18
ARBRES ET BOIS «SACRES» DANS LE MONDE CELTIQUE ET GALLO-ROMAIN. APPROCHE TAXINOMIQUE THIERRY LUGINBÛHL Université de Lausanne Moins bien connus que leurs équivalents grecs, romains ou germa- niques, les arbres et les bois «sacrés» celtiques peuvent néanmoins être étudiés en croisant différentes catégories de données litté- raires et archéologiques. Malgré leur hétérogénéité et leur carac- tère lacunaire, ces données penjnettent de caractériser et d'illustrer plus d'une douzaine de formes de sacralisation d'un arbre et six d'un espace boisé, qui trouvent pour la plupart des parallèles dans les cultures méditerranéennes et nordiques. LES SOURCES Les sources qui permettent d'étudier la perception religieuse des arbres et de la forêt dans le monde celtique sont diverses, mais extrêmement lacunaires, et sont principalement constituées de

arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

ARBRES ET BOIS «SACRES»

DANS LE MONDE CELTIQUE ET GALLO-ROMAIN.

APPROCHE TAXINOMIQUE

THIERRY LUGINBÛHL

Université de Lausanne

Moins bien connus que leurs équivalents grecs, romains ou germa-niques, les arbres et les bois «sacrés» celtiques peuvent néanmoinsêtre étudiés en croisant différentes catégories de données litté-raires et archéologiques. Malgré leur hétérogénéité et leur carac-tère lacunaire, ces données penjnettent de caractériser et d'illustrerplus d'une douzaine de formes de sacralisation d'un arbre et sixd'un espace boisé, qui trouvent pour la plupart des parallèles dansles cultures méditerranéennes et nordiques.

LES SOURCES

Les sources qui permettent d'étudier la perception religieuse des

arbres et de la forêt dans le monde celtique sont diverses, mais

extrêmement lacunaires, et sont principalement constituées de

Page 2: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

50 THIERRY LUGINBUHL

brefs passages d'auteurs antiques (grecs et latins), de mythesinsulaires (irlandais et gallois) rédigés au début du Moyen Age,de quelques documents épigraphiques d'époque romaineet de données archéologiques et archéobotaniques encoretrop rares. Ces données ne suffisent pas pour proposer unerestitution fiable des liens entre les arbres et la religion chezles Celtes, mais éclairent certains aspects de la question etpermettent des comparaisons avec d'autres cultures contem-poraines (romaines et germaniques, notamment}.

LES RELIGIONS CELTIQUES

II peut être utile de rappeler que la notion de «celtique» estavant tout linguistique et qu'elle désigne par extension lespopulations porteuses d'idiomes appartenant à cette famillede langues indo-européennes, ainsi que différentes culturesprotohistoriques, antiques et modernes.

Les populations celtiques ont connu leur extension maxi-male au nie siècle avant notre ère, durant lequel elles occu-paient une large part de l'Europe «tempérée», des îlesBritanniques au Bas-Danube et même à la plaine anato-lienne. Le domaine celtique se réduit dès le siècle suivant,sous la pression conjuguée des Romains, des Thraces etdes Germains, et ne survivra plus durant le Moyen Age quedans quelques régions inhospitalières de la façade atlantique(ouest de l'Irlande, Pays de Galles, nord-ouest de l'Ecosse,Bretagne occidentale).

La religion des Celtes du second âge du Fer, ou périodede La Tène (environ 450 à 30 av. J.-C), nous est connue parles catégories de sources évoquées ci-dessus, qui nous per-mettent de la restituer comme une religion polythéiste indo-européenne «normale», présentant des types de divinités, de

ARBRES ET BOIS «SACRES» '. I

rites et de lieux de culte similaires, par la fonction si «' nVslpar la forme, à ceux des autres grands groupes européens,et notamment de leurs voisins italiques et germains. Commecelles de ces derniers, les religions des populations celtiquesprésentaient différents niveaux - personnel, familial, régio-nal, national, supranational - et n'ont jamais constitué unensemble unifié. Ces religions ont naturellement beaucoupévolué de l'âge du Bronze à la conquête romaine et sontencore mal caractérisées pour les périodes anciennes. La reli-gion des populations du second âge du Fer, mieux connue,présente quant à elle différentes caractéristiques qui peuventêtre considérées comme des spécificités celtiques:

- Remplacement à la tête du panthéon du grand dieutonnant Taranis (équivalent de Jupiter/Zeus), par unjeune dieu trifonctionnel, Lug, dont les attributionsétaient à la fois spirituelle, guerrière et technique.

- Importance du clergé druidique, hiérarchisé et intégréà l'échelle de la Celtique, chargé de l'organisation desrites, de la justice, de l'orientation des aristocrates, del'enseignement, de la médecine, de la transmission desmythes (bardes) et de l'interprétation des signes (vates).

- Absence (initiale) de représentation anthropomorphiquedes divinités. Art religieux symbolique et ésotérique.

- Absence de temples au sens méditerranéen du terme(construction considérée comme la demeure de la divi-nité). Pratique des rites autour d'autels creux, au seind'espaces sacrés souvent délimités par des palissadeset des fossés.

Page 3: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

52 THIERRY LUCINBÙHL

- Pratique de sacrifices humains, dont l'importance a cer-tainement été exagérée par les auteurs méditerranéens,mais qui sont néanmoins attestés par l'archéologie.

Contrairement à ce qui a pu être écrit, la religion des Celtesn'était pas naturaliste, terme sans réelle signification scienti-fique, même si elle intégrait des arbres et d'autres élémentsnaturels (sources, cours d'eau, marais/ montagnes/ grottes,animaux...), aussi bien dans ses croyances, que dans sa sym-bolique et ses rites. Nous verrons que les conceptions cel-tiques concernant les .arbres et la forêt ne différaient guèrede celles des peuples méditerranéens et germaniques, danslesquelles l'arbre pouvait être tour à tour considéré commeune représentation de l'axe et des trois niveaux du monde/comme une image divine/ comme un symbole de vertu mo-rale ou physique et être à l'origine d'un lieu de culte ou derécits mythologiques.

