Arnaud Vareille, « D'un usage particulier de la caricature chez Mirbeau : le contre-type »

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  • 8/9/2019 Arnaud Vareille, D'un usage particulier de la caricature chez Mirbeau : le contre-type

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    ARNAUD VAREILLE

    UN USAGE PARTICULIER DE LA CARICATURE

    CHEZ MIRBEAU : LE CONTRE-TYPE 1

    Mirbeau a une rputation d'crivain froce. Ses adversaires ont souvent pti de sa verveet de ses traits satiriques quand ils n'ont pas eu souffrir dans leur propre chair de ses traitsd'escrimeur. Dans le numro 14 desCahiers Octave Mirbeau, Bernard Jahier souligne la prgnance de la caricature dans ses contes, ainsi que la grande varit de procds auxquelslauteur a recours pour mener bien sa charge2. Parmi ceux-ci, quatre sont particulirement

    mis lhonneur dans larticle : les effets de contraste, lhyperbole (principalement sous la forme de loutrance verbale), laltration de la figure humaine en animal ou en objet, et lesressources de lonomastique3 . Si lon reconnat l des moyens classiques propres au genre,essentiellement fond sur lexagration formelle et thmatique des propos tenus, Mirbeau yaurait recours afin de se forger [u]ne arme de guerre redoutable4 mise au service dune esthtique de la laideur 5 qui dfinit loriginalit de lcrivain. Nombreuses sont les tudesqui se sont galement intresses lcriture mirbellienne quand elle se fait criture decombat , selon lexpression de Yannick Lemari6, dans les chroniques que le romancier livre la presse.

    Il nest pas tonnant alors de retrouver son nom associ LAssiette au Beurre, clbre pour la violence de ses dessins et son orientation anarchiste, dont Mirbeau rdige le numro61 du 31 mai 1902, intitulTtes de Turcset illustr par Lopold Braun. Or, tandis que lonsattendrait dcouvrir un exemplaire dans lequel les images et les textes rivaliseraient decruaut, on dcouvre vingt pages, dun ton plus ironique que caricatural, agrmentes de portraits officiels plus que de portraits-charges. Lensemble du numro proposerait ainsi uneautre dimension de la satire mirbellienne. Alors que lauteur peut avoir recours aux procdscaricaturaux traditionnels dans les contes et dans certains articles polmiques, comme lemontrent notamment Les Grimacesou encore ceux consacrs laffaire Dreyfus, il sembleviser ici un autre effet que la seule dnonciation outrancire laide dun procd que nousnommerons le contre-type.

    1 Je tiens dire ici toute ma gratitude messieurs Raymond Bachollet et Emmanuel Pollaud-Dulian ainsiqu Max Coiffait pour leur prcieuse contribution aux recherches ncessaires cet article.

    2 Bernard Jahier, La caricature dans lesContes cruelsdoctave Mirbeau. Aspects, formes etsignification(s) ,Cahiers Octave Mirbeau, n 14, pp. 115-139.

    3 Ibidem, p. 121.4 Ibidem, p. 116.5 Idem.6 Yannick Lemari, Octave Mirbeau, lAffaire et lcriture de combat ,Cahiers Octave Mirbeaun 7,2000, pp. 95-108. Signalons galement sur le sujet larticle dYvette Mousson, Le Style de Mirbeau dans ses

    Combats politiques, Cahiers Octave Mirbeau, n 4, 1997.

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    Description du numro

    Le numro 61 de LAssiette au Beurrese compose de vingt pages. La premire et laquatrime de couverture prsentent les ttes caricatures du Prsident du conseil, M.

    Waldeck-Rousseau, comme Mirbeau lindique lui-mme en page deux, ainsi que de cinq deses ministres. En pages intrieures, le lecteur dcouvre dabord un long texte rdig par Mirbeau et intitul Frontispice, puis 15 portraits pleine page (M. Chauchard, PaulDeschanel, Le Docteur Doyen, Henri Rochefort, Le Comte Boni de Castellane, Massenet,Porel, Jules Lematre, M. Maurice Barrs, M. Constans, Paul Bourget, Denys Puech, HenryRoujon, Franois Coppe, Droulde) et quatre autres se partageant le cahier central (les portraits de Lucien Millevoye et ddouard Drumont encadrant ceux dEdmond Rostand etdEugne Brieux7), tous dessins par Lopold Braun et lgends par Mirbeau.

    Des pages caricaturales ?Quelques portraits et leurs notices respectives relvent du mode classique de la relation

    texte/image vise polmique. Certains dtails des dessins allis aux procds rhtoriquesmirbelliens touchent au but avec lvidence dun genre prouv, servi par le talent des deuxartistes.

    Revenant sur lorigine de la caricature et les sources auxquelles elle puise au XIXe

    sicle, Bernard Jahier voque Lavater et son Essai sur la physiognomonie, promis une belle postrit8. Aprs Balzac notamment et bien des dessinateurs, Mirbeau aurait eu lui aussi

    recours aux analogies physiologiques afin de dcrire la bte qui se cache sous lhomme et lestraits de caractre lui affrents. Concernant la caricature employe des fins politiques, ne pourrait-on voquer une autre influence possible ? Darwin, avec sa thorie du langage facial 9 , parat, en effet, tout aussi appropri pour inspirer dessinateurs et pamphltaires dansleurs uvres. Lvolution de la caricature, jointe celle des habitudes culturelles et dessupports de diffusion, voit se dvelopper limage lgende. De la rencontre des deux systmesiconiques et graphiques nat une relation trs rapidement codifie par la pratique dans laquellele texte est un faire-valoir de lillustration. Que le commentaire soit redondant par rapport elle, didactique, mtaphorique ou encore paradoxal, le dessin reste bien la partie principale du

    message.Ttes de Turcsrpond cette rgle par la distribution des places respectives desdeux lments dans la page. Les lgendes qui agrmentent les portraits sont en effet places leur pied ; elles portent en titre lidentit de la personne portraiture et se composent duntexte pouvant aller dune simple phrase lapidaire jusqu un paragraphe dune dizaine delignes. Le fait, assez rare, que lillustrateur ne soit pas le rdacteur des lgendes, permettoutefois souvent celles-ci daller au-del du simple message convenu prenanthabituellement la forme dun dialogue entre les personnages reprsents ; dun commentaire

    7 Nous reprenons les dsignations des portraits telles quelles sont formules dans la revue.8 Bernard Jahier, art. cit., p. 125.9 Charles Darwin, LExpression des motions chez lhomme et chez les animaux(1872), Paris, C.

    Reinwald, 1890, pour la traduction franaise.

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    de la scne dessine ; dun redoublement de leffet visuel par le discours grand renfort de jeux de mots et autres calembours, fort apprcis des caricaturistes. Mirbeau y recourtcependant diverses reprises dans les notices du fascicule. Ces portraits sont ceux que touchele plus fortement le caractre prissable de la caricature et, dune manire gnrale, de la

    littrature de circonstance. Faite pour rpondre lvnement et coller lactualit sesintentions et son sens samenuisent, voire disparaissent, avec ses contemporains. lexception de deux ou trois patronymes, le lecteur daujourdhui ne sera gure renseign par les notices, moins dtre spcialiste de la priode. Parmi les noms voqus, rares sont ceuxqui ont accd la postrit. Pierre Michel a donn, les concernant, de prcieuses indications biographiques10 auxquelles nous ferons largement appel pour tayer notre analyse.

