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Archéologie de La Violence - Pierre Clastres

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  • Pierre CLASTRES

    Archologie de la violence :la guerre dans les socits primitives

    ditions de laubeArchologie de la violence a paru dans la revue Libre en 1977.

    dition numrique ralise en aot 2012 partir de ldition paru au ditions de lAube, 1999.

  • Considrons labondante littrature ethnographique qui, depuis quelques dcen-nies, sattache dcrire les socits primitives, comprendre leur mode de fonction-nement : sil y est question (rarement) de la violence, cest en vue principalement de montrer quel point ces socits sappliquent la contrler, la codifier, la rituali-ser, bref, tendent la rduire sinon labolir. On voque la violence, mais pour mon-trer surtout lhorreur quelle inspire aux socits primitives, pour tablir quelles sont, en fin de compte, des socits contre la violence. Il ne sera donc pas trop surprenant de constater, dans le champ de recherche de lethnologie contemporaine, la quasi-ab-sence dune rflexion gnrale sur la violence sous sa forme la fois la plus brutale et la plus collective, la plus pure et la plus sociale : la guerre. sen tenir par consquent au discours ethnologique ou, plus prcisment, linexistence dun tel discours sur la guerre primitive, le lecteur curieux ou le chercheur en sciences sociales en dduira bon droit que ( la rserve prs danecdotes secondaires) la violence ne figure point sur lhorizon de la vie sociale des Sauvages, que ltre social primitif se dploie lex-trieur du conflit arm, que la guerre nappartient pas au fonctionnement normal, ha-bituel des socits primitives. La guerre est donc exclue du discours de lethnologie, on peut penser la socit primitive sans penser en mme temps la guerre. La question est videmment de savoir si ce discours scientifique nonce la vrit sur le type de so-cit quil vise : cessons un instant de lcouter pour nous tourner vers la ralit dont il parle.

    Cest la dcouverte de lAmrique qui, on le sait, a fourni lOccident loccasion de sa premire rencontre avec ceux que, dsormais, on allait nommer Sauvages. Pour la premire fois, les Europens se trouvaient confronts un type de socit radicale-ment diffrent de tout ce que jusqualors ils connaissaient, ils avaient penser une ralit sociale qui ne pouvait prendre place dans leur reprsentation traditionnelle de ltre social en dautres termes, le monde des Sauvages tait littralement impensable pour la pense europenne. Ce nest pas ici le lieu danalyser en dtail les raisons de cette vritable impossibilit pistmologique : elles se rapportent la certitude, coex-tensive toute lhistoire de la civilisation occidentale, sur ce quest et ce que doit tre la socit humaine, certitude exprime ds laube grecque de la pense europenne du politique, de la polis, dans luvre fragmentaire dHraclite. savoir que la repr-sentation de la socit comme telle doit sincarner dans une figure de lUn extrieure la socit, dans une disposition hirarchique de lespace politique, dans la fonction de commandement du chef, du roi ou du despote. Il nest de socit que sous le signe de sa division en matres et sujets. Il rsulte de cette vise du social quun groupe-ment humain ne prsentant pas le caractre de la division ne saurait tre considr comme une socit. Or, qui les dcouvreurs du Nouveau Monde virent-ils surgir sur les rivages atlantiques ? Des gens sans foi, sans loi, sans roi , selon les chroni-queurs du XVIe sicle. La cause tait entendue : ces hommes ltat de nature navaient point encore accd ltat de socit. Quasi-unanimit, trouble seulement par les voix discordantes de Montaigne et La Botie, dans ce jugement sur les Indiens du Brsil.

    Mais unanimit sans restriction lorsquil sagissait en revanche de dcrire les murs des Sauvages. Explorateurs ou missionnaires, marchands ou voyageurs sa-vants, du XVIe sicle jusqu la fin (rcente) de la conqute du monde, saccordent tous sur un point quils soient amricains (de lAlaska la Terre de Feu) ou africains, sibriens des steppes ou mlansiens des les, nomades des dserts australiens ou agriculteurs sdentaires des jungles de Nouvelle-Guine, les peuples primitifs sont

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  • toujours prsents comme passionnment adonns la guerre, cest leur caractre particulirement belliqueux qui frappe sans exception les observateurs europens. De lnorme accumulation documentaire rassemble dans les chroniques, rcits de voyages, rapports de prtres et pasteurs, de militaires ou de trafiquants, surgit, incon-teste, premire, limage la plus vidente quoffre demble linfinie diversit des cultures dcrites : celle du guerrier. Image assez dominatrice pour induire un constat sociologique : les socits primitives sont des socits violentes, leur tre social est un tre-pour-la-guerre.

    Voil limpression quen tout cas recueillent, sous tous les climats et au long de plusieurs sicles, des tmoins directs dont beaucoup partagrent pendant de longues annes la vie des tribus indignes. Il serait aussi ais quinutile de constituer une an-thologie de ces jugements relatifs des populations de contres et dpoques bien dif-frentes. Les dispositions agressives des Sauvages sont presque toujours svrement juges : comment en effet christianiser, civiliser, convaincre des vertus du travail et du commerce des gens soucieux principalement de guerroyer contre leurs voisins, de venger les dfaites ou de clbrer les victoires ? De fait, lopinion des missionnaires franais ou portugais sur les Indiens Tupi du littoral brsilien au milieu du XVIe sicle anticipe et condense tous les discours venir : ntait, disent-ils, lincessante guerre que ces tribus mnent les unes contre les autres, le pays serait surpeupl. Cest lappa-rente prvalence de la guerre dans la vie des peuples primitifs qui retient au premier chef lattention des thoriciens de la socit. ltat de Socit qui est, pour lui, la so-cit de ltat, Thomas Hobbes oppose la figure non pas relle mais logique de lhomme en sa condition naturelle, dun tat des hommes avant quils vivent en soci-t, cest--dire sous un pouvoir commun qui les tienne tous en respect . Or, par quoi se distingue la condition naturelle des hommes ? Par la guerre de chacun contre chacun . Mais, dira-t-on, cette guerre qui oppose les uns aux autres des hommes abstraits, invents pour les besoins de la cause que dfend le penseur de ltat civil, cette guerre imaginaire ne concerne en rien la ralit empirique, ethnogra-phique de la guerre dans la socit primitive. Il se peut. Mais il nen reste pas moins que Hobbes lui-mme croit pouvoir illustrer le bien-fond de sa dduction dune rf-rence explicite une ralit concrte : la condition naturelle de lhomme nest pas seulement la construction abstraite dun philosophe, mais bien le sort effectif, obser-vable dune humanit nouvellement dcouverte. On pensera peut-tre quun tel temps na jamais exist, ni un tat de guerre tel que celui-ci. Je crois en effet quil nen a jamais t ainsi, dune manire gnrale, dans le monde entier. Mais il y a beaucoup dendroits o les hommes vivent ainsi actuellement. En effet, en maint endroit de lAmrique, les sauvages, mis part le gouvernement de petites familles dont la concorde dpend de la concupiscence naturelle, nont pas de gouvernement du tout, et ils vivent ce jour de la manire quasi animale que jai dite plus haut 1. On ne stonnera pas outre mesure du point de vue paisiblement mprisant de Hobbes sur les Sauvages ; ce sont l les ides reues de son temps (mais ides refuses, rp-tons-le, par Montaigne et La Botie) une socit sans gouvernement, sans tat, nest pas une socit ; donc les Sauvages demeurent lextrieur du social, ils vivent dans la condition naturelle des hommes o rgne la guerre de chacun contre chacun. Hobbes nignorait pas lintense bellicosit des Indiens amricains ; cest pourquoi il voyait dans leurs guerres relles la confirmation clatante de sa certitude labsence de

    1 Hobbes, Lviathan, d. Sirey, p. 125.

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  • ltat permet la gnralisation de la guerre et rend impossible linstitution de la soci-t.

    Lquation monde des Sauvages = monde de la guerre, de se trouver constamment vrifie sur le terrain , traverse toute la reprsentation, populaire ou savante, de la socit primitive. Cest ainsi quun autre philosophe anglais, Spencer, crit dans ses Principes de sociologie Dans la vie des sauvages et des barbares, les vnements do-minants sont des guerres , comme en cho ce que trois sicles avant lui disait des Tupinamba du Brsil le jsuite Soarez de Souza Comme les Tupinamba sont trs belliqueux, toute leur proccupation est de savoir comment ils feront la guerre leurs contraires. Mais les habitants du Nouveau Monde dtiennent-ils le monopole de la passion guerrire ? Nullement. Dans un ouvrage dj ancien2, Maurice R. Davie, r-flchissant sur les causes et les fonctions de la guerre dans les socits primitives, en-treprenait un chantillonnage systmatique de ce quenseignait ce sujet lethnogra-phie de lpoque. Or il rsulte de sa mticuleuse prospection qu de rarissimes excep-tions (les Eskimo du Centre et de lEst), aucune socit primitive nchappe la vio-lence, aucune dentre elles, quels que soient son mode de production, son systme techno-conomique ou son environnement cologique, nignore ni ne refuse le d-ploiement guerrier dune violence qui engage ltre mme de chaque communaut implique dans le conflit arm. Il semble donc bien acquis quon ne peut penser la so-cit primitive sans penser aussi la guerre qui, comme donne immdiate de la socio-logie primitive, prend une dimension duniversalit.

    cette prsence massive du fait guerrier rpond, si lon peut dire, le silence de lethnologie la plus rcente pour qui, dirait-on, la violence et la guerre nexistent que dans les moyens propres les conjurer. Dou provient ce silence ? Dabord, coup sr, des conditions dans lesquelles vivent actuellement les socits dont soccupent les ethnologues. On sait bien quil nexiste plus gure, de par le monde, de socits primitives absolument libres, autonomes, sans contact avec lenvironnement socio-conomique blanc . En dautres termes, les ethnologues nont plus beaucoup locca-sion dobserver des socits assez isoles pour que le jeu des forces traditionnelles qui les dfinissent et les soutiennent puisse sy donner libre cours : la guerre primitive est invisible parce quil ny a plus de guerriers pour la faire. ce titre, la situation des Ya-nomami amazoniens est unique : leur sculaire isolement a permis ces Indiens, sans doute la dernire grande socit primitive au monde, de vivre jusqu prsent comme si lAmrique navait pas t dcouverte. Aussi peut-on y observer lomniprsence de la guerre. Encore nest-ce pas une raison pour en dresser, comme certains, un tableau caricatural, o le got du sensationnel clipse de loin la capacit comprendre un puissant mcanisme sociologique3. Bref, si lethnologie ne parle pas de la guerre, cest parce quil ny a pas lieu den parler, cest parce que les socits primitives, lors-quelles deviennent objet dtude, sont dj engages sur la voie de la dislocation, de la destruction et de la mort : comment offriraient-elles le spectacle de leur libre vitali-t guerrire ?