L'ARBRE DANS LES RELIGIONS CELTIQUES

La doctrine druidique interdisant de mettre par écrit ce quitouchait à la religion, les Celtes continentaux n'ont pas laisséde sources littéraires concernant leurs croyances et l'archéo-logie ne permet guère d'aborder un sujet aussi immatérielque la conception de l'arbre par les populations gauloises. Larédaction de leurs mythes nationaux par les moines irlandaisdu haut Moyen Age nous permet/ par contre, de mieux laconnaître pour le monde celtique insulaire, où l'arbre joueun rôle religieux et symbolique de première importance. Deschercheurs comme M. Green/ C.-J. Guyonvarc'h, F. Lerouxet J.-P. Persigout (voir bibliographie) ont permis d'établir quel'arbre était premièrement conçu en Irlande comme une

ARBRES ET BOIS « SACRÉS » S 1

image de Taxe du Monde, trait d'union entre les domainescéleste (les branches), terrestre (le tronc) et souterrain (lesracines)/ à l'instar du frêne Yggdrasil chez les Germains,mais aussi comme une représentation de l'Univers dans sonensemble. De par son renouveau saisonnier, l'arbre était éga-lement considéré comme une image de la régénération per-pétuelle du Cosmos, jouant ainsi le double rôle d'Arbre desMondes et d'Arbre de Vie, connus dans un grand nombre decultures polythéistes.

Le bois était considéré par les Celtes irlandais comme lesymbole de la sagesse et de la connaissance, tandis que lesprincipales essences d'arbres étaient investies de symbo-lismes et de pouvoirs particuliers, mais aussi associées à deslettres (de l'alphabet oghamique), des oiseaux, des couleurset des mois déterminés.

Arbres et religion en Irlande: exemples-types

Chêne Le chêne est le roi des arbres dans laculture irlandaise, à la fois axe du mondeet image de l'Univers et du pouvoir divin.Ses branches entremêlées symbolisent lesdifférentes doctrines qui proviennent dela même source et tendent au même but.Cet arbre était associé à la couleur noire, aucorbeau et à la lettre D (duir).

Page 4: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

54

Hêtre

Frêne

If

THIERRY LUGINBÙHL

Arbre de l'éloquence et des lettres, le hêtrepermettait également de communiqueravec les ancêtres, dont les images étaientdéposées à son pied. Ses fruits servaientà nourrir les animaux et en faisaient unsymbole de prospérité.

Le frêne était considéré comme le symbolede la puissance, de la renaissance et de l'im-mortalité. Associé au vent, à la bécasse et àla lettre N (nion), son bois était utilisé pourtracer les oghams. Les prêtresses irlandaisesavaient l'habitude de prophétiser à son pied.

Considéré comme le plus ancien desarbres, l'if était associé à la mort notam-ment à cause de ses baies toxiques, queles rois vaincus ingéraient pour se suicider.Imputrescible, l'if était également tenu pourle symbole de la résistance et était utilisédans des pratiques prophétiques, ainsi quepour fabriquer lances et boucliers.

Coudrier

ARBRES ET BOIS «SACRES» S.'i

Aussi important que le chêne pour lesCeltes insulaires, le pommier était considé-ré comme l'arbre de la connaissance, de laclairvoyance et de la magie. Cet arbre, dontles fruits suppriment la faim, la soif et la ma-ladie, symbolisait l'Autre Monde, souventdésigné sous le terme d'Ile des Pommiers(Emain Ablach en irlandais, Enez Aballan enBreton, Avallon en français). Le pommierétait également associé à l'érotisrne, auxmagiciennes et aux fées.

Des baguettes de coudrier (c'est-à-dire denoisetier) étaient utilisées par les druides etpar les sorciers pour découvrir des pointsd'eau et lancer des incantations magiques.

Arbre associé au feu (il brûle très bien), à lamagie et à la rapidité.

Dessins de D. Glauser.

Page 5: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

56 THIERRY LUCINBÛHL ARBRES ET BOIS «SACRÉS: 57

Les auteurs antiques, grecs et latins, nous livrent des infor-mations ponctuelles sur différents rôles joués par les arbresdans les religions celtiques. Le texte le plus célèbre est certai-nement celui de Pline l'Ancien (voir infra], qui nous apprendque les druides avaient leurs sanctuaires dans les bois dechênes et qu'ils n'accomplissaient aucun rite sans feuillagede cet arbre. Selon Pline, les druides croyaient que la pré-sence du gui révélait le caractère sacré («choisi par le dieu»)de l'arbre. Sa cueillette était hautement ritualisée. Aprèsavoir sacrifié deux taureaux blancs, un prêtre, vêtu d'unerobe blanche, montait'dans l'arbre et coupait avec une fau-cille d'or le gui, que l'on recueillait dans un drap immaculé.D'autres textes nous apprennent que des sacrifices humainsétaient pratiqués sur des arbres et décrivent différents boissacrés gaulois et bretons, commentés au chapitre suivanl.Ces sources ne donnent par contre que peu d'informationssur les conceptions religieuses et les pratiques cultuellesattachées aux arbres eux-mêmes.

«Les druides (...) n'ont rien de plus sacré que le gui et l'arbredans lequel il croît, s'il s'agit d'un chêne rouvre. Or c'est dôj.'tpour lui-même qu'ils choisissent le rouvre pour leurs bois sacréset ils n'accomplissent aucun acte sacré sans son feuillage (...),C'est un fait qu'ils pensent que tout ce qui pousse sur n".chênes est d'origine céleste et que c'est le signe que l'.irhira été choisi par le dieu lui-même. Il est tout à fait rare de imuver le gui dans ces conditions, quand c'est le cas il est recueilliavec une grande vénération (...). Ils appellent le gui d.ins h-inlangue "celui qui guérit tout". Après avoir préparé au pird drl'arbre et selon les rites le sacrifice et le repas religieux, il-, .imrnent deux taureaux de couleur blanche dont les ccrnii-, -.nulattachées pour la première fois. Un prêtre paré d'un vHrnu'itiblanc monte sur l'arbre, avec une serpe d'or il coupe le p.nlcelui-ci est recueilli dans un sayon blanc. Ensuite ils illes victimes en priant le dieu de faire ce présent propic

à qui il Ta donné. Ils pensent que la boisson tirée de cette plantedonne la fécondité à tout animal stérile et qu'il est un remèdecontre tous les poisons. Tant on met de religion généralementdans des choses futiles.»

Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XVI, 249

l.'épigraphîe gallo-romaine n'apporte également que peud'éléments sur la question des arbres, à l'exception d'anthro-ponymes attestant la conception d'un monde à trois niveaux{tlumnofs?), bitu(os?), a!bio(s?))r proche de celle connuet ho/ les Irlandais et les Germains, et d'une petite série d'ins-i liplions dédiées à des arbres ou à des groupes d'arbres,provenant des Pyrénées françaises. Consacrées à Robur (le«lime), Fagus (le hêtre), Abeilio (le pommier), Buxenus (leIMIK), ,iux Très et aux Sex Arbores, ces dédicaces pourraientliit'.M-i supposer que des arbres étaient considérés commeil»", divinités (GRIMAL dir. 1963, p. 7), mais il n'en est pro-|M|I|I'INIMI| rien, comme nous le verrons en conclusion du|Mt".i'Ml t hapitre.

