Art. Femmes Et Socialité Dans Le XVIII

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    Article

    Marie-Laure Girou SwiderskiLumen: Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies/ Lumen: travaux choisis de la Socit canadienne d'tude du dix-huitime sicle, vol. 28, 2009, p. 1-28.

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    La Rpublique des Lettres au fminin. Femmes et circulation des savoirs au XVIIIe sicle

  • 1 : La Rpublique des Lettres au fminin. Femmes et circulation des

    savoirs au XVIIIe sicle

    Comment s'expliquer qu'au XXIe sicle on puisse encore crire sur le mouvement des Lumires comme si les femmes n'existaient pas, sans se proccuper de la place qu'elles ont pu y tenir ou mme en dcla-rant d'emble qu'elles n'ont pu y en avoir aucune, sinon de sympathie ou d'opposition? En mme temps, il est peu de termes plus en vogue actuellement que celui de femme des Lumires et tout rcemment mme de filles, hlas! Mais la plupart du temps, il ne semble pas du tout s'agir alors de marquer une appartenance, tout au plus une con-comitance : elles se trouvent avoir vcu cette poque-l, voil tout. Si par contre, on veut dsigner ainsi une femme qui, par son activit, sa faon de penser, s'inscrit dans le mouvement d'ouverture et de libra-tion que s'est voulu le courant des Lumires, on comprend qu'Andr Magnan l'applique Mme Bentinck1, ou qu'il dsigne Mme du Chtelet dans une rcente exposition de la BNF . Tant d'autres noms de femmes mritant ce vocable nous viennent l'esprit que leur absence en devient alors plus incomprhensible, quasi scandaleuse. Essayons donc de com-prendre comment, malgr tant de recherches entreprises, tant d'tudes publies depuis une trentaine d'annes, on peut encore en tre l.

    1 Andr Magnan et Anne Soprani (textes prsents par), Une femme des Lumires, crits et lettres de la comtesse de Bentinck, CNRS ditions, coll. De l'Allemagne , 1997.

    2 L'exposition s'intitule simplement Mme du Chtelet mais le terme une femme des Lumires suit son nom dans la prsentation.

    LUMEN XXVIII / 2009

    1209-3696 / 2009 / 2800-0001 $28.00 / CSECS / SCEDHS

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    Un bel exemple d'invisibilit

    S'il est un cas o la prsence et le rle des femmes dans le mouvement des Lumires semblaient faire consensus, c'est bien celui des htesses des salons qui, d'un bout l'autre du sicle, ont runi des gens de divers horizons dans des rencontres que tous semblaient apprcier et qui scandaient l'actualit littraire et intellectuelle du moment.

    Or, on ne peut plus tre sr de rien, semble-t-il. Le livre d'Antoine Lilti, Le monde des salons3, vient de faire justice de cette croyance. Centrant son propos, comme le suggre le sous-titre, Sociabilit et mondanit Paris au XVlIf sicle, sur les comportements de la sociabilit mondaine, l'auteur s'ingnie prouver que les salons n'ont pas t les laboratoires de pense qu'on a longtemps cru; tout cela n'tait qu'illusion et mythe ; la ralit fut tout autre, et les fameuses htesses n'eurent pas plus d'importance ou d'influence que n'importe quel grand ou bourgeois nanti se mlant la vie sociale du temps, qu'on nous montre trs active. M. Lilti nous prouve, en effet, que ces runions n'taient pas l'apanage des dames, que des couples ou mme des hommes seuls pouvaient aussi les animer.

    Ce qu'on cherchait tablir jusqu' prsent dans les tudes sur ce sujet, c'est l'importance et la qualit de l'influence exerce par ces femmes sur le mouvement intellectuel et littraire des Lumires. C'est quoi s'employait dj Benedetta Craveri dans son magnifique ouvrage, L'ge de la conversation4", trs heureusement seconde en cela par la com-pilation de Jacqueline Hellegouarc'h, L'esprit de socit5. Dena Good-man, pour sa part, dans The Republic of Letters6, a mme voulu faire des htesses des salons, les salonnires comme elle les nomme tort, les chevilles ouvrires de l'expansion puis du triomphe des Lumires. Dans le livre de Lilti, au contraire, il s'agit de prendre l'exact contrepied de toute valuation prcdente. Ce parti pris d'opposition interdit que soit jamais envisage l'ventuelle dimension intellectuelle de ce type de runions, obstinment ramenes au contraire au rang d'changes

    3 Antoine Lilti, Le Monde des salons, Sociabilit et mondanit Paris au XVIIf sicle, Fayard, 2005.

    4 Benedetta Craveri, L'ge de la conversation, trad, de l'italien par . Deschamps-Pria, Gallimard, 2001.

    5 Jacqueline Hellegouarc'h, L'esprit de socit. Cercles et salons parisiens au XVIIF sicle, Garnier, 2000.

    6 Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlighten-ment, Cornell University Press, 1994.

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    mondains intresss o la littrature et les ides jouent le rle de simple divertissement. C'est bien pis encore dans un livre troitement inspir du sien. Jean de Viguerie dans son Filles des Lumires braque bien le projecteur sur les htesses, comme le suggre son sous-titre, Femmes et socits d'esprit Paris; mais il le fait de telle faon qu'on en vient se demander ce qui est pis de leur dissolution dans la plthore, chez Lilti, ou de leur exaltation maladroite et paternaliste ici. Tout en soulignant, en effet, leur exceptionnelle qualit humaine, dont il semble moins convaincu par lui-mme qu'oblig d'y croire par les tmoignages des contemporains, Viguerie suggre qu'elles ne brillaient sans doute pas vraiment par leurs qualits intellectuelles. S'tant extasi sur leur excep-tionnelle matrise de la langue franaise, il conclut en effet : Cette parfaite connaissance leur permet sinon de comprendre toujours les propos tenus chez elles, tout au moins d'en deviner l'intrt7 . Quant leurs uvres, il donne tout simplement au paragraphe qui en traite un titre qui en dit long : Mdiocrit assez gnrale de leurs crits . Rappelons pour mmoire que se trouvent ainsi excutes d'un mme mouvement les admirables correspondances de Julie de Lespinasse et surtout de Mme Du Deffand, qui rivalisent presque en ampleur et en intrt avec celle de Voltaire, les romans subversifs de Mme de Tencin, ceux de Mme Riccoboni et de Mme de Graffigny, ainsi que les uvres morales de Mme de Lambert. On peut penser que cela fait tout de mme beaucoup d'uvres mdiocres !

    Mais A. Lilti ne les traite gure mieux. Dans son souci de vider ces relations de toute porte intellectuelle, il s'ingnie dnier aux h-tesses le statut d'intellectuelles8 qu'elles ne briguaient sans doute pas, sauf dsigner par ce terme une femme qui aime penser, ce qu'elles taient toutes. Prendre pour leur refuser cette qualit le seul exemple de Mme Geoffrin, notoirement inculte et se vantant de l'tre, parat un peu facile voire malhonnte. On sait bien en effet que Mme de Lambert et Mme Necker avaient toutes deux reu au contraire une remarquable ducation. Quant Mme Du Deffand ou Mme de Tencin, leves au couvent, la seconde mme ex-religieuse, elles possdaient l'instruction des dames de la bonne socit. Mais cette prise de position permet de les ramener au seul rle d'animatrices, de parfaites matresses de

    7 Jean de Viguerie, Filles des Lumires, Femmes et socits d'esprit Paris, D. Martin Morin, 2007, p. 75.

    8 A. Lilti, La femme du monde est-elle une intellectuelle? Les salons parisiens au XVIIIe sicle dans Nicole Racine et Gilbert Trebitsch (sous la direction de), Intel-lectuelles, Du genre en histoire des intellectuels, ditions Complexe, 2004, p. 85-100.

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    maison, de suggrer que finalement on vient chez elles surtout pour manger, car elles nourrissent abondamment tous ces hommes clbres mais famliques. Ces propos reviennent rgulirement dans les deux livres malgr leur fausset vidente dans le cas de Julie de Lespinasse qui ne donne ni manger ni boire, faute de moyens, pendant les trois heures que durent les rencontres dans son salon. Si les intellectuels qui frquentaient ces runions ne cherchaient qu' se sustenter et se tailler une place dans la hirarchie sociale, on comprend mal pourquoi nom-bre de familiers de Mme Du Deffand la dsertent, elle et ses brillantes relations, elle et son rang social suprieur, pour aller dans l'entresol de Julie, clibataire, sans position sociale tablie, dsargente et sans grande influence. N'est-ce pas parce qu'ils taient sensibles malgr tout son parfait usage du monde, sa vive intelligence et sa conversation stimulante ?

    Comment mesurer, en fin de compte, une influence quand elle passe essentiellement par la conversation : l est tout le problme. A. Lilti a sans doute raison de souligner que tous les tmoignages dont nous dis-posons sur la question sont sujets caution. S'ils manent de membres des groupes concerns, on doit faire la part de la reconnaissance et de la nostalgie, comme de la rancur quand le tmoin fut un exclu. Et aucun document sonore, bien videmment, ne viendra corroborer ou infirmer leurs propos. A. Lilti montre bien aussi comment, ds le dbut du XIXe

    sicle avec Sainte-Beuve, et plus encore plus tard avec les Goncourt9, le monde fascinant des salons a fait l'objet d'une reconstruction nostal-gique et blouie, destine souligner par contraste le terne et l'triqu de l'poque contemporaine.

