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L’ARBITRAGE INVESTISSEUR-ETAT ET LE DROIT FRANÇAIS DES IMMUNITES DE L’ETAT ETRANGER Par Bruno POULAIN Docteur en droit et Avocat [email protected] 1.- Le système spécifique du CIRDI présuppose l’exécution spontanée de la sentence par l’Etat 1 . Il est souvent rappelé que l’exécution spontanée des sentences CIRDI serait favorisée par au moins deux facteurs. En premier lieu, un facteur de réputation des Etats auprès de leurs bailleurs de fonds. Le CIRDI étant une institution membre du groupe de la Banque Mondiale 2 , les Etats contractants de la Convention de Washington qui dépendent financièrement des interventions de ce groupe sont naturellement incités à exécuter les sentences rendues par les tribunaux CIRDI. En second lieu, un facteur de réputation dans la communauté des Etats. A défaut d’exécution d’une sentence CIRDI, un Etat est susceptible d’être attrait devant la Cour internationale de Justice par l’Etat d’origine de l’investisseur 3 . C’est dire combien les atteintes portées à l’investissement 1 Sur cette présupposition, voir le commentaire sous l’article 55 de la Convention de Washington, in The ICSID Convention, A Commentary, 2 nd Edition, Schreuer, Malintoppi, Reinisch & Sinclair, Cambridge University Press, 2010, p. 1152. 2 Pour mémoire, on rappellera que la Banque mondiale est composée de cinq institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale de développement (IDA), la Société financière internationale (IFC), l’Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA) et le CIRDI. 3 L’article 27 de la Convention de Washington prévoit qu’ « aucun Etat n’accorde la protection diplomatique ou ne formule de revendication internationale au sujet d’un différend que l’un de ses ressortissants et un autre Etat contractant ont consenti à soumettre ou ont soumis à l’arbitrage dans le cadre de la présente Convention, sauf si l’autre Etat contractant ne se conforme pas à la sentence rendue à l’occasion du différend » et son article 64 prévoit que « tout différend qui pourrait surgir entre les Etats contractants quant à l’interprétation ou l’application de la présente Convention et qui ne serait pas résolu à l’amiable est porté devant la Cour internationale de Justice à la demande de toute partie au différend (…) ». A ce jour, nous n’avons pas connaissance d’un précédent dans lequel l’Etat d’origine de l’investisseur aurait initié la saisie de la Cour internationale de justice pour faire constater le manquement de l’Etat condamné au titre de ses obligations CIRDI. En revanche, il existe des exemples de sanctions imposées par l’Etat d’origine des investisseurs qui ne parviennent pas à obtenir l’exécution de sentences CIRDI. C’est ainsi que les Etats-Unis ont par exemple suspendu l’Argentine du bénéfice de leur « Generalised System of

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L’ARBITRAGE INVESTISSEUR-ETAT

ET

LE DROIT FRANÇAIS DES IMMUNITES DE L’ETAT ETRANGER

Par

Bruno POULAIN

Docteur en droit et Avocat

[email protected]

1.- Le système spécifique du CIRDI présuppose l’exécution spontanée de la sentence par

l’Etat1. Il est souvent rappelé que l’exécution spontanée des sentences CIRDI serait

favorisée par au moins deux facteurs. En premier lieu, un facteur de réputation des Etats

auprès de leurs bailleurs de fonds. Le CIRDI étant une institution membre du groupe de

la Banque Mondiale2, les Etats contractants de la Convention de Washington qui

dépendent financièrement des interventions de ce groupe sont naturellement incités à

exécuter les sentences rendues par les tribunaux CIRDI. En second lieu, un facteur de

réputation dans la communauté des Etats. A défaut d’exécution d’une sentence CIRDI, un

Etat est susceptible d’être attrait devant la Cour internationale de Justice par l’Etat

d’origine de l’investisseur3. C’est dire combien les atteintes portées à l’investissement

1 Sur cette présupposition, voir le commentaire sous l’article 55 de la Convention de Washington, in The ICSID Convention, A Commentary, 2nd Edition, Schreuer, Malintoppi, Reinisch & Sinclair, Cambridge University Press, 2010, p. 1152. 2 Pour mémoire, on rappellera que la Banque mondiale est composée de cinq institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale de développement (IDA), la Société financière internationale (IFC), l’Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA) et le CIRDI. 3 L’article 27 de la Convention de Washington prévoit qu’ « aucun Etat n’accorde la protection diplomatique ou ne formule de revendication internationale au sujet d’un différend que l’un de ses ressortissants et un autre Etat contractant ont consenti à soumettre ou ont soumis à l’arbitrage dans le cadre de la présente Convention, sauf si l’autre Etat contractant ne se conforme pas à la sentence rendue à l’occasion du différend » et son article 64 prévoit que « tout différend qui pourrait surgir entre les Etats contractants quant à l’interprétation ou l’application de la présente Convention et qui ne serait pas résolu à l’amiable est porté devant la Cour internationale de Justice à la demande de toute partie au différend (…) ». A ce jour, nous n’avons pas connaissance d’un précédent dans lequel l’Etat d’origine de l’investisseur aurait initié la saisie de la Cour internationale de justice pour faire constater le manquement de l’Etat condamné au titre de ses obligations CIRDI. En revanche, il existe des exemples de sanctions imposées par l’Etat d’origine des investisseurs qui ne parviennent pas à obtenir l’exécution de sentences CIRDI. C’est ainsi que les Etats-Unis ont par exemple suspendu l’Argentine du bénéfice de leur « Generalised System of

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étranger sont, par nature, des questions quasi-diplomatiques, qui touchent aux relations

entre bailleurs de fonds, Etat d’origine et Etat hôte de l’investissement. C’est dire aussi

combien l’exécution forcée de la sentence contre l’Etat hôte est une voie subsidiaire aux

négociations entre Etats concernés. A priori dissuasif pour les Etats, le système CIRDI

n’en est pas moins un système controversé4 et les cas de non-acceptation des sentences

par certains Etats condamnés5, comme les cas plus radicaux de dénonciations de la

Convention de Washington6, peuvent laisser planer quelques incertitudes sur leur

exécution. En somme, si le système du CIRDI présuppose l’exécution spontanée des

sentences par les Etats contractants, il ne la garantit pas.

2.- Dans les cas où l’exécution forcée de la sentence devient nécessaire, le créancier de

l’Etat doit, en général, commencer par faire reconnaître cette sentence par l’ordre

interne de l’Etat sur le territoire duquel il entend procéder à l’exécution forcée7. On doit

alors distinguer le régime spécifiquement applicable aux sentences CIRDI du régime qui

est applicable aux sentences rendues sous l’égide d’autres centres d’arbitrage comme,

par exemple, celui de la Chambre de Commerce Internationale de Paris ou celui de la

Stockholm Chamber of Commerce. Alors que pour ces dernières les modalités de la

reconnaissance de la sentence ont été uniformisées du fait d’une large adoption par les

Etats, dont la France, de la Convention de New York de 1958 pour la reconnaissance et

l'exécution des sentences arbitrales étrangères8, les sentences CIRDI se démarquent par

Preferences » pour répliquer à la non-exécution de sentences CIRDI rendues au bénéfice de certains de leurs investisseurs (en l’occurrence les sociétés Azurix et Blue Ridge Investments). 4 F. Horchani, « Où va le droit de l’investissement ? Désordre normatif et recherche d’équilibre », Actes du colloque organisé à Tunis les 3 et 4 mars 2006, Pédone, Paris. 5 C’est notamment le cas des sentences CIRDI rendues contre l’Argentine à la suite de la crise économique ayant ébranlé cet Etat au début de ce siècle. L’Argentine conteste le fait qu’elle doive privilégier les investisseurs internationaux à ses propres opérateurs économiques. La lourdeur des condamnations cumulées nuit également à l’exécution des sentences CIRDI par cet Etat. Et les réticences de l’Argentine ne risquent pas de cesser, surtout depuis que certains tribunaux CIRDI ont admis que les obligations souveraines détenues par certains porteurs étrangers pouvaient également constituer des investissements protégés au sens des TBI, solution venant perturber le jeu des clauses d’action collective et la cohérence des offres d’échange pour la réorganisation de la dette de cet Etat ; voir, Abaclat and Others v. The Argentine Republic, affaire CIRDI No. ARB/07/05, décision sur la compétence et la recevabilité en date du 4 août 2011 ; Ambiente Ufficio S.p.A and Others v. The Argentine Republic, affaire CIRDI No. ARB/08/9, décision sur la compétence et la recevabilité en date du 8 février 2013. 6 La Bolivie a dénoncé la Convention du CIRDI le 2 mai 2007, dénonciation ayant pris effet le 3 novembre 2007. L’Equateur a dénoncé la Convention du CIRDI le 6 juillet 2009, dénonciation ayant pris effet le 7 janvier 2010. Le Venezuela a dénoncé la Convention du CIRDI le 24 janvier 2012, dénonciation ayant pris effet le 25 juillet 2012. 7 Il faut néanmoins indiquer ici que (i) les mesures conservatoires contre les biens de l’Etat défendeur peuvent être disponibles devant le juge français avant toute sentence au fond (pour l’arbitrage CIRDI, voir notamment Civ. 1ère 18 novembre 1986, n° 85-11324, affaire Atlantic Triton v. Guinée) et que (ii) les mesures conservatoires contre les biens de l’Etat peuvent être également disponibles devant le juge français avant l’exequatur de la sentence. 8 La Convention de New York de 1958 compte aujourd’hui 148 Etats parties. Si nous employons ici l’expression « relativement » c’est qu’il s’agit de marquer le fait que l’absence d’une instance dédiée qui serait en charge de l’application et de l’interprétation uniforme de ce texte implique nécessairement

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le fait qu’elles ne sont pas soumises au contrôle du juge national9 et sont reconnues par

les Etats contractants comme l’égal de jugements définitifs rendus par leurs propres

tribunaux10. Elles échappent ainsi aux contraintes des procédures d’exequatur et des

voies de recours disponibles à leur encontre. Toute procédure qui ne serait pas limitée à

la seule vérification de l’authenticité de la sentence peut être considérée comme

contraire à la Convention de Washington11.

3.- La reconnaissance de la sentence arbitrale une fois obtenue, son exécution forcée

pourra avoir lieu. Cependant, lorsque la partie récalcitrante est un Etat, l’exécution

forcée peut venir se heurter à un dernier écueil, à savoir l’immunité d’exécution dont

bénéficient les biens de l’Etat étranger sur le territoire d’un autre Etat. Le système CIRDI

n’a pas formulé de règles uniformes en la matière. Il se borne à renvoyer au droit de

l’Etat sur le territoire duquel l’investisseur entend faire procéder à l’exécution forcée de

la sentence. En vertu de l’article 55 de la Convention de Washington « aucune des

dispositions de l’article 54 ne peut être interprétée comme faisant exception au droit en

vigueur dans un Etat contractant concernant l’immunité d’exécution dudit Etat ou d’un

Etat étranger ». Dans le système CIRDI, le droit des immunités d’exécution reste une

compétence réservée des Etats12.

quelques disparités dans sa mise en œuvre par les juridictions nationales. On peut notamment citer ici les exceptions de « personal jurisdiction » ou de « forum non conveniens » telles que les pratiquent les tribunaux nord-américains et qui peuvent paraître constituer un ajout aux seules conditions visées par la Convention de New York. 9 L’absence de contrôle des juges nationaux sur les sentences CIRDI est notamment justifiée par le fait que le système CIRDI organise ses propres procédures de contrôle des sentences, telles que décrites aux articles 52 de la Convention. 10 L’Article 54 prévoit que « Chaque Etat contractant reconnait toute sentence rendue dans le cadre de la présente convention comme obligatoire et assure l’exécution sur son territoire des obligations pécuniaires que la sentence impose comme s’il s’agissait d’un jugement définitif d’un tribunal fonctionnant sur le territoire dudit Etat. (…)». 11 Sur ce thème et l’originalité du système CIRDI, voir A. Giardina « L’exécution des sentences du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements », Revue critique de droit international privé, 1982, p. 273. En France, la reconnaissance simplifiée des sentences CIRDI a été reconnue par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt en date du 26 juin 1981 relatif à l’exécution d’une sentence rendue dans l’affaire CIRDI No. ARB/77/2 SARL Benvenuti & Bonfant v. République du Congo. On doit signaler ici que les sentences qui sont rendues en application du règlement de procédure et de conciliation et d’arbitrage pour les marchés de travaux, de fournitures et de services financés par le Fonds européen de développement (FED) semblent bénéficier d’un régime similaire à celui reconnu aux sentences CIRDI. L’article 33.3 de ce règlement prévoit en effet que « (…) tout Etat membre reconnait toute sentence rendue en application du présent règlement de procédure comme obligatoire et en assure l’exécution sur son territoire, comme s’il s’agissait du jugement définitif de l’une de ses propres juridictions. » 12 Sur le thème des immunités et de l’exécution des sentences CIRDI et des sentences investisseur-Etat en général, voir notamment A. K. Bjorklund, « State Immunity and the enforcement of Investor-State Arbitral Awards », in International Investment Law For the 21st Century, Essays in Honour of Christoph Schreuer, Oxford University Press, 2009, p. 302 et, du même auteur, “Sovereign Immunity as a barrier to the Enforcement of Investor-State Arbitral Awards : the repolitization of international investment disputes », The American Review of International Arbitration, 2010 / Vol. 21 Nos. 1-4, p. 211.