I ci .ul>ies, et a fortiori leur conception, ne laissent que peutli- Ihu i". a i< héologiques, mais l'art de La Tène a développéMM«.l\l i l.iip.t'nient inspiré par le monde végétal (décors conti-MIN - I ' 'Mi du vide»), qui indique sans le moindre doute«MI i tM |M>[ | , uu e dans les conceptions religieuses gauloises et,|»!n» l rU| i i< i iH'Ml , < ellïques (voir PI. IV). Cet art «végétalisant»Ml ntili n.|ii.' (Inclure à plusieurs niveaux) survivra jusqu'au

Vr «t .MIS l'ouest des îles Britanniques et influenceravikin^. Les représentations d'arbres sontm's dans l'art laténien, à l'exception de

1 M.mrhing (Bavière), une branche, en fait,|Mi rvotjuent celles du lierre (voir, par ex.,

MM), l-lles y sont généralement rempla-ou de rameaux, qui apparaissent

iitin

il* l.

|Mt i I (II ( | | -

Page 6: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

58 THIERRY LUCINBÛHL ARBRES ET BOIS «SACRES» 59

Fig. 1.La déesse Artio («Ourse»), une ourse et un arbre (Mûri, BE). La feuilleconservée, délibérément représentée avec cinq lobes par le bronzier,semble être celle d'un érable, arbre symbolisant l'agressivité pour lesCeltes irlandais.

notamment sur plusieurs panneaux du célèbre chaudroncultuel en argent de Gundestrup (sud du Danemark).

Différents documents iconographiques gallo-romains met-tent des arbres en scène, comme le petit groupe statuaire dela déesse Artio de Mûri (BE), constitué d'une déesse assise,d'une ourse et d'un arbre qui semble pouvoir être identifiécomme un érable (voir fig. 1 ). Cette divinité, également attes-tée en pays trévire ainsi que sur le limes germano-rhétique,semble devoir être considérée comme une divinité de laforêt et de la faune, vraisemblablement assez proche de la

Fig. 2.Esus en bûcheron et le Taureau aux trois grues (figure mythologique)devant un arbre. Pilier des Nautes de Paris.

dea Arduinna des Ardennes ou de la Diana Abnoba de laForêt Noire (voir infra).

Des arbres apparaissent sur d'autres documents majeursde l'iconographie religieuse gallo-romaine, comme le pilierdes Nautes parisiens, sur lequel le dieu Esus apparaît en traind'élaguer un arbre dont l'essence est difficile à détermineret où un arbre figure également derrière le Taureau aux troisgrues (Tarvos Trigaranos, voir fig. 2). Un arbre apparaît éga-lement derrière le Mercure très gaulois représenté sur unecoupe en argent de Lyon, où figurent également un corbeauet un sanglier. Il s'agit certainement d'un chêne, désigné parla forme de son tronc et, surtout, par une boule de gui. Cedocument est à notre connaissance le seul qui permet de lierle «roi des arbres» au jeune souverain du panthéon gaulois,Lug, associé à Mercure durant la période gallo-romaine. Des

Page 7: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

60 THIERRY LUGINBÛHL

Fig. 3.Culte privé à Taranis. Mosaïque de Vienne (Saint-Romain-en-Gal). La sta-tue du dieu, identifiable grâce à la roue qujil tient de la main gauche etau foudre brandi de la main droite, est placée sur une colonne, derrièrel'autel, devant un arbre.

arbres sont par ailleurs fréquemment associes aux images desacrifice ou d'offrande en plein air, dans l'iconographie des

provinces nord-occidentales. Il est possible que leur présencesoit une simple convention graphique, pour indiquer qu'il

s'agit d'une scène d'extérieur, mais il semble plus probableque des arbres aient effectivement été souvent associés à

des lieux d'offrande (voir infra et fig. 3).La lutte des ecclésiastiques contre les survivances du paga-

nisme nous offre une dernière catégorie de témoignages sur

ARBRES ET BOIS «SACRES: 61

l'intégration des arbres dans les croyances populaires (gallo-)romanes et attestent leur «vénération» bien au-delà du règne

de Charlemagne, qui promulgua en 802 un édit contre le

culte des pierres, des sources et des arbres. Malgré leur hos-tilité envers les pratiques païennes, ces témoignages corro-

borent les sources antiques pour rejeter l'hypothèse d'uneréelle vénération des arbres, qui n'étaient pas plus considé-rés comme des divinités dans les Gaules qu'en Grèce ou

à Rome. Les arbres n'étaient pas des dieux chez les Celtesmais, nous le verrons, pouvaient en être l'image, la résidence

ou l'autel, servir de références symboliques, désigner un lieusaint et être à l'origine d'un lieu de culte (voir infra).

ARBRES CULTUELS, BOIS SACRÉS ET FORÊTS DIVINISÉES

Les données littéraires, épigraphiques et archéologiques dis-ponibles pour les domaines celtique et celto-romain permet-

tent de distinguer au moins quatre formes d'intégration des

arbres dans des conceptions et des pratiques religieuses: lesarbres autels, les arbres révérés, les bois sacrés et les divinités

tutélaires de massifs forestiers, auxquels des lieux de culteétaient dédiés.

Arbres isolés

II est probable que les arbres aient été employés pour accro-cher et exposer des offrandes dans le monde celtique, jouant

ainsi les rôles d'autel et de sacrarium, mais cette pratique n'ajamais pu être observée archéologiquement et les sources

littéraires ne la mentionne qu'à une seule occasion, dans lecadre de sacrifices humains: «Esus Mars est honoré de cettefaçon : un homme est suspendu dans un arbre jusqu'à ce que

Page 8: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

62 THIERRY LUGINBUHL ARBRES ET BOIS «SACRÉS: 63

ses membres se détachent» (Scholies bernoises à ia Pharsalede Lucain, I, 445-446). L'exposition d'offrandes et de restesde sacrifices est également attestée dans le monde germa-nique, avec des exemples célèbres comme les crânes des lé-gionnaires de Varus cloués ou pendus aux arbres de la forêtdu Teutoburg (Tacite; Annales, Livre 1, LX1), et trouve aussides occurrences dans les mythes gréco-romains (voir infra).

Des arbres isolés pouvaient par ailleurs, nous l'avons vu,être révérés (et non vénérés), pour des raisons qui semblentavoir été variées.

Les chênes porteurs de gui mentionnés par Pline (voirsupra, p. 56-57) appartenaient à une essence particuliè-rement importante sur le plan symbolique, mais n'étaienthonorés et fréquentés qu'à cause de la présence du gui, quiles désignait comme «choisis» par la divinité (Lug ou Taranis,probablement). Aucune prière et aucune offrande ne leurétait probablement adressée, mais ils constituaient certaine-ment l'élément fort du cadre rituel (à l'instar d'un monumentconstruit) et étaient sans doute considérés comme «sacrés»,au sens du latin sac/7, c'est-à-dire appartenant à la divinité(voir notamment SCHEID 2002, p. 24-25).