    Restent nanmoins certaines questions sans rponse, comme le pourquoi du passage de ces htesses la postrit, elles et presque elles seules. Est-ce que cela compte qu'elles aient t toutes ( l'exception de Mme Necker) des femmes seules, veuves ou spares, sinon pour voir dans cette situation la raison d'tre de leur activit mondaine, cense porter remde l'ennui et la solitude, comme l'avance J. de Viguerie10? Comment dans cette position de veuve ou de clibataire mme, qui donne en effet plus de libert mais rend en mme temps plus fragile socialement, ont-elles pu acqurir un tel ascendant, un tel prestige ? Pourquoi Montesquieu choisit-il Mme de Tencin comme

    9 Edmond et Jules de Goncourt, La femme au XVIIf sicle, Firmin Didot, 1862.

    10 Jean de Viguerie, Filles des lumires, op. cit. p. 71 : ces reines des beaux-esprits sont en ralit des esseules. Les socits d'esprit qu'elles forment et rassemblent chez elles, leur tiennent lieu des familles qu'elles n'ont pas.

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    une des toutes premires lectrices qui faire parvenir L'Esprit des lois ? Pourquoi Diderot fait-il de Julie un personnage du Rve de d'Alember ? Pourquoi enfin, sans rien publier, s'obstinent-elles crire, sinon parce qu'instruites et stimules par ces changes, elles aiment penser et apprendre? Comme un grand nombre de femmes l'poque, en effet, les htesses ne publient rien. Certaines crivent peine, sauf des lettres, comme Mme Geoffrin; les autres, l'instar de Mme de Tencin pour ses romans, publient anonymement. Seule Mme de Lambert publie, mais sur le tard et contre-cur.

    Une des raisons qui peut expliquer la relative invisibilit des femmes dans l'histoire des Lumires, et partant une thse comme celle d'A. Lilti, tient sans doute en grande partie aux modalits de leur participa-tion active la vie littraire et intellectuelle.

    L'criture invisible

    Nous avons peine imaginer aujourd'hui l'impact du ridicule jet, la fin du XVIIe sicle, sur la femme savante par la pice de Molire et tout un courant d'opposition au mouvement prcieux. Mme de Lam-bert nous le rappelle au dbut de ses Rflexions nouvelles sur les femmes : depuis ce temps-l, on a attach presque autant de honte au savoir des femmes qu'aux vices qui leur sont le plus dfendus . Le coup a port, c'est certain. Un leitmotiv revient, en effet, sous toutes les plumes fmi-nines tout au long du sicle, reprenant la leon de Fnelon. C'est encore Mme de Lambert qui remarque dans ses Avis sa fille : songez que les filles doivent avoir sur les sciences une pudeur presque aussi tendre que sur les vices . Ce n'est donc pas tant crire qui leur est interdit que montrer qu'elles savent, en crivant puis en publiant.

    Quand nous apprenons aujourd'hui la raction violente de Mme de Lambert dcouvrant que ses amis ont donn ses textes un diteur, quand nous lisons le refus indign de Mme Du Deffand de voir son nom paratre dans un texte de Walpole, nous sommes tents d'interprter ces comportements comme de la pose, d'y voir une coquetterie d'auteur. Ce serait une erreur mais d'abord, surtout, un anachronisme. Mme si les choses avaient bien chang dans le monde de l'dition la fin du sicle, on voit encore Mme Roland persister dans le refus de publier et, au dbut du XIXe sicle encore, Mme de Stal pourra tracer dans

    11 Mme de Lambert, Rflexions nouvelles sur les femmes , dans uvres de Madame la Marquise de Lambert, rassembles pour la premire fois, Amsterdam, 1747, p. 174.

    12 Avis d'une mre sa fille , dans Ibid., p. 82-83.

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    De l'influence des passions et De la littrature , entre autres, le tableau pouvantable des malheurs qui attendent toute femme qui ose risquer la publication.

    Une confirmation de cette hantise du ridicule sinon du dshon-neur peut tre tire de la frquence des publications fminines sous anonymat. Et pourtant cette tactique est fort peu efficace. Dans cette socit oisive, ce petit monde finalement, o Ton n'aime rien tant que se drober aux autres tout en russissant surprendre leur secret, le voile tombera vite. Voici comment Mme Thiroux d'Arconville rsume ce qui se passe alors : affichent-elles la Science ou le bel esprit ? Si leurs ouvrages sont mauvais, on les siffle, s'ils sont bons, on les leur te, il ne leur reste que le ridicule de s'en tre dit les auteurs14. Mme Roland ne dira pas autre chose. Et elle a raison, comme le montrent, encore de nos jours, les innombrables tentatives de dcouverte du vritable auteur de La Princesse de Clves, qui pour beaucoup ne peut toujours pas tre Mme de La Fayette.

    L'autre obstacle qui limite le libre accs des femmes l'criture et la publication, c'est la faiblesse de l'ducation fminine. Et non seulement sa faiblesse mais surtout son troitesse, la hantise des ducateurs de voir corrompre l'innocence fminine par l'instruction15. On redoute mme les mathmatiques qui pourraient les gter en les rendant orgueilleuses si par malheur elles y comprenaient quelque chose ! Pendant long-temps, elles n'apprennent lire et couter mme que l'Histoire sainte ou les ouvrages difiants. Si, d'ailleurs, on voulait largir leur horizon en variant leurs lectures, les ducateurs seraient bien embarrasss et devraient se rabattre sur les ouvrages l'usage des garons (Mme de Maintenon avait bien vu cette carence Saint-Cyr, c'est pourquoi elle s'tait attele la composition de textes l'intention des jeunes filles16.) Dans les couvents, pendant longtemps, on limite au minimum le savoir

    13 Mme de Stal, De l'influence des passions, De la vanit ; De la littrature, chapitre IV, Des femmes qui cultivent les lettres .

    14 Marie Genevive Charlotte Thiroux d'Arconville, Mlanges de littrature, de morale et de physique, Amsterdam, 1775, Sur les femmes , p. 370-371.

    15 Sur toutes ces questions, il y a bien sr la somme de Linda Timmermans, L'Accs des femmes la culture sous l'Ancien rgime, Paris, Honor Champion, coll. Cham-pion Classiques , 2005, mais aussi le livre de Martine Sonnet, L'ducation des filles au temps des Lumires, Paris, Cerf, 1987, et celui de Paule Constant, Un monde l'usage des demoiselles, Paris, Gallimard, 1987.

    16 Jacques Prvt, La Premire institutrice de France, Madame de Maintenon, Paris, Belin, 1981; voir entre autres p. 219-250.

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    communiqu . Pourtant il y a deux talents qu'on leur enseigne de mieux en mieux : crire des lettres et mieux comprendre les textes qu'on leur lit en rdigeant des extraits. Ces deux exercices serviront d'outils toutes celles (et elles sont nombreuses, en effet) qui s'efforcent de complter, seules ou en cherchant de l'aide, le savoir que ne leur a pas procur leur ducation. La carence du systme se vrifie indirecte-ment cette mention qu'on trouve frquemment quand on tudie la vie des femmes l'poque : elle avait reu une excellente ducation ce qui montre que ce n'tait pas encore la norme. Mme d'pinay avoue qu'elle ne savait pas grand chose quand elle s'est marie, ce qui ne l'empchera pas ensuite d'crire des textes remarquables et de tenir honorablement sa partie dans l'quipe de la Correspondance littraire de Grimm et Meister. Quant Mme Geoffrin, la plus clbre des htesses, son manque d'instruction est notoire. Elle est la premire le dire et vante l'exemple de sa grand-mre, femme trs intelligente qui n'avait gure frquent l'cole. Cet exemple rappelle la ncessit de distinguer ignorance et sottise. Les critiques ont vite fait de conclure, malgr de nombreux exemples du contraire, que les femmes du XVIIIe sicle ne pouvaient tre trs intelligentes du fait de leur instruction indigente.

    Sans doute faut-il rappeler la position de Poullain de la Barre qui souligne l'aptitude suprieure des femmes accder la vrit parce que leur jugement n'a pas t gt, ni leur esprit encombr d'une masse de faux savoir abrutissant. Et puis les femmes sont curieuses. Or la curiosit est une connaissance commence qui vous fait aller plus loin et plus vite dans le chemin de la vrit18, souligne-t-il. Mme de Lam-bert reprend cette pense19 que Marivaux n'oubliera pas : dans La Vie de Marianne, l'hrone affirme qu'il n'y a que le sentiment qui nous puisse donner des nouvelles un peu sres de nous20.

    Les femmes redoutent donc la publication mais elles ne cessent pas pour autant d'crire. D'abord des lettres, surtout des lettres familires, comme on les nomme, et qu'elles plieront toutes sortes d'usages. La lettre, substitut de la conversation, tenant lieu de la visite qu'on ne peut pas rendre, sert comme cette dernire entretenir le tissu social

    17 A ce sujet, voir Martine Sonnet, op. cit., et Dominique Godineau, Les Femmes dans la socit franaise 16e-18e sicle, Paris, Armand Colin, coll. U. Histoire , 2003, sp-cialement au chapitre 6, p. 124.

    18 Franois Poullain de la Barre, De l'galit des sexes, Paris, Dupuis, 1673.

    19 Dans Avis d'une mre sa fille, p. 80, elle ajoute : c'est un penchant de la nature qui va au-devant de l'instruction; il ne faut pas l'arrter par l'oisivet et la mollesse.