    Au milieu de luniformit des images, sur laquelle nous reviendrons, quelques portraits prsentent des marques distinctives comme autant dattributs propices la caricature. Cest lecas notamment de celui dHenry Roujon, administrateur des Beaux-Arts et membre delAcadmie du mme nom (dont il deviendra secrtaire perptuel en 1903), qui porte le bicorne des membres de lInstitut. En regard de son portrait se trouve celui de Denys Puech,sculpteur, comme lindique larrire-plan de limage compos de plusieurs bauchoirs, etmembre de lAcadmie des Beaux-Arts galement. Mirbeau attaque en eux les reprsentantsde lart officiel quil a toujours combattu au nom de la libert du crateur. Lintervention deltat dans lart par le biais des commandes est, selon lui, mortifre pour la cration, commelillustre lnumration des prrogatives de Roujon qualifi de chef de lart, en France etqui, ce titre, llve, le subventionne, le dveloppe, le protge, le vulgarise, le vend,

    lachte, lpluche, le tamise, laccommode, le mijote, le dcore et, finalement, le sert dansles muses, o les amateurs le consomment dun mot, en fait toute la cuisine. Les artistesofficiels peuvent ainsi dbiter des chefs-duvre foison, constatation partir de laquelleMirbeau dresse un portrait de Puech en hardi industriel , songeant faire le trust dumarbre et du bronze afin dassurer lapprovisionnement en matires premires de sonatelier.

    Nous retrouvons ce principe avec Alfred Chauchard dont les favorisdmesurs reprsents sur le dessin sont ainsi gloss par Mirbeau : Ressemble un louloublanc de Pomranie.

    Le Docteur Doyen tient une scie chirurgicale entre ses dents, tandis que le fond noir delimage semble avoir t lacr par quelque objet coupant11. Ici, lanalogie dvalorisante sert

    10 Pierre Michel, Petit Dictionnaire des crivains cits, dans Octave Mirbeau,Combats littraires, ditioncritique tablie par Pierre Michel et Jean-Franois Nivet, Lausanne, Lge dHomme, 2006, p. 607 sqq.Voir galement les notes la fin de larticle p. 553.

    11 Le docteur Doyen a dj connu les honneurs de la presse satirique, notamment en aot 1898 la une du journal artistique et littraireLa Vie ardennaise illustre, o il est prsent en vritable thaumaturge dcoupantun crne laide dune scie, tandis quau second plan un squelette boit du champagne et quun autre joue de lamusique, assis sur la tombe de la mort vaincue par le praticien. Il apparatra plusieurs reprises dans LAssietteau Beurre. Le numro intitul Les corcheurs (n 187, octobre 1904) dcline le thme du champagne Doyen(marque lance par le chirurgien) et associe le nom du praticien des chefs dtat dont la rputation de despotesnest plus faire. Sur la couverture, le tsar Nicolas II (qui a violemment rprim les meutes paysannes (1898-1902) et men des pogroms anti-juifs, ce qui lui a valu le surnom de Tsar rouge . Il apparaissait dailleurs djdans le numro sanguinolent de LAssiette au Beurredu 28 fvrier 1902), caricatur en bonimenteur, a la charge

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    la vise critique de la lgende. En comparant le chirurgien un soldat, Mirbeau en fait le plusgrand boucher de lpoque, rduisant rien sa science mdicale pour ne plus voir en lui quelopportuniste qui perfectionne[] larmement en donnant naissance une multitudedinstruments chirurgicaux portant son nom.

    larrire plan du portrait de Boni de Castellane saperoit un btiment no-classiquesur lequel flotte le drapeau amricain. Ce dernier vient dpouser la fille dun milliardaireamricain, union qui lui permet dentrevoir un avenir confortable, lui dont le profil demdaille et la coiffure impeccable sont excuts par un titre lapidaire : Le Mme fris.

    Le visage dEdmond Rostand se dtache sur un fond de lauriers, attribut delacadmicien quil est depuis le 30 mai 1901. La notice laconique12 ironise sur les honneursamasss.

    Brieux a le chef orn dune couronne dpines comme pour mieux ridiculiser son uvremoralisatrice et dificatrice et ses prtentions lapostolat que souligne Pierre Michel13.

    M. Constans, enfin, ancien ministre de lIntrieur du gouvernement Freycinet et nouvelambassadeur de France Constantinople depuis 1898, est reprsent avec un timbre, dorigineottomane, sur la bouche comme si son loignement gographique mettait les citoyens franais labri de sa btise14.

    La charge visuelle de ces images nest cependant pas trs intense compare larputation de LAssiette au Beurredont les dessinateurs nhsitent pas dformer les traitsdes visages croqus, donner voir les aspects les plus sordides de la socit sans en

    dulcorer la ralit. La force de ces portraits suit une autre logique sur laquelle nousreviendrons. En revanche, bon nombre de notices usent de la violence propre la caricaturelittraire grce quelques procds bien connus :

    La disqualification de lautre : prjugs physiques et insultesLamorce, dj cite, du texte consacr Chauchard est symptomatique de lanalogie

    homme/animal rcurrente dans le genre.Jules Lemaitre subit le mme traitement, Mirbeau dcrivant sa tte crispe de faune

    sur un corps bossu.Rochefort est copieusement insult. Indirectement dabord, Mirbeau sen prenant ses

    romans idiots et ses stupides vaudevilles, directement ensuite par une attaquead hominem: Sest encore exaspr en vieillissant, au point que, quand on le rencontre, on

    de prsenter la prcieuse boisson la foule rassemble autour de son estrade. En pages intrieures, on peutdcouvrir le docteur Doyen, lgamment install la table dun luxueux restaurant, buvant une coupe dechampagne. Ailleurs, Abdl Hamid II, le grand Saigneur (Anatole France) lui aussi croqu dans le numrodu 28 fvrier 1902 , qui a commis nombre dexactions contre les Armniens et qui tente de rtablir la puissance ottomane avec la complicit de diplomates et de financiers occidentaux, apparat en propritaire dune petite choppe dont la devanture prsente le champagne Doyen et la tisane des milliardaires.

    12 - Et les tapis de Compigne murmuraient :- Oh ! Oh !... Est-ce un pote ?

    13 Pierre Michel, Petit dictionnaire des crivains cits, op. cit., p. 615.14 Mirbeau note ainsi son propos : On doit exagrer. Car tous ceux qui ont approch cet hommedEtat et en sont revenus vivants proclament quil est fort spirituel .

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    peut se demander, au relent quil laisse derrire soi, si cest son estomac ou sa mchancetqui font quil pue !. Cette phrase conclusive est dune rare violence, mais est compose sur le modle de celles que Rochefort na eu de cesse de rdiger tout au long de sa carrire de pamphltaire, depuis ses dbuts dopposant lEmpire, puis de communard, jusqu son

    antidreyfusisme outrancier. La rfrence lodeur corporelle est, de plus, un argumenttraditionnellement employ par la critique antismite, notamment par Drumont qui, dans La France juive, en fonde les bases15. Mirbeau retourne donc ici le procd contre son auteur.

    Il en va de mme pour Drumont, justement, attaqu par o il a pch. Par ses propos,Mirbeau renvoie le chantre de lantismitisme son propre systme de discrimination.Drumont avait labor dans ses essais le type smite duquel il dduisait les tares moralesdu peuple juif. Mirbeau, prenant appui sur ladoxa antismite, procde un renversementironique de situation : le dernier flau invent par Dieu le Pre, cest Drumont. Et ce flaudevait tre le juif le plus laid, le plus ignoble, le plus puant des juifs, comme il le rappelleen empruntant la rhtorique de son adversaire. Reprenant son compte les arguments physiques et moraux de Drumont pour en relativiser la pertinence, il peut alors voquer les tares physiques, dailleurs peu probantes, et les tares morales, communes tous lesmalfaiteurs, du rdacteur en chef de La Libre Paroleavant de le discrditer en le rduisant un simple indicateur au service de la police.

