre les mécanismes interétatiques de règlement des différends. Ainsi dans l'affaire Ethyl cl Canada, la société américaine demanderesse a non seulement tenté de mettre en œuvre l'arbitrage du chapitre 11, mais aussi essayé de convaincre le gouvernement américain de recourir au mécanisme de règlement des différends interétatiques de l'ALENA. Il faut cependant réserver le cas de l'arbitrage CIRDI car, selon l'article 27 de la convention de Washington, les États s'engagent à ne pas accorder la protection diplomatique pour tout litige soumis au CIRDI.

Pour autant, la clause de coordination rencontrée dans les TBI ne résout jjas toutes les difficultés. Interprétée strictement, elle ne semble pas interdire à l'Etat de soumettre au mécanisme interétatique un litige de nature abstraite portant sur l'interprétation d'une disposition conventionnelle alors qu'une instance arbitrale transnationale est en cours. Plus encore, la clause n'évoque pas le cas où un État prend l'initiative de recourir au mécanisme interétatique avant l'introduction de la réclamation transnationale par la personne privée. En effet, un État peut penser à utiliser le mécanisme interétatique dans la période d'attente généralement imposée avant l'introduction des demandes d'arbitrage pour influencer le cours des affaires d'une manière défavorable aux investisseurs privés. De même, l'idée selon laquelle une sentence rendue par un tribunal arbitral dans un litige opposant un investisseur à un État ne peut pas être contestée devant le mécanisme interétatique est mise en doute par certains auteurs. Ainsi G. Delaume, envisage un scénario dans lequel un État conteste devant le mécanisme interétatique deux sentences transnationales retenant deux interprétations contradictoires de la même disposition conventionnelle au motif que la contradiction des sentences pose un problème d'interprétation et d'application du TBI qui ne peut être résolu que par le mécanisme interétatique 54.

b) La pluralité des arbitrages État-investisseur

22. L'existence de plusieurs offres d'arbitrage dans des conventions internationales, bilatérales ou multilatérales, peut engendrer des conflits entre les arbitrages État-investisseur. Différentes offres exprimées dans des instruments variés peuvent viser le même litige alors qu'elles ne sont pas soumises aux mêmes conditions et n'ont pas forcément le même régime juridique. Ainsi, on peut imaginer qu'un litige entre les mêmes parties peut être visé aussi bien par l'article 26 de la charte de l'énergie que par les dispositions relatives à l'arbitrage État-investisseur d'un TBI.

54. G. DELAUME, « Consent to ICSID Arbitration », in The Changing World in International Law in the Twenty-First Century : A Tribute to the Late Kenneth R. Simmonds, The Hague, Boston, Kluwer, 1998, pp. 175-176.

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La protection de l'investissement indirect et la reconnaissance d'une qualité distincte pour agir au profit des actionnaires accentuent les éventualités de conflit de juridictions. Avec la complexité de la structure de l'investissement, des demandes d'arbitrages parallèles et multiples concernant la même mesure peuvent être soumises à des tribunaux arbitraux différents sur le fondement de plusieurs traités d'investissement 55. En effet, si l'investisseur opère par le biais d'une chaîne de compagnies enregistrées dans plusieurs pays, chaque société peut engager une action sur le fondement d'un traité distinct56. Le droit à l'arbitrage se démocratise et se banalise. Le consentement spécifique destiné à un contractant connu et identifié à l'avance cède la place à une offre publique d'arbitrage adressée à des millions de personnes. Cette collectivisation de l'arbitrage État-investisseur risque de semer le désordre. On en est à l'ère du « BIT shopping », selon l'expression de M. Legum 57.

23. Le conflit entre arbitrage engagé par un actionnaire et arbitrage engagé par une société s'est produit dans les affaires Lauder cl République tchèque et CME cl République tchèque5^. Les affaires ont été très médiatisées. Elles illustrent « une crise de légitimité qui affecte le système arbitral global » 59. Elles « détruisent la confiance à l'égard de l'arbitrage » 60. Les deux conseillers qui ont assuré la défense de la République tchèque devant les tribunaux arbitraux qualifient ces deux affaires de « très regrettables, tout à fait absurdes en ce que le droit qu'elles nous dévoilent paraît stupide » 61.

Les faits des deux affaires sont quasiment identiques. La société de droit néerlandais CME est contrôlée par un ressortissant américain, M. Lauder. Elle investit en 1991 dans un projet de création d'une chaîne locale privée de télévision. L'investissement a été effectué en association avec un partenaire local, CET 21, par la création d'une société commune CNTS. En 1996, le Conseil des médias, organe de contrôle et de supervision du secteur audiovisuel, change les conditions relatives à la licence et exige des modifications dans la structure sociétaire de l'entreprise commune. Les nouvelles exigences du Conseil des médias obligent CME et son partenaire à remplacer l'accord de joint venture par un contrat de prestation de service. Les relations entre les deux partenaires se détériorent jusqu'à la séparation. Un arbitrage CCI à Amsterdam et plusieurs actions devant les juridictions locales ont été engagés 62.

55. Citons, à cet égard, les possibilités contentieuses qui s'offrent à un groupe dont la structure est très compliquée tel que Royal Dutch/ Shell. Ce groupe comprend au sommet deux sociétés mères : l'une hollandaise et l'autre anglaise, trois sociétés holding, onze sociétés de services et des centaines de sociétés opérant dans cent vingt-huit États différents entretenant entre elles des rapports de contrôle très compliqués, P. PETERS, « Some Serendipitous Findings in BITs : The Barcelona Traction Case and the Reach of Bilateral Investment Treaties », In Reflections on International Law from the Low Countries in Honor of Paul de Waart, E. DENTERS et N. SCHRIJVERS, (eds ), Martinus Nijhoff, 1998, p. 36.

56. K. HOBER, « Parallel Arbitration Proceedings. Duties of the Arbitrators : Some Reflections and Ideas », ICC Institute of World Business Law, op. cit., p. 4.

57. B. LEGUM, « Defining Investment and Investor : Who is Entitled to Claim ? », Making the Most of International Investment Agreements : A Common Agenda, symposium co-organisé par le CIRDI, l'OCDE et la CNUCED, Paris, 12 décembre 2005.

58. Voy. aussi les risques de conflit découlant de l'admission d'une nouvelle théorie baptisée « investisseur de facto » dans la sentence Sedelmayercl Russie du 7 juillet 1998. Sentence disponible sur le site [www.iisd.org/pdf/2004/ investment_sedelmayer_v_ru.pdf]. Voy. W. BEN Hamida, « La notion d'investisseur », Gazette du Palais, Cahiers de l'arbitrage, n° 2005/3, 14 et 15 décembre, p. 33 et W. Ben Hamida, « Mr. Franz Sedelmayer v. The Federation of Russia », Stockholm International Arbitration Review, 2005, nc 2, p. 76.

59. Ch. BROWER, « A crisis of Legitimacy », National Law Journal, Oct. 7, 2002. 60 W. KÛHN, « How to Avoid Conflicting Awards- The Lauder and CME Case », JWIT, 2004, p. 7. 61. «Absolutely ludicrous, and highly regrettable for the fact that it makes the law looks stupid », « Clifford

Chance entangled in bitter lauder arbitration », Legal Bus., Oct. 2001, p. 108, cité par Ch. BROWER, op. cit., p. 216. 62. Voy. pour une description de l'affaire Ch. BROWER et J. SHARPE, « Multiple and Conflicting

International Arbitral Awards », JWIT, 2003, p. 211.

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En sus de ces procédures, deux arbitrages État-investisseur ont été engagés contre la République tchèque pour contester les nouvelles exigences du Conseil des médias. Le 19 août 1999, M. Lauder a invoqué le TBI République tchèque- États-Unis, en tant que personne physique actionnaire, pour engager une procédure d'arbitrage contre la République tchèque. Six mois plus tard, la société CME, société de droit néerlandais, s'est fondée sur le TBI République tchèque/ Pays-Bas pour introduire une autre demande d'arbitrage. Les deux litiges impliquent les mêmes faits, la même mesure, le même investissement, les mêmes arguments de droit et les mêmes moyens de preuves. Toutefois, deux tribunaux arbitraux distincts, agissant en application du règlement de la CNUDCI, ont été mis en place. Le premier a eu Londres pour siège. Il a regroupé M. Lloyd Culter et M. Robert Briner en tant que membres et M. Bohusav Klein en tant que président. Le deuxième a siégé à Stockholm. Il était composé du juge Stephen Schwebel et de M. Jaroslav Handl, comme arbitres, et de M. Wolfgang Kiihn, président. La République tchèque a refusé la proposition des investisseurs de consolider les deux procédures parallèles.

Les deux tribunaux arbitraux ont rejeté le moyen tchèque selon lequel la multiplicité des recours impliquant directement ou indirectement un État constituait un abus de procès (« abuse of process »). Les deux, soutenant qu'ils étaient saisis sur le fondement de deux traités différents par des demandeurs distincts, ont estimé que l'existence d'une procédure portant sur les mêmes faits ne les empêchait pas de se déclarer compétents. Ils ont affirmé que les deux litiges n'étaient pas identiques et qu'une telle situation ne posait qu'un risque de double compensation qui serait, le cas échéant, pris en considération lors de l'évaluation du dommage. Deux sentences, en conséquence, ont été rendues, la première le 3 septembre 2001, la deuxième dix jours plus tard. Les deux tribunaux, s'agissant de violations relatives à des règles conventionnelles quasiment identiques, ont rendu deux sentences contradictoires et inconciliables. Ainsi, les mêmes mesures ont été considérées comme légitimes dans la première sentence et comme expro- priatrices dans la seconde. De même, si dans la première sentence, la République tchèque n'a encouru aucune responsabilité, dans la deuxième, le tribunal a décidé qu'elle devait payer à l'investisseur une indemnisation conséquente 63.

Devant ce qui lui apparaissait comme « le recours de la dernière chance », la République tchèque a introduit une demande d'annulation contre la sentence CME devant les juridictions suédoises, juridictions du siège de l'arbitrage. Le 15 mai 2003, la Cour de Seva a rejeté la demande d'annulation. La Cour a décidé que la sentence Lauder, qui avait précédé la sentence CME, ne bénéficiait pas de l'autorité de chose jugée. Elle a considéré que les affaires Lauder et CME n'étaient pas fondées sur le même TBI et que les parties n'étaient pas identiques. Elle a enfin souligné que la République tchèque assumait une part de responsabilité dans la situation car elle avait refusé la proposition de consolidation 64.

24. On observe enfin que les situations de conflits ne surviennent pas seulement dans les relations actionnaires/groupements. La nature abstraite et l'effet général de certaines mesures économiques, jugées préjudiciables aux droits des investisseurs étrangers, ont favorisé une explosion du contentieux arbitral d'inves-

63. Ronald S. Lauder cl République tchèque, sentence du 3 septembre 2001 et CME B.V cl République tchèque, sentence du 13 septembre 2001, disponibles sur le site [www.cnts.cz]. Voy. B. BEZDEK, « Lauder, CME Battle Czech Republic on Media Investment : Panels in London and Stockholm Reach Opposite Results », News and Notes from the Institute for Transnational Arbitration, 2001, n° 4, p. 1.

64. Décision de la Cour d'appel de Seva, ILM, 2003, p. 919, [www.cetv-net.com]. Voy. sur cette affaire D. RlVKIN, « The Impact of Parallel and Successive Proceedings on the Enforcement of Arbitral Awards », ICC Institute of World Business Law, op. cit., pp. 3-7.

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tissement. Toute mesure générale est susceptible de susciter des vagues de contentieux analogues. La situation de l'Argentine qui a défrayé la chronique ces derniers mois en est l'exemple le plus frappant. La loi argentine du 6 janvier 2002 sur l'urgence économique, qui a supprimé la parité pesos-dollars adoptée en 1992, a suscité une avalanche de demandes d'arbitrages fondées sur des traités d'investissement différents. Les investisseurs étrangers ont soutenu que cette législation violait les garanties qui leur avaient été données au moment de leur entrée sur le marché argentin. Ils ont estimé qu'elle constituait une expropriation déguisée de leurs investissements. L'Argentine est aujourd'hui inondée par une quarantaine de réclamations d'arbitrage. Au 31 août 2005, ce n'est pas moins de quarante affaires qui se trouvaient pendantes devant des tribunaux CIRDI ou CNUDCI, dont une majorité soulève des questions de droit et de fait largement similaires. Cela signifie que des dizaines de tribunaux auront à connaître des questions très semblables.