    20 Marivaux, La Vie de Marianne, Garnier, p. 22.

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    sans lequel on ne peut pas survivre l'poque, surtout avec un nom illustrer et un rang conserver. Elle sert aussi communiquer des connaissances de toutes sortes. Elle se fait volontiers chronique, don-nant des nouvelles du monde pour ceux qui n'ont pas la chance d'tre Paris ou prs des cercles du pouvoir. Et cela donne, par exemple, le surprenant change, souvent politique, de deux femmes en pleine crise parlementaire : la correspondance de Mme Durey de Meinires avec la marquise de Lnoncourt21. On peut penser aussi aux innombrables correspondantes de Voltaire qui lui permettent de prendre le pouls de la capitale et de la cour, comme Mme Du Deffand ou la marquise de la Tour du Pin.

    Les pistolires assignent aux lettres les rles les plus divers. Il suffit de voir les diffrences de ton et d'criture d'une mme scriptrice. Est-ce bien la mme marquise Du Deffand qui crit Mme de Choiseul, Voltaire ou Walpole, en contrlant mal sa passion ? Les lettres devien-nent une cole de savoir-vivre pour les plus jeunes, comme le montrent les lettres de Julie de Lespinasse Condorcet22. Elles peuvent devenir un vritable laboratoire o s'affirme une pense scientifique : voir les lettres de Mme Du Chtelet Maupertuis, Jean Bernouilli ou Clairaut23. Entre une femme mre et un homme plus jeune, l'change se colore d'une touche maternelle dont la passion n'est pas toujours absente : on le voit bien dans les lettres de Mme de Charrire Benjamin Constant , ou celles de Mme Riccoboni Robert Liston25. L'change est intellec-

    21 Marie-Laure Girou Swiderski, De la 'gazette' au 'commerce des mes', les lettres de la prsidente de Meinires la marquise de Lnoncourt, dans Marie-France Silver et Marie-Laure Girou Swiderski (textes runis par), Femmes en toutes lettres, Les pistolires du XVIIF sicle, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Vol-taire and the Eighteenth Century / SVEC , 2000, p. 119-139, et Lettres de Mme de Meinires Mme de Lnoncourt ( 1770-1774) , dans Lettres de femmes, Textes indits et oublis du XVf au XVIIf sicle, Paris, Honor Champion, coll. Textes de la Renaissance. Srie 'Education des femmes' , 2005, p. 379-420.

    22 Julie de Lespinasse, Lettres Condorcet, d. prsente et annote par J.-N. Pascal, Paris, Desjonqures, coll. XVIIIe sicle , 1990.

    23 Roland Bonnel, La correspondance scientifique de la marquise Du Chtelet : la 'lettre laboratoire', dans Femmes en toutes lettres, Les pistolires du XVIIf sicle, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Voltaire and the Eighteenth Cen-tury / SVEC , 2000, p. 79-95.

    24 Isabelle de Charrire, Benjamin Constant, Correspondance (1787-1805), dition ta-blie, prface et annote par J.-D. Candaux, Paris, Desjonqures, coll. XVIIIe si-cle , 1996.

    25 Mme Riccobons Letters to David Hume,David Garrick and Sir Robert Liston ( 1764-

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    tuel et intime la fois entre Mme d'pinay et l'abb Galiani26, ou plus encore entre Voltaire et Mme Bentinck : trois cent lettres de lui, une trentaine seulement d'elle ( il ne les a pas gardes!) mais qui suffisent nous dvoiler son intelligence, sa connaissance du monde, sa remar-quable qualit humaine27. On y dcouvre aussi une curieuse dimension quasi ducative ; pleine de franchise et de dlicatesse, elle ose parfois lui prodiguer ses conseils, comme dans cette lettre de mars 1753, au moment o il s'apprte fuir Frdric aprs le scandale d'Akakia:

    Au nom de Dieu et de la fermet que vous m'avez toujours vue vous con-server mon estime et ma reconnaissance, lisez de sang-froid ce que je vous cris aujourd'hui ; le pas que vous allez faire prsent Postdam est dcisif et sans remde. Ne vous trompez pas, vous n'tes pas assez fort pour renoncer pour toujours lui ; je vous ai mieux lu que vous-mme, et c'est une illusion d'une passion irrite qui vous aveugle, si elle vous persuade que vous avez [assez] de dpit pour vous gurir de l'ascendant qu'il a pris sur votre cur. [...] Cdez de bonne grce au sentiment joint la raison et tous vos intrts runis. Il est cruel de perdre la bienveillance d'un souverain et la considration qui la suit, mais il est affreux de perdre un ami. Grandeur, gloire et plaisir, tout se runissait pour vous auprs de lui. Voil comme le monde entier raisonne avec moi, voil comme vous raisonnerez vous-mme un jour, quand un jour vous serez de sang-froid : puissiez-vous l'tre assez tt pour ne vous point prparer d'ternels regrets .

    Outre les lettres, elles sont de plus en plus nombreuses tout au long du sicle cder la tentation d'crire leur vie, leurs aventures, et bien sr la Rvolution leur donnera toutes les raisons de vouloir le faire. Dans ces Mmoires, certaines vont voquer les figures historiques qu'elles ont ctoyes, comme Mme de Pompadour (Mme du Hausset)29

    1783), d. James C.Nicholls, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Vol-taire and the Eighteenth Century , 1976.

    26 Ferdinando Galiani, Louise d'pinay, Correspondance, texte tabli et annot par D. Maggetti, en collaboration avec G. Dulac, 4 vol., Desjonqures, coll. XVIIIe sicle , 1992-1995.

    27 Voltaire et sa grande amie Correspondance complte de Voltaire et Mme Bentinck (1740-1778), dition de F. Deloffre et J. Cormier, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Vif , 2003.

    28 Ibid., p. 187.

    29 Mmoires de Madame du Hausset sur Louis XV et Mme de Pompadour, Paris, Mercure de France, coll. Le Temps retrouv , 1985.

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    ou Marie-Antoinette ( Mme Campan) ; d'autres retracent simplement une vie fertile en rebondissements de tous ordres, comme Mme de la Tour du Pin ou Mme de la Rochejaquelein.31 A l'exception de Mme de Genlis qui, les ayant crits pour se justifier, en commence la publication avant mme de les avoir achevs, aucune ne songe d'abord publier.

    Beaucoup en effet crivent pour elles-mmes, par besoin ou pour le plaisir. On pense Mme Necker32, interdite de publication sinon mme d'criture par son mari et qui passera pourtant toute sa vie noircir des pages o elle note mticuleusement ses moindres penses. Il est vrai que, trs croyante et compulsivement perfectionniste, elle se donne alors l'alibi de la connaissance de soi ncessaire pour travailler son perfectionnement moral. Ses uvres seront partiellement publies, titre posthume, par son mari sous le titre Mlanges et Nouveaux Mlanges33. Bien diffrent est le cas de Mme Thiroux d'Arconville, poly-graphe, publiant tout au long de sa vie les textes les plus divers, traduc-tions, uvres morales, ouvrages scientifiques et historiques et mme, hlas!, quelques romans. Aprs la Rvolution, elle ne publie plus rien mais continue pourtant d'crire jusqu' sa mort en 1805, quatre-vingts ans . Durant ces annes, elle rdige douze volumes de Penses, rflex-ions et anecdotes de Mme d'Arconville qu'elle fera relier sans les publier. On les a crus longtemps perdus. Ils viennent de refaire surface l'le Maurice et nous esprons pouvoir bientt en exploiter la riche diver-sit, grce un CD-Rom.

    30 Mmoires de Mme Campan, premire femme de chambre de Marie-Antoinette, Paris, Mer-cure de France, coll. Le Temps retrouv , 1988.

    31 Mmoires de la marquise de la Tour du Pin, journal d'une femme de cinquante ans, 1778-1815, Paris, Mercure de France, coll. Le Temps retrouv , 1989; Mmoires de la marquise de la Rochejaquelein (1772-1857), Paris, Mercure de France, coll. Le Temps retrouv , 1984.

    32 Dena Goodman, Suzanne Necker's Melanges : Gender, Writing and Publicity dans Elizabeth C. Goldsmith and Dena Goodman (d.), Going Public: Women and Publishing in Early Modern France, Cornell University Press, coll. Reading Women Writing, 1995, p. 210-223.

    33 Mlanges extraits des manuscrits de Mme Necker, Pougens, Paris, 1798.

    34 Marie-Laure Girou Swiderski, Vivre la Rvolution. Uincidence de la Rvolu-tion sur la carrire et la vie de trois femmes de lettres, dans Marie-France Brive (dition prpare par), Les Femmes et la Rvolution Franaise, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1990, vol. 2, p. 239-249; et crire tout prix, Mme Thiroux d'Arconville, polygraphe, Inventaire raisonn de la prose fminine non-fictionnelle, http://aixl.uottawa.ca/-margirou.html.

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    Et pourtant elles publient...

    Pour celles que la publication inquite et qui ne se fient pas l'anonymat, il reste une solution : traduire.