    Beaucoup plus lger est le texte consacr Barrs dont le nez est long au propre,bien entendu et la voix petite.

    Mme chose enfin pour Bourget dont les pithtes [j]obard et roublard ouvrent le

    portrait. Les figures dinsistance

    Une figure dinsistance, en loccurrence la rptition du patronyme Doyen, donne au portrait du chirurgien un caractre compulsif qui se veut mimtique de son activit dbordanteet de la notorit quil en tire : Il y a la pince Doyen, le bistouri Doyen, la scie Doyen, lethermo-cautre Doyen, le drain Doyen Il y a aussi le champagne Doyen...16 .

    La rptition gnralise de mots cls comme thtre ou joues enferment Poreldans son rle dsabus de directeur de thtre de boulevard et discrdite dans le mme tempsle genre de pices que lon y joue.

    Toutes ces lgendes justifient bien le titre du numro. Lexpression tte de Turc ,atteste depuis 1866, dsigne originellement un jeu de foire compos dun dynamomtre

    15 Drumont crit par exemple que [l]e Juif [] sent mauvais. Chez les plus hupps, il y a une odeur,fetor judaca [] , La France juive, C. Marpon & E. Flammarion, t. I, cent-neuvime dition, s. d., p. 104.Soulign dans le texte.

    16 Outre le numro de la revue qui traite du champagne Doyen, dj voqu dans la note 18, le supplmentde L'Assiette au Beurredu 26 novembre 1904 prsente le chirurgien sous les traits dun chien portant enquilibre sur la tte une bouteille de son champagne, les deux pattes avant poses sur un coffre-fort. Limage estainsi lgende : Race Gasconne. Mdaille dor offerte par les Pompes funbres. Mal dress sauver lesmalades. Sauve toujours la caisse. La collusion entre notorit et affairisme est donc un lieu communconcernant le personnage.

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    servant calculer la force des coups ports sur leffigie surmonte dun turban prvue ceteffet. La nature des propos et les procds employs soulignent une forme de violence propreaux origines de la locution et la polmique.

    Des portraits ?La majeure partie des dessins de Braun sont cependant plus proches du portrait que de la

    caricature, tous sefforant de reproduire au mieux les traits du modle. Le cadrage augmenteleffet raliste avec des gros plans sur les ttes ne laissant que rarement paratre davantagequun visage et un col. Ces portraits sont dessins dans une teinte gristre quaccentue la prsence frquente dun fond noir ou blanc selon le sujet. Certains se fondent ainsi dans la page en perdant tout relief quand dautres semblent flotter artificiellement dans un espacevide.

    Le tout constitue un ensemble premire vue monotone et ne ressemble ni auxhabituelles livraisons hautes en couleur de la revue, ni au temprament de Mirbeau. On peutds lors stonner de cette collaboration entre le polmiste et Lopold Braun en imaginant cequune telle association aurait pu donner si ce dernier avait t un Roubille, un Jossot ouencore un Steinlen, qui vient de raliser, au mois de fvrier de la mme anne, un numro des plus cauchemardesques intitul La vision de Hugo 17. Force est de reconnatre tout dabordque nous ne possdons aucun document sur les origines et les prparatifs de ce travailcommun. Les deux hommes se connaissaient-ils autrement que de rputation ? Dans quellemesure le projet a-t-il t mrement concert ? Quelle est la part de lun et de lautre dans la

    ralisation de ce numro ? Nous navons aucune rponse ces questions et ne pouvonsqumettre des hypothses. Sur cette collaboration dabord, Max Coiffait a lintuitioningnieuse dimaginer que lintrt des deux hommes pour la condition ancillaire18 a pu lesconduire mettre en commun leur talent pour loccasion. Mirbeau, ensuite, a pu particulirement apprcier la froideur du trait de Braun et son caractre paradoxalementneutre pour un caricaturiste19. En effet, le romancier prouve une mdiocre estime[envers legenre]et sa verve parodiste. La caricature[lui] fait leffet de ces couplets de vaudeville, deces refrains de caf-concert o la sottise le dispute la grossiret20 . Le style tout enretenue de Braun correspond davantage ce que lauteur recherche alors. Loin de lexcs du

    dessin caricatural qui, aussitt dvoil, puise son message, ceux de Braun participent dunentre-deux plus complexe, rpondant aux vritables exigences du genre lorsque celui-ci se

    17 LAssiette au Beurre, 28 fvrier 1902. La folie meurtrire et destructrice des grandes puissancescoloniales y est dcline au fil des pages dun numro dont un fleuve sanglant assure lunit graphique.

    18 Mirbeau a publi deux ans auparavant son fameux Journal dune femme de chambre; quant Braun lesujet de la domesticit est particulirement rcurrent dans ses collaborations LAssiette au Beurre, comme a pule relever Max Coiffait en dpouillant la collection complte de la revue.

    19 Max Coiffait nous a confirm luniformit de linspiration de Lopold Braun dont les diversesillustrations parues dans la revue sont trs proches, graphiquement et du point de vue de linspiration, de cellesdu numro qui nous intresse. La notice que le Dico Solo(ditions AEDIS, Vichy, 2004) consacre Braun estalors trs intrigante, qui stipule que le dessinateur donne un peu dans la caricature homme/animal (documentaimablement communiqu par M. Raymond Bachollet).20 Octave Mirbeau, Caricature , La Francedu 22 septembre 1885, dansCombats esthtiques, t. I,Sguier, 1993, p. 214.

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    hisse au rang dun Daumier puissant comme Michel-Ange et de limmortelle beaut du style quil parvient donner la hideur bourgeoise21 . Le frontispice du numro contientun paradoxe significatif de la position du romancier : Mirbeau fait tat de la couverture sur laquelle se trouve un portrait de M. Waldeck-Rousseau, un portrait-charge, mais sans

    intentions diffamatoires, ni mme satiriques. Quest-ce dire, sinon que sbauche uneinversion de valeur entre caricature et portrait, que, sous les traits infamants de la premire, secachent des hommes louables, tandis que, sous le masque du second, se dissimulent descrapules ?