Les inscriptions d'époque romaine dédiées à des «arbres»^dans les Pyrénées (voir supra) sont plus difficiles à interpré-ter. Retrouvées dans des sanctuaires, ces dédicaces pré-sentent une formulation classique et désignent ces nomsd'arbres comme les destinataires de pratiques rituelles et,donc, comme des divinités. Il est peu vraisemblable, nousl'avons dit, que des arbres physiques aient été considéréscomme des dieux et il semble donc nettement plus probablequ'il s'agisse de divinités désignées sous des noms d'arbres(Robur, Fagus, Abellio...), hypothèse d'autant plus probableque plusieurs divinités gallo-romaines pouvaient porter des

noms ou des épiclèses animales (Mocco, le sanglier, pourMercure,-par ex.). Les dédicaces aux «trois arbres» et aux«six arbres» permettent cependant de penser que ces ins-criptions étaient associées à des arbres réels, qui paraissentainsi avoir joué le rôle d'image divine naturelle, connu dansde nombreuses religions, de la Rome antique à l'hindouismecontemporain (voir infra). Cette fonction est d'ailleurs attes-tée par un passage des Dissertations de Maxime dit «de Tyr»(VIII, Sur les images des dieux, 8) : « Les Celtes vouent un culteà Zeus, mais l'image celtique de Zeus est un chêne.»

L'archéologie, nous l'avons dit, n'apporte pour l'heure quepeu d'informations sur les pratiques associées à des arbresisolés, mais il est vraisemblable que les arbres représentéssur les scènes de sacrifice ou d'offrande gallo-romaines (voirfig. 3) aient été considérés comme sacri (appartenant à la divi-nité) et, peut-être, comme sanctf (inviolables). Il est par ailleursprobable que certains petits enclos «vides» découverts dansdes lieux de culte aient à l'origine été construits autour d'unarbre, comme cela semble être le cas, notamment, dans lesanctuaire de l'Ouest, à Lousonna-Vidy.

Les mythes irlandais, encore trop peu étudiés sous un angleanthropologique, auraient certainement beaucoup à nousapprendre sur les différentes formes de sacralité attribuées parles Celtes à des arbres isolés. Nous savons par exemple quechaque province disposait de son propre Arbre des mondes,considéré comme une image de l'axe de l'Univers, à l'instarde l'arbre sacré des Saxons, Irmensul, que Charlemagne fitabattre pour convertir ce peuple au christianisme. Certainsde ces arbres-axes irlandais étaient des chênes, mais certainsappartenaient également à d'autres essences, comme l'If deRoss, considéré comme l'axe primordial de l'Ile et réputépour ses fruits de connaissance. Il est possible que ce type

Page 9: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

64 THIERRY LUCINBUHL

d'arbres «cosmiques» ait également existé en Gaule, maisil ne sera probablement jamais possible de le démontrer. Ilen est de même des arbres à vœux, à souhaits, à rêves et àguérison, attestés dans les traditions populaires de régionsautrefois ce tiques. Il est par ailleurs probable que les Celtesaient connu l'équivalent des dryades et des hamadryadesde la mythologie gréco-romaine, nymphes des bois identi-fiées à un arbre, naissant et mourrant avec lui. Nous savonsque les Gaulois et les Gallo-romains vénéraient des fatae, àl'origine des fées romanes dont certaines étaient liées à desarbres ou des forêts, à. l'instar de .leurs consœurs Zauberinengermaniques.

Bois sacrés

Les sources antiques relatives aux bois sacrés dans le do-maine celtique sont plus abondantes que celles concernantdes arbres isolés, mais pâtissent d'une accentuation de leurcaractère morbide lié, une fois de plus, à la pratique des sa-crifices humains. Ces textes nous permettent de définir deuxcatégories de bois «sacrés»: les bois sanctuaires, où étaientpratiqués des rites et notamment des sacrifices, et les bois deréunion, où enseignaient les druides. Ces bois druidiques sontmentionnés par plusieurs auteurs, dont Pline (voir p. 56-57),Lucain (Pharsale, I, 455) et Pomponius Mêla (Chorographie,III, 2, 18-19). Ce dernier écrit notamment que les druides«apprennent beaucoup de choses aux représentants de lanoblesse, dans le secret et sur de longues périodes, vingt ans,soit dans une grotte, soit dans des bois retirés. L'un de leursenseignements (...) est que les âmes sont éternelles et qu'ily a une autre vie chez les morts». S'il ne fait guère de douteque les druides aient enseigné dans des bois consacrés et

ARBRES ET BOIS «SACRES» 65

probablement aménagés, il est très peu probable qu'ils aienttrouvé des adeptes prêts à rester vingt ans dans la forêt oudans une caverne. Le texte de Pomponius comprime enfait des informations relatives à des périodes et des situa-tions différentes. Les vingt années sont certainement tiréesde César (Guerre des Gaules, VI, 14) et concernent en faitla durée d'une pleine formation druidique. L'enseignementdans les bois «retirés» est tiré de Lucain qui affirme mêmeque les druides y habitent, tandis que les Scholies bernoisesà la Pharsale (I, 451) ajoutent qu'ils «étaient habitués à exer-cer la divination sous l'effet d'une ingestion de glands». Lecaractère secret de l'enseignement et son déroulement dansdes grottes évoqués par Pomponius Mêla, quant à eux, sontprobablement des topo/ plus récents, nés de l'interdictiondu druidisme (par Auguste, puis par Tibère) et partiellementcontrée par une poursuite clandestine de certaines pratiquesrituelles.

La seconde catégorie comprend d'une part des ensemblesboisés considérés comme naturellement sacrés et som-mairement aménagés pour le déroulement de pratiquesrituelles, dont les sources classiques nous donnent quelquesexemples, et de l'autre des bosquets d'arbres ou de petitsbois intégrés dans un lieu de culte, attestés par l'archéologieet la paléobotanique dans des sanctuaires gaulois et gallo-romains.

La plus longue et célèbre description d'un bois sacré cel-tique se trouve dans la Pharsale de Lucain, à propos du siègede Marseille par César. Rappelée ci-dessous presque inté-gralement, elle nous apprend qu'un bois sacré indigène del'arrrère-pays a été détruit par le dictateur pour ses travaux decirconvallation et nous offre une description très emphatiqueet probablement en partie imaginaire de ce lieu de culte.