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4.- Le principe coutumier de l’immunité de l’Etat étranger trouve son fondement dans le

respect dû aux souverainetés. L’égalité ou l’absence de hiérarchie théorique entre Etats

imposerait qu’un Etat s’abstienne de tous actes d’autorité à l’encontre d’un autre Etat et

à l’encontre des biens de cet Etat qui sont situés sur son territoire13. En France, la

question de l’immunité de juridiction et d’exécution de l’Etat étranger a relevé, et relève

toujours aujourd’hui, de l’appréciation des tribunaux14. Le principe de l’immunité des

Etats étrangers a été posé pour la première fois par la Cour de cassation dans un arrêt

du 22 janvier 1849 Gouvernement espagnol c. Lambeze et Pujol, arrêt suivant lequel : « un

gouvernement ne peut être soumis, pour les engagements qu’il contracte, à la juridiction

d’un Etat étranger »15. Pour ce qui concerne plus précisément l’immunité d’exécution,

c’est en 1885 que la Cour de cassation a considéré, dans son arrêt Veuve Cartier-

Terrasson, qu’« il est de principe absolu en droit qu’il n’appartient pas au créancier de

l’Etat, même pour s’assurer l’exécution d’une décision judiciaire obtenue contre celui-ci, de

faire saisir arrêter, entre les mains d’un tiers, les deniers ou autres objets qui sont la

propriété de l’Etat ». L’immunité des Etats étrangers était alors considérée comme

absolue.

5.- Prenant acte du développement des activités commerciales des Etats et,

corollairement, de la nécessité de ne pas priver les partenaires commerciaux des Etats

de tout recours, une distinction s’est ensuite progressivement opérée entre activités

souveraines de l’Etat (acta jure imperii), pour lesquelles les Etats doivent toujours

bénéficier de l’immunité, et activités privées de cet Etat (acta jure gestionis) pour

lesquelles il n’est pas justifié que l’Etat puisse utilement invoquer un tel privilège.

L’immunité de l’Etat étranger s’est alors cantonnée aux seules activités de puissance

publique, l’Etat étranger revêtant les habits de commerçant se trouvant alors privé de

l’attribut exorbitant du droit commun16. Cette conception a conduit, assez

13 P. Daillier, M. Forteau, A. Pellet, Droit international public, LGDJ, 8ème édition, p. 497 et s. 14 Les interventions du législateur en la matière n’ont été que ponctuelles. La première est l’article L 111-1 du récent Code des procédures civiles d’exécution qui reprend les termes de la loi n°91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution. Cette disposition pose le principe de l’immunité d’exécution et prévoit que « l’exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d’une immunité d’exécution ». La seconde disposition est l’article L 153-1 du Code monétaire et financier français qui prévoit que « ne peuvent être saisis les biens de toute nature, notamment les avoirs de réserves de change, que les banques centrales ou les autorités monétaires étrangères détiennent ou gèrent pour leur compte ou celui de l’Etat ou des Etats étrangers dont elles relèvent. Par exception (…), le créancier muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut solliciter du juge de l’exécution l’autorisation de poursuivre l’exécution forcée dans les conditions prévues par la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution s’il établit que les biens détenus ou gérés pour son propre compte par la banque centrale ou l’autorité monétaire étrangère font partie d’un patrimoine qu’elle affecte à une activité principale relevant du droit privé. ». 15 D. 1849, 1, p. 5, S. 1849, 1, p. 81, note Devilleneuve. 16 Cour de cassation, 19 février 1929, URSS c. Association France Export ; Civ. 1ère, 25 février 1969, Société Levant Express Transport c. Chemins de fer du gouvernement iranien.

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naturellement, à écarter l’immunité de juridiction de l’Etat lorsque celui-ci a souscrit,

dans le cadre de son activité commerciale, une clause d’arbitrage17. Elle a également

conduit les juges français, dans le cadre de l’affaire Creigthon sur laquelle nous

reviendrons plus en détails, à déduire de la seule souscription par l’Etat d’une clause

compromissoire la renonciation de cet Etat étranger à son immunité d’exécution,

solution résolument avant-gardiste18. La jurisprudence française, à l’instar de la plupart

des pays occidentaux, a ainsi évolué vers une conception des immunités dite

restreinte19. Mais alors que, à la faveur de cette évolution, certains Etats ont opté pour

légiférer en la matière20, la France a préféré maintenir une approche plus flexible.

6.- On doit alors d’emblée souligner que dans le cadre de l’arbitrage investisseur-Etat, et

notamment de l’arbitrage CIRDI, l’Etat n’agit pas, en principe, en tant que partenaire

commercial. Il agit en tant qu’hôte de l’investissement. A ce titre, en consentant à

l’arbitrage investisseur-Etat, que ce soit par la conclusion d’une convention d’arbitrage,

d’un TBI ou par l’adoption d’une offre générale d’arbitrage insérée dans un Code des

investissements, l’Etat renonce à faire valoir son immunité de juridiction également

pour ce qui concerne ses actes jure imperii. Il s’agit là d’une différence fondamentale

avec le consentement que l’Etat peut donner lorsqu’il agit en tant qu’opérateur du

commerce international. Ainsi, et notamment lorsque l’investisseur plaignant n’est pas

lié à l’Etat défendeur autrement qu’au travers du cadre légal et réglementaire établi par

cet Etat et applicable à l’investissement, l’arbitrage investisseur-Etat pourra avoir pour

objet de mettre en cause des actes législatifs, réglementaires et individuels de cet Etat,

actes qui auront été adoptés dans le cadre de l’exercice de ses prérogatives de puissance

publique. En d’autres termes, l’arbitrage investisseur-Etat peut constituer dans certains

cas un véritable outil de contrôle des actes de puissance publique de l’Etat, certains

diront une claire remise en cause de sa souveraineté. Reste à savoir si cette

caractéristique peut justifier une différence de traitement entre arbitrage investisseur-

Etat et arbitrage commercial du point de vue de l’immunité de l’Etat et de ses biens.

17 C’est ainsi que la Cour de cassation a pu estimer qu’un Etat ne pourra valablement invoquer l’immunité de juridiction s’il signe un contrat comportant une clause compromissoire : Cour de cassation, 1ère chambre civile, 18 novembre 1986, Société européenne d’études et d’entreprises. 18 CA Paris, 12 décembre 2001, Note Ph. Leboulanger, Rev. arb. 2003.417. 19 Certains Etats, et notamment les Etats communistes, ont conservé une conception absolutiste de leur propre immunité et de celle de l’Etat étranger en dépit de leurs interventions commerciales ou économiques. C’est notamment le cas de la Chine. Dahai QI, « State Immunity, China and Its Shifting Position », Chinese Journal of International Law (2008), Vol. 7, No. 2, pp 307-337. A Hong-Kong, le fond FG Hemisphere Associates LLC s’est ainsi récemment heurté à la doctrine de l’immunité absolue en voulant saisir des avoirs de la République démocratique du Congo. 20 On peut notamment citer les législations anglo-saxonnes et le Foreign Sovereign Immunity Act de 1976 aux Etats-Unis, le State Immuntity Act de 1978 en Grand Bretagne, le State Immunity Act de 1985 au Canada. Pour une étude de droit comparé du droit des immunités, voir l’étude de François Knoepfler, Rev. arb. 2003, pp. 1018 et s.

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7.- Pour revenir au droit français des immunités de l’Etat étranger, la question des biens

saisissables de l’Etat étranger demeure une question relativement complexe, peu

compatible avec le principe de sécurité juridique. Certains biens des Etats tirent leur

immunité de régimes internationaux spécifiques auxquels la France a adhéré. On peut

notamment citer la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques (1961) et la

Convention de Vienne sur les immunités consulaires (1963)21. Au-delà de ces régimes

spéciaux, et de la distinction entre les biens qui sont affectés à des activités

commerciales de l’Etat et ceux qui ne le sont pas, la jurisprudence varie dans l’exercice

d’une conciliation entre trois contraintes. La première de ces contraintes est de veiller à

ce qu’un créancier de l’Etat étranger ne demeure pas sans recours22. La seconde de ces

contraintes est de veiller à ce que de tels intérêts particuliers ne portent pas atteinte à la

continuité de la puissance et du service publics de l’Etat concerné. La troisième de ces

contraintes, à la fois plus subjective et plus officieuse, consiste à s’assurer que la décision

rendue est diplomatiquement acceptable, au sens large23.

8.- Une affaire a bien illustré les contraintes qui pèsent sur le droit des immunités de

l’Etat étranger en France. Il s’agit de l’affaire Noga. Cette société de droit suisse aura

passé plus d’une décennie à tenter des saisies sur les biens de la Fédération de Russie

présents ou en transit sur le territoire français, offrant ainsi aux observateurs une

actualité juridique de base en matière d’immunité diplomatique et des biens d’Etats.

Toutes les tentatives de saisies de la société Noga ayant échoué, cette société a fini par se

faire condamner par la Cour d’appel de Paris à indemniser la Fédération de Russie pour

le préjudice d’image et de réputation qui aurait résulté de la campagne de discrédit

conduite à son encontre. La Cour a en effet estimé que « la compagnie Noga a cherché à

21 On peut également citer la Convention sur les immunités spéciales (1969), la Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale (1973), la Convention de Vienne sur la représentation des Etats dans leurs relations avec les organisations internationales de caractère universel (1975), auxquelles on doit ajouter les nombreux accords bilatéraux de sièges conclus entre Etats. On peut citer également la Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 pour l’unification de certaines règles concernant l’immunité des navires d’Etat et à laquelle la France est partie. 22 Notamment sous la pression de la jurisprudence de la CEDH qui impose aux Etats de concilier respect du droit coutumier et droit au recours sur le fondement de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et du citoyen. 23 Pour une illustration de cette considération, voir P. Rambaud « Les suites d’un différend pétrolier : l’affaire Liamco devant le juge français », AFDI, vol 25, 1979, pp. 820-834. P. Rambaud souligne dans cette affaire le rôle prépondérant du parquet. La matière est imprégnée de contraintes diplomatiques en réalité assez variées et le juge français est aujourd’hui pris à la croisée de plusieurs feux. Il prend en considération l’efficacité de l’arbitrage. Paris veut rester une place importante de la pratique de l’arbitrage international et cela implique que les juges donnent un maximum d’efficacité aux sentences arbitrales, y compris en cas d’exécution forcée contre les Etats. Il est dans le même temps sensible aux exigences des fonds souverains ou apparentés. Il est clair qu’une politique trop favorable aux créanciers des Etats pourrait provoquer une fuite des capitaux de ces Etats vers des contrées plus sûres, comme en Chine ou à Hong-Kong par exemple où, comme nous l’avons déjà dit, la doctrine de l’immunité absolue a toujours cours. Le poids de l’Etat concerné sur l’échiquier diplomatique est également un paramètre important.

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jeter le discrédit sur le gouvernement de la Fédération de Russie en faisant procéder à la

saisie de biens qui ont une haute valeur symbolique (…) ; de nombreux organes de presse se

sont fait l’écho des procédures de saisies engagées contre les organismes russes (…) en

dénonçant qu’il s’agissait de biens « russes » de sorte que la publicité faite autour de ces

mesures a porté atteinte à la réputation et à l’image de la Fédération de Russie qui, dans

l’esprit du public, a été regardée comme étant un Etat mauvais payeur, ce qui

correspondait au but de dénigrement et à l’intention de nuire recherchés par la compagnie

Noga (…)» 24. Se dégage de cette décision inédite une directive à l’adresse des créanciers

poursuivants. Ces créanciers sont invités à poursuivre discrètement leurs procédures

d’exécution contre les Etats. Ils sont également invités à se détourner des biens « qui ont

une haute valeur symbolique »25. La décision ainsi rendue par la Cour d’appel de Paris, et

sur laquelle la Cour de cassation n’a pas trouvé à redire26, paraît sévère au regard d’un

droit jurisprudentiel et, donc, par nature ouvert à l’argumentation. De plus, l’apparition

d’une catégorie de biens « ayant une haute valeur symbolique », laquelle, comme nous le

verrons, n’est pas a priori pertinente pour déterminer la saisissabilité d’un bien de l’Etat

étranger, renforce encore l’impression d’une matière où les appréciations

discrétionnaires des juges viennent brouiller les efforts de mise en cohérence.

