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Au bout du bar Claude Andrzejewski Yves Bergeret Lionel Bourg Michel Dugué Gilles Ortlieb Robert Piccamiglio Jean-Claude Pirotte Lambert Schlechter

Au bout du bar

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Les auteurs réunis dans Au bout du bar se placent dans la lignée de tant d'adeptes des bords du zinc : ils poursuivrent de lentes conversations avec leurs prédécesseurs en nous offrant, avec cet ensemble de textes inédits, un tonique recueil d'escapades

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Au bout du bar

Claude AndrzejewskiYves BergeretLionel Bourg

Michel DuguéGilles Ortlieb

Robert PiccamiglioJean-Claude PirotteLambert Schlechter

De tout temps, les écrivains se sont intéressés à l’universparticulier des cafés. Certains les ont même choisis commelieux de résidence. Ils s’y installent, la table devient leur bureauet ils écrivent là, dans la proximité des habitués. D’autres ypassent en se contentant de glaner au hasard quelques scènes,décors, intrigues ou dialogues rapides. D’autres encore s’yattardent et aiment y retrouver des proches ou des inconnusauxquels ils donnent des rendez-vous incertains. Tousapprécient ce lieu social et ouvert où sont nés tant de brèves etde récits.

Les auteurs réunis dans Au bout du bar ne dérogent pas à larègle. En se plaçant dans la lignée de tant d’adeptes des bordsdu zinc, ils poursuivent de lentes conversations avec leursprédécesseurs en nous offrant, avec cet ensemble de textesinédits, un tonique recueil d’escapades en bonne compagnie.

Textes de Claude Andrzejewski, Yves Bergeret, Lionel Bourg,Michel Dugué, Gilles Ortlieb, Robert Piccamiglio, Jean-ClaudePirotte et Lambert Schlechter.

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Éditions ApogéeISBN 978-2-84398-278-115 € TTC en France Éd

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Collection « Piqué d’étoiles »Ouvrage coordonné par Jacques Josse

©Éditions Apogée 2007ISBN 2-84398-278-1

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« Le bar est un lieu à mi-chemin entre la maison et la rue,l’intime et le public. À notre époque technologique, le café demeure un lieu simple, une porte ouverte sur des tables et des chaises, un refuge provisoire où il fait bon s’asseoir. C’est un endroit habité, inspiré, convivial et parfois même un véritable cabaret avec, en vedette principale, la femme ou l’homme derrière le comptoir. Habitués, passants et inconnus viennent discuter, se mettre en valeur et en spectacle ou simplement jouer le rôle du public. En ville comme à la campagne, la magie du bar vient des personnes que l’on y rencontre. Dans ce lieu d’histoires, on croise toujours une chance de parler, d’écouter, d’émouvoir, d’être ému. Un café qui ferme, c’est un théâtre qui brûle. »

Pierrick BOURGAULT

Bars du monde, Éditions de L’Épure, 2005

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Claude AndrzejewskiLes après-midi campagnards

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« On apprend des choses à l’estaminet. »Henri CALET, Fièvre des polders

Prélude à la légende

C’est au bistro, je dirai plus loin lequel, qu’un jour la légende est née pour nous. Une modeste légende, aux dimensions un peu ridicules, pas du tout le genre homérique, non, sauf à considé-rer les reliefs et la verdure de notre pays à peu près dépourvu de vignes comme une mer vineuse — l’expression est dansl’Illiade — où nous n’avons eu de cesse d’embarquer. N’étais-je pas ton « matelot » ? Et les villages où nous faisions escale de « jolis ports de pêche » ? Tu sais très bien, toi, de quoi je parle. Nous avons rêvé ensemble, silencieusement ou presque, pendant quelques années, cette fable ordinaire que je veux maintenant raconter. Qu’importe si nous ne sommes que deux à lui accorder de l’intérêt, sinon du crédit — c’est la nôtre.

Elle fait quand même vaguement écho à quelque illus-tre cousine. Je pense à la Légende du saint buveur. Oh ! Nous n’avons jamais été clochards à Paris, Dieu merci. Nous serons restés des gens de la campagne au contraire, des gens sans histoires, le commun des mortels avec un travail, une épouse, et

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un toit sur la tête. Mais au fond, on ne le répétera jamais assez, tout le monde a une histoire, un bout de roman enseveli par le passé. Il y a toujours en soi une vieille île au trésor à redécou-vrir, un conte à déterrer, une mémoire à fouir, tant que résiste sous nos tempes un imaginaire empli de taupes tenaces, battan-tes (ou aussi bien de mineurs polonais qui voudraient amuser la galerie). Toujours on peut creuser, se tirer les vers du nez avant qu’ils ne s’engraissent à leur tour sur notre carcasse, et tisser entre eux vérités et mensonges comme s’ils devaient être nos linceuls de futurs fantômes, afi n d’habiller à notre façon, selon notre goût, ce qu’auront été nos existences plus ou moins libres, plus ou moins coupables, ardentes, humbles, fl oues.