2. Les autres traités

Le conflit de compétences ne surgit pas seulement entre les mécanismes de règlement des différends prévus dans les traités d'investissement. Du fait de l'extension de la notion d'investissement, la relation entre l'arbitrage État-investisseur et certains mécanismes de règlement des différends prévus dans des accords internationaux ayant une incidence sur l'investissement suscitent un ensemble de problèmes. Parmi ces mécanismes, on peut citer l'Organe de règlement des différends de l'OMC (a), les cours régionales de protection des droits de l'homme (b) et le système juridictionnel communautaire (c).

a) L'Organe de règlement des différends de l'OMC

25. Le chevauchement entre l'organe de règlement des différends (ORD) de l'OMC, qui peut connaître des différends relatifs à l'application de l'accord général sur le commerce et les services (GATS), de l'accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce (MIC) et de l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), et l'arbitrage État-investisseur n'est pas un cas d'école. L'élargissement de la notion d'investissement et l'extension des activités de l'OMC à ce domaine entraînent des recoupements procéduraux et substantiels entre les deux systèmes. On peut songer par exemple aux mesures d'investissement liées au commerce qui sont visées par les TBI américains ou canadiens, par l'ALENA, et par l'accord sur les MIC. On peut penser à l'accord du GATS qui couvre l'établissement des opérateurs économiques à l'étranger, ce qui coïncide largement avec le domaine d'application des conventions d'investissement. Il est vrai que les opérateurs économiques n'ont pas accès à l'ORD, et que ce dernier ne peut pas, à la différence des tribunaux arbitraux en matière d'investissement, accorder des compensations financières 65. Il n'en demeure pas moins que des Etats ont instauré des mécanismes internes d'endossement et que derrière chaque contentieux interétatique, il y a souvent un opérateur économique et un intérêt privé à protéger66. Qui plus est, en raison de l'existence de règles communes dans les deux accords, les deux mécanismes peuvent adopter des interprétations divergentes.

65. J. ALVAREZ, « The Emergent Foreign Investment Regime », ASIL Proc, 2005, p. 94. 66. F. ORREGO-VlCUNA, op.cit., p. 63. Voy. pour les entreprises communautaires, W. BEN HAMIDA,

L'application des règles de l'OMC aux entreprises dans la Communauté européenne, Mémoire DEA de droit communautaire, Paris II, 1998, pp. 68-87.

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 581

Cette situation de conflit a été illustrée récemment dans le cadre de l'arbitrage du chapitre 11 de l'ALENA sur les investissements.

26. Dans l'affaire des Mesures fiscales concernant les boissons sans alcool et autres boissons, les États-Unis ont contesté la régularité de certaines mesures mexicaines relatives au sirop de maïs à haute teneur en fructose d'origine américaine. Ils ont estimé que ces mesures étaient incompatibles avec la règle du traitement national énoncée par le GATT et ont demandé l'établissement d'un groupe spécial. La même mesure a été contestée par trois sociétés américaines au regard des obligations du chapitre 11 de l'ALENA67.

Craignant qu'une condamnation dans le cadre de l'OMC puisse influencer les tribunaux statuant sur le fondement du chapitre 11 de l'ALENA, le Mexique a demandé au groupe spécial « de faire preuve d'une prudence particulière dans sa manière de formuler ses constatations et recommandations ». En particulier, le Mexique a exigé de ce groupe « de mentionner que quels que puissent être les droits juridiques des parties au titre d'autres règles du droit international applicables, ses constatations s'appliquent uniquement aux droits et obligations respectifs des parties au titre des accords de l'OMC et ne peuvent pas être considérées comme préjugeant de ces autres droits juridiques » 68. Le Mexique a souligné que la même mesure a été contestée devant de multiples groupes spéciaux et tribunaux internationaux saisis à la demande des États-Unis ou de leurs ressortissants 69, et qu'« un effet secondaire du recours des États-Unis [devant l'ORD] qui causerait des dommages supplémentaires est la possibilité que le présent Groupe spécial fasse des constatations de fait accessoires qui pourraient être utilisées contre le Mexique dans des plaintes déposées conformément au chapitre 11 de l'ALENA » 70.

Le groupe spécial a affirmé que le différend soumis à l'ORD était distinct de celui soumis en vertu de l'ALENA, dans la mesure où ce dernier « concern [ait] des obligations au titre d'un accord international différent, l'ALENA». Il a décidé que, en application de l'article 3 : 1 du mémorandum d'accord sur le règlement des différends, l'affaire qui lui était soumise concernait l'OMC et ne pouvait pas être liée au différend reposant sur l'ALENA. Il en découle que « les constatations, quelles qu'elles soient [...] ainsi que les conclusions et les recommandations du groupe spécial en l'espèce, ne concernent que les droits et obligations du Mexique au titre des accords visés de l'OMC, et non ses droits et obligations au titre d'autres accords internationaux, comme l'ALENA, ou d'autres règles du droit international » 71. Au final le groupe spécial a considéré que la mesure mexicaine était incompatible avec l'accord de l'OMC. Saisi par le Mexique, l'Organe d'appel a confirmé, le 6 mars 2006, les conclusions du groupe spécial 72. Il serait très intéressant de suivre l'impact des conclusions de l'ORD sur les procédures actuellement pendantes engagées sur le fondement du chapitre 11 de l'ALENA par des investisseurs américains contre le Mexique.

67. Il s'agit des affaires, Corn Products International, Inc cl Mexique et Archer Daniels Midland Company and Tate & Lyle Ingredients Americas cl Mexique. Une demande adressée par le Mexique pour consolider ces deux affaires a été rejetée. En outre, une troisième demande impliquant la même mesure a été introduite par la société américaine Cargill contre le Mexique, voy. infra.

68 Rapport du Groupe special, Mesures fiscales concernant les boissons sans alcool et autres boissons WT/DS308/R, États-Unis cl Mexique, 7 octobre 2005, disponible sur le site de l'OMC, § 3.4

69. §§ 4. 74-4.76. 70. § 4. 294. 71. § 8. 232 et § 7.15. 72. Rapport de l'Organe d'appel, Mesures fiscales concernant les boissons sans alcool et autres bois

sons, WT/DS308/AB/R.

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582 ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL

27. En outre, le long différend sur les bois d'œuvre résineux entre les États- Unis et le Canada a soulevé un certain nombre d'interrogations sur l'impact des procédures interétatiques de règlement des différends, engagées notamment dans le cadre de l'OMC, sur les arbitrages relatifs aux investissements.

Les mesures américaines imposant des droits compensatoires et antidumping aux exportateurs canadiens de bois d'œuvre résineux ont suscité plusieurs contentieux devant diverses autorités 73. Pour défendre les intérêts des exportateurs canadiens de bois, le Canada a contesté ces mesures devant des groupes spéciaux binationaux formés en vertu du chapitre 19 de l'ALENA relatif aux droits anti-dumping et aux droits compensatoires, devant le Tribunal de commerce international des États-Unis, et devant l'ORD de l'OMC 74. Parallèlement à l'action du Canada, plusieurs investisseurs canadiens (Canfor, Tembec Inc et Terminal Forest Products) ont contesté la même mesure sur le fondement du chapitre 11 de l'ALENA75.

Après des négociations très difficiles, le 27 avril 2006, le Canada et les États- Unis ont conclu une entente sur la résolution de ce conflit. L'entente prévoit que les deux parties prendront les mesures nécessaires pour mettre fin à toutes les procédures en cours 76. Le problème qui se pose actuellement est de savoir si cette clause met fin aux procédures de règlement des différends interétatiques seulement ou si elle s'étend également aux procédures engagées par les investisseurs privés. Ce problème se pose avec d'autant plus d'acuité que la presse rapporte que certains producteurs canadiens, appuyés par certaines provinces, ne sont pas favorables à l'entente conclue77. L'impact de cet accord interétatique sur les procédures arbitrales en matière d'investissement sera, sans doute, l'une des questions posées devant les arbitres statuant actuellement sur le fondement du chapitre 11 78.

28. Enfin, il a été soutenu que la référence faite par les traités d'investissement au droit international comme droit applicable au fond du litige, ainsi que la généralité du prescrit de certaines règles substantielles d'investissement, telle la règle relative au traitement juste et équitable, attire dans le champ de l'arbitrage État-investisseur les règles prévues dans les accords de l'OMC. Une telle analyse a pour conséquence d'autoriser les investisseurs à utiliser l'arbitrage État-investisseur afin de garantir l'exécution des obligations prévues dans les accords de l'OMC. Ces derniers peuvent contester directement devant les tribunaux arbitraux

73. Sur ce différend, voy. le site du gouvernement canadien [http://www.dfait-maeci.gc.ca/eicb/ soft wood/menu-fr. asp] .

74. Voy. les affaires, DS 311, Canada cl États-Unis, Réexamens du droit compensateur concernant le bois d'œuvre résineux en provenance du Canada ; DS 264, Canada cl États-Unis, Determination finale en matière de dumping concernant les bois d'œuvre résineux en provenance du Canada ; DS 257, Canada cl États-Unis, Détermination finale en matière de droits compensateurs concernant certains bois d'œuvre résineux en provenance du Canada ; DS 247, Canada cl Etats-Unis, Mesure antidumping provisoire appliquée aux importations de certains bois d'œuvre résineux en provenance du Canada ; DS 236, Canada cl États-Unis, Déterminations préliminaires concernant certains bois d'œuvre résineux en provenance du Canada.

75. Le 7 septembre 2005, à la demande des États-Unis, un tribunal arbitral a ordonné la consolidation des arbitrages relatifs aux investissements devant un même tribunal. Sur cette consolidation, voy. infra.

76. « all litigation will be terminated on entry into force of the agreement ». 77. Globe and Mail, 27 avril 2006. L'agence Reuter rapporte que 40 % des producteurs canadiens ne

sont pas favorables à cet accord. 78. Sur l'utilisation de l'accord de l'OMC et du chapitre 11, voy. J. PAUWELYN, « Adding Sweetners

to Softwood Lumber : The WTO-NAFTA Spaghetti BowPis Cooking », Journal of International Economic Law, 2006, p. 197. Voy. aussi J. PAUWELYN, « The U.S.-Canada Softwood Lumber Dispute Reaches a Climax », ASIL Insight, 30 November 2005, [http://www.asil.org/insights/2005/ll/insights051129.html]

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des violations de ces accords. L'analyse est révolutionnaire dans la mesure où un opérateur économique peut soumettre une réclamation relative aux règles de l'OMC sans l'aval de son État. Elle permet également aux investisseurs de demander des réparations financières pour sanctionner de telles violations 79.

Pour éviter de telles réclamations, les États membres de l'ALENA ont adopté une note interprétative de certaines dispositions du chapitre 11 aux termes de laquelle « la constatation qu'il y a eu violation d'une autre disposition de l'ALENA ou d'un accord international distinct ne démontre pas qu'il y ait eu violation de l'obligation du traitement juste et équitable » 80. Cependant, il est possible de soutenir que cette note ne concerne que l'arbitrage de l'ALENA à l'exclusion des arbitrages consentis dans les autres traités d'investissement 81. Bien plus, malgré cette note interprétative, certaines entreprises continuent à contester devant les tribunaux arbitraux statuant sur le fondement du chapitre 11 des violations du droit de l'OMC. Ainsi, dans l'affaire Canfor cl Etats-Unis, la société Canfor a soutenu qu'en ne respectant pas les règles de l'OMC sur le dumping, les États- Unis ont agi d'une façon arbitraire, non compatible avec le traitement juste et équitable prévue dans le chapitre 11 de l'ALENA82. La même argumentation a été invoquée dans l'affaire Kenex Ltd cl Etats-Unis. Dans sa notification d'arbitrage, Kenex Ltd soutient que l'incompatibilité des mesures américaines relatives au commerce des produits industriels de chanvre avec l'accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires doit conduire les arbitres à les condamner également au titre du chapitre 11 de l'ALENA83.

b) Les juridictions des droits de l'homme

29. Dans l'un des premiers articles consacrés à l'arbitrage fondé sur les traités d'investissement, G. Burdeau a établi un parallèle entre le recours direct d'une personne privée contre un État dans le domaine de la protection internationale des droits de l'homme et le recours de l'investisseur contre un État sur le fondement d'un traité d'investissement84. Une année plus tard, J. Alvarez a décrit le chapitre 11 de l'ALENA sur les investissements comme un « bizarre traité des droits de l'homme » 85.