    Mais peut-tre nest-ce pas la seule raison. On peut en effet supposer que les eth-nologues, lorsquils se trouvent pied duvre, investissent la socit choisie non seulement de leur carnet de notes et de leur magntophone, mais aussi dune concep-tion, pralablement acquise, de ltre social des socits primitives et, par suite, du

    2 M. R. Davie, la Guerre dans les socits primitives, Payot, 1931.3 Cf. N. A. Chagnon, Yanomam. The Fierce People, Hole, Rinehart and Winston, 1968.

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  • statut quy reoit la violence, des causes qui ly dchanent et des effets quelle y exerce. Aucune thorie gnrale de la socit primitive ne peut faire lconomie dune prise en compte de la guerre. Non seulement le discours sur la guerre fait partie du discours sur la socit, mais il lui assigne son sens : lide de la guerre mesure lide de la socit. Cest pourquoi labsence, dans lethnologie actuelle, dune rflexion sur la violence pourrait sexpliquer dabord par la disparition effective de la guerre, conscutive la perte de la libert qui installe les Sauvages en un pacifisme forc, mais aussi par ladhsion un type de discours sociologique qui tend exclure la guerre du champ des relations sociales dans la socit primitive. La question est vi-demment de savoir si un tel discours est adquat la ralit sociale primitive. Aussi convient-il, avant dinterroger cette ralit, dexposer, ft-ce brivement, le discours reu sur la socit et la guerre primitives. Htrogne, il se dveloppe selon trois grandes directions : il y a sur la guerre un discours naturaliste, un discours cono-miste et un discours changiste.

    Le discours naturaliste se trouve nonc avec une fermet particulire par A. Le-roi-Gourhan dans son ouvrage Le Geste et la Parole et notamment dans lavant-der-nier chapitre du tome II, o lauteur dveloppe, en une vue dune indiscutable (et trs discutable) ampleur, sa conception historico-ethnologique de la socit primitive et des transformations qui la modifient. Conformment lindissoluble conjonction entre socit archaque et phnomne guerrier, lentreprise gnrale de Leroi-Gou-rhan inclut logiquement une vise de la guerre primitive, vise dont le sens est suffi-samment indiqu par lesprit qui parcourt toute luvre et par le titre du chapitre o elle prend place : Lorganisme social. Nettement affirm, le point de vue organiciste sur la socit appelle et englobe, de manire tout fait cohrente, une certaine ide de la guerre. Quen est-il donc de la violence selon Leroi-Gourhan ? Sa rponse est claire : Le comportement dagression appartient la ralit humaine depuis les aus-tralanthropes au moins et lvolution acclre du dispositif social na rien chang au lent droulement de la maturation phyltique (p. 237). Lagression comme compor-tement, cest--dire lusage de la violence, est ainsi rapporte lhumanit comme es-pce, elle lui est coextensive. Proprit en somme zoologique de lespce humaine, la violence est identifie ici comme un fait despce irrductible, comme une donne na-turelle qui plonge ses racines dans ltre biologique de lhomme. Cette violence spci-fique, ralise dans le comportement agressif, nest pas sans cause ni fin, elle est tou-jours oriente et dirige vers un but : Dans tout le cours du temps, lagression appa-rat comme une technique fondamentalement lie lacquisition et chez le primitif son rle de dpart est dans la chasse o lagression et lacquisition alimentaire se confondent (p. 236). Inhrente lhomme comme tre naturel, la violence se dter-mine donc comme moyen de subsistance, comme moyen dassurer la subsistance, comme moyen dune fin naturellement inscrite au cur de lorganisme vivant : sur-vivre. Do lidentification de lconomie primitive comme conomie de la prdation. Lhomme primitif est, en tant quhomme, vou au comportement dagression ; en tant que primitif, il est la fois apte et dtermin synthtiser sa naturalit et son huma-nit dans le codage technique dune agressivit ds lors utile et rentable : il est chas-seur.

    Admettons cette articulation entre la violence, discipline en technique dacquisi-tion alimentaire, et ltre biologique de lhomme dont elle a pour mission de mainte-nir lintgrit. Mais o se situe cette agression trs particulire manifeste dans la vio-

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  • lence guerrire ? Leroi-Gourhan nous lexplique Entre la chasse et son doublet, la guerre, une subtile assimilation stablit progressivement, mesure que lune et lautre se concentrent dans une classe qui est ne de la nouvelle conomie, celle des hommes darmes (p. 237). Voil donc que se trouve lev, en une phrase, le mystre de lorigine de la division sociale par assimilation subtile (?), les chasseurs de-viennent peu peu les guerriers qui, dtenteurs de la force arme, possdent ds lors les moyens dexercer leur profit le pouvoir politique sur le reste de la communaut. On peut stonner de la lgret de tels propos, sous la plume dun savant dont luvre est, juste titre, exemplaire dans sa spcialit, la prhistoire. Tout cela de-manderait un expos spcial, mais la leon tirer est claire : il y a bien plus que de limprudence parier sur le continuisme dans lanalyse des faits humains, rabattre le social sur le naturel, linstitutionnel sur le biologique. La socit humaine relve non dune zoologie, mais de la sociologie.

    Revenons donc au problme de la guerre. Celle-ci hriterait donc de la chasse technique dacquisition alimentaire sa charge dagressivit, la guerre ne serait quune rptition, un doublet , un redploiement de la chasse : plus prosaque-ment dit, la guerre, pour Leroi-Gourhan, cest la chasse lhomme. Est-ce vrai ou faux ? Il nest pas difficile de le savoir, puisquil suffit de consulter ceux l mmes dont croit parler Leroi-Gourhan, les primitifs contemporains. Que nous enseigne lex-prience ethnographique ? Il est bien vident que si le but de la chasse, cest acqurir de la nourriture, le moyen de latteindre est une agression : il faut bien tuer lanimal pour le manger. Mais il faut alors inclure dans le champ de la chasse comme tech-nique dacquisition tous les comportements destructeurs dune autre forme de vie en vue de sen nourrir : non seulement les animaux, poissons et oiseaux carnivores, mais les insectivores (agression de loisillon sur la mouche quil gobe, etc.). En fait, toute technique dacquisition alimentaire violente devrait logiquement sanalyser en termes de comportement dagression, il ny a aucune raison de privilgier le chasseur humain par rapport au chasseur animal. En ralit, ce qui motive principalement le chasseur primitif, cest lapptit, lexclusion de tout autre sentiment (le cas des chasses non alimentaires, cest--dire rituelles, relve dun autre domaine). Ce qui distingue radi-calement la guerre de la chasse, cest que la premire repose entirement sur une di-mension absente de la seconde : lagressivit. Et il ne suffit pas que la mme flche puisse tuer un homme ou un singe pour identifier la guerre et la chasse.

    Cest bien pourquoi on ne peut les rapporter lune lautre : la guerre est un pur comportement dagression et dagressivit. Si la guerre cest la chasse, alors la guerre cest la chasse lhomme : la chasse devrait alors tre la guerre aux bisons par exemple, moins de supposer que le but de la guerre est toujours alimentaire, et que lobjet de ce type dagression est lhomme comme gibier destin tre mang, cette rduction de la guerre la chasse quopre Leroi-Gourhan ne repose sur aucun fonde-ment. Car si la guerre est bien le doublet de la chasse, alors lanthropophagie g-nralise est son horizon. On sait bien quil nen est rien : mme chez les tribus canni-bales, le but de la guerre nest jamais de tuer les ennemis pour les manger. Bien plus, cette biologisation dune activit telle que la guerre conduit invitablement en vacuer la dimension proprement sociale : linquitante conception de Leroi-Gourhan mne une dissolution du sociologique dans le biologique, la socit y devient un or-ganisme social, et toute tentative darticuler sur la socit un discours non zoologique sy rvle davance vaine. Il sagira dtablir au contraire que la guerre primitive ne doit rien la chasse, quelle senracine non pas dans la ralit de lhomme comme es-

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  • pce, mais dans ltre social de la socit primitive, quelle fait signe par son universa-lit non vers la nature, mais vers la culture.

    Le discours conomiste est en quelque sorte anonyme en ce quil nest pas luvre prcise dun thoricien dtermin, mais plutt lexpression dune conviction gnrale, une certitude vague du sens commun. Ce discours sest form au XIXe sicle, ds lors que lon a commenc en Europe penser sparment lide de sauvagerie et lide de bonheur, ds lors qu tort ou raison sest disjointe la croyance que la vie primitive ctait la vie heureuse. Il sest alors produit un retournement du discours ancien en son contraire : le monde des Sauvages fut dsormais, tort ou raison, le monde de la misre et du malheur. Beaucoup plus rcemment, ce savoir populaire a reu des sciences dites humaines un statut scientifique, il est devenu discours sa-vant, discours des savants : les fondateurs de lanthropologie conomique, accueillant comme vrit la certitude de la misre primitive, se sont vous en dgager les rai-sons et en dvoiler les consquences. De cette convergence entre le sens commun et le discours scientifique rsulte donc cette proclamation sans cesse rabche par les ethnologues : lconomie primitive est une conomie de subsistance qui permet seule-ment aux Sauvages de subsister, cest--dire de survivre. Si lconomie de ces socits ne peut dpasser le seuil piteux de la survivance de la non-mort cest cause de son sous-dveloppement technologique et de son impuissance devant un milieu natu-rel quelle ne parvient pas dominer. Lconomie primitive est ainsi une conomie de la misre, et cest sur ce fond que vient prendre place le phnomne de la guerre. Le discours conomiste rend compte de la guerre primitive par la faiblesse des forces productives : la raret des biens matriels disponibles entrane la concurrence entre les groupes que le besoin pousse vouloir se les approprie, et cette lutte pour la vie aboutit au conflit arm : il ny en a pas assez pour tout le monde.