    Il semble bien clair, en effet, que pour la priode de l'Ancien rgime (et ce sera encore vrai au XIXe sicle) la traduction fut la voie royale et sre d'accs des femmes l'criture. Elle offre un double (sinon un triple) avantage. Cette activit est dans le droit fil du rle tradition-nel des femmes, tres pour autrui : elles se mettent au service de la pense d'un autre et en outre, elles sont utiles leurs semblables, leur rendant disponibles des connaissances auxquelles ils n'auraient pas pu avoir accs. En mme temps, elles prservent leur anonymat. Sur-tout, cet exercice leur permet de s'intruire, mme dans des domaines habituellement interdits aux femmes : si la plupart d'entre elles tra-duisent des romans, comme Mme Riccoboni, et des textes littraires ou moraux, comme Mme Belot et Mme Thiroux d'Arconville, certaines se risqueront de plus en plus, mesure que le sicle avance, traduire des ouvrages de philosophie, d'histoire, de science et mme de mde-cine. La traduction leur offre aussi parfois l'occasion, en participant l'tablissement de l'apparat critique, de donner discrtement des preuves de leur savoir. Ainsi nombre des traductrices scientifiques dont nous parlerons plus tard sont suffisamment expertes dans ce domaine pour complter le texte et mme en corriger les erreurs, comme Mme Thiroux d'Arconville.

    Presque toutes traduisent surtout de l'anglais. Rappelons que c'est l'poque des belles infidles : le respect scrupuleux du texte n'est pas la norme. La critique a tendance s'acharner sur celles qui osent s'attaquer de vritables monuments, comme Mme Belot qui a entre-pris de traduire l'Histoire d'Angleterre de Hume. La Correspondance lit-traire a beau jeu rappeler quelques-uns des gros contre-sens qu'elle a pu commettre35. Hume semble pourtant avoir t assez satisfait de sa traductrice pour la recommander ses amis et lui demander de traduire les Stuart, la dernire partie de l'Histoire, bien ngligemment traduite auparavant par l'abb Prvost.

    Anonymes, fortes de l'utilit de leur tche, ces traductrices osent pourtant timidement donner en marge quelques pages de leur cru, au moins pour expliquer les principes qui ont prsid leur traduction : ainsi Mme Thiroux d'Arconville ne craint pas d'avouer, dans la prface

    35 Grimm, Diderot, Raynal, Meister, Correspondance littraire, philosophique et critique, Garnier, 1878.

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    de sa traduction des Mlanges de littrature anglaise, les liberts qu'elle a os prendre avec les textes traduits, dcidment trop dsordonns, son got, pour l'esprit franais ! Mme Belot ira plus loin : elle fait prcder sa traduction du Rasselas de Samuel Johnson d'une vritable dissertation sur le bonheur36.

    Pour s'inscrire dans l'histoire littraire et intellectuelle de leur temps, les femmes ont su prendre le systme son propre pige. Puisque la socit ne leur reconnat vraiment qu'un seul rle lgitime, celui de mre, et qu'une seule forme de comptence naturelle , celle qu'exige l'ducation des enfants, elles s'empressent de publier sur ce sujet. Aussi trouve-t-on une grande varit de contributrices sur le thme, alors brlant, de l'ducation fminine et tout d'abord des pdagogues de mtier, en quelque sorte, comme Mme Leprince de Beaumont ou Mme de Genlis et, la fin du sicle, Mme de Miremont ou Mme Campan, devenue sous Napolon directrice d'une maison d'ducation; toutes tablent sur la comptence acquise dans l'exercice de leurs fonctions de gouvernante. Les deux premires surtout publient massivement : Mme Leprince de Beaumont ses divers Magasins des enfants, des adolescentes37, etc, qui connurent maintes rditions au XIXe sicle; Mme de Genlis, un roman pdagogique, Adle et Thodore, mais aussi des ouvrages de morale pour enfants, Les Veilles du chteau3*, et des pices de thtre enfantines. A leur tour, des grandes dames vont s'essayer dans cette veine. Au dbut du sicle, Mme de Lambert publie ses Avis d'une mre son fils, puis sa fille ; Mme d'pinay, elle, s'inspire de l'exprience acquise en duquant sa petite fille pour crire ses remarquables Conver-sations d'Emilie3. Toutes sont sres, ce faisant, de se rendre utiles ; elles savent en effet d'exprience quel point l'ducation fminine est ngli-ge et quelle pnurie doivent affronter celles qui voudraient se charger

    36 Samuel Johnson, Histoire de Rasselas, prince d'Abyssinie, Desjonqures, 1994, coll. XVIIIe sicle , p. 17-22. Voir dans le mme volume l'article d'Annie Rivara, Notes sur les traductions de Rasselas par Mme Belot et par le comte de Fouchecour , p. 176-185.

    37 Mme Leprince de Beaumont, Le Magasin des enfants ou dialogues d'une sage gouver-nante avec ses lves, Senlis, 1828; Magasin des jeunes dames qui entrent dans le Monde, se marient, leurs Devoirs dans cet Etat & envers leurs Enfants : Pour faire suite au Maga-sin des Adolescentes, Londres, 1764.

    38 Mme de Genlis, Les Veilles du chteau ou cours de morale l'usage des enfants, Mara-dan, 1816.

    39 Louise d'pinay, Les Conversations d'Emilie, texte prsent par R. Davison, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Voltaire and the Eighteenth Century", 1996.

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    elles-mmes de l'ducation de leurs enfants, comme Rousseau a sembl les y inciter.

    Il est un autre domaine o les femmes se sentent une certaine com-ptence et croient pouvoir jouer un rle utile, c'est la morale. Elles vont donc se risquer partager leur exprience, communiquer le savoir durement acquis sur ce que cela veut dire d'tre femme dans ce monde et en ce temps. Mme de Lambert crit ainsi ses Rflexions nouvelles sur les femmes, un Trait de la vieillesse, un autre de l'Amiti. Mme de Puisieux crit des Caractres ( souvent attribus Diderot) et Mme Du Chtelet rdige un dlicieux Discours sur le bonheur40, publi aprs sa mort.

    Parmi les autres textes publis en leur temps, souvent uvre unique d'une auteure aujourd'hui totalement inconnue, on trouve une grande varit d'uvres41 dont certaines prises de position sur l'ternelle question des femmes : en 1750, la mystrieuse Mlle Archambault42

    dfendait la supriorit des femmes, comme l'aube de la Rvolution, Mme de Cambis43 ou Mme Gacon-Dufour44 prneront l'galit des sexes; cette dernire essayera aussi de contrer le projet de Sylvain Mareschal qui, en 1800, propose d'interdire aux femmes d'apprendre lire! Parmi de nombreuses uvres de circonstance, se signalent les textes proposs aux concours des Acadmies ; c'est ainsi qu' la veille de la Rvolution, Mme de Charrire4, Mme Roland et Mme de Stal soumettront toutes trois des tudes sur Jean-Jacques Rousseau. Mme Belot, pour sa part, publie en 1756 ses Rflexions d'une provinciale sur le discours de].]. Rousseau touchant l'ingalit des conditions et en 1758, des Observations sur la noblesse et le tiers tat o elle prend parti dans la querelle de la noblesse commer-

    40 Madame du Chtelet, Discours sur le bonheur, Paris, Payot et Rivages, coll. Riva-ges poche/Petite bibliothque , 1997.

    41 Marie-Laure Girou Swiderski, Surprises et leons d'un inventaire : la prose fmi-nine non-fictionnelle au 18e sicle, Dix-huitime sicle, Femmes des Lumires n 36, 2004, p. 171-187.

    42 Mlle Archambault, Dissertation sur la question : Lequel de l'homme ou de la femme est plus capable de constance ? ou la cause des dames soutenue par Mlle A. contre M*** et M. L. L. R., Paris, Vve Pissot et J. Bullot, 1750.

    43 Mme de Cambis, Du sort actuel des femmes (par Mme de Cambis), Impr. Du Cercle social, 1791.

    44 Marie-Armande Gacon-Dufour, Mmoire pour le sexe fminin contre le sexe masculin (1787), dans Opinions de femmes de la veille au lendemain de la Rvolution franaise, prface de G. Fraisse, Paris, Ct-Femmes, 1989.

    45 Mme de Charrire, loge de }.-}. Rousseau, qui a concouru pour le prix de l'Acadmie franaise, Grgoire, 1790.

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    ante, aprs l'abb Coyer et le chevalier d'Arcq. Ces divers exemples suggrent, comme le confirme l'tude de Caria Hesse, que la publication est devenue plus accessible pour les femmes au cours du sicle46.

    Les romancires

    Pour celles qui veulent ou doivent crire parce qu'elles esprent en vivre, le roman semble le choix le meilleur parce que depuis un sicle des femmes s'y sont illustres mais aussi, hlas!, parce qu'il reste un genre considr comme bas et facile, donc destin et accessible aux femmes. Mais en devenant romancires, elles savent qu'elles s'exposent toute la virulence de la critique, surtout que, bien souvent, leur position sociale de roturire, veuve ou spare, les rend encore plus vulnrables. La Correspondance littraire, en particulier, ne cesse de tomber bras rac-courcis sur toutes les malheureuses qui osent s'essayer au roman. La Bibliographie du genre romanesque de Frautschi, Martin et Mylne, bien que dbutant en 1751, recense cent noms de femmes, dont prs de la moiti ont publi une seule uvre. Elles s'y sont essayes souvent faute d'autres moyens honntes de survivre. Elles n'avaient plus rien per-dre et publier apparat alors simplement comme une transgression de plus les dsignant au mpris public.