Ces analogies s'expliquent dans une large mesure par le fait que les systèmes régionaux de protection des droits de l'homme comme les traités d'investissement ouvrent aux particuliers un droit de recours contre un État devant une instance internationale. Ainsi, la convention européenne des droits de l'homme autorise toute personne privée à saisir la Cour européenne des droits de l'homme. En outre, sur le plan substantiel, plusieurs règles prévues dans les traités d'investissement et dans les traités de protection des droits de l'homme se ressemblent. En effet, comme les traités d'investissement, les traités de protection des droits de

79 G VERHOOSEL, « The Use of Investor-State Arbitration under Bilateral Investment Treaties to Seek Relief for Breaches of WTO Law », Journal of International Economic Law, 2003, p. 493 et Ch. VERRILL, Jr., « Are WTO Violations also Contrary to the Fair and Equitable Treatment Obligations in the Investor Protection Agreement ? », ILSA Journal of International and Comparative Law, 2005, p. 287.

80. Notes d'interprétation de certaines dispositions du chapitre 11, Commission du libre-échange de l'ALENA, 31 juillet 2001, [http://www.dfait-maeci.gc.ca/tna-nac/NAFTA-Interpr-fr.asp].

81. En ce sens, G. VERHOOSEL, op. cit. 82. Affaire pendante, voy. la notification d'arbitrage sur le site [http://www.state.gOv/s/l/c7424.htm]. 83. Affaire pendante, voy. la notification d'arbitrage sur le site [ http://www.state.gOv/s/l/c7423.htm]. 84 G. BURDEAU, « Nouvelles perspectives pour l'arbitrage dans le contentieux économique intéres

sant les États », Rev. arb., 1996, p. 15. 85. « Bizarre human rights treaty », J. ALVAREZ, « Critical Theory and the North American Free

Trade Agreement's Chapter Eleven », U. Miami Inter-Am Law. Rev., 1997, p. 307.

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l'homme interdisent les discriminations, protègent la propriété et prohibent les expropriations. Il n'est donc pas étonnant de voir les investisseurs privés utiliser les deux mécanismes pour protéger leurs droits face aux États. En effet, dans plusieurs affaires, les investisseurs privés ont saisi simultanément la Cour européenne des droits de l'homme et un tribunal arbitral statuant sur le fondement d'un TBI.

La première affaire a opposé la société Nomura-Europe et sa filiale, la société Saluka, à la République tchèque. Un arbitrage a été engagé sur le fondement du TBI République tchèque/Pays-Bas. Les deux sociétés prétendent que l'administration forcée d'une banque dans laquelle elles sont actionnaires et sa cession à une institution bancaire concurrente violent le traitement juste et équitable et constituent une expropriation interdite par le TBI. Le tribunal arbitral a été constitué en application du règlement de la CNUDCI. Parallèlement à la demande arbitrale introduite sur le fondement du TBI, la société Nomura-Europe et sa filiale ont introduit une plainte contre la République tchèque devant la Cour européenne des droits de l'homme. Elles soutiennent que les mesures tchèques violent les garanties relatives à la protection de la propriété 86. On note que dans cette affaire, le tribunal arbitral a rejeté une demande reconventionnelle de la République tchèque introduite contre l'investisseur étranger87. Face à ce rejet, cet État a engagé une procédure arbitrale sur le fondement d'une clause contractuelle de règlement des différends figurant dans un contrat conclu avec Nomura. En conséquence, trois procédures coexistent actuellement : l'arbitrage fondé sur le TBI 88, le recours devant la Cour européenne des droits de l'homme et l'arbitrage fondé sur la clause contractuelle de règlement des différends. La presse a récemment rapporté que le département de police tchèque a introduit une action pénale contre l'un des administrateurs de Nomura, lui reprochant des pratiques illégales dans la période précédant l'administration forcée de la banque 89.

La deuxième affaire a opposé la société Yukos à la Fédération de la Russie. Trois sociétés affiliées au Group Menatep Ltd, ont introduit une demande arbitrale contre la Russie sur le fondement de la charte de l'énergie. Ce groupe est une société holding de droit de Gibraltar par l'intermédiaire de laquelle le millionnaire russe M. Khodorkovsky et cinq de ses amis contrôlent 60 % des actions de la société russe Yukos. Parallèlement à cet arbitrage, cette société a saisi la Cour européenne des droits de l'homme pour dénoncer l'expropriation de ses biens et la violation de son droit à un procès équitable par les autorités russes. La même société réfléchit actuellement à l'éventualité d'engager une demande arbitrale sur le fondement de la législation russe sur les investissements de 1999 90. Une requête d'arbitrage en ce sens a été adressée le 14 décembre 2004 à la Russie91. Yukos prétend qu'elle constitue une entité étrangère aux

86. Central Europe Review, vol. 3, n° 6, 12 Feb. 2001, [http://www.œ-re\dew.org/01/7/czechnews7.htinl]. 87. Décision sur la demande reconventionnelle introduite par la République tchèque, 7 mai 2004,

[http://ita.law.uvic.ca/documents/Saluka-DecisiononJurisdiction-counterclaim.pdfl. Sur la question des demandes reconventionnelles, Voy. W. BEN HAMIDA, « L'arbitrage État-investisseur cherche son équilibre perdu : Dans quelle mesure l'État peut introduire des demandes reconventionnelles contre l'investisseur privé ? », International Law FORUM du droit international, 2005, p. 261.

88. Dans une sentence partielle du 17 mars 2006, le tribunal a jugé que la République tchèque avait violé le TBI et a décidé de passer à la phase de l'appréciation du dommage, [http://ita.law.uvic.ca/documents/ Saluka-PartialawardFinal.pdf] .

89. Investment Treaty News (ITN), Dec. 14, 2005. 90. M. GOLDHABER, « Global Lawyer : Strategic Arbitration Yukos Investors are searching for Just

ice. One Key Tool in their Arsenal : Investment Treaty Arbitration », The American Lawyer, June 1, 2005, [http://www.law.com/jsp/tal/PubArticleTAL.jsp ?id=1117098312615].

91. Requête disponible sur le site [httpy/bankrupt.com/misc/YukosArbitrationNotice.pdfJ.

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termes de cette loi, car elle est contrôlée par 10 % d'intérêts étrangers. Le problème découle du fait que l'article 10 de la loi russe sur les investissements contient une « offre blanche d'arbitrage ». Elle se contente d'exprimer le consentement de la Russie à l'arbitrage sans prévoir une procédure arbitrale particulière ou les modalités de la désignation du tribunal arbitral92. Dans les prolongements de cette affaire, la société Yukos a demandé au juge du Texas de l'autoriser à se placer sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Elle a également requis de celui-ci la désignation des arbitres afin de rendre effectif l'engagement arbitral législatif russe. Le juge américain s'est déclaré incompétent pour connaître de la procédure de faillite et n'a pas examiné la demande de désignation des arbitres 93.

Enfin, récemment, la société lituanienne Amto a engagé une procédure arbitrale sur le fondement de la charte de l'énergie contre l'Ukraine devant la chambre de commerce de Stockholm. En même temps et parallèlement à cette procédure, la filiale ukrainienne d'Amto, Elektroyuzhmontazh-10, a saisi la Cour européenne des droits de l'homme pour contester des violations de la convention européenne des droits de l'homme commises par l'Ukraine 94.

Ces affaires sont survenues dans le cadre du système européen de la protection des droits de l'homme95. Mais des observations similaires pourraient être faites à propos de la convention interaméricaine des droits de l'homme ou de la convention interafricaine des droits de l'homme.

c) Le système juridictionnel communautaire

30. Droit communautaire et droit des investissements forment un couple dont la coexistence peut parfois être problématique.

Le premier problème découle de la participation de la Communauté européenne à l'arbitrage de l'article 26 de la charte de l'énergie. Cette charte est un traité international mixte96 conclu conjointement par la Communauté européenne et ses États membres. Ce caractère mixte peut soulever certains problèmes. Les investisseurs peuvent éprouver une difficulté pour déterminer avec précision la partie qui est défenderesse dans une procédure d'arbitrage. La solution idéale peut consister à engager la Communauté ou l'État membre en fonction de ses compétences respectives. La déclaration souscrite par la CE auprès du secrétariat de la charte 97, en prévoyant que « les Communautés européennes,

92. L'article 10 intitulé « Guarantee of Proper Settlement of Disputes Related to Investment and Business Activities of Foreign Investments in the Russian Federation » dispose : « Any dispute involving a foreign investor and related to the investment and business activities of such investor in the Russian Federation shall be settled in compliance with the international treaties of the Russian Federation and federal laws in a court, an arbitration court, or international arbitration ».

93. Sur les procédures de faillite devant les juridictions américaines, voy. J.-L. VALLENS, « L'affaire Youkos ou l'instrumentalisation du droit de la faillitite », Recueil Dalloz, 2005, p. 778 et M. WlNKLER, « Arbitration Without Privity and Russian Oil : The Yukos Case before the Houston Court », University of Pennsylvania Journal of International Economic Law, 2006, p. 115.

94. L. PETERSON, « Latvian firm sues Ukraine in ninth (known) claim to be filed under Energy Charter », Investment Treaty News (ITN), April, 27 2006.

95. Dans l'affaire Ares International S.r.l. et MetalGeo S.r.l. cl Géorgie, les deux investisseurs italiens ont contesté l'expropriation de leur investissement par le gouvernement géorgien. Les deux investisseurs avaient déclaré, au début de 2005, leur intention de soumettre leur litige à la Cour européenne des droits de l'homme. Mais, finalement ils ont décidé de soumettre leur litige au CIRDI sur le fondement du TBI Italie-Géorgie. Voy. L. Peterson, « Italians drop human rights claim against Georgia, initiate investment treaty claim », Investment Treaty News (ITN), March 29, 2006.

96. Voy. pour les accords mixtes, Mixed Agreements, D. O'KEEFFE, H. G. SCHERMER, (éd.), Kluwer 1983 et E. Neframi, Recherches sur les accords mixtes de la Communauté européenne. Aspects communautaires et internationaux, thèse sous la direction de Ch LEBEN, Pans II, 2000.

97. Déclaration souscrite par la CE auprès du secrétariat de la charte, JOCE, 1998, L65 /115.

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d'une part, et leurs États membres, d'autre part, ont signé le traité sur la charte de l'énergie et doivent donc répondre au niveau international de l'exécution des obligations qui y figurent, selon leurs compétences respectives » semble admettre cette solution. Cependant, les compétences nationales et communautaires sont étroitement interdépendantes et leur répartition est une question très complexe. Il se peut dès lors qu'il soit malaisé à un investisseur d'identifier l'entité qui est engagée par une obligation déterminée imposée dans la charte. Cette difficulté n'est cependant pas insurmontable : la charte incorpore, en effet, un engagement parallèle à l'arbitrage émanant aussi bien de la CE que de ses États membres. À défaut de précision sur l'entité responsable, on peut considérer que la Communauté et ses membres sont conjointement responsables de l'exécution de l'ensemble des obligations de la charte. La solution préconisée se justifie sur le plan théorique : la Communauté et ses États membres sont, en effet, parties à l'ensemble de l'accord mixte, et non aux seules dispositions touchant les matières qui relèvent de leurs compétences respectives.

Encore faut-il que le système d'arbitrage auquel l'investisseur s'adresse admette l'hypothèse d'un arbitrage multipartite auquel participe un ou plusieurs États et une organisation internationale. S'il en était ainsi, un tribunal arbitral fondé sur l'article 26 serait la première, et à ce jour la seule, juridiction ouverte aux particuliers, qui soit investie de la compétence pour statuer sur une action en responsabilité dirigée à la fois contre la Communauté et un ou plusieurs États membres 98.