    Forcer les traits, voil bien le propre de la caricature, mais faire du visage le miroir de la personnalit choit davantage au portrait. Lintrt de Mirbeau pour ce dernier nest pasnouveau. Sujet traditionnel de la peinture, il chappe au XIXe sicle la rigueur de lahirarchie tablie en 1667 par Flibien, qui le classait au troisime rang des genres picturaux,aprs la peinture allgorique et la peinture dHistoire, mais bien avant la nature morte et le paysage. Portrait dapparat, politique, raliste, psychologique, le genre se dcline en unemultitude de sous-genres une poque de bouleversement gnralis des conventionsartistiques. Mirbeau y est particulirement sensible, comme en tmoignent les lignes quilrdige en 1885 pour rendre compte, dans La Francedu 23 avril, dune exposition de portraits :

    Il ny a pas dart plus difficile et plus profond que lart du portrait. Cest quil faut trenon seulement un peintre pour reproduire les traits du visage dun tre quelconque,mais encoreun psychologue et un pote pour traduire son me, et ce que cette mediffuse sur une physionomie de marques intellectuelles, ce vtement de lapenseinsaisissable bien des yeux. La fantaisie et limagination ne peuvent plus courir, travers les propres rves delartiste, libres et vagabondes ;elles doivent pntrer dans les rves du modle et sassimiler en quelque sorte sa vie, son esprit, ce quil y adintime et de cach derrire ce mur pais et terrible qui est le front dun homme . Cest dans le portrait que lartiste donne la preuve la plus puissante de lintensit de son gnieet quil slve le plus haut dans la grande posie et dans la grande observation delhumanit.22

    ces propos concernant le portrait peint rpondent des passages de la correspondanceo il est question du portait littraire. Mirbeau crit ainsi Paul Hervieu : Savez-vous qui fait les portraits illustrs deLcho? Celui sur Rodin ma paru inquitant, par tous lesdmons quil laissait deviner 23. Poursuivant les rflexions qua fait natre en lui ce portrait,Mirbeau dclare Jules Huret, lauteur cach du texte, que le portrait de Rodin[l]avai[t]

    21 Octave Mirbeau, La Vie artistique, Le Journal , 31 mai 1894, dansCombats esthtiques, op. cit., t.II, p. 66.

    22 Octave Mirbeau, Les Portraits du sicle , La France, 23 avril 1885, dansCombats esthtiques, op.cit., t. I, p. 154. Nous soulignons.23 Octave Mirbeau, lettre Paul Hervieu du 22 ou 25 janvier 1892,Correspondance gnrale, t. II, LgedHomme, 2005, p. 531.

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    intrigu. Il dnotait une connaissance trs profonde du fond dme et de vie de[leur]grand ami24 . Retenons donc que ce qui proccupe Mirbeau dans lart du portrait est la capacit du peintre ou de lcrivain percevoir et montrer, au-del des traits du visage, la complexit delindividu. La psychologie des profondeurs, chre lauteur et hrite des romanciers russes,

    salimente galement cette source. De ce point de vue, pourtant, les portraits deTtes deTurcssont dcevants par labsence dexpression des modles et la relative uniformit du stylede lensemble du numro. On peinerait donner des qualificatifs psychologiquescaractristiques ou suffisamment discriminants aux divers visages.

    Leur tude smiotique parat donc doublement limite. Par le cadrage, tout dabord, quiexclut nombre dindices corporels et comportementaux ; par lapparente neutralit desreprsentations ensuite et la simplicit des moyens graphiques employs.

    Des notices biographiques ?

    Sur les dix-neuf portraits que comporte le numro, les marques propres la caricaturelittraire ne concernent toutefois que neuf dentre eux. La vise des autres pages procdedune logique diffrente, moins explicite. En effet, les textes y ressemblent davantage devritables notices biographiques qu des caricatures. En tmoignent leurs titres qui, loin de jouer sur la mtaphore, le symbole ou la mtonymie, se contentent de dcliner lidentit de la personne dessine. Les dictionnaires biographiques ont connu un dveloppement important, parallle celui de limprim au XIXe sicle. La collusion entre les deux genres se retrouvedans lapparition, ds le milieu du sicle, de nomenclatures de journalistes et de journaux,

    linstar de la Biographie des journalistes et des journaux de Paris et de la province(Paris, J.Laisn, 1841) ou deGazettes et gazetiers : histoire critique et anecdotique de la presse parisienne(Paris, E. Dentu, 1863) de Jean-Franois Vaudin. Rapidement le genre slve une prtention dexhaustivit omnisciente dont tmoignent certains titres comme la Bibliographie biographique universelle, dictionnaire des ouvrages relatifs l'histoire de lavie publique et prive des personnages clbres de tous les temps et de toutes les nations(Bruxelles, J. J. Stienon Imprimeur-diteur, 1854) de douard-Marie Oettinger 25, qui est unmodle du genre. pris de positivisme et de scientificit, lpoque a un got particulier pour

    24 Octave Mirbeau, lettre Jules Huret, dbut fvrier 1892,Correspondance gnrale, t. II,op. cit., p.

    536. Mirbeau souligne.25 Le titre complet est assez manifeste pour que nous nous permettions de le citer dans son entier. Fontsuite la partie que nous avons cite les prcisions suivantes :

    , depuis le commencement du monde jusqu nos jours ;contenant :1 la dsignation chronologique de toutes les monographies biographiques ;2 lnumration de leurs diverses ditions, rimpressions et traductions ;3 les dates exactes de la naissance et de la mort des personnages mentionns ;4 la date de lavnement des souverains et celles du mariage des reines et des princesses ;5 lindication des portraits joints aux ouvrages cits ;6 des renseignements sur les bibliothques publiques o se trouvent les biographies indiques ;7 des notes historiques et littraires sur les auteurs et les crits curieux, sur les ouvrages condamns au

    feu, mis lindex ou saisis par la police, ainsi que les crits couronns par les acadmies et les socits savantes, et sur les pamphlets, libelles, satires, pasquilles, etc.enrichi du REPERTOIRE DES BIO-BIBLIOGRAPHIES

    Gnrales, nationales et spciales.

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    les classifications, les rpertoires et les index qui na pas chapp Mirbeau. LAssiette au Beurre, elle-mme, aime jouer avec ce penchant en proposant des numros qui dclinentune thmatique annonce par le titre.Ttes de Turcsannonce ainsi clairement une suite de personnalits et le jeu de massacre dont elles vont faire lobjet. Au-del du principe sriel, les

    notices reprennent le fonctionnement de celles que lon trouve dans les ouvrages prcits, lesouci de prcision documentaire en moins et lironie en plus : aprs une indication de typegnral, sensuivent des considrations plus prcises sur la fonction, les talents de la personnedcrite. Une phrase conclusive achve ensuite le portrait.

    Le contre-type

    Les procds rhtoriques luvre dans ces notices sont nombreux et mriteraient euxseuls une tude stylistique propre. Mais le parti pris mirbellien de mener la charge entre latypification et la caricature, grce ce que nous proposons dappeler le contre-type, apparat travers lemploi rcurrent du principe de contradiction logique qui nourrit des noticesessentiellement fondes sur lcart entre le signifiant des personnalits cites (leur identit etleur image publique) et leurs signifis (les valeurs qui leur sont attaches par Mirbeau). Nombreux sont les textes qui jouent, en effet, sur le contraste entre la rputation de la personne et sa valeur relle afin de mettre en lumire, selon la tradition polmique de toutesles priodes de crise, la discordance entre ltre et le paratre qui serait devenue lessence dusocial.

    Ainsi de Paul Deschanel : Celui-ci est le type des jeunes rpublicains qui arrivent avec clat. Cest, dailleurs, le triomphe du mdiocre. Le paragraphe sachve sur un procd de drivation faisant glisser du prestige au ridicule le sens gnral de la prsentation: N coiff et mme coiffeur . Le portrait de lauteur des Dracins affirme que le professeur dnergie Barrs ne peut se prvaloir que davoir prononc la Chambre undiscours sur les kiosques des gares ou davoir accompagn, pourtant dun peu loin, M. Droulde dans quelques-unes de ses expditions. Le plus russi est sans doute celui deBourget qui, dbutant par un Jobard et roublard dissonant avec la qualit nonce dans la phrase suivante ( Anglomane subtil et psychologue respectueux), sachve par la sentence

    dfinitive : Il est entr vivant dans la mortalit (soulign dans le texte). Dautres noticesfeignent de sattacher souligner le degr dexcellence de la personne. Dans ce cas, Mirbeau peut recourir la valeur smantique dun terme, comme supriorit, employ propos deMillevoye et immdiatement rendu caduc par lemploi de limparfait ( Il avait deux supriorits), puis par la rvlation de la nature de cet avantage : Il tait le plus grand homme politique de la Chambre le plus grand par la taille, sentend et Il tait aussilhomme politique le plus bte de la Chambre. Tournures superlatives employs pour prsenter un dfaut, formules dattnuation attaches une qualit, rptition dun termemlioratif jusquau ridicule (Massenet : Et poli, poli, poli !), la rhtorique mirbellienne fait

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    assaut dironie afin de rduire nant la respectabilit sur laquelle se fonde la rputation des personnes mentionnes.