9.- A tel point que la question de l’adoption d’un texte de loi pour régir en France la

matière des immunités des Etats étrangers vient naturellement à l’esprit. Un tel texte

aurait certainement l’avantage d’encadrer l’appréciation des juges et, corrélativement,

de renforcer la sécurité juridique des créanciers comme des Etats. Mais certains diront

qu’un tel texte n’est plus aujourd’hui opportun, compte tenu notamment de l’adoption

en 2004 de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des Etats

et de leurs biens (ci-après, « la Convention sur les immunités de 2004 »). Cette convention

est l’aboutissement de longs travaux préparatoires27 et un progrès apparent pour la

24 CA Paris, 21 juin 2011, Fédération de Russie v. Compagnie Noga. 25 Pour mémoire, la société Noga a tenté en vain de saisir les biens ou avoirs de différentes entités apparentées à l’Etat russe : ceux de la Banque centrale de Russie, de la Banque du commerce extérieur de Russie, de l’Agence spatiale russe Roscosmos, du Centre de recherches spatiales TsSKB-Progress, de l'agence d'information Ria Novosti, de l'ambassade de la Fédération de Russie et de la délégation permanente de la Fédération de Russie près de l'U. N. E. S. C. O. La Compagnie Noga avait également tenté de saisir en 2000 le navire école Sedov alors amarré dans le port de Brest ainsi que des aéronefs militaires de type Mig et Sukhoi lors du salon international du Bourget de 2001. La Compagnie Noga a enfin tenté de saisir des toiles de Monet, de Cézanne et de Manet que le musée Pouchkine de Moscou avait mises à la disposition d'une exposition organisée par la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en Suisse. 26 Cour de cassation, Civ. 1ère, 27 février 2013, n°11-27751. 27 Les travaux ayant abouti à l’adoption de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens ont commencé en 1977. Par la résolution 32/151 du 19 décembre 1977, l’Assemblée générale des Nations unies a invité la Commission du Droit International (CDI), organe subsidiaire de l’Assemblée générale composé d’experts élus par elle, à travailler sur le sujet des immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, en vue de la codification et du développement progressif du droit international en la matière. En 1991, la CDI a adopté, en deuxième lecture, un projet comprenant vingt-deux articles, assortis de commentaires, et a recommandé à l’Assemblée générale de

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sécurité juridique, notamment dans les Etats qui n’ont ni législation ni pratique

jurisprudentielle établie en la matière. La coutume internationale se voit ainsi codifiée et

des règles uniformes sont donc posées pour régir les conditions dans lesquelles les

tribunaux d’un Etat peuvent ordonner la saisie de biens d’un Etat étranger28. La France a

approuvé ce texte le 12 août 201129. Même s’il manque encore une quinzaine de

ratifications à la date de la rédaction de ce chapitre pour que cette convention puisse

entrer en vigueur, celle-ci semble néanmoins faire déjà partie intégrante du droit positif

français. C’est en tous cas l’opinion de la Cour européenne des droits de l’homme qui a

eu l’occasion de rappeler, à un moment où l’approbation de cette convention par la

France n’était pas encore effective, et dans une affaire où l’immunité de juridiction de

l’Etat du Koweït devant les tribunaux français était en cause, qu’il est un principe de

droit international bien établi qu’une convention peut lier un Etat non contractant dans

la mesure où les dispositions de cette convention reflètent le droit coutumier

international ainsi codifié30. Cette vision semble avoir été acceptée par la jurisprudence

française qui, en qualité d’Etat contractant, vise désormais expressément cette

convention pour trancher les litiges qui lui sont soumis par les créanciers poursuivants

et les Etats débiteurs récalcitrants. Dans un arrêt récent relatif aux tentatives de saisies

de la société NML Capital Ltd31, la Cour de cassation s’est ainsi fondée sur « le droit

convoquer une conférence internationale de plénipotentiaires pour étudier ce projet d’articles et conclure une convention en la matière. Par la résolution 46/55 du 9 décembre 1991, l’Assemblée générale a décidé de constituer un groupe de travail pour étudier, compte tenu des commentaires et observations des gouvernements, les questions de fond que soulevait le projet d’articles adopté par la CDI, afin de promouvoir une convergence générale de vues et d’augmenter ainsi les chances d’aboutir à la conclusion d’une convention. Par la résolution 55/150 du 12 décembre 2000, l’Assemblée générale a établi un comité spécial sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, ouvert à tous les Etats membres des Nations unies et aux Etats membres des institutions spécialisées, aux fins de poursuivre le travail effectué par les groupes de travail de la CDI, de consolider les points de convergence et de régler les questions en suspens. Lors de sa dernière réunion, du 1er au 5 mars 2004, le comité spécial a achevé ses travaux par l’adoption d’un rapport contenant le texte du projet de convention en s’inspirant du projet d’Articles adopté par la CDI en 1991 et des discussions menées au sein du groupe de travail à composition non limitée de la sixième commission de l’Assemblée générale. Le texte de la Convention a été finalement adopté par la résolution 59/38 du 2 décembre 2004. 28 G. Hafner & L. Lange « La Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens », AFDI, vol 50, 2004, pp. 45-76. Pour un rapprochement entre la Convention sur les immunités de 2004 et le droit français, voir l’étude d’Arnaud de Nanteuil, « L’application en France des Règles internationales relatives aux immunités : l’impact de la future entrée en vigueur de la convention de 2004 sur l’évolution de la jurisprudence française », AFDI, LVI – 2010, p. 808 et s. 29 Pour les travaux préparatoires, voir Rapport fait au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens par Mme Elisabteh GUIGOU, 4 mai 2011. 30 Cf. CEDH, Jugement de la Grande Chambre en date du 29 juin 2011 dans l’affaire SABEH EL LEIL v. France. Dans cette affaire était en cause le caractère contraignant de l’article 11 de la Convention sur les immunités de 2004 sur les autorités françaises dans le cadre d’un différend entre une ambassade et l’un de ses ex-employés. 31 Un autre candidat à la chronique judiciaire semble donc vouloir prendre aujourd’hui la place de la société Noga dans le cœur des commentateurs. Il s’agit de la société NML Capital Ltd. Basé aux îles Caïmans, ce fonds « vautour » s’illustre aujourd’hui dans ses tentatives de saisies tous azimuts des actifs de la République Argentine afin, notamment, de recouvrer des créances liées à l’émission d’obligations souveraines par cet Etat. Il a récemment tenté de saisir le navire de guerre argentin « ARA Libertad » alors

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international coutumier, tel que reflété par la Convention des Nations Unies du 2 décembre

2004 sur l’immunité juridictionnelle des Etats et de leurs biens »32.

10.- Cependant, comme nous allons le voir, la pratique jurisprudentielle française, bien

qu’inspirée de la coutume internationale et déjà complexe, n’est pas parfaitement en

ligne avec le texte de la Convention sur les immunités de 2004. Le texte de cette

convention, lequel reprend pour l’essentiel le texte de projet d’articles élaborés par la

CDI en 1991, ne nous paraît pas non plus complètement adapté à l’arbitrage

investisseur-Etat qui, il est vrai, s’est considérablement développé et démocratisé

postérieurement à cette date. La sécurité juridique promise n’est donc pas aussi

évidente. Nous examinerons ces difficultés sous l’angle le plus simple pour traiter de

notre sujet et qui consiste à évaluer en premier lieu l’impact du consentement de l’Etat

étranger à l’arbitrage investisseur-Etat sur ses immunités avant de s’en remettre à la

distinction qui est traditionnellement faite entre biens de l’Etat étranger affectés à des

activités commerciales et biens de l’Etat étranger affectés à des activités souveraines

pour distinguer les biens de l’Etat qui sont saisissables de ceux qui ne le sont pas.

SECTION I

Le consentement de l’Etat à l’arbitrage investisseur-Etat, le juge et les immunités

11.- Avant d’en venir au catalogue des biens saisissables de l’Etat, il convient de

répondre à quelques questions préliminaires. Il s’agit notamment de savoir si, hors la

présence de l’Etat à la procédure ou à défaut d’initiative de l’Etat partie à la procédure, le

juge saisi de demandes faites contre un Etat étranger ou à l’encontre des biens de cet

à quai dans le port de Tema au Ghana. Le tribunal international de la mer a néanmoins ordonné la mainlevée de l’immobilisation de cette frégate par ordonnance en date du 15 décembre 2012 en se fondant sur l’immunité dont jouit de coutume cette catégorie de navire. En France, il a récemment tenté de saisir, à titre conservatoire, (i) les comptes des missions diplomatiques de la République Argentine (Civ. 1ère 28 septembre 2011 n° 09-72.057), (ii) entre les mains de la BNP Paribas des créances portant sur des sommes dont la succursale argentine de cette banque aurait été redevable auprès des autorités argentines au titre de contributions sociales et fiscales (Civ. 1ère 28 mars 2013 n° 11-10.450) , (iii) entre les mains de la société Air France des créances portant sur des sommes dont la succursale argentine de cette société aurait été redevable auprès des autorités argentines au titre de diverses contributions et taxes (Civ. 1ère 28 mars 2013 n° 11-13.323), (iv) ou encore entre les mains de la société Total Austral des créances portant sur des sommes dont la succursale argentine de cette société aurait été redevable auprès des autorités argentines, à titre de redevances pétrolières, du fait de son activité d’exploitation de gisements pétroliers situés sur le territoire argentin (Civ. 1ère 28 mars 2013 n° 10-25.938). 32 Civ. 1ère 28 mars 2013 n° 11-10.450.

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Etat peut soulever d’office le moyen de l’immunité. Et il s’agit de se poser cette question

dans le cas plus spécifique où ces demandes sont parallèles ou consécutives à une

procédure d’arbitrage investisseur-Etat. De même, nous répondrons à la question de

savoir si le consentement de l’Etat à l’arbitrage investisseur-Etat peut impacter le

périmètre des biens saisissables de l’Etat.

(i) La question de l’immunité de l’Etat étranger ayant consenti à l’arbitrage

investisseur-Etat doit-elle être soulevée d’office par le juge saisi ?

12.- Cette première question illustre bien les évolutions et les difficultés de la matière.

En droit français, l’immunité de l’Etat défendeur serait un moyen d’ordre public qui doit

être soulevé d’office par le juge saisi33. La jurisprudence récente de la Cour de cassation

a néanmoins semblé vouloir laisser à l’Etat, peut-être compte tenu de l’évolution de son

rôle et d’un abandon d’une conception absolutiste de l’immunité, la maîtrise de son

privilège. Dans un arrêt du 7 janvier 1992 relatif à un contrat de travail, la première

chambre civile de la Cour de cassation a dénié à l’immunité de juridiction de l’Etat le

rang de moyen d’ordre public en considérant que « l’immunité de juridiction dont peut

bénéficier un Etat étranger n’est pas absolue et n’est garantie par aucun traité

international auquel la France serait partie ; que cette immunité est un privilège qui ne

peut être invoqué que par l’Etat qui se croit fondé à s’en prévaloir »34. En 1993, cette

même chambre a une nouvelle fois estimé dans une affaire concernant une contestation

de propriété entre l’Estonie et la Russie que « l’immunité de juridiction dont peut

bénéficier un Etat étranger n’est pas absolue ; qu’elle ne peut être invoquée que par l’Etat

qui se croit fondé à s’en prévaloir, lorsqu’il n’y a pas renoncé (…) qu’en substituant son

appréciation à celle de l’Etat (…) sur le point de savoir si celui-ci entendait se prévaloir de

son immunité et en préjugeant le bien-fondé de cette dernière, la Cour d’appel a méconnu

les principes [de l’immunité de juridiction des Etats étrangers] »35. Et cette tendance

semble se confirmer lorsque dans un arrêt encore plus récent, la même chambre de la

Cour de cassation a encore considéré que le tiers débiteur de l’Etat saisi ne saurait

substituer son appréciation à celle de l’Etat débiteur « seul à même de se prévaloir d’un

tel privilège »36. En matière de mesures de contraintes consécutives ou parallèles à une

procédure arbitrale, la société genevoise Romak SA avait fait pratiquer des mesures

conservatoires sur les comptes de la République de l’Ouzbekistan dans les livres de la

banque HSBC à Paris. La République d’Ouzbekistan avait alors sollicité la mainlevée de

33 C. Kessedjian « Les immunités », Répertoire Dalloz international, juin 2011, p. 9. 34 Civ. 1ère 7 janvier 1992 n°90-43790. 35 Civ. 1ère 30 juin 1993 n°91-21.265. 36 Civ. 1ère 28 mars 2013 n°11-13.323.

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ces mesures sans invoquer l’immunité d’exécution de ses comptes. Le juge parisien a

alors relevé que « si la société Romak entend poursuivre l’Etat de la République

d’Ouzbekistan sur ses biens (hormis la question d’une éventuelle immunité d’exécution qui

n’est même pas abordée dans le cadre de cette procédure), les comptes figurant au compte

saisi peuvent être appréhendées. »37. L’observation faite entre parenthèses souligne le fait

que, bien qu’il s’étonne que celui-ci n’ait pas été soulevé par l’Etat, le juge n’a pas

entendu soulever d’office le moyen. Ainsi, que ce soit vis-à-vis du juge ou vis-à-vis du

tiers débiteur saisi, semble donc s’affirmer dans la pratique jurisprudentielle la pleine

maîtrise de l’Etat défendeur sur le privilège qui lui est propre, avec pour conséquence

que ne pas invoquer le moyen vaut renonciation.