Pour ne pas en arriver là, la déclaration de la CE prend soin de mentionner que « si nécessaire, les Communautés et les États membres concernés détermineront lequel d'entre eux est la partie défenderesse dans une procédure d'arbitrage engagée par un investisseur ou par une autre partie contractante. Le cas échéant, à la demande de l'investisseur, les Communautés et les États membres concernés procéderont à cette désignation dans un délai de trente jours sans préjudice du droit de l'investisseur d'intenter un [recours] contre la communauté et contre [ses] États membres) » ". Il va de soi que certains systèmes d'arbitrage prévus dans la charte tels que le CIRDI ou son mécanisme supplémentaire ne peuvent pas être utilisés lorsque la CE est partie. Les deux procédures ne sont accessibles que contre des États ou des autorités infra-étatiques.

31. Le second problème concerne l'avenir de l'arbitrage État-investisseur dans les relations entre les États membres de la Communauté européenne. Les traités communautaires consacrent une mobilité des personnes, des biens, des services et des capitaux. Parmi les libertés consacrées, on trouve la liberté d'établissement prévue dans l'article 43 du traité CE. Dans la mesure où celle-ci « comporte l'accès sur le territoire de tout autre État membre à toutes sortes d'activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, la création d'agences, de succursales ou de filiales » 10°, elle fait largement écho aux opérations d'investissement visées par les traités d'investissement 101. De même, les principes communautaires qui interdisent la discrimination

98. En matière de responsabilité à l'égard des personnes privées, le droit communautaire distingue entre la responsabilité de l'État qui est discutée devant les juridictions nationales et la responsabilité de la Communauté qui relève de la compétence des juridictions communautaires.

99. Op. cit. 100. CJCE, 30 novembre 1995, Aff., C-55/94, Gebhard, Rec, p. 4165. 101. En ce sens B. POULAIN, « L'investisseur international : définition ou définitions », Travaux du

Centre d'étude et de recherche de l'Académie de droit international de La Haye 2004, Les aspects nouveaux du droit des investissements internationaux, sous la direction de Th. Walde et Ph. KAHN, (à paraître), p. 18.

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 587

et qui garantissent le respect des droits acquis et la sécurité juridique coïncident largement avec les standards prévus dans les traités d'investissement. Ces raisons expliquent que les Etats membres de l'Union européenne ne concluent pas de TBI entre eux 102, car « cela ne présenterait a priori aucune valeur ajoutée à la seule application des traités communautaires ». Cette situation a changé avec l'élargissement de l'Union européenne ; les nouveaux États membres ayant conclu des TBI avec les anciens. La question qui se pose est de déterminer les relations entre ces traités et les traités communautaires.

32. Dans la mesure où les deux types de traités visent les mêmes matières, B. Poulain estime que les traités communautaires doivent se substituer aux TBI intra-communautaires. Il invoque deux arguments : d'une part, les règles de conflit de conventions dans le temps 103 - et d'autre part, l'incompatibilité de ces TBI avec le droit communautaire en raison de leur caractère discriminatoire. Ainsi, selon cet auteur, si la République tchèque est liée par des TBI avec les quinze États membres de l'Union européenne, le traité conclu avec l'Italie n'est à ce jour pas entré en vigueur. Il résulte de cette situation qu'un investisseur italien en République tchèque ne bénéficierait pas d'un cadre juridique identique à un investisseur français, et notamment de la faculté d'attraire la République tchèque devant un tribunal arbitral 104. Ce raisonnement signifie que les investisseurs d'un État membre de la Communauté qui a signé un TBI avec un autre État membre ne pourraient plus bénéficier des dispositions de l'arbitrage État- investisseur abrégées par les traités communautaires, et devraient s'adresser aux juridictions étatiques pour contester des mesures affectant leur investissement.

Ces observations sont discutables. Certes tout traité conclu entre États membres, qui est incompatible avec le droit communautaire, est inopposable dans l'ordre juridique communautaire 105. Il n'en demeure pas moins que la CJCE admet l'opposabilité des accords conclus entre États membres lorsqu'ils sont compatibles avec les traités de base et qu'ils ne s'inscrivent pas dans un rapport de concurrence d'objectifs avec le droit communautaire 106. Dans la mesure où les TBI et les traités communautaires contiennent des normes semblables et partagent les mêmes objectifs, il est douteux qu'il faille les tenir pour incompatibles les unes avec les autres. Qui plus est, l'application du critère de la source de la norme pour résoudre le problème de conflit de compétences peut conduire au même résultat. La violation simultanée d'une norme communautaire et d'une norme prévue dans le traité d'investissement donne lieu à deux litiges différents même si elles sont identiques. Quoi qu'il en soit, la question a une dimension pratique très importante. Plusieurs arbitrages « intra-communautaires » sont actuellement pendants 107. Le sort de ces arbitrages dépendra, sans doute, de la réponse donnée à cette question.

102. Selon B. Poulain, il n'existait que deux TBI en vigueur dans l'Europe des 15, le TBI Grèce-Allemagne et le TBI Portugal-Allemagne qui ont été conclus avant l'adhésion de ces pays à l'Union européenne.

103. Article 59 de la convention de Vienne sur le droit des traités. 104. Voy. la liste des TBI conclus entre les anciens membres d'une part, et les nouveaux membres

ou les pays candidats d'autres part, « EU Enlargement List of Bilateral Investment Treaties of the EU Accession Candidates », [http://www.freshfields.com/practice/corporate/publications/pdfs/8215 pdf].

105. CJCE, 14 février 1984, Aff. 278/82, Rewe-Handelsgeselltschafl Nord mbH et Rewe-Markt Herbt Kurcit cl Hauptzollumter Flensburg, Itzehoe et Lubec/c-West, Rec, 1984, p. 721.

106. CJCE, 16 mai 1984, Aff. 105/83, Pakvnes BV ' cl Ministère néerlandais de l'Agriculture et de la pêche, Rec, 1984, p. 2101.

107. On citera, à titre d'exemple, l'affaire Interbrew cl Slovénie sur le fondement du TBI Pays-Bas- Slovénie, l'affaire Trident Marine cl Lituanie sur le fondement du TBI Danemark-Lituanie et l'affaire Vivendi Universal cl la Pologne sur le fondement du TBI France-Pologne.

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588 ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL

II. - LES REMÈDES AU DÉSORDRE

33. Le droit moderne des investissements est un droit envahisseur et perturbateur. Avec ses normes originales et ses procédures révolutionnaires, il renouvelle l'analyse du problème de la multiplication des juridictions. La question la plus fondamentale posée par ce phénomène paraît être celle de la restauration de l'ordre et du maintien de la cohésion du contentieux économique international.

Il est certainement injuste d'imputer ce désordre à l'avènement de l'arbitrage État-investisseur. Le désordre procédural est un phénomène inhérent à l'ordre juridique international et, d'une manière générale, à tout système juridictionnel au stade de sa formation progressive. Ainsi, on affirme qu'au Moyen Âge régnait en France une situation d'anarchie et de concurrence des décisions et des juridictions avant que l'ordre judiciaire soit organisé et la hiérarchie instaurée 108. On rapporte que durant le 18e siècle, en Angleterre, plusieurs juridictions concurrentes appliquant des règles procédurales et substantielles différentes coexistaient 109. Dans le droit de l'arbitrage des contrats d'État, on garde à l'esprit les trois affaires relatives aux nationalisations libyennes analysées par B. Stern sous le titre évocateur : « Trois arbitrages, un même problème, trois solutions » no. Il a été soutenu, au surplus, que le phénomène de compétition entre les différentes juridictions conduira à un processus d'amélioration et à une sorte de « cross-fertilisation » qui perfectionnera la confection normative m. Le désordre procédural lance aux juristes et aux arbitres de nouveaux défis. La situation peut évoluer et l'imagination peut finalement concevoir des techniques et des solutions pour restaurer l'ordre. En effet, comme l'a dit Paul Claudel, si l'ordre est le plaisir de la raison, le désordre est le délice de l'imagination 112. Le désordre pousse donc à la réflexion, à l'imagination et à la création. Notre histoire n'est-elle pas une sorte de succession d'ordres et de désordres ?

Face à ce désordre procédural, les États et la doctrine ont réagi. Le droit des investissements est en cours d'évolution et de transformation. Des traités de 2e, 3e, ... Xe génération sont en train de voir le jour. Une réflexion doctrinale sur les remèdes au désordre a été engagée. La liste des remèdes n'est pas limitative. Les États, les arbitres, les auteurs peuvent songer à d'autres solutions. L'expérience montre que la gamme des ressources en la matière ne cesse de s'enrichir 113. Cela dit, deux techniques sont substantiellement proposées pour remédier à ce désordre procédural : celles qui sont empruntées au droit judiciaire commun (A) et celles qui sont propres au droit des investissements (B).

A. Les techniques du droit judiciaire

On peut regrouper les techniques issues du droit judiciaire en deux sous- catégories : des techniques communes et universellement admises aussi bien dans

108. M-R. SANTUCCI, « Les divergences de jurisprudence dans l'ancien droit », in Les divergences de jurisprudence, sous la direction de P. ANCEL et M-C RlVIER, Publications de l'Université de Saint- Étienne, 2003, pp. 27-38.

109. Voy. J-H. BAKER, An introduction to English Legal History, Butterworths, 1990, pp. 15-154. 110. B. STERN, Rev. orb, 1980, pp. 117-131. 111. Y. SHANY, op. at, p. 123. En ce sens, F. ORREGO-VlCUftA, « Foreign Investment Law : How Cus

tomary is Custom », ASIL Proc, 2005, p. 99. 112. P. CLAUDEL, Le soulier de satin, Gallimard, 1929. 113. J-F. GUILHAUDIS, Relations internationales contemporaines, Litec, 2002, p. 499.

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 589

des pays de tradition civiliste que dans les pays de la common law (1) et des techniques s'inspirant plus spécifiquement du droit de la common law (2).

1. Les techniques universelles

Les techniques universelles sont essentiellement le principe de l'autorité de la chose jugée (a) et la litispendance (b).

a) Le principe de l'autorité de la chose jugée

34. L'autorité de la chose jugée ou le principe res judicata interdit les instances successives portant sur le même litige. Elle permet à un plaideur qui a vu son droit consacré par une décision de justice de s'opposer à toute nouvelle demande de règlement du même différend. Le principe est admis dans les droits internes 114. Il est considéré comme un principe général de droit international au sens de l'article 38 du statut de la CIJ 115 et consacré généralement dans le droit de l'arbitrage international 116.

L'application du principe par les arbitres statuant sur le fondement des traités d'investissement peut se fonder sur les règles de procédures applicables. Il est admis que la question de l'autorité de la chose jugée est une question procédurale dont l'issue sera déterminée en application des règles arbitrales (les règlements d'arbitrage) ou étatiques applicables à l'arbitrage 117. L'enracinement du principe dans les ordres juridiques internes en droit international ne fait que militer en faveur de son application au contentieux économique transnational. Cependant, appliqué dans ce domaine, le principe suscite deux difficultés.

35. La première est qu'en droit international, le principe res judicata ne concerne que les décisions rendues par des juridictions internationales à l'exclusion des décisions rendues par les juridictions internes. Il est admis, en effet, que les jugements internes sont sans effet sur la compétence des juridictions internationales et qu'une décision judiciaire interne ne fait pas obstacle au renouvellement du procès devant une juridiction internationale 118. En conséquence, si l'on admet cette théorie, ce principe ne peut pas assurer la régulation des compétences entre juridictions internes et juridictions arbitrales internationales. Le domaine d'application du principe doit alors se cantonner aux seules relations entre juridictions internationales.

114. Voy. le rapport de l'International Law Association , « Res judicata and Arbitration », Conférence de Berlin, 2004, [http://wviw.ila-hq.org/pdf7Int %20Commercial %20Arbitration/Report %20 2004.pdf] ; A. Cem BUDAK, « Res judicta in Civil Proceedings in Common law and Civilian Systems with Special Reference to Turkish and English law », Civil Justice Quarterly, 1994, p 261.

115. B. CHENG, General Principles of Law as Applied by International Courts and Tribunals, London, Cambridge, 1987, pp. 336-372, voy. CPJI, Affaire du service postal polonais a Dantzig, CPJI, Rec, 1925, pp. 28-30.