Nul besoin d’avoir traversé la grande misère, la grande souf-france, d’être élevé au rang de martyr notoire ni de génie reconnu pour ériger son petit monument mythologique intime. Il suffi t, par exemple, d’être un jour entré tout seul au bistro dans l’idée radicale d’y rester (au moins jusqu’à la fermeture), comme on entrerait en religion quoi. Ce mot de religion, nous l’avons banni de notre vocabulaire, et pourtant… Songe à ce que nous avions coutume de répondre pour signifi er qu’Untel se trouvait au café, on disait : « Il est à l’église ! ». C’était de l’ironie, bien sûr. Une manière aussi de ne pas trahir l’ami picoleur, et éventuellement face au courroux de sa femme, de nous défausser sur l’hypothèse hautement improbable qu’il ait pu se tromper de porte puisque chez nous le débit de boissons jouxtait quasiment le clocher. Lorsque le frère en question regagnait sa maison en titubant sous la lune en œuf baveux, pleurant et riant comme un bossu hébété, son ombre se tordait sur la chaussée, s’allongeait parfois pour se confondre avec celles des réverbères, des arbres, et de « l’acro-bate » du calvaire au pied duquel il avait dégeulé. Lui aussi, dans la nuit qui recouvrait la terre et sa tête, accomplissait son chemin de croix. Sa Passion.

Tu me rétorqueras que je mélange tout, que je me montre bien sérieux, sentencieux sur le sujet. Et puis, tu ne vois pas le rapport. Ah bon ? Ne seras-tu pas d’accord avec moi si je décrète que la Bible, c’est légende et compagnie ? !….

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Revenons au saint buveur (et pardon à Joseph Roth, j’ai l’inten-tion d’user de son personnage à des fi ns narratives personnelles). Comme je l’annonce plus haut, tu as décidé un jour d’entrer seul au bistro. Disons que le bistro t’a appelé. Précocement . Tu es encore bien jeune. Tu en as marre de porter ton aube d’enfant de chœur. Marre de tout à vrai dire, d’autant plus que tu viens de commettre une bêtise, un péché : tu as siffl é dans le presbytère le vin de messe du curé alors qu’il avait le dos tourné. Ton front est brûlant. Tu pousses la porte vitrée du café et son calme de l’après-midi t’accueille. Il n’y a qu’un client, un type bien plus âgé que toi, que tu connais de réputation : c’est Andréas, le sans-abri. Il est en train de fi nir son verre. Tu te surprends à engager la conversation facilement. Andréas est sur le point de partir. « Je dois acquitter ma dette à la petite sainte Thérèse, c’est très important », t’ex-plique-t-il. Tu ne comprends rien à cette affaire. Tu lui payes un godet car tout ce que tu devines, en un mouvement intuitif, confus mais judicieux, c’est que tu n’as pas envie de boire en solitaire. Vous buvez côté à côte, en discutant. Il te remercie de ton geste en t’offrant la sienne, tu lui remets la tienne, et ainsi de suite. Tout ton argent de poche va y passer, ses sous aussi. Tu te dis : « Quel homme étrange qui a quelque chose de si important à faire et qui semble l’avoir oublié… ». Mais l’homme te plaît — tu ne sais pas pourquoi —, de même que te séduit la clarté baignée d’ombre de l’endroit. Vous fi nissez par vous quitter, saouls et bons amis, sans savoir que vous ne vous reverrez jamais…

Des années plus tard, tu te retrouves dans un autre bar. Tu obser-ves ton refl et qui tremble et se déforme à travers les bouteilles dans le miroir, tandis qu’un jeune assoiffé de ta connaissance t’empêche de te rendre au grand rendez-vous que tu t’es fi xé. Alors tu comprends Andréas dont le souvenir te revient brutale-ment, renvoyé par la glace. Tu es lui. Tu es d’une certaine façon à la rue. Tu as trimbalé sous le soleil et la pluie ton âme insolvable en avalant, notamment, beaucoup de Pernod. Voilà. Je voulais mettre ceci noir sur blanc, en matière de prélude édifi ant. Tout homme est une légende, amen. D’ailleurs, j’entame ce soir mon récit, à l’instar d’un dénommé Marcel, un anonyme croisé dans

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Clouange, ce 8 septembre 2006