13.- A l’instar du droit français, la Convention sur les immunités de 2004 semble tenir

pour principe que le juge saisi doive soulever d’office l’immunité de l’Etat. L’article 6

prévoit en effet qu’« un Etat donne effet à l’immunité des Etats (…) en s’abstenant

d’exercer sa juridiction dans une procédure devant ses tribunaux contre un autre Etat et, à

cette fin, veille à ce que ses tribunaux établissent d’office que l’immunité de cet autre Etat

prévue par l’article 5 est respectée ». Pour autant, l’article 5 de la Convention prévoit

qu’« un Etat jouit (…) de l’immunité de juridiction (…) sous réserve des dispositions de la

présente Convention », il consacre ainsi le principe d’une immunité pouvant céder dans

les différentes hypothèses envisagées par la Convention38 et, notamment, lorsque l’Etat

aurait renoncé à son immunité par l’effet d’un accord d’arbitrage39. Une lecture

compréhensive de la Convention sur les immunités de 2004 peut donc conduire à

considérer qu’elle n’oblige le juge à soulever d’office l’immunité de juridiction de l’Etat

que si l’action qui lui est soumise ne correspond pas à l’une des hypothèses dans

lesquelles l’immunité de l’Etat peut être écartée conformément à la Convention. Cette

approche permettrait de considérer la pratique jurisprudentielle française comme étant

conforme dans la mesure où chacune des affaires citées au paragraphe précédent

correspondait justement à une des hypothèses envisagées par la Convention comme

permettant d’écarter l’immunité de l’Etat (contrat de travail, droit de propriété,

transactions commerciales/arbitrage). Dans la perspective d’un encadrement de la

37 Jugement rendu le 31 mars 2008 par le Juge de l’exécution du TGI de Paris, République d’Ouzbekistan v. SA Romak Geneva. La question se pose de savoir si l’Etat qui aurait oublié d’invoquer son immunité devant le juge de première instance pourrait valablement l’invoquer devant le juge d’appel. L’article 8 de la Convention sur les immunités de 2004 semble l’en empêcher en prévoyant à son article 8 qu’ « un Etat ne peut invoquer l’immunité de juridiction dans une procédure devant un tribunal (…) si, quant au fond, il est intervenu à ladite procédure ou y a participé de quelque façon que ce soit ». 38 Lorsque l’Etat a donné son consentement exprès à la procédure (Art. 7), ou que l’action est relative à une transaction commerciale (Art. 10), à un contrat de travail (Art. 11), à une atteinte à l’intégrité physique d’une personne (Art. 12), aux droits de propriété de l’Etat sur un bien situé sur le territoire de l’Etat du for (Art. 13), à des droits de propriété intellectuelle (Art. 14), à des participations de l’Etat dans des sociétés (Art. 15), à l’exploitation d’un navire (Art. 16). 39 Article 17 de la Convention.

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pratique des juges dans le cadre de la mise en œuvre des obligations imposées par la

Convention sur les immunités de 200440, les instructions de la chancellerie pourraient

donc consister à présenter le moyen tiré de l’immunité des Etats comme étant

aujourd’hui devenu « un moyen d’ordre public relatif » pour que le juge s’abstienne de le

soulever d’office s’il est saisi d’une action correspondant aux exceptions visées à la

Convention, y compris, donc, lorsqu’il est saisi de l’exécution d’une sentence arbitrale

investisseur-Etat.

(ii) Le consentement de l’Etat étranger à l’arbitrage investisseur-Etat vaut-il

renonciation à son immunité de juridiction devant le juge du contrôle de

la sentence ?

14.- En consentant à l’arbitrage, un Etat renonce à se prévaloir devant le tribunal arbitral

de son immunité de juridiction41. Comme nous l’avons déjà indiqué, dans le cadre de

l’arbitrage investisseur-Etat, cette renonciation vaut également pour les actes jure

imperii de l’Etat dans la mesure où ceux-ci peuvent constituer une atteinte aux standards

de protection et de traitement de l’investisseur et qu’il est de l’office de l’arbitre

d’évaluer la conformité de tels actes avec les engagements pris par l’Etat vis-à-vis de

l’investisseur et/ou les obligations internationales de cet Etat42. Il ne renonce pas pour

autant à faire valoir son immunité de juridiction pour ses actes jure imperii devant les

juges d’un autre Etat, lesquels pourraient voir d’ailleurs d’office une impossibilité à

connaître de tels actes. Dans la situation où la sentence, une fois rendue, est soumise par

la partie non étatique au juge du contrôle de la sentence, la question se pose donc de

savoir si l’Etat peut alors invoquer utilement devant ce juge son immunité de juridiction.

Il pourrait y trouver un intérêt si, ayant prévalu à l’issue de la procédure d’arbitrage, il

n’entend pas accepter une quelconque supervision sur la sentence ainsi rendue à son

avantage par le juge d’un autre Etat, a fortiori si cette sentence valide la légitimité et la

conformité des actes jure imperii en cause.

40 Selon les commentaires du projet d’Articles de la CDI de 1991 qui sont relatifs à l’article devenu l’article 6 de la Convention, l’expression « veille à ce que ses tribunaux » est utilisée pour bien indiquer que l’obligation est à la charge de l’Etat du for, à qui il appartient de lui donner effet conformément à ses procédures internes. Il faut alors indiquer ici que l’approbation par la France de la Convention sur les immunités de 2004 ne semble pas avoir suscité de préoccupations particulières du législateur sur ce point. Rien dans les travaux préparatoires n’évoque la portée de l’article 6 de la Convention et son articulation avec l’état du droit français. Aucun texte réglementaire, aucune circulaire, n’est à notre connaissance à l’étude afin de fixer les conditions dans lesquelles les tribunaux français pourraient établir d’office l’immunité de l’Etat étranger. 41 P. Fouchard, E. Gaillard, B. Goldman, Traité de l’arbitrage commercial international, Paris, Litec, 1996, pp. 404-405. 42 The ICSID Convention, A Commentary, 2nd Edition, Schreuer, Malintoppi, Reinisch & Sinclair, Cambridge University Press, 2010, p. 1157.

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15.- La Convention sur les immunités de 2004 prévoit à son article 17 que « si un Etat

conclut par écrit un accord avec une personne physique ou morale étrangère afin de

soumettre à l’arbitrage des contestations relatives à une transaction commerciale, cet Etat

ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre Etat, compétent

en l’espèce, dans une procédure se rapportant a) à la validité, à l’interprétation ou à

l’application de l’accord d’arbitrage ; b) à la procédure d’arbitrage ; ou c) à la

confirmation ou au rejet de la sentence arbitrale, à moins que l’accord d’arbitrage n’en

dispose autrement ». On doit alors préciser que dans les points convenus concernant la

compréhension de certaines dispositions de la Convention tels qu’annexés à cette

Convention, il est précisé au sujet de l’article 17 que « l’expression « transaction

commerciale » recouvre les questions d’investissement ». Si cette dernière précision

montre que le contentieux des investissements internationaux n’a pas été oublié, il

manifeste également le fait que les rédacteurs de la Convention et de leurs textes

préparatoires n’ont pas traité directement de ce sujet et ne l’ont en réalité évoqué qu’à la

marge.

16.- Les travaux préparatoires de la Convention sont imprégnés de la problématique de

l’immunité de l’Etat commerçant et non de l’immunité de l’Etat hôte de

l’investissement43. L’article 17 de la Convention sur les immunités de 2004 se fonde

ainsi sur une hypothèse de travail qui est celle de l’arbitrage commercial ou de

l’arbitrage fondé sur une clause compromissoire, susceptible d’un contrôle ou d’une

supervision par le juge du siège de l’arbitrage. Si cette disposition n’est donc pas

applicable aux arbitrages CIRDI, lesquels échappent à la logique de rattachement du

siège de l’arbitrage à une quelconque loi de procédure et à la supervision des juges

nationaux, la rédaction de l’article 17 laisse quelques interrogations quant à l’effet du

consentement de l’Etat à l’arbitrage investisseur-Etat autre que CIRDI sur son immunité

de juridiction. En effet, en faisant référence à la « conclusion d’un accord écrit avec une

personne physique ou morale étrangère », cette disposition ne semble pas applicable aux

arbitrages investisseur-Etat qui trouvent leur fondement en dehors de clauses

compromissoires ou de compromis d’arbitrage. L’arbitrage investisseur-Etat peut

parfois avoir lieu sur le fondement d’une offre générale d’arbitrage formulée par un Etat

dans le cadre d’un TBI ou dans le cadre d’un Code d’investissements. L’article 17 de la

43 Un des thèmes principaux de la Convention consiste notamment à extraire du régime des immunités les « transactions commerciales » de l’Etat. L’article 10(1) de la Convention prévoit ainsi que : « Si un Etat effectue, avec une personne physique ou morale étrangère, une transaction commerciale, et si, en vertu des règles applicables de droit international privé, les contestations relatives à cette transaction commerciale relèvent de la juridiction d’un tribunal d’un autre Etat, l’Etat ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant ce tribunal dans une procédure découlant de ladite transaction. »

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Convention ne couvrant pas ces cas, un Etat pourrait donc être tenté d’invoquer son

immunité de juridiction devant le juge saisi de l’annulation de la sentence.

17.- Il est probable que les rédacteurs de l’article 17 n’aient pas anticipé cette situation,

l’arbitrage investisseur-Etat en dehors de toute clause compromissoire étant encore

largement confidentiel à la date de la rédaction de l’article44. On ne peut pour autant

raisonnablement conclure à une renonciation de l’Etat à son immunité de juridiction sur

un non-dit. De plus, et comme nous l’avons déjà dit plus haut, le fait que le consentement

à l’arbitrage investisseur-Etat par la voie de l’offre générale d’arbitrage puisse conduire

une juridiction internationale à évaluer les actes souverains de cet Etat pourrait sembler

exclure toute révision, voire tout contrôle, d’un juge national sur une telle évaluation,

qu’il s’agisse du juge de l’Etat d’origine de l’investissement ou du juge d’un Etat tiers.

Cela étant dit, il n’est pas non plus inconcevable de considérer que si l’Etat ne peut être

réputé avoir renoncé à son immunité de juridiction pour ce qui concerne la mise en

cause de ses actes jure imperii, cela ne prive pas le juge du contrôle de la sentence

d’exercer un contrôle strictement limité à celui du respect de l’ordre public procédural,

indemne de toute appréciation des actes jure imperii en cause.

(iii) Le consentement de l’Etat étranger à l’arbitrage investisseur-Etat vaut-il

renonciation de l’Etat à son immunité d’exécution ?

18.- Selon certains auteurs, la rédaction de l’article 17, laquelle vise l’impossibilité pour

l’Etat d’invoquer son immunité « de juridiction » et non son immunité « d’exécution »,

signifierait que le seul consentement à l’arbitrage ne pourrait valoir renonciation à

invoquer l’immunité d’exécution45. En effet, consentir à l’arbitrage signifie pour un Etat

consentir à ce qu’un tribunal arbitral tranche un différend avec l’un de ses

cocontractants ou avec l’un des bénéficiaires d’une offre générale d’arbitrage comme

celles qui figurent dans les TBI ou dans les Codes d’investissements. Si un tel

consentement peut donc valoir renonciation à l’immunité de juridiction de l’Etat, il ne

peut valoir, en soi et a priori, renonciation à se prévaloir de l’immunité d’exécution, à

moins de confondre les deux notions. Ainsi, si l’immunité d’exécution ne peut être

valablement invoquée par l’Etat au stade de la procédure d’exequatur de la sentence

44 Cette disposition reprend le texte de l’article 17 du projet d’Articles sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens et commentaires y relatifs de 1991. 45 C. Schreuer, The ICSID Convention : A commentary, p. 1158.

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arbitrale46, elle peut toujours l’être au stade des voies d’exécution diligentées contre ses

biens.

19.- La jurisprudence française a initialement été hostile à l’idée que l’adhésion par une

clause compromissoire à un règlement d’arbitrage et, a fortiori, la simple souscription

d’une convention d’arbitrage, puissent être considérées comme une renonciation

implicite de l’Etat à se prévaloir de son immunité d’exécution. L’arrêt Eurodif de la Cour

d’appel de Paris du 21 avril 1982 est clair. Il était demandé à la Cour de dire que

l’engagement d’exécuter la sentence pris par les parties aux fins de l’ancien article 24-2

du Règlement d’arbitrage CCI valait renonciation à l’immunité d’exécution. Cette

disposition du règlement CCI prévoyait que « toute sentence arbitrale revêt un caractère

obligatoire pour les parties. Par la soumission de leur différend au présent Règlement, les

parties s’engagent à exécuter sans délai la sentence à intervenir, et sont réputées avoir

renoncé à toutes voies de recours auxquelles elles peuvent valablement renoncer ». La Cour

de Paris s’y est refusée, au motif que cette stipulation du règlement d’arbitrage

constituait seulement « un engagement de se soumettre volontairement à la sentence et

d’en reconnaître la force obligatoire mais ne contient aucune allusion à l’immunité

d’exécution dont une partie pourrait éventuellement bénéficier. ». La Cour a ajouté, dans

un motif de portée plus générale, que « l’on ne peut (…) admettre que la stipulation d’une

clause compromissoire implique par elle-même une renonciation à l’immunité d’exécution

(…) »47. Cette position était parfaitement compatible avec la Convention de Washington

qui, par le renvoi aux droits nationaux qui figure à son article 55, semble donc réfuter

également l’idée que le consentement à l’arbitrage et le caractère obligatoire de la

sentence rendue puissent valoir une quelconque renonciation de l’Etat à son immunité

d’exécution48.

20.- Dix ans plus tard, la même Cour d’appel de Paris, statuant en matière de référé, a

infléchi son appréciation de la portée de l’article 24-2 du Règlement d’arbitrage de la CCI

en soulignant que « le recours à l’arbitrage selon le règlement de la CCI implique de la part

46 La Cour de cassation a ainsi considéré que « l’Etat étranger, qui s’est soumis à la juridiction des arbitres a, par la même, accepté que leur sentence puisse être revêtue de l’exequatur », Civ. 1ère, 18 novembre 1996, Yougoslavie c/ SEEE ; Rev. Crit. DIP 1987. 786, note P. Mayer ; Rev. arb. 1987. 149, note Delvolvé. L’Etat ne peut davantage s’abriter derrière son privilège d’exécution, l’exequatur ne constituant pas en soi « un acte d’exécution de nature à provoquer l’immunité d’exécution de l’Etat considéré », Civ. 1ère, 11 juin 1991, Société SOABI c/ Etat du Sénégal, JDI, 1991.1005, Note E. Gaillard. Comme le souligne un auteur, l’exequatur, « ni acte d’exécution, ni acte de juridiction sur le fond, échappe naturellement aux deux immunités » P. Théry, Judex gladii, des juges et de la contrainte en territoire français, in Mélanges R. Perrot, Dalloz 1996, p. 477 et s. 47 CA Paris, 21 avril 1982, Eurodif, JDI, 1983.145, note Oppetit. 48 C. Annacker et R. T. Greig « Immunité des Etats et arbitrage », Bulletin de la Cour internationale d’arbitrage de la CCI Vol. 15/N°2 – 2ème semestre 2004, p. 84.