Page 10: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

66 THIERRY LUG1NBÙHL

Malgré son faible niveau de fiabilité, ce texte nous permetde penser que ce bois, un vallon avec des sources proba-blement, était considéré comme la propriété et le lieu deséjour de divinités auxquelles des sacrifices, peut-être enpartie humains/ étaient dédiés. Ce bois était sommairementaménagé avec des autels, des représentations divines sculp-tées et, probablement, des sentiers. Sujet de légendes, il étaitcraint par les populations locales et faisait l'objet de cultesofficiels/ réalisés par un prêtre.

«Il y avait un bois sacré (tucus) qui depuis les temps les plusanciens n'avait jamais" été profané, entourant de ses branchesentrelacées les ténèbres et les ombres glacées, à l'écart desmouvements du soleil. Celui-là ce ne sont pas les Pans paysansni les Sylvains maîtres des bois, ni même les Nymphes qui lepossèdent, mais ce que l'on a consacré aux dieux suivant desrites barbares. Des autels y sont érigés sur des tertres sinistreset tout arbre y est purifié d'un sang humain. (...) Les oiseauxmêmes craignent de se poser sur ces branches et les bêtes sau-vages d'y trouver un repaire. Le vent ne vient pas se coucherdans de tels bois, non plus la foudre faisant des nues obscures.Ces arbres qui ne présentent leur feuillage à aucune brise fontfrissonner d'horreur. L'eau abondante s'écoule de noires fon-taines; les sinistres simulacres des dieux manquent d'art et sedressent informes sur des troncs coupés. La pâleur même duchêne pourri frappe d'épouvanté. (...) Déjà on disait que descavernes profondes mugissaient sous l'effet des tremblementsde terre, que des ifs courbés se dressaient à nouveau, que desincendies éclairaient des bois qui ne brûlaient pas, que des dra-gons enlaçant les chênes se répandaient en abondance. Lespopulations ne s'en approchent plus pour pratiquer leur cultemats cèdent le bois aux dieux. Que Phébus soit au zénith ouqu'une nuit noire remplisse le ciel, le prêtre lui-même a peur d'ypénétrer et redoute d'y surprendre le maître du lieu.César ordonne d'abattre cette forêt (...). Mais la main tremblemême aux plus courageux, respectueuse de la majesté du lieu.Ils craignaient que, s'ils frappaient les arbres sacrés, les hachesrebondissent sur eux. Quand César vit les cohortes arrêtées par

ARBRES ET BOIS «SACRES» 67

cette soudaine torpeur, il osa le premier brandir une hache (...)et fendre de son fer un chêne très haut. Que le fer fut enfoncédans le tronc violé, il déclara: " Désormais pour qu'aucun devous n'hésite à abattre ce bois dites vous que c'est moi qui aicommis le sacrilège. "»

Lucain, Pharsale, I, 399-452

Ce témoignage est complété par deux passages de Taciteet Dion Cassius qui évoquent des bois sacrés en Bretagneinsulaire: le sanctuaire de Mona, sur l'île d'Anglesey (norddu Pays de Galles), et celui d'Andrasta chez les Iceni de l'estde l'Angleterre.

Le premier nous apprend que le grand centre druidiquede Mona était pourvu de bois sacrés dans lesquels étaientpratiqués des sacrifices humains.

« Paulinus Suetonius se prépare à attaquer l'île de Mona, île à lapopulation nombreuse et réceptacle des rebelles. Il construisitpour l'infanterie des navires à fond plat afin d'aborder une côtebasse et incertaine. La cavalerie suivait à gué ou, dans les eauxplus profondes, à la nage.L'armée ennemie était déployée sur le rivage: une foule densede guerriers armés et de femmes criant des imprécations, vêtuesde noir, comme des Furies, les cheveux en désordre, brandissantdes torches. Tout autour, les druides, les mains levées vers leciel, lançaient des malédictions effrayantes, stupéfièrent les sol-dats par la nouveauté du spectacle; c'était comme s'ils avaienteu les membres paralysés; les corps immobiles s'offraient auxblessures. Mais à l'appel de leur chef et s'exhortant eux-mêmesà ne pas trembler devant une troupe de femmes fanatisées, ilsfont avancer les enseignes, brisent toute résistance et envelop-pent l'ennemi dans ses propres flammes. On mit ensuite unegarnison chez les vaincus et l'on détruisit leurs bois sacrés auxcruelles superstitions. Ils estimaient en effet comme faste d'ho-norer les autels par du sang captif et de consulter leurs divinitésau moyen de victimes humaines».

Tacite, Annales, XIV, 29-30

Page 11: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

63 THIERRY LUGINBUHL ARBRES ET BOIS «SACRÉS 69

Le second passage plus bref, se place dans le cadre de lagrande révolte de Boudicca, qui faillit abattre la domina-tion de Rome sur la Bretagne à l'époque néronîenne. DionCassius écrit:

«Voici ce qu'ils firent de plus horrible et de plus féroce: ils pen-dirent les femmes les plus distinguées (.,.), après quoi ils leurenfoncèrent des pieux aigus à travers le corps de bas en haut.Et tous ces forfaits, c'est pendant leurs sacrifices et leurs festinsqu'ils s'y livraient, dans leurs temples et notamment dans le boissacré d'Andrasta, c'est ainsi qu'ils nomment la Victoire, pourqui ils avaient une dévotion particulière».

. . Dion Cassius, LXII, 9

Ce bois sacré d'Andrasta semble avoir été sensiblementdifférent de celui de Marseille, «abandonné aux dieux» etfréquenté seulement par des prêtres. Le bois des Icéniens, eneffet, semble avoir été avant tout un espace de réunion et derites (notamment de banquets), même s'il était probablementconsidéré comme naturellement sacré, à l'instar du sombrelucus de Lucain. Mentionné par Strabon (Géographie, XII,52, 3), le Drynemeton, ou «sanctuaire du chêne», où se réu-nissait l'assemblée des trois cents représentants des peuplesgalates d'Anatolie, semble également appartenir à cette ca-tégorie des bois de réunion, politique et cultuelle, égalementattesté chez les Germains et, notamment chez les Suèves(Tacite, Germanie, XXXIX).

L'archéologie n'est encore jamais parvenue à identifier unbois sacré comme ceux qui viennent d'être décrits, mais desespaces boisés ont pu être mis en évidence dans plusieurssanctuaires gaulois du nord-ouest de la France, commeceux de Gournay-sur-Aronde, de Ribemont-sur-Ancre etde Saint-Maur. Présentés par J.-L. Bruneaux dans les Actesdu Colloque de Naples consacré aux bois sacrés (Collectif

Fig. 4.Le sanctuaire de Gournay et son «bosquet sacré» (ine siècle av. J.-C).