Car pourquoi ne pas commencer, après tout, comme s’il s’agissait d’une lettre, puisque c’est de lettres qu’il s’agira surtout ici ? Celle-ci aura été entamée à la terrasse d’un bar, Le Tropical, dont la façade s’orne d’un palmier au néon (tube jaune pour le tronc, verdâtre pour les palmes) qu’il est tentant d’imagi-ner clignotant à travers une épaisseur variable de brume certains soirs, en regard de Diagonal Coiffure, d’une agence du Crédit Mutuel et d’une mairie surmontée d’un campanile de bois qui sonne le quart et la demie de chaque heure. Quelques platanes aussi, au tronc atteint de l’inévitable alopécie, sur ce qui doit être la grande place de cette petite ville jouxtant vers l’ouest celle de Vitry-sur-Orne, qu’un simple viaduc sépare de Rombas et d’Amnéville, de l’autre côté de la rivière, et qui pourrait bien être jumelée avec la ville inconnue de Langgöns, à en croire la plaque gravée en lettres d’or que je découvrirai un peu plus tard, en remontant la rue du Maréchal Joffre :

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La ville de Langgöns à (sic) participé à l’embel lis sement de cette place en offrant deux marronniers rouges

— Clouange, le 11 décembre 1993.

(Une enveloppe datée du 20 août 47, 12 h 30, et portant le cachet : « Aidez l’entraide française à vaincre la misère » ; lettre adressée à Mme Crestin, Modern’Hôtel, Jougnes, Doubs, par Mme Haut, 5 rue Girardet, Nancy, M & M)

Ma chère Gisèle,Vous avez vraiment une période de beau temps éton-

nante pour vos vacances — quelle chaleur. Frédéric n’en est pas satisfait du tout. Comme votre mari aime bien le petit Fernet, je vais lui raconter ce qu’il en est du ménage . Hier, j’allais voir une vieille dame à qui je devais une visite depuis plus de six mois et justement c’est elle qui avait contribué au mariage. Elle habite à côté du père de Françoise Fernet et celle-ci la prend à témoin de son malheur. Depuis 4 jours, Madame Fernet a quitté le domi-cile conjugal avec son deuxième fi ls et sa petite bonne et elle réside chez son père. C’est la 4e fois que celui-ci la reconduit chez son mari, mais cette fois-ci, rien à faire, d’ailleurs le père lui-même a déclaré : « Elle se rema-riera quand elle veut, elle a 10 partis pour un ». Fernet lui a donné l’ordre de rentrer, elle a refusé, alors il a dit : « Si tu ne rentres pas, je reprends tout, même la bague ». Il s’est marié sous le régime de la séparation des biens, ce qui explique bien que Fernet se voyait épousé pour sa situation. Depuis la naissance du second fi ls, Fernet ne « couche » plus avec sa femme et s’enferme à clef dans sa chambre. Il ne peut pas voir cet enfant, alors qu’il adore le 1er, son portrait en mieux. Ce qui expliquerait qu’un homme âgé, pas une mauvaise langue, m’a dit : « Pensez-vous que cet enfant soit de Fernet ? Sa femme « cavale » après le prof de violoncelle, un jeune parisien d’ailleurs assez distingué. Madame dit qu’il la bat et ne lui donne pas un sou. Malheureusement , de ces coups, elle n’a comme

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témoin que sa petite bonne. La jeune Françoise veut donc se faire passer pour une martyre. Je trouve cela excessif. En sortant de chez la vieille dame, j’ai rencontré la jeune Fernet, son second fi ls et la jeune bonne qui rentraient chez M. Maré, le père. Et, en arrivant rue Lyautey où j’avais une personne à voir, j’ai vu Fernet qui arrivait en voiture, revenant de chercher des mirabelles, avec sa sœur et son 1er fi ls. Cela m’a paru fort clair. La place de la jeune Mme Fernet est déjà tenue par la sœur qui, veuve, n’a aucune occupation. Voilà donc la famille Fernet reconsti-tuée sans la beauté blonde, laquelle a déclaré à la vieille dame : « Je n’ai jamais trompé mon mari et il n’a aucune raison d’agir ainsi avec moi...». La vieille dame lui a fait remarquer que la vie était diffi cile et que Fernet lui rendrait juste ce qu’elle a apporté sur son contrat, c’est-à-dire 100 000 francs, mais le père a redit qu’elle avait cent partis pour un. C’est tout de même dommage pour ce pauvre Fernet d’être tombé sur cette péronnelle, lui qui ne demandait certainement qu’à être un bon mari et un bon père de famille. Je vous embrasse affectueusement, S.