    Il faut noter que cette explication de la guerre primitive par la misre des Sauvages est reue comme une vidence sur laquelle il ny a pas lieu de sinterroger. M. Davie, en son essai dj cit, illustre parfaitement ce point de vue : Mais chaque groupe, outre la lutte quil mne pour son existence contre la nature, doit soutenir une concurrence contre tout autre groupe avec lequel il entre en contact ; des rivalits et des collisions dintrts se produisent, et quand celles-ci dgnrent en contestation par la force, nous appelons cela une guerre (p. 28). Et encore : La guerre a t d-finie : une contestation par la force naissant entre des groupements politiques, sous laction de la concurrence vitale Ainsi, limportance de la guerre dans un groupe donn varie en raison directe de lintensit de sa concurrence vitale (p. 78). Cet au-teur, on la vu, constate, partir de linformation ethnographique, luniversalit de la guerre dans la socit primitive : seuls les Eskimo du Groenland chappent cette condition, exception due, explique Davie, lextrme hostilit du milieu naturel qui leur interdit de consacrer lnergie autre chose qu la recherche de la nourriture : La coopration dans la lutte pour lexistence est absolument imprative dans leur cas (p. 79). Mais, pourrait-on observer, les Australiens ne paraissent pas mieux lo-tis, dans leurs dserts surchauffs, que les Eskimo sur la neige : ils nen sont pourtant pas moins guerriers que les autres peuples. Il convient galement de remarquer que ce discours savant, simple nonc scientifique du postulat populaire sur la misre primitive, sajuste exactement, volens nolens, lavatar le plus rcent de la conception marxiste de la socit, savoir l anthropologie marxiste. Pour ce qui concerne la question de la guerre primitive, cest des anthropologues nord-amricains que lon doit (si lon peut dire) linterprtation marxiste. Plus rapides que leurs coreligion-

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  • naires franais, prompts pourtant dire la vrit marxiste, qui sur les classes dge africaines ou le potlatch amricain, qui sur les rapports entre hommes et femmes nimporte o, des chercheurs tels que M. Harris ou D. Gross expliquent les raisons de la guerre chez les Indiens amazoniens, notamment les Yanomami4. Qui attend de ce marxisme une lumire imprvue sera bien du : ses tenants nen disent pas plus (et en pensent sans doute moins) que tous leurs prdcesseurs non marxistes. Si la guerre est particulirement intense chez les Indiens sud-amricains, cest d, selon Gross et Harris, la raret des protines dans lalimentation, la ncessit conscu-tive de conqurir de nouveaux territoires de chasse, et linvitable conflit arm avec les occupants de ces territoires. Bref, la trs vieillotte thse formule, entre autres, par Davie, de lincapacit de lconomie primitive fournir la socit une nourriture adquate5. Contentons-nous dindiquer un point quon ne peut dvelopper ici plus avant. Si le discours marxiste (discours conomiste, sil en fut) sassimile aussi ai-sment les reprsentations les plus sommaires du sens commun, cest ou bien que ce sens commun est marxiste spontanment ( mnes de Mao !), ou bien que ce marxis-me-l ne se distingue du sens commun que par la comique prtention se poser comme discours scientifique. Mais il y a quelque chose de plus. Le marxisme, en tant que thorie gnrale de la socit et aussi de lhistoire, est oblig de postuler la misre de lconomie primitive, cest--dire le trs faible rendement de lactivit de produc-tion. Pourquoi ? Parce que la thorie marxiste de lhistoire (et il sagit ici de la thorie mme de Karl Marx) dcouvre la loi du mouvement historique et du changement so-cial dans la tendance irrpressible des forces productives se dvelopper. Mais pour que lhistoire se mette en marche, pour que les forces productives prennent leur es-sor, il faut bien quau point de dpart de ce processus, ces mmes forces productives existent dabord dans la plus extrme faiblesse, dans le plus total sous-dveloppe-ment : faute de quoi, il ny aurait pas la moindre raison pour quelles tendent se d-velopper et lon ne pourrait articuler changement social et dveloppement des forces productives. Cest pourquoi le marxisme, comme thorie de lhistoire fonde sur la tendance des forces productives au dveloppement, doit se donner, comme point dappui, une sorte de degr zro des forces productives : cest exactement lconomie primitive, pense ds lors comme conomie de la misre, comme conomie qui, vou-lant sarracher la misre, tendra dvelopper ses forces productives. Ce serait, pour beaucoup, une grande satisfaction de connatre l-dessus, sils parviennent le don-ner, le point de vue des anthropologues marxistes : trs prolixes quant linvention des formes dexploitation dans les socits primitives (an/cadet ; homme/femme, etc.), ils sont beaucoup moins diserts quant au fondement de la doctrine dont ils se rclament. Car la socit primitive pose la thorie marxiste une question cruciale : si lconomique ny constitue pas linfrastructure au travers de quoi devient transpa-rent ltre social, si les forces productives ne tendant pas se dvelopper, ne fonc-tionnent pas comme dterminant du changement social, quel est alors le moteur qui met en marche le mouvement de lHistoire ?

    4 D. R. Gross, Proteine Capture and Cultural development in the Amazon Basin , American Anthro-pologist, 77,1975, pp. 526-549. M. Harris, The Yanoman and the Causes of War in Band and Village Societies , multigr., s. d.5 J. Lizot, qui il nen faut pas trop conter sagissant des Yanomami, montre comment une grande ignorance est immanente aux productions de Gross et Harris. Cf. Population, ressources et guerre chez les Yanomami.

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  • Revenons, ceci dit, au problme de lconomie primitive. Est-elle, oui ou non, une conomie de la misre ? Ses forces productives reprsentent-elles ou non le minimum possible du dveloppement ? Les recherches les plus rcentes, et les plus scrupu-leuses, danthropologie conomique dmontrent que lconomie des Sauvages, ou mode de production domestique, permet en ralit une satisfaction totale des besoins matriels de la socit, au prix dun temps limit dactivit de production et dune faible intensit de cette activit. En dautres termes, loin de spuiser sans cesse ten-ter de survivre, la socit primitive, slective dans la dtermination de ses besoins, dispose dune machine de production apte les satisfaire, fonctionne en fait selon le principe : chacun selon ses besoins. Cest pourquoi M. Sahlins a pu, bon droit, parler de la socit primitive comme de la premire socit dabondance. Les analyses de Sahlins et de Lizot sur la quantit de nourriture ncessaire une communaut et sur les temps consacrs se la procurer indiquent que les socits primitives, quil sagisse de chasseurs nomades ou dagriculteurs sdentaires, sont en ralit, au vu des faibles temps vous la production, de vritables socits de loisir. Les travaux de Sahlins et ceux de Lizot retrouvent ainsi et confirment le matriel ethnographique fourni par les anciens voyageurs et chroniqueurs6.

    Le discours conomiste, dans ses variantes populaire, savante ou marxiste ex-plique la guerre par la concurrence des groupes en vue de sapproprier des biens rares. Il serait dj difficile de comprendre do les Sauvages, engags plein temps dans une recherche puisante de la nourriture, dgageraient lnergie et le temps sup-plmentaires pour guerroyer contre leurs voisins. Mais en outre, les recherches ac-tuelles montrent que lconomie primitive est au contraire une conomie de labon-dance et non de la raret : la violence ne sarticule donc pas la misre, et lexplica-tion conomiste de la guerre primitive voit seffondrer son point dappui. Luniversali-t de labondance primitive interdit prcisment quon puisse lui rapporter luniversa-lit de la guerre. Pourquoi les tribus sont-elles en guerre ? Au moins savons-nous dj ce que vaut la rponse matrialiste . Et si lconomique na rien voir avec la guerre, alors faudra-t-il peut-tre tourner le regard vers le politique7.

    Le discours changiste sur la guerre primitive soutient lentreprise sociologique de Claude Lvi-Strauss. Semblable affirmation paratra, de prime abord, paradoxale dans luvre, pourtant considrable, de cet auteur, la guerre noccupe en effet, cest le moins quon puisse dire, quun mince volume. Mais, outre que limportance dun thme ne se mesure pas ncessairement a lespace qui lui est allou, il se trouve en loccurrence que la thorie gnrale de la socit labore par Lvi-Strauss dpend troitement de sa conception de la violence : lenjeu de cette conception, cest le dis-cours structuraliste lui-mme sur ltre social primitif. Il sagit donc de prendre la me-sure de cet enjeu.

    La question de la guerre est envisage en un unique texte o C. Lvi-Strauss ana-lyse les relations quelle entretient, chez les Indiens dAmrique du Sud, avec le com-

    6 Cf. M. Sahlins, ge de pierre, ge dabondance. Lconomie des socits primitives, Gallimard, 1976.7 Les catastrophes naturelles (scheresses, inondations, tremblements de terre, disparition dune es-pce animale, etc.) peuvent provoquer une rarfaction locale des ressources. Encore faudrait-il quelle ft assez durable pour entraner le conflit. Un autre type de situation pourrait, semble-t-il, confronter une socit la raret, sans que la nature en soit responsable la conjonction dun espace absolument ferm et dune dmographie absolument ouverte (cest--dire croissante) recle-t-elle le risque dune pathologie sociale dbordant vers la guerre ? Ce nest pas vident, mais cest aux spcialistes de Poly-nsie ou de Mlansie (les, cest--dire espaces ferms) de rpondre.