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de l’Etat qui a accepté de s’y soumettre, l’engagement d’exécuter la sentence conformément

à ce règlement »49. Et c’est vraisemblablement sensibilisée aux enjeux de l’efficacité de

l’arbitrage que la Cour de cassation a, dans l’affaire Creighton c/ Qatar et dans un arrêt

de principe du 6 juillet 2000, considéré un tel engagement comme valant renonciation

de l’Etat à son immunité d’exécution. En l’espèce, la société Creighton avait obtenu la

condamnation de l’Etat du Qatar par deux sentences définitives rendues en 1993 pour

des causes relatives à l’exécution d’un chantier de construction et d’entretien d’un

hôpital. Elle avait alors diligenté, en exécution de ces sentences, des procédures de

saisie-attribution sur des fonds détenus au nom de cet Etat par une banque qatarie et la

Banque de France, ainsi que des saisies conservatoires des droits d’associés et valeurs

mobilières lui appartenant. La Cour d’appel de Paris, fidèle à sa jurisprudence Eurodif,

confirma, par arrêt du 11 janvier 1998, la mainlevée de ces saisies ordonnées par le

Tribunal de grande instance de Paris, au motif qu’il n’était pas établi que l’Etat ait

renoncé à l’immunité d’exécution et que l’acceptation d’une clause d’arbitrage ne peut

faire présumer la renonciation à cette immunité. La Cour de cassation a censuré cette

décision au double visa des principes du droit international régissant les immunités des

Etats étrangers et de l’article 24 du Règlement d’arbitrage de la CCI. Elle a considéré de

manière particulièrement nette que : « l’engagement pris par l’Etat signataire de la clause

d’arbitrage d’exécuter la sentence dans les termes de l’article 24 du règlement d’arbitrage

de la Chambre de Commerce internationale impliquait renonciation de cet Etat à

l’immunité d’exécution »50.

21.- Cette évolution de la jurisprudence française n’a pas unifié la doctrine. Les tenants

d’une position contraire à celle prise par la Cour de cassation dans l’arrêt Creighton ont

avancé que l’engagement d’exécuter de bonne foi la sentence rendue, exprimé par les

dispositions susvisées du Règlement d’arbitrage de la CCI, ne peut valoir acceptation de

l’Etat de se soumettre à des mesures d’exécution forcée sur n’importe quel bien lui

appartenant. Pour parvenir à un tel effet, la clause compromissoire devrait être claire et

non ambigüe, ce qui ne serait pas le cas de l’article 24-2 du Règlement de la CCI51. Quant

à ceux qui ont approuvé l’approche de la Cour de cassation, ils ont notamment soutenu

que « si l’engagement de se soumettre volontairement à la sentence et de reconnaître sa

force obligatoire n’est pas un engagement d’exécution, qu’est-il alors ? »52. Commentant

49 CA Paris, 9 juillet 1992, Norbert Beyrard France c/ République de Côte d’Ivoire, Rev. arb. 1994.133, note Théry. 50 Civ. 1ère, 6 juillet 2000, Rev. arb. 2001.114, note Leboulanger ; JDI, 4, 2000, 1054, note I. Pingel-Lenuzza ; JCP, 2001, éd. E, p. 223, note Kaplan et Cuniberti. 51 I. Pingel-Lenuzza, note précitée sous l’arrêt de la Cour de cassation du 6 juillet 2000 ; voir également, F Poirat, « Les immunités des sujets de droit international », in J. Verhoeven (dir.), Le Droit international des immunités : contestation ou consolidation ?, Bruxelles, Larcier, 2004, p. 42 ; A. de Nanteuil, op.cit., pp. 825-826. 52 P. Bourel, « Arbitrage international et immunités des Etats étrangers », Rev. arb. 1982.119 et s, spéc 140.

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une décision judiciaire dans laquelle était en jeu une clause par laquelle les parties

s’étaient également engagées à se soumettre à la décision de l’arbitre et à en assurer

l’exécution, un auteur a pareillement estimé peu acceptable de permettre à la puissance

publique de se soustraire, par l’usage de son privilège d’exécution, à ses engagements

commerciaux souscrits volontairement. Cet auteur établit ainsi une distinction entre

l’hypothèse où un Etat est assigné devant une juridiction étatique par une personne

dénuée de relation juridique préalable avec lui et le cas où cet Etat s’est engagé

volontairement dans une procédure arbitrale avec son cocontractant53. L’arrêt de la

Cour de cassation du 6 juillet 2000 serait donc la manifestation du respect dû à la chose

jugée qui serait entravée si la sentence ne pouvait être exécutée par invocation de

l’immunité54.

22.- La jurisprudence est allée encore plus loin pour déduire la renonciation d’un Etat à

son immunité, puisqu’en se référant au seul consentement à l’arbitrage. En effet, avant

même de rappeler que l’engagement de l’Etat signataire d’une clause d’arbitrage

d’exécuter les sentences à intervenir dans les termes de l’article 24 du Règlement

d’arbitrage de la CCI implique renonciation de cet Etat à l’immunité d’exécution, la Cour

d’appel de renvoi dans l’affaire Creighton a, dans un considérant de principe, posé la

règle que la conclusion même d’une clause compromissoire impliquait une telle

renonciation : « Considérant que les biens d’un Etat étranger ne peuvent, au regard des

principes de droit international régissant les immunités des Etats étrangers, faire l’objet

d’une procédure en vue de l’exécution d’un jugement, sauf si cet Etat y a expressément

consenti en concluant notamment une clause compromissoire, l’acceptation du caractère

obligatoire de la sentence qui résulte de celle de la convention d’arbitrage opérant, au vu

du principe de bonne foi et sauf clause contraire, une renonciation à l’immunité

d’exécution (…) »55.

23.- Cette solution est théoriquement fragile. D’abord parce que nous faisons pleinement

nôtre les objections rappelées plus haut, mais aussi parce que, en pratique, la

renonciation à l’immunité d’exécution n’a d’intérêt que si elle porte sur les biens de

l’Etat qui ne sont pas en principe saisissables. Un auteur a justement souligné l’absence

53 B. Oppetit, note sous Paris, 13 janvier 1981, Benvenutti et Bonfant c/ Gouvernement de la République du Congo, JDI, 1981. 365. 54 Ph. Leboulanger, note précitée sous Civ., 1ère, 6 juillet 2000. Pour l’application de cette solution à d’autres règlements d’arbitrage, voir F. Knoepfler, « l’immunité d’exécution contre les Etats », Rev. arb. 2003. 1017. Pour une transposition à l’arbitrage OHADA, G. Kenfak Douajni, « l’exécution forcée contre les personnes morales de droit public dans l’espace OHADA », Revue camerounaise de l’arbitrage, n°18, 2002.10 et Ph. Leboulanger, « L’immunité d’exécution des personnes morales de droit public », Revue Camerounaise de l’Arbitrage, Actes du Colloque des 14 et 15 janvier 2008, p. 127. 55 CA Paris, 12 décembre 2001, Note Ph. Leboulanger, Rev.arb. 2003.417.

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de contradiction absolue entre le caractère obligatoire de la sentence et l’immunité

d’exécution dans la mesure où une sentence peut être exécutoire et l’exécution ne

pouvoir s’opérer que sur certaines catégories de biens de l’Etat, notamment ceux

affectés aux activités commerciales de celui-ci56. Ainsi, une chose est d’affirmer que

l’Etat aurait renoncé à son immunité d’exécution du fait de la souscription à une clause

d’arbitrage, une autre est de pouvoir identifier l’impact réel d’une telle renonciation sur

le périmètre des biens saisissables de l’Etat. Or, sur ce dernier aspect, les affaires

Creighton ne donnent finalement aucune indication utile.

24.- De plus, la jurisprudence Creighton n’est certainement pas conforme à la Convention

sur les immunités de 2004. Outre l’argument logique que l’on peut tirer de l’article 17 de

la Convention et que nous avons déjà mentionné, son article 19 prévoit encore qu’«

aucune mesure de contrainte postérieure au jugement, telle que saisie, saisie-arrêt ou

saisie exécution, ne peut être prise contre des biens d’un Etat en relation avec une

procédure intentée devant un tribunal d’un autre Etat excepté si et dans la mesure où a)

l’Etat a expressément consenti à l’application de telles mesures dans les termes indiqués

(…) (ii) par une convention d’arbitrage (…) » et son article 20 que « Dans les cas où le

consentement à l’adoption de mesures de contrainte est requis en vertu des articles 18 et

19, le consentement à l’exercice de la juridiction au titre de l’article 7 n’implique pas qu’il y

ait consentement à l’adoption de mesures de contrainte ». La Convention sur les

immunités de 2004 distingue donc parfaitement renonciation à l’immunité de juridiction

et renonciation à l’immunité d’exécution, laquelle doit expressément résulter de la

convention d’arbitrage. La Convention incite donc le droit français à revenir sur ce point

à la solution orthodoxe de l’arrêt Eurodif.

25.- Enfin, et en ligne avec la remarque précédente, il faut également noter que la

solution retenue dans l’affaire Creighton va au-delà des exigences de la Cour européenne

des droits de l’homme en matière de droit d’accès à un tribunal et au droit à l’exécution à

la décision de justice. La Cour de cassation a désormais fait sienne la jurisprudence de la

CEDH en la matière57 et suivant laquelle « il convient d’interpréter la Convention de

sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de manière à la concilier le

plus possible avec les autres règles du droit international (…) telles que celles relatives à

l’immunité des Etats étrangers, de sorte que le droit d’accès à un tribunal, tel que garanti

56 CA Rouen, 20 juin 1996, Bec Frères c/Office des Céréales de Tunisie, Rev. arb. 1997.263. Note par E. Gaillard. 57 CEDH, Grande chambre, 21 novembre 2001, Al-Adsani/Royaume-Uni, requête n° 35763/97, Forgaty /Royaume-Uni, req. N° 37112/97, Mc Elhinney/Irelande, req. N° 31253/96 ; 12 décembre 2002, Kalogeropoulou e.a./Grèce et Allemagne, req. N° 59021/00 ; Grande chambre, 23 mars 2010, Cudak/Lituanie, req. N°15869/02, 29 juin 2011, Sabeh El Leil/France, req. N°34869/05.

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par l’article 6 de la Convention, et dont l’exécution d’une décision de justice constitue le

prolongement nécessaire, ne s’oppose pas à une limitation à ce droit d’accès, découlant de

l’immunité des Etats étrangers, dès lors que cette limitation est consacrée par le droit

international et ne va pas au-delà des règles de droit international généralement

reconnues en matière d’immunité des Etats »58. Ainsi, et à défaut d’accord contraire

spécifiquement conclu entre le créancier et l’Etat, il semble définitivement admis que le

droit à l’exécution puisse être limité par l’immunité.

SECTION II

L’exception permanente au principe de l’immunité d’exécution :

les biens de l’Etat étranger utilisés à des fins commerciales

26.- Afin de dire si tel ou tel bien d’un Etat étranger peut être saisi, on pourrait envisager

de se fonder sur les effets de la saisie de ce bien sur l’activité souveraine ou de service

public de l’Etat. En effet, si l’objectif est de concilier intérêt privé et intérêt général, il

pourrait paraître raisonnable de satisfaire l’intérêt privé si les mesures d’exécution

exercées n’ont pas pour effet de gêner outre-mesure la continuité de la puissance et du

service publics. C’est ainsi que, dans une affaire franco-française, le Tribunal de grande

instance de Paris a autorisé une saisie-arrêt à l’encontre de Gaz de France au motif

que « cet établissement ne démontre pas que la saisie-arrêt autorisée soit de nature, en

particulier par l’importance ou par la nature des biens en cause, à empêcher ou à gêner le

fonctionnement régulier et continu du service public »59. Ainsi, les juges, dans leur

appréciation souveraine, ont évalué le degré de perturbation du service que pouvait

avoir l’exercice de la mesure de saisie en laissant la charge de la preuve de cette

perturbation à la personne publique.

27.- Preuve que la question se pose dans des termes biens différents lorsqu’il s’agit d’un

Etat étranger, et notamment compte tenu de la retenue qu’il convient d’adopter au

regard de l’atteinte aux souverainetés que peut impliquer de telles mesures, cette

approche n’a pas été appliquée lorsque les voies d’exécution ont concerné les biens d’un

Etat étranger. En ligne avec le droit coutumier, la jurisprudence française a préféré

appliquer dans ces hypothèses une catégorisation des biens de l’Etat en distinguant les

biens affectés aux missions souveraines ou de service public des biens affectés aux

58 Civ. 1ère 28 mars 2013 – n° 11-10.450. 59 TGI Paris, 1er février 1984 : JCP 84, II, 20294, note Prévault.

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activités économiques et commerciales. En 1984, dans l’arrêt Eurodif c/ République

islamique d’Iran, la Cour de cassation a ainsi décidé que l’immunité d’exécution de

principe de l’Etat étranger pouvait être exceptionnellement écartée lorsque « le bien

saisi a été affecté à l’activité économique ou commerciale relevant du droit privé qui donne

lieu à la demande en justice »60.

28.- Cette solution conduit à nous interroger sur la valeur de la restriction ainsi posée.