1993, voir bibliographie), ces espaces boisés intégrés dansdes lieux de culte ont peut-être parfois influencé leur empla-cement, mais semblent également avoir pu être plantés (lespins de Ribemont, notamment) et ne semblent pas avoir étédes lieux d'offrande. Ils participaient certainement à la scéno-graphie du sanctuaire et étaient peut-être considérés commedes espaces réservés aux dieux, jouant ainsi le double rôled'images ou de manifestations divines et de temples naturels.

Des bosquets d'arbres et des jardins «sacrés» existaientégalement dans les lieux de culte gallo-romains, sous uneforme largement influencée par la culture romaine où lavégétation jouait également un rôle important dans les sanc-tuaires. Bien que les données objectives soient extrêmementrares, il est possible de penser que des conceptions indigènes

• i l .

Page 12: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

70 THIERRY LUGINBUHL

concernant les arbres et les bois sacrés sont demeurées ou,plus exactement, se sont adaptées au nouveau cadre reli-gieux et que des arbres ou des bois révérés aux temps del'Indépendance aient été intégrés dans des lieux de cultegallo-romains (phénomène attesté pour des pierres cultuellesau sanctuaire du sommet du Chasseron, notamment).

Une part de la conception celtique des bois sacrés estprobablement aussi passée dans le subconscient de l'imagi-naire médiéval qui nous livre des exemples variés de forêtsmagiques ou enchantées, tant en langues celtiques (mythesirlandais et gallois) que romanes (cycle arthurien, notamment).De telles forêts, lieux de rencontre privilégiés entre les héros,les fées et différents types de créatures favorables ou malé-fiques, existaient probablement dans les légendes gauloises.Nous n'en saurons pas plus, faute de sources écrites.

Divinisations de massifs forestiers

L'épigraphie nous permet de savoir que trois grands massifsforestiers du nord de la Gaule étaient vénérés à l'époquegallo-romaine: les Vosges, sous la forme d'un MercuriusVosegus, les Ardennes, sous celle de la dea Arduinna etla Forêt Noire, représentée par Diana Abnoba (pour lesréférences épigraphiques de ces théonymes, voir JUFER etLUGINBUHL 2001).

Le dieu des Vosges est attesté par cinq dédicaces décou-vertes sur les territoires de trois peuples, ou c/v/fates, de la régionvosgienne: les Nemetes, les Triboques et les Médiomatrices.Son sanctuaire le plus important semble avoir été sur le terri-toire de ces derniers, au sommet du Mont-Donon, où ce dieuétait identifié à Mercure et où ont été retrouvées deux stèlesà bas-relief représentant le dieu nu, les épaules couvertes

ARBRES ET BOIS «SACRÉS» 71

Fig. 5.Stèle du Mont-Donon. Représenta-tion du dieu des Vosges, MercuriusVosegus. ta divinité tient un cerfet porte une lance, une dague, unehache de boucherie et un sac conte-nant différents fruits de la forêt.

d'une peau de loup et tenantde la main droite un cerf parses bois (voir fig. 5 et GREEN1992, p. 220-221).

Les quatre autres dédicaces àVosegus n'indiquent pas l'assi-milation de ce dieu à Mercure,mais les deux provenant dupays triboque, découvertes surdeux sites distincts (Gôsdorfet Zinsweiler, D), donnent cethéonyme suivi par l'épiclèseabrégée Sil, pour 5/Yvester, tandis que celles mises au jourdans la Cité des Nemetes, provenant également de deuxsites différents (Haardt et Silz, D), n'indiquent que le nomde Vosegus. Il n'est pas possible de savoir si la vénérationdu même dieu par ces trois dvitates voisines indique unculte commun, soutenu par des solidarités régionales, ou aucontraire une volonté d'appropriation nationale, engendréepar des rivalités territoriales. La désignation de cette divinitésous des appellations légèrement différentes, qui semblentpropres à chacune des trois cités, permet néanmoins depenser que la seconde hypothèse est la plus probable.

La dea Arduinna, personnification divine des Ardennes(voir notamment GREEN 1992, p. 33-34), n'est attestée, à

Page 13: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

72 THIERRY LUGINBÛHL

notre connaissance, que par deux inscriptions, l'une décou-verte à Duren (D), en Germanie inférieure, et l'autre à Rome

(dédicace d'un légionnaire d'origine gauloise). Cette divinitéest également connue par un petit bronze qui la représente

sous la forme d'une Diane chevauchant un sanglier, équipéed'un arc et d'une dague de chasse.

Diana Abnoba, quant à elle, était fa déesse de la ForêtNoire (voir notamment GREEN 1992, p. 26). D'une concep-tion probablement assez similaire à celle de la Diane des

Ardennes, cette divinité semble avoir eu une grande impor-

tance dans les Champs Décumates (territoires transrhénansconquis par Domitiën), où elle est connue par six dédicacesprovenant de cinq sites différents (Muhlburg, Muhlenbach,

Pforzheim, Rôtenberg, Walmossingen, D). Deux dédicacesà cette déesse sont également connues à Cannstatt (D), surle //mes germano-rhétique, et une en territoire rauraque, à

Badenweiler (D). Seule cette dernière inscription et celle de

Muhlenbach associent Abnoba à la Diane romaine.H ne fait guère de doute que les Dianes des Ardennes et de

la Forêt Noire aient été considérées comme les déesses tuté-laires de leurs massifs forestiers respectifs et comme des divi-nités de la faune et de la chasse (protection des chasseurs et

de leurs animaux, notamment). La nature de Vosegus est plus

difficile à déterminer, même si son équipement sur la stèledu Mont-Donon permet de l'associer aux activités de chasseet de cueillette en forêt. Son assimilation à Mercure chez les

Médiomatrices nous permet d'imaginer qu'il s'agissait à l'ori-

gine d'un surnom (et peut-être d'une forme) topique du dieuLug, associé par César, puis par les Gaulois au Mercuriusromain. Une attribution des Vosges à cette divinité fréquem-

ment honorée sur des sommets est par ailleurs vraisemblable.

ARBRES ET BOIS «SACRÉS 73

Bien que leurs noms soient topiques, ces trois divinités nepeuvent être considérées comme telles car elles ont toutes

été vénérées sur différents sites et, même, dans différentesrégions, au contraire du Jupiter Poenninus du Grand Saint-Bernard ou du Nemausus de Nîmes, par exemple.

SÉRIATIONS, COMPARAISONS, PERSPECTIVESi

Essais de sériation

Le passage en revue des sources disponibles pour le mondeceltique permet de distinguer treize cas de figures dans les-

quels un arbre (ou une partie d'arbre) pouvait intervenirdans le domaine du sacré. Ces différents modes de sacra-lisation sont présentés ci-dessous sous la forme de tableaux

(1 et 2) donnant un ou quelques exemples de manifesta-tions de chaque catégorie (mentionnés dans les précédentschapitres).