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  • merce8. La guerre sy trouve clairement situe dans le champ des relations sociales Chez les Nambikuara, comme sans doute chez de nombreuses populations de lAmrique prcolombienne, la guerre et le commerce constituent des activits quil est impossible dtudier isolment (p. 136). Et encore Les conflits guerriers et les changes conomiques ne constituent pas seulement, en Amrique du Sud, deux types de relations coexistantes, mais plutt les deux aspects, opposs et indissolubles, dun seul et mme processus social (p. 138). On ne peut donc, selon Lvi-Strauss, penser la guerre pour elle-mme, elle ne possde pas de spcificit propre et ce type dactivit, loin de requrir un examen particulier, ne peut au contraire se comprendre que dans la continuit propre aux lments du tout social (p. 138). En dautres termes, il ny a pas dans la socit primitive dautonomie pour la sphre de la vio-lence : celle-ci ne prend sens que rapporte au rseau gnral des relations qui en-serrent les groupes, la violence est seulement un cas particulier de ce systme global. Si Lvi-Strauss veut indiquer par l que la guerre primitive est une activit dordre strictement sociologique, nul, bien entendu, ne le contestera, lexception toutefois de Leroi-Gourhan qui dissout quant lui lactivit guerrire dans lordre biologique. Certes, Lvi-Strauss ne sen tient pas ces vagues gnralits : il fournit au contraire une ide prcise sur le mode de fonctionnement de la socit primitive, amrindienne en tout cas. Lidentification de ce mode de fonctionnement revt l plus haute impor-tance, puisquil dtermine la nature et la porte de la violence et de la guerre, puis-quil les dtermine dans leur tre. Quen est-il pour Lvi-Strauss du rapport entre guerre et socit ? La rponse est nette : Les changes commerciaux reprsentent des guerres potentielles pacifiquement rsolues, et les guerres sont lissue de transac-tions malheureuses (p. 136). Non seulement donc la guerre sinscrit dans le champ du sociologique, mais elle reoit son tre et son sens ultime du fonctionnement parti-culier de la socit primitive : les relations entre communauts (tribus, bandes, groupes locaux : peu importe) sont dabord commerciales, et cest de la russite ou de lchec de ces entreprises commerciales que dpendent la paix ou la guerre entre les tribus. Non seulement guerre et commerce sont penser dans la continuit, mais cest mme le commerce qui dtient, par rapport la guerre, une priorit sociolo-gique, une priorit en quelque sorte ontologique, en ce quil prend place au cur mme de ltre social. Ajoutons enfin que, loin dtre nouvelle, lide dune conjonc-tion entre guerre et commerce est en fait une banalit ethnologique, au mme titre que la conviction de la raret comme horizon de lconomie primitive. Ainsi trouve-t-on affirme, exactement dans les mmes termes que ceux de Lvi-Strauss, la relation intrinsque entre guerre et commerce, par M. Davie par exemple : Dans les cas pri-mitifs, le commerce est souvent une alternative la guerre, et la manire dont il est conduit montre quil est une modification de celle-ci (op. cit. p. 302).

    Mais, pourrait-on objecter, le texte discut, dailleurs mineur, ne met nullement en jeu la thorie gnrale de ltre social telle que la dveloppe Lvi-Strauss en des tra-vaux dune autre dimension. Il nen est rien. En effet, les conclusions thoriques de ce texte prtendu mineur se trouvent intgralement reprises dans la grande uvre so-ciologique de Lvi-Strauss, Les Structures lmentaires de la parent, en conclusion dun des chapitres les plus importants, le principe de rciprocit : Il y a un lien, une continuit, entre les relations hostiles et la fourniture de prestations rciproques les changes sont des guerres pacifiquement rsolues, les guerres sont lissue de transac-

    8 C. Lvi-Strauss, Guerre et commerce chez les Indiens de lAmrique du Sud , Renaissance, vol. 1, New York, 1943.

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  • tions malheureuses9 . ceci prs, tout de mme, que, dans la mme page, se trouve explicitement (et sans commentaires) limine lide de commerce. Dcrivant les changes de cadeaux entre groupes indiens trangers, Lvi-Strauss prend soin de marquer son abandon de la rfrence au commerce Il sagit donc bien de dons rci-proques, et non doprations commerciales. Examinons tout cela de plus prs.

    La fermet avec laquelle Lvi-Strauss distingue le don rciproque de lopration commerciale est tout fait lgitime. Encore ne sera-t-il pas superflu dexpliquer pour-quoi, en un rapide dtour par lanthropologie conomique. Si la vie matrielle des so-cits primitives se droule sur fond dabondance, le mode de production domestique prsente en outre une proprit essentielle que met en relief la rflexion de Sahlins, il est sous-tendu par un idal dautarcie : chaque communaut aspire produire elle-mme tout le ncessaire la subsistance de ses membres. Autrement dit, lconomie primitive tend la fermeture de la communaut sur elle-mme et lidal dautarcie conomique en dissimule un autre, dont il est le moyen : lidal dindpendance poli-tique. En dcidant de ne dpendre que delle-mme pour sa production de consom-mation, la communaut primitive (village, bande, etc.) exclut par l mme la ncessi-t de relations conomiques avec les groupes voisins. Ce nest pas le besoin qui fonde les relations internationales dans la socit primitive, laquelle est capable prcis-ment de satisfaire tous ses besoins sans se voir contrainte de solliciter lassistance dautrui : on produit tout (nourriture et instruments) ce dont on a besoin, on est donc en mesure de se passer des autres. En dautres termes, lidal autarcique est un idal anticommercial. Comme tout idal, il ne se ralise pas toujours ni partout mais des Sauvages on peut dire que, si les circonstances lexigent, ils peuvent se vanter de se passer des autres.

    Cest pourquoi le mode de production domestique ignore les relations commer-ciales que son fonctionnement conomique tend prcisment exclure : la socit primitive, en son tre, refuse le risque, immanent au commerce, daliner son autono-mie, de perdre sa libert. Aussi est-ce bon droit que le Lvi-Strauss des Structures sest gard de reprendre ce quil crivait dans Guerre et commerce Si lon veut donc comprendre quelque chose la guerre primitive, il faut viter de larticuler un com-merce qui nexiste pas.

    Ainsi, ce nest plus le commerce qui donne sens la guerre, cest lchange, linter-prtation de la guerre relve de la conception changiste de la socit, il y a continui-t entre la guerre ( issue de transactions malheureuses ) et lchange ( guerres pa-cifiquement rsolues ). Mais, de mme que dans la premire version de la thorie l-vi-straussienne de la violence, la guerre tait vise comme la non-russite ventuelle du commerce, de mme dans la thorie changiste voyons-nous attribue une quiva-lente priorit lchange dont la guerre nest que lchec. En dautres termes, la guerre ne possde par elle-mme aucune positivit, elle exprime non pas ltre social de la socit primitive, mais la non-ralisation de cet tre qui est tre-pour-lchange : la guerre, cest le ngatif et la ngation de la socit primitive en tant quelle est le lieu privilgi de lchange, en tant que lchange est lessence mme de la socit primi-tive. Selon cette conception, la guerre, comme drapage, comme rupture du mouve-ment vers lchange, ne saurait reprsenter que la non-essence, le non-tre de la so-cit. Elle est laccessoire par rapport au principal, laccident par rapport la sub-

    9 Structures lmentaires de la parent, p. 86 de la 1re d. (P. U. F., 1949) ou p. 78 de la 2e d. (Mouton, 1967).

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  • stance. Ce que veut la socit primitive, cest lchange : tel est son dsir sociologique, lequel tend constamment se raliser, se ralise effectivement presque toujours, sauf en cas daccident. Alors surgissent la violence et la guerre.

    La logique de la conception changiste conduit ainsi une quasi-dissolution du phnomne guerrier. La guerre, dpourvue de positivit par la priorit attribue lchange, y perd toute dimension institutionnelle : elle nappartient pas ltre de la socit primitive, elle nen est quune proprit accidentelle, hasardeuse, inessen-tielle, la socit primitive est pensable sans la guerre. Ce discours changiste sur la guerre primitive, discours immanent la thorie gnrale que dveloppe Lvi-Strauss sur la socit primitive, ne tient pas compte du donn ethnographique : quasi-univer-salit du phnomne guerrier, quels que soient les socits considres, leur milieu naturel ou leur mode dorganisation socioconomique ; intensit, variable naturelle-ment, de lactivit guerrire. La conception changiste et son objet tombent donc, en quelque sorte, lextrieur lun de lautre, la ralit primitive dborde le discours de Lvi-Strauss. Non par ngligence ou ignorance de lauteur, mais parce que la prise en compte de la guerre est incompatible avec son analyse de la socit, analyse qui ne se soutient donc que dexclure la fonction sociologique de la guerre dans la socit pri-mitive.

    Est-ce dire quil faut, pour respecter la ralit primitive en toutes ses dimen-sions, abandonner lide de la socit comme lieu de lchange ? Nullement. Ce nest pas en effet une alternative ou lchange ou la violence. Ce nest pas lchange en lui-mme qui est contradictoire avec la guerre, mais le discours qui rabat ltre social de la socit primitive exclusivement sur lchange. La socit primitive, cest lespace de lchange et cest aussi le lieu de la violence : la guerre, au mme titre que lchange, appartient ltre social primitif. On ne peut pas, et cest ce quil sagira dtablir, penser la socit primitive sans penser en mme temps la guerre. Pour Hobbes, la so-cit primitive ctait la guerre de chacun contre chacun. Le point de vue de Lvi-S-trauss est symtrique et inverse de celui de Hobbes la socit primitive, cest lchange de chacun avec chacun. Hobbes manquait lchange, Lvi-Strauss manque la guerre.

    Mais sagit-il dautre part de juxtaposer simplement le discours sur lchange et le discours sur la guerre ? La rhabilitation de la guerre comme dimension essentielle de la socit primitive laisse-t-elle subsister intacte lide de lchange comme essence du social ? Cest videmment impossible : se tromper sur la guerre, cest se tromper sur la socit. Do provient lerreur de Lvi-Strauss ? Dune confusion des plans so-ciologiques o fonctionnent respectivement lactivit guerrire et lchange. vouloir les situer sur le mme plan, on est fatalement conduit liminer lun ou lautre, d-former ainsi en la mutilant la ralit sociale primitive. Lchange et la guerre sont vi-demment penser, non pas selon une continuit qui permettrait de passer par degrs de lun lautre, mais selon une discontinuit radicale qui seule manifeste la vrit de la socit primitive.

    Lextrme morcellement sous lequel se prsente partout la socit primitive serait la cause, a-t-on souvent crit, de la frquence de la guerre dans ce type de socit. Lengendrement mcanique, dcrit dans la squence raret des ressources-concur-rence vitale-isolement des groupes, produirait comme effet gnral la guerre. Or, sil y a bien une relation profonde entre la multiplicit des units sociopolitiques et la vio-

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  • lence, on ne peut comprendre leur articulation quen renversant lordre habituel de leur prsentation : ce nest pas la guerre qui est leffet du morcellement, cest le mor-cellement qui est leffet de la guerre. Il nen est pas seulement leffet, mais le but : la guerre est la fois la cause et le moyen dun effet et dune fin recherchs, le morcelle-ment de la socit primitive. En son tre, la socit primitive veut la dispersion, ce vouloir de la fragmentation appartient ltre social primitif qui sinstitue comme tel dans et par la ralisation de cette volont sociologique. En dautres termes, la guerre primitive est le moyen dune fin politique. Se demander par consquent pourquoi les Sauvages font la guerre, cest interroger ltre mme de leur socit.