    Si lon compare la varit et la violence des procds employs par Mirbeau lorsquil selivre un portrait-charge dans les contes ou dans la presse la nature de ceux dont il use dans

    les notices, force est de constater que ces derniers relvent davantage de lironie que de lacaricature. La seconde force les traits et court son but, toute tendue vers son effet. La premire, quant elle, est plus lgre et prfre lallusion. Le contre-type nest donc pas unesimple caricature de la cible vise ; il dnonce lusurpation dun pouvoir, une puissancehgmonique disproportionne au regard de la vritable valeur de la personne. ce titre, il estun outil polmique parfaitement adapt lobjectif de Mirbeau : faire tomber les masques. Lecontre-type, cest lhomme sans qualits du XIXe, moins la lucidit que possdera celui deMusil.

    Feindre avec la ralitLa notion de contre-type peut sadosser celle de contrefiction pour asseoir sa

    spcificit. Dfinie par Maxime Abolgassemi26, la contrefiction est un mcanisme deuxtemps27 consistant mettre une hypothse dfendue par le narrateur (et si), puis effectuer une fermeture sur de la pure virtualit par un refus daccs au rel ( mais non,cela na pas eu lieu)28 . Le concept peut se rsumer ainsi : Sera contrefictionnelle toute squence qui consiste ouvrir dans le rcit une branche narrative qui naccde pas au statut de fait avr29 . Le phnomne qui rpond ce procd en rgime fictionnel peut aisment

    tre transpos dans le rgime polmique et donner une bonne dfinition du contre-type. Seracontre-typique tout nonc qui, dveloppant les attributs caractristiques dune personnalit,les rduit ensuite ltat de virtualits. Relvera alors de ce principe tout portrait qui, sefondant sur des lments factuels (identit dune personne), en dveloppe dans un premier temps les attributions (qualits supposes) avant den rfuter la ralit. Ici aussi, des potentialits (au double sens de ce qui peut advenir dans lordre des possibles et decomptences latentes) se trouvent ramenes ltat de fiction, suivant une double opration :un rappel, mme allusif ou ironique, de la clbrit dun nom partir duquel lauteur extrapole des comptences ou des prtentions que la fin du portrait rduit ensuite nant. En

    mettant en relief lcart entre la fonction dune personnalit et ses capacits relles, entre larputation dont elle jouit et son talent vritable, le contre-type se distingue la fois du procd satirique et de la typification.

    Le type est une cration imaginaire sur laquelle vont se greffer les proccupationsmorales collectives. linverse, le contre-type prend sa source chez une personne relle pour laisser se dvelopper la polmique partisane. Car le contre-type ne peut, la diffrence dutype, accueillir divers visages. Il se dfinit par une identit et un caractre unique, qui le

    26 Maxime Abolgassemi, La Contrefiction dans Jacques le fataliste, Seuil, Potique, n 134, 2003.27 Maxime Abolgassemi dveloppe ainsi la notion dans un article intitul Contrefiction , publi en

    ligne dans le cadre des recherches de latelier Acta Fabula,http://www.fabula.org/atelier.php?Contrefiction. 28 Idem.29 Maxime Abolgassemi, La contrefiction dans Jacques le fataliste, art. cit., p. 223.

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    http://www.fabula.org/atelier.php?Contrefictionhttp://www.fabula.org/atelier.php?Contrefiction
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    distinguent des appellations gnriques que lon trouve galement chez Mirbeau, comme lIllustre crivain30 , ou des noms de convention la manire de ceux employs par LaBruyre dans Les Caractres. Le type sancre aussi durablement dans une poque ou latranscende par les traits universaux qui sont siens ; le contre-type nest que lcume dune

    priode dont il incarne une valeur surestime, surestimation que met en scne la rhtorique dugenre : un nom est associ une fonction qui le dpasse et dans laquelle la personne nelaissera aucun souvenir particulier. Car, produit de la modernit, le contre-type renvoie desindividus et non une communaut de sujets, qui permettait, lpoque classique notamment,denvisager la figure typique. La monte en puissance du rgne de lindividu favoriselattaquead hominemplutt que celle de la fonction, dans la mesure o cette dernire estocculte par le jeu mdiatique contemporain dans lequel la personnalit vaut davantage que lemrite, comme le prouvent le docteur Doyen ou Roujon, par exemple. Le type estlaffirmation dune qualit ou dun dfaut, cest le rgne de lloge ou de la drision ; lecontre-type, cest le drisoire obtenu par la tension toujours soutenue entre des attributions etune absence de qualits pour les remplir. Il ne se dfinit donc quen creux, par ce quil nest pas par rapport ce quil aurait d ou pu tre. Ainsi Deschanel nest-il quune ple copie derpublicain, Brieux un Tolsto de second rayon, Doyen un opportuniste.

    Une galerie de fantmes Lune des cls de lecture du numro est donne par le frontispice. Ladresse au lecteur,

    assez dans le got de la littrature pamphltaire31, reflte aussi une tendance dominante de la

    chronique journalistique : la proximit, voire la connivence, entre le chroniqueur et le lectorat.Son contenu est une vritable dclaration dintention :

    Vous qui feuilletterez cet album, vous trouverez divers portraits des plus divers personnages que lactualit parisienne, toujours fumiste ou sentimentale, ce qui est lesdeux formes ordinaires de la mystification, fait apparatre, pour un soir, sur les cranslumineux de ses cinmatographes. On les a pris dans le tas, sans choix prconus, sans plan arrt, un peu au hasard de leur courte notorit, de leurs plus rcents ridicules, et, peut-tre, sans que nous en ayons eu conscience, de notre dgot ou mme de notre piti.

    Il sagit donc de prsenter un chantillon de personnalits qui ont les honneurs de lasocit de lpoque, une espce de panthon de figures caractristiques de ses valeurs. Lecaractre alatoire de leur ligibilit au numro sous-entend lexistence dune plthoredindividus du mme genre, tandis que divers adjectifs (courte, rcents) ou marqueurstemporels ( pour un soir ) insistent sur laspect phmre de leur notorit. Ce dernier pointest repris par lexpression Trois petits tours et puis sen vont , que lon trouve un peu plus

    30 Personnage rcurrent dune srie de textes intitulsChez lIllustre crivain, parus de manirehebdomadaire dans Le Journal du 17 octobre au 28 novembre 1897 puis repris en volume par Flammarion en1919. 31 Il suffit de relire laffiche de 1883 annonant la parution desGrimaces, avec son apostrophe Public ! particulirement mise en vidence par la typographie, pour sen assurer.