116. Voy. p. ex., la sentence CCI n° 6363 de 1991, YCA 1992, p. 186 et les sentences CCI n° 2745 et n° 2762 de 1997, Collection of ICC Arbitral Awards 1974-1985, ICC Publishing, Paris, 1990, p. 325. Voy. sur la question, B. HANOTIAU, « The Res Judicata Effect of Arbitral Awards », ICC International Court of Arbitration Bulletin, special supplement, 2003, Complex Arbitrations, p. 43 ; P. Mayer, « Litispendance, connexité et chose jugée dans l'arbitrage international », Liber Amicorum Claude Reymond, Autour de l'arbitrage, Litec, 2004, p. 185 et M. Beeley et H. Seriki, « Res Judicata. Recent Développements in Arbitrations », International Arbitration Law Review, 2005, p. 111.

117. Sentences CCI n° 2745 et n° 2762, op.cit. , Fomento, Bull ASA 2001, p 16 et Rev arb., 2001, p. 835. En ce sens, A. SHEPPARD, « Res Judicata and Estoppel », ICC Institute of World Business Law, op. cit., pp. 11-12.

118. 1. BrOwNLIE, Principles of Public International Law, 6th ed, Clarendon Press, Oxford, 2003, p. 50. L'auteur affirme que « There is no effect of res judicata from the decision of a municipal court so far as an international jurisdiction is concerned... », voy. aussi, W-S. DODGE, op. cit., p. 367.

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590 ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL

36. La seconde difficulté est plus sérieuse. En effet, l'application du principe de l'autorité de la chose jugée suppose une identité du litige. Le principe n'interdit qu'une demande successive portant sur un même litige. Or, il ne peut y avoir deux litiges identiques que s'ils ont le même objet, la même cause et s'ils opposent les mêmes parties. Cette règle de la triple identité pose un vrai problème pour cordonner les différentes procédures contentieuses transnationales. La jurisprudence des tribunaux arbitraux considère que deux litiges fondés sur des règles juridiques différentes sont des litiges distincts faute d'identité de cause.

Une telle conception de la cause a permis la coexistence de plusieurs procédures et explique dans une large mesure le désordre procédural. Elle a justifié, sur le plan juridique, la concomitance de plusieurs arbitrages fondés sur des traités différents, le cumul des procédures contractuelles et des procédures fondées sur les traités d'investissement, et les recours successifs aux juridictions internes et aux juridictions arbitrales. Il suffit donc au demandeur de modifier le fondement légal de sa demande pour écarter toute application du principe res judicata. On note que le Tribunal international du droit de la mer est même allé jusqu'à considérer que deux traités contenant des dispositions identiques ne généraient pas forcément un même litige, car ces dispositions pouvaient recevoir des interprétations différentes au regard du contexte, des objectifs et de l'esprit de chaque traité 119.

En outre, la jurisprudence interprète strictement la condition relative à l'identité des parties. Elle considère ainsi qu'une demande arbitrale introduite par une société mère doit être distinguée de la demande arbitrale engagée par l'un des actionnaires. Ainsi dans les fameuses affaires tchèques, pour rejeter tout effet res judicata à la sentence Lauder, le tribunal arbitral statuant dans l'affaire CME a souligné que les deux litiges n'étaient pas identiques dans la mesure où ils n'opposaient pas les mêmes parties (un actionnaire dans le premier arbitrage et une société dans le second arbitrage) 120.

Cette conception jurisprudentielle du principe de l'autorité de la chose jugée peut paraître restrictive. Le rapport de l'International Law Association semble le déduire. Il reconnaît que même si sur un plan théorique des instruments différents peuvent donner lieu à des causes d'action différentes, l'approche qui consiste à identifier le litige par son fondement légal peut paraître artificielle lorsqu'est en cause une obligation substantiellement identique, comme par exemple l'interdiction d'appropriation m.

119. Affaire de l'Usine MOX (Irlande cl Royaume-Uni), Affaire n° 10, ordonnance du 3 décembre 2001, § 51, [http://www.itlos.org/start2_frhtml]. L'affaire de l'Usine MOX a opposé l'Irlande au RU. L'Irlande a prétendu qu'en installant à Sellafield, sur les rivages de la mer d'Irlande une usine de production de combustible nucléaire, dite usine Mox singulière, le RU a violé des obligations de droit international. L'affaire a donné lieu à quatre procédures de règlement des différends sur le fondement de trois instruments différents. Sur les développements de cette affaire, voy. P-M. ElSEMANN, « L'environnement entre terre et mer. Observations sur l'instrumentalisation du tribunal de Hambourg », m La mer et son droit. Mélanges offerts à Laurent Lucchim et Jean-Pierre Quéneudec, Pedone, Paris, 2003, pp. 221-238, Ph. WECKEL, « Chronique de jurisprudence internationale », RGDIP, 2003, pp. 984-994 et J. CAZALA, op. cit.

120. Voy. aussi, la sentence Alex Genin, Eastern Credit Limited, Inc. andA.S. Baltoil cl Estonie, 25 juin 2001, § 330 et s., [http://www.worldbank.org/icsid/cases/genin.pdf].

121. Op. cit., p. 20. «It is not uncommon that acts and omissions of States (or other international actors) are subject to more than one treaty instrument, and therefore more than one dispute settlement mechanism. In theory, actions brought under different instruments constitute different "causes". In some cases, however, this might be an artificial distinction, for example if the legal obligation (e.g. not to expropriate an investment) is the same ».

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 591

Dans le même sens, certains auteurs critiquent la conception actuelle de la res judicata et désapprouvent son analyse formaliste par la jurisprudence arbitrale. Ils proposent d'en concevoir une nouvelle approche dans l'arbitrage relatif aux investissements. Ainsi Ch. Schreuer et A. Reinisch prônent une approche économique et flexible pour la détermination du litige. Ils proposent, par exemple, d'appréhender le groupe de sociétés comme une seule entité et de ne pas distinguer entre la société et son actionnaire aux fins de l'application de la res judicata. En outre, la cause du litige devrait être identifiée en fonction non plus de l'instrument invoqué mais de la substance de la norme déclarée applicable. Ainsi, on se trouverait devant un litige identique si le contenu de la norme (par exemple la non- expropriation) était identique quelle que soit sa source 122. De son côté, A. Crivellaro propose de favoriser l'unité économique du litige et de prendre en considération la mesure litigieuse pour la détermination de la cause. A l'unité de la mesure doit correspondre une unité du procès. L'auteur affirme que les tribunaux CIRDI tiennent compte pour se prononcer sur leur compétence ratione materiae et ratione personae de l'unité de l'opération de l'investissement et de l'unité du groupe. Une telle approche économique et réaliste doit, selon lui, recevoir application pour coordonner les procédures parallèles engagées sur le fondement des traités d'investissement 123.

Ces opinions reçoivent aujourd'hui quelque appui de la pratique internationale. Ainsi, dans l'affaire du Thon à nageoire bleue, le Tribunal arbitral saisi sur le fondement de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer a estimé qu'il serait artificiel de dire que deux différends existent, l'un sur le fondement de cette convention, l'autre sur le fondement d'une convention régionale sur la conservation des thons à nageoire bleue de 1993 124. Il n'empêche qu'elles ont été expressément rejetées dans la sentence CME c l 'République tchèque. Le tribunal a noté que l'approche économique n'a été admise qu'en droit de la concurrence et qu'elle ne connaît pas une application généralisée dans le droit international de l'arbitrage 125.

M. A. Sheppard 126 affirme que si les conditions strictes de la res judicata ne sont pas remplies, il convient de rechercher si la deuxième réclamation ne constitue pas un abus de procès. Cependant, comme l'approche économique, la théorie de l'abus de procès a été rejetée par les tribunaux CME/ Lauder et par la juridiction suédoise qui a statué sur la demande d'annulation 127.

b) La litispendance

37. Si le principe res judicata interdit des instances successives portant sur le même litige, la fonction du principe de litispendance ou lis pendens est de faire obstacle à la soumission simultanée d'un même litige à deux juridictions. Il aboutit normalement à accorder la priorité à la juridiction saisie en premier lieu et commande au juge saisi en deuxième lieu de se dessaisir de l'affaire.

122. Avis de droit du 20 juin 2002 adressé au tribunal arbitral statuant dans l'affaire CME Czech Republic BV cl The Czech Republic, Transnational Dispute Management, vol. 2, issue 03, June 2005, [http.V/www.transnational disputemanagement.com] .

123. A. CRIVELLARO, « Consolidation of Arbitral and Court Proceedings in Investment Disputes », The Law and Practice of International Courts and Tribunals, 2005, p. 373.

124. Affaire des thons à nageoire bleue (Nouvelle-Zélande et Australie cl Japon), sentence sur la compétence et la recevabilité, 4 août 2000, [http://www.worldbank.org/icsid/highlights/bluefintuna/ award080400 pdf].

125. Sentence partielle du 13 septembre 2001, op. cit., § 436. 126. A. Sheppard, op. cit., p. 16. 127. Voy. supra.

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592 ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL

L'exception de litispendance est admise dans plusieurs droits nationaux. Qu'elle ne soit pas fréquemment invoquée devant les juridictions internationales n'empêche pas qu'elle a été consacrée dans certaines décisions 128. L'exception est également prévue en droit communautaire dans les règlements de Bruxelles et admise généralement dans la pratique arbitrale129. Pour autant le rôle de ce principe semble limité, dans la mesure où il suppose une identité de litige, comme l'autorité de la chose jugée 130.

2. Les techniques propres à la common law

Pour restaurer l'ordre du contentieux transnational, certains auteurs, influencés par les techniques du droit de la Common law, ont proposé le recours, au principe de la comity (a), à la théorie du forum non conveniens (b) et aux anti-suit injunctions (c).

a) La courtoisie (the comity)

38. Le principe de la courtoisie ou de la comity commande à un juge de suspendre une procédure engagée en attendant l'issue du litige devant un autre juge saisi. La comity n'implique pas un dessaisissement du juge, mais seulement une suspension de l'action.

Ce principe a reçu quelques applications en matière d'arbitrage. Dans l'affaire SPP cl Egypte, le tribunal CIRDI a pris en considération les impératifs de la comity. Dans cette affaire, SPP avait saisi la CCI sur le fondement d'une clause d'arbitrage figurant dans un contrat conclu avec une entité publique égyptienne. Le tribunal arbitral CCI a rendu une sentence condamnant l'État égyptien. Saisi par l'Egypte, la Cour d'appel a annulé cette sentence pour absence de convention d'arbitrage. SPP s'est pourvu en cassation et a décidé de saisir le CIRDI sur le fondement de la loi égyptienne sur les investissements. Avant de se prononcer sur sa compétence, le tribunal CIRDI a décidé de surseoir à statuer en attendant que la question relative à la régularité de la sentence CCI soit définitivement tranchée par les juridictions françaises 131. Dans l'affaire SGS cl Philli- pines, après avoir retenu sa compétence sur le fondement du TBI Suisse-Philippines, le tribunal a décidé, « dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice », de surseoir à statuer en attendant une détermination du montant du dommage en application de la clause d'arbitrage figurant dans le contrat liant les deux parties 132. Enfin, le tribunal arbitral mis en place en application de la convention sur le droit de la mer dans l'affaire de l'Usine MOX a invoqué la comity pour justifier sa décision de suspendre la procédure. Estimant que la procédure en manquement initiée par la Commission européenne contre l'Irlande devant la CJCE était une question hautement pertinente pour sa compétence, le tribunal a suspendu sa propre procédure en attendant la position de la CJCE 133.

128. Voy. sur l'utilisation de ce principe devant les jurisdictions internationals, A. REINISCH, « The Use and Limits of Res judicata and Lis pendens as Procedural Tools to Avoid Conflicting Dispute Settlement Outcomes », The Law and Practice of International Courts and Tribunals, 2004, p. 48.

129. Voy. Benvenuti & Bonfant cl Congo, sentence du 8 août 1980, YCA 1983, p 144 ; Condesa, 19 décembre 1997, Tribunal fédéral suisse, ATF 124 III 83 ; Fomento, op.cit. Voy. sur la question, E. GEI- SINGER et L. Levy, « La litispendance dans l'arbitrage commercial international », Bull de la CCI 2003, p. 56 et D. REICHERT, « Problems with Parallel and Duplicate Proceedings : The Litispendence Principle and International Arbitration », Arb. Int., 1992, p. 237.