    Chaque socit primitive particulire exprime galement et intgralement les pro-prits essentielles de ce type de formation sociale, laquelle trouve sa ralit concrte au niveau de la communaut primitive. Celle-ci est constitue par un ensemble din-dividus dont chacun prcisment reconnat et revendique son appartenance cet en-semble. La communaut comme ensemble regroupe donc et dpasse, en les intgrant en un tout, les diverses units qui la constituent et qui, le plus souvent, sinscrivent sur laxe de la parent : familles lmentaires, tendues ; lignages, clans, moitis, etc., mais aussi par exemple socits militaires, confrries crmonielles, classes dge, etc. La communaut est donc plus que laddition des groupes quelle rassemble, et ce plus la dtermine comme unit proprement politique. Lunit politique de la commu-naut trouve son inscription spatiale immdiate dans lunit dhabitat : les gens qui appartiennent la mme communaut vivent ensemble, au mme endroit. Selon les rgles de rsidence postmaritale, un individu peut tre naturellement amen quitter sa communaut dorigine pour rejoindre celle de son conjoint : mais la rsidence nou-velle nabolit pas lappartenance ancienne et les socits primitives inventent dautre part de nombreux moyens de tourner les rgles de rsidence, si elles sont estimes trop pnibles.

    La communaut primitive, cest donc le groupe local, cette dtermination trans-cende la varit conomique des modes de production, puisquelle est indiffrente au caractre fixe ou mobile de l'habitat. Un groupe local peut tre constitu aussi bien par des chasseurs nomades que par des agriculteurs sdentaires, la bande errante de chasseurs-collecteurs possde, autant que le village stable de jardiniers, les proprits sociologiques de la communaut primitive. Celle-ci, en tant quunit politique, non seulement sinscrit dans lespace homogne de son habitat, mais tend son contrle, son codage, son droit sur un territoire. Cest vident dans le cas des chasseurs, cest vrai aussi des agriculteurs qui mnagent toujours, au-del de leurs plantations, un es-pace sauvage o ils peuvent chasser et cueillir les plantes utiles : simplement, le terri-toire dune bande de chasseurs a toutes chances dtre plus tendu que celui dun vil-lage dagriculteurs. La localit du groupe local, cest donc son territoire, comme r-serve naturelle de ressources matrielles certes, mais surtout comme espace exclusif dexercice des droits communautaires. Lexclusivit dans lusage du territoire im-plique un mouvement dexclusion, et ici apparat avec clart la dimension propre-ment politique de la socit primitive comme communaut incluant son rapport es-sentiel au territoire : lexistence de lAutre est demble pose dans lacte qui lexclut, cest contre les autres communauts que chaque socit affirme son droit exclusif sur un territoire dtermin, la relation politique avec les groupes voisins est immdiate-ment donne. Relation qui sinstitue dans lordre politique et non dans lordre cono-mique, rappelons-le : le mode de production domestique tant ce quil est, aucun

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  • groupe local na, en principe, nul besoin dempiter sur le territoire des voisins pour sy approvisionner.

    La matrise du territoire permet la communaut de raliser son idal autarcique en lui garantissant lautosuffisance en ressources elle ne dpend donc de personne, elle est indpendante. Il devrait donc sensuivre, toutes choses tant gales pour tous les groupes locaux, une absence gnrale de la violence : elle ne pourrait surgir que dans les rares cas de violation du territoire, elle devrait tre seulement dfensive, ne jamais donc se produire, chaque groupe comptant sur son propre territoire do il na aucune raison de sortir. Or, nous le savons, la guerre est gnrale et trs souvent of-fensive. Cest donc que la dfense territoriale nest pas la cause de la guerre, cest donc que nest pas encore clair le rapport entre guerre et socit.

    Quen est-il de ltre de la socit primitive, en tant quil se ralise, identique, dans la srie infinie des communauts, bandes, villages ou groupes locaux ? La rponse est prsente dans toute la littrature ethnographique, depuis que lOccident sintresse au monde des Sauvages. Ltre de la socit primitive a toujours t saisi comme lieu de la diffrence absolue par rapport ltre de la socit occidentale, comme espace trange et impensable de labsence absence de tout ce qui constitue lunivers socio-culturel des observateurs : monde sans hirarchie, gens qui nobissent personne, socit indiffrente la possession de la richesse, chefs qui ne commandent pas, cultures sans morale car elles ignorent le pch, socit sans classe, socit sans tat, etc. Bref, ce que les crits des voyageurs anciens ou des savants modernes ne cessent de clamer sans parvenir le dire, cest que la socit primitive est, en son tre, indivi-se.

    Elle ignore parce quelle empche leur apparition la diffrence entre riches et pauvres, lopposition entre exploiteurs et exploits, la domination du chef sur la so-cit. Le mode de production domestique, qui assure lautarcie conomique de la communaut comme telle, permet aussi lautonomie des groupes de parent qui com-posent lensemble social, et mme lindpendance des individus. Hors celle qui relve des sexes, il ny a en effet dans la socit primitive aucune division du travail : chaque individu est en quelque sorte polyvalent, les hommes savent tous faire tout ce que les hommes doivent savoir faire, toutes les femmes savent accomplir les tches que doit accomplir toute femme. Aucun individu ne prsente, dans lordre du savoir et du sa-voir-faire, une infriorit telle quelle offre prise aux entreprises dun autre, plus dou ou mieux loti : la parent de la victime aurait tt fait de dcourager la vocation de lapprenti-exploiteur. lenvi, les ethnologues ont relev lindiffrence des Sauvages devant leurs biens et possessions, quils refabriquent facilement ds quils sont uss ou briss, labsence chez eux de tout dsir daccumulation. Pourquoi en effet un tel dsir apparatrait-il ? Lactivit de production est exactement mesure par la satisfac-tion des besoins et ne va pas au-del : la production de surplus est parfaitement pos-sible dans lconomie primitive mais elle est aussi totalement inutile quen ferait-on ? Dautre part, lactivit daccumulation (produire un surplus inutile) ne saurait tre, en ce type de socit, quune entreprise strictement individuelle : l entrepreneur ne pourrait compter que sur ses propres forces, lexploitation dautrui tant, sociologi-quement, impossible. Imaginons nanmoins que malgr la solitude de son effort, lentrepreneur sauvage parvienne constituer, la sueur de son front, un stock de ressources dont, rappelons-le, il ne sait que faire puisquil sagit l dun surplus, cest--dire dune quantit de biens non ncessaires, en tant quils ne relvent plus de la sa-tisfaction des besoins. Que va-t-il se passer ? Simplement, la communaut laidera

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  • consommer ces ressources gratuites : lhomme devenu riche la force de son seul poignet verra sa richesse disparatre en un clin dil entre les mains, ou dans les esto-macs, de ses voisins. La ralisation du dsir daccumulation se rduirait ainsi un pur phnomne la fois dautoexploitation de lindividu par lui-mme et dexploitation du riche par la communaut, Les Sauvages sont assez sages pour ne pas sabandonner cette folie, la socit primitive fonctionne de telle manire que lingalit, lexploita-tion, la division y sont impossibles.

    Saisie son plan effectif dexistence le groupe local , la socit primitive pr-sente deux proprits sociologiques essentielles en ce quelles touchent son tre mme, cet tre social qui dtermine la raison dtre et le principe dintelligibilit de la guerre. La communaut primitive est la fois totalit et unit. Totalit, en ce quelle est ensemble acheve, autonome, complet, attentive prserver sans cesse son auto-nomie, socit au sens plein du terme. Unit, en ce que son tre homogne, persvre dans le refus de la division sociale, dans lexclusion de lingalit, dans linterdit de lalination. La socit primitive est totalit une en ce que le principe de son unit ne lui est pas extrieur : elle ne laisse aucune figure de lUn se dtacher du corps social pour la reprsenter, pour lincarner comme unit. Cest pourquoi le critre de lindivi-sion est fondamentalement politique : si le chef sauvage est sans pouvoir, cest parce que la socit naccepte pas que le pouvoir se spare de son tre, que la division sta-blisse entre celui qui commande et ceux qui obissent. Et cest aussi pourquoi, dans la socit primitive, cest le chef qui est commis parler au nom de la socit : en son discours, le chef nexprime jamais la fantaisie de son dsir individuel ou le dire de sa loi prive, mais seulement le dsir sociologique qua la socit de rester indivise et le texte dune Loi que personne na fixe, car elle ne relve pas de la dcision humaine. Le lgislateur est aussi le fondateur de la socit, ce sont les anctres mythiques, les hros culturels, les dieux. Cest de cette Loi que le chef est porte-parole : la substance de son discours. cest toujours la rfrence la Loi ancestrale que nul ne peut trans-gresser, car elle est ltre mme de la socit : violer la Loi, ce serait altrer, changer le corps social, introduire en lui linnovation et le changement quil repousse absolu-ment.

    Communaut qui sassure la matrise de son territoire sous le signe de la Loi ga-rante de son indivision : telle est la socit primitive. La dimension territoriale inclut dj le lien politique en tant quelle est exclusion de lAutre. Cest justement lAutre comme miroir les groupes voisins qui renvoie la communaut limage de son unit et de sa totalit. Cest face aux communauts ou bandes voisines que telle com-munaut ou bande dtermine se pose et se pense comme diffrence absolue, libert irrductible, volont de maintenir son tre comme totalit une. Voici donc comment apparat concrtement la socit primitive : une multiplicit de communauts spa-res, chacune veillant lintgrit de son territoire, une srie de communauts no-nomades dont chacune affirme face aux autres sa diffrence. Chaque communaut, en tant quelle est indivise, peut se penser comme un Nous. Ce Nous son tour se pense comme totalit dans le rapport gal quil entretient avec les Nous quivalents que constituent les autres villages, tribus, bandes, etc. La communaut primitive peut se poser comme totalit parce quelle sinstitue comme unit : elle est un tout fini parce quelle est un Nous indivis.

    Convenons-en : ce niveau danalyse, la structure gnrale de lorganisation pri-mitive est pensable dans la pure statique, dans linertie totale, dans labsence de mou-vement. Le systme global parat en effet pouvoir fonctionner en vue seulement de sa

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  • propre rptition, en rendant impossible toute mergence dopposition ou de conflit. Or, la ralit ethnographique nous montre linverse : loin dtre inerte, le systme est en mouvement perptuel, il nest pas dans la statique mais dans la dynamique, et la monade primitive, loin de demeurer dans la fermeture sur elle-mme, souvre au contraire sur les autres, dans lintensit extrme de la violence guerrire. Comment alors penser la fois le systme et la guerre ? La guerre est-elle un simple drapage qui traduirait lchec occasionnel du systme ou bien le systme ne saurait-il fonc-tionner sans la guerre ? La guerre ne serait-elle pas une condition de possibilit de ltre social primitif ? La guerre serait-elle non pas la menace de mort, mais la condi-tion de vie de la socit primitive ?