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    loin dans le texte, et par la clausule explicite : [] galerie de fantmes. Tout le paragraphe conduit donc dnier quelque importance aux figures prsentes, dont la ralitna dautre origine quune gloire surfaite, que le jeu des connivences sociales ou encore que larclame favorise par le dveloppement de la presse et du cinmatographe, cit dans le

    frontispice32

    . Car la mondanit du contre-type fait de lui un lointain descendant du courtisanqui volue dans un monde o il sagit non pas dtre, substantiellement, mais de passer- pour, [monde qui]est le royaume illusoire de Favor, qui est le royaume des fictions au service de la feinte. Vendre de lair, ngocier avec de lair , dit l Oracle manuel Car la faveur est arienne comme le vent qui fait vibrer, selon Pascal, les tuyaux des orgueshumaines33 . Le contre-type est une injure faite la vrit, lesprit et la beaut, quilocculte la faveur de la renomme dont il jouit. Le numro se propose alors de dmasquer cesimposteurs afin de les prsenter sous leur vrai jour en jouant sur le contraste entre larespectabilit affiche de plusieurs portraits et leurs lgendes iconoclastes, en rvlant surtoutla part de fiction qui sattache leur rputation. Labsence de consistance donne ces figuresexplique le peu de rfrences lactualit, pourtant riche, que lon trouve dans ce numro de LAssiette au Beurre. En refusant le jeu habituel de la caricature en prise direct sur lvnement, en coupant les figures des circonstances, on les exclut du rel o ellessenracinaient par le jeu artificiel de la rclame, terme gnrique sous lequel Mirbeauregroupe tous les procds par lesquels la mdiocrit accde au succs. La rfrence audilettantisme dans le portrait de Lemaitre (et incidemment dans celui de Barrs) ne manque pas dintrt. Elle souligne pour le romancier un manque de caractre, une absence de

    personnalit, qui classent bien les deux hommes dans cette galerie de fantmescontemporains.Ttes de Turcsest, en somme, lenvers de lentreprise que mne paralllementMirbeau depuis des annes et qui consiste faire clater le talent des quelques trop raresartistes authentiques touffs par les conventions artistiques.

    Contre lactualit parisienne Car, [c]omme il sent quil ne peut se justifier par la culture, champ de bataille et non

    point terre de rconciliation, le bourgeois tche de se justifier par la vedette34 . Levedettariat est en passe de simposer au tournant des deux sicles grce, notamment, au

    dveloppement sans prcdent de la presse et de deux mdia complmentaires, la photographie et le cinma. Considre dabord comme un outil au service de la peinture, puiscomme un art part entire, la premire glisse inluctablement vers un usage destin glorifier lindividu ; dans la sphre intime dabord, quand le portrait photographique trouve sa place dans les salons bourgeois au mme titre que le portrait peint ; dans la sphre publique

    32 Nous ne nous attarderons pas sur la rfrence au cinmatographe. Rappelons simplement que cet artnouveau sert essentiellement prsenter lactualit. Peut-on voir alors, dans cette mention du cinmatographe,une allusion aux bandes dactualits reconstitues que Mlis produit abondamment la fin du sicle ? Lecinaste a notamment consacr 12 films de ce type lAffaire Dreyfus en 1899.

    33 Vladimir Janklvich, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque rien. La manire et loccasion, t. 1, Paris, Seuil,1980 , p. 25.34 Emmanuel Berl,Mort de la morale bourgeoise(1929), Paris, Gallimard, 1930, p. 66.

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    ensuite, quand le clich devient un vecteur de notoritviales journaux. Trs vite, les progrsde la technique photographique permettent de reproduire la prise de vue dune maniremcanique pour la presse. Sa prsence devient alors hgmonique dans les quotidiens pour illustrer faits-divers ou articles de fond. Elle permet surtout de diffuser massivement les

    figures des lactualit politique, artistique ou mondaine. Elle rejoint alors lune des fonctionsdu portrait peint officiel qui servait exprimer le dsir dubiquit du souverain ou du chef dtat. Portrait officiel ou photographie de presse, les deux mdia se confondent dans lesillustrations du numro de LAssiette au Beurrequi en dmarquent la forme et les fonctions.Lhomologie formelle entre les dessins et ces modles se retrouve dans le cadrage serr ne permettant que la reprsentation des visages, dont la plupart sont dessins de face ou de troisquarts, suivant la norme pour les images officielles. En outre, la technique employe imite aumieux la photographie de presse : limage est en noir et blanc, les contrastes sont souvent netset les traits ressemblants. Seule la signature apparente du dessinateur trahit la nature delillustration. Celles reprsentant Roujon, Droulde et Porel font toutefois exception (celle deMillevoye galement, mais le trait est beaucoup plus dessin et trahit sans ambigut sanature). Elles ne sont pas signes et les visages sy dtachent sur un fond blanc donnantlillusion dtre de vritables photographies dcoupes dans la presse, puis collesdirectement sur la page, effet particulirement accentu dans le cas du portrait de Porel dont la partie gauche semble porter la trace de dchirures qui auraient t ensuite recolles. La portecritique du fascicule dpasse donc la personnalit des personnes caricatures. Au-del de cequelles sont, ou croient tre, la vritable cible de la critique, ce sont les effets de mode, la

    manipulation de lopinion par la modernit mdiatique qui se met en place. Mirbeaulannonce, l encore, ds le frontispice :

    Si fugaces quelles soient, il y a pourtant, un intrt fixer dun trait de crayon ou de plume ces fugacits, avant quelles ne svaporent pour jamais. Ce sont les amusementsde lhistoire future Cest aussi une exemplarit qui peut nous faire rflchir sur lesqualits de nos emballements Un caprice les allume ; un autre les teint Cest la vie,et cest leur vie Il y a bien de la tristesse, dans tout cela !...

    Ces fameux amusements de lhistoire future peuvent prendre la forme dobjetsincongrus, mais significatifs de la sensibilit contemporaine.Ttes de Turcssemble rivaliser,de manire dtourne et ironique, avec certaines initiatives publicitaires de lpoque. FlixPotin vient de lancer, la fin du sicle, un album de photographies intitul500 clbritscontemporaines, dans lequel on peut dcouvrir, classs par catgories, des membres du Gotha,ainsi que les personnes qui comptent dans les domaines politique, artistique, scientifique,sportif En sus de leur photographie, une brve notice biographique est donne au verso dela page. Outre larbitraire qui prside l aussi ce choix, le relativisme des valeursquinstaurent certaines promiscuits de personnalits peut-tre troublant. Ainsi, ironie du sort,

    Mirbeau se trouve prsent la page 23 entre Oscar Mtenier et Frdric Mistral et encompagnie de Maupassant, Henri Meilhac, Catulle Mends, Georges Ohnet, douard

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    Pailleron, Marcel Prvost, et Porto-Riche, entre autres. Sont aussi prsents dans dautres pages de cet album Constans, Rochefort, Deschanel, Drumont, Barrs, Brieux, Rostand,Massenet, Lemaitre, Coppe et Droulde que lon retrouve dans le numro 61 de LAssietteau Beurre. Faut-il y voir un indice patent de la volont de Braun et de Mirbeau de dmarquer

    ces pratiques, ou bien, plus simplement, une preuve de la notorit dont ces personnes pouvaient jouir alors ?