(Une enveloppe datée du 30 janvier 49, 21 h 30, et portant le cachet : « Le chèque postal économise temps et argent » ; lettre adressée à M. Michel Crestin, 15 rue Serpenoise, Metz, par Mme Haut, 8 rue Girardet, Nancy)

Mon très cher fi lleul,Comment allez-vous tous et surtout la petite sœur ?

Venez donc nous voir un dimanche ou d’ailleurs un autre jour à votre choix, sauf dimanche prochain. Je ne sais pas si Metz a été plongé dans le brouillard comme Nancy, mais jeudi dernier on ne se voyait plus à un mètre dans les rues. Je revenais le soir de chez Mme Vaillant (à qui le Dr Mathieu a dit qu’elle avait le cœur complètement usé) et en passant sur le pont du Montet, j’ai entendu un train qui passait juste sous le pont. J’ai essayé de le voir et je n’y suis pas arrivée malgré que les compartiments étaient

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sans aucun doute éclairés. Il n’y a eu que des tampon-nements, heureusement les gens roulaient très doucement. Moi-même, le soir, j’ai fait comme beaucoup de gens, je me suis perdue dans le brouillard. Dis-nous quel jour vous viendrez. Amitiés à Jean-Pierre. Embrasse tout le monde pour nous, S.

(Une enveloppe datée du 8 avril 49, 21 h 30, sans cachet ; lettre adressée à Mme Crestin, 15 rue Serpenoise, Metz, par le Dr Anne-Marie Briquel, 11 rue de la Commanderie, Nancy, M & M)

Ma chère Gisèle,On vient d’opérer François des végétations et des

amygdales chez le Dr Gossery. C’est ce qui me donne le temps d’écrire pendant que Smon fi ls dort et qu’à la maison, ma belle-mère garde les deux autres. J’ai rêvé l’autre jour que vous aviez deux garçons magnifi ques et venus absolument sans douleurs. J’irai à Metz lundi matin pour l’inhumation de Papa au cimetière de l’Est. On vient enfi n de ramener son corps de Poitiers. Mais je n’ose pas trop espérer aller vous voir, car nous ne ferons que l’aller et retour à cause des enfants que nous lais-serons à Nancy. Je vous embrasse, mes amitiés à votre mari. Anne-Mary.

La demie de six heures vient de sonner au clocher de la mairie, c’est le moment où des femmes seules cherchent à garer leur voiture sur la place du Marché pour faire quelques cour-ses avant le dîner, où des deux-roues pétaradants prennent les grand’rues en enfi lade, conduits par des jeunes gens au blouson entrouvert, où les opticiens et les assureurs s’apprêtent déjà à fermer (car qui de sérieux pourrait encore se présenter à cette heure où les minutes seront comptées ?), où des nuées restreintes d’enfants décrivent à bicyclette des entrelacs sans fi n devant des lotissements de construction récente — de ceux dont une aile, au rez-de-chaussée, héberge volontiers un cabinet de radiologie à la vitrine opaque jusqu’à mi-hauteur.

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Robert PiccamiglioAux Quatre Chemins

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C’est une évidence, les bistrots c’est toujours corpulent. Je les fréquente depuis que je suis en âge de marcher. Pas à quatre pattes comme un singe, mais debout comme tout le monde. Voyez-vous, moi aussi j’ai appris depuis longtemps à me redres-ser. Mais c’est souvent après que ça se complique, parce qu’il faut parfois beaucoup de temps pour devenir grand et le rester.

C’est maman qui me tenait par la main pour aller chercher le père au bistrot des Quatre Chemins. Ça lui évitait au père de brailler trop fort en la voyant arriver, maman. Je servais en quelque sorte de bouclier contre la colère de papa, ses vilains yeux, qu’aimait pas qu’on vienne le tirer du bar où il se tapait des blancs limés le matin. Du rouge quand venait le soir. Rien d’autre. Pas d’apéros. Pas de digestifs. Le père, il disait toujours que c’était des boissons réservées en priorité aux riches et nous riches, on l’était pas, c’est sûr.

Fallait donc y mettre de la douceur pour sortir le père des Quatre Chemins. Et moi de la douceur tout marmot que j’étais, j’en avais des sacs à offrir. Le problème avec cette chose, la

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douceur, c’est qu’on ne sait pas toujours très bien à qui la refi ler. C’est compliqué. Je sais de quoi je cause. Parfois ça peut tour-ner rapide à la débâcle, la douceur. D’ailleurs j’y pense, papa, la douceur, personne n’avait pris la peine de lui apprendre ce que ça pouvait être. Encore un amputé des sentiments. Il devait peut-être penser que ça servait à rien d’en avoir, des sentiments.