L’exigence d’un lien entre le bien appréhendé et l’activité qui donne lieu à la demande en

justice peut-elle être pertinente en ce qui concerne l’arbitrage investisseur-Etat ? A la

supposée levée en ce qui concerne l’arbitrage investisseur-Etat, elle doit alors également

conduire à se poser la question des voies d’exécutions conduites à l’encontre des biens

des émanations de l’Etat qui sont affectés à des activités commerciales.

(i) La pertinence du lien entre le bien saisi et l’activité qui a donné lieu à la

demande en justice

29.- Dans l’arrêt Eurodif, la Cour de cassation a donc posé un double critère de

saisissabilité des biens de l’Etat. Il faut d’une part que le bien saisi soit affecté à une

activité commerciale. Il faut également que ce bien soit affecté à l’activité commerciale

de l’Etat qui est à l’origine de la créance objet des poursuites. Cette double condition a

pu paraître trop contraignante pour les créanciers de l’Etat et une évolution s’est

dessinée en 1992 lorsque la Cour d’appel de Paris a décidé que « selon les critères

retenus en droit positif français quant au domaine d’application de l’immunité d’exécution

dont bénéficie tout Etat, certains biens peuvent échapper à cette immunité (…) dès lors

qu’il est établi qu’ils ne sont pas affectés à une activité de souveraineté ou de service

public »61. Dans cet arrêt, l’exigence d’un rattachement du bien saisi à l’activité ayant

donné lieu à la demande en justice n’apparaissait plus. L’abandon de ce critère a semblé

se confirmer lorsqu’en 2001 la Cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi dans l’affaire

Creigthon, a étendu plus explicitement le champ de la saisissabilité à l’ensemble des

biens affectés à des activités commerciales sans qu’apparaisse l’exigence d’un

quelconque lien entre la créance et le bien saisi. La Cour d’appel a en effet considéré

dans cette affaire que « sont saisissables les biens affectés par l’Etat à la satisfaction de la

réclamation en question ou réservés par lui à cette fin, à défaut, tous autres biens de l’Etat

étranger situés sur le territoire de l’Etat du for et utilisés ou prévus pour être utilisés à des

60 Civ. 1ère, 14 mars 1984, JDI, 1984.598, note Oppetit ; JCP, 1984. II, 20205, Concl. Gulphe, note Synvet. 61 CA Paris, 9 juillet 1992, Norbert Beyrard France c/ République de Côte d’Ivoire, Rev. arb. 1994.133, note Théry.

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fins commerciales »62. Ce qui est donc ressorti de l’évolution jurisprudentielle française,

c’est le principe d’une immunité d’exécution relative des biens de l’Etat étranger.

L’immunité est écartée dès lors que le bien en cause n’est pas affecté à une activité de

souveraineté ou qu’il est utilisé à des fins commerciales.

30.- A première vue, la Convention sur les immunités de 2004 ne semble pas être aussi

favorable que le droit français aux intérêts des créanciers de l’Etat. Si la Convention

retient la distinction entre biens affectés à des activités souveraines et ceux affectés à

des activités commerciales, elle prévoit qu’« aucune mesure de contraintes postérieures

au jugement (…) ne peut être prise contre des biens d’un Etat (…) excepté et dans la mesure

où (…) c) il a été établi que les biens sont spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés

par l’Etat autrement qu’à des fins de service public non commerciales (…), à condition que

les mesures de contraintes postérieures au jugement ne portent que sur des biens qui ont

un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée »63. On doit préciser ici que

selon les points convenus annexés à la Convention « l’expression « les biens qui ont un

lien avec l’entité » utilisée à l’alinéa c) s’entend dans un sens plus large que la propriété ou

la possession », ce qui permet notamment d’envisager d’exercer des saisies chez les

débiteurs de cette entité ou sur des biens de cette entité qui auraient été cédés à des

tiers en fraude des droits du créancier.

31.- Ce retour aux exigences d’Eurodif par la Convention étant observé, on doit encore

s’interroger sur la portée de l’exigence d’« un lien avec l’entité contre laquelle la

procédure a été intentée »64 dans le contexte spécifique de l’arbitrage investisseur-Etat.

En effet, par définition, l’entité contre laquelle la procédure a été intentée dans cette

catégorie d’arbitrages et dans les procédures d’exécution qui peuvent en constituer les

développements, c’est l’Etat lui-même. Et, dans ce cas, de deux choses l’une, soit on

considère l’exigence d’« un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée »

comme ouvrant le gage de l’investisseur à tout bien affecté à une activité commerciale de

cet Etat et, par définition, ayant un lien avec celui-ci, soit on considère que l’esprit de

l’article 19 c) de la Convention sur les immunités de 2004 rejoint celui de la

jurisprudence Eurodif et qu’il appartient aux créanciers de l’Etat de démontrer un lien

entre le bien saisi et l’entité étatique ou l’émanation de l’Etat avec laquelle ils avaient

spécifiquement conclu un contrat.

62 CA Paris, 12 décembre 2001, Creigthon c/ Qatar, Rev. arb. 2003.417, note Ph. Leboulanger. 63 Article 19 de la Convention sur les immunités de 2004. 64 La version anglaise du texte est tout aussi claire en posant également la condition suivante: “(…) provided that post-judgment measures of constraint may only be taken against property that has a connection with the entity against which the proceeding was directed”.

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32.- Mais rien n’oblige tout d’abord à dépasser la simple lettre du texte de la Convention,

surtout lorsque la jurisprudence française autorise déjà la saisie des biens de l’Etat

affectés à des activités commerciales sans autre restriction. De plus, et comme nous

l’avons déjà indiqué en introduction de ce chapitre, imposer un lien entre le bien saisi et

l’activité à l’origine de la demande en justice comme a pu le faire la Cour de cassation

dans l’affaire Eurodif peut en pratique être dénué de toute pertinence lorsque

l’investisseur a fait condamner un Etat par un tribunal arbitral pour violation de ses

engagements internationaux, que ces violations résultent de l’adoption d’actes législatifs

ou réglementaires postérieurs à la constitution de l’investissement et que l’investisseur

n’a pas d’autres liens avec l’Etat que la réglementation généralement applicable à son

investissement et au secteur dans lequel cet investissement a été réalisé. Ainsi, pour ce

qui concerne les investisseurs ayant fait condamner un Etat pour violation de ses

engagements internationaux et en dehors de tout lien contractuel entre cet investisseurs

et l’une des entités ou émanations de cet Etat, l’article 19 c) de la Convention sur les

immunités de 2004 se trouve être à notre avis simplement inopérant.

(ii) La saisie des biens des émanations de l’Etat étranger

33.- Sans que l’intention soit forcément celle d’échapper à ses créanciers, l’Etat peut être

conduit à créer des entités et à les doter afin qu’elles accomplissent certaines missions

définies par la loi ou le règlement. Bien que formellement distinctes de l’Etat, de telles

entités peuvent, dans certaines conditions, continuer à lui être assimilées, permettant

ainsi aux créanciers de l’Etat de saisir les biens saisissables de telles « émanations ». La

question de savoir si telle entité est, ou non, une « émanation » de l’Etat appelle en

jurisprudence française une réponse spécifique pour ce qui est des mesures de

contraintes diligentées par un créancier de l’Etat65. Car, il ne s’agit pas ici d’aller

chercher la responsabilité de l’Etat au travers des actes de puissance publique pris par

une entité distincte de cet Etat66, ni même de déterminer si cette entité peut se prévaloir

utilement de l’immunité de juridiction ou d’exécution67. Il s’agit ici, plus spécifiquement,

de justifier de l’extension du gage du créancier de l’Etat au patrimoine des entités créées

et/ou contrôlées par l’Etat.

65 Voir E. Teynier, “Can a party benefiting from an award rendered against a State enforce the award against an Instrumentality of Such State ? – French Law” in State Entities in International Arbitration, IAI series on international arbitration n°4, pp. 103 et s. 66 Sur cette problématique, voir P.M. Dupuy, « Les émanations engagent-elles la responsabilité des Etats ? » Etude de droit international des investissements, EUI Working Papers No. 2006/07 67 La Convention sur les immunités de 2004 prévoit que le terme « Etat » inclut notamment « les établissements ou organismes d’Etat ou autres entités, dès lors qu’ils sont habilités à accomplir et accomplissent effectivement des actes dans l’exercice de l’autorité souveraine de l’Etat ».

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34.- Dans ce cadre, l’entité sera considérée comme constituant une émanation de l’Etat

s’il est démontré qu’elle ne dispose pas, concrètement, d’une gestion et d’un patrimoine

autonomes. La Cour de cassation a ainsi cassé l’arrêt d’une Cour d’appel ayant confirmé

la validité de saisies pratiquées sur les biens de l’office des céréales tunisien par une

société française créancière de l’Etat tunisien en considérant que « la tutelle, voire le

contrôle, d’un Etat sur une personne morale exercé notamment au travers de ses

dirigeants, ainsi que la mission de service public dévolue à celle-ci, ne suffisent pas à la

faire considérer comme une émanation de l’Etat impliquant son assimilation à celui-ci ;

que la Cour d’appel en statuant comme elle a fait et sans expliquer en quoi l’office des

céréales de Tunisie ne disposait pas d’un patrimoine distinct de celui de l’Etat tunisien, n’a

pas donné de base légale à sa décision. » 68. La charge de la preuve telle que définie par la

Cour de cassation est alors clairement défavorable au créancier poursuivant. Il doit non

seulement rapporter la preuve de la tutelle et du contrôle de l’Etat sur l’entité

considérée, ce qui n’est pas la chose la plus compliquée à faire si un accès existe aux

textes fondateurs de cette entité, mais il doit également apporter la preuve de l’absence

d’un patrimoine distinct. Or, la question de savoir si une entité, en dépit d’un contrôle de

l’Etat et de l’exercice de mission de service public avérés, dispose d’un patrimoine

distinct ou d’une autonomie de gestion de ce patrimoine introduit une certaine

subjectivité dans l’analyse en même temps qu’elle offre à ces entités une parade assez

facile pour éviter toute saisie sur son patrimoine.

35.- Dans l’affaire du Sedov, la société Noga avait tenté de saisir ce navire école russe

alors à quai à Brest. La Cour d’appel de Rennes, par arrêt du 27 juin 200269, a confirmé la

mainlevée des saisies pratiquées sur le navire en caractérisant l’autonomie de

patrimoine de l’Université de Mourmansk qui avait en charge son exploitation. La Cour a

considéré le droit de cette dernière à disposer en toute indépendance des biens qui lui

sont affectés ainsi que des ressources financières qui y sont liées. La Cour a également

relevé la capacité de cette Université à recevoir à titre gratuit et devenir propriétaire de

biens donnés ou acquis avec ses propres revenus. La Cour a enfin pris en considération

de critères plus formels tels que la personnalité juridique distincte de l’Etat de ladite

Université, son autonomie comptable et de gestion, ainsi que sa capacité à ester en

justice. En définitive, il suffirait donc que l’entité puisse être formellement capable d’être

68 Civ., 1ère, 4 janvier 1995, Bec Frères c/ Office des Céréales de Tunisie, JDI, 1995.649, note Mahiou ; dans le même sens Civ., 1ère, 21 juillet 1987, Benvenutti et Bonfant c/ Gouvernement de la République du Congo, JDI, 1988.108, note Ph. Kahn, et Civ., 1ère, 15 juillet 1999, Dumez GTM c/ Etat irakien et autres, JDI, 1, 2000, 45, note Cosnard. 69 Cet arrêt confirme le jugement du Tribunal de grande instance de Brest du 24 juillet 2000 qui avait ordonné la mainlevée de la saisie pratiquée sur le navire à la demande de la compagnie Noga ; Voir, G. de La Pradelle, « L’arbitrage face aux immunités de juridiction et d’exécution : à propos du blocage des comptes en banque de missions diplomatiques et saisie du navire d’Etat affecté à une personne publique. », Les Cahiers de l’arbitrage, 2002, p. 55.

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financée par d’autres dotations que celles de l’Etat pour échapper à la qualification

d’émanation.

36.- En 2006, la Cour d’appel de Paris a eu à considérer la question de savoir si la Central

Bank of Irak (CBI) pouvait être considérée comme une émanation de l’Etat. Elle a estimé

que la CBI « dotée d’une personnalité morale distincte et indépendante de la République

d’Irak, établit avoir eu, parallèlement à ses missions participant des prérogatives de

puissance publique, des activités privées et réalisé des opérations commerciales courantes,

ce qui implique l’existence d’un patrimoine propre (…) ; que son patrimoine était

spécialement et uniquement affecté à ses activités bancaires et que sa gestion faisait l’objet

d’un budget et d’une comptabilité distincts ; que la tutelle étroite exercée par l’Etat irakien,

tant sur ses organes de direction que dans ses résultats, ne suffit pas à enlever à la CBI

l’autonomie qui lui est reconnue (…) ; que le consortium Gimod J.V. ne prouve pas le

caractère fictif de cette autonomie. »70. Le critère du caractère fictif de l’autonomie place

relativement haut la barre de la charge de la preuve.