130. F. ORREGO-VICUNA, « Lis pendens Arbitrahs », ICC Institute of World Business Law, op. cit., p. 3. 131. Décision du 27 novembre 1985, 3 ICSID Rep., p. 129. 132. SGS cl Philippine, décision sur la compétence, 29 janvier 2004, 8 ICSID Rep., p 518. 133. Affaire de l'Usine MOX, ordonnance n° 3 du 24 juin 2003, § 28, [http://www.pca-cpa.org/PDF/

MOX %20Order %20no3.pdfJ.

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ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL 593

b) Le forum non conveniens

39. En terme généraux, l'exception forum non conveniens désigne une technique particulière du droit international privé permettant aux juridictions d'un État de décliner leur compétence lorsqu'elles estiment qu'elles ne constituent pas un for approprié pour connaître du litige ou qu'un for étranger le serait davantage au regard des intérêts des parties et d'une bonne administration de la justice 134. La théorie est moins bien connue en droit international public et en droit de l'arbitrage 135, mais on peut l'envisager pour coordonner des instances transnationales .

Il n'en demeure pas moins que l'effet d'une telle théorie reste limité. Dans la mesure où chaque juge apprécie unilatéralement le caractère approprié de sa compétence, elle ne fournit pas un remède efficace au problème de la multiplication des juridictions. La théorie risque, en outre, de compromettre la sécurité juridique et le caractère prévisible de la compétence des juges. Bien plus, dans un monde global, avec l'essor des moyens de communication et de transports, la proximité géographique doit être relativisée. N'importe quel tribunal peut être considéré comme un tribunal « proche » des faits litigieux, quel que soit l'endroit précis du globe où la contestation se localise 136.

c) Les anti-suit injunctions

40. Principalement propre au droit de la common law, ce terme désigne des mesures ordonnées par un juge, souvent étatique, faisant interdiction à une partie, trop souvent sous peine d'amende ou d'emprisonnement {contempt of court), soit de saisir les juridictions d'un autre État ou une juridiction arbitrale, soit de poursuivre une action déjà entreprise, soit enfin d'exécuter à l'étranger une décision rendue par ces juridictions 137.

La technique a fait irruption dans le contentieux transnational à l'occasion de l'affaire SGS cl Pakistan. Elle a permis au tribunal CIRDI statuant dans cette affaire de garantir l'exclusivité de sa compétence. Le contrat litigieux contenait une clause compromissoire aux termes de laquelle tout litige devait être tranché par voie d'arbitrage en application de la loi pakistanaise. Invoquant cette clause, le Pakistan a demandé la mise en place d'un arbitrage local. Une année plus tard, SGS a accepté l'offre d'arbitrage exprimée dans le TBI Suisse-Pakistan, et a saisi le CIRDI. Deux procédures parallèles, l'une ayant pour objet un arbitrage local, l'autre un arbitrage sur le fondement du TBI ont été mises en place. Les parties divergeaient radicalement sur l'issue des deux instances. SGS demandait la suspension de l'arbitrage local au motif que le CIRDI était compétent pour connaître le litige. L'État pakistanais demandait, au contraire, qu'il soit fait interdiction à SGS de poursuivre l'arbitrage CIRDI. Par arrêt du 3 juillet 2002, la Cour suprême du Pakistan a fait droit à la demande du Pakistan 138. Elle se fondait,

134. A. NUYTS, L'exception de forum non conveniens. Étude de droit international privé comparé, Bruylant - LGDJ, Bruxelles, Paris, 2003, p. 1.

135. A. ROGERS, « Forum non conveniens in Arbitration », Arb. Int., 1988, p. 240. 136. A. NUYTS, op. cit., p. 635. 137. E. TEYNIER, « Procédures : les anti-suit injunctions », Gazette du Palais, 5-7 décembre 2004,

Cahiers de l'arbitrage, 2004, p. 9. Sur l'ensemble de la question, S. CLAVEL, « Anti-suit injunctions et arbitrage », Rev. arb., 2001, p. 669 ; E. GAILLARD, « II est interdit d'interdire • réflexions sur l'utilisation des anti-suit injunctions dans l'arbitrage commercial international », Rev. arb , 2004, p. 47 et E. Gaillard, (éd.), Anti-Suit Injunctions m International Arbitration, LAI Series on International Arbitration, n° 2, 2005.

138. Pour le texte intégral de la décision avec une note mtroductive de M. Lau, voy. Arb. Int., 2003, p. 179.

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principalement, sur le fait que le TBI et la convention de Washington n'avaient pas été transposés dans l'ordre juridique pakistanais comme l'exigeait la constitution 139.

Craignant une condamnation pour contempt of court, SGS a saisi le tribunal CIRDI. Après avoir rappelé le principe dit de la compétence de la compétence, inscrit à l'article 41 (1) de la convention de Washington et le principe de l'exclusivité résultant de son article 26, le tribunal a recommandé au gouvernement pakistanais de suspendre toute procédure engagée devant ses juridictions internes et de ne prendre aucune mesure pour que SGS soit condamné pour contempt of court. Il a également ordonné au Pakistan - et indirectement à l'arbitre 140 - la suspension de l'arbitrage local jusqu'à ce qu'il ait pu lui-même se prononcer sur sa compétence141. À Yanti-suit injunction, le tribunal CIRDI riposte donc par une injonction croisée, une « anti-anti-suit injunction », invitant l'Etat à s'abstenir de se prévaloir de cette décision à l'encontre de seur 142

II est à souligner que l'ordre procédural sur la suspension des procédures a été adressé, dans cette affaire, par un tribunal arbitral CIRDI à une juridiction étatique et à un autre tribunal arbitral. Or, il est très fréquent que de telles injonctions émanent des juridictions étatiques. Mais, le fait que la compétence du tribunal soit fondée sur un traité international — et surtout le système du CIRDI — est de nature à donner aux recommandations des arbitres une portée plus forte. Il n'en demeure pas moins qu'en dehors de l'arbitrage CIRDI, ces mesures peuvent créer la confusion et n'assurent pas l'ordre procédural souhaité.

B. Les techniques spécifiques au droit des investissements

Le droit des investissements a développé ses propres techniques pour lutter contre le désordre procédural. Deux dispositifs ont été mis en place pour assurer cette finalité : la clause « fork in the road » et la clause de renonciation d'une part (1), et la consolidation des procédures en matière d'investissement d'autre part (2).

1. La clause « fork in the road » et la clause de renonciation

41. Traduite en français par les termes « croisée des chemins » 143 ou « option irrévocable » 144, la clause « fork in the road » consacre l'adage latin « electa una via non datur regressus ad alteram » 145. Elle interdit à l'investisseur d'introduire une demande arbitrale sur le fondement d'un traité d'investissement une fois qu'il a saisi les juridictions internes ou un autre mécanisme compétent et vice versa. En ce sens, le TBI États-Unis-Estonie (1994) dispose

« If the dispute cannot be settled amicably, the national or company concerned may choose to submit the dispute for resolution : (a) to the courts or administrative tribunals of the Party that is a party to the dispute ; or (b) in accordance with any applicable, previously agreed dispute-settle-

139 §§ 18-27. 140 Le Tnbunal a ordonné la communication d'une copie de l'ordre qu'il a pris à l'arbitre siégeant à

Islamabad. 141. SGS cl Pakistan, 16 octobre 2002, [http://www.worldbank.org/icsid/cases/SGS-order.pdfl. 142. E. GAILLARD, « Chronique des sentences arbitrales CIRDI », JDI, 2004, pp. 272-273. 143. E. GAILLARD, « L'arbitrage sur le fondement des traités d'investissement », op. cit. 144. E. GAILLARD, « Chronique des sentences CIRDI », JDI, 2003, p. 231. 145. Lorsqu'on a choisi une voie on ne peut plus recourir à l'autre.

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ment procedures ; or (c )in accordance with the terms of paragraph 3 [arbitrage État-investisseur], 3. (a) Provided that the national or company concerned has not submitted the dispute for resolution under. . . (a) or (b) and that six months have elapsed from the date on which the dispute arose, the national or company concerned may choose to consent in writing to the submission of the dispute for settlement by binding arbitration ».

La mise en œuvre de cette clause, suppose, comme l'application du principe de l'autorité de la chose jugée ou de la litispendance, que l'« identité » du litige soit vérifiée. Quand se trouve-t-on devant le même litige couvert par la « croisée des chemins » ? S'agit-il des mêmes faits ? Si le fondement légal de la réclamation n'est pas le même, le litige est-il le même ? Un investisseur peut-il contester devant un tribunal arbitral la violation du TBI et recourir parallèlement aux juridictions internes pour les mêmes faits mais en se fondant sur le droit interne ?

La jurisprudence actuelle semble entendre la notion de « litige identique » restrictivement. Ainsi, dans la sentence Lauder 146, un tribunal arbitral, interprétant la clause fork in the road de l'article VI (3) (a) du TBI États-Unis/République tchèque, a jugé que l'interdiction de soumettre une réclamation à l'arbitrage ne jouait que lorsque le litige soumis aux juridictions internes concernait la même situation de fait, le même fondement légal et les même parties. À l'objection de l'État tchèque selon lequel le demandeur ne pouvait pas, en application de la clause « fork in the road » du TBI, soumettre le différend à un tribunal arbitral après avoir recouru aux juridictions internes, le tribunal a répondu que le litige porté devant les juridictions internes n'était pas identique à celui qui lui était soumis dans la mesure où il impliquait la violation des règles nationales et non des règles prévues dans le TBI 147. Il est certain qu'en introduisant le critère de la norme violée pour définir l'identité du litige, la jurisprudence arbitrale limite l'effet de la clause.

42. Cette observation ne concerne pas le chapitre 11 de l'ALENA, les nouveaux accords de libre échange conclus par les États-Unis, le modèle américain des TBI et le modèle canadien. Ces accords contiennent une clause de renonciation spéciale qui se réfère expressément à la mesure litigieuse. En effet, l'ALENA exige comme condition préalable à la soumission d'une plainte à l'arbitrage qu'il instaure que l'investisseur signifie à l'État concerné, par écrit, qu'il : « ...b) renonce à son droit d'engager ou de poursuivre, devant un tribunal administratif ou judiciaire aux termes de la législation interne d'une Partie ou d'une autre procédure de règlement des différends, des procédures se rapportant à la mesure de la partie contestante présumée constituer un manquement [au chapitre 11] » 148. Puisque cet article n'oblige l'investisseur qu'à abandonner les recours internes relatifs à une mesure contraire à l'ALENA avant de recourir à l'arbitrage, l'on peut croire que les mesures se rapportant à un manquement au

146. Op. cit., §4.2. 147. Voy. aussi dans le même sens, Occidental Exploration and production company cl Equateur,

sentence finale, 1er juillet 2004, [http//ita.law.uvic.ca/documents/Oxy-EcuadorFinalAward_001.pdf] ; CMS, Gaz Transmission Company cl Argentine, décision sur la compétence, 17 juillet 2003, JDI, 2004, p. 236 ; Azunx Corp. cl Argentine, décision sur la compétence, 8 décembre 2003, JDI, 2004, p. 275 ; Enron Corp. And Ponderosa Assets, L.P. cl Argentine, décisions sur la competence du 14 janvier 2004 et du 2 août 2004, [http// ita.law.uvic.ca/] ; Siemens AG cl Argentine , décision sur la compétence, 3 août 2004, [http http//www.asil org/ilib/ilib07 15.htm]. Sur cette clause, voy. Ch. Schreuer, « Travelling the BIT Route : of Waiting Periods, Umbrella Clauses and Forks in the Road », JWIT, 2004, p. 231.

148. Article 1121 de l'ALENA.

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droit interne d'un État ou à un simple manquement contractuel demeurent de la compétence des tribunaux internes ou du mécanisme contractuel de règlement des différends. L'investisseur peut-il cumuler deux recours parallèles, l'un concernant les manquements à l'ALENA devant un tribunal arbitral statuant sur le fondement du chapitre 11 et l'autre relatif à la violation du droit interne devant les tribunaux internes ou devant un autre tribunal arbitral ? La renonciation concerne-t-elle les seules demandes fondées sur l'ALENA ou s'étend-elle également aux demandes fondées sur une autre source ? De la réponse à ces questions découlent des implications pratiques très importantes car si la renonciation se limite aux violations de l'ALENA, l'investisseur sera autorisé à continuer les procédures engagées devant les juridictions nationales qui n'impliquent que des manquements au droit interne.