    La volont des deux artistes est de sen prendre lindiffrenciation des talents et des personnes, linflation des fausses valeurs que favorise lattrait de la nouveaut pour lanouveaut, la fascination pour le phnomne de mode et la multiplication des moyensmdiatiques les encourageant. Un dtail graphique apparat congruent dans ce contexte. Sur la premire et la quatrime de couverture, lencadrement qui entoure les portraits est imit delArt Nouveau, et notamment du style de larchitecte Hector Guimard (1867-1942), qui donneen ce tout dbut de sicle son identit architecturale spcifique aux entres du mtro parisien,inaugur en juillet 1900. Sur la premire de couverture, la graphie employe par LopoldBraun pour les titres de la revue et du numro nest pas sans rappeler celle employe pour lesinscriptions des dicules et des entourages du mtro. Les noms des deux collaborateurs de LAssiette au Beurre, inclus dans la partie haute de la dcoration, ont remplac le mot Mtropolitain qui orne le sommet des difices de Guimard. Toutefois, les noms nimitent plus la graphie Art Nouveau, mais reproduisent la signature de lillustrateur et celle duromancier 35, comme pour mieux insister sur lappropriation et le dtournement dont fontlobjet les phnomnes de mode de la part des auteurs. On retrouve le mme principe pour la

    quatrime de couverture, avec cette fois le titre du numro,Ttes de Turcs, insr dans troiscartouches au sommet de lencadrement dcoratif.Cet lment graphique fait cho lavertissement de lauteur voquant la nouvelle

    religion de lactualit. Il est ainsi un lment qui participe directement de la stratgie critiquede Mirbeau : comme les dicules et les entourages servent dsigner lattention des passants les bouches du mtropolitain, la couverture du numro, agrmente de sesencadrements, a un effet dannonce. Elle affiche (au sens propre, par analogie avec la fonctiondes dcorations Art Nouveau) le thme du numro, soit, si lon se fie ce que lon voit et lit,la critique du ministre Waldeck-Rousseau. Pourtant, lintrieur du numro dtrompe les

    hypothses de lecture, puisquil sagit, non seulement de prendre la dfense du prsident duConseil dans les premires lignes du frontispice et de sattaquer ses ennemis les plusacharns que sont Drumont ou Rochefort, ligueurs patents, qui font une tche rouge ausein de ce numro, selon les termes de Mirbeau. La couverture fonctionne donc comme un pige qui avertit du caractre ambigu de la presse et de ses manipulations possibles. Elle meten garde le lecteur contre une trop grande foi accorde aux apparences, contre la confiance

    35 Si cela est vident pour Braun, qui place sa signature dans le cartouche central, les connaisseurs delcriture de Mirbeau pourront mettre des rserves sur cette interprtation. En effet, le M majuscule de sonnom, de mme que le r nont pas du tout la forme ordinaire quils prennent sous sa main. Rappelons queBraun tient le crayon ici et que, pour avoir manqu reproduire ces deux lettres, la volont dimiter lcriture deMirbeau nen est pas moins patente dans lapplication quil a mise dans la graphie du prnom (le dtachementdes lettres mis part, cest parfaitement lcriture de lauteur).

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    qui peut tre la sienne dans les instruments de dchiffrement du monde quil a sadisposition. Le numro 61 de LAssiette au Beurrelinvite procder une distanciation vis--vis de lvidence des signes en lobligeant une relecture une fois la premire acheve. Car lexemplaire ne prend son sens complet quaprs que le lecteur a pris acte du parti pris des

    auteurs en lisant le frontispice et pris connaissance de leurs vritables intentions endcouvrant chacune des cibles rellement choisies. La premire de couverture est un leurre :elle fait cran entre le message quelle dlivre et lintention relle des pages suivre. Mirbeauet Braun insistent donc sur lcart entre le dit et le non-dit, lexplicite et limplicite,tmoignant ainsi dune grande lucidit sur les enjeux venir dans lutilisation de la presse etde limage.

    Un outil de vigilance critiqueLe contre-type participe dun art de lallusion qui demande au lecteur de reconstituer le

    contexte vnementiel, mais galement de procder une rvaluation des faits passs etdextrapoler partir des lments du prsent sur une ralit possible.

    Principe actif donc, et dynamique, en ce sens quil est la source dune rflexion et dunmrissement de la pense quand le lecteur puise le sens de la caricature dans lacontemplation du dessin ou la lecture du passage polmique. la diffrence du type,universel et intemporel, le contre-type na pas de postrit et na donc de ralit que dans unmilieu et un moment prcis ; pour autant, il ne focalise pas non plus le message satirique sur un dtail particulier de la cible, ne se limite pas une dnonciation ponctuelle ; il engage une

    lecture active, mlant fortement le texte au cotexte et au contexte.Ce dernier comporte deux lments essentiels en 1902 : les lections lgislatives et lessuites de lAffaire Dreyfus, qui na pas encore atteint son terme. Les deux vnements sontintimement lis, eu gard aux pressions que lextrme droite fait peser sur ltat et sur lasocit. Les premires sont voques dans le frontispice, lorsque Mirbeau crit, propos deWaldeck-Rousseau :

    Nous ne pouvons oublier que, aprs avoir fltri, dans son discours de Saint-tienne, et par une forte, une concise page la Tacite, le hideux nationalisme, il a fini par nous en

    dbarrasser, aux lections, pour longtemps.

    Les secondes sont galement prsentes dans le texte par le biais de Rochefort et de Drumont,associs la criminalit contemporaine et non, comme les autres figures, la vanitcontemporaine. Le paralllisme de la formule ne doit pas occulter la diffrence de valeur :les premiers sont de vritables dangers pour la socit, quand les seconds ne sont que risibles par leur vacuit. Que les notices les plus virulentes soient rserves aux deux ligueurs nestdonc pas surprenant dans la mesure o ils avancent sans masque. Pour mettre moins en prilla libert, les autres cibles du numro sont symptomatiques dun tat de fait appelant lavigilance de tous. Il sagit alors de voir au-del des apparences pour faire clater la vrit,notion qui connat son heure de gloire depuis le dclenchement de lAffaire Dreyfus. Zola fait

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    paratre cette mme anne 1902 son roman thseVrit dans lequel des personnagesmanichens incarnent chacun des deux camps. Pour sa part, Mirbeau a publi, partir de1897, plusieurs articles dans lesquels la violence des propos tait la hauteur des enjeux delvnement. Droulde tait qualifi, en 1898, dhroque Polichinelle36 ; lonomastique

    servait ridiculiser les experts Couard, Belhomme et Varinard dont les noms grotesques37

    suffiraient seuls les discrditer, mais que la comparaison infamante avec un camelot ivreou un obscne recors38 cloue au pilori.

    Avec le contre-type Mirbeau choisit cependant une mthode la fois moins directe,mais partant plus prenne, puisque, fonde sur lironie, elle ncessite un effort particulier decoopration de la part du lecteur. Car, si le contre-type a pour fonction premire dannihiler les prtentions de ses modles, il sert aussi prvenir du caractre diffus de la menace quilsreprsentent. Barbey dAurevilly avait stigmatis, dans Les Quarante Mdaillons delAcadmie(1863), les reprsentants dune institution considre dj, au-del de sadsutude, comme mortifre pour la cration. Ce que reprsente la nbuleuse des contre-types, cest une institution aussi, mais caractre officieux, capable de se reconfigurer au grdes modes et des emballements du public. Le passage dune critique de reprsentantsinstitutionnels celle des gloires mdiatiques est symptomatique dun changement de socit.Dans celle de la fin du sicle, les vritables teignoirs de la pense et du progrs sont moinsincarns par des autorits officielles que par les gloires du moment, souvent plus influentesque les premires. Le contre-type est un fantme, mais qui se matrialise par lombre portequil projette sur la socit. Le procd voque alors, comme la contrefiction, le mode