37.- Certains ont néanmoins réussi à caractériser une telle fictivité. Dans une affaire dont

a eu à connaître la Cour d’appel de Paris, les saisies-attributions opérées à l’encontre de

la Société Nationale des Pétroles du Congo, établissement public à caractère industriel et

commercial, avaient été admises pour l’exécution d’une sentence arbitrale CCI ayant

condamné la République du Congo. Rappelant que la tutelle ou même le contrôle d’un

Etat sur une personne morale et la mission de service public qui lui est dévolue ne

suffisent pas à la considérer comme une émanation de l’Etat impliquant son assimilation

à celui-ci, la Cour a considéré que l’Etat congolais s’était en l’espèce réservé à l’égard de

cette société nationale « un véritable pouvoir d’orientation et d’approbation, constitutif

d’une véritable ingérence, qui vide de toute réalité son autonomie. » La juridiction

parisienne a conclu que la Société Nationale des Pétroles du Congo constituait « une

personne morale en réalité fictive et une émanation de la République du Congo »71, faisant

ainsi de la fictivité de la personne morale un critère déterminant.

38.- Dans une affaire concernant la Société Nationale des Hydrocarbures du Cameroun,

la Cour de cassation a validé l’approche des juges du fond qui avaient constaté que « la

société SNH est un établissement public à caractère industriel et commercial prenant la

forme d’une société dotée de la personnalité juridique et de l’autonomie financière, dont le

70 CA Paris, 1er septembre 2005, Société Central Bank of Irak c/ société Hochtieff Aktiengesellschaft et autres, Rev. arb, 2006. 214, note M. Audit. 71 CA Paris, 23 janvier 2003, Walker International c/ République du Congo ; Gaz. Pal. 30 et 31 mai 2003.

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capital est entièrement détenu par l’Etat et qu’elle a pour objet de promouvoir la mise en

valeur des hydrocarbures au Cameroun et de gérer les intérêts de l’Etat dans ce domaine

où la République du Cameroun avait été condamnée, (…) la société est placée directement

sous la tutelle du secrétariat général à la présidence de la République, son conseil

d’administration étant composé de représentants de cette présidence, du premier ministre

et de divers ministres, (…) le contrat d’association passé avec la République du Cameroun

et deux autres sociétés ne prouve pas une réelle autonomie de la société SNH, toutes les

notifications destinées à l’Etat étant faites à son siège, alors (…) les services rendus pour le

compte de l’Etat ne sont pas rémunérés, que la société tire ses revenus de participations

partiellement reversées à l’Etat ou réinvesties et que la société SNH ne justifie ni de

l’existence ni de la transmission au ministère concerné des projets de budget et

programmes d’action susceptibles de justifier de son autonomie financière ». Dans des

circonstances où faisait donc défaut une indépendance fonctionnelle et où les

patrimoines se confondaient, la Cour de cassation a considéré que les juges du fond

avaient eu raison d’assimiler la SNH à l’Etat du Cameroun72.

39.- On peut se demander si un tel canevas d’analyse est complètement approprié. Sans

aller jusqu’à un alignement entre la notion d’émanation telle que comprise pour

permettre d’engager la responsabilité de l’Etat ou pour permettre à cette entité de

bénéficier de l’immunité, on ne voit pas en effet la nécessité de réduire aussi

drastiquement le gage des créanciers de l’Etat et on peut se demander si l’analyse en

vigueur ne devrait pas être mitigée, notamment par la prise en considération de l’effet

de la mesure de contrainte sur les missions exercées par l’entité en cause ou,

éventuellement, sur son patrimoine propre. Il est également assez clair que la

conception étroite développée par les juges français ne pourrait être valablement

opposée au créancier de l’Etat dont le différend avec ce dernier trouve son origine dans

la conduite de l’émanation sur le patrimoine de laquelle il poursuit les mesures de

contrainte.

72 Civ. 1ère, 14 novembre 2007, n° 04-15388, Winslow B& T c/ SNH.

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SECTION III

Les biens de l’Etat étranger qui ne peuvent jamais être saisis, en principe

40.- Outre les biens « de haute valeur symbolique » visés par la Cour d’appel de Paris

dans le dernier développement de l’affaire Noga73et les biens relevant de régimes

spécifiques comme par exemple les navires, les biens de l’Etat étranger qui ne peuvent

pas être saisis sont, en règle générale, ceux qui ne sont pas affectés à des activités

commerciales et dont la saisie constituerait une interférence inadaptée d’intérêts

privées sur la continuité et l’intégrité de l’exécution de ses missions souveraines. La

Convention sur les immunités de 2004 fournit dans son article 21 une liste indicative

des biens en principe insaisissables. Sont notamment considérés comme insaisissables :

« a) les biens, y compris les comptes bancaires, utilisés ou destinés à être utilisés dans

l’exercice des fonctions de la mission diplomatique de l’Etat ou de ses postes consulaires, de

ses missions spéciales, de ses missions auprès des organisations internationales, ou de ses

délégations dans les organes des organisations internationales ou aux conférences

internationales ; b) les biens de caractère militaire ou les biens utilisés ou destinés à être

utilisés dans l’exercice de fonctions militaires ; c) les biens de la banque centrale ou d’une

autorité monétaire de l’Etat ; d) les biens faisant partie du patrimoine culturel de l’Etat ou

de ses archives qui ne sont pas mis ou destinés à être mis en vente ; e) les biens faisant

partie d’une exposition d’objets d’intérêt scientifique, culturel ou historique qui ne sont pas

mis ou destinés à être mis en vente. ». Cette liste n’est donc pas exhaustive. Et la

jurisprudence française en donne une illustration en ayant par exemple récemment

considéré que les créances sociales et fiscales de l’Etat étranger sur des sociétés

françaises ainsi que des redevances pétrolières « avaient pour vocation le financement

d’autres prérogatives régaliennes »74. Il appartient au créancier poursuivant de

démontrer soit que les biens qu’il entend saisir n’appartiennent pas à ces catégories, soit

que l’Etat a renoncé à se prévaloir de l’immunité d’exécution qui leur est en principe

attachée.

73 CA Paris, 21 juin 2011, Fédération de Russie v. Compagnie Noga. 74 Civ. 1ère, 28 mars 2013, n°10-25.938, n° 11-13.323.

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(i) La preuve de la non-affectation d’un bien à une mission souveraine

41.- L’article 21 propose une liste de biens qui peuvent être distingués en deux grandes

catégories. Dans la première, il s’agit des biens de l’Etat étranger qui sont insaisissables

du fait de leur affectation ou de leur destination (les biens destinés à l’exercice des

fonctions diplomatiques ou destinés à l’exercice de fonctions militaires). Dans la

seconde, les biens sont insaisissables non pas du fait de leur emploi mais du fait de leur

simple appartenance à un patrimoine (banque centrale, patrimoine culturel de l’Etat,

patrimoine d’une exposition). Alors que pour la première catégorie, le débat de

l’affectation du bien peut avoir lieu, ce débat semble d’office fermé pour la deuxième.

42.- Pour la première catégorie, la question se pose donc de savoir qui, du créancier ou

de l’Etat étranger, doit établir l’affectation du bien. La Convention sur les immunités de

2004 demeure silencieuse sur la question de la charge de la preuve. Si on trouve dans la

disposition de cette Convention consacrée aux navires dont un Etat est le propriétaire ou

l’exploitant l’indication suivant laquelle « si, dans une procédure, la question du caractère

gouvernemental et non commercial d’un navire dont un Etat est le propriétaire ou

l’exploitant ou d’une cargaison dont un Etat est propriétaire se trouve posée, la production

devant le tribunal d’une attestation signée par un représentant diplomatique ou autre

autorité compétente de cet Etat vaudra preuve du caractère de ce navire ou de cette

cargaison. »75, la Convention ne prévoit aucune disposition transversale relative à la

charge de la preuve, ni de disposition similaire à celle précitée pour ce qui concerne les

catégories de biens visées à l’article 21. Il appartient donc au législateur ou, à défaut, au

juge national, de prendre position sur ce point.

43.- Pour ne prendre que l’exemple des comptes bancaires des missions diplomatiques,

il n’est pas facile de connaître à l’avance l’emploi des dotations inscrites sur de tels

comptes. Une partie de la doctrine a proposé de faire supporter la charge de la preuve de

ce que les fonds d’une mission diplomatique sont affectés à l’activité souveraine de l’Etat

sur l’Etat lui-même76. Un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 26 décembre 2001 a même

semblé faire écho à cette suggestion. Alors qu’un créancier de l’Etat du Cameroun

déduisait le caractère non indispensables des fonds saisis au fonctionnement de cette

ambassade de ce que les activités de l’ambassade parisienne de cet Etat n’avaient pas

cessé depuis les saisies intervenues, la Cour s’est fondée sur les pièces produites par

75 Article 16.6 de la Convention sur les immunités de 2004. 76 I. Pingel-Lenuzza, JDI, 1, 2001.116 ; E. Gaillard, “Convention d’arbitrage et immunités de juridiction et d’exécution des Etats et organisations internationales”, Bull. ASA, 2000, 471.

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l’Etat pour démontrer que les comptes de l’ambassade qui avaient été saisis étaient bien

« destinés à poursuivre les buts et à faciliter les fonctions officielles de leurs titulaires »77.

Ainsi la preuve de l’affectation des fonds aurait été dans ce cas transférée à la charge de

l’Etat du Cameroun. Mais cette solution semble avoir été ponctuelle. Dans une affaire

plus récente concernant l’Argentine, le créancier poursuivant avait souligné devant la

Cour d’appel de Paris le caractère impossible d’une telle preuve. Le créancier considérait

en effet que « exiger du créancier saisissant qu’il rapporte la preuve par lui-même de

l’affectation non diplomatique des fonds saisies, c’est en réalité reconnaître aux compte

bancaires ouverts sous le nom de l’ambassade une insaisissabilité de fait absolue du simple

fait qu’ils sont ouverts au nom de l’ambassade (et non du fait qu’ils sont affectés dans les

faits à l’exercice de l’activité diplomatique) ». La Cour de cassation a alors fermement

rappelé que « les fonds affectés aux missions diplomatiques bénéficient d’une présomption

d’utilité publique (…) les comptes bancaires d’une ambassade sont présumés être affectés à

l’accomplissement des fonctions de la mission diplomatique de sorte qu’il appartient au

créancier qui entend les saisir de rapporter la preuve que ces biens seraient utilisés pour

une activité privée ou commerciale »78.

44.- Pour la deuxième catégorie, et notamment en ce qu’elle vise les biens des banques

centrales sans préciser que l’on puisse accepter la preuve d’une affectation commerciale

ou privée de tels biens, une contradiction apparaît donc avec le droit français. L’article L

153-1 du Code monétaire et financier prévoit en effet que « ne peuvent être saisis les

biens de toute nature, notamment les avoirs de réserves de change, que les banques

centrales ou les autorités monétaires étrangères détiennent ou gèrent pour leur compte ou

celui de l’Etat ou des Etats étrangers dont elles relèvent. Par exception (…), le créancier

muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut solliciter du juge

de l’exécution l’autorisation de poursuivre l’exécution forcée dans les conditions prévues

par la partie législative du code des procédures civiles d’exécution s’il établit que les biens

détenus ou gérés pour son propre compte par la banque centrale ou l’autorité monétaire

étrangère font partie d’un patrimoine qu’elle affecte à une activité principale relevant du

droit privé. ». Il n’est pas certain que l’exception visée au texte français, laquelle a encore

été très récemment mise en œuvre par la jurisprudence79, puisse être considérée comme

parfaitement compatible avec l’article 21 de la Convention. L’Etat qui verrait ainsi les

avoirs de sa Banque Centrale saisis alors même qu’il n’aurait pas expressément renoncé

à l’immunité dont bénéficie de tels biens en vertu de l’article 21 pourrait actionner la

clause de règlement des différends entre Etats prévue par la Convention, laquelle donne

77 CA Paris, 26 septembre 2001, République du Cameroun c/ Sté Winslow Bank & Trust, Revue camerounaise de l’arbitrage n°18, 2002, p. 22. 78 Civ. 1ère, 28 septembre 2011, n° 09-72.057. 79 CA Paris, 17 janvier 2012, Monsieur Charles Y v. Banque des Etats de l’Afrique Centrale BEAC.

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compétence à la Cour internationale de justice pour faire constater le manquement de

l’Etat ayant autorisé la saisie.

(ii) La renonciation par l’Etat étranger à se prévaloir de l’immunité

d’exécution sur les biens insaisissables, en principe

45.- Comme nous l’avons vu, le seul consentement de l’Etat à l’arbitrage n’implique pas

un renoncement de l’Etat à son immunité d’exécution. L’accord contraire des parties est

néanmoins possible et sera consigné dans la clause compromissoire elle-même ou dans

le contrat auquel elle se rattache, étant ici indiqué que nous n’avons pas connaissance de

renonciation expresse de l’Etat à son immunité d’exécution dans le cadre de son offre

générale d’arbitrage telle qu’elle peut être formulée dans un TBI ou dans un Code

d’investissements.

46.- A titre d’illustration, nous pouvons citer ici les clauses de renonciation qui figurent

dans certains contrats conclus entre des investisseurs internationaux et la République

de Guinée. Dans ces contrats miniers, qui ont récemment été rendu publics80, il est par

exemple prévu que « L’Etat renonce expressément par les présentes à toute immunité de

juridiction et à toute immunité d’exécution pour lui-même et ses actifs commerciaux et

marchands pour les besoins de l’exécution de toute décision ou sentence arbitrale définitive

d’une tribunal arbitral constitué conformément à l’article 36 ». Une telle clause aura pour

effet d’ouvrir l’assiette du gage de l’investisseur à l’ensemble des actifs commerciaux et

marchands de la République de Guinée, sans que puisse lui être valablement opposé

l’exigence d’un lien entre le bien saisi et l’activité à l’origine du différend. Il est aussi

prévu dans un autre contrat que « Les Parties renoncent expressément par les présentes à

toute immunité de juridiction et à toute immunité d’exécution, pour elles-mêmes et leurs

actifs respectifs (sauf les actifs de l’Etat exclusivement réservés aux usages diplomatiques),

pour les besoins de l’exécution de toute décision ou sentence arbitrale rendue en vertu de la

présente Convention ». Cette formulation semble ouvrir encore davantage le champ des

biens saisissables.