Nous ne nous étendrons pas ici sur ces différentes formesde sacralisation de l'arbre dans le monde celtique, commen-

tées aux précédents chapitres, pour passer directement auxsix types de sacralisation d'espaces boisés que nos sourcesont permis de définir (tableaux 3 et 4).

Page 14: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

74 THIERRY LUCINBUHL

Tableau 1.Arbres et religion chez les Celtes continentaux (Gaulois laténiens etCalâtes orientaux): types de sacralisation, attestations, indices.

Arbre

Image divine (naturelle)

Figure cosmique (axe)

Référence symbolique

De guérison

A rêve, à souhait

Magique (à pouvoirs)

Attribut divin

Autel (offrande-exposition)

Instrument cultuel

Résidence divine (temple)

Désigné (par un signe)

Sacré (propriété divine)

Apparat (non sacré)

Attestations, indices

Chêne image de Zeus (Maxime)

Univers en trois niveaux, artlaténien

Noms de peuples, art laténien

Gui de chêne considéré commeantidote ultime

Incubation avérée, ingestion deglands (S. bernoises)

Pas de sources directes (Irlande,cycles arthuriens)

Iconographie laténienne

Sacrifices humains sur des arbrespour Esus (Lucain)

Feuillages employés par lesdruides (Pline), archéologie

Pas de sources directes (dryades,fées)

Chêne choisi par le dieu pourporter le gui (Pline)

Présence d'arbres dans les sanc-tuaires (archéologie)

Ni sources directes, ni indicesindirects/ vraisemblable

ARBRES ET BOIS «SACRÉS» 75

Tableau 2.

Arbres et religion chez fes Celles insulaires (Bretons et Irlandais) : typesde sacralisation, attestations, indices.

Arbre

Image divine (naturelle)

Figure cosmique (axe)

Référence symbolique

De guérison

A rêve, à souhait

Magique (à pouvoirs)

Attribut divin

Autel (offrande-exposition)

Instrument cultuel

Résidence divine (temple)

Désigné (par un signe)

Sacré (propriété divine)

Apparat (non sacré)

Attestations, indices

Hêtre considéré comme uneimage de Lug (mythologie)

Arbres cosmiques régionaux, If deRoss, etc.

Sources pour toutes essences, artlaténien et tardif

Médecine végétale très dévelop-pée

Hêtres des ancêtres, mythes,traditions populaires

Arbre multi-essences (Mugna),parlant, etc. (mythologie)

Iconographie laténienne

Trophées et têtes d'ennemis surdes arbres (mythologie)

Nombreuses essences employées(if, coudrier...}

Banshees (fées) attachées à desarbres (mythologie)

Facteurs variés : taille, beauté,étrangeté...

Arbres dans les sanctuaires (ar-chéologie, mythologie)

Pas de données à notre connais-sance, vraisemblable

Page 15: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

76 THIERRY LUGINBUHL

Tableau 3.Types et exemples de sacralisation des espaces boisés en Celtiquecontinentale.

Bois, forêt

Massif forestier divinisé

Résidence divine

Lieu de culte

Lieu d'assemblée

Lieu d'enseignement

Lieu de retraite . .

Attestations, indices

Egigraphie gallo-romaine : Vose-gus, Arduinna, Abnoba

Bois de Marseille (Lucain), bos-quets de sanctuaires ?

Bois de Marseille

Drynemeton galate (Strabon)

Bois druidiques (Pline, Lucain,Mêla)

Bois druidiques (Lucain, Mêla)

Tableau 4.Types et exemples de sacralisation des espaces boisés en Celtiqueinsulaire.

Bois, forêt

Massif forestier divinisé

Résidence divine

Lieu de culte

Lieu d'assemblée

Lieu d'enseignement

Lieu de retraite

Attestations, indices

Pas de données à notre connais-sance

Forêts habitées par des dieux oudes fées (mythologie)

Bois de Mona (Tacite) etd'Andrasta (Dion)

Bois d'Andrasta

Bois druidiques (mythologie)

Bois druidiques (mythologie)

ARBRES ET BOIS «SACRÉS: 77

Ces différentes catégories ne sont naturellement pas exclu-sives; les chênes porteurs de gui de Pline étaient à la foisdésignés et sacrés, leurs pieds servaient d'autel et Ton peutpenser qu'ils faisaient office d'images symboliques de la di-vinité. De la même manière, le bois sacré d'Andrasta, chezles Bretons icéniens, était à la fois un lieu de culte et de réu-nion, mais était probablement aussi considéré comme unerésidence de la déesse. Bien que la sériation de phénomènesreligieux soit toujours un exercice difficile, cette approchetaxinomique est nécessaire pour mieux appréhender lacomplexité des liens entre les arbres et la religion dans le do-maine celtique. Elle apparaît également comme la seule mé-thode pour comparer ces formes de sacralisation avec cellesdes cultures voisines/ gréco-romaines et germaniques notam-ment. Les limites du présent article ne permettaient pas dereprendre ici le vaste dossier de l'arbre dans ces cultures demanière approfondie, mais une étude préliminaire, dont lesrésultats sont présentés ci-dessous sous la forme de tableaux,a permis de mettre en évidence de grandes similitudes aussibien en ce qui concerne la conception religieuse de l'arbreque les différentes formes de bois sacrés.

Page 16: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

Autel (offrande-exposition

Résidence divine (temple

Sacre (propriété divine)

R : monde réel ; M : mythes ; Grisé foncé : attestation ; Grisé clair : indices indirects.

Tableau 5.Types de sacralisation des arbres: comparaisons trans-culturelles.

-H

rri70

CQzroCX

Massif forestier divinisé

N : bois naturel (ou peu aménagé) ; A : bois artificiel (planté)Grisé foncé : attestation ; Grisé clair : indices indirects

7303

qçaoi/i

c/i

nm,en

Tableau 6.Types de sacralisation des espaces boisés: comparaisons trans-culturelles.