Fallait donc qu’on trouve les mots justes. Enfi n, maman, pas moi, parce que si je m’étais redressé pour marcher, parler, je savais pas encore faire. J’ai appris bien plus tard. J’ai pas été pressé de m’y coller à la parole. Faut croire que j’ai compris tout jeune que ça nous avançait pas beaucoup de parler, ou alors pour dire des fantaisies, traduisez ; des choses qu’on sait déjà et que trop. Ça me fait tout à coup penser qu’on doit bien être tous possédé par quelque chose. Certains passent leur vie à savoir par quoi ils sont possédés. C’est pas une question que je me pose. Je suis du genre, moi, à les contourner les questions. Ça m’évite de chercher des réponses. Je suis pas pour l’engouement.

Nous voilà donc, maman et moi devant la porte du bistrot des Quatre Chemins. C’est pas loin de huit heures du soir. C’est donc l’heure de manger. La soupe est prête qu’elle dit toujours maman. Le père est pas au bar mais assis à une table. Il tape le carton avec des connaissances. La belote c’est pas un jeu compliqué à comprendre. C’est pas comme avec les sentiments. Les bons ou les mauvais. Enfi n plus de mauvais que de bons. C’est ceux qui perdent qui payent la tournée. Les cartes dit papa, c’est pas qu’une question de chance, mais de calcul aussi. Savoir combien il reste d’atouts dans cette foutue partie. Faut donc être capable de comp-ter jusqu’à huit. C’est comme les jours de la semaine, les cartes. Enfi n, là il y en une de plus. Mais on est en droit d’imaginer que si on sait compter jusqu’à sept on peut aller tranquille jusqu’à huit. Et puis souvenons-nous que le Bon Dieu pour nous faire le monde, de jours, il en a pris que six. Le septième comme le dit la légende à laquelle bien sûr on ne croit pas, c’était jour de repos. Merci pour le cadeau. C’est une véritable performance d’avoir pris que six petits jours pour inventer le monde, quand on connaît comme nous, la grande complexité de la vie qui nous occupe ici-bas, des

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choses et des êtres. De l’amour ou de la haine. De l’indifférence aussi. Comment y échapper ? C’est heureux qu’on bouffe chaque jour qui passe, et qui ne reviendra pas, des louches, que dis-je, des seaux d’inconscience. C’est notre nourriture quotidienne. Elle est tout ce qu’il y a de plus tendre, gratuite, c’est bon de le préciser. C’est une nourriture qui nous rafraîchit en douceur. Encore une vérité toute attendrie, faut bien le dire. Mais celle-ci, du raffut, elle en fait pas. C’est donc une vérité tout ce qu’il y a de plus silencieuse. Une vérité qui va qui vient, qui musarde, coquette et subito tout le temps. Elle est donc pas dangereuse. Elle nous berce cette vérité-là de ces bras bienveillants, la vérité de l’incons-cience. Elle nous embaume le cœur. Nous fait voler sous les ailes tendues des anges. Enfi n quand il y en a dans les parages du ciel où dans le fond, on va jamais. Faut bien le reconnaître.

Papa à la table a cette tête qu’on lui connaît bien. Ses yeux dans le visage sont pareils à un terrain vague. Va falloir le prendre par le bon bout des sentiments. Les sentiments, vous voyez bien qu’on y revient toujours. Pas facile de s’en défaire. C’est tout pareil avec la connerie, la naïveté ou l’innocence. On arrive jamais vraiment à les poser ces sentiments-là. Moi-même j’ai appris à faire avec ou sans suivant les jours. L’amour. La haine. La connerie des autres. La mienne. Ajoutons-y pour être complet, la lâcheté, la peur et voilà qu’on a fait le tour de la ques-tion, celle-ci comme tant et tant d’autres, restera sans réponse de notre part à tous. Et un aveu en entraîne toujours un autre. C’est connu. Mais on les balance pas forcément à la face du monde. Ça nous arrive d’en garder pour soi, des aveux.

Au fait puisque nous y sommes, qui va devoir payer la tour-née, rincer les autres pensionnaires qui accompagnent papa ? Le père, c’est pas souvent qu’il les perd les parties de cartes. Il sait compter jusqu’à huit, mais ce soir il s’embrouille la pensée, sa boîte à réfl exions, elle tourne pas à plein régime comme elle devrait , mais plutôt à un rythme de croisière, ce qui n’est pas bon quand on veut se remporter la mise. La tournée. Rouge limo-nade. Il a du trop en boire dans la journée. C’est pour ça, qu’il s’embrouille dans les chiffres. Combien de cœurs sont tombés

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