47.- On doit également mentionner que le CIRDI propose une clause modèle de

renonciation. Celle-ci prévoit que « L´Etat d´accueil renonce par la présente à se prévaloir

80 La République de Guinée a récemment pris l’initiative de publier toutes ses conventions minières en vigueur, http://www.contratsminiersguinee.org/

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pour lui-même et pour ses biens de toute immunité souveraine afin de faire échec à

l´exécution d´une sentence rendue par un Tribunal arbitral constitué conformément au

présent accord. ». Cette formulation est la plus large possible afin de maximiser

l’efficacité de l’arbitrage CIRDI tout en laissant aux investisseurs et aux Etats le soin de

définir le cas échéants quelques exceptions.

48.- De telles formulations peuvent paraître claires et non ambiguës du point de vue de

l’intention des parties. Il n’est pas pour autant certain que le juge français leur accorde

l’effet attendu. Le juge français laisse parfois l’impression de vouloir protéger l’Etat

contre lui-même81 et n’est pas disposé à donner aux clauses de renonciation rédigées

dans des termes trop généraux toute l’efficacité que le créancier poursuivant peut en

attendre.

49.- Dans une des décisions relatives à la compagnie Noga, la Cour d’appel de Paris a

ordonné la mainlevée de saisies pratiquées sur les comptes bancaires de l’ambassade de

la Fédération de Russie, de sa représentation commerciale en France et de sa délégation

permanente auprès de l’Unesco alors que l’Etat avait expressément renoncé dans le

contrat sous-jacent à l’arbitrage « à tout droit d’immunité relativement à l’application de

la sentence arbitrale rendue à son encontre en relation avec le présent contrat »82. Pour

justifier la mainlevée des saisies, la Cour d’appel de Paris a donné aux missions

diplomatiques russes le bénéfice des immunités diplomatiques, celles-ci obéissant à un

« régime spécifique, distinct de celui applicable aux immunités d’exécution accordées par

ailleurs aux Etats ». Ayant affirmé l’existence de cette immunité particulière, la Cour a

estimé que la renonciation de la fédération de Russie à tout droit d’immunité telle que

stipulée dans le contrat, et qui concernait à l’évidence son immunité d’exécution, n’était

pas assez précise pour valoir renonciation à se prévaloir de cette immunité

diplomatique d’exécution. La Cour a considéré que « la seule mention, sans autre

précision, dans le contexte des contrats litigieux, que « l’emprunteur renonce à tout droit

d’immunité relativement à l’application de la sentence arbitrale rendue à son encontre en

relation avec le présent contrat » ne manifeste pas la volonté non équivoque de l’Etat

emprunteur de renoncer, en faveur de son cocontractant, personne morale de droit privé, à

se prévaloir de l’immunité diplomatique d’exécution et d’accepter que cette société

81 Il n’est pas le seul. Aux Etats-Unis aussi les tribunaux démontrent quelques réticences à donner leur plein effet aux clauses de renonciation convenues entre les parties. Voir notamment les exemples cités par A. Blane, “Sovereign Immunity as a Bar to the Execution of International Arbitral Awards”, International Law and Politics, Vol. 41, p. 499. 82 CA Paris, 10 août 2000, Rev. arb. 2001. 114, note Ph. Leboulanger ; JDI, 1, 2001.117, note I. Pingel-Lenuzza.

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commerciale puisse, le cas échéant, entraver le fonctionnement et l’action de ses

ambassades et représentations à l’étranger ».

50.- La Cour de cassation a récemment confirmé cette approche bien que sur un

fondement quelque peu différent. Dans une affaire où l’Etat Argentin avait renoncé par

contrat à son immunité d’exécution en mentionnant les exceptions à cette renonciation

(les réserves de la Banque Centrale, les biens du domaine public ou en relation avec

l’exécution du budget) mais en omettant de mentionner les biens diplomatiques, la Cour

de cassation a rappelé, pour faire échec au jeu de cette clause pour les biens

diplomatiques, que « selon le droit international coutumier, les missions diplomatiques des

Etats étrangers bénéficient, pour le fonctionnement de la représentation de l’Etat

accréditaire et les besoins de sa mission de souveraineté, d’une immunité d’exécution

autonome à laquelle il ne peut être renoncé que de façon expresse et spéciale. »83. Ainsi, la

Cour de cassation ne rattache plus les comptes des ambassades au régime protecteur de

la Convention de 1961, mais tient plutôt compte de la mention de ce type de biens par

l’article 21 de la Convention sur les immunités de 2004. Si le fondement a donc changé,

l’objectif est le même : rendre exceptionnelle ce type de saisies et les subordonner à un

accord spécifique de l’Etat étranger.

51.- La Convention sur les immunités de 2004 prévoit la possibilité pour les Etats de

renoncer à l’immunité d’exécution dont bénéficient les biens visés à son article 21 mais

n’est pas précise quant aux formes que doivent revêtir une telle renonciation84. Il n’est

notamment pas indiqué dans la Convention si l’Etat, pour valablement renoncer à son

immunité sur les catégories de biens visées à l’article 21 de la Convention, doit y faire

expressément référence ou peut se borner à une renonciation formulée dans des termes

83 Civ. 1ère, 28 septembre 2011, n° 09-72.057. 84 L’article 21-2 de la Convention prévoit que la liste indicative de biens est donnée sans préjudice de la faculté laissée aux Etats par l’article 19 de consentir à l’exercice de mesures de contraintes sur de telles catégories de biens ou d’affecter de tels biens à la satisfaction de la demande. Cette faculté a d’ailleurs été clairement relevée par le législateur français qui y a vu une autre incompatibilité possible avec l’article L 153-1 du Code monétaire et financier précité. Il a été clairement établi dans le cadre des travaux préparatoires à l’approbation de la Convention sur les immunités de 2004 qu’il n’était pas certain que l’article L 153-1 du Code monétaire et financier soit en l’état compatible avec l’article 21 de la Convention dans la mesure où cette disposition législative française ne prévoyait pas la possibilité pour l’Etat concerné d’affecter de tels avoirs à la satisfaction des créances ni de consentir à la saisie de tels avoirs (Rapport en première lecture du Sénat, 27 octobre 2010). Le rapport d’Elisabeth Guigou au nom de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale est venu ainsi recommander les modifications appropriées de l’article L 153-1 sans pour autant préciser les formes que devrait respecter une éventuelle renonciation par l’Etat de se prévaloir de l’immunité de principe attachée à cette catégorie de biens (Rapport fait au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi adopté par le Sénat autorisant la ratification de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, 4 mai 2011, p. 30. A la date de rédaction de ce Chapitre l’article L 153-1 du Code monétaire et financier n’avait toujours pas été modifié).

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plus généraux. La Cour de cassation a désormais donné sa propre interprétation en

considérant que la Convention sur les immunités de 2004, si elle rendait possible la

renonciation des Etats à leur immunité d’exécution sur des biens publics, imposait que

de telles renonciations soient expresses et spéciales et fassent référence aux biens ou

aux catégories de biens pour lesquels la renonciation était consentie85. Ainsi, par

exemple, la clause de renonciation conclue par la République de Guinée et que nous

avons citée plus haut comme la clause modèle CIRDI n’auraient pas, en droit français,

pour effet de donner accès au créancier de cet Etat aux catégories de biens visées à

l’article 21 de la Convention sur les immunités de 2004.

52.- Le droit français des immunités des Etats étrangers, aujourd’hui enrichi d’une

coutume internationale codifiée, n’est donc pas, outre la parenthèse Creighton, un droit

particulièrement libéral et favorable aux créanciers poursuivants dès lors que les biens

appréhendés sont des biens susceptibles d’être affectés à des missions souveraines de

l’Etat étranger. Comme récemment rappelé par le Conseil d’Etat, la France se veut en la

matière fidèle à une certaine tradition et semble vouloir en assumer toutes les

conséquences86. Il s’agissait en l’espèce pour le Conseil d’Etat de concilier droit au

recours des créanciers de l’Etat étranger87 et respect de la coutume internationale dans

une affaire qui concernait la rupture de contrats de travail par l’ambassade du Koweït à

Paris. Le Conseil d’Etat, ayant relevé le caractère vain de mesures de contraintes qui

auraient pu être exercées sur les comptes de cette ambassade, a estimé que « la

République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public

international ; (…) il en résulte que la règle coutumière du droit public international

d’immunité d’exécution des Etats (…) s’applique dans l’ordre juridique interne; la

responsabilité de l’Etat est, par suite, susceptible d’être recherchée, sur le fondement de la

rupture de l’égalité devant les charges publiques, dans le cas où son application entraîne

un préjudice grave et spécial. ». Le Conseil d’Etat a ainsi indemnisé les créanciers de l’Etat

étranger pour le préjudice résultant de l’impossibilité de poursuivre l’Etat étranger sur

ses biens situés en France88.

85 Civ. 1ère, 28 mars 2013, n° 11-10.450. 86 Conseil d’Etat, 14 octobre 2011, n° 329788. 87 Ayant notamment à l’esprit la jurisprudence de la CEDH relative à l’article 6 § 1 qui estime que « l’octroi de l’immunité à un Etat dans une procédure civile poursuit le but légitime de respecter le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre Etats par le respect de la souveraineté d’un autre Etat » (CEDH, Grande ch., 23 mars 2010, n° 15869/02, Cudak c/Lituanie), mais que, pour déterminer si l’immunité est admissible au regard de l’article 6, paragraphe 1 de la Convention, « il importe d’examiner si les requérants disposent d’autres voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits garantis par la Convention » (CEDH, 18 février 1999, 26083/94, Waite et Kennedy c/ Allemagne) et si ces immunités répondent à un but légitime et proportionné pour ne pas vider le droit d’accès au juge de sa substance. 88 P. Chevalier et R. Le Cotty, « Reconnaissance internationale d’une immunité d’exécution autonome au profit des Etats pour le fonctionnement de leur mission diplomatique : étendue, régime et conséquences »,

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53.- Cette décision est remarquable car elle vise à gommer pour les créanciers de l’Etat

étranger les effets du respect par la France de la coutume internationale. On peut

néanmoins s’interroger sur la question de savoir si le Conseil d’Etat a bien mesuré toutes

les conséquences de sa décision et si les bénéficiaires d’une sentence arbitrale non

exécutée par un Etat étranger pourraient donc également invoquer le principe posé

pour obtenir réparation du préjudice résultant pour eux de l’impossibilité de poursuivre

en France des saisies sur les biens de l’Etat condamné. Compte tenu de la généralité des

termes utilisés par le Conseil d’Etat, cette question nous semble ouverte étant précisé

qu’il appartiendra certainement au créancier de l’Etat de démontrer qu’il ne dispose pas

d’autres voies raisonnablement disponibles pour obtenir satisfaction.

54.- Les efforts français pour concilier respect des souverainetés et droit au recours

nous font alors penser que le système CIRDI pourrait lui-même songer à atténuer le fait

qu’il ne garantisse pas l’exécution des sentences rendues sous son égide. A l’instar de la

conciliation courageuse organisée par les institutions françaises, le CIRDI pourrait par

exemple considérer un mécanisme de garantie ad hoc, au bénéfice des investisseurs qui

n’auraient pas déjà été indemnisés de leurs préjudices par une assurance ou un autre

système de garantie du type OPIC ou MIGA et qui s’exposeraient donc à des difficultés

trop importantes pour procéder à l’exécution forcée des sentences.

55.- Pour conclure, et quant à l’opportunité d’envisager une législation française

régissant les immunités des Etats étrangers, nous avons donc eu l’occasion de relever

dans nos développements que l’état du droit français n’apparaissait pas strictement

conforme à la Convention sur les immunités de 2004. Bien que la primauté de ce texte

soit en théorie in fine garantie, la pratique établie de la jurisprudence, comme la

jurisprudence la plus récente qui se fonde sur cette Convention, laissent toujours planer

quelques incertitudes. Ces incertitudes pèsent sur la question de savoir si l’immunité de

l’Etat étranger doit ou non être soulevée d’office par le juge, sur la faculté d’un Etat

étranger à invoquer valablement son immunité de juridiction devant le juge du contrôle

de la sentence, sur l’effet du consentement à l’arbitrage sur l’immunité d’exécution de

l’Etat étranger, sur l’exigence d’un lien entre le bien appréhendé et l’activité à l’origine

de la demande, sur la notion d’émanation, sur les conditions de saisissabilité des biens

des banques centrales et sur l’exigence de renonciations expresses et spécifiques pour

les catégories de biens visés à l’article 21 de la Convention. Si on ajoute à cela la

jurisprudence du Conseil d’Etat qui ouvre donc désormais aux créanciers de l’Etat une

Procédures n°5, Mai 2012, étude 2 ; F. Melleray « Engagement de la responsabilité de l’Etat du fait de l’application d’une coutume internationale », Droit administratif n°12, décembre 2011, comm. 101.

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nouvelle voie de recours permettant de compenser l’insaisissabilité des biens de l’Etat

étranger, l’ensemble mériterait peut-être des clarifications en même temps qu’une

organisation cohérente.

- Avril 2013 -

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