    Pour quelques exceptions, ce peut tre au contraire une seconde chance. Ainsi en va-t-il pour Mme Riccoboni, qui se lance dans la car-rire la cinquantaine, aprs avoir t actrice vingt ans sans grand suc-cs. Elle sait ce que c'est qu'tre expose au regard public, et de toutes faons il faut vivre. Or ses uvres vont connatre un grand succs et lui valoir respect et notorit de bon aloi, mme de la part des critiques. L'change pistolaire qui l'oppose Choderlos de Laclos l'occasion des Liaisons dangereuses47, mme s'il est teint de la part du romancier d'une certaine ironie condescendante, en dit long sur la clbrit qu'elle a su gagner. Ds ses premiers romans, la critique la traite avec gards. Voici ce qu'crit Raynal dans la Correspondance littraire propos de l'Histoire de Miss Jenny en juin 1764 :

    46 Caria Hesse, French women in print, 1750-1800 : an essay in historical bibliogra-phy dans Haydn T. Mason (d.), The Darnton Debate. Books and Revolution in the Eighteenth Century, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Voltaire and the Eighteenth Century , 1998, p. 65-82.

    47 Choderlos de Laclos, Correspondance de Laclos et de Madame Riccoboni au sujet des Liaisons dangereuses, dans uvres compltes, d. L. Versini, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1967, p. 686-698.

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    L'art de narrer avec beaucoup de concision et de rapidit, celui de semer dans son rcit des rflexions fines et justes, beaucoup de finesse et de grce dans le style et un ton trs distingu, voil les principales qualits de la plume de Mme Riccoboni.

    Ce qui ne l'empche pas de voir en Miss Jenny un roman invraisem-blable et mdiocre.

    Un ton rsolument fministe (voir la fameuse dernire lettre ouverte de Fanny dans Lettres de Fanny Butlerd), un constant souci de renouveler Limage du personnage fminin, une peinture touchante et vraie des alas de la condition fminine, surtout celle des femmes maries ( Lettres de milady Juliette Catesby), un ton personnel qui vise impliquer les lectrices dans la digse : voil autant d'atouts qui ont permis Mme Riccoboni de renouveler le roman sentimental et de lui donner ses marques de noblesse. On peut se demander si Rousseau aurait choisi la forme pistolaire pour La Nouvelle Hlose si Mme Riccoboni n'avait pas eu autant de succs avant lui.

    Celles que ne tentent ni les traits de morale ni les uvres autobio-graphiques s'efforcent de faire passer dans le roman, en le transformant au besoin, leur vision du monde et le poids de leur exprience personnelle. A la diffrence de Mme de Genlis ou de Mme Leprince de Beaumont, Mme de Charrire n'a jamais crit de trait pdagogique, bien qu'elle assume remarquablement dans sa correspondance un rle de mentor auprs de ses jeunes amies. Mais tout au long de son uvre romanesque, elle poursuit discrtement sa rflexion sur les conditions d'une bonne ducation fminine : dans les Lettres crites de Lausanne, par exemple, elle voque la dyade forme par Ccile et sa mre qui repousse vigoureusement le modle d'ducation encyclopdique d'Adle et Tho-dore de Mme de Genlis. On peut au contraire percevoir dans cette rela-tion mre-fille comme un cho fraternel de la dmarche pdagogique de Mme d'pinay dans les Conversations d'Emilie48, refusant la figure d'une ducatrice infaillible et toute puissante, selon le modle de l'Emile, au profit d'un dialogue vrai avec l'enfant, o l'adulte reoit autant qu'il donne. Dans Sainte-Anne, s'interrogeant sur les bienfaits discutables de la culture, elle poursuit sa rflexion sur les rapports obligs entre duca-tion morale et instruction et peint une hrone analphabte mais pleine de sens et d'un savoir autre. Enfin, dans Trois femmes, elle s'oppose

    48 Mlinda Caron, L'intimit pdagogique dans les Conversations d'Emilie de Louise d'pinay, dans M-L. Girou Swiderski (dir). Terme incognitae de l'criture fminine, Ottawa/Toronto/New York, ditions Legas, 2004, p. 97-105.

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    l'impratif kantien en reprsentant des femmes imparfaites mais rem-plies de remarquables qualits humaines.

    Voulant, elle aussi, difier, Mme lie de Beaumont, dans ses Lettres du marquis de Roselle, ose peindre une jeune fille lucide et quasi parfaite russissant finalement arracher le hros naf aux manuvres d'une fille. Bien que son roman connaisse un grand succs, ses efforts ne lui vaudront que ce jugement de la Correspondance littraire :

    On ne peut refuser son estime celle qui a crit les Lettres du marquis de Roselle mais on l'estimerait davantage, si les ayant lues elle les avait jetes au feu en les jugeant indignes de la publication.

    Le pragmatisme et la volont d'ancrer la fiction dans une exprience relle paraissent les qualits principales des meilleurs romans crits par des femmes. De la dnonciation iconoclaste des horreurs de la condi-tion fminine dans Mmoires du comte de Comminge de Mme de Tencin l'odysse exemplaire de Zilia chez Mme de Graffigny, on retrouve le mme cho de l'exprience fminine. Les critiques se sont gausss du parcours pnible de la pruvienne49, prive de moyens de commu-nication et devant refaire dans une langue trangre l'apprentissage de l'enfant, rappel pathtique de l'veil de la statue de Condillac. Les Persans de Montesquieu, eux, n'avaient aucun problme de communi-cation pendant leur sjour en France o ils soutenaient sans peine en franais la conversation sur les sujets les plus ardus. On peut voir sans doute, dans cet aspect des Lettres d'une Pruvienne, une transposition de la dure exprience personnelle de la romancire, Lorraine peinant se faire admettre dans les milieux mondains de la capitale. Mais ce priple quasi initiatique est aussi une belle parabole des affres de la conqute de l'identit fminine, pour celles qui se sentent souvent trangres dans le monde des hommes.

    Dans un tout autre registre, qui peut lui avoir t inspir par les dfaillances morales de Louis XV, Mme Leprince de Beaumont pour-suit sur le mode utopique, dans Civan, roi de Bongo, sa rflexion sur l'ducation idale d'un prince. Si son roman voque parfois le Tl-maque de Fnelon, on remarque qu'elle a l'audace d'imaginer que le pdagogue idal serait une femme, laquelle, il est vrai, elle a la pru-dence de donner des attributs quasi divins sans doute destins aussi

    49 Henri Coulet la juge parfois niaise dans Le Roman jusqu' la Rvolution, t. 1, Armand Colin, coll. U , 1967, p. 383.

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    justifier le pouvoir parfois presque sadique qu'elle exerce arbitraire-ment sur son royal lve.

    Plus seulement romancires ou moralistes ou pdagogues, il y a les audacieuses que rien n'arrte. Celles par exemple qui osent crire l'Histoire comme Mme Thiroux d'Arconville : cinquante ans, profi-tant des ressources documentaires de la Bibliothque du roi o elle a libre accs, elle donne coup sur coup trois ouvrages historiques, Vie du Cardinal d'Ossat, Vie de Marie de Mdicis et Histoire de Franois IL Comme le suggre le changement de titre (on passe de Vie Histoire), elle s'y montre de plus en plus audacieuse et libre dans son utilisation des sources, d'abord scrupuleusement suivies, puis accompagnes de jugements personnels qui lui valent d'ailleurs des semonces de la cri-tique.

    D'autres enfin, plus rares encore, tentes par l'appt du gain ou vrai-ment inconscientes, osent s'engager dans l'actualit par des crits sdi-tieux qui peuvent leur valoir tout moment la prison et la misre. C'est le cas de Mlle Bonafons pour sa collaboration Tanastes (1747), un petit roman cl sur les amours de Louis XV et de Mme de Chteauroux : elle paiera son imprudence de quinze ans de rclusion! C'aurait pu tre le sort d'Anne-Marie de Fauque50, si elle n'avait eu la prudence de fuir en Angleterre. Religieuse dfroque, fiche par la police, elle dcide, aprs avoir dbut dans la carrire par des romans dans le got antique et oriental, de passer un genre plus lucratif, le pamphlet politique. Elle commence par La dernire guerre des btes (1758), une fable animalire inspire par le ballet fou des alliances dans la guerre de Sept Ans. Elle se lance ensuite dans une Histoire de Mme de Pompadour (1759), pamphlet scandaleux apprci de Voltaire et qui fit la fortune des colporteurs par son succs. Dans dition et sdition 1 , Robert Darnton le cite, en effet, dans la liste des ouvrages les plus demands l'poque, malgr les ten-tatives de Mme de Pompadour pour obtenir que les exemplaires soient saisis et brls. Mlle Fauque rcidivera d'ailleurs avec un autre brlot la gloire de Frdric II, en pleine guerre de Sept Ans. Sous le nom de Mme de Vaucluse, elle finira pourtant ses jours paisiblement et hono-rablement en Angleterre o elle s'tait mme trouv un poux plus

    50 Marie-Laure Girou Swiderski, L'criture subversive de Mademoiselle de Fau-que : La dernire guerre des btes et l'Histoire de Mme la marquise de Pompadour, dans M-L. Girou Swiderski (dir). Terrae incognitae de l'criture fminine, Ottawa/Toronto/ New York, ditions Legas, 2004, p. 85-95.

    51 Robert Darnton, dition et Sdition, l'Univers de la littrature clandestine au XVIlle sicle, Paris, Gallimard, coll. NRF / Essais , 1991.

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    jeune qu'elle, Lord Stark. Elle fut en relations avec William Beckford, l'auteur de Vatek pour lequel elle effectuait mme certains travaux52.