    Un premier point est clair : la possibilit de la guerre est inscrite dans ltre de la socit primitive. En effet, la volont de chaque communaut daffirmer sa diffrence est assez tendue pour que le moindre incident transforme vite la diffrence voulue en diffrend rel. Violation de territoire, agression suppose du chamane des voisins : il nen faut pas plus pour que la guerre clate. quilibre fragile par consquent : la pos-sibilit de la violence et du conflit arm est ici une donne immdiate. Mais pourrait-on imaginer que cette possibilit ne devienne jamais ralit et quau lieu de la guerre de chacun contre chacun, comme le pense Hobbes, on ait au contraire lchange de chacun avec chacun, tel que limplique le point de vue de Lvi-Strauss ?

    Soit donc lhypothse de lamiti gnralise. On saperoit trs vite quelle est, pour plusieurs raisons, impossible. cause, tout dabord, de la dispersion spatiale. Les communauts primitives maintiennent entre elles une certaine distance, au sens propre et au sens figur : entre chaque bande ou village stendent leurs territoires respectifs, ce qui permet chaque groupe de rester sur son quant--soi. Lamiti sac-commode mal de lloignement. Elle sentretient aisment avec les proches voisins, que lon peut convier des ftes, de qui lon peut accepter des invitations, qui lon peut rendre visite. Avec les groupes loigns, ce type de relations ne peut stablir. Une communaut primitive rpugne sloigner beaucoup et longtemps du territoire quelle connat parce que cest le sien : ds quils ne sont plus chez eux , les Sau-vages prouvent, tort ou raison mais le plus souvent raison, un vif sentiment de mfiance et de crainte. Les relations amicales dchange ne se dveloppent donc quentre groupes proches les uns des autres, les groupes loigns en sont exclus : ils sont, au mieux, les trangers.

    Mais dautre part, lhypothse de lamiti de tous avec tous entre en contradiction avec le dsir profond, essentiel de chaque communaut de maintenir et dployer son tre de totalit une, cest--dire sa diffrence irrductible par rapport tous les autres groupes, y compris les voisins amis et allis. La logique de la socit primitive, qui est une logique de la diffrence, entrerait en contradiction avec la logique de lchange gnralis qui est une logique de lidentit, parce quelle est une logique de lidentifi-cation. Or, cest cela que par-dessus tout refuse la socit primitive : refus de sidenti-fier aux autres, de perdre ce qui la constitue comme telle, son tre mme et sa diff-rence, la capacit de se penser comme Nous autonome. Dans lidentification de tous tous quentraneraient lchange gnralis et lamiti de tous avec tous, chaque com-munaut perdrait son individualit. Lchange de tous avec tous serait la destruction de la socit primitive : lidentification est un mouvement vers la mort, ltre social primitif est une affirmation de vie. La logique de lidentit donnerait lieu une sorte de discours galisateur, le matre mot de lamiti de tous avec tous tant Nous sommes tous pareils ! Unification en un mta-Nous de la multiplicit des Nous par-

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  • tiels, suppression de la diffrence propre chaque communaut autonome : abolie la distinction du Nous et de lAutre, cest la socit primitive elle-mme qui dispara-trait. Il sagit l non pas de psychologie primitive mais de logique sociologique : il y a, immanente la socit primitive, une logique centrifuge de lmiettement, de la dis-persion, de la scission telle que chaque communaut a besoin, pour se penser comme telle (comme totalit une), de la figure oppose de ltranger ou de lennemi, telle que la possibilit de la violence est inscrite davance dans ltre social primitif ; la guerre est une structure de la socit primitive et non lchec accidentel dun change man-qu. ce statut structural de la violence rpond luniversalit de la guerre dans le monde des Sauvages.

    Par fonctionnement structural, lamiti gnralise et lchange de tous avec tous sont impossibles. Faut-il par consquent donner raison Hobbes et, de limpossibilit de lamiti de tous avec tous, conclure la ralit de la guerre de chacun contre cha-cun ? Soit maintenant lhypothse de lhostilit gnralise. Chaque communaut se trouve en situation daffrontement avec toutes les autres, la machine guerrire fonc-tionne plein rgime, la socit globale se compose seulement dennemis aspirant leur destruction rciproque. Or, toute guerre, on le sait, finit par laisser en prsence un vainqueur et un vaincu. Quel serait en ce cas leffet principal de la guerre de tous contre tous ? Elle instituerait cette relation politique dont la socit primitive sat-tache justement empcher lmergence, la guerre de tous contre tous conduirait ltablissement de la relation de domination, de la relation de pouvoir que le vain-queur pourrait exercer par la force sur le vaincu. Alors se dessinerait une nouvelle fi-gure du social incluant la relation de commandement-obissance, la division poli-tique de la socit en matres et sujets. En dautres termes, ce serait la mort de la so-cit primitive en tant quelle est et veut tre corps indivis. Par suite la guerre gn-ralise produirait exactement le mme effet que lamiti gnralise : la ngation de ltre social primitif. Dans le cas de lamiti de tous avec tous, la communaut per-drait, par dissolution de sa diffrence, sa proprit de totalit autonome. Dans le cas de la guerre de tous contre tous elle perdrait, par irruption de la division sociale, son caractre dunit homogne : la socit primitive est en son tre totalit une. Elle ne peut consentir la paix universelle qui aline sa libert, elle ne peut sabandonner la guerre gnrale qui abolit son galit. Il nest possible, chez les Sauvages, ni dtre lami de tous, ni dtre lennemi de tous.

    Et cependant la guerre appartient lessence de la socit primitive, elle en est, tout comme lchange, une structure. Est-ce dire que ltre social primitif serait une sorte de compos de deux lments htrognes un peu dchange, un peu de guerre et que lidal primitif consisterait maintenir lquilibre entre ces deux com-posants, dans la recherche dune sorte de juste milieu entre lments contraires, si-non contradictoires ? Ce serait l persister dans lide lvi-straussienne que la guerre et lchange se dveloppent sur le mme plan et que lun est toujours la limite et lchec de lautre. Dans cette perspective, en effet, lchange gnralis limine la guerre, mais en mme temps la socit primitive, tandis que la guerre gnrale sup-prime lchange, avec le mme rsultat. Ltre social primitif a donc simultanment besoin de lchange et de la guerre, pour pouvoir la fois conjuguer le point dhon-neur autonomiste et le refus de la division. Cest cette double exigence que se rap-portent le statut et la fonction de lchange et de la guerre, qui se dploient sur des plans distincts.

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  • Limpossibilit de la guerre de tous contre tous opre, pour une communaut don-ne, une immdiate classification des gens qui lentourent : les Autres sont classs demble en amis et en ennemis. Avec les premiers, on tentera de conclure des al-liances, avec les autres on acceptera ou on recherchera le risque de la guerre. On se tromperait ne retenir de cette description que la banalit dune situation tout fait gnrale dans la socit primitive. Car il faut maintenant poser la question de lal-liance : pourquoi une communaut primitive a-t-elle besoin dallis ? La rponse est vidente : parce quelle a des ennemis. Il faudrait quelle soit bien assure de sa force, quelle soit certaine dune victoire rpte sur les adversaires, pour se passer de lap-pui militaire, voire seulement de la neutralit, des allis. Ce nest, dans la pratique, ja-mais le cas : une communaut ne se lance jamais dans laventure guerrire sans aupa-ravant protger ses arrires au moyen dentreprises diplomatiques ftes, invitations au terme desquelles se nouent des alliances supposes durables, mais quil faut constamment ractiver car la trahison est toujours possible, et souvent relle. L ap-parat un trait dcrit par les voyageurs ou ethnographes comme linconstance et le got pour la tratrise des Sauvages. Mais, encore une fois, il ne sagit pas de psycholo-gie primitive : linconstance signifie ici simplement que lalliance nest pas un contrat, que sa rupture nest jamais perue par les Sauvages comme un scandale, et quenfin une communaut donne na pas toujours les mmes allis ni les mmes ennemis. Les termes lis par lalliance et par la guerre peuvent permuter et le groupe B, alli du groupe A contre le groupe G, peut parfaitement, la suite dvnements fortuits, se retourner contre A aux cts de G. Lexprience du terrain offre sans cesse le spectacle de tels retournements, dont les responsables peuvent toujours donner les raisons. Ce que lon doit retenir, cest la permanence du dispositif densemble divi-sion des Autres en allis et ennemis et non la place conjoncturelle et variable occu-pe sur ce dispositif par les communauts impliques.

    Mais cette mfiance rciproque, et fonde, quprouvent des groupes allis, in-dique bien que cest souvent contrecur que lon consent lalliance, que celle-ci nest pas dsire comme un but, mais seulement comme un moyen le moyen dat-teindre aux moindres risques et aux moindres frais un but qui est lentreprise guer-rire. Autant dire que lon se rsigne lalliance parce quil serait trop dangereux dengager dans la solitude des oprations militaires, et que si lon pouvait, on se pas-serait volontiers dallis jamais tout fait srs. Il en rsulte ainsi une proprit essen-tielle de la vie internationale dans la socit primitive : la guerre y est premire par rapport l'alliance, cest la guerre comme institution qui dtermine lalliance comme tactique. Car la stratgie est rigoureusement la mme pour toutes les communauts : persvrer en leur tre autonome, se conserver comme ce quelles sont, des Nous in-diviss.

    On a dj constat que par la volont dindpendance politique et la matrise ex-clusive de son territoire manifestes par chaque communaut, la possibilit de la guerre tait immdiatement inscrite dans le fonctionnement de ces socits : la soci-t primitive est le lieu de ltat de guerre permanent. On voit maintenant que la re-cherche de lalliance dpend de la guerre effective : il y a une priorit sociologique de la guerre sur lalliance. Ici se noue le vritable rapport entre lchange et la guerre. En effet, o stablissent les relations dchange, quelles units sociopolitiques rassemble le principe de rciprocit ? Ce sont prcisment les groupes impliqus dans les r-seaux dalliance, les partenaires changistes sont les allis, la sphre de l'change re-couvre exactement celle de lalliance. Cela ne signifie pas, bien entendu, que sil ny

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  • avait pas alliance, il ny aurait plus change : celui-ci, simplement, se trouverait cir-conscrit lespace de la communaut autonome au sein de laquelle il ne cesse jamais doprer, il serait strictement intra-communautaire.