Il n'était dès lors pas étonnant que l'une des premières sentences rendues sur le fondement du chapitre 11 ait concerné cet épineux problème. Dans la sentence Waste Management c I Mexique 149, la notification relative à la renonciation aux recours internes que la société demanderesse avait adressée au Mexique était assortie, dans sa dernière rédaction, d'une réserve selon laquelle, « without derogating from the waiver required by NAFTA Article 1121, Claimants here set forth their understanding that the above waiver does not apply to any dispute settlement proceedings involving allegations that Respondent has violated duties imposed by sources of law other than Chapter Eleven of NAFTA, including the municipal law of Mexico ». La société demanderesse a considéré que la mesure contestée violait à la fois le droit mexicain et le chapitre 11 de l'ALENA et que l'article 1121 ne lui interdisait pas de poursuivre les procédures internes tant qu'elle n'invoquait pas devant les juridictions mexicaines les dispositions de l'ALENA.

Le tribunal arbitral, à la majorité, a rejeté ce raisonnement. Il a observé que si la mesure litigieuse constituait à la fois un manquement à l'ALENA et aux dispositions du droit interne, la renonciation devait s'étendre aux procédures nationales engagées sur le seul fondement du droit interne. En d'autres termes, bien que les moyens de droit que l'investisseur invoquait devant les juridictions internes et le tribunal arbitral aient été distincts, il se devait de ne choisir qu'un seul forum pour soumettre sa réclamation. D'après la majorité, le but de la renonciation de l'article 1121 était d'éviter la duplication des procédures et qu'une même mesure soit l'objet de deux sanctions. L'opinion de la majorité se justifie à la lecture de la rédaction de l'article 1121 qui, contrairement à d'autres traités d'investissement, évoque expressément « les procédures se rapportant à la mesure de la partie contestante présumée constituer un manquement » 150. Il n'en demeure pas moins qu'en retenant le critère de la « mesure litigieuse » pour déterminer le domaine d'application de la renonciation, la jurisprudence ALENA se distingue de la jurisprudence arbitrale développée sur le fondement des TBI.

Cette conclusion du tribunal arbitral dans l'affaire Waste Management appelle deux précisions.

D'une part, l'ALENA évoque le droit « d'engager ou de poursuivre » les recours se rapportant à la mesure contestée. Il n'interdit pas, en conséquence, le recours à l'arbitrage après la mise en œuvre des procédures internes ou d'un arbitrage contractuel. La seule limite que le chapitre 11 pose, sous réserve d'une éventuelle prescription, est le déroulement de deux procédures simultanées se rapportant à une même mesure litigieuse, l'une devant un tribunal arbitral

149 Sentence du 2 juin 2000, ILM 2001, p. 56. 150. A. CRIVELLAEO, op. cit., § 93.

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statuant sur le fondement du chapitre 11, l'autre devant les juridictions internes de l'État hôte ou devant un autre mécanisme 151. Il en ressort qu'un investisseur peut introduire une demande d'arbitrage sur le fondement du chapitre 11 même après avoir préalablement porté le litige devant les tribunaux internes. Toutefois, les demandes successives sont interdites lorsque le Mexique est partie au litige. En effet, l'annexe 1120.1 de l'ALENA, s'agissant des seules réclamations impliquant cet État, interdit à l'investisseur d'alléguer un manquement à l'ALENA à la fois dans le cadre d'un arbitrage fondé sur le chapitre 11 et d'une procédure devant un tribunal judiciaire ou administratif mexicain 152. Face au Mexique, l'investisseur doit donc choisir entre les deux procédures. Il ne peut pas recourir aux tribunaux internes mexicains pour y renoncer en cours de route et invoquer l'offre d'arbitrage exprimé et dans l'ALENA, alors que cette hypothèse serait concevable si l'Etat défendeur était le Canada ou les États-Unis.

D'autre part, la solution ébauchée par la majorité dans la première sentence Waste Management est infirmée indirectement par le tribunal arbitral statuant sur l'affaire Feldman cl Mexique. Le problème s'est posé pour le Mexique qui interdit dans l'annexe 1120.1 à tout investisseur d'alléguer une violation à une obligation de l'ALENA à la fois dans le cadre d'un arbitrage fondé sur le chapitre 11 et d'une procédure soumise à un tribunal judiciaire ou administratif mexicain. Le tribunal arbitral a affirmé que la prohibition prévue dans cette annexe ne s'appliquait que lorsque l'instance interne portait sur une violation de l'ALENA. Le tribunal semble donc abandonner le critère de la « mesure litigieuse » retenu par la sentence Waste Management pour consacrer un critère portant sur la source de la norme violée ou le fondement légal de la prétention 153. De ce fait, le débat sur le contenu de la renonciation aux procédures internes exigée par l'ALENA est de nouveau ouvert.

43. On note enfin que, plus récemment, la Cour suprême vénézuélienne a retenu une position proche de la solution adoptée par la majorité dans l'affaire Waste Management, quoi que moins formaliste154. Le problème est survenu à l'occasion de l'affaire Vannessa Ventures Ltd. cl Venezuela 155 soumis au mécanisme supplémentaire du CIRDI sur le fondement du TBI Canada- Venezuela. Ce traité subordonne dans son article XII 3) b) tout recours à l'arbitrage à une renonciation de l'investisseur (ou d'une entreprise dont il est directement ou indirecte-

151. Dans le même sens, voy C Pearce et J. COE, « Arbitration under NAFTA Chapter Eleven : Some Pragmatic Reflections upon the First Case Field Against Mexico », Hastings Inter and Comp Law Review, 2000, p. 324.

152. On souligne que l'annexe 1120 1 n'interdit que le cumul des procédures du chapitre 11 avec le recours aux juridictions internes mexicaines. Le recours préalable à un arbitrage fondé sur une clause contractuelle de règlement des différends ne semble donc pas fermer la voie de l'arbitrage du chapitre 11 contre le Mexique.

153. Le tribunal a affirmé « this prohibition applies, however, only if the Claimant alleges in proceedings before a Mexican court or administrative tribunal that Mexico has breached an obligation under Section A. In any event, since the Respondent expressly confirms that the Claimant has also not sought to submit an alleged breach of the NAFTA to the Mexican courts, so there is no conflict with Annex 1120.1... Nor is an action determined to be legal under Mexican law by Mexican courts necessarily legal under NAFTA or international law. At the same time, an action deemed to be illegal or unconstitutional under Mexican law may not rise to the level of a violation of international law », sentence du 16 décembre 2002, § 66 et s., [http://ita.law.uvic.ca/documents/feldman_mexico-award-english.pdf].

154. TSJ/SPA/3.229, 28 de octubre de 2005, Minera Las Cristinas, C.A. c I Corporaciôn Venezolana de Guayana, voy. sur cette affaire, A. De JESUS O., « La solicitud de arbitraje en el marco del Mecanismo Complementario del CIADI implica una renuncia a los recursos ante los tribunales estatales ? Reflexio- nes sobre el arbitraje internacional bajo el Mecanismo Complementario del CIADI, el TBI Canada- Venezuela y su articulation con el derecho positivo venezolano », (à paraître), Revista de Derecho del Tribunal Supremo de Justicia, n° 23, Tribunal Supremo de Justicia de Venezuela, Caracas, 2006.

155. Case n° ARB (AFV04/6, pendante.

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ment le propriétaire ou l'actionnaire majoritaire 156) « à son droit d'engager d'autres procédures devant un tribunal judicaire ou administratif de la partie contractante en cause ou dans le cadre d'une procédure de règlement des différends, ou de le mener à terme, relativement à la mesure, qui selon lui, viole [le TBI] ». La société canadienne Vannessa contrôlait une société anonyme vénézuélienne (MINCA). Cette dernière avait signé une concession pour l'exploitation d'une mine d'or avec une entité publique de l'État vénézuélien. Le contrat de concession contenait une clause compromissoire pathologique prévoyant le recours à un arbitrage en application des règles du code de procédure civile vénézuélien et selon le règlement de la CCI. Au lieu d'introduire directement une demande arbitrale devant la CCI, MINCA a décidé de saisir une juridiction étatique vénézuélienne pour formaliser la clause compromissoire en application du droit vénézuélien 157. Dans un arrêt du 15 juillet 2004, la Sala Politico Admi- nistrativa a déclaré inadmissible la requête de formalisation et a condamné MINCA à payer des frais de procédure considérables. MINCA a soutenu que le litige soumis au CIRDI n'était pas identique à celui visé par la clause compromissoire de la concession. Il a intenté un recours (« recurso de revision constitucional ») devant la Cour suprême, pour demander l'annulation de la condamnation.

Cette dernière a refusé de statuer. Invoquant l'article 12 3 b du TBI, mais sans examiner dans les détails la nature du différend ou la mesure litigieuse, la Cour suprême s'est contentée d'affirmer que la saisine du mécanisme supplémentaire CIRDI par la société mère impliquait la renonciation à tous les recours devant les juridictions internes, y compris le recours qui lui était soumis. L'arrêt, quelle que soit sa motivation, montre une résistance de la part des juridictions internes à la multiplication des contentieux relatifs aux investissements devant des juridictions différentes. On note aussi qu'en admettant la possibilité d'une renonciation implicite aux procédures étatiques et contractuelles, la juridiction vénézuélienne ne subordonnait pas la validité de la renonciation à un acte formel.

2. La consolidation

44. On peut distinguer dans le contentieux international sur les investissements la consolidation volontaire de la consolidation imposée.

45. La consolidation volontaire est une consolidation consentie par les parties. L'État et l'investisseur peuvent convenir de soumettre à un seul tribunal toutes leurs réclamations. Cette décision a été prise par les parties dans l'affaire France Telecom cl Liban158. Dans cette affaire, elles ont confié compétence au tribunal CNUDCI pour statuer sur l'ensemble de leurs demandes. Le litige a porté sur un contrat BOT relatif à l'exploitation du réseau GSM au Liban qui contenait une clause CCI. Les demanderesses ont introduit une demande arbitrale devant la CCI. Mais, saisi par le ministre de la justice, le Conseil d'État libanais, invoquant la nature administrative du contrat, déclara cette clause nulle 159. Même si cette décision n'affectait pas la juridiction du tribunal arbitral

156. Article XII) 12) a) ii). 157. En effet, au Venezuela, tout arbitrage régi par les règles du code vénézuélien des procédures

nécessite une formalisation de la clause d'arbitrage (formahzaciôn de arbitraje) car la clause d'arbitrage n'est considérée qu'une espèce d'accord préliminaire d'arbitrage. Sur cette question, voy. A. De JESUS O, « Validez y eficacia del acuerdo de arbitraje en el derecho venezolano », in Arbitraje interno e mternacw- nal. Reflexwnes teôncas y expenencias prâcticas, Coord. I. DE VALERA, Academia de Ciencias Politicas y Sociales, Comité Venezolano de Arbitraje, Série Eventos 18, Caracas, 2005.

158. France Telcom International, S.A et FTML, S.A.L. cl République du Liban, Sentence du 31 janvier 2005, B. Audit (Président), M. Lalonde, et A. Akl, avec opinion dissidente, confidentielle

159. Conseil d'État libanais, 17 juillet 2001, État libanais cl FTML (2 arrêts), Rev arb., 2001, p. 855, note de M. Sfeir-Slim et H. Slim.

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CCI, elle avait pour effet de rendre impossible l'exécution au Liban de toute sentence rendue sur le fondement de cette clause. En juin 2002, les investisseurs ont notifié à l'État une seconde demande d'arbitrage en application du règlement CNUDCI, sur le fondement du TBI France-Liban. Les demanderesses ayant effectué une offre de consolidation des deux arbitrages, portant respectivement sur les questions contractuelles et la protection de l'investissement en application du TBI, l'État libanais a accepté cette demande. Un accord de consolidation a été signé, permettant à chaque partie de soumettre des demandes fondées sur le TBI et des demandes d'origine contractuelle. Le tribunal a examiné successivement les griefs relatifs aux TBI et les griefs d'ordre contractuel. Il a noté que les réparations éventuelles relatives à l'un et à l'autre chef ne sauraient se cumuler.