X]

Page 17: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

80 THIERRY LUCINBUHLARBRES ET BOIS.SACRÉS» 81

L'arbre et la forêt pour les Germains

Déjà évoquées à plusieurs reprises dans cet article, les tradi-tions relatives aux arbres et à la forêt dans les religions ger-maniques présentent de grandes analogies avec cel es dudomaine celtique et peuvent être réparties dans les mêmescatégories. Celle de l'arbre axe du monde, nous l'avons dit,est parfaitement illustrée chez les Germains par le frêneYggdrasil, pour le domaine mythologique, et par le grand arbresacré des Saxons, Irmensul, dans le domaine historique. Desarbres étaient symboliquement associés aux divinités (Freyaet le pommier, par exemple), mais également utilisés commeautels et comme supports de présentation de restes sacrifi-ciels, à l'exemple de ceux de la Forêt du Teutoburg (têtesdes légionnaires de Varus) ou des arbres sacrés d'Uppsala(S) qui recevaient de nombreux sacrifices humains, chez lesVikings. Le domaine germanique offre par ailleurs différentsexemples d'arbres magiques, comme l'arbre de jeunessesur lequel veillait la déesse Idun ou l'arbre retenant l'épéed'Odin dans le palais de Volund. Des bois servant à des as-semblées politiques et religieuses y sont également attestés,chez les Suèves notamment, ainsi que des arbres d'assem-blée, connus dans différentes régions d'Allemagne durant leMoyen Age (voir notamment GRIMAI dir. 1963).

L'arbre et la forêt dans la religion romaine

Nous ne nous étendrons pas ici sur les traditions romainesrelatives aux arbres et aux bois sacrés, mais les travaux deJ. Scheid et de R. Turcan (voir bibliographie), principalementfondés sur les écrits de Caton, Horace, Properce, Plutarque etApulée, permettent d'attester tous les modes de sacralisation

mis en évidence dans e domaine celtique. En Italie comme enGaule, des arbres pouvaient être désignés par un dieu et, no-tamment, par Ja foudre qui les rendait religiosi, servir d'autel(chênes chargés de cornes, hêtres couronnés de dépouillesanimales...] ou de lieu d'assemblée (figuier sauvage de JunonCaprotina, à Rome, par exemple). Les arbres pouvaient éga-lement jouer le rôle d'images ou d'attributs divins (le chênepour Jupiter), de figure cosmique (l'Arbre de vie) ou d'habitatpour une fée des bois (dryade). Certains étaient considéréscomme sacrés, tandis que d'autres participaient simplementà l'apparat d'un sanctuaire. Leur bois, leurs branches et leursfeuillages étaient utilisés dans les rites, des souches servaientd'autel et des troncs sculptés de statues de culte...

Les sources littéraires concernant les bois et les forêtssacrés sont relativement abondantes (pour leur conception,voir SCHEID 2002, p. 65-66). Elles nous apprennent notam-ment que les forêts, de manière générale, étaient considé-rées comme le domaine des dieux et que l'on ne pouvait lesdéboiser ou, même, les éclaircir sans pratiquer des sacrificesexpiatoires (Caton, De agricultura, 139). Elles permettent éga-lement de distinguer différents types de bois sacrés, du grands.mctuaire doté d'infrastructures monumentales* au simpleautel sylvestre dans une clairière non aménagée. De petits.iiitels forestiers étaient notamment utilisés pour sacrifier àMiirs et à Silvain afin de préserver la santé des troupeaux(Caton, De agricultura, 83). D'importants sanctuaires liés àun lucus (bois sacré) existaient par ailleurs à Rome même,d.ins sa périphérie et dans toute l'Italie, où les populationsil.iliques, étrusques et grecques pratiquaient également desnies dans des espaces boisés. Les plus célèbres, dans lel.ilium, étaient probablement le bois sacré d'Helernus, auxImdches du Tibre, dédié à Jupiter, le bois de Libitina, dédié

il:

à

A**lm

Page 18: arbres et bois sacrés dans le monde celtique et gallo-romain

82 THIERRY LUGINBUHL

à Vénus, le bois de Faunus, le bois de Robigo (protecteurcontre les maladies céréalières) et le !ucus de La Magliana,où d'importants sacrifices publics étaient offerts à Dea Dia,à Mars, aux Lares et aux Semones (divinités protectrices dessemences).

De la Gaule à la Gaule romaine

Bien que des croyances d'origine celtique relatives auxarbres aient persisté après l'intégration des Gaules dansl'Empire, l'imposition d'un nouveau cadre religieux romainet l'interdiction du druidisme ont profondément remanié lessystèmes de croyance des peuples gaulois et sont à l'origined'une religion provinciale aux spécificités marquées, sommed'apports romains ou, plus largement, méditerranéens, detraditions indigènes et de développements originaux.

Les sources épigraphiques (dédicaces pyrénéennes,notamment), les représentations figurées et les rares don-nées archéologiques disponibles permettent de penser queles Gallo-romains intégraient les arbres et les espaces boisésdans leurs rites et leurs lieux de culte d'une manière plusproche de celle des Romains que de celle de leurs ancêtres :divinités forestières régionales associées à de grandesfigures du panthéon romain (Mercure, Diane) et vénéréesà la romaine, intégration d'arbres et de bosquets dans dessanctuaires largement inspirés de modèles méditerranéens(temples, autels à crémation, périboles maçonnés)... Plus debœufs sacrifiés lors de la cueillette du gui, plus de corps surles arbres, plus de druides enseignant dans des bois retirés...Il est difficile d'estimer la part des traditions celtiques rela-tives aux arbres qui sont demeurées après la Conquête, maiselle était certainement plus importante sur le fond que sur la

ARBRES ET BOIS «SACRÉS» 83

forme. La déesse Artio et l'ourse qui lui fait face ont été repré-sentées selon des canons classiques dans le petit groupe sta-tuaire de Mûri, par exemple, mais la conception de cettedivinité n'en demeure pas moins indigène, tout comme cellede l'arbre qui complète la scène. Quelle qu'ait été la partdu romain et du celtique dans ce domaine des croyances etdes pratiques rituelles gallo-romaines, il est certain que lesarbres et les bois sacrés ont gardé leur importance dans lesGaules jusqu'à la fin de l'Antiquité, comme nous l'apprendnotamment Ausonne, qui écrit au ive siècle que «les vieuxbois sacrés sont la gloire des pagi» (/Wose//a, 478).

Perspectives

Les progrès de la recherche concernant les lieux de cultesgaulois et gallo-romains depuis les années 1980 et le dévelop-pement de techniques de fouille et d'analyse plus pointuespermettent de penser que l'archéologie aura prochainementplus à nous apprendre sur la sacralisation des arbres et desespaces boisés. Tous les domaines évoqués dans le présentarticle devraient faire l'objet de recherches plus poussées(l'iconographie laténienne et l'arbre des mythes irlandais,notamment), afin de constituer un référentiel solide et detenter une sériation plus aboutie des différents phénomènesobservés. Un arbre «désigné», certes, mais par quoi, par quiet pourquoi? Un bois de réunion, mais pour combien depersonnes et à quels types d'assemblées? La comparaisonIrans-culturelle, nous l'avons vu, permet de mieux intégrerles données lacunaires dont nous disposons pour le domaineceltique et de mettre en évidence des similitudes et des spé-cificités. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, lacomparaison est une nécessité pour éviter les pièges d'une