    Les journalistes

    Reste un type de publication qui donne sans doute plus de visibilit encore et permet de transmettre non seulement un savoir, mais aussi des valeurs : c'est le journal. Le XVIIIe sicle marque les dbuts de la presse fminine, des journaux faits non seulement par mais pour les femmes53.

    Mlle Barbier, dj fameuse par ses tragdies (qu'on attribuait volon-tiers un abb de ses amis) lance ds 1714 les Saisons littraires dont la parution s'tendra jusqu' 1722. Mais c'est surtout Anne Margue-rite Dunoyer, huguenote, qui se distingue en ce dbut de sicle. Mre d'une des premires amantes de Voltaire, elle dbute en 1707 avec des Lettres historiques et galantes qu'elle fait paratre en Hollande o elle s'est rfugie. Le journal emprunte la forme d'une correspondance entre deux amies de longue date, ce qui permet un ton trs libre, volontiers frondeur . Il parat jusqu'en 1717. Entre temps, de 1711 sa mort, Mme Dunoyer publie un autre priodique qui connatra le plus grand succs, la Quintessence des nouvelles historiques, morales, politiques et galantes55.

    52 Nous remercions vivement Isobel Grundy qui nous a gnreusement communi-qu l'article suivant, introuvable aujourd'hui : Fatma Moussa-Mahmoud, Mme Vaucluse, author and femme philosophe of the 18th century. Reprint from Cairo Studies in English, the Bulletin of the Faculty of Arts, Cairo University Press, vol. XXXII, 1978, p. 155-180.

    53 Suzan Van Dijk, Traces de femmes. Prsence fminine dans le journalisme franais du XVIIf sicle, Maarsen, Amsterdam, 1988.

    54 Sur Mme Dunoyer et ses Lettres historiques et galantes, voir, entre autres Alain Nabarra, Correspondances relles, correspondances fictives : les Lettres histo-riques et galantes de Mme Dunoyer ou 'la rocambole' d'un 'petit badinage tabli d'abord pour le plaisir' Femmes en toutes lettres, Les pistolires du XVIIf sicle, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Voltaire and the Eighteenth Cen-tury / SVEC , 2000, p. 7-22. Voir aussi Henriette Goldwyn, Journalisme polmi-que la fin du XVIIe sicle : le cas de Mme Dunoyer, dans Colette Nativel (tudes runies par), Femmes savantes, Savoirs des femmes, Du crpuscule de la Renaissance l'aube des Lumires, Genve, Droz, 1999, p. 247-256.

    55 Alain Nabarra, Mme Dunoyer et la Quintessence : la rencontre d'une journaliste et d'un journal, dans Roland Bonnel et Catherine Rubinger (d.), Femmes savantes et femmes d'esprit, Women Intellectuals of the French Eighteenth Century, Peter Lang, 1994, p. 45-77.

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    Ce journal sduit, entre autres, par sa grande varit ; Mme Dunoyer y utilise en effet tous les genres d'criture : nouvelles et on-dit, jugements sditieux sur l'actualit, rcits de voyages et lettres de lectrices, souvent composes par elle-mme et o elle se dcerne des loges dithyram-biques, le tout dans un style enlev et badin. crits par des femmes, ces trois priodiques s'adressaient au public en gnral.

    En 1759, par contre, parat Le journal des dames qui, comme son nom l'indique, vise un lectorat essentiellement fminin. Comptant neuf rdacteurs durant son existence, il est dirig au dbut et dans ses dernires annes par des hommes. Mais c'est sous l'influence de trois rdactrices remarquables que, de 1761 aux annes 1780, le journal prend de l'essor et se distingue des autres priodiques. La premire, Mme de Beaumer, huguenote comme Mme Dunoyer, est reste une quasi-incon-nue. En Hollande, elle avait dj crit des romans et fond un journal sans lendemain, les Lettres curieuses, instructives et amusantes, inspires peut-tre par l'exemple de Mme Dunoyer. En France, elle tait con-nue des censeurs qui refusaient ses manuscrits trop avancs pour leur got. En 1761, elle prend la direction du Journal des dames. On peut se demander, comme pour Mme Dunoyer, si son appartenance au protes-tantisme n'a pas jou un rle dans sa volont d'informer ses semblables et de se montrer critique envers les injustices de la socit de son temps. Comme le souligne en effet un critique, Mme de Beaumer fera du Jour-nal des dames un texte srieux et d'opposition, traitant de problmes sociaux, prchant le changement et incitant ses lectrices abandonner la frivolit, penser et cultiver leur esprit .

    Ardente fministe, elle exprime avec force ses convictions et ses dgots, surtout l'gard des hommes, du mariage et de la condition fminine en gnral. Dans son Avant-propos d'octobre 1761, elle annonce : connaissant tout ce que vaut mon sexe je veux contribuer sa gloire et son amusement, et plus loin elle prcise sa position revendicatrice : heureuse de pouvoir venger mon sexe de cette ide injurieuse o sont encore quelques barbares parmi nos concitoyens qui ont de la peine nous accorder la facult de penser et d'crire. On aura not la virulence de son style. La prsentation d'ouvrages rcem-ment parus lui fournit souvent l'occasion de formuler des critiques sur le monde tel qu'il va. Elle dissimule sans doute aussi parfois, par pru-

    56 Voir Histoire gnrale de la presse franaise, des origines 1814, PUF, 1969 : Dbuts de la presse fminine, p. 315-318. Soulignons que ces pages sont totalement dcalques sur celles d'Evelyne Sullerot, Histoire de la presse fminine en France, des origines 1848, Armand Colin, 1966, p. 18-31.

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    dence, ses convictions les plus outres dans des lettres prtendument crites par des lectrices claires, et ses propos voquent alors bien sou-vent ceux prts aux Prcieuses par l'abb de Pure57 dans son roman ponyme.

    Son radicalisme ne lui russira pas : il fait peur aux lectrices et lui vaudra trs vite des dboires avec les censeurs. Aussi doit-elle bientt se dfaire du journal en faveur de Mme de Maisonneuve. Cette dernire, bien en cour et son aise, est beaucoup plus modre et diplomate, quoique professant elle aussi des convictions fministes. Elle poursuit dans la veine clectique de Mme de Beaumer. En trois ans, elle quadru-ple les profits du journal et reoit une pension du roi. Peu peu, cepen-dant, elle s'en remet son assistant, Mathon de la Tour, qui se permet de publier les uvres les plus subversives du jeune Louis-Sbastien Mercier.

    Suspendu pendant les troubles parlementaires, le journal reprend en 1774 avec une troisime directrice, Mme de Prinzen, qui finira de don-ner au journal une stature imposante. Elle commence par en modifier le titre : c'est dsormais Le Journal des dames ddi la Dauphine par la baronne de Prinzen et de Montanclos. Marque par la rvolution rous-seauiste, Mme de Prinzen exhorte les femmes remplir leurs devoirs de mre, allaiter leurs enfants et s'occuper elles-mmes de leur ducation comme Julie. Sous sa direction, le journal prend un coloris plus nettement pratique, faisant la part belle aux questions d'hygine (l'inoculation) et d'ducation. Mais, mule des deux prcdentes ditri-ces, la baronne souhaite aussi que les femmes puissent avoir une car-rire et s'panouir intellectuellement. Comme l'affirme son editorial : je veux rendre aux femmes la justice que les hommes leur refusent comme plaisir; et plus loin encore : je veux faire savoir que nous pouvons tout savoir car notre esprit est ardent et flexible58.

    En 1774, elle publie mme, expurg, un conte de Voltaire, Le Croche-teur borgne. Elle cdera finalement le journal Mercier qui en accentuera les accents revendicateurs jusqu' ce que la Rvolution mette un terme sa publication. Il sera alors remplac par le Journal des dames et des modes, priodique dirig par un homme, dont le titre marque bien le retour la frivolit.

    Ce qui frappe le plus dans ces exemples, c'est de voir quel point ces femmes ont su pressentir le potentiel extraordinaire de ce moyen de communication. C'est vident chez Mme Dunoyer pour qui la com-

    57 Michel de Pure, La Prtieuse ou le Mystre des ruelles (1656-1658), Droz, 1938. 58 Journal des dames, editorial, novembre 1774.

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    plicit avec sa correspondante, moiti relle, moiti fictive, semble le gage de sa connivence avec les lecteurs. Les rdactrices du Journal des dames, avec des caractres diffrents, n'en jouent pas moins fond le jeu de l'change et de la communication, sans perdre de vue la mission ducative qu'elles se sont donne. Elles savent d'ailleurs aussi fort bien aller chercher les collaborateurs qui leur permettront de mieux attein-dre leurs objectifs.