    On change donc avec les allis, il y a change parce quil y a alliance. Il ne sagit pas seulement dchange de bons procds : cycle de ftes auxquelles, tour de rle, on se convie, mais dchange de cadeaux (sans vritable signification conomique, r-ptons-le), et surtout dchange de femmes. Comme lcrit Lvi-Strauss, Lchange des fiancs nest que le terme dun processus ininterrompu de dons rciproques (op. cit. p. 79). En bref, la ralit de lalliance fonde la possibilit dun change com-plet, qui touche non seulement les biens et services mais les relations matrimoniales. Quest-ce que lchange des femmes ? Au niveau de la socit humaine comme telle, il assure lhumanit de cette socit, cest--dire sa non-animalit, il signifie que la so-cit humaine nappartient pas lordre de la nature mais celui de la culture : la so-cit humaine se dploie dans lunivers de la rgle et non dans celui du besoin, dans le monde de linstitution et non dans celui de linstinct. Lchange exogamique des femmes fonde la socit comme telle dans la prohibition de linceste. Mais prcis-ment, il sagit ici de lchange en tant quil institue la socit humaine comme socit non-animale, et non de lchange tel quil sinstitue dans le cadre dun rseau dal-liances entre communauts diffrentes et qui se dploie un autre niveau. Dans le cadre de lalliance, lchange des femmes revt une vidente porte politique, lta-blissement de relations matrimoniales entre groupes diffrents est un moyen de conclure et renforcer lalliance politique en vue daffronter dans les meilleures condi-tions les ennemis invitables. Dallis qui sont aussi des parents, on peut esprer plus de constance dans la solidarit guerrire, encore que les liens de parent ne soient nullement une garantie dfinitive de fidlit lalliance. Selon Lvi-Strauss, lchange des femmes est le terme ultime du processus ininterrompu de dons rciproques . En ralit, lorsque deux groupes entrent en relation, ils ne cherchent nullement changer des femmes : ce quils veulent, cest lalliance politico-militaire, et le meilleur moyen dy parvenir, cest dchanger des femmes. Cest bien pour cela que si le champ de lchange matrimonial peut fort bien tre plus restreint que le champ de lalliance politique, il ne peut en tout cas le dborder : lalliance la fois permet lchange et linterrompt, elle en est la limite, lchange ne va pas au-del de lalliance.

    Lvi-Strauss confond la fin et le moyen. Confusion oblige par sa conception mme de lchange, qui situe sur le mme plan lchange comme acte fondateur de la socit humaine (prohibition de linceste, exogamie) et l'change comme cons-quence et moyen de lalliance politique (les meilleurs allis, ou les moins mauvais, ce sont des parents). En fin de compte, le point de vue qui soutient la thorie lvi-straus-sienne de lchange, cest que la socit primitive veut lchange, que cest une soci-t-pour-lchange, que plus il y a de lchange, mieux a fonctionne. Or, on a vu que tant au plan de lconomie (idal autarcique) quau plan de la politique (volont din-dpendance), la socit primitive dveloppe constamment une stratgie destine r-duire le plus possible la ncessit de lchange : ce nest pas l du tout la socit pour lchange, mais bien plutt la socit contre lchange. Et cela apparat avec la plus grande nettet, prcisment au point de jonction entre change des femmes et vio-lence. On sait quun des buts de guerre affirms avec le plus dinsistance par toutes les socits primitives, cest la capture des femmes : on attaque les ennemis pour semparer de leurs femmes. Peu importe ici que la raison invoque soit une cause relle ou un simple prtexte aux hostilits. Ici, la guerre manifeste lvidence la pro-

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  • fonde rpugnance de la socit primitive rentrer dans le jeu changiste : dans lchange des femmes en effet un groupe gagne des femmes mais en perd autant, tan-dis que dans la guerre pour les femmes, le groupe victorieux gagne des femmes sans en perdre aucune. Le risque est considrable (blessures, mort), mais le bnfice est du mme ordre : il est total, les femmes sont gratuites. Lintrt commanderait donc de prfrer toujours la guerre lchange mais ce serait l une situation de guerre de tous contre tous dont on a vu limpossibilit. La guerre passe donc par lalliance, lal-liance fonde lchange. Il y a change de femmes parce quon ne peut pas faire autre-ment : puisque lon a des ennemis, il faut se procurer des allis et tenter de les trans-former en beaux-frres. Inversement, lorsque pour une raison ou une autre (dsqui-libre du sex-ratio en faveur des hommes, extension de la polygynie, etc.) le groupe dsire se procurer des pouses supplmentaires, il tentera de les obtenir par la vio-lence, par la guerre et non par un change o il ne gagnerait rien.

    Rsumons. Le discours changiste sur la socit primitive, vouloir la rabattre in-tgralement sur lchange, se trompe sur deux points distincts mais logiquement lis. Il ignore tout dabord ou refuse de reconnatre que les socits primitives, loin de rechercher toujours tendre le champ de lchange, tendent au contraire en r-duire constamment la porte. Il mconnat par suite limportance relle de la vio-lence, car la priorit et lexclusivit accordes lchange conduisent en fait abolir la guerre. Se tromper sur la guerre, disions-nous, cest se tromper sur la socit. Croyant que ltre social primitif est tre-pour-lchange, Lvi-Strauss est conduit dire que la socit primitive est socit-contre-la-guerre la guerre est lchange manqu. Son dis-cours est trs cohrent, mais il est faux. La contradiction nest pas interne ce dis-cours, cest le discours qui est contraire la ralit sociologique, ethnographiquement lisible, de la socit primitive. Ce nest pas lchange qui est premier, cest la guerre, inscrite dans le mode de fonctionnement de la socit primitive. La guerre implique lalliance, lalliance entrane lchange (entendu non comme diffrence de lhomme et de lanimal, comme passage de la nature la culture mais, bien sr, comme dploie-ment de la socialit de la socit primitive, comme libre jeu de son tre politique). Cest au travers de la guerre que lon peut comprendre lchange, et non linverse. La guerre nest pas un rat accidentel de lchange, cest lchange qui est un effet tac-tique de la guerre. Ce nest pas, comme le pense Lvi-Strauss, le fait de lchange qui dtermine le non-tre de la guerre, cest le fait de la guerre qui dtermine ltre de lchange. Le problme constant de la communaut primitive, ce nest pas : avec qui allons-nous changer ? mais comment pourrons-nous maintenir notre indpen-dance ? Le point de vue des Sauvages sur lchange est simple : cest un mal nces-saire ; puisquil nous faut des allis, tant vaut-il que ce soient des beaux-frres.

    Hobbes croyait, tort, que le monde primitif nest pas un monde social parce que la guerre y empche lchange, entendu non seulement comme change de biens et services, mais surtout comme change des femmes, comme respect de la rgle exoga-mique dans la prohibition de linceste. Ne dit-il pas en effet que les sauvages amri-cains vivent de manire quasi animale et que labsence dorganisation sociale transparat dans leur soumission la concupiscence naturelle (il ny a pas chez eux dunivers de la rgle) ? Mais lerreur de Hobbes ne fait pas la vrit de Lvi-S-trauss. Pour ce dernier, la socit primitive est le monde de lchange mais au prix dune confusion entre lchange fondateur de la socit humaine en gnral et lchange comme mode de relation entre groupes diffrents. Aussi ne peut-il chap-per llimination de la guerre, en tant quelle est la ngation de lchange : sil y a de

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  • la guerre, il ny a pas dchange, et sil ny a plus dchange, il ny a plus de socit. Certes, lchange est immanent au social humain : il y a socit humaine parce quil y a change des femmes, parce quil y a prohibition de linceste. Mais cet change-l na rien voir avec cette activit proprement sociopolitique quest la guerre, et celle-ci ne met nullement en question, bien entendu, lchange comme respect de la prohibition de linceste. La guerre met en question l'change comme ensemble des relations so-ciopolitiques entre communauts diffrentes, mais elle le met en question prcis-ment pour le fonder, pour linstituer par la mdiation de lalliance. Confondant ces deux plans de lchange, Lvi-Strauss inscrit galement la guerre sur ce mme plan o elle na que faire, et do elle doit donc disparatre pour cet auteur, la mise en uvre du principe de rciprocit se traduit dans la recherche de lalliance, celle-ci permet lchange des femmes et lchange aboutit la ngation de la guerre. Cette description du fait social primitif serait tout fait satisfaisante, condition seulement que la guerre nexiste pas : on connat son existence, mais aussi son universalit. La ralit ethnographique tient ainsi le discours contraire : ltat de guerre entre les groupes rend ncessaire la recherche de lalliance, laquelle provoque lchange des femmes. Lanalyse russie de systmes de parent ou de systmes mythologiques peut ainsi coexister avec un discours manqu sur la socit.

    Lexamen des faits ethnographiques dmontre la dimension proprement politique de lactivit guerrire. Elle ne se rapporte ni la spcificit zoologique de lhumanit, ni la concurrence vitale des communauts, ni enfin un mouvement constant de lchange vers la suppression de la violence. La guerre sarticule la socit primitive en tant que telle (aussi y est-elle universelle), elle en est un mode de fonctionnement. Cest la nature mme de cette socit qui dtermine lexistence et le sens de la guerre, dont on a vu quen raison de lextrme particularisme affich par chaque groupe, elle est prsente davance, comme possibilit, dans l'tre social primitif. Pour tout groupe local, tous les Autres sont des trangers : la figure de ltranger confirme, pour tout groupe donn, la conviction de son identit comme Nous autonome. Cest dire que ltat de guerre est permanent puisque avec les trangers on a seulement un rapport dhostilit, mis en uvre effectivement ou non dans une guerre relle. Ce nest pas la ralit ponctuelle du conflit arm, du combat qui est essentielle, mais la permanence de sa possibilit, ltat de guerre permanent en tant quil maintient dans leur diff-rence respective toutes les communauts. Ce qui est permanent, structural, cest ltat de guerre avec les trangers, qui culmine parfois, intervalles plus ou moins rgu-liers, plus ou moins frquemment selon les socits, dans la bataille effective, dans laffrontement direct ltranger est alors lEnnemi, lequel engendre son tour la fi-gure de lAlli. Ltat de guerre est permanent, mais les Sauvages ne passent pas pour autant leur temps faire la guerre.