    contrefactuel qui permet aux grammairiens de prsenter lensemble des possibles que le rel arendus caducs. Nommer un personnage contre-typique dans un texte, cest immdiatementfaire percevoir, par contre-coup, la restriction des potentialits du rel, la diminution duchamp de lexprience et de sa richesse protiforme quil occasionne. Enferm dans unelogique monologique, restrictive et arbitraire, le contre-type confisque le rel. Car, souventavec lui, le nom clipse la fonction, mettant mal le processus institutionnel, relationnel etsocial ; il jette un voile opaque sur la ralit dont il touffe les possibles. Mirbeau dcrit ainsidans le frontispice du fascicule la grisaille humaine constitue par le rseau des contre-types prsents. Implicitement, le procd demande donc au lecteur de sinterroger sur les

    possibilits diverses quoffrait lexprience avant quelles ne soient rduites nant par lapparition du contre-type. Il est bien un lment de sollicitation du public privilgi par Mirbeau afin de peser, sa manire, sur la ralit sociale en dpit de toutes les rsistances.Sans rduire le lectorat de lpoque cette seule catgorie sociale, notons que la bourgeoisierpublicaine, volontiers lectrice dcrivains comme Mirbeau et de revues comme LAssietteau Beurre39, nen restera pas moins, lors de lAffaire Dreyfus, lun des piliers principaux sur

    36 Octave Mirbeau, Vainqueur de son ombre , LAurore, 24 octobre 1898, dans LAffaire Dreyfus,Paris, Sguier, 1991, p. 152.

    37 Octave Mirbeau, Triolet , LAurore, 3 octobre 1898,op. cit., p. 123.38 Ibidem, p. 125.39 Voir Patrick Dumont, La Petite Bourgeoisie vue travers les contes quotidiens du Journal (1894-

    1895), Paris, Minard, 1973.

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    lesquels staieront le nationalisme et son rve de consensus national, opposer aucosmopolitisme des dreyfusards.

    Un procd moderne

    Lauteur deTtes de Turcsnavait donc pas attendu lexprience partage avec Braun pour utiliser ce procd. Si la collaboration avec lillustrateur lui offre la possibilit de donner corps aux fantmes qui hantent la socit, il avait dj peupl ses articles de ces fantochesquil affectionne. Ds 1890, Les Dialogues tristesoffraient aux lecteurs de Lcho de Parisune srie de contes dans laquelle plusieurs protagonistes, emprunts la ralit, sedfinissaient avant tout par une encombrante notorit, qui navait dgale que leur vacuit.Ainsi de Sarcey, notamment, mis mal par un texte dsopilant. Un autre exemple de contre-type, tir des chroniques journalistique prsent, est la figure de Georges Leygues. Lalongvit de sa carrire politique en fait un sujet idal pour la contre-typification, fonde en partie sur la rapparition rgulire dun nom dans les textes. Pour Mirbeau, son incomptencena dgale que son omniprsence dans les salons artistiques ou mondains. Mais cest en tantque ministre de lInstruction publique et des Beaux-Arts quil reprsente une cible privilgie pour le polmiste, ainsi quen tmoignent plusieurs articles desCombats esthtiques. Lacohrence du procd dans luvre mirbellienne pourrait trouver une illustration avec larticle Plus que morts ! 40, publi en 1910, dans lequel le critique sen prend de nouveau lartofficiel et lAcadmie des Beaux-Arts. Mirbeau crit propos de Meissonnier, Bouguereau,Henner :

    De ces hommes, dont on nous assure quils furent trs glorieux, il ny a pas encore undemi-sicle, voil donc tout ce qui reste Que dire alors de Couder, Delaunay, Coignet,Muller, Lenepveu, Signol, Benjamin-Constant, Jules Breton ?... Immortels hier, demainils seront plus que morts

    Chauchard et Leygues sont voqus dans ce texte, assurant ainsi la prennit du contre-type41.Ce dernier devient, pour le lecteur avis, un vritable marqueur dcriture qui na plus besoindtre caractris par le jeu caricatural, sa seule mention suffisant mobiliser un certain

    nombre de rflexes. Ici, les deux noms de Chauchard et de Leygues servent redoubler lavertissement du titre. La dmonstration offerte par le cotexte reoit une validationimmdiate grce au contre-type et au contexte quil ne manque pas dintroduire avec lui dansla chronique, faisant alors de cette mthode lun des jalons de lcriture polmiquemirbellienne. Le procd dlimite galement les contours de la modernit de Mirbeau. Sonesthtique est fonde, en partie, sur lintertextualit quentretiennent entre elles ses propres

    40 Octave Mirbeau, Plus que morts ! , Paris-Journal , 19 mars 1910, dansCombats esthtiques, t. II, p.506.

    41 Rappelons, pour mmoire, que Chauchard apparat ds 1894 dans les chroniques esthtiques deMirbeau ( propos du legs Caillebotte. Voir lesCombats esthtiques, op. cit., p. 69) et y sera cit six reprises.Leygues, quant lui, ny est mentionn qu partir de 1899 ( Au conseil municipal , Le Journal , 12 juillet1899), mais aura le privilge de ltre vingt fois.

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    uvres, par le biais de la reprise darticles ou de contes au sein des romans et des rcits,notamment. Si une telle pratique est frquente lpoque chez les crivains qui collaborentabondamment avec la presse42, les chos et les jeux de miroir entre les textes relvent dunevritable volont didactique chez Mirbeau : outre quelles participent dune dconstruction du

    rcit, ces rfrences internes luvre globale modifient la pratique littraire. Le contre-type, par sa rcurrence dans les divers textes, par le dcalage quil entretient entre lidentit delindividu et ses fonctions, insiste, dans les textes fictionnels, sur la dimension rflexive de lalecture au dtriment dune lecture passive purement esthtique ou de simple consommation.Dans les textes factuels (critiques, comptes rendus, chroniques), il est un moyen pour lauteur de baliser le champ du rel grce ces vritables marqueurs axiologiques. Le contre-type favorise alors la contamination rciproque des genres factuel et fictionnel dans la mesureo le procd incarne un lment de la ralit dralis par le traitement subi. Compris dansles bornes du rel dont il mane porteur des valeurs dont lpoque laura dot , maisdisponible pour toutes les exagrations de lauteur grce la vacuit qui le dfinit, le contre-type peut se fondre dans des noncs ambigus o la frontire entre ralit et invention devientconfuse, comme dans linterviewimaginaire, par exemple. Nous y verrions volontiers une descauses de la prolifration du registre burlesque dans luvre de Mirbeau. Fond sur ledcalage entre grandeur et petitesse, il est tout indiqu pour traiter dune manire familire unsujet noble et pour permettre la contamination des rcits, des chroniques esthtiques, politiques ou sociales, par les silhouettes vaines ou menaantes, mais toujours signifiantes,des contre-types.

    Mirbeau nous a laiss quelques personnages littraires forts : labb acaritre rong par le dsir, la femme de chambre ironique, Lechat, force qui va... Son uvre est aussi richeen fantoches rigs en gloire dun jour. Les contre-types sont lactualisation, dans lcriture etdans la conscience collective contemporaine, de ces visages symptomatiques incarnant pour une priode phmre un modle socital honni.

    Arnaud VAREILLE

    42 Comme le dmontre Marie-Franoise Melmoux-Montaubin dans son ouvrage Lcrivain-journaliste au

    XIX e sicle : un mutant des Lettres, Saint-tienne, ditions des Cahiers intempestifs, Collection Lieux littraires,n6, 2003.

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