La même position a été adoptée dans l'affaire SCC n° 12/2001 soumise à l'Institut d'arbitrage de la Chambre de commerce de Stockholm (IACCS). La société américaine CCL avait invoqué trois bases pour fonder la compétence de cette institution arbitrale : une clause contractuelle d'arbitrage prévue dans un contrat de cession d'actions, la loi kazakhe sur les investissements du 27 décembre 1994 qui exprimait une offre d'arbitrage IACCS et le TBI États-Unis- Kazakhstan de 1992. Les parties ont décidé de consolider les trois procédures devant un même tribunal qui a examiné sa compétence au regard de chaque instrument 160.

À cette consolidation directe fait écho une consolidation indirecte ou « de facto » 161, qui consiste à désigner les mêmes arbitres pour trancher des affaires similaires. Cette procédure a été utilisée dans les affaires Salini cl Maroc et RFC cl Maroc. Les deux affaires ont survenues à l'occasion de faits quasiment identiques. Elles ont été fondées sur le même TBI. Le secrétariat du CIRDI a recommandé aux investisseurs et à l'État du Maroc de désigner les mêmes arbitres et cette proposition a été acceptée par toutes les parties concernées. Les deux affaires n'ont pas été consolidées formellement mais elles ont été conduites séparément par les mêmes arbitres qui ont rendu deux décisions sur la compétence.

Qu'elle soit directe ou de facto, la consolidation volontaire n'en est pas moins subordonnée à l'accord et la coopération des parties. Faute d'accord, la même solution n'a pas été suivie dans certaines affaires concernant l'Argentine. Dans sa décision sur la compétence, le tribunal statuant dans l'affaire CMS cl Argentine a insisté sur cette coopération : « le Centre a fait tous les efforts possibles pour éviter une multiplicité de tribunaux et de compétences, mais il n'est pas possible d'empêcher différents investisseurs d'exercer les droits qu'ils sont susceptibles d'avoir en vertu de différents instruments » 162.

46. La consolidation imposée a été inaugurée par le chapitre 11 de l'ALENA. Elle a été prévue également dans les nouveaux accords de libre échange conclus par les États-Unis et les TBI modèles des États-Unis et du Canada. L'ALENA prévoit l'institution d'un « super-tribunal » 163, établi par le secrétaire général du CIRDI et statuant conformément au règlement CNUDCI, devant lequel les plaintes portant sur « un même point de droit ou de fait seront jointes ». La demande de constitution de ce tribunal appartient à un État ou à un investisseur. Elle doit être adressée au secrétaire général du CIRDI et signifiée aux parties

160. Sentence rendue en 2003 dans l'affaire SCC, n° 12/ 2001 avec les observations de H. Smit, publiée sans l'identité de la demanderesse dans Stockholm International Arbitration Review 2005, n° 1, p. 128.

161. A. CRIVELLARO, op. cit., p. 387. 162. Décision sur la compétence, 17 juillet 2003, JDI, 2004, p. 252. 163. Le terme appartient à J. PAULSSON, « Arbitration without Privity », ICSID Rev., 1995, n° 2,

p. 248.

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concernées. Dans les soixante jours de la réception de la demande, le secrétaire général nomme les trois arbitres qui composent ce tribunal. Les investisseurs ayant déjà initié un arbitrage en vertu de l'ALENA, non désignés dans la demande de consolidation, peuvent adresser au tribunal une requête visant leur inclusion dans la procédure. Dès que le tribunal est constitué, il peut « dans l'intérêt d'un règlement juste et efficace des plaintes, et après audition des parties contestantes, par ordonnance, [décider] de se saisir de ces plaintes et en connaître simultanément, en totalité ou en partie, ou se saisir de l'une ou de plusieurs des plaintes dont le règlement faciliterait le règlement des autres » 164. Le tribunal établi en vertu de l'article 1126 dispose d'une compétence prioritaire. Il peut ordonner à tout autre tribunal établi en vertu du chapitre 11 de l'ALENA de surseoir à statuer sur l'affaire, à moins que celui-ci ne l'ait déjà ajournée. De même, aucun tribunal n'aura compétence pour régler une réclamation si ce « super-tribunal » s'en est déjà saisi 165.

L'idée d'instituer un tribunal menant ses procédures conformément au règlement de la CNUDCI, même si les arbitrages individuels antérieurs ont été soumis à d'autres mécanismes, est assez originale. Elle prend en considération le fait qu'un consentement abstrait à l'arbitrage peut donner lieu à plusieurs réclamations portant sur la même mesure ou les mêmes faits. Elle évite à l'État de préparer sa défense devant plusieurs tribunaux. Elle réduit également les risques de sentences contradictoires. Elle facilite enfin le regroupement des petits investisseurs et les encourage à recourir à l'arbitrage. Mais la consolidation peut prolonger les procédures, augmenter les frais et poser des problèmes de confidentialité. Elle réduit la liberté de manœuvre de l'investisseur qui préfère adopter une stratégie contentieuse incompatible avec le regroupement des procédures 166. Elle limite sa discrétion pour choisir le règlement d'arbitrage applicable et pour désigner les membres du tribunal arbitral 167.

La procédure de consolidation de l'ALENA a été testée récemment. En 2005, les sociétés américaines, Corn Products International, Inc, Archer Daniels Midland Company and Tate et Lyle Ingredients Americas ont contesté la taxe sur le sirop de maïs à forte teneur en fructose, adoptée par le Mexique, au regard des obligations du chapitre 11 de l'ALENA. Le Mexique a demandé la consolidation de ces demandes. Le 20 mai 2005, le tribunal nommé pour statuer sur la requête mexicaine a refusé d'ordonner la consolidation même s'il a reconnu que les deux litiges impliquaient les mêmes questions de droit et de fait. En effet, ce tribunal a relevé que les sociétés demanderesses étaient des sociétés concurrentes et qu'une telle consolidation les obligeait à échanger des informations confidentielles quant à leur investissement et à leurs stratégies financières, ce qui peut paraître injuste et va à l'encontre d'un « règlement juste et efficace des demandes au sens de l'article 1126 de l'ALENA » 168. Il faut noter que ce tribunal n'a pas envisagé une consolidation partielle qui peut porter, par exemple, sur l'interprétation d'une règle de fond ou sur une question juridique commune posée devant les différents tribunaux arbitraux. Une telle consolidation est prévue dans l'article 1126 (2) de l'ALENA qui autorise le « super tribunal » à connaître « en totalité ou en

164. Article 1126 (2). 165. Articles 1126 (9) et 1126 (8). 166. Y. KODAMA, « Dispute Settlement under the Draft Multilateral Agreement on Investment. The

Quest for an Effective Investment Dispute Settlement Mechanism and its Failure », JIA, 1999, p. 72. 167. Sur la question, voy. Consolidation of proceedings in investment arbitration : how can multiple

proceedings arising from the same or related situations be handled efficiently ?, Preliminary report, Geneva Colloquium, 22 avril 2006, [http://www.unige.ch/droit/colloques/conproinvarb/].

168. [http://worldbank.org/icsid/cases/Corn_Archer_order_en.pdf] .

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partie » des plaintes soumises. Il n'en demeure pas moins qu'une telle consolidation partielle peut paraître très difficile à mettre en œuvre. On note aussi que, deux mois après ce refus de consolidation, une nouvelle demande arbitrale concernant la même mesure a été introduite contre le Mexique par la société américaine Cargill 169.

En revanche, le 7 septembre 2005, un autre tribunal a accepté que soient regroupées les trois demandes arbitrales distinctes présentées par les producteurs canadiens de bois d'oeuvre (Tembec, Canfor et Terminal Forest Products) contre les États-Unis 170. Il est significatif que le tribunal arbitral évoque dans son ordre de jonction « la regrettable non consolidation des affaires Lauder et CME » m.

Quoi qu'il en soit, en instituant une telle procédure, l'ALENA singularise l'arbitrage transnational et l'éloigné de l'arbitrage classique consensuel et contractuel. H constitue une étape vers la judiciaiisation des procédures de règlement des différends relatifs aux investissements. En effet, dans le droit de l'arbitrage classique, la consolidation ne peut être imposée. Elle suppose le consentement de toutes les parties impliquées dans la procédure arbitrale. L'ALENA apporte ainsi une exception à la règle classique de la jonction consensuelle des procédures d'arbitrage, et favorise ce faisant l'efficacité et l'harmonie des procédures, tout en en limitant les coûts. Toutefois, dans la mesure où elle ne concerne que des demandes fondées sur l'ALENA et ne peut s'étendre à d'autres demandes fondées sur d'autres traités d'investissement, son effet peut paraître assez limité.

47. Il est très difficile de nier le désordre procédural qui caractérise le contentieux économique international et d'une manière générale le contentieux international. L'éparpillement du contentieux, la multiplication des juridictions, le conflit des décisions et des jurisprudences est une réalité. Certes, toute institution humaine est par définition perfectible. Il y a des remèdes, il y a des correctifs. Mais il reste beaucoup à faire... Au final, comme l'a affirmé le juge Brower, on est obligé d'accepter un certain degré de dysfonctionnement, inhérent à tout système de règlement des différends 172.

Faut-il alors s'orienter vers l'option multilatérale pour trouver la solution au désordre procédural qui affecte l'arbitrage transnational ? Un nouvel accord multilatéral des investissements s'inspirant d'une expérience de vingt ans de pratique des traités bilatéraux et régionaux des investissements pourrait sans doute améliorer la qualité des normes et garantir l'harmonie des procédures.

169. INVEST-SD : Investment Law and Policy News Bulletin, Sept. 15, 2005. 170. [httpy/naftaclaims.com/Disputes/USA/Softwood/Softwood-ConOrder.pdf]. Sur ces deux déci

sions, voy. B. HANOTIAU, « NAFTA consolidation decision under Art. 1126 of the NAFTA», Transnational Dispute Management, vol. 2, issue 05, November 2005 ; Y. ANDREEVA, « First NAFTA (non)Consolidation Order : Corn Products et al. v. Mexico », Transnational Dispute Management, vol. 2, issue 05, November 2005 et L-A GONZALEZ GARCIA, « Is Consolidation of Claims a Step to Improvement ? The HFCS case », Symposium on Making the Most of International Investment Agreements : A Common Agenda, OCDE Paris 12 décembre 2005, [http://www.oecd.org/dataoeccV5/55/36055400.pdf].

171. § 132. La société Tembec a déposé, le 17 février 2006, une demande d'annulation contre l'ordre de consolidation devant les juridictions de Washington. Les États-Unis ont soutenu qu'un tel ordre ne constituait pas une sentence arbitrale susceptible d'annulation. La requête de Tembec et la réponse des Etats-Unis sont disponibles à la page [http://www.state.gOv/s/l/cl7639.htm].

172. Ch. Brower, op. cit.

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602 ARBITRAGE ÉTAT-INVESTISSEUR ET DÉSORDRE PROCÉDURAL

Une cour globale, multilatérale, unique des investissements, ouverte aux États comme aux investisseurs, assurerait, sans doute, le contrôle de la légalité économique internationale et restaurerait l'harmonie des relations économiques internationales 173. Mais, en l'état actuel des choses, l'option multilatérale est politiquement inadmissible pour les États. Le scénario le plus probable serait-il alors, inévitablement, pour un temps encore indéterminé, un statu quo regrettable ? Le rêve multilatéral ne deviendra-t-il pas un jour réalité ?

Chargé par les organisateurs du congrès de l'International Council of Commercial Arbitration (ICCA), tenu à Paris du 3 au 6 mai 1998, de suggérer des voies et des moyens pour accroître l'efficacité internationale des sentences arbitrales, le regretté Ph. Fouchard proposait de supprimer le recours en annulation ou d'instituer un système international de contrôle des sentences arbitrales. Ces propositions sont révolutionnaires. Ph. Fouchard a conclu son intervention en ces termes: «Gardons une part de rêve... Rappelons-nous les revendications des étudiants parisiens lors des événements de mai 68, un slogan magnifique, que je vous invite à faire votre : "soyez réaliste : demandez l'impossible" » 174.

173. Pour une telle cour dans un cadre régional, voy. F. HORCHANI, L'investissement mter-arabe. Recherche sur la contribution des conventions multilatérales arabes à la formation d'un droit régional des investissements, CERP Tunis 1992, pp. 390-401 et W. BEN HAMIDA, « The First Arab Investment Court Decision », (à paraître).

174. Ph Fouchard, « Suggestions pour accroître l'efficacité internationale des sentences arbitrales », Rev arb., 1998, p. 653, spé. p. 672.