    La guerre comme politique extrieure de la socit primitive se rapporte sa poli-tique intrieure, ce que lon pourrait nommer le conservatisme intransigeant de cette socit, exprim dans lincessante rfrence au systme traditionnel des normes, la Loi ancestrale que lon doit toujours respecter, que lon ne peut altrer daucun changement. Par son conservatisme, que cherche conserver la socit primitive ? Elle cherche conserver son tre mme ; elle veut persvrer dans son tre. Mais quel est cet tre ? Cest un tre indivis, le corps social est homogne, la communaut est un Nous. Le conservatisme primitif cherche donc empcher linnovation dans la so-cit, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de lindivision, il cherche

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  • empcher lapparition de la division dans la socit. Telle est, tant au plan de lcono-mique (impossibilit daccumuler les richesses) quau plan de la relation de pouvoir (le chef est l pour ne pas commander), la politique intrieure de la socit primitive : se conserver comme Nous indivis, comme totalit une.

    Mais on voit bien, dautre part, que la volont de persvrer dans leur tre indivis anime galement tous les Nous, toutes les communauts : la position du Soi de cha-cune delles implique lopposition, lhostilit aux autres ; ltat de guerre est aussi du-rable que la capacit des communauts primitives affirmer leur autonomie les unes par rapport aux autres. Que lune sen montre incapable, et elle sera dtruite par les autres. La capacit de mettre en uvre la relation structurale dhostilit (dissuasion) et la capacit de rsistance effective aux entreprises des autres (repousser une at-taque), bref, la capacit guerrire de chaque communaut est la condition de son au-tonomie. Autrement dit ltat de guerre permanent et la guerre effective priodique-ment apparaissent comme le principal moyen quutilise la socit primitive en vue dempcher le changement social. La permanence de la socit primitive passe par la permanence de ltat de guerre, lapplication de la politique intrieure (maintenir in-tact le Nous indivis et autonome) passe par la mise en uvre de la politique ext-rieure (conclure des alliances pour faire la guerre) : la guerre est au cur mme de ltre social primitif, cest elle qui constitue le vritable moteur de la vie sociale. Pour pouvoir se penser comme un Nous, il faut que la communaut soit la fois indivise (une) et indpendante (totalit) : lindivision interne et lopposition externe se conjuguent, chacune est condition de lautre. Que cesse la guerre, et cesse alors de battre le cur de la socit primitive. La guerre est son fondement, la vie mme de son tre, elle est son but : la socit primitive est socit pour la guerre, elle est par essence guerrire10.

    La dispersion des groupes locaux, qui est le trait le plus immdiatement percep-tible de la socit primitive, nest donc pas la cause de la guerre, mais son effet, sa fin spcifique. Quelle est la fonction de la guerre primitive ? Assurer la permanence de la dispersion, du morcellement de latomisation des groupes. La guerre primitive, cest le travail dune logique du centrifuge, dune logique de la sparation, qui sexprime de temps autre dans le conflit arm11. La guerre sert maintenir chaque commu-naut dans son indpendance politique. Tant quil y a de la guerre, il y a de lautono-mie : cest pour cela quelle ne peut pas, quelle ne doit pas cesser, quelle est perma-nente. La guerre est le mode dexistence privilgi de la socit primitive en tant quelle se distribue en units sociopolitiques gales, libres et indpendantes : si les ennemis nexistaient pas, il faudrait les inventer.

    Donc la logique de la socit primitive, cest une logique du centrifuge, une logique du multiple. Les Sauvages veulent la multiplication du multiple. Quel est maintenant leffet majeur exerc par le dveloppement de la force centrifuge ? Elle oppose une in-franchissable barrire, le plus puissant obstacle sociologique la force inverse, la

    10 Rappelons ici non pas le discours des Occidentaux sur lhomme primitif comme guerrier, mais celui peut-tre plus inattendu mais qui relve de la mme logique, celui des Incas. Des tribus qui sagitaient aux marches de lEmpire, les Incas disaient que ctaient des sauvages constamment en tat de guerre : ce qui lgitimait toutes les tentatives de les intgrer par voie de conqute dans la pax incaca.11 Cette logique concerne non seulement les relations intercommunautaires, mais aussi le fonctionne-ment de la communaut en elle-mme. En Amrique du Sud, lorsque la taille dmographique dun groupe dpasse le seuil jug optimum par la socit, une partie des gens sen va fonder plus loin un autre village.

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  • force centripte, la logique de lunification, la logique de l'Un. Parce quelle est so-cit du multiple, la socit primitive ne peut tre socit de lUn : plus il y a de la dis-persion, moins il y a de lunification. On voit ds lors que cest la mme logique rigou-reuse qui dtermine et la politique intrieure et la politique extrieure de la socit primitive. Dune part, la communaut veut persvrer en son tre indivis et empche pour cela quune instance unificatrice se spare du corps social la figure du chef commandant et y introduise la division sociale entre le matre et les sujets. La com-munaut dautre part veut persvrer en son tre autonome, cest--dire demeurer sous le signe de sa propre Loi : elle refuse donc toute logique qui la conduirait se soumettre une loi extrieure, elle soppose lextriorit de la Loi unificatrice. Or, quelle est cette puissance lgale qui englobe toutes les diffrences en vue de les sup-primer, qui ne se soutient prcisment que dabolir la logique du multiple en vue de lui substituer la logique contraire de lunification, quel est lautre nom de cet Un que refuse par essence la socit primitive ? Cest ltat.

    Reprenons. Quest-ce que ltat ? Cest le signe achev de la division dans la soci-t, en tant quil est lorgane spar du pouvoir politique la socit est dsormais divi-se entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La socit nest plus un Nous indivis, une totalit une, mais un corps morcel, un tre social htrogne. La division sociale, lmergence de ltat, sont la mort de la socit primitive. Pour que la communaut puisse affirmer sa diffrence, il faut quelle soit indivise, sa volont dtre une totalit exclusive de toutes les autres sappuie sur le refus de la division so-ciale pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social homogne. Le morcellement externe, lindivision interne sont les deux faces dune ralit une, les deux aspects dun mme fonctionnement sociologique, de la mme logique sociale. Pour que la communaut puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut quelle soit unie, homogne, sans division. Rciproque-ment, elle a besoin, pour exister dans lindivision, de la figure de lEnnemi en qui elle peut lire limage unitaire de son tre social. Lautonomie sociopolitique et lindivision sociologique sont condition lune de lautre et la logique centrifuge de lmiettement est un refus de la logique unificatrice de l'Un. Cela signifie concrtement que les com-munauts primitives ne peuvent jamais atteindre de grandes dimensions sociodmo-graphiques car la tendance fondamentale de la socit primitive est la dispersion et non la concentration, latomisation et non au rassemblement. Si lon observe, dans une socit primitive, laction de la force centripte, de la tendance au regroupement visible dans la constitution de macro-units sociales, cest que cette socit est en train de perdre la logique primitive du centrifuge, cest que cette socit perd les pro-prits de totalit et dunit, cest quelle est en train de ne plus tre primitive12.

    Refus de lunification, refus de lUn spar, socit contre ltat. Chaque commu-naut primitive veut demeurer sous le signe de sa propre Loi (autonomie, indpen-dance politique) qui exclut le changement social (la socit restera ce quelle est : tre indivis). Le refus de ltat, cest le refus de lexonomie, de la Loi extrieure, cest tout simplement le refus de la soumission, inscrit comme tel dans la structure mme de la socit primitive. Seuls les sots peuvent croire que pour refuser lalination, il faut lavoir dabord prouve : le refus de lalination (conomique ou politique) appar-tient ltre mme de cette socit, il exprime son conservatisme, sa volont dlib-

    12 Tel est le cas, absolument exemplaire, des Tupi-Guarani dAmrique du Sud, dont la socit tait tra-vaille, au moment de la dcouverte du Nouveau Monde, par des forces centriptes, par une logique de lunification.

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  • re de rester Nous indivis. Dlibre en effet, et pas seulement effet du fonctionne-ment dune machine sociale : les Sauvages savaient bien que toute altration de leur vie sociale (toute innovation sociale) ne pouvait se traduire pour eux que par la perte de la libert.

    Quest-ce que la socit primitive ? Cest une multiplicit de communauts indivi-ses qui obissent toutes une mme logique du centrifuge. Quelle institution la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? Cest la guerre, comme vri-t des relations entre les communauts, comme principal moyen sociologique de pro-mouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripte dunification. La machine de guerre, cest le moteur de la machine sociale, ltre social primitif repose entirement sur la guerre, la socit primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de lunification, et le meilleur ennemi de ltat, cest la guerre. La socit primitive est socit contre ltat en tant quelle est socit-pour-la-guerre.

    Nous voici nouveau ramens vers la pense de Hobbes. Avec une lucidit aprs lui disparue, le penseur anglais a su dceler le lien profond, la relation de proche voi-sinage quentretiennent entre eux la guerre et ltat. Il a su voir que la guerre et ltat sont des termes contradictoires, quils ne peuvent exister ensemble, que chacun des deux implique la ngation de lautre : la guerre empche ltat, ltat empche la guerre. Lerreur, norme mais presque fatale chez un homme de ce temps, cest davoir cru que la socit qui persiste dans la guerre de chacun contre chacun nest justement pas une socit ; que le monde des Sauvages nest pas un monde social ; que, par suite, linstitution de la socit passe par la fin de la guerre, par lapparition de ltat, machine antiguerrire par excellence. Incapable de penser le monde primi-tif comme un monde non naturel, Hobbes en revanche a vu le premier quon ne peut pas penser la guerre sans ltat, quon doit les penser dans une relation dexclusion. Pour lui, le lien social sinstitue entre les hommes grce ce pouvoir commun qui les tient tous en respect : ltat est contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la socit primitive comme espace sociologique de la guerre permanente ? Elle rpte, en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine dunification, elle nous dit que la guerre est contre ltat13.

    13 Au terme de cette tentative darchologie de la violence se posent divers problmes ethnologiques, celui-ci en particulier : quel sera le destin des socits primitives qui laissent semballer la machine guerrire ? En permettant lautonomie, par rapport la communaut, du groupe des guerriers, la dy-namique de la guerre ne porterait-elle pas en elle le risque de la division sociale ? Comment ragissent les socits primitives lorsque cela se produit ? Interrogations essentielles car derrire elles se profile la question transcendantale : quelles conditions la division sociale peut-elle apparatre dans la soci-t indivise ? ces questions et dautres, on tentera de rpondre par une srie dtudes que le prsent texte inau-gure.

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