    Femmes et sciences59

    une poque d'intense curiosit intellectuelle, dont l'Encyclopdie reste le modle insurpass, en un temps aussi de profonds bouleversements des connaissances scientifiques, sous l'gide entre autres de la rvolu-tion newtonienne, les femmes ont montr qu'elles se sentaient bien de leur sicle et n'avaient pas oubli le message cartsien. Elles font leur galement la devise kantienne : Ose savoir. Cet apptit est d'autant plus surprenant que rien, dans leur condition, ni surtout dans leur ducation, ne les dispose se montrer audacieuses en ce domaine. Au contraire, tous les traits d'ducation sont bards de mises en garde contre tous les dangers que le got des sciences ferait courir la vertu fminine. Pas question pour elles, en effet, de s'intresser la mdecine ou l'anatomie, trop contraires la pudeur. On a vu que mme les mathmatiques taient suspectes : que sera-ce alors de la physique ou de la chimie! Passe encore pour les sciences naturelles ( les herbiers ne semblent pas trop dangereux ; en outre, on connat l'intrt que Rous-seau leur porte) et surtout l'astronomie (contempler les astres ne peut videmment qu'lever l'me!). C'est donc en contournant ces multiples interdits que quelques-unes d'entre elles ( et sans doute en reste-t-il bien d'autres encore dcouvrir) ont pu satisfaire leur curiosit, et mme se tailler une rputation enviable dans ce domaine traditionnel-lement masculin. Rappelons pourtant qu'aucune n'a pu collaborer l'Encyclopdie.

    l'poque, les sciences sont regroupes par l'Acadmie selon trois axes, dont deux surtout progressent remarquablement : outre les Scien-ces de la terre (gographie, gologie), on distingue les Sciences de la vie (anatomie, mdecine, biologie, chimie) et celles de l'Univers (math-

    59 Je tiens exprimer ici ma gratitude M. Patrice Bret, collaborateur au New Dic-tionary of Scientific Biography, dont l'aide m'a t prcieuse pour la rdaction de cette partie; je lui dois, en particulier, la dcouverte de Mme Picardet dont il est le biographe.

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    matiques, physique et astronomie). C'est en rapport avec ces deux der-niers axes que nous verrons les femmes se distinguer, la plupart grce aux traductions, mais d'autres aussi par de vritables avances scien-tifiques.

    Le premier handicap surmonter est la totale insuffisance de leur formation. Pour la parfaire, elles doivent compter sur les occasions et les relations. Certains savants, Maupertuis puis Koenig pour Mme Du Chtelet par exemple, les acceptent comme lves. Dans certaines disci-plines, on s'est mme ingni faciliter leur apprentissage : Fontenelle avait montr le chemin avec ses Entretiens sur la pluralit des mondes (1686); Algarotti lui embote le pas quelques dcennies plus tard avec Le Newtonianisme des dames (1737) et la fin du sicle, Lalande pub-lie aussi son Astronomie des dames (1786). Devant l'engouement pour certaines disciplines, l'anatomie par exemple, quelques savants accep-tent de donner des cours au Jardin du Roi. C'est l que Mme Thiroux d'Arconville a pu se former en anatomie et mme en mdecine.

    Rares seront celles, comme Mme Du Chtelet, qui chercheront galer leurs matres et y russiront presque. Pour beaucoup, dans ce domaine comme dans d'autres, la traduction constitue la voie d'accs et le moyen de se perfectionner, dans certains cas de se faire connatre et mme reconnatre par le milieu scientifique.

    De toutes faons, ces femmes scientifiques ne sont pas trs nom-breuses ( sans doute plus qu'on ne croit cependant) : dans ce domaine aussi, il existe une forme d'invisibilit. Si elles travaillent avec un savant reconnu (comme Lalande ou Condillac), il n'a pas toujours l'honntet de reconnatre l'importance de leur collaboration. Si elles collaborent avec leur poux, c'est ce dernier qu'on attribue plus volontiers leurs dcouvertes ou leur contribution. Si, clibataires, elles osent s'aventurer dans ces domaines rputs masculins, sans de grands appuis ou de bonnes relations, leurs chances de se voir reconnues sont presque nulles. Et pourtant, elles ont essay .

    Marie Catherine Biheron (1719-1795), clibataire, illustre bien ces difficults. Passionne d'anatomie une poque o cet engouement se rpand, elle eut l'ide de fabriquer des pices anatomiques en cire pour pallier la difficult d'tudier sur de vrais squelettes. En 1761, elle publie L'anatomie artificielle, et s'inspirant peut-tre de l'invention de Mme du Coudray, clbre sage-femme qui avait fait breveter le sien

    60 Pour situer l'chantillon ci-dessous dans un ensemble plus vaste, voir Jean-Pierre Poirier, Histoire des femmes de science en France, du Moyen Age la Rvolution, Pyg-malion, 2002.

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    en 1758, y propose un mannequin articul pour enseigner l'obsttrique aux futures sages-femmes61. On veut l'inviter en Sude et en Russie. Son succs fait des jaloux62, aussi s'exile-t-elle un temps en Angleterre o elle enseigne sa technique la clbre Mme Tussaud. Elle en revient pour prsenter ses inventions Paris au jeune roi Gustave de Sude. Elle mourra seule et dans la misre aprs avoir d, pour conserver sa pension, livrer ses secrets aux rvolutionnaires.

    Les mathmatiques et la physique en tentent plusieurs. La plus cl-bre est bien entendu Mme Du Chtelet. Elle a tudi avec Maupertuis, les frres Bernoulli et finalement Koenig. Elle publie ses Institutions de physique et prsente anonymement au concours de l'Acadmie des scien-ces (comme Voltaire d'ailleurs) un mmoire sur la nature du feu et sa propagation, problme qui va continuer diviser les savants jusqu' la Rvolution et Lavoisier. Elle ne remporte pas le prix mais son mmoire, Dissertation sur la nature et la propagation du feu, est jug digne de la publication, surtout quand on sait qu'il s'agit de l'uvre d'une femme. Par la suite, elle ose s'opposer Dortous de Mairan, futur secrtaire de l'Acadmie des sciences : elle expose les erreurs qu'il a commises en cherchant rfuter la thorie des forces vives de Leibniz. Cette querelle fait scandale63. Voltaire qui n'est pas leibnizien prend le parti de Mai-ran, tout en se montrant trs fier des prouesses scientifiques de la mar-quise. Elle finira sa carrire par o les autres commencent, en traduisant du latin les Principia de Newton, qu'elle achve en 1749, juste avant de mourir de fivre puerprale. Le texte est publi par Voltaire et sert encore aujourd'hui aux rditions modernes des lments de Newton. Celle qui affirmait, dans son Discours sur le bonheur, que seule l'tude pouvait faire accder les femmes la gloire, pouvait mourir contente, sre que cette uvre lui survivrait. Ce n'est pourtant que trs rcem-ment qu'on a commenc se pencher sur sa carrire scientifique et s'interroger sur l'importance de sa contribution l'avancement des sciences. Pendant longtemps, elle ne fut connue que comme la matresse tyrannique de Voltaire.

    61 Pour subvenir ses besoins, elle ouvre un cabinet de curiosits o figurent ses inventions et qui sera finalement rachet pour le compte de Catherine de Russie.

    62 Plusieurs de ses lettres figurent dans les Franklin Papers, The American Philoso-phical Society et Yale University, 1954 sq.; voir par exemple en 21-331 une lettre d'octobre 1774.

    63 Elisabeth Badinter, Quand la marquise dfie le secrtaire perptuel, dans Les Passions intellectuelles, Fayard, t. I, 1999, p. 167-186. Voir aussi Badinter, Elisabeth, Emilie, Emilie, l'ambition fminine au XVII f sicle, Flammarion, 1983.

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    A la fin du sicle, Sophie Germain ( 1776-1831), clibataire elle aussi, se consacre galement aux mathmatiques. Elle prend un pseudonyme masculin pour correspondre avec le grand mathmaticien Lagrange. Il dcouvre bientt sa vritable identit mais, impressionn par ses dons, accepte de la prendre pour lve. Quand il est nomm en Allemagne, elle poursuit seule ses recherches mais, ayant entam une correspondance avec le mathmaticien allemand Gauss, elle change d'orientation pour se consacrer dsormais la question de l'lasticit. Il l'aidera redresser ses erreurs et en 1815 elle obtiendra enfin le prix de l'Acadmie. Elle a laiss son nom une catgorie de nombres premiers et fut la premire femme admise suivre les sances de l'Institut. Ses rsultats ont permis de poser les bases de la thorie moderne de l'lasticit. Elle meurt cinquante-cinq ans d'un cancer du sein.

    Traductrice, polygraphe et passionne de sciences, Mme Thiroux d'Arconville (1720-1805) alterne, comme Mme D u Chtelet, traductions et travaux personnels. Elle s'est dote de solides comptences en anatomie, en chimie et en mdecine. Elle correspond avec le chimiste Macquer qui l'aide dans la correction de ses travaux (on trouve quelques lettres qu'ils changrent la BNF) et est galement connue et estime du minralogiste, Grimoald Monnet. Elle possde dans sa proprit de Meudon un laboratoire o elle poursuit ses expriences sur les cham-pignons, les mousses et les moisissures. Quand elle traduit les Leons de chimie de Shaw, elle y joint une ambitieuse Histoire de la chimie qui fut trs apprcie de la critique. Forte des multiples expriences qu'elle a menes, elle ose publier un Essai sur la Putrfaction , sujet capital en un temps qui ignore la rfrigration. Elle traduit le Trait d'ostologie de Monro, dont elle corrige les erreurs et refait les croquis ( son dessin du squelette fminin restera utilis jusqu' la Rvolution et on le trouvait encore dans les annes 1950 dans certains manuels de mdecine).

    L'astronomie a partie lie avec les mathmatiques et l'horlogerie. C'est l'autre discipline scientifique trs la mode. Le XVIIe sicle dj avait vu des femmes s'y illustrer. Reine Lepaute (1723-1788) s'y dis-tinguera tout particulirement . Collaborant avec son mari horlo-ger, elle entre en relations avec Lalande avec qui elle crit d'abord un trait d'horlogerie. Il l'engage pour collaborer avec Clairaut au calcul

    64 On trouve une bonne tude de l'intrt de ce texte et de la rigueur mthodique de Mme Thiroux d'Arconville dans le livre de Sabine Barles, La Ville dltre, mdecins et ingnieurs dans l'espace urbain, XVIIf-XIX6 sicle, Champ Vallon, 1999, p. 65-67.

    65 Elisabeth Badinter en parle, ainsi que de Mme Thiroux d'Arconville d'ailleurs, dans Les Passions intellectuelles, t. II, Femmes savantes, Fayard, 2002, p. 250-262.

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    du retour de la comte de Halley. Ils prdisent son retour pour avril 1759, la comte arrive en fait mi-mars, soit une erreur de deux semaines dont on leur tient rigueur dans les milieux scientifiques. A partir de l, elle se consacre au calcul astronomique et participe la rdaction des phmrides destins la navigation. A l'inverse de Clairaut, Lalande lui rend publiquement hommage. Ses travaux sont d'ailleurs publis par l'acadmie des sciences et elle devient membre de l'Acadmie de Bziers. En reconnaissance de son apport l'astronomie, un des cratres de la lune porte son nom.

    Marie au chimiste Lavoisier, Marie-Anne Paulze (1758-1836) se fait sa collaboratrice66. En aidant son mari et en frquentant d'autres savants de l'poque, elle russit se doter d'une solide formation de chimiste67. Prenant modle sur une grande traductrice scientifique de l'poque, Mme Picardet, dont nous allons parler plus bas, elle traduit avec son aide le Trait de Phlogistique de Kirwan, chimiste irlandais. Tout au long de la carrire de son mari jusqu' son excution en 1794, elle le seconde dans ses travaux. Passionne de peinture et de dessin6 ( elle est l'lve de David), elle illustre les ouvrages de son mari. Ainsi le Trait lmentaire de chimie, paru en 1790, est orn de bois gravs de sa main. Elle collabore aussi au journal Les annales de chimie o elle rend compte des ouvrages trangers. En 1792, elle publie un autre article de Kirwan sur les acides que son mari annotera. Aprs la mort de Lavoisier, elle se consacre la publication de ses travaux, dont les Mmoires de chimie, rests inachevs.

    Claudine Picardet, dijonnaise (1735-1820), est la plus remarquable par l'importance de ses ralisations comme traductrice. Elle avait suivi les cours de Guyton de Morveau, le collaborateur de Buffon. Poly-glotte, elle traduira des ouvrages de chimie, de minralogie et mme d'astronomie partir de cinq langues modernes et du latin. Elle publie ses traductions d'abord anonymement mais partir de 1786, elle signe et Lalande inscrit son nom dans le Journal des savants. Elle publie aussi ses traductions dans les Observations de physique. Une de ses plus belles

    66 Jean-Pierre Poirier, La Science et l'amour, Madame Lavoisier, Flammarion, 2004.

    67 Dans une note de ses Travels in France during the years 1787,1788,1789, Arthur Young loue la comptence scientifique de Mme Lavoisier : cit dans l'Introduction de Roland Bonnel et Catherine Rubinger (d.), Femmes savantes et femmes d'esprit. Women Intellectuals of the French Eighteenth Century, New York, Peter Lang, coll.Eighteenth Century French Intellectual History, 1994, p. 29.

    68 Madeleine Pinault-Sorensen, Mme Lavoisier, dessinatrice et peintre, La revue du Muse des Arts et Mtiers, mars 1994, p. 23-25.

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    ralisations est la traduction des Mmoires de chimie de l'allemand Schelle qu'elle annote avec l'aide de Guyton de Morveau. A partir de 1785, elle travaille en mtorologie avec Mme Lavoisier et l'aide dans sa traduction de Kirwan. Veuve en 1796, elle se remarie avec son ancien professeur et devient sous l'Empire la baronne Guyton-Morveau. Elle a contribu au dveloppement de la chimie minrale, a collabor la cration de nombreuses revues scientifiques et est une des premires se voir dcerner le statut d'auteur pour ses traductions.

    J'aimerais terminer en prsentant une dernire femme qui s'est illus-tre dans un domaine scientifique, d'autant que le rcit de sa vie semble le canevas d'une comdie du XVIIIe sicle. Jeanne Baret69 (1740-1807) d'origine modeste, est forme aux sciences naturelles par son amant, le naturaliste Philibert Commerson. Il est dsign pour accompagner Bou-gainville dans son priple autour du monde o il est charg d'observer et de classifier la flore des pays visits. Il est aid dans sa collecte et ses observations par son valet, Baret, qui recueille les spcimens et excute force croquis. Il s'agit de Jeanne dont le subterfuge est vent Tahiti par un indigne libidineux. Diderot relate d'ailleurs cet pisode haut en couleurs dans le Supplment au voyage de Bougainville. Arrivs l'le Maurice, Commerson meurt et Jeanne, se retrouvant seule, ouvre un cabaret. Elle se fait expulser de l'le pour avoir servi de l'alcool le diman-che. Aprs s'tre marie avec un soldat, elle rentre en France. Ici les versions diffrent : certains prtendent que tout ou presque fut perdu. D'autres assurent qu'elle rapporta avec elle 34 caisses contenant des spcimens de 5 000 plantes dont 300 inconnues ( la fameuse bougainvil-le, dcouverte au Brsil, en faisait partie et a inspir un roman71). Elle fit don de ce butin au Jardin du Roi, futur Jardin des Plantes et Muse national d'histoire naturelle.

    Voici donc un domaine o, de toute vidence, les femmes ont jou un rle important dans l'avancement et la transmission des connais-sances. Comme pour les salons, dans le cadre de ces activits scienti-fiques, les femmes se trouvent avoir occup le plus souvent une place d'accompagnatrice, parfois de maeuticienne; on peut penser la mys-trieuse Mlle Ferrand, collaboratrice gniale de Condillac, l'inventrice

    69 Outre de nombreuses rfrences sur Internet, et le rcit de Bougainville dans son Voyage autour du monde, on peut lire sa biographie : Henriette Dussourd, La Pre-mire Femme autour du monde, Pottier, Moulins, 1987.

    70 Diderot, Supplment au voyage de Bougainville ou dialogue entre A. et B., uvres philosophiques, Garnier, 1964. L'pisode est narr p. 474.

    71 Voir Fanny Deschamps, La Bougainville, t.l, Valle du roi, Albin Michel, 1986.

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    de la statue anime qui permit ce dernier de poser les bases du sensua-lisme et que Larry Bongie a si magistralement redcouverte .

    Alors : la Rpublique des Lettres au fminin? Pas tout fait encore. Il a manqu toutes ces femmes les rseaux, les relations, les institutions qu'elles ont si efficacement contribu procurer aux hommes. C'est seulement la fin du sicle qu'on peut dceler entre elles quelques traces d'intertextualit. Ce qui distingue les htesses et qui explique peut-tre qu'on s'acharne minimiser leur importance, c'est bien, sans vouloir en faire des exemples, ce pouvoir parallle, cette chane secrte qu'elles font courir d'un bout du sicle l'autre, l'art d'inspirer la socit en animant un salon.

    Nous les avons vues prsentes sur tous les fronts de l'activit littraire et intellectuelle de leur temps. Certes, nous avons perdu tout jamais la possibilit de prendre la mesure exacte de leur influence en les coutant parler ou en les voyant animer leur salon. Mais nous avons leurs lettres, quivalent crit de la conversation, pour retrouver des traces de leur esprit, de leur intelligence, de leur sens aigu des ralits sociales.

    Du fait du tabou de la publication, cause aussi des dlais qu'elle implique, la plupart de leurs uvres, part les romans, sont parues posthumes. Si bien que le tableau de l'activit littraire fminine au XVIIIe sicle que nous pouvons tracer aujourd'hui n'a presque plus rien de commun avec l'image que pouvaient s'en faire les contemporains. Et encore, nous n'avons parl ici ni des potes ni des dramaturges! Ce que nous avons perdu l'oral, nous l'avons regagn amplement par l'crit. Trs peu de gens au XVIIIe sicle ont pu connatre, par exemple, la correspondance de Mme de Graffigny II semble que Sainte-Beuve lui-mme ignore celle de Mme de Charrire avec Benjamin Constant. Et qui aurait pu deviner alors dans Julie de Lespinasse, la parfaite htesse, l'amante tourmente de Mora et Guibert ? Toutes ces formes d'invisibilit n'existent plus pour nous qui avons la chance aujourd'hui de connatre de plus en plus, de mieux en mieux, ces femmes qui ont d affronter tant d'obstacles simplement pour pouvoir exercer la force de leur esprit et de leurs talents. Le temps n'est-il pas venu alors de les intgrer enfin dans le canon et de les traiter comme parties prenantes de l'pope des Lumires? Qu'elles l'aient appuy ou combattu (comme Mme de La Fert-Imbault), elles apparaissent bien, en effet, comme des membres part entire de ce mouvement par leur soif de savoir et plus

    72 Laurence L. Bongie, Diderot's 'femme savante, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Studies on Voltaire and the Eighteenth century, 1977.

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    encore par leur volont inlassable de communiquer ce savoir par tous les moyens leur disposition, la conversation et tous ses quivalents crits.

    MARIE-LAURE GIROU SWIDERSKI Universit d'Ottawa